Chapitre 5

 

 

A 10 heures du matin, le lendemain, le téléphone d’Aiors sonna. Il décrocha immédiatement :
« Qu’est ce que c’est que cette histoire ? ! » Jeanie venait de hurler dans son oreille et il sursauta :
- Eh ! Doucement, je ne suis pas sourd… Tu as eu mon mail ?
Tu crois ? », elle semblait furieuse, « Et je veux une explication ! Si c’est une blague, ce n’est pas drôle ! ».
Non, pas furieuse. Angoissée et nerveuse seraient plus justes.

« Alors, Jeanie ? Dis-moi vite !
- Attends : d’abord comment as-tu eu ces documents en ta possession ?
- Je suis tombé dessus par hasard, figure-toi ! » Aiors commençait à s’énerver, « vas-tu finir par me dire ?
- Mais à qui cela appartient-il ?
- S’IL TE PLAIT, dis-moi. » Pendant un instant, Aiors crut qu’elle avait raccroché tant le silence s’éternisait, et puis :
« Celui ou celle à qui appartiennent ces analyses… Cancer du sang, leucémie. »
Aiors crut sur le moment avoir mal entendu ; Cela lui sembla sur le coup tellement absurde qu’il esquissait déjà un sourire quand… son cerveau finit d’intégrer la signification réelle des mots prononcés par Jeanie. Il sentit son corps se couvrir de sueur et s’entendit demander stupidement :
« Tu es sûre ?
- Aussi sûre que possible, avec des résultats pareils. Mais… il ne s’agit pas de Jane au moins ? » La voix de Jeanie avait baissé d’un ton. Aiors secoua lentement la tête et se souvenant qu’elle ne le voyait pas :
- Non, ce n’est pas elle… Jeanie, » reprit-il d’une voix altérée, « qu’est ce qu’elles disent d’autre, ces analyses ?
- Et bien que la personne concernée en est déjà à un stade avancé et à vrai dire, cette personne doit être très mal en point à l’heure qu’il est !… Qui est-ce, Aiors ? ». Il prit une inspiration, pour tâcher de contrôler le tremblement de sa main.
« Aiors ? Tu es toujours là ? Mon Dieu…, » Jeanie était alarmée, « C’est l’un d’entre nous, hein, c’est ça ?…Parle-moi !
- Jeanie…, »il raffermit sa voix, « pas au téléphone. Je prends le premier avion pour Los Angeles, j’arrive d’ici ce soir. Tu n’en as parlé à personne au moins ?
- Bien sûr que non !
- A tout à l’heure. »


Pendant ce temps, au Sanctuaire…

En arrivant au Palais au moment où la nuit tombait, Saga croisa l’un des gardes affectés à la surveillance de ses appartements. Il n’eut pas besoin de poser la question :
« Seigneur, elle est arrivée hier soir ; elle vous attend dans votre bureau. » Il le remercia d’un hochement de tête. Ainsi, elle avait répondu à son mail… Bien, il allait pouvoir la mettre au courant.

Effectivement, elle l’attendait. Assise dans son fauteuil à lui, elle feuilletait négligemment un livre de compte, tout en pivotant sur le siège. Elle leva les yeux :
« Saga ! Enfin ! je croyais que tu rentrais dans la journée !
- L’escale sur Paris a été plus longue que prévu. »
Il se baissa pour poser son sac près de la porte mais il avait déjà eu le temps de s’emplir la tête d’une Rachel souriante, drapée dans une robe en laine rouge sang, ses longs cheveux ébène flottant librement sur ses épaules, les jambes croisées et écrasant sa cigarette.
Lorsqu’il se redressa, elle était debout devant lui, les mains sur les hanches :
« Alors… C’est comme ça que tu m’accueilles ? ! » Elle se mit à rire. Il lui sourit à son tour et, après une hésitation, la saisissant par la taille, il lui planta un baiser sur la tempe. Elle se serra brièvement contre lui puis lui abandonna ses doigts. Dans son geste, sa manche remonta sur son bras, et le tatouage du Sanctuaire qui ornait le tour de son poignet apparut brièvement.
« Si tu m’expliquais maintenant pourquoi tu m’as faite venir ? ». Il la mena jusqu’au canapé, et lui-même restant debout, il commença :
- Rachel, je crois que nous avons un problème. » Il vit l’air rieur disparaître peu à peu des yeux de la jeune femme tandis qu’il lui détaillait les derniers événements et informations qu’il avait en sa possession. A la fin de son récit, c’est d’un ton sombre qu’elle demanda :
« Et nous en sommes là ?
- Je le crains. » D’une main nerveuse, elle releva ses cheveux en chignon, et reprit :
- Donc, si je résume, nous savons que quelque chose va nous tomber dessus, mais nous n’avons pas la moindre idée de ce dont il s’agit, c’est bien ça ?
- Oui, je sais, ça ne nous avance pas beaucoup… Un verre ?
- Avec plaisir. »

Tout en préparant deux whisky glace, Saga tâchait de remettre de l’ordre dans sa tête. Il aurait pu l’informer par téléphone, ou par mail, mais le besoin de la voir avait été trop fort, et une fois de plus, il avait succombé. Seulement maintenant, il appréhendait la suite de la discussion.

