Chapitre 14
Une fois Angelo parti, Rachel dit doucement :
« Je crois qu’il est content de te revoir. » Pour
toute réponse, Kanon eut un ricanement moqueur. Surprise, Rachel le questionna :
« Pourquoi ris tu ainsi ?
- Ne serait-il pas plutôt content pour “lui” ? »
Répondit-il, acerbe, en désigna du pouce le lit dans la pièce
derrière lui, « après tout, vous êtes venus me
chercher pour le sauver, lui ! S’il n’était pas en train
d’agoniser, je serais sans doute toujours perdu dans les limbes de vos
souvenirs… »
Rachel baissa les yeux, ébranlée par l’amertume de Kanon.
Il ne lui servirait à rien de protester, car il avait raison. Alors,
ce fut d’un ton humble qu’elle murmura :
« Quoiqu’il arrive maintenant, je ne pourrais jamais assez
te remercier d’avoir accepté de venir. J’imagine à
quel point cette décision a dû être difficile pour toi. Sache
cependant qu’aujourd’hui, ceux qui sont ici, comme ceux qui sont
restés au Sanctuaire, ont décidé de faire table rase du
passé. Ils sont décidés à t’accueillir comme
celui que tu n’as jamais cessé d’être au fond de notre
cœur : un membre de notre famille. »
Elle lui tendit la main. Kanon l’observa un long moment, sans la prendre.
Il finit par dire, d’une voix sourde :
« C’est sans aucun doute beaucoup plus facile pour vous que
pour moi. Je ne peux pas effacer 15 années en quelques minutes. Ce que
moi, j’ai pu ressentir pendant tout ce temps, vous n’en avez pas
la moindre idée. J’en veux à mon frère, mais je vous
en veux aussi à tous, et aussi à toi, Rachel. S’il y avait
une personne qui n’aurait pas du me laisser tomber, c’était
bien toi, au moins de par ta fonction. Mais même ça, tu n’as
pas eu le courage de le faire. »
Il la contourna, pour sortir :
« Ce n’est pas à vous de me tendre la main, c’est
à moi. Et pour l’instant, je suis loin d’être prêt
pour cela. Au passage, je tiens à t’avertir : oui, je suis
venu, mais je n’ai pas encore décidé de le sauver. »
La porte se referma lourdement sur lui, pendant que Rachel, la main toujours
tendue, sentait des larmes de honte lui monter aux yeux. Ramenant lentement
son bras sur sa poitrine, elle se recroquevilla sur la chaise.
Oh oui, elle avait la mémoire courte… Comment avait-elle pu croire
que ça serait si facile ? Elle sentit la culpabilité l’envahir
et les mots de Kanon continuaient à résonner dans sa tête.
Il avait terriblement raison. Comment demander à un homme de sauver celui
qui a brisé sa vie ? Et comment pourrait-il accepter ? Les
sanglots la brisèrent en deux, et elle laissa libre cours à son
désespoir. Elle y avait cru, un moment. Mais maintenant ? « Oh
Saga, Saga… Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi
faut-il qu’au moment où je te retrouve enfin, je doive te perdre ?
Pourquoi ?… »
Kanon croisa le docteur Anderson à sa sortie du service.
« Vous tombez bien ! J’ai les résultats de vos
analyses. Suivez-moi dans mon bureau. »
Le bureau d’Anderson était situé au fond du couloir, entre
le placard à balais et l’ascenseur. Il s’agissait d’une
pièce minuscule et de ce fait, particulièrement encombrée.
Kanon observa le médecin s’asseoir derrière sa table, submergée
de dossiers, de stylos mâchouillés et autres emballages de chewing
gum et de bonbons acidulés. De taille moyenne, il était plutôt
corpulent, cintré dans sa blouse blanche.
Pas gros en tout cas, mais le genre plutôt trapu, et sportif. Un coup
d’œil aux étagères derrière lui, renseigna Kanon
sur ce point. Elle supportait nombre de coupes de football américain.
Au vu des dates, il s’agissait vraisemblablement de trophées de
jeunesse.
« Mais asseyez-vous donc ! » lui lança le
médecin, en lui désignant un fauteuil de cuir noir devant lui.
Une fois assis, Kanon put constater de face que le visage s’harmonisait
avec le reste du corps, à savoir une mâchoire carrée, un
visage massif et une coupe très courte en brosse que ne dénigrerait
pas le premier flic venu. Toutefois, le regard se démarquait complètement
de l’air de bouledogue antipathique qui se dégageait de sa silhouette ;
les yeux gris clair respiraient l’intelligence et la bonté.
De façon étrange, Kanon se sentit soudainement en confiance, en
face de cet homme. En réalité, il s’agissait là du
premier moment depuis qu’il était descendu de l’avion, où
il se sentait détendu.
