Chapitre 12

 

 

Le réveil fut rude. Le pied d’Angelo lui taquinait les côtes depuis plusieurs minutes déjà, lorsqu’il se redressa brutalement.
« Et bien, quelle absence de réflexes ! » lui jeta le Cancer, « Tu sais que j’aurais pu te tuer ?
- J’ai toujours apprécié ton système de référentiel, mon cher Angelo. » Répondit-il en se levant et en s’époussetant. Angelo lui désigna le sac de couchage de Thétis à ses côtés, vide :
- Et elle, elle est où ?
- Bonne question. » Shaka ne l’avait pas sentie se lever et fit la grimace. C’est vrai qu’il manquait de réflexes. La voix du Cancer lui parvint, goguenarde :
- En tout cas, il ne fallait pas vous déranger pour moi. Vous pouviez parfaitement faire vos petites affaires dans la grange, je n’aurais rien entendu !
- Nos petites… ? Angelo ! » S’exclama Shaka, outré, tout en maudissant intérieurement le rose gênant qui lui montait aux joues, « On a dormi dehors parce que c’est impossible de rester dans la même pièce que toi ! Je n’ai jamais vu quelqu’un ronfler comme ça…
- Moi ? Ronfler ? Tu ne pourrais pas trouver un peu plus convaincant comme excuse ? !
- Oh, si, tu ronfles ! » Lança Thétis, qui venait d’apparaître. Elle avait les cheveux mouillés et avait fait un bain sommaire dans la rivière de derrière.
- T’as l’air réchauffée, du coup… » Continua Angelo, a priori décidé à poursuivre son idée. Elle haussa les épaules et répondit :
- Tu devrais en faire autant, tu pues le crottin de cheval. » Il eut un haut le corps, ne trouva rien à rétorquer et s’en fut, d’un pas rageur vers l’arrière de la maison. Thétis explosa de rire, dès qu’il eut disparu au coin :
« Il aime taquiner les autres, mais il est susceptible comme une oie, dès qu’il s’agit de sa petite personne ! »
A cet instant, la porte de la maison s’ouvrit, et Kanon apparut. En voyant sa tête, ils comprirent tous les deux qu’il n’avait pas du fermer l’œil. Les yeux cernés, pas rasé et les cheveux emmêlés, il les rejoignit. Il jeta un œil dubitatif sur les sacs de couchage contre la charrette, sans faire de commentaires et leur signala qu’il avait préparé du café pour ceux qui en voulaient. Tandis qu’ils le suivaient, Thétis regarda Shaka, interrogative. Ce dernier haussa les épaules, impuissant.

