Chapitre 18

 

Grèce, quelques jours plus tard…

En cette fin de journée d’avril, la mer était calme, à peine un léger clapotis se faisait-il entendre contre la coque du bateau. Rachel, juchée à l’avant de l’embarcation suivait des yeux, fascinée, les remous provoqués de part et d’autre par l’étrave fendant les flots. Resserrant autour d’elle le pull qu’elle avait lancé sur ses épaules avant d’embarquer, elle se félicita de l’avoir prévu ; finalement, on était peut être au printemps, mais l’air marin était encore frais et pénétrant.
Elle se retourna, pour jeter un coup d’œil au passeur. Quel âge pouvait-il bien avoir maintenant ? Bien 70 ans. Au moins. Elle l’avait toujours connu. Déjà, lorsqu’elle était enfant, c’était lui qui les transbordait, ses parents et elle, entre l’île et le continent. Il était muet. Tous les passeurs du Sanctuaire étaient muets et il en était ainsi depuis des générations. Sans doute les premiers fondateurs avaient ils cru bon que leur seul lien existant avec le monde des hommes ne soit pas en mesure de divulguer trop de secrets. Rachel s’était toujours posée la question de savoir dans quelle mesure les premiers passeurs étaient réellement muets de naissance ou l’étaient devenus… par quelque action extérieure.
Dans tous les cas, sa présence sur ce bateau était pour elle un heureux présage ; sur le chemin de son retour, qu’elle vivait sur l’instant comme une sorte de pèlerinage, il était le premier témoignage de la force de ses racines, avec lesquelles elle s’apprêtait à renouer.
De nouveau, son regard se porta sur l’horizon, alors que l’île du Sanctuaire grandissait à vue d’œil, au fur et à mesure qu’ils approchaient. Il lui sembla qu’à chaque mètre fait pour la ramener dans son foyer, son passé partait en lambeaux informes derrière elle ; et elle se sentait tellement plus légère tout à coup !… Malgré cela, des images diverses traversaient son esprit, sans but précis, et elle ne put éviter d’être confrontée à des souvenirs plus récents. Schyrius…


Trois mois plus tôt, Los Angeles…

Il état déjà installé, lorsqu’elle pénétra dans la grande salle du bar-restaurant. C’était elle qui avait réservé cette table, près de la grande baie, qui donnait directement sur la plage de Malibu. Comme à son habitude Schyrius était en avance, et sirotait tranquillement un verre de vin.
Il la regarda s’avancer vers lui, le visage impassible. A peine quelques semaines… Elle était partie sur New-York sans justification ou du moins, pas sur le moment. Un coup de fil bref à son retour, la voix de Rachel, neutre, lui donnant rendez-vous dans cet endroit. Il avait alors perdu ses dernières illusions, si tant qu’il lui en fut resté encore à ce moment-là.