Anderson farfouilla dans un pot à crayon pour en extirper une nouvelle
sucrerie :
« J’essaie d’arrêter de fumer… »
Dit il sur un ton d’excuse, en balayant du revers de la main les emballages
devant lui.
Il sortit un dossier de son bureau et l’ouvrit à plat sur la table.
Il observa Kanon un instant, avant de dire :
« Les tests sont positifs, ainsi que nous aurions pu nous en douter.
Votre moelle est parfaitement compatible avec celle de votre frère.
- Je suis ravi de l’apprendre, » répondit Kanon, d’une
voix neutre, « et maintenant, c’est quoi le programme ?
- Et bien, compte tenu de l’urgence, vous passez sur le billard demain
matin en première place, c’est à dire… »
Il regarda l’horloge au-dessus de la porte, « … Dans
6 petites heures. Et nous transfuserons votre frère tout de suite après,
pour perdre le moins de temps possible.
- Ah, déjà… » Kanon se mordit les lèvres.
Il pensait disposer de plus de temps pour se décider. Le docteur eut
l’air étonné :
- Pourquoi, déjà ?
- Heu… C’est sans importance. » Kanon avait bafouillé.
Il ne se voyait pas en train d’expliquer le détail de la situation
à cet homme qu’il ne connaissait pas. Ce dernier avait par ailleurs
replongé dans son dossier. Il finit par commenter :
- En réalité, les résultats des tests se sont montrés
particulièrement exceptionnels. Un tel niveau de compatibilité
est rarissime. Pour tout vous dire, je n’ai jamais vu ça, de toute
ma carrière. » Kanon haussa les épaules et lâcha
avec ennui :
- En même temps, les jumeaux, ça ne court pas les rues non plus.
- Ne croyez pas ça… j’ai eu une bonne dizaine cas comme le
vôtre et celui de votre frère et pourtant… Vous n’avez
pas l’air de me croire ?
- J’en ai tellement entendu étant gamin que maintenant, je suis
blindé.
- Je crois que vous ne comprenez pas ce que je suis en train de vous dire, »
lui dit le docteur, en le regardant droit dans les yeux. Il continua d’une
voix ferme : « j’ai vérifié sur le net,
auprès de mes plus éminents collègues, de certains spécialistes…
Jamais, je dis bien jamais, aucun test n’a permis d’établir
une telle similitude. La correspondance habituellement admise pour des jumeaux
homozygotes est de l’ordre de 95 à 98 %. Dans votre cas, le pourcentage
obtenu a été de… 99,98 %. C’est la première
fois. Et cette similitude a été testée sur votre ADN. Pour
être plus clair, je dirais que vous êtes… interchangeables.»
Kanon fut ébranlé, plus par le ton du médecin, que par
ses paroles. Il savait depuis toujours que lui et son frère étaient
si semblables que même leurs parents avaient parfois eu du mal à
les distinguer. Mais il ne s’imaginait pas que c’en était
à ce point.
Sans répondre, il baissa les yeux sur sa main droite. Le sceau de la
famille Antinaïkos luisait à son annulaire ; lorsque son frère
l’avait chassé du Sanctuaire, il avait voulu s’en débarrasser.
Mais étrangement, à chaque fois qu’il avait tenté
de le retirer, un vide se créait au fond de lui, et il lui devenait impossible
au bout de quelques heures de former ne serait-ce qu’une seule pensée
cohérente.
Comme si cet anneau était devenu partie intégrante de son être
au fil des années, et qu’il n’était plus en mesure
de vivre sans cet appendice. Son regard se perdit dans le chatoiement bleuté
du saphir étoilé qui l’ornait et ce fut un raclement de
gorge discret d’Anderson qui le tira de sa rêverie.
« … Personne ne vous a donc jamais signalé cette singularité
auparavant ? » L’espace d’un instant, Kanon se demanda
de quoi lui parlait son interlocuteur assis en face de lui ; il était
parti si loin qu’il lui fallut quelques secondes avant que son esprit
ne se rematérialise dans le moment présent.
- Vous disiez ? Ah oui… » ses lèvres se tordirent
en un semblant de sourire, mais son regard s’assombrit, « Je
crois qu’on peut dire que notre gémellité est plus qu’une
singularité auprès de nombreuses personnes, même si on ne
nous l’a jamais signifié en termes… “cliniques”.
Notre père s’en est suffisamment gargarisé jusqu’à
ce qu’il meure, pour que tout au long de notre enfance, on s’entende
qualifier d’exceptions. »
Le docteur Anderson l’observa un instant avec une telle acuité,
qu’il s’en sentit gêné. Décroisant les jambes,
il se redressa dans son fauteuil, faisant mine de se lever. Il fut arrêté
dans son geste par la voix du docteur :
« Cette gémellité vous pose un problème ?»