- Je n’ai jamais rien entendu à propos de ce genre de phénomènes… Ah, merci. » Elle saisit le verre qu’il lui tendait, puis continua, le regard dans le vague, « Peut être mon père m’en a-t-il déjà parlé, mais je ne m’en souviens pas. Une nouvelle Guerre ?
- Peut-être. » Elle se laissa aller contre les coussins dans son dos en fermant les yeux, son verre tournant distraitement entre ses doigts. Saga l’entendit soupirer tandis qu’il allumait une cigarette.
Il restèrent silencieux tous les deux pendant de longues minutes. Malgré l’importance de ce qu’il venait de lui raconter, Saga ne put s’empêcher de se départir de sa concentration, pour se laisser aller à la regarder. Son cœur se serra douloureusement ; elle était toujours belle, mais combien elle avait changé ! Les épreuves avaient creusé ses traits et une ombre, presque indéfinissable, habitait le fond de son regard. Elle ne lui jamais paru aussi fragile auparavant et il se prit à se demander si elle était heureuse de nouveau.
« Que comptes-tu faire ? » La voix de Rachel le sortit de ses songes. Avant de répondre, il s’installa derrière son bureau :
- Rien, pour l’instant.
- Pourquoi ? Qu’est ce que tu attends ?
- Rachel… Nous ne savons même à qui ou à quoi nous avons à faire !
- Mais… Depuis quand attendons-nous d’être mis devant le fait accompli pour agir ? ! Nous n’avons pas d’autre choix que de nous mobiliser !» s’indigna-t-elle, en se redressant. Leurs regards s’affrontèrent.

Rachel poussa un soupir d’exaspération. Comme d’habitude, elle s’énervait alors qu’il restait d’un calme glacé. Elle s’en rendait compte trop tard, et ça faisait des années que ça durait.
« Oh, et puis… Ote-moi ce sourire ironique de ton visage une bonne fois pour toutes ! C’est pénible à la fin… », protesta-t-elle, agacée.
Il haussa les épaules, et terminant son verre, il répondit :
« Rachel, » il posa ses coudes sur la table, les poings sous le menton « Réponds-moi franchement : Combien sommes-nous ? Voyons, nous sommes douze, treize avec toi – je ne compte pas les autres, tu ne m’en voudras pas – il y a bien les quelques solitaires dispersés sur la planète que nous pourrions rappeler, mais les effectifs sont très loin d’être au complet. Au lieu d’être 88, nous ne sommes… Allez, qu’une cinquantaine ; de son côté, Hilda dispose de 7 guerriers et également de quelques “électrons libres”, autant dire pas grand-monde… As tu seulement été jeter un coup d’œil aux sites d’entraînement ? ; d’après Aiors, cela ne représente même pas une centaine d’élèves, et dont la plupart n’ont pas encore atteint le niveau pour tenir un dixième de seconde contre l’un d’entre nous ! Et Hilda m’a indiqué pour sa part qu’elle ne dispose que d’une trentaine d’apprentis… », il posa ses deux mains à plat devant lui et transperça le regard de Rachel :
« Une mobilisation de nos forces, à ce jour, ne peut pas être envisagée. En toute objectivité, nous ne sommes pas en mesure de livrer la moindre petite Guerre maintenant, nous ne sommes pas prêts.
- As tu perdu la raison ? ! » Rachel s’arracha à son siège et, d’un geste rageur, posa son verre devant elle : « Tu m’annonces qu’un danger nous menace, mais que nous allons rester bien tranquilles dans notre coin, à attendre que ça se passe ! Tu veux donc tous nous faire massacrer ? Je ne veux pas de ça, tu m’entends !
- Et qu’est ce que tu suggères ? ». Saga conservait son sang-froid et soutint le regard de la jeune femme, « Parce que, après tout, nous sommes là pour ça, non ? Nous faire massacrer…». Elle se pinça les lèvres sans répondre.
Puis, elle se mit à faire les cent pas à travers la pièce :
« Il nous faut connaître la nature du danger… Alors seulement, nous pourrons organiser une défense efficace ! Il faut continuer les recherches, il faut demander à Mü si de tels phénomènes se sont déjà produits auparavant, il faut… » Elle fut interrompue dans sa litanie par le rire de Saga.
Et elle en fut glacée.

