Chapitre 10

 

Lorsque Aiors avait émis le souhait de voir Saga et de lui parler, Anderson, quelque peu gêné, lui avait fait répondre que, vraisemblablement, Saga ne désirait voir personne. Si Aiors, et les autres, en furent surpris, ils n’en avaient rien montré. Anderson les avait alors gentiment invités à se retirer et à aller se reposer, leur présence n’étant pas d’une grande utilité. Jane l’avait de son côté, assuré que les résultats des recherches entreprises pour retrouver Kanon lui seraient communiqués le plus rapidement possible.

Tout le monde s’était retrouvé chez Aiors, qui avait insisté pour tous demeurent ensemble. Avec Jane, ils firent de la place et sortirent des placards tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à un sac de couchage.
Rachel, bien que toujours assommée par les événements du jour, avait participé à l’effervescence de l’installation, ne serait-ce que pour penser à autre chose pendant quelques instants, un minimum. Elle n’avait parlé à personne de ce qui s’était passé lors de son entrevue avec Saga, et personne ne lui posa la moindre question, respectant son silence.

Un peu plus tard, installés autour d’un verre, ils tâchèrent de faire le point et plus particulièrement, s’attachèrent à spéculer sur le lieu où pouvait se trouver Kanon. Il ressortit bien vite de cette conversation que personne n’en savait rien et qu’il semblait s’être évaporé dans la nature, dès l’instant où Saga l’avait exilé. De même, l’incertitude quant aux chances qu’il soit encore en vie était grande bien que, même si personne n’osait le dire à haute voix, l’espoir était dans tous les cœurs.
Rachel avait fini par décrocher de la conversation, et de nouveau, ressassait la journée qui venait de se dérouler. Elle n’entendit pas au début Shaka lui parler. Mais la voix de la Vierge finit par se frayer un chemin au travers de sa rêverie :
« Rachel, je sais que le moment est mal choisi, mais… » Elle sursauta, et regardant autour d’elle, s’aperçut que tous l’observaient, comme en attente.

Avec un haussement de sourcils interrogateur, elle écouta Shaka qui reprenait :
« … Mais je crois que nous devrions discuter des derniers événements. Saga n’étant pas en mesure d’assumer sa charge, Mü a pensé… »
Elle leva la main, pour l’arrêter. Inquiet, et craignant d’avoir été maladroit, Shaka fut sur le point de nuancer ses paroles, mais se rendit compte de sa méprise, quand Rachel lui répondit :
- Si tu veux parler des informations fournies par le Conseil de Sécurité, concernant l’occurrence d’un possible danger, je suis déjà au courant. Saga m’en a parlé. » Aioros, qui était resté silencieux jusque là, intervint :
- Il y a du nouveau à ce sujet, et c’est de cela dont nous aimerions te parler. Nous étions en Conseil, lorsque Saga a perdu connaissance. Mais juste avant, il a eu le temps de nous exposer la situation. Mü et Shaka nous ont alors expliqué de quoi il s’agissait, exactement.
- Comment ? ! » Rachel les contempla alternativement, l’un après l’autre. Sa surprise s’accentua en entendant les mots de Shaka :
- Ce sont les Portes, Rachel. Elles sont en train de naître. »

« Elles sont en train de naître… » Les mots résonnèrent longuement dans sa tête, tandis que, très lentement, elle s’appuyait sur le dossier du canapé. Les yeux fixes, et les pupilles dilatées, elle fixait un point devant elle, sans plus voir ses amis, qui s’entre-regardaient, ne sachant que faire.
« Les Portes… » Que d’histoires et que de légendes autour de ce phénomène auquel il avait bien fallu donner un nom, un nom qui avait traversé les siècles ! Gamine, elle écoutait déjà avec une fascination terrifiée les récits de sa grand-mère au sujet des Portes ; et au fil du temps, elle avait fini par classer toutes ces histoires dans la catégorie « contes à dormir debout », tant cela lui avait parut mythique et dénué de tout fondement. Et voilà qu’aujourd’hui, sans prévenir, l’histoire devenait l’Histoire. Parce que si elle avait toujours plus ou moins douté de certains des récits que sa famille lui avait narrés dans son enfance, son subconscient savait que certaines d’entre eux, n’étaient pas des contes, mais relevait d’une réalité tangible, même si elle ne s’en était jamais approchée.