Il se leva à demi pour la saluer, alors qu’elle s’installait en face de lui.
« La même chose, s’il vous plaît. » dit-elle au serveur qui s’approchait pour prendre sa commande.
« Pas beaucoup de monde, on dirait… » Elle jeta un coup d’œil circulaire autour d’elle, pour constater que les trois quarts des tables étaient inoccupés.
- En effet. Remarque, ça fait quelques années que nous n’avons plus mis les pieds ici. Les modes changent… » Elle lui adressa un sourire indécis, tandis qu’il l’observait, son regard gris fixé sur elle. Il finit par lui demander :
« Comment va-t-il ?
- Il va s’en sortir. » Rachel n’était revenue sur L.A. que trois jours auparavant, et logeait à l’hôtel. Ils ne s’étaient pas revus, jusqu’à cet instant. Et maintenant, ils étaient là, tous les deux, et ni l’un ni l’autre ne semblait vraiment savoir comment entamer la conversation. Ce fut elle qui, prenant son courage à deux mains, aborda le sujet :
« Je vais rentrer au Sanctuaire. Dans quelques temps » Elle l’examina tandis qu’il avalait une gorgée de vin ; il n’avait pas cillé, ainsi qu’elle s’y était attendue. Elle s’était doutée que cela ne le surprendrait pas, et Schyrius le lui confirma presque immédiatement :
« Ca ne m’étonne pas. Je m’attendais à ce que tu me l’annonces ce soir. » Il tira une cigarette du paquet posé sur la table et l’alluma à la flamme de la bougie posée entre eux, « En fait… Je crois que ça fait dix bonnes années que je m’y prépare. » Le verre de Rachel resta suspendu un bref instant dans l’air, alors que ces paroles tombaient entre eux. Avec lenteur, elle le reposa tandis qu’à son tour, elle allumait une cigarette.
« Dix ans… Pourquoi, Schyrius ?
- Pourquoi ?… Parce que ton destin a toujours été lié au Sanctuaire. Parce qu’il est écrit que depuis ta naissance, tu es partie intégrante de cette île. Parce que j’ai toujours eu conscience que ces années passées avec toi n’étaient qu’un sursis. » La voix du Dragon était calme, presque amusée, tandis qu’il parlait. Leurs regards se croisèrent ; Rachel y lut une sorte de résignation paisible, presque fataliste. N’y avait-elle donc jamais prêté attention auparavant ? Il lui sembla tout à coup découvrir quelque chose qui avait toujours été là. Un instant, elle fut tentée de chercher à lui répondre, à se défendre, mais elle comprit que cela n’en valait pas la peine. S’il y avait bien une personne à qui elle n’était pas en mesure de mentir, c’était bien lui. Un sourire triste vint flotter sur ses lèvres et elle avoua :
- Je n’ai jamais accepté de regarder la vérité en face : tu as fait preuve de beaucoup plus de lucidité que moi. Je crois… Je crois qu’à un moment donné de ma vie, lorsque j’ai accepté de partir avec toi, j’ai réellement pensé que j’étais libre. Que je pouvais mener ma vie comme je l’entendais. Je regrette de ne pas m’être aperçue plus tôt que j’étais sur la mauvaise route. Je suis désolée, Schyrius. Vraiment.
- Je ne te reproche rien. » Il posa ses coudes sur la table, son menton dans ses mains. Il finit par lui sourire, à son tour. « Ton destin est écrit, et rien de ce que tu aurais pu faire n’y aurait rien changé. Et pour ma part, je crois que mon destin était justement de participer à la réalisation du tien. » Rachel eut un haut le corps :
- Non ! J’aurais dû m’en rendre compte plus tôt ! » Protesta-t-elle avec véhémence, « Et dans ce cas, je t’aurais épargné ce…
- Le passé est le passé, Rachel. Il n’est pas utile de revenir dessus. » Il l’avait arrêté avant qu’elle n’évoque ce qu’ils s’ingéniaient à éviter depuis deux ans. Elle se mordit les lèvres ; le sang-froid de Schyrius était salutaire. Elle prit une inspiration profonde pour retrouver le contrôle d’elle-même, pendant qu’il continuait :
« Si les choses se sont déroulées ainsi, c’est que cela devait être. Et… Les Dieux savent combien ça m’est difficile de dire cela, même ce qui est arrivé il y a deux ans devait se produire. Chaque événement, chaque personne a constitué un instrument nécessaire à la construction de ton destin.
- C’est injuste. » Elle posa la main sur la sienne, en travers de la table, « Tu as souffert plus que de raison, pour que nous en arrivions là, aujourd’hui.
- Le destin ignore la justice, Rachel. Il ne connaît qu’une seule voie : la sienne. Et quelques soient les décisions des hommes, il trouvera toujours un moyen pour se frayer un chemin, pour atteindre son but. » Les doigts de Schyrius enserrèrent une dernière avec force ceux de la jeune femme, puis il retira sa main. « Tu es devant ta route maintenant. Celui qui doit t’accompagner est Saga, ainsi que cela l’a été prédit…
- … Et notre route à nous s’achève, maintenant. » Termina-t-elle à voix basse. De nouveau, il s’entre-regardèrent, et se sourirent. Ils avaient compris qu’il ne servirait plus à rien dorénavant de se retourner.
- Tu sais… Je suis heureux que tu ne t’en sois pas rendue compte plus tôt. Cela m’a permis de connaître dix années merveilleuses avec toi à mes côtés.
- Nous nous sommes aimés avec passion, c’est vrai… » Rachel eut un rire nostalgique, « Et rien ni personne ne pourra jamais nous enlever ça. Moi non plus, je ne regrette rien. » Ils trinquèrent, pour sceller la fin de leur époque.
« Que vas-tu faire, maintenant ? » Demanda-t-elle au bout d’un moment.
- Rentrer en Chine. Cette ville me fatigue, ce pays me fatigue. J’ai besoin de calme. J’ai contacté Dôkho et lui ai proposé de reprendre la gestion de son centre d’entraînement.
- Et qu’a t il dit ?
- Il a accepté. Avec soulagement : c’est du moins l’impression que cela m’a donné. D’ailleurs, à ce sujet,… » Schyrius jeta à Rachel un coup d’œil incisif, « Saga n’est pas l’unique raison de ton retour au Sanctuaire, je me trompe ? » Un instant, elle resta trop stupéfaite pour réagir, puis un sourire glacé se dessina lentement sur ses lèvres. Oh oui, il la connaissait bien. Elle n’avait pipé mot à personne au sujet des Portes, et pourtant il l’avait devinée, ainsi qu’il l’avait toujours fait depuis 10 ans.
- Non. Tu as raison, il y a autre chose, » elle planta son regard dans le sien tandis que sa voix prenait une intonation métallique, « mais il ne me semble pas opportun d’en parler maintenant. »
Ce fut comme un signal d’alerte qui se mit à clignoter dans l’esprit de Schyrius. Le ton qu’elle venait d’employer, le bleu de ses yeux qui venait de virer à l’orage, tout cela témoignait de ce qu’il était en train de s’aventurer sur un terrain miné. Néanmoins, passant outre la menace que constituait un colère possible, il insista, d’un ton neutre :
- Rachel, si un danger menace le Sanctuaire, il est de ton devoir de nous mettre au courant. Tu le sais aussi bien que moi. Alors, que se passe-t-il ? » Devant le visage hostile qu’elle lui opposa tout à coup, il comprit qu’il venait de perdre le fragile avantage qu’il avait conquis sur elle, en ne lui reprochant pas son départ. Elle ne lui dirait plus rien.
Alors, sans plus un mot, il termina son verre et se leva :
« Il semblerait que nous n’ayons plus rien à nous dire. Je te laisse le soin de régler les quelques affaires que nous avons en commun ici. » Rachel se détendit imperceptiblement et se leva à son tour. Elle hocha la tête en signe d’accord, tandis qu’une ultime fois, il la saisissait par la taille, déposant avec tendresse un dernier baiser au coin de ses lèvres :
« Je te souhaite d’être heureuse. Je vous souhaite à tous les deux d’être heureux. Du fond du cœur. Et… Surtout, soyez prudents. » Rachel lut alors dans ses yeux le doute qu’il entretenait à ce sujet et tâcha de le rassurer, posant sa main fine sur sa joue :
- Je me suis assagie, et Saga a bien changé lui aussi. Nous ne ferons pas de folies.
- Je l’espère. »

C’était sur ces derniers mots qu’ils s’étaient quittés ce soir-là, pour ne plus se revoir. Rachel avait appris peu de temps après qu’il s’en était retourné en Chine. Lorsqu’elle l’avait su, elle s’était trouvée un instant égarée entre le passé et le présent, tandis que jeune fille, elle le rencontrait pour la première fois, tombant amoureuse, quittant ses amis et sa famille pour le suivre. La boucle était bouclée. Les souvenirs seraient ancrés en elle jusqu’à la mort, mais ils n’étaient plus que ça : des souvenirs.
Elle fut tirée de ses pensées par le choc de la coque contre le ponton. En face, le soleil commençait à disparaître derrière les falaises et un long frisson parcourut son corps. La nuit prenait déjà ses quartiers au dessus du Domaine Sacré.


