Chapitre 13

 

Danemark

« Stop. »

Eaque s’était retourné d’un coup pour dévisager Rhadamanthe.

« Quoi, « stop » ? »

Mais déjà la Wyverne, descendue de l’arête d’un des toits sur lesquels ils couraient depuis presque une heure, avait disparu dans le vide, suivi du Griffon non moins pressé. Le Népalais fronça les sourcils, contrarié, et regarda encore un moment autour de lui. Rhadamanthe et Minos avaient atterri dans une ruelle coupe-gorge, d’où ils sortirent comme si de rien n’était. Le vent se soulevait d’en bas pour faire claquer leurs vêtements.

« Retour au port… »

Minos se contenta de marcher vers le bord du dit port pour regarder la mer, songeant que les côtes norvégiennes n’étaient plus qu’à quelques kilomètres, au-delà de l’étendue d’eau. Les nuages étaient d’un gris gorgé d’eau et d’un blanc aveuglant, rendant au ciel invisible et lourd un contraste entre le sommeil profond et autre chose de moins nommable. Splendide, grotesque. L’Etoile Céleste de la Noblesse croisa les bras derrière son dos et s’immobilisa, le menton haut et le regard éteint. Derrière, Rhadamanthe s’impatientait.

« … Mais que fait Eaque… Gronda la Wyverne. Eaque !! »

L’intéressé atterrit à ce moment-là pour se planter devant Rhadamanthe, réprobateur.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Y’a plus rien à faire ici… »

Mais le bruit des mouettes non loin agaçait visiblement le Juge, qui répondit encore plus durement :

« Justement. C’est terminé. »

Les yeux du Garuda clignèrent deux fois avant de le dévisager d’une manière qui aurait pu sembler outrageuse, si ce genre de considérations pouvait réellement importer Rhadamanthe à ce moment-là. Mais l’Anglais se tut. Son regard se planta dans celui de son homologue en silence, imperturbable et… limpide. Eaque secoua lentement la tête, grave. Bien sûr, il avait compris. Ils se connaissaient depuis si longtemps…

La Wyverne tourna les talons et rejoignit Minos.

« Et que veux- tu que nous fassions, maintenant ? » Demanda le Griffon sans le regarder.

Rhadamanthe ne répondit pas. Il avait horreur qu’on lui remette ce genre de décision sur le dos. Alors quand Eaque les eût rejoints, Minos eut une sorte de rire absurde et complètement cynique.

« Bien sûr… Il n’y a rien à faire… Pff. »

Le Garuda l’observa un moment, à mi-chemin entre l’inquiétude et l’indignation.

« Ça ne te ressemble pas, Minos…

- De quoi ?

- De reconnaître ta déf...

- Allons Eaque, ce n’est pas comme si c’était la première fois ! » L’interrompit immédiatement le Norvégien, sarcastique.

Silence.

« Ah non Minos… Pas les erreurs de jeunesse… ça ne compte pas ! » Soupira le Népalais en levant les yeux au ciel.

Le regard rivé sur l’horizon, Rhadamanthe ne semblait pas trouver d’issue à sa réflexion.

« Je t’ai déjà dit un million de fois que je te pardonnais le coup de la sècheresse… Continua Eaque avec un petit sourire.

- …

- … Ah et aussi ta méthode de prise de pouvoir douteuse… »

Regard assassin du Griffon.

« … Aiakos. »

Rire amusé du Garuda.

« Je préfère ça. »

Le long silence qui suivit ne fit que consolider la colère du Griffon. Son regard tomba dans l’eau et il songea un instant à…

« Pourquoi reparler de tout ça maintenant ? C’était quand même il y a un sacré bout de temps…

C’est peut-être le moment, justement. » Répondit le Griffon, amer.

Le Garuda eût une moue perplexe. Rhadamanthe, lui, s’était fait oublier.

