Chapitre 10

Munich, hôtel.

« Voilà maintenant que le sable du désert me tourmente… »

Non, vraiment, dormir était un luxe.

A chaque fois que le Garuda se laissait aller au sommeil, c’était la même chose.

Cette voix qui n’en était pas une mais qui lui jetait ces mots dans la tête. De mauvaise humeur –chose obligatoire depuis le début de la chasse-, il sauta du lit et sortit de la pièce pour rejoindre le salon. Là, en face de la porte fenêtre, il prêta l’oreille quelques longues secondes, à peu près sûr que ses confrères dormaient, même Rhadamanthe qui veillait en général une bonne partie de la nuit, scrutant l’ombre de ses yeux auxquels rien n’échappe, comme le gardien qu’il était. Eaque ouvrit la porte fenêtre le plus silencieusement possible, et un courant d’air glacé fit brusquement gonfler les rideaux. Comme une voile. Il passa sur le balcon et rabattit la porte derrière lui. On avait beau être en plein hiver, le froid ne sembla pas le gêner. Pieds nus, il grimpa sur le métal du balcon et s’y assit, les jambes dans le vide, les mains posées sur le rebord glacial. Même le calme de la nuit était douteux. Eaque fronça les sourcils en songeant aux paroles de ses confrères, la veille. La fatigue rendait toujours les choses moins tolérables. Surtout quand les mots gravés à Gizeh tournaient en rond dans son esprit à chaque fois qu’il fermait l’œil…

Non, vraiment…

Eaque leva la tête et les étoiles lui apparurent très nettes, signe qu’il devait faire vraiment froid. Il les observa un moment, songeant que le ciel était bel et bien la seule chose immuable de ce monde. Sans y réfléchir il déduisit qu’il devait être environ quatre heures.

Ce bon vieux ciel…

Mais quelque chose attira soudain son attention et il baissa la tête vers la rue. Quelqu’un l’observait. Il tiqua immédiatement.

« Un gamin… ? » Marmonna-t-il.

Eaque leva un sourcil et s’agrippa davantage à la barrière pour se pencher. Il avait beau être à quelques étages du sol, il voyait suffisamment bien dans l’ombre pour distinguer un garçon d’environ quinze ans, peut –être même pas, vêtu d’une… Cape ? Et il lui souriait, en plus. Quelque chose piqua son instinct désagréablement. Il l’avait déjà vu.

« On te voit de loin avec ta tunique blanche, m’sieur. »

Eaque se regarda rapidement, puis reporta de nouveau son regard sur le gamin sans oser lui répondre. Quand est-ce qu’il avait eu cette impression ? Il fût saisi d’un doute énorme, mais l’autre ne lui laissa pas le temps de réfléchir davantage :

« Hé… Tu vas sauter ? »

C’était quoi cette question ? Il avait l’air de trouver ça drôle, en plus ! Le Garuda eût la mine la plus perplexe du monde. Il ouvrit la bouche pour renvoyer une question moins stupide mais un bruit, derrière lui, l’interrompit. Quelqu’un courait à l’intérieur. Vers lui. Alors la porte s’ouvrit d’un coup et Rhadamanthe rejeta brusquement le rideau sur le côté en se précipitant sur le balcon.

« Eaque ! Lâcha –t-il en cherchant autour de lui, puis en bas, penché au balcon. Que… »

Eaque reporta immédiatement son attention en bas, mais la rue était vide. Rhadamanthe scruta les environs, les yeux grands ouverts, puis leva la tête vers les toits. Minos arriva à ce moment-là, l’air un peu moins réveillé, mais inquiet.

« Depuis combien de temps il était là ? Demanda la Wyverne, aux aguets.

- Quelques secondes seulement. Tu sais ce que c’était ?

- … Ce n’est pas la première fois. » Répondit seulement Rhadamanthe.

Eaque fronça les sourcils quelques secondes, conforté dans son idée sans pouvoir la préciser, puis sembla réaliser brusquement :

« La vieille femme…

- Exact. »

Et la voix fatale de la Wyverne leur ôta définitivement le sommeil.

France, Paris…

« Bon sang… C’est pas vrai… »

Maudits escaliers. Non mais quelle idée, des escaliers !