Comme pour confirmer ce qu’elle redoutait, Aioros lui tendit une pile de feuillets, ceux-là même que Saga leur avait distribués tantôt. Elle les lut rapidement, et son regard s’arrêta sur une photo, en noir et blanc, prise dans les Rocheuses au téléobjectif et a priori sur film ultrasensible, compte tenu du piqueté prononcé de l’image.
Fronçant les sourcils, elle la porta à bout de bras, pour obtenir une meilleure vue d’ensemble. Et là, la distorsion se produisit.

Tout ce qui l’entourait disparut. La photo grandit brutalement, jusqu’à envahir l’ensemble de son champ de vision ; comme aspirée vers le centre de l’image, elle se sentit perdre l’équilibre et même si sa conscience lui disait qu’elle était bien assise, les sensations qui la saisissaient étaient contraires. Elle vit. Elle vit la forme des Portes qui se dessinaient sur la paroi rocheuse, elle les toucha, elle suivit de l’index la ligne sinueuse qui démarrait à ses pieds et s’élevait très loin au dessus d’elle. Et elle sentit. Elle sentit la chaleur exsuder du roc, qui pulsait sous ses doigts. Elle entendit un grondement sourd, qui venait de toutes parts, et prise de vertige, elle tâcha de reculer. Ses jambes étaient telles du plomb mais l’effort qu’elle consentit fut suffisant pour s’en éloigner.

Elle se retrouva dans son corps, presque immédiatement. Les yeux papillotants, elle resserra ses doigts autour de la photo, mais le phénomène ne se reproduisit pas.
« Rachel ! Est ce ça va ? » Jeanie lui avait saisit le poignet et dans un geste réflexe, chercha son pouls. Ils avaient tous remarqué son absence momentanée, qui n’avait pourtant duré que quelques secondes. Shaka, l’air soucieux, se pencha vers elle :
« Qu’est ce qui s’est passé ?
- Je… Je ne sais pas… C’est comme si je m’étais retrouvée à l’endroit où cette photo a été prise. Comme si je savais où aller, exactement. Pourtant… » Elle se mordit les lèvres, cherchant ses mots. Puis, lentement :
« Je n’ai jamais vu cette photo. Je n’ai jamais vu quelque reproduction, dessin ou quoi que ce soit d’autre concernant les Portes. Je n’en ai, pour ainsi dire, quasiment jamais entendu parler. Mais, pour je ne sais quelle raison, mon corps les a reconnues. C’est mon cosmos qui m’a emmené là-bas, pas moi.
- Tu veux dire…
- Je veux dire que la mémoire collective des Dothrakis qui réside dans mon cosmos a réagi devant les Portes…
- … Ce qui signifie que c’est non seulement le Sanctuaire qui doit les affronter, mais aussi et surtout le Dothrakis héritier et sa garde. » Les mots de Shaka s’éteignirent dans un silence presque religieux. Le Dothrakis ! Rachel était l’héritière actuelle, c’était elle qui allait devoir être en première ligne. L’étendue et la puissance des pouvoirs des fondateurs du Sanctuaire étaient sans limite, à ce qu’on disait. Tous avaient beau le savoir, jamais aucun d’entre eux ne s’était retrouvé confronté à ça. Et voilà que ce jour allait arriver.
- Rachel… Que peux-tu nous dire de plus ?
- Mais rien ! » Elle se leva, prise d’une soudaine frustration, et alluma une cigarette, « Rien du tout ! Mon père ne m’a pas parlé de cela ! Les seules fois où j’en ai eu vent, c’est lorsque ma grand-mère me racontait des légendes ! Et je croyais que c’en était une… » L’air exaspéré, elle prit le premier cendrier qu’elle trouva sur sa route, pour y écraser sa cigarette d’un geste rageur.
- Il me paraît impensable que Nathan ne t’ait jamais…
- Il y a beaucoup de choses dont je soupçonne mon père de ne pas m’avoir mise au courant, figure-toi. » Répondit-elle, acide, à Aioros qui venait de parler.
- Alors, si je comprends bien, tout le monde en a plus ou moins entendu parler, personne ne sait vraiment ce que c’est, et on est censé affronter cette… chose, avec une telle étendue de connaissance ? C’est merveilleux. J’adore vraiment ce boulot. » Angelo avait résumé la situation sur le mode sarcastique, mais toute la vérité était là.