« Alors… Il y a quelque chose que tu ne devrais pas oublier, Minos. Il allait te voir une fois tous les neuf ans, non ? Ta valeur à ses yeux n’a jamais été entachée. Jamais… »

Après avoir prononcé ces mots, plus grave, Eaque envoya un bref regard à Rhadamanthe. Alors il vit que celui-ci les observait depuis un petit moment déjà… La Wyverne trancha par-dessus le Garuda :

« Il a été trop bon avec toi, Minos. C’est un fait. »

La voix de la Wyverne était si tranquille. Minos ne put que se taire. Il fût sur le point de répondre, mais Rhadamanthe termina à ce moment-là :

« Mais tu as déjà largement payé tes erreurs et tu en as tiré les leçons qu’il fallait depuis des millénaires. Il n’a pas eu besoin d’en rajouter. Estime-toi plutôt heureux que l’Ebranleur du sol ne se soit pas acharné sur toi comme il l’a fait pour le petit protégé d’Athéna ( 1 ) à l’époque. »

Le Griffon n’eût d’autre réaction que celle de lever une main pour empêcher Rhadamanthe de poursuivre. Mais le gnossien avait déjà tout dit, de toute façon. Eaque s’assit sur le bord du port, les jambes au-dessus de l’eau, et ajouta avec un sourire ancien :

« Le pire dans tout ça, c’est que nous seuls sommes obligés de nous en souvenir. »

… Comme en ce temps-là, sur l’île d’Egine…

Minos décroisa les bras et soupira brièvement et silencieusement.

« Il aime ses enfants. C’est navrant. »

Mais un sourire insensé lui vînt, et il tourna les talons.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Demanda Eaque.

Maintenant que tout est fini, que nous reste-t-il à faire ? » Posa le Griffon sur un nouveau ton, presque provocateur.

« Tu ne veux quand même pas… Osa Eaque.

Non, Aiakos. Répondit tranquillement le Griffon. Faites comme vous l’entendez. Moi… Je rentre chez moi.

Hein ?! »

Eaque dévisageait Minos sans pouvoir rien dire de plus. Comme cette phrase était lourde et ancienne… Oubliée depuis trop longtemps, elle força un silence de plomb que seul le juge gnossien pouvait briser. Mais il n’en fit rien. En une fraction de seconde, les pupilles de Rhadamanthe se rétractèrent à l’extrême.

France…

"Oh oh..." Laissa échapper Rhadamanthe avec une pointe d’amusement dans la voix. Minos envoya un regard perplexe à son homologue puis se retourna vers son Procureur : Rune de Balrog rendait un nouveau jugement. La voix du Spectre, imperturbable, articulait ces paroles bien connues comme s’il l’avait fait depuis toujours.

"C'est moi, Rune de Balrog, qui vais vous rendre jugement ici. Donnez-moi votre nom." Demanda calmement Rune à la forme ténue qui se trouvait en face de lui.

Après que le l'homme lui eût donné son nom en tremblant, le Spectre de Balrog ouvrit le lourd registre.

"Avouez vos crimes. Inutile de les cacher." Fît-il en tournant les pages.

Mais l'esprit tourmenté qui se trouvait en face se lamentait, se justifiait d'avance, retardant désespérément une échéance inévitable, ce qui semblait beaucoup amuser Rhadamanthe, décidemment…

"Silence. C'est inutile, vous dis-je. Il est trop tard." Trancha Rune sur le même ton.

Le Griffon croisa les bras, l’œil critique. Il attendait. Une faille, une erreur, si petite soit-elle… Mais au fond de la salle où s'étaient retirés les Juges afin d’observer le travail de la future Etoile du Talent et accessoirement futur second de Minos, Rhadamanthe ne se défaisait pas de son sourire :

"Minos, je crois que ton Procureur a déjà fait ses preuves.

- Comme d’habitude… Soupira Eaque, blasé. Nous n’avons plus rien à faire ici.

- Que signifie ce sourire, Rhadamanthe ? » Demanda Minos, suspicieux.