Deux heures plus tard, ils furent prêts à partir. Kanon, qui avait disparu pendant leurs préparatifs, réapparut en tenant les chevaux par la bride. 3 chevaux, pas 4.
Thétis vit Angelo se ramasser sur lui-même, le visage fermé, pendant qu’elle même sentait un trou glacial se former dans sa poitrine, dans lequel elle eut l’impression de tomber. Les regards de Kanon et Shaka se rencontrèrent et s’accrochèrent. D’une voix parfaitement égale, Shaka lui demanda :
« Tu as pris ta décision ?
- Oui. Je ne viens pas avec vous.
- Pourquoi ?
- Je ne le souhaite pas. Pas comme ça. Plus maintenant. Je n’ai pas l’âme d’un héros, je ne suis pas capable de me débarrasser de ma haine. On ne sauve pas les gens avec ce genre de sentiments chevillés dans le cœur. Je suis désolé.
- Tu es dé-so-lé… Arrête de te foutre de nous ! » Hurla Angelo, en se le saisissant par le col, « Tu n’as pas changé, ce n’est pas vrai ! Ton frère a changé mais pas toi !
- Angelo ! S’il te plaît… » Shaka tenta de le raisonner mais en vain.
- Tu n’es qu’un sale enfoiré ! Tu l’as toujours été ! De toute façon, tu as toujours voulu te débarrasser de ton frère, alors au final, c’est toi qui gagnes, c’est bien ça, hein ? ! Mais si tu crois que tu pourras remettre les pieds au Sanctuaire, tu te fous le doigt dans l’œil mon pauvre vieux… Nous ne te laisserons jamais vivre suffisamment longtemps pour ça ! »
Kanon se laissa secouer, sans réagir. Il avait fermé les yeux et n’entendait plus. Alors, de rage, Angelo resserra son poing droit et son cosmos s’enflamma autour de ses phalanges. Mais Shaka fut plus rapide que lui, et au moment où le Cancer allait expédier un coup destiné à être mortel, il lui bloqua l’avant bras, avec sa propre force.
- Arrête, Angelo. Ca suffit. Ce que tu fais ne sert à rien. » Angelo lut l’impuissance dans les yeux turquoise de Shaka mais refusa de voir l’évidence. Il cracha :
- Rachel a dit « de gré ou de force ». Qu’il le veuille ou non, il viendra !
- Non ! ! Je dois admettre que Kanon a raison : on ne peut pas s’obliger à aider quelqu’un si on le souhaite pas. Nous devons nous en aller. Maintenant. »
Et la voix de Shaka retentit dans les têtes de ses deux compagnons :
« Je vous en prie, partons !
- Shaka ! Tu ne peux pas nous dire ça ! » Angelo était toujours en colère mais l’incompréhension se lisait en lui.
- Faites ce que je vous dis.
- Qu’est ce que tu manigances ?
- faites-moi confiance.
- C’est ça !
- Angelo, tu n’as pas trop le choix 
»
Thétis, qui n’avait pas participé à cet échange et était demeurée muette, trop atterrée pour intervenir, finit par faire un pas en avant, vers Kanon. Sa voix cristalline était tremblante :
« Kanon… Je croyais… Je croyais que tu accepterais de sauver ton propre frère… Je ne comprends pas… » Et une larme coula sur sa joue, tout doucement, tandis que le vent soulevait et agitait ses cheveux. Angelo et Shaka la regardèrent, interdits ; le visage de Kanon, qui parut s’éveiller, se contracta une brève seconde et dans son regard passa un éclair de douleur. Il fit un pas vers elle, en tendant la main :
« Thétis… Je… Je ne peux pas. » Il fit mine de la toucher et alors, elle rejeta sa main loin d’elle, dans un geste de dégoût :
- Ne m’approche pas ! Je me suis trompée : je ne te connais pas aussi bien que ça finalement… » Et détournant le visage pour cacher sa détresse, elle se mit en selle, et lança à ses compagnons, le visage dans l’ombre :
« Nous n’avons plus rien à faire ici. Partons ! » Angelo la suivit, sans un regard. Shaka, se retourna une dernière fois :
« Kanon, je te souhaite de pouvoir vivre avec ta décision, quelques soient tes motivations. Adieu. »


Lorsqu’ils eurent disparu au détour de la colline, Kanon se laissa tomber à genoux dans la poussière rouge. Serrant les poings sur ses cuisses, il frappa le sol. Les larmes, auxquelles il refusait l’accès depuis quinze ans, eurent enfin raison de lui. Les épaules agitées de soubresauts, il pleura pour la première fois, depuis qu’il avait quitté le Sanctuaire.
Jamais il n’aurait cru avoir cette réaction ; pendant toutes ces années, il s’était blindé, contre tout et contre tous, il avait savamment entretenu le souvenir de son frère dans une haine et une amertume féroces, et détesté tous ses anciens compagnons. Mais tout cela n’avait servi à rien. A rien du tout. Là encore, il avait cru être fort devant eux, en les rejetant, comme eux l’avaient rejeté. Mais la colère d’Angelo, les larmes de Thétis… Et pire que tout, la pitié de Shaka, tout cela, il avait eu beau s’y préparer, rien n’y faisait. Il avait tellement souhaité être avec eux, les retrouver, malgré tout ! Ce rêve qu’il avait rejeté pendant toutes ces années, ce rêve ne l’avait jamais quitté. Et dans sa plus belle partie, il retrouvait son frère…
Il resta là pendant des heures. Le soleil vint le brûler mais il n’en avait cure.

Par orgueil, il venait de laisser échapper la seule chance qu’il aurait jamais de retrouver les siens. Pire, il venait de signer son arrêt de mort car il savait que si Saga venait à mourir, sa garde rapprochée le pourchasserait jusqu’à son trépas. Mais peut être n’en faudrait-il même pas venir jusque là : cette fichue gémellité accélérerait le processus : Il n’osait même pas imaginer ce qu’il ressentirait au moment de la mort de son frère… Il se serait battu, s’il avait pu.