Rachel était furieuse. Furieuse contre son père. N’aurait-il pas pu lui transmettre ces informations vitales ? N’était-ce pas de son devoir de lui enseigner ces tâches essentielles, plutôt que de lui rabattre les oreilles de l’importance de sa famille pour le Sanctuaire, de la fierté de son appartenance, et bla-bla-bla ? Qu’est ce qui avait bien pu prendre à Nathan de passer sous silence un savoir d’une telle importance ? Elle comprenait mieux maintenant pourquoi sa grand-mère avait tant insisté pour lui raconter les “légendes”… Tu parles ! C’était sans doute le seul moyen que la vieille femme avait trouvé pour passer outre son imbécile de fils.
Mais ce qui était le plus étonnant, c’est que Mü n’en sache pas beaucoup plus de son côté : après tout, Shion, Nathan et Andreas dirigeaient encore le Sanctuaire 20 ans auparavant, sous forme d’un triumvirat efficace et étroitement lié. Andreas Antinaïkos, le père de Saga et Kanon… Là aussi, apparemment, l’information n’avait pas circulé, puisque Saga n’était pas plus au courant.

Elle se sentit brusquement désemparée, face aux événements. D’abord Saga, et puis, ça, maintenant. Comme si cela ne suffisait pas ! Son désarroi était d’autant plus accentué par ce qui émanait de ses compagnons, une espèce d’attente inquiète, qui confinait à l’espoir, mais non exprimée. Etaient-ils seulement conscients que la détresse dans laquelle elle se trouvait plongée en cet instant la paralysait totalement ? Mal à l’aise, elle évita leurs regards, tâchant de reprendre un semblant de contenance ; mais l’air de sympathie compatissante peint sur le visage de Shaka qu’elle vit en relevant la tête ne renforça pas son assurance, loin de là.
«Que compte faire Mü, en attendant ? » finit-elle par demander, ne serait-ce que pour briser le silence.
- Tâcher de compléter nos quelques informations, je suppose… » Répondit Angelo, en haussant les épaules.
- Il doit également centraliser et analyser les notes transmises par le Conseil de Sécurité. » ajouta Aiors, « … C’est du moins les consignes que Saga a laissé lors de son dernier passage à l’O.N.U., aussi surprenant que cela puisse paraître…
- Ca, c’est vraiment quelque chose que je ne comprendrai jamais. Pourquoi devons-nous mêler le commun des mortels à nos affaires ? » Angelo avait parlé d’un ton aigre, comme si, effectivement, cela lui posait un véritable cas de conscience.
- Dans le cas présent, ce sont quand même eux qui sont à l’origine de cette découverte, » répondit Shaka, d’une voix tranquille, « mais comme cela ne rentre pas dans… leur champ de compétences, et compte tenu du danger possible encouru par les populations, la tâche nous revient.
- Cependant, si nous échouons…
- … Nous nous retirerons, ainsi que nous l’avons toujours fait, dès lors que le conflit deviendra “strictement” humain. » Compléta la Vierge, à la suite de Thétis.
- Et ils se massacreront tous joyeusement et dans la bonne humeur. » Angelo se resservit un dernier whisky, « Parfois, j’en viens à me demander pourquoi nous nous acharnons à essayer de protéger cette humanité. Je ne suis plus très sûr qu’il existe encore d’assez bonnes raisons pour cela. » Rachel jeta un coup d’œil incisif au Cancer, tandis qu’Aioros se redressait déjà pour lui répondre vertement. Pourquoi fallait-il qu’Angelo mette toujours les pieds dans le plat au mauvais moment ? Cependant, Shaka avait devancé le Sagittaire, dont il stoppa la réplique d’un geste autoritaire de la main :
- Angelo, je reconnais bien là ton pessimisme habituel… Je serais ravi de continuer cet intéressant débat mais, je crois que le moment est mal choisi. Pour l’heure, » Il balaya l’assistance du regard, « Il serait plus sage d’aller nous reposer. » Comme pour approuver cette suggestion bienvenue, Thétis étouffa un bâillement, tout en s’étirant :
- Excellente idée ! » Déclara-t-elle et, tout en se levant, elle s’adressa à Rachel, « Tu devrais en faire autant, tu tiens à peine debout… » La jeune femme hocha la tête, sans répondre. En son for intérieur, une petite voix lui murmurait que toute la meilleure volonté du monde ne suffirait pas à la faire sombrer dans un sommeil réparateur, et elle n’avait aucun mal à la croire.


