Chapitre 8
Vêtu d’une paire de jeans délavés et
par-dessus, d’une chemise immaculée à col mao, Saga descendait
les quelques marches menant à l’assemblée. Il avait relevé
la tête, et ses yeux émeraude dardaient un regard froid sur ceux
qui étaient présents. Il alla les saluer, les uns après
les autres. Milo ne pouvait s’empêcher de l’observer, comme
s’il le voyait pour la première fois ; pourtant, il avait
beau chercher, il ne voyait aucun signe de quelque maladie que ce soit dans
cette grande silhouette. Il sursauta lorsque Saga s’adressa à lui.
Il répondit à ses salutations, de la façon la plus naturelle
possible, mais vu le regard que lui jeta le Pope, il ne fut pas sûr que
cela ait eu l’air si naturel que ça.
Ils finirent par tous s’installer autour de la table. Milo se pencha vers
Aioros, à sa droite, et lui souffla :
« Il a l’air en pleine forme !
- C’est vrai, » lui répondit le Sagittaire sur le même
ton, « mais tu connais Saga… Il ne se montrerait jamais à
nous dans le cas contraire !
- Hum… Tu as raison. Mais… Où est ton frère ?
- Il n’a pas pu venir. »
Le siège du Lion était demeuré vide, de même
que celui des Gémeaux, Saga ne pouvant assumer cette tâche en même
temps que celle de Pope. A chaque Conseil, ce siège vacant rappelait
à tous le sort de Kanon, et plus encore à Saga qu’à
quiconque.
Tandis que les retardataires s’installaient, il les balayait du regard.
« Qu’est ce qu’ils ont tous aujourd’hui, à
me regarder comme une bête curieuse ! Ils ne m’ont jamais vu
ou quoi ? ». Malgré leurs efforts conjugués,
aucun d’entre eux n’avaient réussi à se comporter
de façon normale, et Saga s’en était aperçu presque
immédiatement en entrant. Quoi qu’ils puissent en dire, il les
connaissait tous parfaitement bien. Alors, les regards fuyants d’Angelo,
la tête baissée et Mü ou bien encore les yeux rouges de Thétis…
Ca ne collait pas.
Il finit par lever la main, pour réclamer le silence. Qui se fit instantanément.
Il commença par faire passer les notes qu’il avait préparées
et tandis que tous se plongeaient dedans, il entama son exposé :
« Messieurs, si j’ai requis votre présence aujourd’hui,
c’est pour vous annoncer une mauvaise nouvelle… »
A ces mots, tous retinrent leur souffle ; allait-il leur dire ?
« … Une menace plane sur nous, dont les détails vous
sont exposés dans la note que je viens de vous remettre. »
Les uns ravalèrent leur air, tandis que les autres tentaient
tant bien que mal de masquer un soupir de résignation. Non, il ne dirait
rien aujourd’hui. Une fois l’alerte passée, ils se penchèrent
sur le document qui leur avait été distribué. Et, à
sa lecture, ils oublièrent quasi instantanément le sujet de conversation
qui les occupait depuis la veille.
Shura fut le premier à réagir. Très pâle, il se leva
à demi de son siège et se tourna vers Saga :
« Qu’est ce que ça signifie ? ! »
Ce fut le signal. Tous se mirent à s’exclamer et à commenter
en même temps, si bien que la réponse de Saga se noya dans le tumulte.
Il dut hausser le ton pour se faire entendre, et sa voix profonde finit par
résonner aux quatre coins de la salle. Une fois le calme revenu, il répéta :
- Je ne sais pas ce que cela signifie. Je n’ai jamais été
confronté à un tel phénomène auparavant. Mais les
enregistrements vidéo que j’ai pu voir tant à l’ONU
qu’ici, après leur transmission par les services militaires, me
donnent froid dans le dos. C’est tellement… gigantesque.
Et le fait de ne pas SAVOIR ce que c’est, est d’autant plus inquiétant.