Kanon eut un rire méprisant :
- A moi ? Je crois que c’est plutôt à mon frère
que vous devriez demander cela. » Anderson lui jeta un regard pénétrant
et lui répondit, tandis qu’il le raccompagnait à la porte :
- Je crois que vous avez raison. Je le lui demanderai, lorsqu’il sera
rétabli. » Kanon marqua un temps d’arrêt, avant
de sortir, et demanda d’une voix qu’il voulut la plus neutre possible :
- Vous pensez réellement le sauver ?
- Nous sommes là pour ça, non ? Moi… et vous »
termina le médecin, un sourire paisible au coin des lèvres, tout
en refermant la porte sur Kanon.
Kanon savait que les autres l’attendaient. Pourtant, en repassant devant
la chambre de Saga, il ne put résister à cette force qui l’attirait
inexorablement vers son frère. L’effet produit par Shaka sur son
septième sens avait totalement disparu et la sarabande lancinante sous
son front ne lui laissait plus un seul instant de répit. Presque malgré
lui, il tourna la poignée et pénétra de nouveau dans la
pièce attenante à la chambre. Elle était vide.
Alors, après une infime hésitation, il tira de nouveau le rideau.
Cette fois, il n’y avait personne à ses côtés :
il était seul, face à son frère. Pendant de très
longues minutes, il prit le temps d’observer ce visage, ce reflet de lui-même,
si semblable et à la fois tellement différent aujourd’hui,
maltraité par la maladie et la souffrance. Il vit cependant ces marques
du temps, identiques aux siennes, autour des yeux, de la bouche, ces mêmes
plis d’amertume et de colère entre les sourcils et sur le front.
Kanon ne savait pas à quoi s’attendre, en venant là, si
loin de ce qui lui servait de maison, pour revoir un frère perdu depuis
tant d’années. Au final, il comprenait qu’il ne pouvait pas
s’attendre à autre chose qu’à ça, à
savoir se retrouver nez à nez avec son double, qui avait grandi comme
lui, évolué comme lui, vieilli comme lui. Il ne saurait en être
autrement.
Mais aujourd’hui, c’était son frère et non lui, qui
était en train de mourir.
A cette pensée, il crispa le poing et détourna les yeux. Au début
de son exil, chaque jour que les Dieux faisaient, il avait prié et espéré
le moment où son frère paierait pour ce qu’il lui avait
fait. Il avait souhaité sa mort avec toute l’énergie du
désespoir et de la solitude dans laquelle Saga l’avait plongé
en le privant non seulement de sa présence, mais aussi de tout ce qui
avait constitué son univers depuis sa naissance. En l’arrachant
ainsi à sa terre, son foyer, il avait transformé Kanon en un homme
dur et froid, refusant de s’attacher à qui ou quoi que ce soit.
Il avait appris à vivre seul, avec le lot de souffrances physiques et
morales qui avaient découlé de sa séparation d’avec
son jumeau.
« A présent, c’est toi qui souffres… »
Murmura-t-il en posant la paume de sa main contre la vitre, « C’est
toi qui payes. Sais-tu seulement que je suis là, et que je suis censé
te sauver la vie ? Quelle ironie, vraiment… Il y a encore quelques
années, je serais entré dans cette chambre et t’aurais arraché
le cœur avec plaisir. Aujourd’hui… Tout ce que je suis capable
de faire, c’est de tourner et retourner dans ma tête un bon millier
de questions, » Il appuya son front contre la glace dont la fraîcheur,
une seconde, parut anesthésier sa migraine, « parmi lesquelles
la première est “Mérites-tu d’être sauvé?”
Tous tes “amis” en semblent persuadés. Moi pas. »
Avec lenteur, il recula, en s’éloignant de la vision de son double.
Il lui restait 6 heures.
6 petites heures pour prendre une décision. SA décision.
Aiors avait catégoriquement refusé que qui ce soit aille loger
à l’hôtel et, avec l’aide de Jane, il avait réaménagé
de fond en comble leur appartement pour accueillir son frère, Rachel
et ses 3 autres compagnons. Et tout naturellement, il avait trouvé un
lit supplémentaire pour Kanon.
Une bouteille de whisky était ouverte sur la table basse du salon, quelques
verres traînaient là, plus ou moins vides, les glaçons continuant
à fondre tandis que le silence retombait dans la pièce sombre,
à peine éclairée par les lumières de la ville.