Il finit par relever la tête. Il vit le soleil, en face de lui, bien planté au milieu du ciel. Regardant autour de lui, il vit que son ombre était au point le plus court de la journée. Il en vint à se demander où ils en étaient, de leur chemin. Ils devaient prendre le vol pour New York prévu en fin de soirée. Le vol pour New York…
« Et puis merde ! » Kanon tourna le dos au soleil, tira sa monture de son écurie, qui protestait contre la chaleur, et partit au triple galop vers le village voisin. Dès qu’il aperçut l’homme qu’il cherchait, il sauta au bas de sa selle, et sans préambule, lui lança en espagnol :
« José, j’ai besoin de ton pick-up. Tout de suite.
- Toute de suite ? » Lui répondit l’autre, un petit homme basané et rondouillard, chiquant du tabac sous une moustache noire et tombante, installé sur un vieux fauteuil à l’ombre de l’épicerie.
- Tu es sourd ? Oui, maintenant.
- Mais tu vas où ? Parce que, on ne sait jamais,…
- Je ne vais pas te le voler, ni le vendre, si c’est ce qui t’inquiète, » expliqua Kanon, en tâchant de se maîtriser, « je dois simplement être à Buenos Aires dans moins de six heures, pour prendre l’avion.
- Et mon pick-up !
- je vais le laisser là-bas, bien à l’abri dans un parking et je te promets que je te le ramènerai dès mon retour. Alors, c’est d’accord ? » José dodelina de la tête « On n’en a qu’un au village, s’il t’arrive quelque chose, tu comprends… » Puis finit par acquiescer et ajouta :
« Mais enfin, qu’est ce qui t’arrive ?
- Un problème de famille ! » Répondit-il sur un drôle de ton en saisissant les clés que lui tendait l’homme.