Pourtant, je ne peux m’empêcher de me dire que nous sommes concernés.
- Les… Les portes !… » Mü, à la gauche
de Saga, avait les mains qui tremblaient. Tous se tournèrent vers lui
comme un seul homme :
- Que veux-tu dire ?
- Tu sais quelque chose ?
- Qu’est ce que c’est ? » De nouveau, le brouhaha
s’installait autour de la table. D’autorité, Saga saisit
le poignet du Bélier, et plantant son regard dans le sien tel un poignard,
il dit entre ses dents :
- Que sais-tu, Mü ? ».
Ce dernier, sous le choc, ne répondit pas tout de suite. Puis, ravalant
sa salive, il désigna l’une des photos à Saga et soutint
son regard :
« Ce sont les Portes. Elles sont en train de naître. Je ne
pensais pas que notre génération les verrait, mais pourtant, ce
sont bien elles ! Oh, ce n’est que le début, il faudra de
nombreux mois avant qu’elles ne parviennent à leur puissance maximale,
mais elles viennent…
- Qu’est ce que ce terme de “Portes” ?
- Les Portes, c’est… » Il les regarda tous les uns après
les autres, mais ce fut sur Saga qu’il reporta son attention, « C’est
la haine. C’est la destruction. La mort. Les Portes, c’est l’accès
à une dimension parallèle, la voie par laquelle le Mal absolu
envahit notre monde. La dernière fois qu’elles sont apparues et
qu’elles se sont ouvertes, c’était en 1939…
- … le début de la 2nde Guerre Mondiale, n’est ce pas ? »
Mü eut un geste d’assentiment vers Shaka. Ce dernier se leva :
- J’ai déjà entendu parler de ce phénomène.
On dit qu’elles sont vivantes, qu’elles ont une volonté propre.
On dit aussi que leur destruction relève du domaine de l’impossible.
Lorsqu’elles apparaissent, le déséquilibre est inéluctable…
Et le sort du monde est scellé.
- L’histoire nous indique qu’elles renaissent environ tous les 200
ans, » continua Mü dans un silence attentif. « Cependant,
au cours des 2 derniers siècles, ce rythme s’est accéléré ;
avec ce que nous voyons aujourd’hui, la fréquence s’est abaissée
à 50 ans environ. Je ne pensais toutefois pas les voir si tôt… »
Pensif, Saga se tourna vers Dôkho :
- Et toi ? Que peux tu nous dire à ce sujet ? »
La Balance ne répondit pas tout de suite, tant il semblait ébranlé.
Il finit par se lever à son tour :
- Et bien… d’après certains écrits anciens, il semblerait,
et je dis bien il semblerait, que notre ordre se soit toujours interposé,
pour les empêcher de déverser le Mal dans notre monde. Mais…
Etonnamment, je n’ai pas connaissance de récits particuliers relatifs
à ce phénomène. Par contre, chacune de leurs venues semble
correspondre à des périodes bien précises, comme si elles
ne revenaient que lorsque la planète est trop malade, comme pour la purifier…
- Je ne suis pas sûr que 10 millions de morts soit la meilleure façon
de nettoyer ce monde… » Lui répondit Milo d’un
ton cinglant. L’air sombre, il se tourna vers Mü :
« Est ce que ça signifie que notre rôle est de combattre
ces… Portes ? Est ce pour cela que nous sommes ici ? »
Mü hocha la tête :
- Il semblerait que oui. Il y a toujours eu des XII, depuis des millénaires.
En réalité, notre existence même est liée aux Portes.
Il s’est passé parfois plusieurs siècles sans qu’aucun
membre du zodiaque n’ait eu à les affronter, et elles sont souvent
tombées dans l’oubli. Mais parfois, elles reviennent, et la mission
première des XII est de les combattre.
- Et… en terme de précédents, c’est quoi les scores ? »
Demanda Angelo, l’air circonspect.