Jamais il ne les avait descendues aussi vite, ces maudites marches. Dévalant les escaliers, traversant les douze Maisons sans même daigner saluer ses gardiens, il volait presque. A peine aperçut-il Angelo qui suivit sa course du regard, avec quelque chose qui ressemblait à un sourire espiègle plaqué sur son visage.
Saga n’avait pas eu besoin que qui ce soit l’informe du bateau en approche ; il l’avait ressenti par toutes les fibres de son corps, son cœur s’accélérant brusquement lorsque la puissance du cosmos de Rachel avait effleuré le sien. Et à présent, il courait. Peu lui importait les regards, les commentaires, alors qu’elle était là. Qu’elle était de retour.
A peine posa-t-elle le pied sur le ponton que deux bras puissants la décollaient du sol, pour l’emporter dans un tourbillon sans plus de repère. Accrochée aux épaules de Saga, elle fermait les yeux tandis que son rire se répercutait contre les parois des falaises et qu’ils tournaient, ils tournaient !
Il finit par la reposer devant lui, leurs mains toujours jointes, et reprenant leur souffle. Ils se regardaient, presque incrédules ; c’était la nuit et pourtant, un jour nouveau venait de se lever, pour eux. Cette fois, pas de précipitation, pas de course contre la montre, plus d’instants volés… Ils étaient là, ensemble, au vu et au su de tous.
« Viens avec moi. » Déjà, elle ne distinguait presque plus son visage dans la pénombre, mais sa voix l’enveloppa une seconde, la coupant de la réalité. Saga lança un ordre bref au garde qui se tenait là, pour qu’il convoie les bagages de la jeune femme et la saisissant par la taille, l’entraîna vers la falaise :
« Je regrette de ne pas disposer des capacités de Mü…
- … Car dans ce cas nous serions déjà au Palais ! » Acheva-t-elle dans un rire, en attaquant vaillamment le sentier menant au Sanctuaire.
Etrangement, ils ne croisèrent personne tout au long de leur montée. A croire que tous s’étaient volatilisés…

Ils ne dirent plus rien. Ces instants-là se passent de mots inutiles, lorsque les corps parlent à la place du cœur. Là haut, tout en haut du Palais, dans leur chambre à peine éclairée par la lueur de l’astre lunaire, ils se redécouvrirent ; bouche contre bouche, peau contre peau, ils étaient presque effrayés de leur audace, de cette liberté qui brutalement venait à eux, après tant d’années passées à attendre, à hésiter. Mais bientôt, ils ne furent plus qu’une seule entité, leurs deux corps étroitement mêlés en une osmose parfaite, roulant au milieu des draps. Leurs mains avides ne cessaient de caresser, d’explorer, de se rencontrer pour immédiatement se perdre à nouveau dans leurs étreintes. Il était en elle et elle était autour de lui. Ivres de désir contenu, leurs regards rivés l’un à l’autre, ils dérivaient tels deux naufragés, qui auraient quitté le rivage pour aller se noyer dans un océan trop grand pour eux. De nouveau, elle s’ouvrit à lui. De nouveau, il posséda son corps. Et une fois encore le plaisir les emporta jusqu’à son paroxysme, les laissant pantelants, épuisés, doigts entrelacés, lui prenant une dernière fois sa bouche avec force, elle mêlant sa langue à la sienne dans un ultime baiser.

Il frissonna lorsque la brise nocturne vint lécher sa peau luisante de sueur, alors qu’il venait d’ouvrir la fenêtre. Elle dormait profondément alors que lui ne s’était assoupi que quelques minutes ; en silence, il s’était détaché d’elle et fumait, assis sur le rebord de l’ouverture, le dos appuyé au mur épais, une jambe pendant négligemment dans le vide. Elle s’était donnée. Comme jamais. Toutes les fois où ils avaient fait l’amour ensemble auparavant, une retenue était présente ; s’il avait eu son corps à plusieurs reprises, il n’avait pu atteindre son cœur. Mais cette nuit-là, elle avait laissé ouverte la porte de son âme. Elle l’avait invité à plonger en elle, à la dévoiler ; elle ne cachait rien. Profondément touché, il avait approché ce qu’elle avait de plus intime en elle, il l’avait partagé.
Leur union physique n’était rien à côté de celle de leurs esprits, qui étaient entrés en une communion idéale, et leur jouissance n’en avait que plus intense. Cependant, il comprit que plus rien ne serait comme avant. Cette résonance de leurs cosmos à laquelle ils avaient succombé laissait entrevoir une puissance insoupçonnée, une force qui les liait sans commune mesure avec une passion sans lendemain, ni même un amour que d’aucun pourrait imaginer sans limite. Ils avaient atteint un point de non-retour. Ils étaient au-delà de tout cela.

A travers ses cils mi-clos, elle l’observait. La fraîcheur l’avait réveillée, mais elle était beaucoup trop languide pour tirer le drap sur son corps nu. Combien de femmes avait-il pu avoir ? Cette idée subite et saugrenue la fit sourire. Elle s’en fichait. Peu lui importait de savoir à qui il avait bien pu faire l’amour, elle savait qu’à aucune il n’avait montré ce qu’elle avait vu cette nuit-là. Il avait tout abandonné. Ses remords, ses regrets, ses fautes. Il était venu à elle délivré du poids de sa culpabilité, pur et honnête, il s’était livré entier, remettant aveuglément entre ses mains toute sa confiance et son amour. L’ombre qui recouvrait habituellement son esprit lorsqu’ils étaient ensemble s’était momentanément déchirée ; Saga venait de renaître dans ses bras. Elle ne croyait pas qu’une telle chose puisse se produire un jour, elle était persuadée que le passé de cet homme l’avait aliéné à jamais pour l’amour. Emerveillée, elle se rendait compte qu’il n’en était rien. Et un gouffre vertigineux s’ouvrait à présent devant eux ; comment gérer ce lien ineffable qui venait de se créer entre leurs corps et leurs âmes ? Où allait-il les mener ?

