Chapitre 11

 

 

Terre de Feu, Argentine…

Le soleil au zénith s’appesantissait sur leurs épaules tel une chape de plomb. Cela faisait maintenant 6 heures qu’ils étaient en selle et cheminaient à travers la pampa, suivant une piste qui n’en avait que le nom. Ils n’avaient rencontré absolument personne. Devant eux s’étendaient des prairies à perte de vue, l’herbe couchée et brossée par intermittence, par un vent brûlant qui les accompagnait depuis le début de leur chevauchée.
Leur allure s’était considérablement ralentie. Angelo ouvrait la marche, suivi de près par Shaka. Thétis, quant à elle, se traînait une bonne dizaine de mètres derrière. Avant ce jour, elle n’était jamais montée sur un cheval et, en toute franchise, elle commençait sérieusement à regretter de s’être proposée pour cette aventure. Ses fesses et ses cuisses, peu habituées à ce traitement, hurlaient de douleur, tandis que le balancement obsédant de sa monture lui donnait le mal de mer. Et pourtant, elle pouvait s’estimer heureuse : en apprenant qu’elle n’avait jamais monté, le ranchero avait eu pitié d’elle et lui avait fourni un cheval massif et pépère, qui lui obéissait avec docilité. Tout le contraire de celui d’Angelo, nerveux, qui s’était mis à piaffer dès que le Cancer l’avait touché. Malheureusement pour la pauvre bête, elle était tombée sur plus vicieux qu’elle, et elle se tenait tranquille depuis qu’Angelo lui avait montré qui était le maître, en tirant sur le mors sans état d’âme, dès la première incartade.
Quant à Shaka, il allait avec tranquillité, en parfaite osmose avec sa monture. Thétis l’enviait : Shaka avait un don fabuleux avec n’importe quelle espèce animale qui le faisait accepter d’emblée.

Au froid mordant de l’aube avait succédée une chaleur torride ; petit à petit, ils s’étaient débarrassés de leurs pulls et manteaux, et étaient maintenant en tee-shirt, la peau enduite d’écran total et les yeux protégés par les lunettes de soleil que le contact de Dominique leur avait fortement recommandées « vous êtes à l’extrémité de l’hémisphère sud ici… », avait il dit, « et très proches de la zone d’affaiblissement de la couche d’ozone. Sous ces latitudes, le soleil est un ennemi dangereux. »
Angelo avait ronchonné en grognant que le soleil ne faisait pas peur aux siciliens, mais Shaka lui avait bourré les côtes de coups de coude tout en remerciant l’homme de ses précieux conseils.
Et pour l’heure, plus personne ne parlait, mais tous étaient bien contents de s’être équipés en conséquence.
Ils ne devaient plus être bien loin maintenant. Lorsqu’ils avaient expliqué où ils se rendaient, les rancheros les avaient assurés qu’ils y seraient en moins de 6 heures. « Tu parles ! » marmonna Angelo, en se rappelant leur paroles, « pour eux peut être ! Pour nous, si on y arrive avant la nuit tombée, ça sera déjà un exploit… » Lui aussi sentait l’énervement le gagner, en constatant que l’horizon restait désespérément vide. Il se prit à se demander s’ils ne s’étaient pas trompés de route, lorsque Shaka se porta à sa hauteur :
« Nous arriverons bientôt, » dit il en souriant, « il n’y a qu’une seule route, de toute manière.
- Tu sais, Shaka, ça serait bien que tu perdes cette habitude de lire dans la tête des gens. J’aimerais bien pouvoir penser tranquille. » La Vierge ne se formalisa pas du ton acerbe d’Angelo, tant il l’entendait depuis de nombreuses années. Il inclina la tête en signe d’excuse, et continua à avancer aux côtés de son compagnon, tout en se retournant vers Thétis, qui comblait péniblement son retard. Celle-ci finit par les rejoindre, d’un air contrit :
« Désolée… je vous retarde.
- Ne t’inquiète pas, répondit Shaka d’une voix douce, on va y arriver.
- Ouais… faudrait quand même pas trop traîner. » Lâcha Angelo, le regard toujours fixé loin devant lui, « nous n’avons pas toute la semaine. Saga est vraiment mal en point. »
Thétis eut un soupir résigné et regarda Shaka :
- Tu crois que ça va marcher ?
- A vrai dire, je n’en sais trop rien, » répondit-il en haussant les épaules, « il s’en passe des choses en quinze ans… Qui sait ce que nous allons trouver ?
- Bon, au lieu de discuter dans le vide, si on accélérait un peu ? ! » Et Angelo de presser les flancs de son cheval, qui partit au galop devant. Après une hésitation, ils le suivirent.