De nouveau sur cette putain de route. Angelo sentait la sueur couler dans son dos et son tee-shirt coller à sa peau aussi bien et aussi chaudement qu’une combinaison de plongée. C’était pire que la veille. Bien pire. Et la colère qui faisait encore bouillonner son sang n’arrangeait rien à cette impression d’être transformé en cocotte-minute. Il finit par relâcher la pression en s’en prenant directement à Shaka qui avançait devant lui, et qui n’avait pas lâché un mot depuis qu’ils avaient quitté Kanon.
« Bordel de Dieu, vas tu enfin nous expliquer pourquoi tu ne m’as pas laissé faire, une fois de plus ? Une bonne correction et terminé : on le prenait avec nous, on l’opérait et on le renvoyait. C’est quoi le problème ?
- Je te l’ai déjà dit, Angelo, » répondit Shaka d’une voix lasse, « On ne peut pas l’y obliger.
- Mais si, on peut ! » Le ton du Cancer était péremptoire, « Shaka, merde, il arrive un moment où il faut laisser la philosophie de côté. Ca ne nous a mené à rien. Et je te laisse imaginer la colère de Rachel quand elle va nous voir arriver les mains vides…
- Angelo, stop. » Shaka lui désigna Thétis, loin devant eux. Elle non plus n’avait plus ouvert la bouche. Lorsqu’ils l’avaient rattrapée tout de suite après être partis, ils l’avaient trouvée plantée sur son cheval, immobile et sanglotante. Contre toute attente, c’était Angelo qui l’avait descendue avec douceur de sa monture, l’avait prise dans ses bras pour la consoler, puis lui avait fait boire une gorgée de whisky, qu’il gardait stockée dans une flasque pour on ne savait quelle raison obscure.
Cela avait eu au moins le mérite de la faire réagir : « Assassin ! C’est quoi ce truc infâme ? ! » Et de s’étouffer avec force larmes et toussotements.
Depuis, c’était silence radio. La tête basse, les épaules rentrées, elle avançait, ou plutôt, c’était le cheval qui avançait, pendant qu’elle s’endormait à moitié.
Elle était vidée. Elle y avait cru, vraiment. Ca n’aurait jamais du se passer comme ça. Ni comme Angelo le disait. Elle pensait réellement que Kanon retrouverait ses esprits et sauverait son frère. Elle avait beau cherché, elle ne comprenait pas.
Soudain, la main de Shaka se posa sur la sienne. Il lui dit :
« J’ai honte Thétis, de t’avoir menti. Moi aussi, j’ai voulu croire avec toi, mais je savais que c’était trop beau pour être vrai. » Elle le regarda :
- Explique-moi, Shaka.
- Tu ne vois toujours que les belles choses chez les personnes. Tu ne vois pas - ou tu refuses de voir, je ne sais pas - le côté sombre des gens. Pourtant il existe, et il ne doit pas être sous-estimé. Je savais que le côté sombre de Kanon risquait de faire pencher la balance.
- Mais je sais que Kanon n’est pas comme ça !
- Je le sais aussi. Mais ça ne suffit pas pour faire confiance.
- Alors dans ce cas, ça sert à quoi de faire confiance au gens, si c’est pour risquer d’être trahi ? ! » Elle avait crié, comme une bête blessée. « Oh Thétis, que j’aurais aimé ne jamais avoir à te dire ces choses-là… » Pensa-t-il en lui saisissant le poignet, alors que ses larmes recommençaient à couler.
Angelo, qui les avait rejoint, eut l’air désolé : « Je crois que ce qu’elle découvre ne va pas lui plaire…
- Elle est restée trop longtemps couvée au Sanctuaire.
 » Répondit Shaka en pensées, « J’ai mal pour elle.
- Moi aussi… Shaka ? C’est une fille bien, tu sais.
- Je le sais.
 »
A cet instant, ils entendirent un bruit de moteur juste derrière eux. Se retournant, Angelo aperçut un nuage de poussière rouge avancer à vive allure. Il fit signe aux deux autres de s’éloigner de la piste. Cependant, lorsque le véhicule passa à quelques mètres d’eux en roulant à tombeau ouvert, un pick-up blanc, le cheval de Thétis fit un écart violent. Celle-ci, déséquilibrée, chuta lourdement, entre les 2 montures de ses compagnons. Angelo fit ce qu’il put mais ne parvint pas à se retenir : il se mit à pouffer, puis à éclater franchement de rire, en lui tendant la main pour l’aider à se relever. Un peu sonnée, elle secoua la tête et grogna :
« Ce n’est pas drôle !
- Excuse-moi… Vraiment… Mais là, tu aurais vu ta tronche ma pauvre… Trop drôle ! » Il se tenait les côtes, à force de rire. Shaka finit par esquisser lui aussi un sourire, puis se joignit à l’hilarité du Cancer, bientôt imité par Thétis, qui trouva là un exutoire parfait à sa déprime de la journée.
Après avoir repris son souffle avec difficulté, elle finit par enfourcher de nouveau sa monture. Tandis qu’ils se remettaient en chemin, elle commenta, d’un air songeur :
« C’est bien la première fois qu’on croise quelqu’un sur cette route !… »

Lorsque, quelques heures plus tard, ils pénétrèrent dans le hall de l’aéroport international de Buenos Aires d’un pas remarquablement bien synchronisé, les voyageurs présents se retournèrent sur eux les uns après les autres, l’air ébahi. Ce n’était pas tant la haute taille de Shaka, la beauté de Thétis ou les cheveux bleus en pétard d’Angelo qui suscitaient une telle réaction, que leur aspect poussiéreux et l’odeur de sueur qu’ils dégageaient tous les trois. En retard, ils avaient quitté le ranch où ils avaient rendu leurs montures dans le véhicule qui les attendaient, sans prendre le temps de se laver.
Thétis eut un plissement de nez :
« C’est nous qui puons comme ça ?
- Et bien », lui répondit Angelo, sarcastique, « il semblerait bien que oui ! » Il observait la foule qui s’écartait sur leur passage. Shaka, les yeux levés, semblait chercher quelque chose.
- Ah ! Ca y est ! » Il leur désigna le fond du bâtiment. D’un seul mouvement, ils se dirigèrent vers les sanitaires, histoire de tenter de reprendre figure humaine un minimum.