Effectivement, Rune s’en sortait plutôt bien, très bien même, depuis le début de la nuit. Aucune erreur, aucune hésitation… A peine de la prudence pour la première et la deuxième âme, que le fouet finissait toujours par juger. Mais maintenant que l’aube approchait, qu’il avait eu l’occasion de régler une centaine de cas, il semblait que le Spectre de Balrog avait fait ce travail toute sa vie. L’étoile Céleste du Talent portait bien son nom.

Rhadamanthe de répondit pas à la question. Minos finit par hocher la tête.

« Eaque, à toi. »

Rhadamanthe prit une mine plus sérieuse en entendant son confrère. Telle était la décision de celui qui tranchait leurs voix depuis la nuit des temps : Eaque devait ajouter sa voix à celle de Rhadamanthe, afin que Minos puisse décider définitivement de ce qui devait être. Le Juge népalais eût un sourire imperceptible, et sa très vieille âme répondit alors :

« J’approuve.

- Alors qu’il en soit ainsi. » Répondit solennellement le Griffon, le menton haut, avant de décroiser les bras. Mais la Wyverne mit son bras devant son homologue au moment où celui-ci faisait mine de se diriger vers le bureau.

« Rhadamanthe, il est trop tard pour rev…

Attends. »

Minos vit l’impassible gnossien lui passer devant non sans une pointe d’offuscation, mais n’intervint pas.

Quand Rhadamanthe fut arrivé au bureau, il lui sembla que le Spectre de Balrog fronçait légèrement les sourcils. Etait –il surpris de sa présence ? Anxieux ? En tout cas cela ne sembla pas le déconcentrer outre mesure : la pression qu’il exerçait sur l’âme en face de lui était intacte :

« Incapable d’aimer autre chose que vous-même, vous avez toujours vécu dans l’égoïsme le plus total et une cruauté sans bornes… Sixième prison. Première Vallée. »

Rune ne se trompait jamais. Il avait tout appris si vite…

« Balrog. » L’interrompit Rhadamanthe au moment où le fouet de Feu allait frapper.

Rune se retourna vers Rhadamanthe cette fois, un sourcil levé.

« Majesté Rhadamanthe, vous…

- Ne t’inquiète pas… » Déclara le Juge avec le sourire du vainqueur.

Rune n’osa rien dire, et resta debout, le fouet entre ses mains, perplexe. Il eût le réflexe de chercher son supérieur du regard, mais Minos et Eaque suivaient leur frère des yeux, sans que rien ne les trahisse sur leur visage. Pourtant, c’était bien la première fois qu’ils voyaient Rhadamanthe intervenir dans un jugement qui ne lui avait pas été confié. Ils échangèrent un regard : tout portait à croire que le gardien du Tartareus avait connu cet homme. Mais ils ne s’en inquiétèrent pas : ils savaient que quoiqu’il arrive, Rhadamanthe resterait fidèle à sa fonction. Il ne se serait certainement pas permis ce genre de comportement envers une âme si le jugement avait été mis entre ses mains. Mais voilà, c’était Rhadamanthe…

La Wyverne descendit les longs escaliers comme le prédateur qu’il était, et s’approcha de l’ombre en prenant tout son temps. Alors il le regarda de haut en bas et son sourire s’élargit. L’ombre écarquilla les yeux et son visage exprima l’horreur qui marquerait ses traits pour toujours.

« La Justice attend toujours, ici bas. » Murmura Rhadamanthe, inaudible.

Laissant l’ombre en proie à une torture sans nom, la Wyverne retourna à sa place après avoir fait un signe à Rune.

Minos et Eaque le virent reprendre place auprès d’eux avec un air satisfait. Rune releva le fouet de Balrog :

« Enfer de la mare de Sang… Sixième prison, première vallée. » Murmura Rune devant son bureau, l’air absent.

Le Balrog se releva lentement et balaya la pièce grise du regard. Les murs n’étaient pas encore tapissés, les fenêtres n’avaient pas encore de rideaux, et hormis le bureau et la chaise, la pièce était absolument vide.

Le bruit de la sonnette le fit sursauter, et il la maudit intérieurement. Sortant de la pièce de mauvaise humeur, il se dirigea prudemment vers la porte en se demandant qui pouvait bien venir là où nul n’était plus censé habiter depuis longtemps.