« Faut vraiment s’appeler Rune pour avoir une idée aussi tordue… »

En bas des marches, Sylphide déglutit. C’était vraiment trop haut. Il serra la main sur la rampe. Impossible… Impossible d’avoir peur d’une chose aussi stupide… Impossible et tellement rageant.

« Merde Sylphide t’es quoi… C’qu’un escalier… Un putain d’escalier… » Marmonna-t-il encore, les doigts tremblant plus encore que le jour où il avait obtenu son surplis. Le fait était que, dans le seul but de se donner du courage, le Spectre du Basilic parlait tout seul depuis un bon quart d’heure sur le fait de se rendre à l’étage ou non.

Ayant convenu avec Rune qu’il regagnerait la Belgique dès le lendemain, le Norvégien avait fini par lui proposer de l’héberger d’ici là, puisque Sylphide ne comptait prendre aucune décision par lui-même, de toute façon. Mais les chambres étaient à l’étage… auquel on accédait au moyen d’un escalier en colimaçon. Sans raison, la structure le repoussait. C’était pire que ça : il avait peur. Horriblement peur. Peur de se retrouver en haut. Il serra les dents et, s’armant d’une dose de courage démesurée, se jeta sur les marches pour les grimper en vitesse. Arrivé en haut, son cœur battait si vite qu’il se tînt à un mur, persuadé qu’il allait exploser et partir en poussière, de nouveau. Ses jambes l’abandonnèrent et il tomba sur les genoux, pris de sueurs froides. Il regarda sa main. Il tremblait encore. Lui, un Spectre ! Il tremblait !

Hors de question qu’il recommence. C’était certain. Comme cette pensée le rassura un peu, il se releva lentement pour gagner la porte qu’on lui avait indiquée quelques minutes plus tôt. Il n’entendit pas une autre porte se refermer, un peu plus loin dans le couloir.

Vienne

Myu dormait sur les sièges de la salle d’attente. Epuisé lui aussi et malgré l’inquiétude dissimulée de Valentine, il avait fini par se sentir plus en sécurité à l’hôpital que chez lui. Surtout parce que Queen était hors de danger, d’ailleurs. Et ça, c’était une inquiétude en moins. Le Spectre de la Mandragore, sans compter ses délires devenus incontrôlables, avait bien failli passer l’arme à gauche. Il était temps. Ils n’auraient pas du attendre autant.

Valentine était assis en face, les coudes sur les genoux et le menton sur ses mains, réfléchissant aux derniers évènements. Ils avaient eu du mal à expliquer l’état de Queen aux médecins, plutôt catastrophés à son arrivée : œdème pulmonaire, déshydratation, arythmie cardiaque… Sans parler des blessures extérieures. La liste était longue. Expliquer comment un être humain avait pu absorber une telle quantité d’une substance interdite depuis longtemps, ça aussi ils avaient eu du mal à l’expliquer… Et puis… « Hors de danger », c’était vite dit. Queen était tombé dans le coma depuis plusieurs heures maintenant, et il était impossible de savoir quand il en sortirait. Valentine pinça les lèvres. Dire qu’il culpabilisait était un bien grand mot, mais quand même…

Une blouse blanche vînt dans leur direction. Valentine ne leva que son regard doré vers le médecin.

« Comment il va ? Demanda-t-il sur un ton neutre, en Anglais.

- Bonsoir… Il nous faudrait votre groupe sanguin, il a besoin d’une transfusion. Répondit le médecin dans la même langue, informé qu’il serait impossible de communiquer en Allemand avec l’homme aux yeux dorés.

- AB positif. Répondit Valentine avec une lassitude volontairement non dissimulée.

- Et lui ? »

La Harpie se pencha pour claquer des doigts au-dessus du crâne de son confrère, qui se réveilla en sursautant.

« Ça va, Papillon… Assura le Spectre tranquillement en Grec. Ton groupe sanguin ?

- Hein ? Euh… Répondit le Spectre mal réveillé. Pourquoi tu me demandes mon… »

Myu se releva et vit le médecin. Il répondit en Allemand, en frottant un de ses yeux :

« B…

- Seriez- vous volontaire pour donner votre sang à votre cousin ? »

La Harpie mit quelques secondes à réaliser ce que son confrère du Papillon avait bien pu inventer afin de justifier l’absence d’identifiants de Queen.