Ils se retrouvèrent quelques minutes plus tard devant le comptoir d’enregistrement. Cette fois, personne ne chercha à s’éloigner d’eux. Thétis semblait être retombée dans une profonde mélancolie et poussa un long soupir en tendant ses billets à l’hôtesse, tandis qu’elle balançait son sac sur le tapis roulant. Ce bref instant de répit les avait malheureusement replongés dans les événements de ces 2 derniers jours et le visage d’Angelo avait de nouveau revêtu cet air sombre teinté de mépris ironique, qui ne le quittait presque jamais. Quant à Shaka, soucieux, il rallumait son portable, pour appeler Rachel et l’informer de leur échec. Au moment où son pouce allait enfoncer la touche verte, une voix profonde et chaude arrêta son geste :
« Mademoiselle ! Je voyage avec ces personnes : pouvez-vous m’installer à côté d’eux ? Je vous remercie. » Thétis vit une main sèche et abîmée poser un billet d’avion semblable au sien, juste devant elle, sur le comptoir. Médusée, elle se retourna pour se retrouver face à face avec Kanon, qui la poussa gentiment, pour faire enregistrer son sac.
« Désolé, je suis en retard ». Angelo le contempla, ahuri, la bouche entrouverte. D’un geste négligent, Kanon lui tapota la joue : « Ferme la bouche, Masque de Mort, tu vas finir par avaler une mouche. »
Shaka baissa lentement le bras puis, avec un signe de tête en direction de Kanon, il acheva le geste qu’il était sur le point d’accomplir avant son arrivée.
S’éloignant de quelques pas, il écouta la sonnerie retentir à plusieurs reprises, avant d’entendre la voix de Rachel, essoufflée :
« Enfin ! ! C’est toi ! Pourquoi n’avez-vous pas appelé plus tôt ? » Malgré la distance, Shaka ressentit l’angoisse de la jeune femme, dont la voix contenait une pointe d’hystérie. Il s’obligea à lui répondre de la manière la plus posée possible, insufflant une série de notes reposantes dans son ton :
- Là où nous étions, c’était difficile. Rachel, nous le ramenons avec nous.
- Les Dieux soient loués ! » Son soulagement était perceptible. « Ca n’a pas été trop difficile ?
- Hm… Nous en reparlerons à notre retour… Comment va-t-il ? » Un silence lui répondit. Un instant, une main glaciale lui broya le cœur, jusqu’à ce qu’elle lui réponde enfin :
- Il est toujours dans le coma. Mais les médecins disent… Ils disent qu’il s’enfonce peu à peu. » Shaka serra le poing, maudissant le temps qui s’écoulait trop vite. Il finit par lui demander :
- Et toi ? Tu en dis quoi ? » Un sanglot étouffé lui parvint et, patiemment, il attendit qu’elle se reprenne, tandis qu’il observait du coin de l’œil le petit groupe formé par Angelo, Thétis et Kanon.
- C’est de plus en plus difficile… » Il reporta son attention sur le téléphone, tandis que Rachel lui parlait, de nouveau maîtresse d’elle-même, « … Je n’arrive plus vraiment à lui parler. Nous nous retrouvons encore dans le surmonde, mais il s’éloigne sans arrêt chaque jour. Bientôt, je ne pourrais plus le retenir, je ne le verrai même plus… » La Vierge ferma les yeux, en entendant la voix de Rachel se briser de fatigue. Avant son départ, ils se relayaient tous les deux dans cet espace gris et sans repère qu’était le surmonde, pour tâcher de conserver le lien avec Saga. Depuis son départ, il était quasi certain que c’était elle seule qui assumait cette tâche, aucun des autres n’étant suffisamment aguerri dans ce domaine pour l’épauler.
« Nous serons de retour dans quelques heures. Dès mon retour, je te remplacerai. Il faut que tu te reposes.
- Non ! Non… Retrouvons-nous à l’hôpital. On ne peut plus attendre.
- D’accord. » Il raccrocha, comprenant que leur conversation était terminée.
Il rejoignit les autres dans le couloir d’embarquement. Angelo, à ses côtés, lui souffla :
« Tu le savais, n’est ce pas ?
- Je savais quoi ?
- Qu’il allait changer d’avis. » Shaka secoua la tête.
- Je n’en étais pas sûr. Vraiment pas. Ce n’était pas la peine de vous en faire part. Mais je suis content qu’il soit là. »