Un point sur l’horizon. Grandissant au fur et à mesure qu’ils avançaient, ses contours restaient imprécis, affaiblis par l’air tremblotant de chaleur à la surface de la piste en latérite rouge qu’ils suivaient tel un fil conducteur.
Ils finirent par discerner une silhouette à cheval, qui paraissait les attendre au bout du chemin. Et ils surent, avant même d’apercevoir le visage caché dans l’ombre d’un chapeau à larges bords, que cet homme était celui qu’ils étaient venus chercher.

En les apercevant, il n’avait pas bougé d’un millimètre. De la même façon, il resta immobile lorsqu’ils le rejoignirent enfin.
Ces retrouvailles, quinze ans après, débutèrent par un silence. Un long silence. Ils s’observèrent pendant quelques minutes interminables jusqu’au moment où l’homme ôta son chapeau et dit d’une voix profonde :
« J’ai été prévenu de votre arrivée. »

Le choc au sein du petit groupe fut à la hauteur du nombre d’années écoulées. Les cheveux bleutés flottant librement dans son dos, les yeux, verts émeraude, les jaugeant l’un après l’autre avec froideur, le dos droit, les épaules larges, l’air assuré… et ce visage, certes buriné par le soleil, mais dont la forme et l’aspect demeuraient la réplique d’une exacte perfection de celui d’un autre homme, en train d’agoniser sur un lit d’hôpital à quelques milliers de kilomètres de là.
Kanon Antinaïkos, le frère de Saga Antinaïkos, son reflet, son miroir. Son jumeau.

Ils avaient eu beau s’y attendre, ils en avaient perdu l’habitude. Cette ressemblance parfaite ne les gênait pas à l’époque, et ils avaient appris à vivre avec et à distinguer les 2 hommes. Mais aujourd’hui, ils avaient devant eux le double de Saga et il leur semblait qu’ils s’étaient égarés quelque part dans l’espace et dans le temps. Shaka fut le premier à retrouver ses esprits et, du haut de sa selle, il eut une légère inclinaison du buste vers Kanon, le saluant comme un de ses pairs.
L’autre le salua de même, puis jeta un coup d’œil à côté. Angelo… et Thétis. Que faisait-elle là ? A cet instant, la monture de la jeune femme fit un léger écart, et tourna le dos à Kanon. C’est alors qu’il vit la nuque de Thétis, qui avait relevé ses cheveux, ornée du tatouage rituel que lui même portait au biceps gauche. Les XII. Elle en faisait partie.
Un mince sourire fugace passa sur ses lèvres. Empoignant ses rênes, il s’adressa à eux :
« La Vierge, le Cancer et les Poissons… Improbable trio s’il en est… Trois chevaliers d’or rien que pour moi : votre Pope doit avoir quelque chose d’important à me dire pour vous avoir envoyés en force…
- Ce n’est pas Saga qui nous envoie, répondit Angelo, mais Rachel. Figure-toi que Saga n’est…
- Suffit, Angelo. » Shaka avait coupé net son compagnon, et se tournant Kanon, il reprit : « Nous avons fait une longue route pour te voir. Je suis certain que tu n’as pas oublié les règles de la sainte hospitalité que tu dois à tes compagnons d’armes, je me trompe ?
- Non, en effet, je ne les ai pas oubliées, répondit lentement Kanon, comme s’il réfléchissait. Je vous en prie, suivez-moi » Et il tourna bride et dévala le promontoire.
Tandis qu’ils le suivaient, Angelo grinça entre ses dents, à l’attention de Shaka :
« Je n’apprécie pas qu’on me coupe la parole. Ne joue pas à ce petit jeu avec moi, où il t’en cuira.
- Loin de moi l’intention de jouer, lui répondit Shaka sur le même ton, mais nous ne connaissons plus cet homme, je te le rappelle. Tout ce que je sais, et tu le sais aussi bien que moi d’ailleurs, c’est qu’il est dangereux. Il est inutile de provoquer une réaction que nous ne saurions contrôler.
- Nous sommes trois, et il est seul.
- Peut être, mais n’oublie pas qu’il est aussi puissant que son frère. Laisse-moi faire.
- OK pour cette fois-ci. Mais je te préviens, si ça traîne trop, c’est moi qui prends les commandes. » Shaka hocha la tête, en signe d’assentiment.