« Euh… Hésita Myu, subitement perdu. Oui, mais…

- Alors suivez- moi. »

Valentine chercha le regard d’un Myu qui doutait, visiblement. Et pour cause, quand ils furent quelques mètres plus loin et surtout hors de portée de voix, il vit son frère d’armes arrêter le médecin et lui parler. Valentine haussa un sourcil. Qu’est –ce que Myu pouvait bien lui avoir dit pour que le médecin secoue la tête, et laisse Myu revenir dans la salle d’attente ensuite ? Le Spectre du Papillon ne fit aucun commentaire et revînt en s’étirant avec l’intention de reprendre son sommeil. Valentine ne l’interrogea pas, naturellement discret. Alors il changea de sujet :

« Il avait pas l’air au courant, lui.

- … De quoi tu parles… Emit Myu à moitié endormi.

- Le médecin. Il ne nous a pas regardés comme les autres.

- Ha… Oui. Ça t’inquiète que les autres nous aient soupçonnés ?

- … Non. Nia la Harpie avec une hésitation. S’ils avaient du nous faire arrêter, ce serait déjà fait. »

Myu eût un mouvement d’épaule amusé.

« Nous arrêter… ? Drôle d’idée… »

Valentine plissa les yeux. L’idée qu’ils puissent être arrêtés ne lui était même pas venue en tête auparavant, et n’arrivait même pas à l’inquiéter non plus. Et Myu n’était visiblement pas plus affolé par les autorités du commun des mortels.

« Même en prison, nous ne serions pas à l’abri, de toute façon. » Répondit la Harpie avec indifférence.

Des éclats de rire lointains. Des infirmières s’esclaffaient dans le couloir, et Valentine crut entendre parler de nouvel an. Se pourrait-il que…

Haussant une épaule, il se dit simplement que cela n’avait pas d’importance.

Mais le Spectre de la Fée se redressa comme s’il venait de penser à quelque chose. Figé en appui sur une main, vers le mur face auquel il s’était couché, il resta parfaitement immobile quelques secondes, puis se retourna avec un demi-sourire vers Valentine, qui l’observait sans expression apparente :

« Merci Valentine.

- Hm ? Emit seulement la Harpie, intrigué.

- J’ai retrouvé Sylphide. »

Valentine haussa imperceptiblement les sourcils, repensant aux derniers mots que le Papillon et lui avaient échangés. Il ne voyait toujours pas de rapport…

« Où est-il ? Demanda calmement la Harpie au Télépathe, qui avait refermé les yeux.

- Je crois qu’il est en France. »

Le Spectre du Papillon hocha la tête comme pour confirmer. La Harpie sembla douter quelques secondes, puis croisa les bras pour s’adosser un peu plus contre son siège en plastique. Alors comme ça, ils n’étaient pas seuls à avoir survécu ? Après tout, c’était possible. Et d’ailleurs, il se surprit lui-même à en être... Soulagé ? Cette seule idée faisait tomber imperceptiblement la colère qui lui tenait la gorge. Un de plus, seulement un, c’était énorme.

« Queen aura au moins une bonne nouvelle… Conclut Myu.

- S’il se réveille. »

Aux mots brusques de la Harpie, Myu tourna la tête et se coucha de nouveau sur les sièges, regardant le plafond sans couleur.

« Il a attendu d’être à l’hôpital pour se reposer. » Souffla –t-il, sans ton.

Et c’est tout.

Paris…

« Sylphide ? »

Devant un Rune plus intrigué qu’inquiet, le Basilic regardait le rez-de-chaussée par –dessus la rampe depuis au moins cinq minutes, bloqué en haut de l’escalier comme devant un mur invisible.

Alors là… C’était pire. Pire que la veille… Il fallait descendre.

« Sylphide… Qu’est –ce qu’il y a ?

- Rien… Je… Réfléchissais… à… » Balbutia-t-il en cherchant la rampe de la main sans la regarder.