Lentement, elle se tourna vers lui. Il s’était renversé sur sa chaise et la contemplait d’un air de commisération :
« Et alors ? Tu crois que ça m’amuse ? Tu n’as pas besoin de m’apprendre mon boulot… Mais, franchement, dis-moi : qu’est ce que ça changera, quelques mois de plus ou de moins ?
- Saga, comment peux tu parler de cette façon ? » Elle s’approcha de lui, le dominant de toute sa hauteur, « Ce n’est pas le moment des petites phrases assassines… Je ne veux voir mourir personne, surtout si nous n’avons pas mis toutes les chances de notre côté ! Ne m’oblige pas à vivre ça… ».
La voix de Rachel se brisa, devant le visage de Saga, dur et sans émotion.
- Comme tu voudras, Rachel. Si tu penses que c’est mieux ainsi, c’est que tu dois avoir raison. Je n’ai pas à m’opposer à toi. ». Le ton qu’il avait employé était le ton cérémonieux et neutre du Grand Pope.
Celui qu’il utilisait lorsqu’il voulait clore une discussion. Dans le même temps, il se leva, pour signifier que l’entrevue était terminée.

Interdite, Rachel recula de quelques pas devant Saga. Lorsqu’il était ainsi , froid et distant, elle avait toujours cette peur profonde qui remontait… Cette peur qu’il ne redevienne brutalement le monstre de l’ancien temps. « Non, ce n’est pas possible…. » se raisonna-t-elle, comme il lui ouvrait la porte. Elle se tourna pour sortir et passant devant lui, elle le sentit abaisser ses barrières mentales et presque dans le même temps, elle reçut de plein fouet une détresse incommensurable.
Elle s’arrêta net. Elle chercha son regard ; une ombre le voilait. Elle approcha une main hésitante de son visage :
« Saga… ». Quelques secondes s’écoulèrent, qui parurent une éternité. Puis, lentement, il leva la tête :
« Si on allait faire un tour ? ». Il lui tendit le bras et, après une hésitation, elle le saisit :
« Tu sais quand même qu’il fait nuit… Où veux-tu aller ? ». il ne répondit pas et ils quittèrent tous deux le bâtiment.

Silencieux, Saga l’entraîna avec lui ; ils traversèrent les maisons des Poissons et du Verseau, avant de bifurquer vers les falaises. Les gardes ne virent pas les 2 ombres passer devant eux, ni ne les entendirent.
Le vent soufflait et le ciel était magnifiquement dégagé ; les étoiles y scintillaient avec une force peu commune. Ils restèrent là, de longues minutes, à contempler la nuit. Saga avait le visage levé vers le ciel et murmura :
« C’est tellement beau… Te rends-tu compte, cela fait des millénaires que les hommes regardent le ciel en essayant d’y trouver un sens à leur vie et d’y deviner ce que sera leur futur… Nous vivons, nous rions, nous pleurons, nous aimons et nous mourrons. Tous. Notre destin à tous est immuable. Et les étoiles, elles, sont toujours là. C’est pourquoi l’humanité leur prête tant de pouvoir. Nous-mêmes, plus que tous les autres, nous vivons sous leur empire. Notre destin y est inscrit.
- Saga, que cherches tu à me dire ?… » Il leva le bras comme pour balayer le ciel :
- Regarde toi-même. » Malgré elle, elle se surprit à chercher les constellations si familières, celles qui étaient leurs gardiennes respectives. Les Gémeaux luisaient doucement sur l’horizon et elle eut une impression étrange : il y avait quelque chose de différent. Elle ouvrit la bouche mais les doigts de Saga sur ses lèvres l’empêchèrent de parler. Il se pencha sur elle pour l’embrasser. Sur l’instant, elle resta immobile ; et puis… cela déferla en elle comme une vague.
Accrochant ses doigts à ses épaules, elle laissa la nostalgie la submerger et les sensations oubliées l’envahirent : la force et la puissance de cet homme, sa douceur aussi malgré tout, sa chaleur… Ils entrelacèrent leurs mains. Front contre front, les yeux fermés, ils savourèrent l’instant. Saga se rendit brusquement compte que son cœur cognait dans sa poitrine, comme il ne l’avait plus fait depuis des années. Il resserra son étreinte autour d’elle :
« Rachel… Cela fait si longtemps...
- Je le sais. Saga… Tu m’as manqué. » Ils se sourirent, presque timides. Il finit par la tirer à sa suite et ils remontèrent lentement vers le Palais.