Après avoir gravi deux ou trois autres collines, ils finirent par apercevoir une petite bâtisse blanche recouverte d’un toit grisâtre, au milieu d’un champ à l’herbe rase, entouré d’une clôture, moitié en bois, moitié en fils barbelés. Tout autour, il n’y avait rien, à l’exception d’un arbre au tronc et aux branches tordues par la force du vent, à quelques mètres de l’entrée.

Arrivés là, Kanon démonta avec souplesse et, saisissant les brides des chevaux du groupe, il mena les 4 bêtes vers une espèce de grange, adossée à la maison. Puis il revint vers eux, et d’un geste ample, leur désigna le bâtiment : « ma modeste demeure ! ».
Ils le suivirent à l’intérieur. C’était minuscule : une pièce principale, avec une table en bois et quatre chaises, un évier et deux réchauds dans un coin, une grande armoire sans portes de l’autre côté. Une chambre, à peine assez large pour contenir un lit et une commode rafistolée, avec des cales en guise de pieds. Le sol était constitué de grandes dalles de pierre, et les murs extérieurs et intérieurs étaient recouverts de chaux. Ouvrant la porte de derrière, il leur désigna une petite rivière qui coulait là : « la salle de bains » précisa-t-il.

A part elle, Thétis se fit la réflexion que c’était spartiate mais très bien tenu. Mais cela ne l’étonnait pas plus que ça : Kanon et Saga se ressemblaient par le physique mais aussi par de nombreux traits de caractère. Saga était un maniaque de l’ordre et de la propreté, et Kanon aussi, visiblement.
Ce fut Angelo qui exprima tout haut ce que ses compagnons pensaient tout bas :
« Tu n’as pas trouvé pire, comme trou à rat ?
- Non, c’était le plus profond. » Répondit Kanon, du tac au tac. Le Cancer leva les yeux au ciel :
- D’accord mais bon, avec la fortune dont tu as hérité de ton père, tu aurais quand même pu faire construire quelque chose d’un peu plus… confortable ?
- Lorsque j’ai été… Enfin, lorsque je suis parti, je n’ai pas voulu de cet argent. J’ai tout laissé.
- Mais alors… de quoi vis-tu ? » Femanda Thétis, étonnée.
- J’élève et je vends des chevaux. Ca me suffit pour aller au village qui est à une dizaine de kilomètres d’ici, et y faire les courses nécessaires. Sinon, je me débrouille sur place, avec des légumes et des fruits.
- Tu fais ton potager, quoi.
- Voilà. » Angelo eut un reniflement, sous lequel perçait du dédain. Après tout, vaut mieux lui que moi, se dit-il en observant la lande déserte par la fenêtre. Mais au fond de lui-même, il éprouvait de la compassion pour cet homme, qui était jadis si puissant, et qui se trouvait réduit aujourd’hui à une vie de misère.