- Compte tenu du parcours très chaotique de l’Histoire des hommes
sur cette terre, et des multiples guerres, massacres, génocides et j’en
passe… je dirais, 100 % de réussite pour l’ennemi ? »
L’air à la fois désolé et soucieux de Mü en
disant ces mots termina d’enflammer l’assemblée. Cette fois-ci,
et malgré tous ces efforts, Saga ne parvint pas à apaiser les
esprits. Il n’en avait pas vraiment envie d’ailleurs ; il ne
savait pas quoi penser.
D’un côté, il se sentait angoissé par ce que venaient
de leur apprendre Mü, Shaka et Dôkho tant cela paraissait brutal
et irréaliste, et d’un autre côté… Il ne pouvait
se défendre d’un sentiment de détachement total, comme si
tout cela ne le concernait plus. Il les contemplait, en train de s’agiter,
et il lui sembla qu’ils se transformaient petit à petit en de simples
points de couleur, sans lien apparent les uns avec les autres. Un peu comme
des milliers de balles multicolores en mouvement. Cela lui donna envie de rire.
Cependant, lorsqu’il voulut se lever pour aller se fondre au milieu des
couleurs, son corps lui sembla de pierre. Il dut faire un effort surhumain pour
se déplier et s’arracher à son siège ; ce fut
alors que la froideur de la sueur qui lui coulait dans l’échine
éclipsa les images brouillées qui dansaient devant lui. Pris de
vertiges, il n’eut pas d’autre choix que de s’appuyer lourdement
du plat de la main sur la table devant lui. Serrant la mâchoire, il tenta
de se rétablir mais rien n’y faisait, il avait l’impression
de glisser sur une pente trop lisse pour qu’il puisse se raccrocher à
quoi que ce soit. Son corps l’abandonna.
« Eh, Saga !… Attention, Saga, … Oh
Dieux ! » Shura avait volé vers lui, mais trop tard.
Le Pope s’affala brutalement au bas de son siège, sans connaissance.
S’agenouillant à ses côtés, Shura le saisit par les
épaules et le retourna. Le visage de Saga était exsangue, et couvert
de sueur ; ses yeux à demi-fermés semblaient sans vie.
« Vite, on ne peut pas le laisser comme ça ! »
Aioros bouscula ses pairs qui s’étaient précipités
en entendant le cri du Capricorne, et passa ses mains sous lui. Il interpella
Aldébaran : « Aide-moi, il faut le transporter jusque
dans ses appartements… »
Dans le même temps, Shura avait rallumé son portable et contactait
l’hôpital d’Athènes, demandant un hélicoptère
pour une évacuation d’urgence, ainsi que l’affrètement
d’un avion sanitaire à destination de NY.
Quelques minutes plus tard, toujours inconscient, Saga gisait sur son lit. Mü
se releva, l’air soucieux :
« Je ne suis pas un spécialiste mais… j’ai bien
l’impression qu’il est tombé dans le coma. Pas très
profond, pourtant, j’arrive à sentir son aura… »
Thétis achevait quant à elle de lui bassiner le visage avec de
l’eau fraîche. D’un geste doux, elle essuya la sueur qui perlait
sur son front, et écarta les cheveux collés sur ses joues. Elle
marqua un instant d’arrêt, tandis qu’elle le contemplait « Il
a l’air si fragile tout à coup… Est ce que nous risquons
vraiment de le perdre ? » Elle refoula ses larmes et fit
mine de s’affairer. Shaka croisa alors son regard. Ne trouvant plus la
force de résister, elle se laissa enlacer par lui, et éclata en
sanglots contre sa poitrine. Il ne vint à aucun de ceux qui étaient
présents l’idée de le lui reprocher, tant leurs cœurs
étaient lourds. Envolés les commentaires ironiques de la veille,
oubliés les vieilles querelles et les reproches, maintenant qu’ils
étaient confrontés à la réalité, celle de
l’un des leurs au tapis.