Une fois dans l’avion, Shaka s’installa aux côtés de Kanon, tandis que Thétis et Angelo se retrouvaient l’un à côté de l’autre.
Toujours un peu abasourdie par ce revirement de situation, Thétis jeta un œil derrière elle, de l’autre côté de la coursive, pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas.
« Incroyable, n’est ce pas ? » Commenta Angelo, en étendant ses longues jambes devant lui. Thétis le regarda, d’un air dubitatif :
- Qu’est ce qui s’est passé dans sa tête, d’après toi ? » Le Cancer haussa les épaules et répondit :
- Franchement, je n’en sais rien. Mais peut-on réellement le savoir ? Après tout, Shaka a raison. Nous ne connaissons plus cet homme. Il va falloir nous habituer à une nouvelle personne, tout comme nous l’avons fait avec Saga.
- Ce n’est pas pareil ! » Protesta Thétis, véhémente.
- Et en quoi cela serait-ce différent ? » Angelo avait rétorqué en la regardant droit dans les yeux, « Nous n’avons pas eu l’impression du changement, mais c’est parce que, Saga, nous le voyions tous les jours, alors, tout s’est fait en douceur. Mais au final, tout est exactement pareil. Deux frères, deux monstres avides de pouvoir et bouffés par l’orgueil, tous deux frappés par un destin cruel… La roue est en train de basculer, Thétis… Tu ne le vois donc pas ? »

La jeune femme fut ébranlée par les paroles d’Angelo mais aussi et surtout par sa détresse sous-jacente. C’était sans doute la première fois qu’il lui parlait ainsi, dépouillé de son ironie moqueuse habituelle. Et cela aussi, c’était nouveau. Après une hésitation, elle lui demanda :
« Que crains-tu, Angelo ? » Il lut la sincérité dans les yeux couleur d’océan de Thétis, ainsi que le désir de partager ses pensées. Alors, il lui saisit la main et la soulevant à demi, il parut l’observer avec attention. Puis il dit :
- Tu es la plus jeune d’entre nous, et surtout, tu es la dernière arrivée dans le groupe. Tu as été élevée au Sanctuaire, par un oncle qui était lui-même chevalier d’or. Tu n’as pas forcément le même vécu que la majorité d’entre nous. »

La voyant sur le point de protester, il lui imposa le silence d’un geste :
« Ne te méprends pas. Ce n’est pas un reproche. Bien au contraire, je t’envie, j’aurais aimé avoir l’enfance que tu as eue… Mais là n’est pas la question. Ce que j’essaie de te dire, c’est que certains, dont moi, ont très tôt appris à sentir le danger. Et aujourd’hui, je ne peux m’empêcher d’être inquiet.
- Mais enfin…. Pourquoi ?
- Trop de choses changent… trop de choses se passent, qui semblent n’avoir aucun lien les unes avec les autres et pourtant, je sens que tout va bientôt basculer. As tu déjà oublié ce que Saga nous a annoncé avant de tomber malade ? Les Portes…
- Mü dirige le Sanctuaire par intérim. S’il se passait quoi que ce soit de ce côté là, nous en serions immédiatement avertis !
- Le calme avant la tempête… » Répondit sombrement Angelo, avant de continuer, « Je sais qu’Aiors a la même sensation que moi, même s’il refuse d’en parler. Il n’y a pas que ça. »