Kanon s’adressa à Thétis, qui étudiait avec intérêt une sculpture en bois, posée sur une étagère, au-dessus du poêle dans lequel rougeoyaient quelques braises :
« Alors comme ça, tu as pris la place de ton oncle ?
- Oui, il est mort il y a 10 ans. Pendant quelques mois, la maison est restée vacante alors j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai demandé à le remplacer. J’ai eu de la chance, ma demande a été acceptée.
- Je suppose que tu demeures la seule femme… Comment t’en sors-tu ?
- Bien. Très bien même. Demande-leur ! »
Shaka eut un sourire de confirmation, tandis qu’Angelo ricanait :
« C’est sûr, on ne s’y attendait pas ! Une bonne femme dans les XII… On n’avait pas vu ça depuis un bon millier d’années ! Mais je reconnais qu’elle se défend bien, alors… » Il haussa les épaules. Thétis prit un air offusqué, mais elle était ravie au fond qu’Angelo la reconnaisse comme son égal. L’homme pouvait être désagréable et antipathique au possible, mais il avait bon cœur, même s’il ne le montrait jamais.

Kanon les invita à s’asseoir et leur servit un verre de vin. Pour sa part, il resta debout et s’appuyant sur le bord de la fenêtre, il finit par leur poser la question qu’il retournait dans sa tête depuis qu’il avait su qu’ils le cherchaient :
« Qu’est ce que vous êtes venus faire ici ? »
Voilà, on y était. Thétis prit une inspiration qu’elle bloqua, tandis qu’elle se tournait vers Shaka. Ce dernier sentit également la main d’Angelo se poser sur son bras, une main qui voulait dire : « Vas-y mon vieux, c’est toi qui t’y colle, mais on est tous avec toi ».

Shaka jeta un long regard pénétrant à Kanon, qui faisait négligemment tourner son verre entre ses doigts, en attendant sa réponse. Bien que très mince, il ne semblait pas avoir perdu une once de sa force. Le corps était bien découplé, ses deux mètres se mouvaient toujours avec aisance et agilité. Et l’œil était sans cesse aux aguets. Cependant, Shaka ne pouvait plus reculer à présent :
« Kanon, ton frère, Saga, est en train de mourir. »
Le vin qui faisait des vagues dans le verre devint bientôt aussi plat qu’un lac en été. Pourtant, le visage de Kanon ne trahit pas une seule seconde la moindre émotion à l’annonce de la Vierge. Il finit par ouvrir la bouche, but une gorgée du breuvage et s’éclaircissant la gorge, il dit :
«  Et c’est pour me dire ça que vous êtes venus jusqu’ici ? »

Angelo se leva brutalement de sa chaise, qui alla valser derrière lui :
- Comment ? ! » S’exclama-t-il, furieux, « C’est tout ce que tu trouves à dire ?
- Bien sûr que oui. Qu’est ce que tu croyais ? Que j’allais me tordre de douleur et me rouler par terre ?
- Mais bon sang, il s’agit de ton frère !
- Quel frère ? Je n’ai plus de frère depuis quinze ans. Je ne vois pas pourquoi je me sentirais concerné par cette nouvelle. » Il se redressa et les englobant tous dans un même regard, il continua : « Je suis désolé pour vous, que vous ayez fait une si longue route pour pas grand-chose. Je ne peux pas faire quoi que ce soit pour vous. »

Shaka ne fut pas autrement surpris de sa réaction. Après tout, il suffisait de voir à quoi en était réduit le dernier rejeton de la puissante famille Antinaïkos, pour comprendre toute l’amertume qui le rongeait. Il ne fallait pas s’attendre à autre chose que du rejet, pour celui qui l’avait chassé comme un chien quinze ans plus tôt.