Shura fit alors irruption dans la chambre :
« L’hélico sera là dans un quart d’heure ;
un avion sanitaire l’attend sur la piste de l’aéroport. Par
contre, il n’y a qu’une seule personne qui peut l’accompagner
dans l’appareil. Pour les autres, j’ai pris des réservations
sur le vol régulier, qui part dans 3 heures.
- Je pars avec lui, » décida Aioros, « par contre,
est ce quelqu’un a prévenu mon frère ?
- Oui, moi. » Angelo s’avança au milieu d’eux,
« Jeanie et lui s’occupent de préparer son admission
à l’hôpital de NY… Rachel aussi. »
Milo fit volte-face en entendant ses mots :
« Comment, Rachel est au courant ? !
- Il semblerait… » Un silence tomba.
Si pour eux, c’était comme un membre de leur famille qui tombait,
pour elle ce serait autrement plus dur. Camus finit par secouer l’assistance :
« Sinon, qui part et qui reste ? »
Tout le monde se porta volontaire, dans un bel élan. Ce fut Mü qui
ramena les uns et les autres au sens des réalités :
« Je vous rappelle quand même que nous devons être sur
le qui-vive ! Avez-vous déjà oublié ce qu’il
nous a annoncé il n’y a même pas une heure ? Il ne serait
pas raisonnable de laisser le Sanctuaire sans surveillance. Pour ma part, j’accepte
de rester ici. Qui d’autre ? » Aldébaran s’avança
spontanément, suivi par Dhôko et Shura. De bonne grâce, Milo
lança à Thétis :
« Je suis un gentleman, je te laisse ma place à côté
du hublot ! ». Camus, qui hésitait, finit également
par accepter de seconder le Bélier.
Satisfait, Mü se tourna vers ceux qui partaient :
« Vous devriez vous préparer… Tout ce que je souhaite
maintenant, c’est de ne pas vous voir revenir seuls. » L’espace
d’une seconde, la sérénité de Mü se fissura.
Ce fut Shaka qui le rasséréna, tout en lui serrant le poignet :
« Nous ferons tout ce qui sera possible de faire. On le ramènera.
- Merci mon ami. »
New-York, le même jour…
L’air sombre qui se peignit sur le visage d’Aiors
lorsqu’il raccrocha le téléphone acheva de la terrasser.
Déjà qu’elle n’avait que peu dormi, voilà qu’on
leur annonçait que l’état de Saga s’était brusquement
aggravé, et qu’il était en rapatriement sanitaire.
Rachel se laissa tomber dans le fauteuil le plus proche ; les yeux lui
brûlaient, mais elle n’aurait su dire si cela était du au
manque de sommeil ou bien tout à fait autre chose. Comme l’angoisse
et la douleur par exemple.
Toute la nuit, elle s’était tournée et retournée
dans son lit, sans cesse réveillée par des images de cauchemar,
dans lesquelles se mêlaient ses souvenirs d’enfance et d’autres
plus récents, mais à chaque fois, Saga était là,
auprès d’elle.
Puis indépendamment de sa volonté, son cerveau se mettait à
imaginer toute sortes de futurs, tous plus hypothétiques les uns que
les autres, mais à chaque fois, elle le voyait mourir. Et ça,
c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Plus maintenant.
Et pour couronner le tout, chaque tentative d’endormissement s’était
soldée par un rappel cuisant de leur dernière dispute ; elle
ne pouvait s’empêcher de se reprocher les mots durs qu’elle
avait eus à son encontre… Elle n’avait même pas été
fichue de se rendre compte de son état ! Plus elle y repensait,
plus elle se sentait minable. Pourtant, après que Jeanie lui eut tout
raconté, le voile s’était levé dans son esprit, et
elle avait vu clair. Oui, il se foutait de tout et pour cause… Elle aurait
du le voir, elle aurait du !
Allumant une cigarette, elle s’adressa à Jeanie :
« Comment est ce que ça va se passer maintenant ?