Une enveloppe était passée dans la fente de la porte, prévue à cet effet. Méfiant, Rune alla d’abord vérifier si quelqu’un se trouvait encore là, par le judas. Comme il n’y vit ni n’entendit rien, il se baissa pour ramasser la lettre. Pas de timbre ni aucune écriture sur l’enveloppe, signe qu’elle avait été posée en main propre… Intrigué, le Balrog ouvrit l’enveloppe précautionneusement. Une feuille pliée. Rien de plus. Il la sortit lentement et l’ouvrit en même temps qu’il se dirigeait vers le bureau pour y poser l’enveloppe. Mais celle-ci lui échappa des mains plus tôt que prévu quand son regard tomba sur les lettres :

« Putt dem i sikkerhet. »

Ce n’était pas son écriture, mais c’étaient ses mots…

Rune relit la phrase plusieurs fois. Elle n’aurait pas pu être plus courte. Bien sûr, il n’y avait qu’une personne à sa connaissance pour lui écrire en Norvégien, surtout ici. Le procureur s’adossa au mur le plus proche avec la lettre, essayant de reconnaitre même un infime détail de l’écriture de son supérieur, mais rien à faire : même en modifiant son écriture au mieux, Minos aurait écrit mieux que ça, il le savait. Un sourire assez ironique vînt aux lèvres de l’Etoile du Talent quand il comprit ce qu’avait fait le Juge. Il murmura pour lui-même… :

« La Manipulation Cosmique… »

Puis quelque chose de gênant. Rune n’y mit pas le doigt dessus tout de suite. Ce fut d’abord une question : comment avait-il pu imaginer une seule seconde que Minos lui avait laissé le rôle le plus inutile de l’histoire ? De son histoire ? Le Spectre fit le tour de la maison et referma fenêtres et volets dans le silence le plus improbable, poursuivi par l’idée affreuse qu’il ait pu sous-estimer son Juge. Depuis le début, tout avait été prévu. Depuis son départ jusqu’à ce jour, l’Etoile Céleste du Talent aurait rempli son office, car l’illustre Griffon venait de décider qu’il était temps…

Grèce, Sanctuaire d’Athéna, dortoir est.

« J’ai toujours su que tu étais là... Sous le papier peint ! »

C’était une pièce juste assez grande pour être une chambre, composée d’une étagère, d’un placard, d’une commode et d’un lit. Tous ces meubles étaient blancs, sauf le lit, couleur bois. Au centre, une fenêtre rendait à ces murs recouverts de papier bleu une lumière incertaine. Un épais rideau blanc ne masquait que trop peu les couleurs douteuses qui se trouvaient dehors. C’étaient les cieux problématiques du monde des morts… Le ciel d’Hadès. Et là, contre le mur, près de la porte…

Il n’avait pas vraiment l’air plus qu’un gosse fasciné par un insecte. Sauf que…

Son ongle grattait le papier peint déjà entamé depuis un moment. Une petite surface de la taille d’une tête humaine avait été arrachée et blanchie et là, dessous, apparaissait un petit morceau de peinture de l’ancien mur. De ses doigts, il en dégagea ce qu’il put et sourit à ce morceau de mur, car c’était le plus honnête de tous.

« On t’avait bien caché… Ils ont voulu que j’oublie ce temps-là. Mais moi, je le connais mieux que tous les autres et mieux que n’importe qui ! »

Approchant son visage tout près de ce que le papier-peint découvrait alors, il embrassa l’ancienne peinture avec cérémonie. Puis il se redressa vivement et balaya tout le reste de la pièce du regard :

« Il est temps maintenant de tout arracher !! Revenez ! Revenez ! Revenez tous ! »