Ils n’étaient pas restés bien longtemps tous ensemble, à
leur retour de l’hôpital. Thétis et Angelo, pour qui le contrecoup
du voyage commençait à se faire sentir, n’avaient pas tardé
à se retirer. Shaka était demeuré quelques minutes de plus
auprès de Rachel, qu’il avait tâché de réconforter
du mieux qu’il pouvait. Mais, malgré tous ses efforts, le désespoir
de la jeune femme était trop grand, et aucune de ses paroles ne pouvaient
l’apaiser. Il avait fini par se taire et par s’éloigner d’elle
en silence. Il croisa le regard d’Aioros, empli de tristesse. Ce dernier
eut un geste d’impuissance en direction de Shaka et la voix du Sagittaire
résonna dans son esprit, angoissée :
« Nous ne pouvons pas servir à grand-chose… Elle
s’est emmurée dans sa douleur et réserve toutes ses forces
pour maintenir le contact avec Saga. Elle n’entend plus.
- Je l’ai compris Aioros… » En passant près
de lui, Shaka posa sa main sur le bras de son alter ego, « …
mais nous sommes là. Même si elle ne nous voit pas, elle le sait
et ça la soulage quelque peu. Notre présence est indispensable,
pour elle, mais aussi pour lui.
- Tu as raison. » Shaka vit l’image d’Aioros dans
sa tête s’illuminer d’un sourire, « …
Comme toujours, mon ami.
- Oh Aioros… Si tu savais combien j’aimerais parfois me tromper… »
Aioros, interloqué, regarda Shaka disparaître dans sa chambre
sur ces dernières pensées, sans qu’il ne se retournât.
Malgré la nature mentale de leur conversation, c’était comme
s’il avait vu le visage de la Vierge s’assombrir et le doute le
traverser. Il connaissait Shaka depuis près de 20 ans, et c’était
la première fois que cet être presque divin lui dévoilait
ainsi son angoisse.
Le mouvement qu’il perçut sur sa droite le tira de ses réflexions.
Kanon, qui n’avait pas bu une goutte d’alcool, venait de se lever
pour tâcher d’aller dormir un minimum. Ce dernier n’avait
que peu participé à la conversation qui s’était déroulée
autour de lui depuis leur départ de l’hôpital, trop occupé
qu’il était à tenter de démêler l’entrelacs
de questions et de suppositions qui obscurcissait son esprit. Il contemplait
le temps qui filait à une allure vertigineuse, impuissant, tandis qu’il
ne parvenait pas à prendre la moindre décision.
Devait-il accepter de sauver Saga ? En était-il capable ? En
avait-il seulement envie ? Cette sensation de se dédoubler, de quitter
son corps l’avait de nouveau saisi et il s’observait, lui-même,
Kanon, assis au bord du canapé, les coudes posés sur ses cuisses
et la tête baissée, regardant sans les voir ses mains dans le vide,
qui tremblaient.
Kanon s’allongea avec précautions sur le lit de camp qu’Aiors
avait déplié à son attention, dans un coin de la chambre,
occupée par Thétis et Angelo. Il ne lui restait plus que 4 heures.
Devant l’air interrogatif d’Aiors, qui s’apprêtait également
à aller se reposer, Rachel finit par sortir de son mutisme :
« Je vais rester ici encore quelques minutes. Va te coucher, je me
débrouillerai.
- Tu es sûre, Rachel ? Tu es épuisée… »
Lui répondit Aiors, alarmé par son teint hâve, et la pâleur
de ses lèvres. Elle leva une main lasse tout en détournant la
tête :
- Laisse-moi… S’il te plaît. » Il ouvrit la bouche
pour insister, mais la referma. Elle s’était déjà
désintéressée de leur conversation. Alors, il passa ses
doigts avec tendresse dans les cheveux noirs de la jeune femme et se penchant
vers elle, il déposa un baiser fraternel sur sa joue :
- Tâche au moins de dormir un peu. » Elle hocha la tête
sans répondre, mais il sentit, l’espace d’un instant, ses
doigts serrer convulsivement les siens.
Bientôt, elle fut seule dans la pénombre.
Le sommeil la fuyait. Aiors avait raison, elle était fatiguée
au-delà de toute expression, le moindre geste qu’elle faisait s’apparentait
à un effort surhumain. Mais malgré cela, ses yeux refusaient de
rester fermés depuis plus de quarante huit heures maintenant. Elle en
était presque effrayée, car elle savait que les hallucinations
ne tarderaient pas à se manifester à ce rythme, mais elle avait
encore plus peur de sombrer dans le sommeil, tant les cauchemars qui l’y
attendaient étaient à ce point terrifiants.
Soudain, elle entendit une porte s’ouvrir et vit une haute silhouette
avancer vers elle, dans l’ombre. Etait-ce déjà une illusion ?
