Chapitre 3

 

Trois jours plus tard, le corps d’Elena fut rapatrié sur l’île. Comme elle n’avait aucune famille, il avait été décidé de l’inhumer dans le cimetière du Sanctuaire. La cérémonie fut simple mais l’assistance était nombreuse. Tous ses camarades étaient présents, même les convalescents, que les médecins avaient réussi à remettre sur pieds.
Aiors et Aldébaran étaient là aussi, ce dernier l’ayant eu comme élève. Au fil des années, le Taureau s’était découvert une passion pour l’enseignement ; de ce fait, il assistait Aiors dans sa tâche, et petit à petit, il en était venu à gérer avec efficacité l’ensemble des élèves de niveau le plus élevé. Mais cela ne l’empêchait pas de connaître chacun des jeunes présents au Sanctuaire et de leur prêter attention.
Ceux-ci le lui rendaient d’ailleurs fort bien, et un respect général pour Aldébaran régnait au sein de la troupe des aspirants.
Saga avait également assisté à la cérémonie mais il était resté en retrait, drapé dans son habituel manteau noir. Il ne s’était pas senti la force d’affronter le regard d’Ethan.
Ce fut Shaka qui officia lors de la mise en terre. Les paroles simples et sages qu’il prononça pénétrèrent le cœur de chacun et y apportèrent un baume salvateur. Saga fut sans doute celui qui les ressentit au plus profond de son être ; un apaisement total, bien que temporaire, l’avait envahi lorsque Shaka avait parlé.

Dans la journée, Saga frappa à la porte d’Aiors. Ce dernier, surpris de le voir, l’invita à entrer :
« Qu’est ce qui t’amène ? On s’est croisé pourtant, ce matin… ».
Sans un mot, Saga lui tendit un paquet plat et circulaire. Interloqué, Aiors le saisit et défaisant l’emballage, vit apparaître un gâteau de son.
« Je ne comprends pas… » Aiors avait froncé les sourcils, « Qu’est ce que ?… ». Saga avait également sorti un couteau et le lui tendant par le manche, il répondit :
« C’est pour Elena, puisque personne d’autre ne le fera, mais c’est aussi… » Il se mordit les lèvres, « C’est aussi pour Marine. Ce que je n’ai pas fait il y a 10 ans, je le fais maintenant. Je te le dois ».

Aiors sentit sa gorge se serrer. Il regardait Saga, qui lui-même regardait par terre, et il comprit qu’il venait de retrouver le compagnon de son enfance, l’ami perdu… Il s’avança et tout en lui faisant l’accolade traditionnelle, il prononça les paroles consacrées :
« J’accepte ton présent ; partageons-le sans colère et sans haine, en mémoire de ceux qui sont partis. »

Ils s’installèrent de part et d’autre d’une table et tandis qu’Aiors découpait 2 parts, Saga laissa errer son regard dans la pièce. Elle était meublée sommairement et, par une quelconque bizarrerie, était dépourvue de tout signe personnel d’habitation. Saga se rappela alors qu’Aiors n’était présent au Sanctuaire qu’une dizaine de jours par mois :
« Ces… événements n’ont-ils pas retardé ton retour sur New-York ? » lui demanda-t-il soudain.
- En effet, je devais repartir avant-hier mais bon, j’ai pris mes dispositions.
- Comment ça marche, ton école ? » Aiors lui jeta un coup d’œil par en-dessous ; C’était la première fois que Saga lui posait cette question. Il finit par répondre :
« Plutôt bien, je suis content. Je n’ai qu’une dizaine d’élèves mais triés sur le volet.
- Mais… Qu’est ce que tu en fais exactement ?
- Pourquoi cette question ? Tu as peur que je ne veuille concurrencer le centre d’entraînement ? » répondit-il du tac au tac. Devant le regard peu amène que lui jeta Saga, il éclata de rire :
« C’est de l’humour, Saga ! Tu sais ce que c’est, l’humour ?
- Je crains d’avoir quelque peu oublié… ». Le Pope eut un sourire d’excuse et l’invita du geste à continuer :
« Je n’ai pas la même approche qu’ici… Il s’agit de jeunes hommes spécialisés dans les arts martiaux, du meilleur niveau dans leurs domaines respectifs. Je leur apprends simplement à maîtriser l’aspect…spirituel de leur discipline. Parmi eux, deux ou trois présentent certaines aptitudes qui, si elles me sont confirmées, nous permettront de les accueillir ici.
- Alors, tu vois bien que tu es en train de créer une annexe au centre… », répondit tranquillement Saga, le visage impassible. Devant l’air perplexe d’Aiors, il continua :
« C’était AUSSI de l’humour…
- Ouais… Y a encore du boulot, à ce que je vois ! », et ils éclatèrent de rire ensemble.