Cependant Angelo avait posé ses deux mains à plat sur la table et, debout, il défiait Kanon du regard :
« Ton frère jumeau est en train de crever et c’est tout ce que ça te fait ? ! Permets-moi de te rappeler que tu as la chance d’avoir encore quelqu’un de ta famille, toi au moins ; tu pourrais avoir au moins l’obligeance de te sentir concerné !
- Quelle famille, en effet ! » Ricana Kanon, méprisant, « Mon propre jumeau qui se débarrasse de moi et m’expédie de l’autre côté de la planète, et pas un seul d’entre vous qui lève le petit doigt pour s’y opposer, tellement vous trembliez de peur ! Laisse-moi rire… »
Et tout trois entendirent dans leur tête les mots que Kanon ne prononça pas : quinze années de solitude, sans personne pour se soucier de lui, considéré comme mort par tous et oublié.
Cela, ils ne pouvaient le nier. Aucun d’entre eux n’avaient jamais fait aucune démarche pour le retrouver, ne serait ce que pour savoir s’il était vivant et en bonne santé. Leur présence en ces lieux sembla du même coup déplacée ; gêné, Angelo détourna les yeux et se rassit lentement.
Ce fut Thétis qui, les yeux plongés dans son verre, finit par murmurer, un peu pour elle-même :
« C’est vrai, nous avons dû faire un choix. Mais, de toute manière, le destin était déjà tracé. Saga ou toi, le résultat aurait été identique… » Elle releva la tête, et son regard limpide et franc rencontra celui de Kanon, sombre et coléreux. Bravement, elle continua :
« Tu te poses en victime mais ton frère et toi, vous étiez pareils. Vous vouliez tous les deux la même chose : le pouvoir. Alors, Saga a réagi le premier en se débarrassant de toi. Attention, je ne le défends pas ! Ce qu’il a fait est impardonnable mais je ne peux m’empêcher de penser que tu en aurais fait autant s’il t’en avait laissé l’occasion. Et peut être même pire. »
Kanon avança d’un pas vers elle, l’air menaçant. En alerte, Shaka fit mine de se lever, en même temps qu’Angelo, mais Thétis leva discrètement les doigts, leur demandant de rester calmes.
Une fois devant elle, il lui saisit le menton avec une main d’acier et approchant son visage à quelques centimètres du sien, il souffla :
« Que peux tu savoir de ce qui se passait à l’époque, toi, qui n’avait que 16 ans quand je suis parti !…
- … Et toi, tu en avais 18. Rappelle-toi que nous étions amis autrefois et… aurais tu donc tout oublié des quelques semaines qui ont précédé ton départ ? Kanon, je te connaissais bien, mieux peut être que tes compagnons. Je savais de quoi tu étais capable. »

Furieux, il resserra sa prise, mais laissa retomber son bras, juste avant de lui briser la mâchoire. Il leur tourna le dos :
« J’ai changé.
- Lui aussi. » Répondit Shaka avec douceur. Un grognement étouffé leur parvint. Thétis se frotta le menton tout en faisant bouger sa mâchoire avec précaution. Soudain, la voix d’Angelo se fit jour dans sa tête :
« Ca va ?
- Oui. C’était moins une !
- Tu peux le dire ! En tout cas, joli coup…
- De quoi parles-tu ?
- Oh, ça va, on ne me la fait pas à moi… Lui rappeler vos galipettes d’adolescents en le culpabilisant, même moi, je n’aurais pas fait mieux !
- Ce n’était pas le but ! Et puis d’abord, comment es tu au courant, toi ?
- N’oublie jamais que le Sanctuaire est une vraie conciergerie… Tiens, je crois qu’il va finir par nous parler, regarde ! »

Kanon s’était de nouveau tourné vers eux. La nuit tombant, le groupe électrogène s’était mis en marche automatiquement ; et les quelques lampes présentes éclairaient tant bien que mal la pièce, ainsi que le visage de Kanon, sur lequel elles dessinaient des ombres indéchiffrables.
D’un œil, il consulta la vieille horloge au-dessus de la porte et dit avec un soupir :
« Il est trop tard maintenant pour que vous repartiez. Vous n’aurez qu’à manger ici et, en guise de toit, je n’ai rien d’autre à vous offrir que la grange à côté.
- Ca ira très bien. » Répondit Shaka avec un sourire.