Dans une semi-inconscience, elle la regarda s’approcher et ses yeux s’agrandirent :
était-ce possible ? Lui ! Fascinée, elle regarda ce
corps immense passer devant les fenêtres, la lumière jouer sur
les avant-bras nus et musculeux, les reflets bleutés dans les cheveux
qui dansaient dans son dos, et ressentit cette chaleur si familière l’envelopper
petit à petit. Saga ! Il était revenu, il était enfin
là, et il venait vers elle. Fermant les yeux, toute à ses sensations,
elle y crut. Elle voulait y croire, même si son sixième sens lui
disait que c’était impossible, que cela ne pouvait pas être.
Il fallait qu’elle y croie.
« Rachel… » Un instant, il lui sembla qu’elle
restait suspendue dans l’espace, quelque part entre le rêve et la
réalité puis elle se brisa. Son corps vola en d’innombrables
éclats minuscules et l’image qui s’était formée
dans son esprit se gondola telle une photo qui brûle. Cette voix n’était
pas celle de Saga. Elle lui ressemblait terriblement, bien sûr, mais celle
de Kanon était plus sourde, plus étouffée.
Ce fut trop. Elle s’abattit sur les coussins du canapé, le visage
enfoui dans ses cheveux, sanglotante. Kanon, stupéfait, ne sut que faire
sur le moment ; cependant, il fut touché par la violence de sa douleur,
et avec une infinie douceur, il la releva et prenant son visage dans ses mains,
il essuya ses larmes. Rachel finit par ouvrir les yeux, et le regretta immédiatement.
Ce regard vert émeraude posé sur elle, qui la sondait et la fouaillait
jusqu’au plus profond d’elle-même, c’était le
même. Elle étouffa un gémissement au fond de sa gorge et
elle se détourna. Elle dut enfoncer ses ongles dans son propre poignet,
pour se convaincre de la réalité. Elle finit par regarder de nouveau
l’homme debout devant elle, et murmura :
« Kanon… Que me veux-tu ?
- Rachel… je ne peux pas dormir. Je n’y arrive pas parce que je
ne peux pas prendre de décision.
- Que veux tu dire ? » Il la contempla un moment, si fragile
devant lui. Il s’agenouilla devant elle et de nouveau, il plongea ses
yeux dans les siens :
- J’ai besoin de savoir pourquoi je devrais le sauver. J’ai beau
chercher, je n’arrive pas à trouver de raison suffisante pour cela.
Mais il semblerait que je sois le seul. Comment cela se fait-il ? »
Il l’observait la tête un peu penchée sur le côté,
comme si, effectivement, il cherchait une réponse sur le visage de cette
femme désespérée. Rachel fut surprise de sa question, et
en même temps émue par ce qu’elle voyait. Les sourcils froncés,
l’air sérieux, Kanon avait la même expression que son frère
lorsque celui-ci était confronté à un problème épineux.
D’une voix douce, elle répondit :
« Que veux-tu savoir, Kanon ?
- Tout. Je veux savoir comme se fait-il qu’aujourd’hui, toi, Rachel,
tu sois à ce point amoureuse de mon frère, alors que 15 ans en
arrière, tu avais déserté le Sanctuaire avec un autre homme,
sans plus te préoccuper de l’amour qu’il avait pour toi ;
que ceux qui sont ici sont prêts à tout pour le sauver alors qu’ils
l’ont haï pendant des années, et ont souhaité sa mort.
Qu’est ce qui s’est passé, Rachel, pouvant justifier une
telle sollicitude pour cet homme ? »
Elle comprit. Et sut ce qu’il ressentait. En effet, il ne pouvait pas
prendre de décision, en tant que Kanon, parce que lui, n’avait
aucune raison de sauver Saga. Fut-il son frère jumeau. Mais il était
suffisamment intelligent pour comprendre que si lui ne trouvait aucune justification,
d’autres peut être disposaient des arguments nécessaires.
Alors, elle saisit les mains de Kanon dans les siennes et soutenant enfin son
regard, elle dit :
« Je comprend tes doutes. D’autres les ont eu avant toi. Mais
les tiens sont plus forts, tu as tellement souffert… Laisse-moi dans ce
cas te montrer ton frère. Laisse-moi te montrer Saga tel qu’il
est devenu aujourd’hui et pourquoi. »
Sur l’instant, il ne comprit pas ce qu’elle voulait dire par « montrer » ;
mais brusquement, il se sentit aspiré dans le bleu nuit des yeux de Rachel,
tandis qu’elle amplifiait son cosmos, et qu’une vague argentée
envahissait la pièce en cercles concentriques. Emerveillé, il
lui sembla se trouver dans un champ de lumière, lorsque la voix de la
jeune femme retentit dans sa tête, comme provenant d’un lieu très
lointain :
« Kanon… nous sommes ensemble, dans un endroit du surmonde,
qui n’a pas de nom, mais qui pourrait être le passé. Je vais
te guider. Laisse-toi aller… »
Alors, en compagnie de Rachel – il avait l’impression qu’elle
lui tenait la main – il glissa vers une sorte de vortex, dans lequel des
milliers et des milliers d’images se mélangeaient, avec une profusion
de couleurs changeantes à chaque seconde.