Mais réalisant la stupidité de ce qu’il allait dire, et incapable de terminer sa phrase, il commença à céder à la panique :

« Tais –toi ! Et… Laisse –moi descendre ! »

Rune leva un sourcil cette fois, et s’éloigna jusqu’à être hors de portée de vue, pour l’attendre. Sylphide, ne songeant déjà plus au Balrog, serrait convulsivement la rampe de sa main, une goutte de sueur sur sa tempe. Bon sang… C’était quoi le problème, au juste ? Il n’y arriverait pas. Il releva la tête un bon moment pour regarder le plafond et se forcer à penser à autre chose, mais rien n’y fît. Il avait envie d’éclater de rire, maintenant. La voix de Rune se fit entendre de nouveau, mais il refusa de baisser les yeux vers lui. Le magistrat infernal l’observa un moment, réfléchissant calmement. Alors il ordonna d’une voix claire :

« Sylphide, recule. »

Le Balrog dut se répéter une fois de plus pour que le Spectre l’entende réellement. La demande était simple, pas dangereuse. Sylphide recula jusqu’à toucher le mur opposé. Fixant encore la rampe d’escalier comme si sa seule présence était une provocation, il soupira silencieusement et longuement pour évacuer l’angoisse. Mais à peine commençait –il à reprendre ses esprits qu’un bruit sourd et inadmissible se fit entendre : celui des marches que grimpait Rune, pour monter à l’étage. Le Basilic se raidit et se plaqua davantage au mur comme pour s’empêcher de tomber. Obsédé par le bruit de pas sur les marches, il ne vît pas tout de suite le Norvégien arriver devant lui.

« Il va bien falloir que tu descendes… »

Le Balrog le voyait bien, qu’il faisait des efforts surhumains pour se reprendre… Qu’il serrait les poings comme un fou contre le mur pour se raccrocher à la réalité au plus vite… Qu’il s’efforçait de le regarder dans les yeux pour avoir l’air courageux. Mais c’était bien le problème. Il se forçait. Il ne pouvait pas faire plus. Sans réfléchir davantage, Rune lui porta un coup au plexus solaire pour l’assommer.

« Excuse-moi. Mais nous en parlerons plus tard. »

Vienne…

« Myu… »

Le Spectre se redressa sur les sièges, l’air contrarié d’avoir été de nouveau réveillé.

« Qu’est –ce qu’il y a ? Demanda Valentine en le regardant, se doutant vaguement de ce dont il s’agissait.

- C’est « lui ». »

La Harpie fronça imperceptiblement les sourcils. Ce n’était pas vraiment le moment…

Mais Myu ferma les yeux une seconde, pour mieux se concentrer. Valentine attendait patiemment.

« Pandore souhaite connaître l’état de la situation actuelle.

-Nous sommes trois.

- Trois ? Mais où êtes- vous ?

- Toujours à Vienne. Nous sommes à l’hôpital, l’un d’entre nous est dans le coma. »

Un vide.

« L’autre est informé de la situation ?

- Evidemment. »

Myu reposa sa tête sur le plastique. En face, Valentine attendait, toujours aussi patiemment, accusant du regard la couleur criarde des sièges.

« Je ne peux pas quitter l’hôpital, Queen est loin d’être sorti d’affaire. Il a dépassé ses limites d’endurance depuis longtemps déjà. Et je viens de trouver la trace d’un autre Spectre en France.

- En France ? Il est seul ?

- Je ne sais pas encore. Je dois aller le chercher. »

Le visage du Papillon prit un semblant d’expression, que Valentine identifia peut-être comme de l’amertume. Mais ses yeux regardaient toujours en face de lui, vers le plafond.

« Attends… Tu sais où sont les Juges en ce moment ?

- Ils n’ont pas quitté l’Allemagne, où était Melyant… »

Nouveau silence. Myu croisa les bras sur sa figure.

« Myu, si tu ne peux pas quitter l’hôpital, comment vas-tu pouvoir aller en France ?

- Je veux au moins attendre de savoir si Queen est hors de danger. Je ne peux plus en laisser un seul, maintenant.

- Bien… »

Un visiteur entra dans la salle et alla s’installer à côté de la fenêtre. Valentine le suivit des yeux, glacial, puis se retourna vers Myu, toujours couché sur le dos.