Près du lit, ils se déshabillèrent mutuellement et sombrant ensemble, ils firent l’amour. Malgré les années, l’éloignement, et les vicissitudes de la vie, ils se retrouvèrent tels que lorsqu’ils étaient adolescents, émerveillés de se redécouvrir à nouveau. Saga savait qu’elle ne vivait plus ici, qu’il y avait un autre homme dans la vie de Rachel mais pour cette nuit, il ne voulait plus y penser. Juste l’aimer comme il l’avait toujours fait.
Rachel laissa entrer Saga en elle avec bonheur. Elle n’avait pas oublié les moments qu’ils avaient partagés à diverses périodes de leurs vies respectives. Elle avait toujours en mémoire le poids du corps de cet homme sur le sien, la chaleur de ses mains, l’odeur de sa peau. En s’abandonnant, elle lui ouvrit son esprit. Sans doute ne se rendait-elle pas compte qu’elle l’aimait, elle aussi… Ou peut-être refusait-elle de le voir ?

Ils firent et refirent l’amour tout au long de la nuit, jusqu’au blanchissement de l’horizon. Rachel s’endormit contre lui, enlacée dans ses bras. Il ne bougea plus, par crainte de la réveiller. Il regardait son visage, dans les lueurs de l’aube…. Rien ne pourrait remplacer ce moment. Oui, il avait vécu de son côté, oui, il avait connu d’autres femmes, mais jamais il ne s’était engagé. Il n’avait pas pu. Il fallait de l’amour pour ça, et lui, n’en ressentait pas. Sauf pour Rachel.
Et maintenant… il ferma les yeux. Peu lui importait ce qui allait arriver dorénavant. Après tout, mourir dans quelques semaines ou dans quelques mois, de quelque manière que ce soit, cela ne changerait rien. Sa vie, il l’avait brûlée, et cette femme, il l’avait perdue.

Comme si elle avait suivi le fil de ses pensées, Rachel s’éveilla. Pourtant, ses yeux demeurèrent fermés, tandis qu’elle savourait ces quelques minutes qui précédaient le retour à la réalité. Sa réalité. Etrangement, elle n’éprouvait aucun remords. Cela n’aurait sans doute pas été le cas il y avait 10 ans de cela, mais aujourd’hui… Elle savait qu’elle n’avait plus rien à perdre ; tout ce qui constituait encore son univers 4 ans auparavant s’était évanoui dans le néant, évaporé en fumée, par sa propre faute. Ce remords-là, qui la taraudait nuit et jour, était son châtiment et elle avait fini par faire son deuil de son bonheur passé. Tout ce qui l’intéressait à présent, c’était de tâcher de sauvegarder son propre monde ; et revenir vers ce qui constituait ses repères, ceux qui n’avaient jamais failli…