Bientôt, il fut au Sanctuaire. Il était seul. Autour de lui, le
soleil brillait, dans un ciel d’un azur parfait, tandis que d’antiques
colonnes le séparaient du bord de la falaise. Il sentait presque l’odeur
du thym. L’illusion était si parfaite, qu’il voulut marcher
et avancer vers le Palais lorsqu’il se rendit compte que le sol se dérobait
sous ses pieds et que son corps devenait transparent par intermittence. Alors
il sut ; il était dans une autre dimension, mais celle-ci, il ne
la contrôlait pas. Il ne le pouvait pas, car il ne l’avait pas créée.
Il resta là où il était, et attendit. La voix de Rachel
résonna autour de lui :
« C’était il y a quatre ans… Je suis revenue au
Sanctuaire. Ce que je vais te montrer maintenant, je ne l’ai jamais montré
à personne. Même Saga, qui pourtant l’a vécu, n’a
aucune idée de ma perception des choses… » Kanon entendit
un long soupir, qui l’enveloppa et fut glacé par la souffrance
qu’il exsudait. Rachel reprit, bien que sa voix se fasse de plus en plus
imperceptible :
« Le Dragon et moi avons eu 2 enfants… Des jumeaux. Ils sont
morts. Je ne peux pas te raconter ce qui s’est passé… Je
ne peux que te le montrer… » De nouveau, cette aspiration,
et il pénétra dans la mémoire de Rachel. Il eut peur un
instant de s’y perdre mais, alors qu’il se faisait cette remarque,
il aperçut comme un fil d’argent attaché à son poignet.
Elle le tenait. Alors, il glissa. Les images défilèrent encore
devant ses yeux, mais leur vitesse était telle qu’il n’en
retint rien. Pourtant, il lui sembla qu’elles ralentissaient et il fut
soudain comme devant un film : cela resta encore incohérent pendant
quelques secondes puis il distingua une scène. Et la nausée le
prit.
Ce qu’il voyait, c’était l’instant exact du meurtre
des 2 enfants par un homme grand et blond au visage sans âme, leur tranchant
la gorge devant leurs parents, devant une Rachel hébétée,
devant un Schyrius impuissant.
Il voulut s’échapper de ce film, mais les images repassèrent
en boucle devant ses yeux, de plus en plus vite, jusqu’à ce que
ce ne soit plus qu’un long ruban gris et informe. Lorsque Kanon voulut
regarder Rachel, celle-ci l’attira de nouveau dans sa mémoire et
d’une voix neutre, continua :
« Je me suis enfuie… Je n’ai pas pu assumer le regard
du Dragon sur moi, parce que je savais… je savais qu’ils étaient
morts à cause de moi… Je ne voulais plus vivre… »
De nouveau, il fut au Sanctuaire. Tel un spectateur, il la vit arriver au port ;
mais, il pouvait être en deux endroits à la fois, et il observa
son frère se préparer pour aller l’accueillir. Il se transporta
auprès de lui, sachant qu’il ne pouvait le sentir. Il fut désagréablement
surpris de voir le visage d’alors de Saga : lisse, sans une expression,
la froideur au fond du regard, les mâchoires serrées. Curieux,
il assista à leurs retrouvailles et vit avec amusement une lueur s’allumer
dans les yeux de son frère, en apercevant celle qu’il aimait.
Pourtant, même s’il ne pouvait entendre leurs voix, Kanon comprit
que Rachel n’était pas revenue pour lui. Et Saga l’avait
compris aussi.
Rachel intervint de nouveau, et cette fois, son cosmos se mit à vibrer :
« … Je suis rentrée au Sanctuaire parce que c’était
chez moi… Je voulais mourir chez moi… J’ai demandé
à Saga une maison, loin du Palais, et lui ai expliqué que je voulais
y demeurer seule. Il ne savait pas pourquoi j’étais là…
Je ne lui ai rien dit, à ce moment-là… »
Les souvenirs de Rachel défilèrent encore une fois. Et ce qu’elle
montra broya le cœur de Kanon : Les jours passaient, et Rachel mourait.