« Je lui ai dit qu’on attendrait pour Queen, d’abord. Et que j’irai chercher Sylphide ensuite. »

La Harpie hocha la tête lentement, luttant déjà contre le sommeil. Ses yeux se fermèrent avant qu’il puisse se dire qu’ils n’y arriveraient pas.

Grèce, Maison du Capricorne

Du sang… Entre les doigts, sur les mains, du sang qui recouvrait l’armure, le carrelage et… Ce corps effondré à côté du sien, dont on ne voyait pas le visage. Il se réveilla en sursaut et le premier réflexe qu’il eût fût de regarder ses mains. Plus de sang. Rien. Mais il tremblait. Fichu cauchemar, pourquoi maintenant ? Pourquoi maintenant qu’ils avaient la paix ? Il lui sembla que l’odeur du sang flottait encore dans la pièce, et il se raidit. Non… Il ne serait pas en train de paniquer par hasard ? Au fond de la pièce se trouvait un coin plus sombre que les autres. Le courage partit en poussière et il détourna le regard. Pourquoi maintenant ? Peut –être parce que c’était l’heure de régler des comptes…

Il se leva et sortit de sa Maison précipitamment, du côté de la maison du Sagittaire. Une fois celle-ci bien en vue, il la fixa avec crainte, comme s’il put en jaillir quelque chose à ce moment précis. Brusquement.

Aioros…

Retournant dans sa Maison, il se mit à chercher la statue d’Athéna, comme s’il avait peur qu’elle ait pu disparaître. La petite ouverture laissée dans le toit faisait toujours si bien passer la lumière sur la représentation de la Déesse… L’homme posa un genou devant elle, le regard au sol, et son front tomba contre la pierre froide de la statue. Il ne s’entendit à peine lâcher un murmure :

“Ya no sé cómo decir cuánto lo siento…” ( 1 )

Vienne, hôpital, chambre de Queen de la Mandragore

Trois Spectres fondaient dans l’ombre, en direction du Mur. Le fameux Mur des Lamentations. La situation était devenue dramatique sur leur territoire, la majeure partie de leurs effectifs ayant été éliminée par les Chevaliers d’Athéna. Le niveau de désespoir déjà élevé du royaume des morts avait atteint un point abominable, mais les ordres ne changeaient pas : Rhadamanthe avait ordonné à ses trois derniers Spectres de se rendre au Mur des Lamentations pour les éliminer à leur tour, ceux qui essayaient de détruire leur Dieu en violant la terre des Elus.

Toutes les raisons du monde étaient valables.

Surtout celle-ci.

Et tout dépendait d’eux, les trois derniers survivants. Plus un seul Spectre de Minos, ni plus un seul d’Eaque. Seulement eux. Même pas Valentine. Alors ils couraient pour sauver ce qui leur restait, pour avoir une chance de vivre, eux.

Au nom d’Hadès.

« Valentine a été tué au Cocyte… Comme un criminel… Lâcha Sylphide avec dégoût.

- Oui… Même lui. Répondit gravement Gordon.

- Il parait qu’il a été tué par un Chevalier de Bronze, en plus…

- La ferme, Syl’… C’est impossible. »

Queen accéléra la course. Les deux autres l’imitèrent. Les minutes étaient longues mais ils y croyaient encore.

« Ton langage, Queen.

- M’emmerde pas avec ça Gordon. Sa Majesté Rhadamanthe a dit qu’il avait été tué par un Chevalier d’Or. C’est tout ce qu’il y a à savoir. »

Mais le rôle d’un dirigeant est de maintenir le moral des troupes, tout le monde le sait. Surtout Rhadamanthe, et y compris eux à ce moment précis. Mieux valait être complètement aveugle.

« Si de simples Chevaliers de Bronze peuvent abattre un Spectre de son niveau, je préfère que vous me tuiez de suite. L’humiliation sera moins grande !

- Ne dis pas n’importe quoi, Syl’. Grommela Gordon. Nos vies ne doivent pas être gâchées. Sa Majesté Hadès ne le permettrait pas. Si Rhadamanthe a dit ça alors crois-le et va te battre.