- Et bien, dans 6 heures, une ambulance le récupère à JFK
et l’emmène à l’hôpital. A partir de là,
ses médecins vont faire le point sur son état… D’après
Mü, il est tombé dans le coma. »
Elle aurait voulu se boucher les oreilles pour ne pas entendre ce dernier mot ;
à défaut, elle jeta un regard noir à son amie. Celle-ci
eut un geste d’impuissance :
« Je ne sais pas quoi te dire ! Ca ne sert à rien de
nous mentir… Tout ce que nous pouvons faire pour lui maintenant, c’est
être présents.
- Ca lui fera une belle jambe, quand il agonisera ! » Rachel,
exaspérée, attrapa son manteau au vol, « je vais faire
un tour, j’ai besoin de respirer. »
Elle finit par s’asseoir sur un banc, au bord du lac. Cela
faisait 2 heures qu’elle arpentait Central Park, et elle n’en avait
toujours pas vu la fin. Mordue par le froid, elle enfonça ses mains dans
ses poches. Elle sentit alors le métal de son téléphone
et eut un soupir. Elle avait appelé Schyrius dans la matinée pour
lui signifier qu’elle restait sur NY pendant… une durée indéterminée.
Ils ne s’étaient même pas disputés, même quand
elle lui avait donné les raisons de son séjour. Elle laissa errer
son regard sur la foule qui déambulait dans le parc. Des gens seuls,
des couples, des familles… Elle eut un pincement au cœur en regardant
des enfants jouer devant elle, qu’elle réprima bien vite.
Il était sans doute temps qu’elle cesse de se voiler la face :
ça ne fonctionnait plus entre eux, depuis un sacré bout de temps
maintenant. Le moment était peut être arrivé de tout arrêter.
Définitivement cette fois. Ils pourraient sans doute rester amis mais
elle devait lui rendre sa liberté, et elle, retrouver la sienne. Et si
aujourd’hui elle était là, dans cette ville qu’elle
n’aimait pas, en plein mois de février, laissant tout derrière
elle, c’était pour un homme. Saga. Mais n’était-ce
pas trop tard ? A cette pensée, elle s’effondra.
Deux mains incroyablement chaudes se posèrent sur ses épaules
agitées de sanglots. Surprise, elle se retourna avec vivacité :
« Qui ?… » Aiors se tenait derrière
et lui souriait. Penaude, elle baissa la tête :
« Tu dois te dire que ma réaction est excessive, n’est
ce pas… Après tout, il ne s’agit que de Saga… »
- Ne dis pas n’importe quoi… » D’une chiquenaude,
il l’ébouriffa avant de contourner le banc et de s’asseoir
à ses côtés :
« Je ne dors plus beaucoup moi non plus depuis que je suis au courant…
Juste au moment où je pensais avoir enfin retrouvé mon ami d’enfance,
mon partenaire, voilà que je vais peut être de nouveau le perdre… »
Il la sentit frissonner à côté de lui. Glissant sa main
dans celle d’Aiors, elle finit par lui demander :
- Pourquoi est ce toujours au dernier moment que l’on se rend compte de
l’importance que certaines personnes ont pour nous ?… »
Aiors lui jeta un regard pénétrant et lui répondit :
- Saga compte énormément pour toi n’est ce pas… »
Ce n’était pas une question. Rachel hocha la tête,
sans répondre. Elle sentit que si elle ouvrait la bouche, ce serait pour
hurler. Alors il continua :
« Tu dois le lui dire Rachel… Ne le laisse pas partir sans
qu’il sache. Tu sais, il t’a toujours aimé et … toi
aussi. J’avais fini par croire que tu ne t’en apercevrais jamais. »
Elle ne put s’empêcher d’avoir un rire nerveux :
- J’aurais préféré ne pas m’en apercevoir…
Ca m’aurait évité de souffrir ! »
- Ca fait combien de temps, Rachel ? Je veux dire… Enfin…
- Oui, j’ai compris ce que tu veux dire. » Son regard se perdit
au loin, « peut être depuis mon retour au Sanctuaire, il y
a 2 ans. Ce qu’il a fait pour moi à ce moment-là de mon
existence, a été tellement vital… Ca m’a ouvert les
yeux. J’aurais pu mourir, il a refusé de me laisser faire. Je crois…
Je crois qu’il y a eu un jour où je lui abandonné toute
ma confiance. Il n’y avait plus que lui dans mon univers. Je ne crois
pas qu’il ait su à quel point il avait compté pour moi au
cours de cette période
Il lui rendit son sourire et, dans un élan de tendresse,
il la serra contre lui :
« Allez, ma grande, on va s’en sortir… Et lui aussi.