Le soleil se levait et se couchait et Rachel mourait. Personne ne venait, car
personne ne savait qu’elle était là. Saga ne pouvait savoir,
il respectait son ordre de ne pas se présenter devant elle. Et elle mourait.
Kanon vit avec horreur le corps de la jeune femme se recroqueviller, devenir
si fin et si léger que le vent aurait pu la soulever d’un souffle,
son visage se creuser jusqu’à ce que seuls ses yeux témoignent
d’une étincelle de vie dans ce corps agonisant.
Soudain, un grand bruit, une porte qui explose, une tornade bleue qui vient,
qui l’emporte dans ses bras, l’angoisse sur le visage de Saga, ses
cris, ses larmes devant Rachel… L’hôpital, les sondes, les
médecins soucieux, l’autorité de Saga, il l’emmène !
Ils sont de retour au Sanctuaire. Alors Kanon voit son frère, au chevet
de Rachel, il le voit la nourrir comme on donne à manger à un
oisillon, cuillerée, par cuillerée, avec une infinie douceur,
Saga qui la couvre, qui l’habille, qui lui parle et Rachel… Rachel
qui ne répond pas, qui a perdu l’usage de la parole dans son traumatisme.
Elle refuse de voir, de manger… Elle le regarde avec haine, elle lui fait
signe de s’en aller… Le visage de Saga se tord de douleur, il refuse.
Il ne veut pas qu’elle meure. Il ne veut pas l’abandonner. Pourtant
il part ! Pourquoi part-il ? Kanon sent le doute le tarauder, lorsqu’il
retrouve de nouveau son frère, chaque matin devant la porte de Rachel.
Il n’entre plus, mais il est là. Il lui parle depuis l’extérieur.
Que lui dit-il ? Tout, rien, n’importe quoi. Il parle, il parle pendant
des heures, et reste là, jusqu’à ce qu’il entende
un bruit. Alors il est rassuré, s‘en va et revient, le lendemain.
Et le surlendemain. Kanon se demande pendant combien de temps. Rachel murmure
« 6 mois… ».
Et puis, la délivrance, enfin. Elle lui parle, Saga entend sa voix pour
la première fois depuis
6 mois, et la prend dans ses bras. Elle est sauvée. C’est lui qui
l’a sauvée.
« Mon frère… C’est mon frère qui t’a
ramenée… »
La voix de Kanon sembla sortir d’un songe. Tous les deux ouvrirent les
yeux, et Rachel souffla à travers ses larmes :
« J’ai remis mon âme entre ses mains ce jour-là.
J’ai compris qu’il ne me laisserait pas m’en aller. Je n’avais
plus de raison de vivre, jusqu’à ce moment. Saga est la seule personne
à ne pas m’avoir jugée. Il savait, mais il ne m’a
pas jeté la pierre. Il a continué à m’accepter et
à s’occuper de moi, sans plus jamais reparler de ce qui s’était
passé. Il m’a redonné confiance. Si je suis là aujourd’hui,
c’est grâce à lui. Mais… » Elle hésita
un instant, puis, bravement, elle continua :
« Je suis restée 2 ans au Sanctuaire, loin du monde. Et puis
je suis partie. Maintenant, je me rends compte que c’était une
folie. Une fois de plus, Saga a respecté mon choix ; il ne m’a
pas demandé de rester et moi, j’ai été aveugle. Je
n’ai pas vu sa douleur, sa peine, trop occupée à gérer
mes propres sentiments. Depuis 2 ans, j’ai vécu mais il m’a
manqué quelque chose. Comme un souffle d’air pur, comme un morceau
de moi-même que j’aurais abandonné… Je l’ai fait
souffrir, Kanon, j’ai fait souffrir celui qui m’a sauvé la
vie ! Je l’ai revu, plusieurs fois pendant toutes ces années
et à chaque fois, je me suis donnée à lui, par défi
de moi-même croyais-je… J’ai refusé de voir la réalité
en face jusqu’au moment où j’ai su que je risquais de le
perdre… »
Le lien entre Rachel et Kanon ne s’était pas défait et le
frère de Saga vit surgir des images dans son esprit, échappées
de celui de la jeune femme, toute entière replongée dans ses souvenirs.
Mais ces images-là… Il s’agissait de leur amour, des nuits
qu’ils avaient passé ensemble, de l’abandon de Rachel dans
les bras de celui qu’elle avait toujours aimé ; des images
que Rachel n’avait aucune honte à montrer tant elles étaient
belles.
La main d’Aioros se posa sur l’épaule de Kanon, qui sursauta.