Un corps glacé vint se blottir contre lui. Lui ouvrant les bras, il lui permit de s’installer plus confortablement à ses côtés et lui saisit les mains pour les réchauffer.
« Tu vas attraper froid…
- Ce serait plutôt à moi de te dire ça… » Elle lui jeta un regard sévère, tandis qu’il éclatait de rire :
- Pitié, Rachel, pas toi ! Je vais bien, qu’on se le dise une bonne fois pour toutes.
- D’accord. Mais tu ne pourras pas m’empêcher de m’inquiéter pour toi. »

Le battement puissant du cœur de Saga, qu’elle sentait vibrer sous sa main, la berçait doucement ; elle sursauta lorsque sa voix grave retentit dans le silence :
« Rachel… Pour combien de temps es-tu revenue ? » Surprise, elle voulut relever la tête pour le regarder, mais son bras l’en empêcha.
- Pourquoi cette question ?
- Tu le sais très bien. » Cette allusion à ses fuites passées lui fit mal. Mais alors qu’elle allait se dégager, elle comprit. Ce n’était pas un reproche qu’il lui adressait, c’était le simple énoncé d’un fait auquel elle l’avait habitué depuis des années. Alors, sa voix douce s’éleva :
« Mon passé n’est plus, Saga. Ou du moins, je l’ai écarté… je n’ai plus de raisons de revenir en arrière, aujourd’hui. Mon présent, et mon avenir, sont ici.
- Tu sais que…
- … Que ce ne sera pas facile ? Que nos passés respectifs sont lourds et douloureux ? Oui, j’en suis consciente. » Sous la pression de sa main, elle releva le menton, pour croiser son regard attentif posé sur elle :
- Il y a une sacrée différence entre se croiser de temps à autres, et partager nos vies. » Murmura-t-il, presque amusé, « Je ne suis pas facile à vivre, j’ai appris à aimer ma solitude…
- Je sais tout ça. Et je sais aussi que j’ai mauvais caractère, que je suis autoritaire et de mauvaise foi ! » Elle lui sourit d’un air complice puis redevint grave tout à coup : « Je n’ai plus que toi. Toi,… et ce Sanctuaire. La souffrance nous accompagne, à chaque instant, et ce sera ainsi jusqu’à notre mort. Alors, je n’ai plus besoin de rien d’autre. Maintenant, tout ce que je souhaite, c’est conserver cela, malgré la menace qui plane sur nous.
Je me battrai pour ça. Au moins pour ça. » Enfouissant ses doigts dans la lourde chevelure brune, il l’attira contre lui, le cœur battant :
- Alors, ça vaut la peine d’essayer. A nous deux, nous pourrons peut être faire perdurer ce rêve. C’est aussi mon vœu le plus cher… »


Lorsque le lendemain matin, elle entra dans l’office du Palais en s’étirant et en baillant à qui mieux mieux, elle faillit se heurter à Camus, qui en sortait, une tasse de café à la main :
« Rachel ! Et bien je vois que notre concierge habituel ne s’est pas trompé une fois de plus…
- Camus ? ! Oh… Je suppose que tu veux parler d’Angelo…
- Tout juste ! » S’esclaffa-t-il en la serrant dans ses bras, « Je suis heureux que tu sois de retour parmi nous.
- Moi aussi figure-toi. Mais qu’est ce que tu fais là, je te croyais reparti ? » Faisant demi-tour, il la suivit et s’installa à ses côtés tandis qu’elle se servait un bol de café noir, tout en y noyant quatre morceaux de sucre.
- Bientôt. Demain ou après-demain. Je reviendrai pour le Conseil.
- Tu n’étais pas obligé de rester aussi longtemps tu sais… Surtout depuis que les autres sont rentrés.
- Je sais bien. C’est gentil de le préciser ». Camus l’observa avec curiosité tandis qu’elle plongeait le nez dans son bol. Il était réellement ravi de la revoir ; Rachel était l’une des seules personnes dans ce vase clos qu’était le Sanctuaire à ne lui avoir jamais reproché ni son attitude désinvolte habituelle, ni sa manie de quitter l’endroit dès qu’il en avait l’occasion. Il se rappela que c’était ce qu’elle avait fait elle aussi, 10 ans auparavant. Sans doute comprenait-elle son besoin oppressant de ne pas demeurer sur place plus longtemps que nécessaire. Mais elle n’en connaissait pas les raisons, cela il en était certain. Enfin, presque. Dans tous les cas, enfin quelqu’un de compréhensif, et cela constituait une véritable bouffée d’air pour lui.
« Et tu es revenue pour longtemps ? » finit-il par lui demander, curieux.
- J’en ai bien peur… » Elle lui sourit avec un clin d’œil, « Vous n’avez vraiment pas de chance tous autant que vous êtes. Après un Pope, un Dothrakis. Mais nous essaierons de ne pas trop vous mener la vie dure !
- Ca ne m’inquiète pas. Bien au contraire, cela fait bien trop longtemps que la direction est monovalente dans ce Sanctuaire ! » Il termina sa tasse et l’abandonnant aux serviteurs, il se leva :
« Bienvenue en tout cas, » il l’embrassa sur la joue, « Nous avions tous besoin de toi. »
Rachel contempla sans la voir la porte par laquelle il venait de sortir. Camus… Cet homme taciturne et froid s’était toujours montré aimable et chaleureux avec elle, ainsi qu’avec Milo, dans une moindre mesure, cependant. Elle savait qu’il était plus à l’aise avec elle qu’avec n’importe qui d’autre, et elle était contente de pouvoir lui apporter ce réconfort, aussi minime soit-il. Il avait toujours été mal dans sa peau, d’aussi loin qu’elle se souvienne, depuis son arrivée sur l’île. Mais son mal être s’était accentué avec les années et de fait, la carapace qu’il s’était façonné s’était encore endurcie. A 35 ans passés, elle doutait qu’il puisse un jour trouver une solution à ses problèmes, pas tant, en tout cas, qu’il refusait d’y faire face.
Rachel avait fini par deviner au fil du temps, ce qu’il cachait. Et malgré toute sa bonne volonté, elle ne pouvait rien pour lui. Ni elle, ni personne. S’il ne s’acceptait pas tel qu’il était, personne ne pourrait le faire à sa place.