Il est costaud, il en faudra beaucoup plus que ça pour l’abattre ! »
Tandis qu’elle acquiesçait, il essuya du pouce une larme sur le
visage de la jeune femme, « il faut que tu sois forte. Pour lui.
- Je vais essayer. »
Ce fut en vain que Jeanie tenta de retenir Rachel, lorsqu’elle s’engouffra
dans l’averse de neige en direction de l’ambulance, qui venait de
se garer devant les urgences. Avec un soupir résigné, elle la
suivit.
Pourtant, les deux jeunes femmes furent écartées sans ménagement
par l’équipe médicale, qui convoya le brancard à
l’intérieur. Cependant bien décidée à en avoir
le cœur net, Rachel les suivit de près et, se glissant entre deux
infirmiers, elle put enfin l’entrevoir quelques secondes. C’était
déjà trop. Atterrée, elle recula presque aussitôt,
le visage grisâtre et terne de Saga imprimé dans son esprit. Ce
fut Jeanie qui saisit sa main, et passant son bras sous le sien, elle lui souffla :
« Il faut que tu tiennes ! Ce n’est pas le moment de flancher,
Rachel… » Jeanie, entendant d’autres véhicules
se garer à proximité, tendit le cou pour voir de quoi il s’agissait.
Elle s’exclama :
« Au nom des Dieux ! Mais qu’est-ce qu’ils font
tous là ? ! »
Au cri de son amie, Rachel se redressa, pour se trouver face à face avec
Aioros, mais aussi Shaka, Angelo et Thétis. Abasourdie, elle les dévisagea
un instant, comme si elle ne les reconnaissait pas puis, croisant le regard
apaisant de Shaka, elle tomba dans leurs bras. Angelo lui enserra l’épaule
et la tira d’autorité hors du chemin des brancardiers. Un air goguenard
plaqué sur son visage, il commenta :
« On a préféré l’accompagner, des fois
qu’ils le perdent en route… » Rachel le regarda un peu
surprise, et se rendit compte que l’aspect jovial du Cancer n’était
que façade ; ses yeux sombres étaient emplis d’inquiétude
et de doute. Alors, elle lui répondit doucement :
- Avec vous quatre, je suis certaine qu’il ne risquait rien… »
En silence, Angelo lui étreignit brièvement la main puis s’éloigna,
pour aller saluer Aiors qui s’approchait d’eux.
Rachel resta un instant figée devant ce tableau si étrange qui
s’offrait à elle ; ces hommes étaient là, contre
toute attente, contre toute espérance. Jamais elle n’aurait cru
les voir ici et maintenant, ceux qui avaient élevé leurs voix
contre celui qui les dirigeait par la force, ceux qui avaient souhaité
se rebeller sans en trouver les moyens, ceux qui avaient tempêté
et maudit celui qui était en train de mourir.
Et aujourd’hui, ils étaient là. Le sombre Angelo, avec son
éternel air gouailleur et ses réparties assassines ; Aioros,
son beau visage défiguré caché derrière un masque
d’argent et malgré cela faisant toujours preuve d’un optimisme
à toute épreuve ; son frère Aiors à la joie
de vivre communicative ; Shaka, toujours d’un calme olympien, semblant
veiller sur eux tous, à la manière d’un ancien qu’il
n’était pas ; et Thétis, la belle et douce Thétis
qui avait apporté avec elle un souffle nouveau, un vent d’apaisement
au milieu de tous ces hommes au caractère trempé dans la force
brute, chacun vivant avec ses propres douleurs et ses propres peines.