Le Sagittaire le regardait d’un air paisible, le masque d’argent
qui couvrait la moitié de son visage jetant des éclats argentés
par intermittence, sous les lumières artificielles de la ville. Aioros
tendit son autre main à Rachel qui la saisit spontanément. Il
dit, d’un ton d’excuse :
« J’ai suivi votre plongée dans le passé. Kanon,
moi aussi, je voudrais te montrer ton frère…
- Et nous aussi. » La voix cristalline de Thétis s’était
élevée et elle parut, silhouette menue à contre-jour devant
la fenêtre, accompagnée par un Angelo à l’air ensommeillé,
enveloppé dans sa couverture.
- Moi également. ». Shaka se détacha de l’ombre
et vint à son tour s’insérer dans le cercle formé
par ses camarades, bientôt suivi par Aiors. Kanon, interloqué,
vit grandir encore le cosmos de Rachel et les englober les uns après
les autres, tandis que les auras dorées des 5 chevaliers d’or présents
s’entremêlaient, et se mélangeaient à celle de la
jeune femme au milieu d’eux. Nimbé de lumière et envahi
par une chaleur douce, Kanon résista un instant mais n’eut bientôt
plus aucune volonté propre et fut intégré dans le cercle.
Ce qu’il venait de partager avec Rachel, il le renouvela bientôt
avec eux. Tous projetèrent vers lui leurs souvenirs de Saga, tels qu’ils
les avaient gardés pendant toutes ces années. Ce fut ainsi que
Kanon prit connaissance des événements qui avaient suivi son départ,
et plus particulièrement de ce qui était arrivé à
Aioros. Il vit avec horreur son frère pourchasser le Sagittaire, le rattraper
et faire de lui l’homme défiguré à jamais qu’il
était aujourd’hui ; toutefois, il ressentit aussi au plus
profond de son être la compassion d’Aioros pour Saga, le pardon
qu’il lui avait accordé et l’amitié indéfectible
qu’il lui portait. Il fut rejoint en cela par Aiors qui admit la haine
qu’il avait voué de longues années à cet homme puis
déploya devant Kanon les qualités dont Saga faisait preuve chaque
jour pour le bien du Sanctuaire ; le frère du Pope put également
lire dans l’esprit du Lion les excuses de que Saga lui avait présentées
pour sa conduite passée.
Kanon connut aussi l’admiration sans bornes que Thétis portait
au Pope, et la confiance qu’elle avait en lui. Elle lui montra la joie
qu’elle avait éprouvée lorsqu’il l’avait accueillie
parmi eux et la liberté qu’il lui avait octroyée.
Les pensées de Shaka recouvrirent celles de ses alter ego, et ses mots
vrillèrent le cerveau du cadet des Antinaïkos :
« J’étais là, quand Rachel est venue se réfugier
au Sanctuaire. J’étais au courant car Saga ne savait plus quoi
faire pour la ramener dans le monde des vivants. Je n’avais jamais vu
cet homme, si fort et si dur, craquer ainsi. Il m’a demandé mon
aide. L’humilité et la patience dont il a fait preuve à
cette époque-là m’ont fait prendre conscience qu’il
avait changé. Irrémédiablement. »
Angelo, qui ne s’était pas manifesté, posa mentalement sa
main sur le bras de Kanon, et lui dit, en toute simplicité :
« Donnons-lui une seconde chance. Il mérite de vivre. »
Tout avait été dit. Le cercle se défit avec lenteur, chacun
se retirant à son tour et reprenant ses esprits. Rachel, qui avait coordonné
leurs puissances, chancela et retomba, épuisée, dans les bras
d’Aiors qui l’aida à s’allonger. Fermant les yeux,
Shaka approcha la paume de ses mains à quelques centimètres au-dessus
d’elle pour lui communiquer un peu de son énergie. Les traits de
Rachel s’apaisèrent, et elle baissa les paupières, sans
toutefois s’endormir.
Kanon était vidé. Ce n’était pas tant la dépense
d’énergie que leur concertation avait requise que la rupture du
cercle, qui le laissait brutalement sans chaleur, comme démuni de tout.
Thétis lui tendit une tasse de thé brûlante et lui dit avec
sollicitude :
« Je sais ce que ça fait. C’est toujours comme ça
la première fois… » Avec précautions, il saisit
la tasse tout en la remerciant du regard. Jetant un coup d’œil autour
de lui, les silhouettes lui apparurent soudain beaucoup plus nettes et claires.
Angelo s’était fait la même remarque :
« Regardez, le soleil se lève ! »
Ce fut comme un signal ; ils se tournèrent vers Kanon, avec la même
question dans leurs yeux. Alors, il se tourna vers la baie vitrée qui
s’illuminait peu à peu et le regard perdu au-delà des gratte-ciels,
il murmura :
« J’accepte. »
© Vanina BERNARDINI - 2004