Pourtant, elle dormit. Pour son malheur. Si elle n’eut pas à faire face de nouveau aux cauchemars qui perturbaient habituellement ses nuits, il lui sembla à son réveil que ce fut bien pire.
Au cours de ces quelques heures de répit, dans la nuit et le silence, elle erra dans le surmonde. Son corps dormait, mais son esprit s’échappa pour rejoindre les étendues grises et informes au sein desquelles passaient les âmes de la multitude humaine.
Etrangement, elle s’y était retrouvée seule. Le seul point visible au loin était le palais su Sanctuaire. Elle ne chercha cependant pas à s’en rapprocher ; elle savait qu’il ne s’agissait là que d’une simple projection de son propre esprit, et qu’il n’y avait aucune existence matérielle dans cette “direction”, si tant est que le terme fut approprié dans ce monde sans repère, et que la distance qui l’en séparait était de ce fait toute relative.
Puis, dans la brume qui l’environnait, elle aperçut une ombre. Sans doute l’un des leurs qui rêvait, comme elle. Pourtant, quelque chose dans cette silhouette l’interpella, et elle se dirigea droit dessus.
Saga. Il était là, tout à côté d’elle, mais il ne la voyait pas. Il avançait, d’un pas léger, tournant le dos au Sanctuaire. Elle l’appela ; aucun son ne sortit de sa bouche. Sa présence dans le surmonde n’était pas due à sa propre volonté, puisqu’elle rêvait ; par voie de conséquence, elle n’avait aucun moyen d’action dans cet univers et elle ne put rien faire d’autre que de le contempler, impuissante, pendant qu’il la dépassait et disparaissait derrière un voile de brume.

Ce fut avec cette impression de fatalité malsaine qu’elle s’éveilla et l’angoisse la tenaillait toujours quand elle passa le seuil de l’hôpital, flanquée de Shaka et d’Aioros. L’air soucieux d’Anderson, qui semblait les attendre au bout du couloir, n’eut d’autre résultat que de renforcer son inquiétude, bientôt confirmée :
« Saga est tombé dans le coma, au cours de la nuit. » tandis qu’Aioros eut un haut le corps à l’annonce de cette nouvelle, Rachel et Shaka s’entre-regardèrent. Ils se comprirent. Visiblement, Rachel n’avait pas été la seule à rencontrer Saga dans ses rêves.
Contre toute attente, elle ne paniqua pas. A peine sa gorge se serra-t-elle un instant, quand, se plantant devant ses deux amis, elle fixa Anderson droit dans les yeux et lui demanda, d’une voix froide :
« Que va-t-il se passer maintenant ? » Si le médecin fut surpris par la maîtrise dont la jeune femme semblait faire preuve, si contraire à son abattement de la veille, il ne le montra pas et croisant ses mains dans son dos, il prit quelques secondes avant de lui répondre :
« Son coma s’explique par le traitement que nous lui administrons, couplé à l’affaiblissement extrême de son corps. Son état actuel était prévisible. Seulement, si nous ne réalisons par cette greffe très vite, il entrera dans une phase irréversible de son coma.
- Combien de jours ?
- Trois, quatre. Une semaine tout au plus, avec de la chance. »

« Rachel… » La voix de Shaka résonna dans sa tête, « Ta maîtrise du surmonde peut te permettre de retarder le processus ! Il faut que tu le retiennes…
- Je sais. » Elle réfléchit intensément, « Mais seule, je ne tiendrai pas longtemps.
- Je t’aiderai. »

Aioros, qui avait suivi leur échange, se sentit frustré tout à coup ; en effet, ses connaissances du surmonde étaient encore insuffisantes pour appuyer la jeune femme dans sa démarche. Il y avait trop peu de temps que ces dons si particuliers avaient été redécouverts et il n’avait pas eu l’occasion de se pencher souvent sur le sujet ; il ne pouvait donc pas prendre le risque de s’aventurer là-bas.

« Docteur Anderson, je dois le voir ; Tout de suite. » La voix de Rachel avait claqué.
- Mais…
- S’il vous plaît.
- Bien. Si vous y tenez… »
Anderson ne comprenait toujours pas lorsqu’il la laissa seule dans la pièce attenante à la chambre de Saga.
« Vas-y seule. » Lui avait soufflé Shaka, « Je suis avec toi, ne t’inquiète pas. »


De nouveau, elle se retrouva là, comme la veille. Cette fois-ci, le rideau était déjà tiré. Il était là, allongé, sur le dos, couvert d’un drap blanc jusqu’aux épaules. La forme inanimée était reliée à toute une série de moniteurs, par des câbles, électrodes et sondes diverses. Ses longs cheveux bleus encadraient son visage, toujours plus pâle, mais sur lequel une expression de sérénité s’était installée. Malgré elle, le souvenir de leur dernière entrevue lui mordit le cœur, et elle hésita. Voudrait-il seulement lui parler ? Les encouragements de Shaka résonnèrent cependant dans sa mémoire ; elle devait trouver les forces nécessaires pour surmonter sa culpabilité. Ce n’était qu’à ce prix qu’elle pourrait peut être parvenir à le retenir un peu plus longtemps dans le monde des vivants.