Myu ouvrit les yeux difficilement, les restes résonnants d’un rire grotesque s’estompant dans son esprit. Le Soleil était déjà levé depuis quelques minutes, mais ce n’est pas ce qu’il réalisa en premier. S’asseyant sur son lit sans un bruit, il resta sans bouger quelques longues secondes, juste du temps de réfléchir sur ce dont il venait de rêver. Le ciel était encore un peu jaune et vert sur l’horizon, et les étoiles les plus brillantes n’avaient pas encore tout à fait disparu. Les mains du Papillon frottèrent ses yeux un moment, puis il se leva le plus discrètement possible, jetant sa couverture derrière lui pour se mettre devant la fenêtre. Sylphide n’était pas là, puisqu’il passait la plupart de ses nuits à surveiller Queen à l’infirmerie. Quant à Valentine, il avait ouvert les yeux à la seconde où la main de Myu avait bougé vers l’interrupteur de la lampe de chevet, laissée allumée toute la nuit. Comme d’habitude. Le Spectre terrestre vit la Harpie éveillée.

« T’as pas dormi ? Chuchota Myu.

- Il fait jour. » Répondit la Harpie sans répondre réellement à la question.

Myu n’insista pas. En ouvrant la fenêtre pour passer ses mains dehors, il changea de sujet :

« J’ai rêvé de Melyant. »

Valentine tourna le dos. Mais ses yeux ne se fermèrent plus.

« Ça fait maintenant plusieurs jours qu’on est là. Tu en feras d’autres, des rêves, Papillon.

Surtout toi. » Conclut fatalement la Harpie, avant de se lever avec une impatience qui n’était pas sans rappeler celle de Rhadamanthe.

Le Spectre de la Fée, accoudé à la fenêtre, bailla à son reflet. Effectivement, ils étaient là depuis quelques jours déjà… La situation était presque vivable. Ils avaient pris la peine de reprendre des forces et, bien que surveillés la majeure partie du temps, leur présence était relativement bien tolérée. Seuls les Chevaliers d’Argent semblaient se méfier d’eux plus que de la peste, mais leur place était plus que compréhensible et eux, Spectres, essayaient de ne pas trop se préoccuper d’eux. Myu bâilla une nouvelle fois et entendit le verrou de la salle d’eau. Alors il se retourna.

« Hé… Moi d’abord, la salle de bains…

Avec le temps que tu mets, jamais. » Répondit Valentine derrière la porte.

Pendant ce temps, infirmerie du Sanctuaire…

« En prison ? Qu’est –ce que t’as fait pour atterrir là –bas ? »

Sylphide, depuis quelques jours, dormait à l’infirmerie. Il n’avait demandé d’autorisation à personne mais, pour le moment et tant qu’il ne vadrouillait pas n’importe où pendant la nuit, personne ne lui avait rien dit à ce sujet. Alors, seuls, ils échangeaient une partie de temps absurde de leur vie.

« ‘hem… Je t’expliquerai… Marmonna –t-il en envoyant un regard bref derrière lui.

- T’as fait une connerie.

- Noon, je t’expliquerai plus tard…

- T’as fait une connerie !

- Rhaa mais quel caractère de merde ! Retourne dans ton coma ! Fît Sylphide en plaquant une main sur le front de l’autre pour le recoucher.

- Aïe… Mais t’es dégueulasse ! Allez, dis ! »

Sylphide ricana, puis son visage prit une expression plus lasse.

« Je t’en parlerai, mais plus tard, d’accord ? »

Son frère d’armes le considéra longuement et hocha la tête, presque compréhensif.

« Hm’ouais. »

Le Soleil serait bientôt levé.

« Là… On a vraiment d’autres chats à fouetter. »

Queen baissa la tête.

« Pff, tu parles. »

La fatigue retombait lentement sur leurs têtes maintenues éveillées trop longtemps. Le Basilic bâilla.

« Va te coucher, Syl’.

Ça fait drôle, de dormir à l’aube, tu trouves pas ? »

Le Spectre de la Mandragore hocha lentement la tête.

« C’est gênant.

Tu trouves ? »

Queen se rallongea sur les draps et répondit au plafond.

« Ça rend notre présence ici encore plus dérangeante. »

Pendant ce temps, au réfectoire.