Avec un soupir résigné, elle gagna l’étage supérieur, une tasse de thé dans chaque main, pour rejoindre le bureau de Saga. Il était tôt, mais pas encore assez, en prévision de ce qui les attendait.
Mais lorsqu’elle pénétra dans la pièce, elle comprit que la journée commençait très mal. Le téléphone vissé à l’oreille, Saga lui prêta à peine attention, tandis qu’elle déposait devant lui une tasse fumante. S’installant de son côté, elle attendit qu’il termine.
« Rachel, nous avons un problème.
- Je le vois bien, » répondit-elle en désignant du menton les rides de contrariété qui sillonnaient son front tout à coup, « en attendant, bois ça, et raconte-moi.
- C’était le général Corman, de l’armée américaine, qui a en charge le commandement de la base construite dans les Rocheuses, » il avala une gorgée du breuvage brûlant et fit la grimace, « deux de leurs hommes sont morts, en essayant d’approcher des Portes.
- C’est une plaisanterie ? Nous leur avions interdit de tenter une quelconque manœuvre dans Leur direction ! » Le bleu des yeux de la jeune femme vira au noir, sous l’effet de la colère.
- Apparemment, ils n’ont effectivement donné aucun ordre en ce sens. C’est de leur propre initiative que ces soldats s’y sont rendus.
- Imbéciles… » Grommela-t-elle, « Comment sont-ils morts ?
- C’est là que les choses se compliquent… » Saga se leva et commençant à arpenter le bureau de long en large, il expliqua :
« Ils savent de quoi ils sont morts – déliquescence des organes vitaux - … mais ils ne savent pas comment. » Rachel haussa un sourcil interrogateur :
- C’est à dire ?…
- Je crois que nous allons devoir nous rendre sur cette base, ma chère. » Il se tourna vers elle avec un air profondément ennuyé à cette idée, que démentait un éclat particulier au fond de ses yeux, « Il est temps de nous rendre compte par nous-mêmes de ce que sont “les Portes”. »


L’après-midi fut consacrée aux derniers préparatifs avant leur déplacement, qui ne durerait pas plus de 3 jours. Conscient de la protection somme toute relative offerte par le Sanctuaire au regard d’intrusions intempestives – le souvenir des deux mystérieux gamins était encore vif – et soucieux de ne pas disséminer l’information aux quatre vents, Saga ne souhaita pas que l’ensemble des chevaliers d’or soit mis au courant de cette expédition.
De ce fait, ne réunissant que Mü et Shaka autour de lui, Saga leur exposa la situation, tout en leur présentant les documents reçus entre temps par mail. Quelques peu dubitatifs, les deux hommes analysèrent ces comptes-rendus puis Shaka finit par commenter :
« C’est étrange effectivement. Quel genre de force serait assez puissant pour détruire ces hommes de l’intérieur, sans même les toucher ?… Car ils ne portent aucune trace de coup, rien…
- D’autant plus que, d’après ce qui est raconté là-dedans, » Mü désigna le paquet de feuilles posés devant lui, « ils étaient à plusieurs centaines de mètres du site lorsqu’ils ont été, je cite, “foudroyés”. » Rachel, qui était restée silencieuse jusque là, debout derrière Saga, une main posée sur son épaule, finit par prendre la parole :
- C’est notamment pour éclairer ce mystère que nous rendons là-bas. Nous devons comprendre ce qui a pu leur arriver.
- Bien entendu, vous y allez tous les deux uniquement pour cela ? » Demanda Shaka, quelque peu sceptique.
- Bien entendu. » Répondit le Pope, d’un ton innocent.
- Saga, Rachel… S’il vous plaît, évitez de nous prendre pour des imbéciles. Vous n’allez pas nous faire croire que vous comptez vous trouver à 1 km des Portes, sans avoir la moindre intention d’aller voir à quoi Elles ressemblent ? »
Mü secoua la tête d’un air consterné, en les observant tous les deux. « Je ne suis pas favorable à cette idée. Le Pope et la Dothrakis, prenant ce genre de risques en même temps, n’est absolument pas raisonnable. Rachel, tu devrais rester ici, et Shaka, ou moi,…
- Non. » La réponse de Rachel tomba, nette et tranchante comme un couperet. « Je me dois d’y aller. Après tout, je suis censée connaître le danger auquel nous avons affaire.
- Mais, enfin,…
- Nous serons prudents, ne vous inquiétez pas. » Saga adressa un sourire pincé aux deux chevaliers d’or, totalement abattus, « Je suis parfaitement conscient de ce que nous faisons. Nous ne prendrons aucun risque inutile. Mais Rachel a raison : tant que nous n’aurons pas tâté le terrain, nous ne saurons pas quoi faire. Et pour l’instant, tes recherches, Mü, n’ont pas donné grand-chose. »
Le Bélier releva la tête pour protester, mais son Pope ne lui en laissa pas le temps :
« Je ne te reproche rien et par ailleurs, je souhaite que tu continues. Mais avoir plusieurs cordes à son arc est une bonne option, du moins à mon avis. Ah pendant que j’y pense… Attendez 24 heures avant d’informer les autres. »
Ils ne contestèrent pas, sachant qu’il avait raison. Shaka les prit tous les deux par le bras :
« Ne faites pas de folies, et revenez-nous entiers. » Resserrant brièvement les doigts, il continua, en communication mentale : « On a vraiment besoin de vous deux… Je vous fais confiance. »


Etats Unis d’Amérique, le lendemain…

Un épais nuage de poussière masquait le sillage du véhicule, une sorte de grosse limousine noire, aux vitres fumées et entièrement blindée, qui transportait Rachel et Saga jusqu’à la base souterraine, dont la construction s’était achevée quelques mois auparavant. Ils avaient quitté la route depuis quelques temps déjà et roulaient depuis à vive allure sur une piste cahoteuse et rougeâtre. La voiture était escortée par deux Jeeps militaires, transbahutant une dizaine de militaires armés jusqu’aux dents. Eux-mêmes n’étaient pas seuls dans l’habitable : hormis le chauffeur, deux autres hommes, en costumes ceux-là, leur faisaient face une main discrètement glissée dans les replis de leurs vestons. Lorsque Rachel avait commencé à protester devant ce déploiement de forces aussi voyant qu’inutile, Saga lui avait discrètement intimé le silence. Oui, l’armée américaine savaient qui ils étaient, elle et lui, mais les renseignements dont elle disposait étaient largement suffisants à son goût. Saga ne souhaitait pas que ces hommes en sachent plus qu’ils ne devraient sur la véritable nature des membres du Sanctuaire. Rachel et lui n’avaient pas besoin de ces gens, mais il était préférable de les laisser croire le contraire.