Elle s’installa sur la chaise derrière elle et, le dos bien droit, ferma les yeux. L’instant d’après, son cosmos s’intensifia et emplit la pièce, tandis que, délaissant son enveloppe charnel, elle disparut dans le surmonde. En possession de tous ses moyens, elle ne perdit pas de temps à errer, et se retrouva aussitôt là où elle le souhaitait. Au pied de ce Sanctuaire virtuel qui lui servait de repère.
Presque immédiatement, elle l’aperçut. Une grande silhouette mince passant entre les lambeaux de brume, sans bruit, sans à-coup. Elle se porta jusqu’à lui :
« Saga… » Il lui sembla que sa voix venait de très loin et elle craignit un instant qu’il ne l’eut pas entendu. Elle se trompait.
Se dirigeant vers elle, il lui tendit les mains :
« Rachel !… » Le vert de ses yeux envahit l’espace une brève seconde, alors qu’il la contemplait, la tenant par le bout des doigts.
« Tu es magnifique… »
Les âmes qui circulaient dans le surmonde n’avaient pas la même apparence que le corps matériel auquel elles étaient rattachées, car altérées et modifiées par la puissance de leur subconscient. Dans le cas de Rachel, c’était la puissance des Dothrakis qui s’exprimait au travers de son aspect.
Vêtue d’une longue robe rouge sang constituée de légers voiles superposés, elle portait ses cheveux relevés en chignon, son visage encadré de longues mèches brunes. De fines chaînettes en or luisaient par intermittence au milieu de sa chevelure ébène tandis qu’un lourd pendentif brillait sur la peau laiteuse de sa gorge. Le tatouage sacré qui ornait son poignet gauche avait perdu de sa pâleur et les entrelacs sombres paraissaient bouger, en résonance avec chacun de ses mouvements.

L’apparence de Saga était également différente, mais de façon plus subtile. Son visage était plus jeune de quelques années et ses rides d’amertume étaient atténuées jusqu’à devenir presque invisibles. Son corps souple semblait plus puissant que jamais, drapé dans une longue chemise et un pantalon sombres.
Ils restèrent un long moment immobiles l’un en face de l’autre. Puis Rachel, portant ses mains tremblantes au visage de l’homme aimé, murmura :
« Oh Saga… Où vas-tu ainsi ?
- Je ne le sais pas vraiment. Mais j’ai confiance.
- Tu ne peux pas partir maintenant.
- Je ne l’ai pas décidé, mais le moment est venu, semble-t-il… » Un sourire doux flotta sur ses lèvres, tandis que son regard se perdait au loin. Puis il reporta son attention sur elle et, sans un mot, l’attira contre lui. Rachel sentit sa main sur ses cheveux lorsqu’il posa sa joue contre son front. Une douce chaleur s’insinua en elle, et elle se serra dans ses bras. Malgré le lieu, malgré l’irréalité matérielle dans laquelle ils erraient, leur étreinte était devenue tangible, comme si leur amour recréait un monde solide auquel ils pouvaient se raccrocher quelques instants.
« Puisses-tu me pardonner le mal que je t’ai fait… » La voix de Rachel s’éleva autour d’eux, mais c’était dans l’esprit de Saga qu’elle résonnait.
- Je ne t’en veux pas… Nous n’avons pas su nous parler. Mais je suis heureux de partir en sachant que tu m’as aimé, malgré tout. » Elle releva un peu la tête et leurs regards s’accrochèrent :
- C’est injuste. » Murmura-t-elle, « Je savais mais je n’ai pas voulu voir.
- Et je me suis refusé à t’ouvrir les yeux. » De nouveau, il lui sourit, puis un voile de tristesse s’abattit sur ses yeux : « Il est tard, maintenant. Je dois continuer ma route, et toi la tienne. » D’un geste respectueux, il lui saisit la main pour la porter à hauteur de ses yeux :
« Regarde… Ta peau devient transparente. Tu ne peux pas rester plus longtemps ici.
- Non !… Attends… » Soudain, une lumière aveuglante fusa autour d’eux et tout en s’atténuant, elle laissa éclore un peu partout des centaines de lotus immaculés. Shaka venait soutenir Rachel.
Le corps de la jeune femme reprit quelque peu de sa consistance, mais elle avait compris qu’elle n’avait plus beaucoup de temps devant elle. Alors, saisissant une dernière fois les mains de Saga, elle lui dit, d’une voix pressée par la panique :
« Tu dois résister à cette force qui t’entraîne ! Je sais que ce n’est pas facile mais, je t’en prie, tu dois essayer…
- Pourquoi ? C’est déjà presque fini…
- Donne-nous une chance de te sauver.
- Vous ne pouvez rien… » Il commença imperceptiblement à s’éloigner d’elle.
- Je t’en supplie, Saga !… » Brusquement, sa propre voix devint sourde et de nouveau sa présence physique commença à se diluer dans la grisaille. « Je viendrais ! Tous les jours ! Où que tu sois, je te trouverai ! » Son corps charnel l’aspira mais elle parvient à lancer un dernier cri :
« Attends-moi ! ! »