« Milo, tu te rappelles quand tu piquais toujours le pain à table ? »

Milo ouvrit de gros yeux comme s’il y avait mort d’hommes à avouer une chose pareille. Il attendit de finir son bout de pain pour rétorquer, mais quand il vit le sourire amusé du Lion, il se reprit :

« Ouais, ben toi tu te faisais toujours engueuler par Aioros quand tu mangeais avec tes doigts. J’m’en souviens de la tête que t’avais, avec sa grosse main écrasée sur ton crâne ! C’était trop drôle ! »

Et le Scorpion de se mettre à rire. Aiolia sourit aussi, amusé par le souvenir. Shura s’assombrit imperceptiblement.

« Le privilège d'être son frère, sans doute...

- ça t’en avais de la chance !

- Heureusement qu'il était là. Les enfants que nous étions lui devons beaucoup..."

Tout le monde se retourna vers Camus qui reposait son verre d’eau.

"C'est vrai... » Répondit Shura en laissant involontairement sa phrase en suspens.

Le chevalier du Verseau fronça les sourcils. L’expression de Shura avait jeté un froid, et il n’y avait plus qu’Aiolia pour y remédier.

« Je sais qu’il t’a pardonné, Shura. » Répondit-il sérieusement avant de se remplir son propre verre.

Le Capricorne ne dit rien, et Milo lui donna une tape dans l’épaule.

« Mange, t’es tout maigre !

- … »

Là, ce n’était plus un froid, mais un blanc magistral qui tomba dans la salle. Passé ce grand moment de solitude, il reçut une boulette de pain de la part d’un Kanon mal réveillé, puis de Shura lui-même.

« Héééé ! Mais ça va pas non ?! On jette pas comme ça la nourriture ! » Protesta –t-il, révolté.

Camus allait soupirer mais une boulette de pain lui frôla le bout du nez. Il s’éclaircit la voix.

« Vous n’êtes que des enfants. »

Son regard glissa alors discrètement vers un coin de la salle, où personne n’osait plus déranger le Chevalier des Poissons. Aphrodite les observait depuis une distance exagérée mais vitale, un sourire à peine visible flottant sur son visage.

Et pourtant je vous aime.

Une heure plus tard, dehors…

"Oh oh... Toi... » Fît une voix.

Loupé ! Queen pesta en Allemand entre ses dents… Trois fois qu’il essayait de sortir de cette foutue infirmerie, trois fois qu’il se faisait attraper ! Les chevaliers d’or semblaient monter la garde dans le coin, c’était sûr maintenant. Et ça l’énervait beaucoup...

Saga soupira. On lui avait dit que l’infirmerie devait rester surveillée en permanence, mais il était loin de se douter qu’il tomberait sur une tentative d’évasion dès la première minute. Pour une fois qu’il sortait… Le Spectre de la Mandragore faisait déjà beaucoup de bruit, décidemment.

Queen allait envoyer à son gêneur un regard furieux quand il se sentit décoller du sol et entrainer dans cette maudite infirmerie. Bien décidé à se défaire de ces mains plus fortes que lui, il se débattit autant qu'il le put. Mais ses muscles craquaient à chacun de ses mouvements, et il dût abandonner très vite.

"J’ignore où tu comptais te rendre dans cet état… Mais on t'a dit : interdiction de bouger pendant au moins une semaine." Rappela le Gémeau le plus gentiment possible ce qui, en l’occurrence, n’était pas vraiment crédible.

Mais l’autre semblait un peu moins compréhensif.

"Mais foutez- moi la paix merde ! Ça fait des jours que je suis enfermé ici ! Cria Queen rageusement.

- Hum. Il faudrait savoir... Enfin maintenant que tu es là il va falloir attendre... Je suis désolé pour toi…"

Sachant qu’il n’aurait pas besoin d'employer le quart de sa force pour le retenir vu son état, Saga finit par lâcher le Spectre après l’avoir reposé sur son lit.

"Hé mais j'ai pas demandé à venir ! Allez dégage d’ici !" Rétorqua l'autre sans se soucier de la politesse.