- Si tu dois perdre ta vie, ce sera pour Hadès, et pour rien d’autre. » Ajouta Queen, solennel.

Sylphide hocha la tête en silence.

« Personne ne mourra. Calmez-vous un peu tous les deux. »

Queen sourit légèrement aux mots rassurants du Minotaure. Sylphide s’assombrit :

« Soyez réalistes.

- Bon, on fait ce qu’on a à faire, et après je te jure que je t’en fous une pour avoir essayé de nous saper le moral, Syl’… Commençait à s’énerver la Mandragore.

- Quel caractère de merde… On est plus que trois, Queen. Plus que trois… Tu réalises ?

- T’as peur. C’est tout…

- Il a raison, Syl’. Interrompit Gordon. Si tu n’y crois pas, nous mourrons tous les trois. Je te dis qu’on les aura. A nous trois, tout ira bien. »

Le Mur était déjà en vue.

« On arrive… Souffla la Mandragore avec un mélange de nervosité et d’excitation. Prends pas trop de coups, Syl’… Je t’assure que les baffes de Rhadamanthe ce sera rien avec ce que je vais te mettre après ça ! »

Et la Mandragore d’éclater de rire.

Le rythme cardiaque du Spectre de la Mandragore ralentissait tranquillement.

Un peu plus loin

« Et toi ? T’en penses quoi du Sanctuaire ? »

Valentine réfléchit une seconde à la question avant de répondre d’un trait :

« Il faut oublier ce qui s’est passé pour que ça ait l’air acceptable. »

Myu hocha la tête lentement, attentif à la vision de la Harpie. Puis il pouffa de rire, plutôt cynique :

« Nous obéissons tous à nos Dieux respectifs… Au final, il n’y a qu’eux qui s’affrontent.

- Pourquoi tu dis ça ? Demanda Valentine, dubitatif.

- Parce qu’il n’y a que nous qui y laissions la vie… »

Le Spectre de la Fée était assis sur le dossier de la chaise, complètement réveillé. Ni l’un ni l’autre n’avaient allumé de lampe à la nuit tombée.

« Nous sommes d’accord… Finit par répondre la voix profonde de la Harpie. Mais…

- Et… Hadès… Et la Reine…

- Papillon, ce n’est pas eux que nous fuyons… »

Myu sembla réfléchir un moment, le regard tombé sur les dalles de la salle. Puis il lâcha sans transition :

« Ils viennent nous chercher, Valentine. »

La Harpie se raidit imperceptiblement, avant même de comprendre ce dont il s’agissait.

« Le Sanctuaire… ? Maintenant ? Mais tu lui as pourtant dit que Mandrag…

- Oui, je lui ai dit pour Queen. Mais il a dit qu’il aviserait sur place. Il a du recevoir un ordre. »

Myu haussa les épaules sur ses chaises où il était allongé, sur le dos. Les néons du plafond, éteints, ressemblaient grossièrement à des bouches d’aération.

« Qui vient ?

- Le Bélier. Il vient seul.

- Ah. Mû.

- Mû, oui. »

Valentine détourna ses iris dorés sur le côté, réfléchissant. Ce nom lui disait quelque chose. Peut-être un de ceux qu’il avait jetés dans le Cocyte. Sûrement, même. Mais à vrai dire, retenir ces noms n’avaient jamais eu d’importance… Son regard obliqua vers Myu, qui venait de croiser les bras derrière sa tête. Alors la Harpie émit sur un ton imitant si bien son calme habituel :

« Mû… Cet homme qui t’a vaincu. »

Vienne, hôpital. Un peu plus tard…

Kiki avait promis de garder le temple en son absence… Mû avait sourit tristement. Ce sourire s’était estompé ensuite, quand il avait quitté sa Maison. Une impression affreuse l’avait saisi à ce moment –là, comme s’il avait encore abandonné quelque chose… Son disciple ? Non, il partait en mission. Athéna le savait, tout le monde le savait. Aldébaran le lui avait même répété, avant de lui adresser un « reviens vite » confiant. Il était dans les règles, sans aucune ambiguïté.