Le Pope regarda la jeune femme à côté de lui. Il la trouva assez pâle tout à coup.
« Tout va bien ? » La voix de Saga retentit dans la tête de Rachel, alors que de ses lèvres, il effleurait le lobe de son oreille. Discrètement, elle serra sa main :
- Oui, ça va… A peu près. Je ne peux m’empêcher de repenser à cette “expérience” étrange que j’ai vécue en voyant la photo des Portes pour la première fois. » Elle craignait que cela ne recommence, et Saga le comprit. Malheureusement, il ne pouvait rien faire contre ça, si cela devait arriver de nouveau.

Un ascenseur les convoya plusieurs dizaines de mètres sous la surface ; une base militaire, soit, mais une base particulièrement bien abritée. Et quasi-invisible de l’extérieur. En bas, un complexe d’une technologie avancé, fourmillant d’hommes et de femmes en tout genre : des militaires côtoyaient des scientifiques, eux-mêmes mêlés à une catégorie anonyme, à laquelle appartenaient visiblement leurs deux accompagnateurs qui ne les avaient pas quittés depuis qu’ils étaient sortis tous ensemble de leur véhicule.
Suivant leurs guides, ils aboutirent dans une salle circulaire et immense, vitrée sur la totalité de sa périphérie. Particulièrement sombre, du fait des murs anthracite, elle n’était illuminée que par une série de néons concentriques situés au milieu du plafond, dispensant une lumière bleuâtre et froide.
«  Vous êtes là, c’est parfait. Nous allons pouvoir commencer. » Ils sursautèrent et se retournant avec vivacité, ils se trouvèrent nez à nez avec un groupe de militaires dont le plus gradé s’avança vers eux en s’inclinant :
« Général Corman. Nous vous souhaitons la bienvenue dans le complexe des Rocheuses. Si vous voulez bien vous installer… » Et il donna l’exemple, tirant une chaise, parmi celles entourant une table ronde comme la salle, et implantée exactement sous les lumières. Se concertant du regard, Rachel et Saga s’installèrent en face du général, l’un à côté de l’autre. Et attendirent.
Tandis qu’un jeune soldat distribuait une série de documents autour de la table et réglait un vidéo projecteur en direction d'un écran blanc déployé à quelques mètres de là, le Général Corman observait ses hôtes avec curiosité. Il ne les avait jamais rencontrés auparavant et s’était attendu à tout sauf à se trouver face à face avec un homme et une femme presque “normaux”.

Presque, car ces deux êtres étaient d’une beauté exceptionnelle, du moins à son avis. La femme surtout. D’une finesse incroyable, ses traits irradiaient de pureté ; son regard, si étrange avec ces fils d’or qui semblaient pulser d’une lumière intérieure, le captivait. Entièrement vêtue de noir, elle disparaissait presque dans l’ombre et seul son visage émergeait, attentif et serein. Il dut faire un effort presque douloureux pour se détacher de cette vision magique et reporter son attention sur l’homme qu’elle accompagnait. Il en avait déjà entendu parler par certains de ses amis, détachés à la protection du siège de l’ONU, à New York : un homme encore relativement jeune, au regard ombrageux et froid et la peau mate caractéristique de certains peuples méditerranéens. Pourtant, alors que le général imaginait un être particulier, sorti tout droit d’un de ces nombreux récits mythologiques, une sorte de sorcier mystérieux, il n’avait finalement en face de lui qu’un homme portant jean et pull col roulé, l’air tout à fait ordinaire, à l’exception peut être d’une chevelure imposante de couleur bleue, somme toute assez rare.
Au moment d’entamer son exposé, le général eut également le temps de remarquer que l’homme n’avait pas pris la peine d’ôter son manteau de cuir noir, comme s’il n’avait pas l’intention de demeurer sur place bien longtemps.
« Nous avons sollicité votre présence en ce jour, du fait de l’évolution brutale de la situation, que vous connaissez déjà. Deux soldats sont morts. Ils n’ont eu à faire face à aucun ennemi, ils ne sont pas battus, personne ne leur a tiré dessus. Ils sont morts, tout simplement. » Le général, qui avait repris toute sa contenance, fit signe à sa jeune enseigne de lancer le fichier vidéo.
« Ceci est l’enregistrement des caméras de surveillance que nous avons installées en extérieur, autour du “site”.
- Vous filmez en permanence ? » Il regarda dans la direction d’où venait la voix. La jeune femme l’observait tranquillement.
- Oui. 24 heures sur 24. Depuis le démarrage de la construction de la base. Et hormis le site, tous les quartiers et toutes les zones militarisées sont également surveillés.
- Visiblement, pas tant que ça. Si deux de vos soldats ont passé outre vos ordres pour réussir à s’approcher du site… » Le regard glacial de Saga s’attarda quelques secondes sur la figure du Général Corman, qui sentit la sueur perler à son front. Il tâcha de se raisonner, en se persuadant qu’il n’avait pas de compte à rendre à ces deux inconnus, mais une sensation profonde de malaise le saisit. Qu’était donc en train de lui faire cet homme étrange ?
Ravalant maladroitement sa salive, le militaire tenta tant bien que mal de continuer :
- Ils ont suivi un couloir souterrain peu fréquenté, qui mène à l’extérieur. Il débouche à environ 400 m du “site”. Et voilà ce qui s’est passé… »