Tandis qu’ils mangeaient en silence, le souvenir de ces derniers jours revint les tarauder. Aiors, d’un air soucieux, murmura :
« Je me demande bien ce qui a pu se passer… ce n’était pas normal, cette épidémie, » relevant la tête, il regarda Saga, « qu’est ce tu en penses ? »
- Je ne sais pas vraiment, » répondit-il après un instant de réflexion, « à ma connaissance, personne ne s’est introduit au Sanctuaire et tout est calme depuis des lustres. Pas le plus petit mouvement électrique ou électromagnétique où que ce soit sur la planète, aucune alerte, rien. C’est à se demander, finalement…
- … si ce n’est pas le calme avant la tempête ?… ». Ils s’entre-regardèrent, l’air sombre.
« Dans ce cas… Qui ?
- Qui… ou Quoi ? » Saga se leva et tout en allumant une cigarette, il contempla les jardins en contrebas :
« Je n’ai pas de réponse à ces questions. Et puis de toute façon… » Aiors le vit hausser les épaules d’un air las.
- De toute façon quoi ? Termine ta phrase, Saga !
- Non, rien… Laisse tomber ». Saga se tourna vers Aiors avec un sourire : « Quand pars-tu ?
- Demain dans l’après-midi.
- Si tu as le temps, passe voir Mü et Shaka et demande-leur ce qu’ils en pensent. On ne sait jamais… »
Il se saisit de son manteau et tout en le drapant sur ses épaules, il continua :
« Je dois remonter au Palais. Si je ne te revois pas d’ici là, fais bon voyage.
- Merci. A bientôt donc. ».

Après le départ du Pope, Aiors resta un long moment assis devant le gâteau, à méditer. Force était de reconnaître que l’homme avait littéralement changé. Non, « changé » n’était pas le terme exact ; en fait, il était redevenu comme avant. Il retrouvait enfin chez Saga cette sagesse et ce calme qui le caractérisaient déjà lorsqu’il n’était qu’un adolescent. Même étant enfant, Saga n’avait jamais été très expansif, mais il émanait de lui une force et une assurance qui forçaient l’admiration de ses maîtres d’alors. Pourtant, Aiors ne pouvait se défendre d’un sentiment de malaise. L’attitude d’aujourd’hui du Pope avait quelque chose de… résignée. Il revoyait ces épaules voûtées et entendait encore le ton de cette voix si grave et si triste…. Et bien qu’il sut que la vie de Saga n’avait rien d’heureux, il ne comprenait pas ce brusque détachement de l’homme vis-à-vis de sa fonction comme si….
« Bon, ça suffit ! » Aiors passa nerveusement une main dans sa tignasse cuivrée « Je délire complètement… je ferais mieux de m’occuper de mes affaires, moi ! ».