S’étirant avec langueur, elle cligna des yeux, comme un rayon de soleil venait à passer sur son visage. Elle se tourna vers lui :
« Tu n’as pas dormi ?
- Tu sais bien que ça fait longtemps que je ne dors plus… » Lui répondit-il doucement.
Elle resta un moment dans ses bras, puis jugeant qu’elle était suffisamment réveillée, elle sauta à bas du lit :
« Mon avion décolle en fin de matinée. Tu m’accompagnes ?
- J’aime mieux pas. » Elle le regarda et lui sourit : « Je comprends ». Adossé aux oreillers, il l’observa tandis que, nue, elle rassemblait ses affaires et se rhabillait. Tout en s’activant, elle dit :
« Concernant notre conversation de hier soir, je compte sur toi. » Il leva les yeux au ciel :
- S’il te plaît, Rachel, on ne va pas recommencer !
- Je ne recommence pas, je conclue. » Assise au bord du lit et terminant d’attacher la boucle de sa chaussure, elle se redressa : « Saga. Je te fais confiance, je sais que tu ne failliras pas.
- Désolé de te décevoir, dans ce cas. Je préfère que tu t’adresses à un autre ». Il s’était soudain levé et serrant les poings, il lui tourna le dos. Effarée, elle balbutia :
- Mais enfin, qu’est ce qui te prends ? !
- Il me prend que… je ne veux pas te faire défaut. Je ne partage pas ton opinion et tu sais pertinemment que je ne t’obéirai pas. Alors trouve quelqu’un d’autre parce que moi, je ne suis pas en mesure de faire ce que tu veux. » La voix de Saga était métallique. D’un bond, Rachel fut sur lui, et lui saisissant brutalement le bras, elle le tourna vers elle :
« Comment ça, « pas en mesure de » ? Qu’est ce que tu fais ! » Furieuse, elle leva la voix, « Tu es le Grand Pope, tu dois assumer cette tâche !
- Je te dis que je ne peux pas !
- Ah ! Tu ne peux pas ! Et pourtant, cette charge, c’est bien toi qui l’as voulue, non ? ! » Dans sa fureur, Rachel ne vit pas qu’elle l’avait blessé ; posément, il se dégagea d’une secousse et se détourna :
- Va-t-en.
- Aucun problème, je m’en vais. Mais je ne laisserai pas passer ça !
- Tu sais quoi ? Je m’en contrefous. Fais ce que tu veux. » Elle claqua la porte. Alors, il desserra les poings et s’écroula. « Je ne voulais pas, mais… Je ne peux pas le lui dire… » Ses épaules étaient agitées de sanglots secs. Il aurait donné n’importe quoi pour pouvoir lui courir après, la rattraper, lui dire, l’empêcher de partir une fois encore… Mais c’était fini. Terminé. Ca valait mieux ainsi. Peu à peu, il se calma. Au moins, elle ne souffrirait pas. Pas trop, du moins. Il lui épargnerait ça. Et puis, il n’avait plus rien à regretter, maintenant.


Quelque part dans les Rocheuses, Etats Unis d’Amérique…


Deux ombres juchées au sommet de la falaise. Dans la nuit tombante, elles se découpaient sur le ciel étoilé et pourtant, seul un œil exercé aurait pu percevoir leur présence.

« Regarde-les, ces imbéciles… »

Le fond de la vallée n’était plus qu’un vaste chantier à ciel ouvert ; le ballet incessant des engins – camions, brises-roches, concasseurs, bennes – avait fini par tracer, au fil des semaines, de multiples pistes de poussière qui s’entrecroisaient au milieu des baraquements. Le bruit des machines couvraient les éclats de voix des hommes qui en bas, tout en bas, semblaient d’innombrables fourmis en état d’alerte, courant, s’arrêtant, repartant. De puissants projecteurs illuminaient la vallée et malgré l’approche de la nuit, l’activité ne se ralentissait pas, bien au contraire.

Avec un petit rire méprisant, celui qui avait parlé expédia un morceau de caillou dans le vide qui s’ouvrait devant ses pieds, et attendit de longues secondes, avant d’entendre le choc contre la paroi. Le second, toujours absorbé par la contemplation du spectacle sous lui, finit par murmurer, comme pour lui-même :
« Qu’est ce qu’ils espèrent, en faisant cela ?
- Ils ne le savent même pas. De toute manière, penses-tu que ces… humains sont encore en droit d’espérer quelque chose ? » L’autre secoua la tête, dubitatif, puis reprit :
- Sans doute que non. Plus à partir de maintenant. Cependant… leur nombre, et leur technologie…
- Du vent, tout ça ! Ils ne sont rien, pour nous. Quoiqu’ils fassent, ils ne pourront jamais s’approcher “d’Elles”. Et même si ils parvenaient… » Il eut un bref éclat de rire, « …ils mourraient avant même d’avoir pu ne serait-ce que Les apercevoir ! »

Son alter ego, qui ne s’était pas départi de sa réserve, commenta :
« Le principal danger ne vient pas d’eux, j’en conviens. Et à ce sujet… c’est quoi, le programme ?
- Pour l’instant, rien n’est prévu. Il est encore trop tôt. Elles sont encore en pleine gestation, et il nous faudra attendre au moins la fin de l’année, avant de prendre nos postes.
- Où sont les autres ?
- Je ne suis pas sûr que tous aient trouvé de quoi “se loger”, si tu veux mon avis ! » S’esclaffa le premier, « mais nous n’aurons sans doute même pas besoin de tout le monde… Nos adversaires ne nous poseront pas de problème.
- Hmm… Je te trouve bien optimiste. Tu as la mémoire courte…
- La situation d’il y a soixante ans, et celle d’aujourd’hui, sont très différentes… »

Marquant un silence, le premier se tourna vers son compagnon, et ses yeux brillèrent d’une lueur malsaine, transperçant les ténèbres : « … Ils sont faibles, moins nombreux. Dispersés aux quatre vents, ils ont tout oublié. Leur désunion sera notre force… et les conduira à leur perte. »