Ils dînèrent tous les quatre autour de la table, éclairée par quelques bougies. Le repas était frugal mais bien préparé : une soupe de haricots agrémentée de lardons, du fromage de chèvre, le tout arrosé par du vin rouge argentin. Si Angelo n’avait pu s’empêcher de faire la grimace en voyant les assiettes, force lui fut de constater que c’était bon, ce qu’il signifia à son hôte par un silence religieux tandis qu’il mangeait.
Ce ne fut que lorsqu’ils eurent terminé que la voix douce et posée de Shaka s’éleva au milieu d’eux. Il commença ainsi :
« Cela fait maintenant 3 semaines, nous avons appris par la bouche d’Aioros que Saga était atteint d’une leucémie en phase avancée… » Et il raconta les événements qui s’étaient déroulés depuis lors. Il dit tout, l’acceptation résignée et le silence de Saga qui appelait la mort, les doutes de certains quant à la nécessité d’aider le Pope, le désir des autres d’effacer le passé, le souhait de tous, finalement, de tout tenter pour sauver un homme qui, par de nombreux côtés, s’était en partie amendé de ses exactions passées et méritait une seconde chance. Shaka ne chercha pas à excuser ou à déformer les époques passées. Il demeura objectif dans son récit, sans vouloir démontrer à Kanon une vérité quelconque. Il voulait simplement qu’il sache.
Et puis :
« … Je ne vais pas te cacher que nous ne sommes pas venus ici uniquement pour t’informer de la situation. Quand nous avons quitté NY, Saga était retombé dans le coma depuis 3 jours et, d’après le médecin, s’il en sort, ce sera pour mourir. Ce n’est que lorsque l’équipe médicale s’est désolée de ne pas pouvoir trouver de donneur de moelle osseuse que nous avons enfin réagi. A noter grande honte, je le reconnais. Saga a menti aux médecins en leur signifiant qu’il n’avait plus aucune famille. Mais, contrairement à ce que tu pourrais penser, ce n’était pas pour te renier, mais parce qu’il ne désirait pas être sauvé. Cependant, les choses ont changé ces derniers jours.
- Rachel… » Murmura Kanon, en hochant la tête.
- Oui, acquiesça Shaka, elle refuse cette situation avec toute la force de sa souffrance… Son dernier espoir, aujourd’hui, c’est toi. Tu es la seule personne sur cette planète à avoir le pouvoir de le sauver, en faisant don de ta moelle osseuse. C’est pourquoi elle t’a fait rechercher et nous a envoyé vers toi. Seulement, nous n’avons que très peu de temps devant nous : il agonise. Même les médecins ne sont pas sûrs que la greffe soit suffisante. »

Kanon resta longuement songeur à l’issue du récit de la Vierge. Il se resservit un verre de vin, tandis qu’il se murait dans le silence. Ses trois compagnons respectèrent sa réflexion ; Angelo finit par se lever et tirant une cigarette du paquet qu’il portait toujours dans la poche de son jean, il l’alluma en entrouvrant la fenêtre. Un souffle d’air glacé pénétra dans la pièce, semblant réveiller les 3 autres. Thétis alla tirer un pull de son sac et, machinalement, commença à débarrasser les reliques de leur repas, aidée par Shaka. Kanon rejoignit Angelo qui lui offrit une cigarette. Il la saisit après une hésitation et en disant : « Ca fait presque 10 ans que j’ai quasiment arrêté de fumer. Une de temps à autres… Et puis, il est difficile d’en trouver par ici. » Angelo lui tendit spontanément son paquet : « Garde-le, on ne sait jamais. J’ai des réserves. »
Kanon le remercia d’un signe de tête. Il inspira la fumée avec délice et la garda un long moment dans ses poumons. Puis, la relâchant par petites bouffées, il demanda :
« Saga fume toujours ?
- C’est pire que ce que tu ne peux imaginer. Il doit… enfin, avant d’être cloué sur un lit, il en était à plus de deux paquets par jour. D’ailleurs, ce genre d’excès n’a pas dû arranger sa santé. »
Ils écrasèrent leurs mégots contre le mur et les expédièrent au loin. Se raclant la gorge, Kanon s’adressa à eux :
« Ecoutez… Je ne peux pas prendre de décision tout de suite. Laissez-moi la nuit pour réfléchir. Tout ce que vous m’avez raconté… C’est trop d’un seul coup.
- Je comprends, » répondit Shaka en levant une main apaisante, « nous en reparlerons demain matin ».