Une bouffée de tendresse et de reconnaissance envahit la jeune femme ;
malgré tout cela, malgré le passé, malgré les orages,
ils formaient une « famille ». Et cela, elle ne croyait
plus jamais le revoir.
Elle fut tirée de ses réflexions par une voix masculine,
qui se racla discrètement la gorge avant de parler :
« Veuillez m’excuser… Vous êtes Rachel Dothrakis ? »
Elle se retourna d’un geste brusque, pour se retrouver face à face
avec un homme de taille moyenne, aux cheveux grisonnants taillés en brosse,
enveloppé dans une blouse blanche. Derrière lui se tenait Jeanie,
l’air impassible.
- Oui ? Vous êtes…
- Le docteur Anderson, en charge du dossier de M. Saga Antinaïkos. »
D’un coup d’œil rapide, Rachel le jaugea : peut être
pas très grand, un peu bedonnant, mais respirant la confiance et la sagesse.
Elle le lut dans ses yeux. Se détendant imperceptiblement, elle inclina
la tête, sans toutefois oser poser la question qui lui brûlait les
lèvres. Dans le même temps, Anderson balaya du regard la petite
troupe assemblée derrière la jeune femme et haussa un sourcil
interrogateur. Pouvait-il parler devant ces gens ? Rachel répondit
à sa question muette :
- Nous sommes tous là pour Saga. Eux ou moi, c’est la même
chose. » Le médecin eut un signe d’assentiment et d’un
geste, les invita à le suivre dans un pièce isolée.
« J’ai tout d’abord une première
nouvelle à vous annoncer. M. Antinaïkos est sorti du coma quelques
instants après son arrivée dans mon service. » En entendant
ces mots, un poids sembla s’envoler des épaules de Rachel, tandis
que ses compagnons s’exclamaient à qui mieux mieux. Cependant,
alors qu’elle esquissait un sourire de soulagement, son regard croisa
celui de Jeanie. Il était sombre. Trop sombre. De nouveau le voile opaque
de l’angoisse la saisit, comme Anderson reprenait :
« … Je comprends votre réaction mais je dois vous expliquer
un certain nombre de choses. M. Antinaïkos,…
- Saga. S’il vous plaît, appelez-le par son prénom, »
Thétis l’avait coupé, « Monsieur Antinaïkos…
C’est trop… impersonnel.
- D’accord. Saga est, à ce jour, extrêmement chanceux d’être
encore en vie. L’état d’avancement de son cancer est tel
qu’il devrait être mort à l’heure qu’il est,
surtout compte tenu de ses refus répétés vis à vis
des soins qu’il aurait du recevoir Je ne saurais pas l’expliquer
et même si je soupçonne que vous seriez en mesure de répondre
à mes questions, il n’est plus temps pour cela. Le temps l’a
rattrapé et fait son œuvre. Son état est… »
Anderson se mordit les lèvres ; il faisait ce métier depuis
20 ans et ces moments-là n’étaient jamais devenus faciles
ou routiniers, à l’inverse de nombreux de ses actes médicaux.
Et, sans pouvoir vraiment comprendre pourquoi, il sentait confusément
que ceux à qui ils parlaient n’étaient pas prêts à
entendre ce qu’il allait leur annoncer. Pourtant :
« Son état est critique. Il est de mon devoir de vous informer
que nous avons très largement dépassé le seuil à
partir duquel tout doit être tenté pour sauver ce type de patients.
- Ce qui veut dire ? » La voix de Shaka s’était
élevée de l’arrière du groupe, puissante, se diffusant
dans les moindres recoins de la pièce.