A ce moment-là Saga eût une mine perplexe. Pendant un instant il crut que c'était le fait d'être ici qui effrayait le Spectre. Alors il voulut en avoir le cœur net :

"Hé… Tu n’as rien à craindre ici, d’accord ? »

Mais ses paroles eurent l’effet inverse sur l’espèce de gamin infernal :

« J’ai pas peur !! S’écria –t-il en fixant le Gémeau de la même façon.

- A ta place, j’avoue que je ne serais pas rassuré. »

Queen fronça les sourcils. Si cet aveu était un moyen de le pousser à faire pareil, il se trompait sur toute la ligne. Il voulut répondre mais Saga ne lui en laissa pas le temps.

« Qu’est –ce qui ne va pas, alors ? »

Le Spectre sembla choqué par la question. Qu’on lui demande ce qui n’allait pas ? Il eût une irrésistible envie de décapiter le chevalier d’Athéna, mais il ne fît qu’éclater de rire, ce que ses côtes apprécièrent moyennement. Il retînt quelques insultes bien senties et reprit la parole, après avoir retenu une quinte de toux de justesse.

« Je vais te répondre autrement, chevalier. Je ne trouve pas « un seul » point positif à cette situation de merde… »

Saga, que ça n’amusait visiblement pas non plus, croisa les bras et attendit la suite en préparant sa réponse.

« Je suis un Spectre… On est d’accord… ? Je sers Hadès. Hadès a été vaincu. Jusque- là, tu me suis… On a été ramenés à la vie, comme ça, sans raison…

- Il y a certainement une raison.

- Héhé… Tout le monde a le droit de se planter… Je sais pas ce que vous avez eu, vous, comme cadeau de bienvenue… Mais nous on a du courir. On a fui comme des lâches le domaine de notre Dieu… Pour sauver nos peaux… »

Le Spectre serra les poings. Ça, il ne l’admettrait jamais.

« Pour couronner le tout, j’ai été un… fardeau et celui à qui je dois la vie s’est fait choper par cette bande de… »

Les mots moururent dans sa gorge. Il ne valait mieux pas qu’il les prononce.

« Et voilà où nous en sommes : à se planquer chez Athéna…

- C’est le seul endroit où vous serez en sécurité, tu le sais.

- Ce que je sais, c’est qu’on s’est entretués à la dernière guerre ! »

Saga ferma les yeux et soupira. Il avait beau avoir raison, il devait au moins faire semblant, comme les autres.

« Ecoute… « Queen », c’est ça ? Je ne suis pas plus à l’aise que toi… Et votre arrivée ici a été l’objet de longs débats. Mais je t’assure que lorsque… nous avons pris notre décision, nous avons voulu apporter notre aide à des hommes, pas aux ennemis d’une guerre. »

Saga avait hésité sur le « nous ». Le Spectre ne réagit pas, mais peut- être commençait –il à se calmer. Il prit la parole sur un ton plus bas :

« C’est vous qui dites ça… Remarque, plus facile d’accueillir « ces hommes » dans ces conditions… Mais nous, nous sommes au Sanctuaire d’Athéna et nous ne pouvons pas vous considérer comme de simples hommes sous vos armures. »

Saga se mit à observer Queen plus attentivement.

« Quoi ? Demanda Queen en voyant le Gémeau le regarder fixement.

- Rien… Ecoute, je vois ce que tu veux dire, mais nous n’avons pas le choix. Nous faisons de notre mieux, alors fais pareil. Ce sera bientôt terminé. »

Saga ne savait plus quoi dire, de toute façon. Il avait déjà mal au crâne. Queen leva les yeux au ciel. Evidemment, il devait s’y attendre à celle-là. Alors il ne lui resta bientôt plus que sa mauvaise foi :

« Ça doit bien vous faire rire… Des Spectres au Sanctuaire… Ah la belle occasion… Pff… »

Le Spectre de la Mandragore se laissa tomber sur le matelas et regarda le plafond. La voix de Saga lui parvînt sur un ton neutre, ce qui n’était pas pour le rassurer :

« Je préfère ne pas penser à ce que tu es en train d’imaginer… Mais je te le répète, personne ne vous fera de mal ici. Du moins… Sans avoir de sérieux ennuis. Vous êtes sous la protection d’Athéna, et par conséquent, de la nôtre. »

Queen se tourna sur le côté, lui tournant le dos.