Lorsque son esprit réintégra son enveloppe, elle aurait glissé de la chaise, si les bras de Shaka ne l’avaient pas soutenue. Ouvrant les yeux avec difficulté, elle rencontra son visage, d’un teint terreux. Elle n’osa imaginer à quoi, elle, elle pouvait bien ressembler.
Sans un mot, Aioros, qui les avait rejoints, leur tendit deux en-cas sucrés. Sans tergiverser, ils se jetèrent dessus.
« Comment cela s’est-il passé ? » Leur demanda-t-il, une fois qu’ils eurent repris quelques forces.
- Ca s’est passé. » Répondit Rachel d’une voix morne, tandis qu’elle regardait Saga de l’autre côté de la vitre.
- Il commence à s’éloigner de nous. » Expliqua Shaka, « Tout ce que nous pouvons faire, c’est essayer de le retarder. » Aioros regardait lui aussi le Pope et dans ses yeux pouvaient se lire toute son incompréhension et sa compassion.
S’appuyant sur le dossier de sa chaise, Rachel se leva :
« Nous n’avons plus de temps à perdre. »

Ce ne fut que le surlendemain que Dominique les rejoignit, en compagnie de sa sœur :
« On l’a trouvé. » Annonça-t-elle simplement, en tendant une série de photos et de documents à Rachel, qui s’en empara fébrilement.
« Oui… C’est bien lui. Où ? » Demanda-t-elle, tout en faisant passer les informations à ceux qui l’entouraient.
- Terre de Feu. Extrême sud de l’Argentine. Accès très difficile et mauvaises conditions. Difficile de trouver plus inhospitalier ! Si tu veux mon avis, ce type ne souhaitait pas qu’on le découvre.
- Merci Dominique. » Se retournant alors vers ses compagnons, elle leur jeta à tous un regard pénétrant puis :
« Il faut aller le récupérer. Shaka, je compte sur toi. Tu es le plus à même de le convaincre.
- Si tu le souhaites… Mais te laisser seule pour aller dans le surmonde…
- Je me débrouillerai. » Rétorqua-t-elle, d’un ton bref.
- Et si nous, nous ne pouvons l’y accompagner, nous la soutiendrons de notre énergie. » Ajouta Aiors, « Et nous la protégerons. » Shaka inclina la tête en signe d’assentiment. Thétis intervint alors :
« Je devrais accompagner Shaka là-bas. Après Saga, et toi Rachel, je suis sans doute celle qui le connaît le mieux. Je serai utile. » Angelo s’avança à son tour, et expliqua, d’un ton bourru :
- Ce n’est pas que je n’ai pas confiance dans ces deux-là, mais laissez-moi exprimer un doute sur les possibilités de convaincre un homme tel que Kanon avec de simples mots, fussent-ils ceux de l’homme le plus proche de Dieu » Un soupçon de dédain pointait sous ses paroles, « … Je ne crois pas qu’il nous suivra bien gentiment, et… » Il fit craquer ses phalanges, « ma présence pourra faire pencher la balance en notre faveur, si vous voyez ce que je veux dire. Je sollicite l’autorisation des les accompagner. »

Rachel ne réfléchit pas une seconde de plus :
« C’est d’accord. Vous avez quatre jours, pas un de plus. Et ramenez-le. De gré, ou de force, mais ramenez-le. »