Angelo ne prit pas la peine d’étouffer un long bâillement lorsqu’il se glissa dans son sac de couchage qu’il avait déplié au pied d’une botte de foin. Sans un mot, il tourna le dos à ses compagnons et sombra instantanément dans le sommeil. Thétis, quelque peu frigorifiée, se glissa entre les deux hommes, seul le bout de son nez dépassant du sac de couchage. Shaka fit de même, et souhaita « une bonne nuit, enfin ce qu’il en reste » à la jeune femme.

Une heure plus tard, Thétis poussa un énième soupir, tout en jetant un regard noir à son voisin de droite. Rien à faire. Angelo ronflait tout son saoul, et ses grognements sonores et répétés lui ôtait toute possibilité de s’endormir. Elle ne comprenait pas comment lui-même pouvait dormir avec un bruit pareil ! « Ce type est vraiment une plaie… » Se dit-elle en s’extirpant avec précaution de son duvet pour ne pas réveiller Shaka qui, contre toute attente, était parvenu à faire abstraction de cette pollution sonore.
Elle souleva son sac de couchage et, silencieuse comme un chat, elle les enjamba pour sortir de la grange. Sur le moment, l’air froid qui lui saisit la peau du visage lui fit un bien fou. Inspirant profondément, elle jeta un coup d’œil à la maison derrière elle. Toutes les lumières étaient éteintes ; sans doute Kanon avait il fini par s’endormir lui aussi. Puis, le froid s’insinuant à travers ses multiples couches de vêtements, elle avisa une charrette posée à quelques mètres, qui pouvait la protéger de ce fichu vent qui ne cessait jamais de souffler sur la lande. Elle s’installa assise contre le bois, entortillée dans son sac de couchage. Là, elle leva les yeux au ciel et eut le souffle coupé : habituée à vivre près de centres urbains, elle ne se rappelait pas avoir vu un ciel nocturne aussi riche en étoiles de toute sa vie. Et surtout, elle fut désorientée ; elle ne reconnaissait aucune des constellations qui lui étaient familières. Elle se rappela alors qu’elle était dans l’hémisphère sud, et les groupes d’étoiles étaient différents. Amusée, elle remarqua sur l’horizon la présence de constellations, qu’elle ne connaissait qu’à travers les cours qu’on lui avait donnés, et les livres qu’elle avait lus. Peu à peu elle laissa son esprit dériver au fil du ciel. Elle avait appréhendé de retrouver Kanon, si longtemps après ; pourtant elle était soulagée, car si elle avait craint que cela ne remue en elle des souvenirs enfouis, il n’en avait rien été au final. La situation lui semblait surréaliste. Ils se retrouvaient, et c’était comme s’ils poursuivaient une conversation interrompue quelques heures plus tôt. Quinze ans… Mais ce n’était là que son propre point de vue. Les années étaient passées si vite, sa vie avait été tellement remplie, qu’elle ne se rendait pas vraiment compte de ce que cela pouvait représenter. Les choses étaient différentes pour Kanon. Sûrement. Elle frissonna à l’idée de vivre ici, seule, pendant des années et des années : et c’était ce qu’il faisait. Sa colère était légitime, que ce soit envers son frère, ou envers les XII qui l’avaient laissé tomber.
A ce stade de ses réflexions, un bruit attira son attention. Se retournant avec vivacité, elle aperçut Shaka qui venait vers elle. Il eut un sourire d’excuse :
« Ne m’en veux pas de venir envahir ton espace, mais Angelo… Là vraiment, je ne peux plus ! » Acheva t il en riant et en s’installant à côté d’elle. Elle l’accueillit avec un sourire chaleureux. En fait, elle était contente qu’il soit là.
« Je regardais le ciel. Je ne connais pas la moitié de ces constellations !
- Montre-moi. » Les unes après les autres, Shaka lui nomma toutes celles qu’elle lui désignait. Il connaissait l’histoire de chacune d’entre elles. Il lui raconta même la légende de certains chevaliers des temps anciens, qui avaient combattu sous leurs couleurs. Elle l’écoutait, et parfois l’observait pendant qu’il avait les yeux levés sur la voûte céleste. Elle était toujours fascinée par le savoir de cet homme, qui donnait l’impression de détenir toutes les vérités. Elle se sentait apaisée à ses côtés, comme si la vie suspendait son cours pendant quelques instants de répit. C’était comme si elle l’avait toujours connu.
Spontanément, elle se rapprocha de lui et posa sa tête sur son épaule. Surpris, Shaka réprima un geste d’évitement. Il était tellement rare que quelqu’un le touche, qu’il avait fini par fuir de lui-même tout contact humain. Cependant, il ne bougea pas. Thétis leva la tête vers lui et lui demanda :
« Est ce que tu crois que Kanon va accepter ?
- Je n’en sais rien Thétis ; je ne sais vraiment pas. Il est seul maître de sa décision.
- Pourtant, j’aimerais tellement qu’il accepte !… Comme ça, Saga serait sauvé, et Kanon pourrait revenir au Sanctuaire. Ils sont jumeaux, ils doivent tellement souffrir d’être séparés… Ca ne peut pas leur destin ! Et alors, tout serait comme avant…. » Shaka était encore souvent étonné par la candeur dont la jeune femme faisait preuve. Ce n’était pas tant sa jeunesse qui était en cause que ce désir constant qu’elle avait de voir les gens heureux autour d’elle. Shaka repensa avec nostalgie à sa propre enfance, lorsqu’il demandait à Dieu pourquoi les gens devaient souffrir et mourir. Il avait bien obtenu des réponses, mais il savait que LA réponse, il devait la chercher au plus profond de lui-même. Et aujourd’hui, à presque 35 ans, il ne l’avait toujours pas trouvée. Thétis, elle, semblait en paix avec elle-même. Elle ne se posait pas ces questions, parce que, pour elle, chaque être humain recelait en lui des qualités précieuses, qui suffisaient à ce que chacun ait le droit d’être heureux de vivre.