Mû poussa les portes de l’hôpital, le visage fermé, pour se diriger vers les ascenseurs. Comme on le lui avait indiqué, au troisième étage, les portes découvrirent une salle d’attente presque vide. Seuls deux hommes, l’un assis en sentinelle, l’autre allongé sur les sièges. Mû ralentit le pas et s’approcha d’eux sans chercher à dissimuler sa présence. Les Spectres étaient silencieux et fatigués. Sans leurs armures, Mû n’eût même pas l’idée de les voir comme des ennemis. Ils lui paraissaient aussi beaucoup plus jeunes. Surtout Myu. L’autre, il ne le reconnaissait pas. Valentine le premier leva la tête, détaillant le visage du Chevalier d’Athéna. Impassible, celui-ci les salua d’une voix calme :

« Bonsoir… Je suis Mû, Chevalier du Bélier. J’ai été envoyé pour évaluer la situation et vous ramener moi-même, si…

- Pas avant que t’aies vu Mandragore... Je pense que tu vas comprendre. » Avertit immédiatement la Harpie.

Valentine avait eu un doute, peut – être parce que la différence entre un cadavre en armure à moitié englouti dans le Cocyte gelé et un être vivant désarmé était plus flagrante que prévu. Mais il se leva et inclina la tête, neutre, endossant naturellement sa responsabilité de chef de groupe. Myu rouvrit les yeux et se rassit lentement, mal réveillé, pendant que l’autre se présentait machinalement :

« Valentine de la Harpie, étoile Céleste de la Lamentation et responsable de tous les Spectres affiliés à Rhadamanthe… Déclina-t-il en insistant légèrement sur la fin de sa phrase. Lui… Tu le connais, je crois. »

Mû inclina la tête de nouveau, sans rien dire, puis reporta son regard sur Myu qui avait posé ses coudes sur ses genoux.

« Myu du Papillon, étoile Terrestre de la Fée. » Murmura-t-il, obligé.

Le Bélier hocha lentement la tête sans oser leur dire que ces présentations étaient inutiles, mais surpris en lui-même que l’évocation de ce nom, associé à la personne, ne lui fasse pas plus d’effet que ça. Si quelque chose le gênait, au fond, ce n’était rien de ce qu’il imaginait avant de venir. C’était autre chose, qu’il n’arrivait pas encore à désigner clairement. Peut-être le fait que Myu ne relève pas la tête en faisait partie, ou bien le fait que Valentine eût immédiatement pris tous ses confrères vivants sous sa responsabilité face à un Chevalier d’Athéna. Comme s’il y avait quelque chose à craindre. Avant de venir, Mû n’avait cessé de se répéter qu’ils étaient à égalité, que la guerre était finie et que eux, être humains avant tout, sauraient dépasser le passé. Mais maintenant qu’il était dans cette salle d’attente vide et sans lumière, il se rendait compte que tout, dans l’aura des Spectres, se préoccupait de leur défaite. Et ce malaise, ils l’avaient certainement prévu, eux. Ils avaient aussi certainement essayé de le combattre, sinon Myu n’aurait pas accepté leur aide.

Une bonne minute de silence s’écoula, sans que personne ne sût quoi dire.

« Tu as fait vite. Finit par ajouter Valentine pour combler un silence qui ne le dérangeait pourtant pas.

- Certainement aussi vite que votre confrère s’il avait eu à le faire. Répondit de suite le Bélier sur le même ton, avant de se retourner vers Myu.

Le dénommé hocha à peine la tête, et se releva lentement. Alors les trois hommes s’entreregardèrent un moment, interdits, Mû constatant que ses interlocuteurs étaient loin d’avoir la forme d’une part, les Spectres appréhendant légèrement la suite de la conversation d’autre part. Valentine rompit le silence de nouveau :

« Bien. Nous vous remercions d’être venus.

- C’est normal…

- Queen est dans le coma. On a eu le droit de le voir qu’il y a quelques minutes. » Ajouta le Papillon, absent.

Mû observa Myu attentivement. A ses paroles, il comprit qu’en restant dans la salle d’attente, les Spectres l’avaient peut-être attendu.