« Je t’ai dit que j’avais pas peur… T’es con... »

Saga leva un sourcil. Un vrai gosse, pensa –t-il. Puis il se mit à penser ce qu’il se passerait ici s’ils avaient été dans le même cas : Athéna absente, les personnes les plus hautes placées de la hiérarchie se retournant vers les moins hautes placées… Et il déglutit. C’était exactement ce qu’il avait réussi à provoquer au Sanctuaire quelques temps avant, quand il faisait encore croire à tout le monde qu’Athéna était ici alors qu’elle était au Japon, quand il avait demandé aux chevaliers d’Argent, puis d’Or, d’éliminer les chevaliers de Bronze… Saga tourna la tête malgré lui. Il ne fallait surtout pas penser à ça. C’était trop lourd. Beaucoup trop, avec ce qu’il s’était passé ensuite. Insupportable. Et Shura qui avait tué Aioros sous ses ordres… Et Shion, qu’il avait tué lui-même, et le regard de Mû à affronter… Saga pâlit.

« Qu’est-ce que tu fabriques ? Finit par demander Queen en se retournant. C’est bon, j’vais rester ici encore un peu… Mais fous –moi la paix ! »

Saga sortait, de toute façon. Dans le chaos étouffant que formaient ses pensées, il n’en ressortait que l’image vitale de son jumeau.

Un peu plus loin…

« Grouille- toi, Valentine… »

La porte de la salle de bains s’ouvrit et l’intéressé sortit en se séchant les cheveux.

« Avec le temps que tu mets à émerger le matin, Papillon, tu pourrais être plus patient. » Souffla –t – il en s’éloignant vers le fond de la pièce, songeant que la cohabitation n’était vraiment pas faite pour lui.

Pour toute réponse, celui qui n’était pas des plus patients se rua dans la salle de bains et s’y enferma. Valentine regarda encore un moment la porte, la serviette sur la tête.

« En plus… Il se téléporte, lui… Murmura – t-il avec une moue un peu dégoûtée en imaginant le genre d’accidents que cela pourrait provoquer.

Ah, tu vois que ce n’est pas forcément une bonne idée. Répondit la voix du Télépathe à travers la porte.

Papillon, je te déconseille de recommencer. » Avertit la Harpie de son ton gravissime.

Mais l’autre ignora l’avertissement et ajouta :

« Au fait, Valentine. Sylphide est venu dire qu’il partait pour l’arène. »

Le Spectre des Larmes plissa les yeux derrière la porte fermée.

« Une arène… ? Quelle arène ?

Celle du Sanctuaire. On lui a proposé de venir s’entraîner avec… « eux ». » Tarda le Papillon en se doutant bien que la fin de la phrase ne plairait pas du tout à son homologue.

Et pour cause, il n’eût aucune réponse avant quelques secondes :

« Et puis quoi encore. »

Tranchant. Puis plus rien.

« Désolé de t’avoir pressé. » Tenta Papillon pour changer de sujet. Mais il n’eût aucune réponse alors il fit couler l’eau.

Une demi-heure plus tard, Myu s’était effectivement téléporté depuis la salle de bains. Valentine soupira :

« Pff… Il a oublié de déverrouiller la porte… »

Et la Harpie de rester planté là, le visage fermé, devant une porte close.

 

Notes de l'auteur :

P .S. : Je m’excuse d’avance pour ma vieille traduction en Norvégien... Je n’y connais absolument rien malheureusement (y’a comme un air de déjà vu là non ? ‘hem.), la phrase a donc été traduite par notre traducteur en ligne favori… Donc possible que ça soit un peu trop littéral.

( 1 ) : Ulysse, que Poséidon a forcé à errer pendant une petite dizaine d’années sur les mers alors qu’il rentrait de la guerre.