De tous les gens qu’il côtoyait, elle était la seule à lui apporter cette fraîcheur et cette innocence, qui lui faisait si cruellement défaut. Sans doute avait-il vu plus de blessures et plus de morts qu’elle, sans doute avait-il donné cette mort un peu trop souvent, pour avoir perdu la plus grande partie de ses illusions.
Il se prit à souhaiter ardemment qu’elle ne suive pas son chemin. Il voulut qu’elle restât telle qu’elle était cette nuit-là, les yeux confiants, belle et pleine d’espoir. Après une hésitation, il passa un bras autour de ses épaules et posa un baiser sur son front, au milieu des cheveux blonds :
« Je souhaite qu’il dise oui. Je le souhaite de tout mon cœur. » Elle lui sourit tout en entrelaçant ses doigts avec ceux de Shaka. Elle dit d’une voix ensommeillée :
« Nous devrions essayer de dormir, maintenant que nous n’avons plus que le silence. »
Elle se laissa glisser contre le corps chaud de Shaka, et appuya sa tête sur son bras. Il suivit le mouvement, et s’allongeant derrière elle, il jeta une couverture supplémentaire sur leurs deux corps. Elle s’endormit ainsi, sans lâcher sa main. Par contre, Shaka resta longuement éveillé, le nez enfoui dans la longue chevelure dorée et les yeux grands ouverts. Cette situation éveillait en lui une sensation qu’il croyait avoir bannie à jamais de son existence : une douce chaleur au creux de son ventre, une faim dévorante, l’envie de la serrer contre lui, de se fondre en elle.
Jamais le désir de chair ne l’avait saisi de cette manière, et cette nuit, avec cette femme merveilleuse dans les bras… Se pouvait- il qu’il ne fût finalement qu’un homme comme les autres ?
Il finit par fermer les yeux lui aussi et il s’endormit à son tour, enivré par son odeur et sa chaleur.