Les images se déployèrent devant eux et une clarté rougeâtre remplaça la lumière des néons : la scène, nocturne, avait été filmée en infrarouge. Deux silhouettes entrèrent dans le champ, en courant. Elles paraissaient aller dans une direction bien précise. Puis, l’angle de vue se modifia, et les spectateurs les virent de face, toujours courant. Tout à coup, les deux hommes se figèrent, comme arrêtés dans leur course par un mur invisible ; leurs visages se transformèrent, sous l’effet d’une terreur subite, leurs bouches s’ouvrant tel un gouffre sans fond et leurs yeux se dilatant. Leur chute fut immédiate. Raides morts.
Cela n’avait duré que quelques minutes, mais lorsque la lumière normale revint, les participants clignèrent des yeux, avant de se réhabituer.
« Leurs organes vitaux se sont comme… “liquéfiés”. » Le général avait repris la parole, « L’autopsie a montré en outre qu’il n’y avait aucune blessure ou trace de coup, de quelque nature que ce soit. Aucun de nos médecins n’a été en mesure d’expliquer la raison de ces deux décès.
- Attendez… Vous êtes allés chercher les corps ? » Rachel était presque incrédule et sur l’instant, elle ne sut pas si la réponse qu’elle reçut, devait la rassurer ou l’inquiéter.
- Non !…Non. Ils ont été ramenés.
- C’est à dire ? » Demanda Saga.
- Lorsque nous avons voulu tenter de les récupérer, nous avons emprunté le même chemin qu’eux. Seulement, en ouvrant l’issue du tunnel, nous avons buté contre leurs corps. Ils étaient posés là, devant la porte.
- Qui les a ramenés ? Je veux dire… Si vous filmez en permanence, vous avez pu voir ce qui s’était passé, non ?
- C’est là notre second problème : les caméras n’ont rien enregistré. Enfin… plus exactement, nous avons une image vide, et sur l’image qui suit immédiatement après, il y a les corps. Aucun mouvement. Personne. Rien. » Rachel n’eut pas besoin de regarder Saga pour savoir qu’il venait de se faire la même réflexion qu’elle. Ils ne pouvaient rien voir, forcément. Pas si celui ou celle qui les avait ramenés s’était déplacé à la vitesse de la lumière.
- Qu’avez-vous fait des corps ?
- Ils sont encore ici. Nous étions sur le point de les renvoyer à leurs familles respectives.
- Très bien. » Rachel se leva, bientôt imitée par Saga, qui se plaça derrière elle, « Nous souhaiterions les examiner, si ça ne pose pas de problème bien entendu ». Termina-t-elle avec un ravissant sourire devant la mine interloquée du général :
- Je vous l’ai dit : nous les avons autopsiés et…
- J’aimerais quand même jeter un coup d’œil. » Sous l’aspect avenant de la jeune femme, le général devina une sorte de menace indistincte ; il se rappela alors que ses supérieurs l’avaient enjoint à accéder à toutes leurs requêtes, quelles qu’elles soient. Il y avait sans doute une bonne raison à cela, et après tout, il était militaire. Pourquoi chercher à comprendre ? Avec un haussement d’épaule, il s’effaça devant eux, et fit signe à l’un de ses subordonnés :
« Jenkins, accompagnez-les à la morgue. Je vous rejoins. »
Lorsqu’ils eurent disparu dans la pénombre, le général Corman décrocha son téléphone :
« Kenton, vous vouliez les voir ? Et bien ils sont là… Oui, à la morgue. Ce qu’ils comptent y faire ?… je n’en ai pas la moindre idée, figurez-vous !… Bon, écoutez, j’ai bien voulu vous autoriser à venir, alors si, malgré votre grand âge, vous pouviez nous rejoindre rapidement, je vous en saurai gré. Sans vous commander, bien sûr… »
Corman reposa le combiné en soupirant. Voilà que maintenant, les retraités de l’armée se mêlaient aussi de toute cette histoire. Se grattant machinalement la nuque tout en se dirigeant vers la chambre froide, il se demanda quelle mouche avait bien pu le piquer le jour où il avait accepté de prendre le commandement de cette base, avec cette “chose” bizarre à surveiller et qui venait, selon toute vraisemblance de lui tuer deux hommes. Qu’est ce qu’il allait bien pouvoir dire aux familles, lui ? Tués par une gravure rocheuse ? Quelle plaisanterie sinistre…

Les deux corps étaient devant eux, allongés sur des tables métalliques. De nouveau, ils se retrouvaient sous cette lumière blafarde, qui ajoutait encore à l’atmosphère plus que morbide qui régnait dans la pièce. D’un léger mouvement de la tête, Rachel intima l’ordre au médecin de tirer le drap qui recouvrait le corps le plus proche d’elle.
La surprise qui la saisit alors ne fut perçue que par Saga, son aspect et son corps demeurant d’une impassibilité parfaite devant tout regard extérieur.
« Son visage ! Tu as vu ?
- Oui, c’est incroyable… »