- Nous allons tout essayer. Mais je ne suis pas là pour faire des promesses
que je ne suis pas certain de tenir. »
Atterrés, ils s’entre-regardèrent ; ils avaient tous
compris, nul besoin d’être devin pour lire le sens caché
des paroles de ce médecin. Les chances de Saga étaient quasi-nulles.
D’un air désabusé, Angelo s’éloigna de ses
pairs, pour s’isoler près d’une fenêtre. Ce n’était
pas le moment pour lui de supporter l’air malheureux qui allait immanquablement
se peindre sur leurs visages.
Les deux mains de Shaka reposèrent sur les épaules affaissées
de Rachel et tout en resserrant ses doigts sur elles, il demanda simplement :
« Depuis combien de temps ? » Cette question, tous
en étaient venus à se la poser en entendant le discours d’Anderson.
Comment avait-on pu en arriver à cette extrémité…
- Presque deux ans. » Rachel fut secouée par un hoquet de
douleur et Shaka assura sa prise sur elle, lui communiquant sa force. Deux ans…
Elle dut fermer les yeux, pour ne pas voir l’abîme insondable qui
s’ouvrait devant elle. Pour ne pas y sombrer. Elle aurait voulu se débattre
et s’enfuir en hurlant : elle l’avait abandonné !
Elle n’avait pas pu le sauver, parce qu’elle était partie.
Voilà le constat. Crevante de douleur, elle se recroquevilla sous l’emprise
de Shaka, tandis que, impitoyablement, le médecin continuait :
« Je vous l’ai dit, M. Ant… Saga a refusé à
plusieurs reprises d’être hospitalisé alors que la dégradation
de son état le nécessitait. Il ne m’a pas donné de
raisons à cela, il a refusé, c’est tout. Et je n’étais
pas en mesure de l’y contraindre. »
Le silence qui succéda fut lourd ; Angelo, qui faisait
tourner entre ses doigts une cigarette non allumée depuis plusieurs minutes
finit par pousser un soupir exaspéré et se plantant devant ses
compagnons, il lança, d’un ton presque soupçonneux :
« Vous avez dit qu’il était sorti du coma… On
peut le voir ?
- Oui… et non.
- S’il vous plaît, docteur, épargnez-moi ces discours ambigus
à la noix… Je ne suis pas d’humeur. Peut-on le voir, oui,
ou non ? » Devant l’agressivité du Cancer, Anderson
ne se démonta cependant pas. Il expliqua d’une voix calme :
- Compte tenu de la nature de sa maladie et du traitement lourd que nous commençons
à lui administrer, Saga doit rester en isolement. Ses défenses
immunitaires sont au plus bas niveau et il ne s’agirait pas d’aggraver
son cas avec une infection extérieure. Seule l’équipe médicale
est habilitée à pénétrer dans sa chambre. Donc…
Oui, vous pouvez le voir et lui parler, mais à travers une vitre et via
un interphone.
- Génial… » Commenta Aiors d’une voix morne. « Vous
voulez dire qu’en plus d’être en train de mourir, il va devoir
le faire seul ?
- Aiors ! ! » S’exclamèrent d’une même
voix Thétis et Aioros, ce dernier lui désignant le dos de Rachel
d’un air lourd de reproches. Loin de se démonter, Aiors s’approcha
justement de la jeune femme, affreusement pâle, et s’agenouillant
devant elle, il saisit son visage entre ses mains :
- Rachel… Rappelle-toi ce que je t’ai dit tout à l’heure.
Il est plus que temps. » Un instant, elle lui sembla trop égarée
pour saisir ce qu’il lui disait d’un ton si pressant ; puis
le bleu profond de ses yeux sembla s’animer sous les fils d’or de
son regard et, pesamment, elle se leva, les mains de Shaka retombant de ses
épaules.
D’une voix grave, mais sans le regarder, elle s’adressa à
Anderson :
« Conduisez-moi à lui. Je dois le voir. »