Beaucoup plus tard dans la soirée, Saga, après avoir passé plusieurs heures penché sur les comptes de gestion du Sanctuaire quitta ses appartements, tenaillé par la faim.
Se dirigeant vers les cuisines où il espérait pouvoir trouver quelques restes à grignoter, il aperçut 2 silhouettes en grande conversation à la porte du petit salon du Palais.
Peu soucieux de se faire remarquer, il projeta délicatement son esprit vers les 2 hommes. Il reconnut Aiors et… Aioros. Malgré lui, il eut un recul ce qui eut justement pour effet de faire grincer généreusement la porte contre laquelle il venait de buter. Les 2 frères se tournèrent alors vers lui et tandis qu’Aiors lui adressait un signe d’adieu, Aioros s’approcha de lui. Saga eut brusquement envie de fuir, disparaître, courir, n’importe quoi sauf de voir Aioros en face. Trop tard.
« Saga ! Bonsoir. Ça fait longtemps…Je ne pensais pas te croiser si tard.
- Moi non plus, à vrai dire… ». Il serra les dents et, au prix d’un effort inouï, se redressa pour regarder son interlocuteur. Il ne s’y ferait décidément jamais.

Depuis une douzaine d’années maintenant, Aioros portait un masque d’argent qui couvrait la moitié de son visage, horriblement défigurée par les cicatrices et les boursouflures hideuses imputables à l’acharnement de Saga, lorsqu’il était plongé dans sa folie meurtrière.
De ce fait, Saga évitait soigneusement de se trouver trop près d’Aioros depuis de nombreuses années, la simple vue de ce masque suffisant largement à lui faire ressentir sa faute. Il ne pouvait faire autrement lors des grands-messes mais les 3 sièges qui séparaient celui du Pope, en bout de table, de celui du Sagittaire n’étaient pas de trop pour maintenir une distance respectueuse entre les 2 hommes. Pourtant, Saga n’avait jamais ressenti d’animosité de la part de cet homme qu’il avait défiguré mais seulement du mépris teinté de pitié. C’était encore pire.
« Je discutais avec mon frère avant son départ… » Saga dut prendre sur lui et se concentrer pour écouter Aioros, « Il m’a raconté ce qui s’est passé depuis le début de la semaine. Le décès de cette jeune fille est malheureux…Tu n’aurais rien pu faire de plus de toute façon.
- Non, effectivement. » Malgré lui, Saga avait répondu d’un ton cassant. « Par pitié, faites qu’il s’en aille ! ». Pourtant, Aioros continua :
- Il m’a dit aussi… pour le reste, » il posa sa main sur le bras du Pope, « je tenais à t’en remercier. »
Interdit, Saga le fixa puis partit d’un rire inextinguible :
« Et me remercier de quoi, Grands Dieux ? ! S’il y a un homme ici qui ne me doit aucun remerciement, c’est bien toi !
- Si, justement, Saga. » Aioros était grave, « C’est vrai, je dois vivre avec ces marques, mais mon cœur et mes convictions sont toujours les mêmes, je n’ai pas changé. Mais toi, tu es tombé tellement bas, tu t’es complu dans la perversion et dans la haine pendant si longtemps, que l’homme que j’avais connu avait disparu. Ce n’est pas le Saga de ma jeunesse qui a fait ça ; c’est un autre, que je ne veux plus jamais connaître. Je voulais simplement te remercier d’être redevenu le chevalier des Gémeaux dans toute sa noblesse, celui que nous aimions tous, malgré toutes ces choses avec lesquelles tu dois vivre aujourd’hui… ».

Saga fut ébranlé par ces paroles. Il baissa les yeux sur la main d’Aioros posée sur lui, et hésitant, il murmura :
« J’ai gâché ta vie, ta jeunesse… Tu as toutes les raisons de me haïr et je le comprends parfaitement.
- Mais je ne te hais pas. Pas toi. » malgré le masque, les yeux bleus d’Aioros brillaient de franchise. Doucement, Saga se dégagea et ne trouvant pas ses mots, il inclina la tête devant le Sagittaire. Puis il tourna les talons.