Quelques minutes plus tard…

Ô Hadès par qui tout dort…

« Syl… phide… »

La voix faible du Spectre de la Mandragore ne fût pas entendue. Au sol, sur le point de mourir, son dernier regard fût pour le seul qui aurait survécu. Sylphide, venait de se relever avec peine, bien décidé à suivre le Chevalier du Dragon qui venait de s’enfuir par le trou béant du Mur des Lamentations.

« Salaud… » Cracha-t-il en perdant l’équilibre une première fois.

Le Spectre du Basilic envoya un regard confiant à ceux qui venaient de tomber.

« Je reviens. J’y crois, alors tenez –bon. » Sourit-il avant de rassembler ses forces.

Pour courir.

Comme d’habitude.

Queen ferma les yeux douloureusement. Mais le calme vînt assez rapidement.

Mû observait le dit « Queen », allongé dans son lit, relié à plusieurs machines dont la pulsation sembla s’accélérer pendant quelques secondes. Il ne l’avait jamais vu, lui non plus. Pas plus que Valentine.

« Il va falloir attendre qu’ils aient fini la transfusion sanguine. Fît Myu, neutre, surveillant les machines sans comprendre pour autant ce qu’elles indiquaient.

- Vous vous êtes battus ? Demanda Mû en observant le Spectre de la Mandragore d’un peu plus près.

- Non… Un accident… Et d’autres choses ensuite… »

Mû n’insista pas. Le bruit du respirateur était pesant. Valentine regardait Queen, pensif, se demandant ce que Rhadamanthe aurait dit d’eux s’il les avait vus ainsi. Myu lui envoya un drôle de regard. La peur, ce n’était plus la peine de la cacher.

France, Paris

Rune retira ses lunettes et frotta ses paupières de son pouce et de son index.

Trois heures du matin... Il avait un peu exagéré. Ses yeux se rouvrirent sur le livre mais les lettres s’y dédoublaient. Il était maintenant suffisamment fatigué pour aller se coucher sans trop réfléchir, alors il replia ses lunettes et posa son stylo. En se dirigeant vers les escaliers, il vît Sylphide endormi sur le canapé. Le Spectre avait préféré dormir ici plutôt que de remonter les escaliers qui le terrifiaient littéralement. Rune ne se demanda pas si le Spectre avait déjà cette phobie avant : c’était impossible. Et pendant la guerre, les dieux savent qu’il en passe, des raisons d’avoir peur.

Le Spectre de Balrog ferma les yeux une seconde avant de monter les escaliers, le visage éteint et fermé.

« Tu as été mon meilleur bras droit, si c’est ça qui t’inquiète… »

« Pff… »

Rune secoua la tête. Est –ce qu’il faudrait vraiment oublier tout ça ? C’était tout bonnement impossible. Le Spectre arriva en haut sans avoir touché à aucun interrupteur, nullement gêné par l’obscurité. Il s’arrêta au milieu du couloir et inspira longuement le silence qui y régnait. L’absence totale de bruit le ramenait directement au tribunal quand il y était seul. En posant son regard sur chaque objet et sur chaque parcelle de mur de son champ de vision, ces murs qui devaient être les siens, une seule idée s’imposa dans son esprit : sa place n’était pas ici. Mais quelque chose le sortit de ses pensées :

« Rune… »

Le Procureur s’arrêta au moment où il se dirigeait vers la salle de bains. Non, il n’avait pas rêvé. Et il ne connaissait qu’une seule personne capable de…

« Rune, je suis Myu, l’étoile terrestre de la Fée… Je suis heureux de vous avoir retrouvé. Ça fait cinq vivants. Cinq… »

« Papillon… ? »

« Oui. Je suis désolé, Rune. Je n’ai pas pu en sauver plus. Restez –là où vous êtes… Je serai là demain. Je dois vous parler… »

« Mais qu… Cinq survivants ? Où es-tu ? »

« Dites à Sylphide que Queen et Valentine sont avec moi. Attendez-moi. »

Interdit, le Spectre de Balrog ne bougea plus pendant une longue minute. Alors le silence reprit ses droits.

(à suivre)

( 1 ) : Murmure de Shura : « Je ne sais plus comment dire à quel point je regrette. » M’enfin mon Espagnol n’est pas parfait, si quelque chose vous choque, faut pas hésiter^^.