D’un geste il désigna Kanon installé deux rangs derrière eux, de l’autre côté de l’appareil :
« Et lui ? As tu pensé aux implications de son retour ?
- Je ne comprends pas… » Angelo éclata de rire et murmura, comme pour lui-même :
- Ca fait si longtemps… A croire que nous avons pris de mauvaises habitudes ! Thétis, le retour de Kanon signifie que pour la première fois depuis un siècle, nous somme au complet ! Douze chevaliers d’or, un Grand Pope et un Dothrakis ! Pourquoi maintenant, alors que les Portes se manifestent ? Et pourquoi, dis-moi, le chevalier des Gémeaux est-il double, ce qui n’est plus arrivé depuis 2000 ans ? » Sans s’en rendre compte, il serrait convulsivement la main de Thétis dans la sienne, comme pour partager sa force avec elle. Avec douceur, elle posa son autre main sur celle d’Angelo.
- Pourquoi as-tu aussi peur ? Nous avons déjà traversé de nombreux tourments et autres guerres, et nous nous en sommes toujours sortis jusqu’ici, sans être au complet…
- J’ai peur que le Sanctuaire soit définitivement détruit cette fois-ci. Si nous ne parvenons pas à vaincre les Portes...
- Et alors ? N’est ce pas notre destin, de défendre le monde, fut-ce aux dépends de nos vies ? Si le Sanctuaire est détruit, d’autres après nous le reconstruiront.
- Je n’ai pas envie que le Sanctuaire soit détruit. Il est ma seule famille. Et je ne suis plus très sûr d’avoir envie de donner ma vie pour un monde tel que celui dans lequel on vit. »
Angelo avait répondu avec toute la franchise dont il était capable. Au moment où ses derniers mots lui échappaient, il se prit à se demander s’il avait bien fait de confier ses doutes à Thétis, si jeune et qui croyait encore à la noblesse de sa tâche, une foi qu’il avait perdue depuis plusieurs années déjà. Il fut gêné de voir les larmes envahir les yeux de la jeune femme et tâcha de se rattraper :
« Thétis ! Je ne pensais pas vraiment ce que je…
- Je ne savais pas que tu étais si seul. » Les paroles de Thétis lui transpercèrent le cœur. Interdit, il la contemplait, et voyait sur son visage toute la douleur qu’elle éprouvait de ne pas s’en être rendue compte plus tôt. Personne ne l’avait jamais percé à jour comme ça. Ils restèrent un long moment à s’entreregarder, sans un mot. Puis, tandis qu’un mince sourire se dessinait sur ses lèvres, il lui essuya les larmes qui coulaient sur ses joues :
- Ne t’inquiète donc pas pour moi. Et oublie ce bref moment de faiblesse. Cela nuirait à ma réputation d’homme tout à fait détestable ! » Il avait repris son air gouailleur, « tu ne devrais pas écouter les vieux cons de chevaliers dans mon genre ! » Malgré elle, elle eut un sourire à travers ses larmes. Elle finit par lui dire :
- Tu sais quoi ? Je suis heureuse de faire partie de ta famille… » Puis regardant au loin par le hublot : « Et tu pourras toujours compter sur moi, quoi qu’il arrive. » Rassérénée, elle lui adressa un sourire éblouissant. Angelo se mit alors à rire, tout en plaquant un baiser sonore sur le front :
- Pareil pour moi, ma belle ! »

Tandis que ces deux-là devisaient, les deux autres n’avaient quasiment pas décroché un mot. Surtout Kanon. Lorsque Shaka lui avait demandé pourquoi il avait changé d’avis, le second fils Antinaïkos avait levé les épaules, sans répondre. Maintenant que l’avion survolait l’Amérique du Sud, il se posait visiblement des questions. Shaka respectait son silence et s’était plongé dans un énorme bouquin qui devait être aussi vieux que l’humanité. Au bout d’un moment, Kanon finit par lui demander de quoi il s’agissait. « Philosophie indienne » lui répondit Shaka, sans lever les yeux.
- Décidément, il y a des choses qui ne changent pas… » Commenta Kanon, sarcastique.
- Certes, cela peut te sembler dérisoire, mais, au moins, je suis en mesure d’avoir un minimum de recul sur mes choix.
- Je n’ai pas besoin de me noyer sous des monceaux de philosophie pour prendre du recul. Un certain nombre d’années suffit pour ça…
- C’est ça qui t’a fait changer d’avis ?
- Peut être. »

Kanon observa son vis-à-vis avec curiosité. Shaka avait très peu changé malgré les 15 années passées. Il avait conservé son imposante chevelure blonde, ainsi que son maintien altier ; seules quelques traces sur son visage attestaient plus ou moins de son âge. 35, 37 ans ? Oui, c’est ça, 35 ans, se rappela Kanon. A priori, toujours cloîtré au Sanctuaire. « Pas étonnant qu’il n’ait pas vieilli, bien à l’abri dans son temple et à l’écart du monde…. » Se dit Kanon, acerbe. Il se sentit brusquement impatient de revoir ses alter ego, savoir comment ils avaient évolué, ce qu’ils étaient devenus. Et surtout, surtout, savoir. Que s’était il passé pendant toutes ces années ? Comment serait-il accueilli ?
Il sentit ses yeux se fermer et il laissa, pour la première fois depuis 15 ans, filer son esprit là où il s’était refusé d’aller pendant tout ce temps, chez lui, au Sanctuaire.
Shaka finit par demander une couverture à l’hôtesse, qu’il déposa délicatement sur les épaules de Kanon, endormi, avec un vague sourire au lèvres. Il se demanda à quoi il pouvait bien rêver. Sans doute était-ce agréable…
En se retournant, il croisa le regard de Thétis. Ils se sourirent, et il se replongea dans son livre. La jeune femme s’étira langoureusement tout en consultant sa montre.
« Plus qu’une heure ! Vivement qu’on sorte d’ici, je suis complètement ankylosée à force de rester immobile !
- Hmm, tu es sûre que ce n’est pas plutôt à cause de ton lit improvisé à la belle étoile de la nuit dernière ? » Lui lança Angelo, goguenard. Elle soupira :
- Décidément, quand tu as une idée en tête…
- Je ne l’ai pas ailleurs, oui, je sais. Il se passe quelque chose entre Shaka et toi ?
- Mais, non ! ! Ce n’est quand même pas parce qu’on a dormi tous les deux dehors la nuit dernière que tout de suite…
- Shaka t’aime beaucoup, tu sais. » Lui asséna-t-il, abrupt, ce qui eut le mérite de l’empêcher de trouver de quoi répondre. Elle réfléchit un instant, puis finit par lui dire :
- Je l’apprécie aussi beaucoup. C’est vrai que je me sens bien en sa compagnie ; c’est comme si je l’avais toujours connu. C’est assez étrange comme sensation…
- Et donc, hier soir…
- … Il ne s’est rien passé ! Tu es pénible à la fin… j’ai dormi dans ses bras, voilà, tu es content ? Y a pas de quoi fouetter un chat…
- Ah, tu vois bien ! Et alors ?
- Et alors, quoi ? »
- Ben, raconte ! » L’œil d’Angelo pétillait d’intérêt. Prise au jeu, Thétis fit mine de ne plus rien répondre puis, bonne perdante devant la curiosité de son ami, elle finit par admettre :
- Oui, c’était agréable. Et je sais que cela l’était aussi, pour lui. Mais ce n’est pas pour autant que… De toute manière Shaka est à part, et tu le sais aussi que moi. » Elle baissa les yeux, un peu gênée. Angelo finit par lui demander, toute ironie envolée :
- Qu’est ce que tu ressens pour lui ? » Elle secoua la tête, perplexe.
- Je ne sais pas… Je le connais si peu ! En même temps, c’est comme si nous n’avions pas besoin de nous parler pour nous comprendre… C’est si étrange ! »

Angelo la contemplait. C’était une belle femme qui, bien que dévouée au Sanctuaire, avait fait fi de la plupart des conventions vieillottes pour vivre sa vie de femme, justement. Avec la bénédiction de Saga ce qui, du coup, avait fait taire les mauvaises langues. Elle travaillait depuis quelques années dans un centre de biologie marine en Floride, et s’absentait du Sanctuaire pour de longues périodes.
Elle avait ses études en ce sens d’ailleurs, sa passion pour l’océan avait fait le reste. Angelo savait pertinemment qu’elle avait déjà eu des hommes dans sa vie et, bizarrement, aucun n’était affilié au Sanctuaire. Comme si elle avait toujours voulu marquer la frontière. Et là, elle se retrouvait confrontée à une situation nouvelle pour elle. Là encore, Angelo ne peut s’empêcher de se faire la remarque : encore une chose pas habituelle. Jusqu’où allaient-ils aller comme ça ?

La voix de Thétis le ramena à la réalité :
« Des nouvelles de Saga ?
- Shaka a eu Rachel au téléphone, » répondit Angelo tout en se frottant la cicatrice qui ornait son pouce gauche, « pas brillant, d’après ce que j’en ai compris.
- Tu crois que nous allons arriver à temps ? » Demanda la jeune femme, avec une pointe d’inquiétude. Angelo haussa les épaules :
- Pas la moindre idée… Tout ce que j’espère, c’est que nous n’avons pas fait tout ça pour rien. »
Cette fois-ci, Thétis n’ajouta rien ; la leçon reçue tantôt, au contact de Kanon, lui avait appris à ne plus accorder systématiquement foi à toutes les espérances qui lui traversaient le cœur. Silencieuse, elle se rencogna contre le hublot et regarda défiler la côte Est américaine sous l’appareil. Ils étaient sur le point d’arriver.