Dans la mort, les traits de l’homme s’étaient figés dans l’exacte expression qu’ils avaient pu visionner quelques minutes plus tôt. L’incarnation de la terreur pure. Sondant discrètement les esprits des soldats présents autour d’eux, Saga se rendit compte que le malaise était ressenti par l’ensemble de l’assistance, certains surmontant leur dégoût avec effort, en s’abritant derrière l’obéissance aux ordres.
« Il est inutile que nous demeurions aussi nombreux. Général Corman, » le Pope se tourna vers le militaire qui venait de les rejoindre, « demandez à ceux de vos hommes qui ne sont pas indispensables de quitter la pièce ». Corman s’exécuta et ce fut avec soulagement que Saga sentit la tension diminuer d’un cran.
Rachel s’était avancée d’un pas vers le corps dénudé, et touchant presque la table, avança une main sûre au-dessus de la poitrine sans vie du soldat. Elle ferma les yeux.
Passablement alarmés, Corman et son équipe de médecins s’entre-regardèrent et le Général, se raclant la gorge, objecta :
« Qu’est ce que… Vous ne devriez pas…
- Taisez-vous ». Saga ne lui jeta même pas un coup d’œil, mais le ton sa voix fut suffisamment éloquent pour obtenir un silence religieux. A peine un mètre derrière Rachel, il fut cependant entouré progressivement d’une chaleur douce mais puissante, d’autant plus perceptible que la pièce était glaciale.
Sachant que ce qu’elle était en train de faire ne nécessitait pas un déploiement majeur de puissance, Saga ne fut pas autrement surpris de ne pas percevoir visuellement le cosmos de Rachel s’enflammer ; néanmoins, il ne put se défendre d’une certaine fascination en discernant les palpitations de l’air ambiant à quelques centimètres du corps de la jeune femme et qui semblaient l’entourer d’un halo brumeux.
L’équipe militaire en face d’eux vit également ce phénomène. Enfin, le terme “voir” n’était pas vraiment approprié ; ils ressentirent plutôt ce qui était en train de se dérouler sous leurs yeux.
Elle avait débuté sa plongée. Se détachant du monde solide autour d’elle, Rachel n’était plus qu’énergie. Dématérialisée, elle pénétra dans le corps du soldat et sans s’attarder, chercha les organes vitaux : le foie, le cœur, les poumons. Ou plutôt, ce qu’il en restait. Devant ses yeux ébahis, ce n’était plus que choses informes, indifférenciées, molles, mortes. Des amas de chair et cellules sans plus aucune origine ni fonction. Ce qui l’interpella dans ce désert organique, ce fut la ressemblance manifeste entre ces organes, pourtant si distincts l’un de l’autre en temps normal. Ils avaient été annihilés à la même seconde, ciblés par “quelque chose” qui avait laissé intact le reste du corps. Mais cette chose, quoi qu’elle soit, n’avait pas “touché” cet homme. Comme si la destruction s’était produite d’elle-même…
« J’ai terminé. Vous pouvez… Enfin. » D’un geste vague, elle désigna les casiers réfrigérés, tandis que son regard reprenait vie peu à peu. Sans un mot, Saga posa sa veste sur ses épaules. Elle avait froid, il le savait. Sans attendre les questions, elle commença à parler :
« Ainsi que vous nous l’aviez expliqué, Général, ces hommes sont effectivement morts du fait de la destruction brutale de leurs organes vitaux. Bien que je ne sois pas spécialiste de ce type de phénomène, je pense cependant pouvoir vous fournir quelques informations complémentaires. » Marquant une pause, elle inclina la tête un bref instant, et une lueur de compréhension s’alluma au fond du regard de Saga. En une infime fraction de temps, elle venait de lui transmettre les conclusions de ce qu’elle s’apprêtait à expliquer :
« Chaque chose vivante et organique est caractérisée par une fréquence, qui lui est propre. Elle est unique. Deux fréquences identiques ne peuvent exister sur Terre. C’est une sorte de code d’authentification, un peu comme des empreintes digitales. Chacun d’entre nous émet une sorte d’onde très spécifique, qui génère une énergie. La plupart des êtres humains ne se rendent pas compte de l’existence de cette énergie ; seuls quelques uns en prennent conscience, la maîtrisent et l’utilisent. Vous n’êtes pas sans savoir, Général, que des gens comme nous, » elle désigna Saga, puis elle-même, « sont différents de gens comme vous. Une part non négligeable de cette différence réside dans cette maîtrise.
Je vous ai dit qu’il ne peut y avoir deux fréquences identiques. Il y a une raison simple à cela : leur coexistence est impossible, car cela signifierait purement et simplement la destruction de leurs propriétaires respectifs. Deux fréquences similaires en tous points impliquent une opposition totale ce qui ne peut subsister dans ce monde.
- Votre exposé est très intéressant, mais je ne vois toujours pas… » Corman s’impatientait. Franchement, où voulait-elle en venir ? Lui, tout ce qu’il voulait savoir, c’était pourquoi ses hommes étaient morts. Point barre. Pas besoins d’explications alambiquées, auxquelles de toute manière il ne comprenait pas un traître mot.
- Vous allez comprendre. » Rachel lui adressa un sourire désarmant, et ne sachant plus soudain à quel saint se vouer, il l’enjoignit de continuer, ce qu’elle fit :
« Vos hommes sont morts, parce qu’ils ont été confrontés à une fréquence identique à la leur. Lorsque deux énergies semblables se font face, elles entrent en résonance. Elles s’alimentent et sans contrôle, elles explosent. Dans leur cas, la mise en résonance a été effectuée de telle sorte que leurs organes vitaux, eux-mêmes distincts du reste de leur corps, ont commencé à “vibrer” à des vitesses de plus en plus élevées, jusqu’à leur implosion. »

Le silence qui succéda fut lourd. Non pas de sens, mais d’incompréhension. Les médecins qui n’avaient jamais eu affaire à théorie plus farfelue, contemplaient, dubitatifs, le couple en face d’eux, qui semblaient déjà se désintéresser de leur perplexité. Quant au Général… Il se désolait plus simplement de ce qu’il ne pouvait non plus pas servir cette explication aux familles.
« Il y a quelque chose qui ne colle pas avec votre explication… » Un jeune médecin légiste venait de parler. L’air hésitant devant l’air interrogateur de Rachel, il continua cependant :
« Vous dites que si deux “fréquences” identiques se confrontent, elles s’autodétruisent. Dans ce cas, nous aurions du trouver 4 corps, et non pas 2… »
Saga et Rachel ne répondirent pas immédiatement, et le Pope sourit à la jeune femme : « Ils ne sont pas tous complètement idiots finalement… » Puis il se tourna vers le médecin :
« En effet, vous avez raison. Ce qui nous permet de déduire que ce n’est pas un ou plusieurs corps organiques qui ont fait cela. C’est quelque chose de différent. Nous pensons… » Et en disant cela, il savait qu’il parlait en leurs deux noms, « … que vos hommes se sont retrouvés confrontés au système de défense des Portes de toute intrusion indésirable. Par je ne sais quel moyen, Elles ont la possibilité d’adapter plusieurs fréquences distinctes à celles de leurs agresseurs. Et ainsi de pouvoir les détruire.
- Bravo ! » Un filet de voix chevrotante que couvrit momentanément un battement de mains enthousiaste fit pivoter le couple dans un bel ensemble, « Je vous l’avais bien dit, Corman, ils sont exceptionnels ! »
Saga et Rachel se trouvèrent alors face à un vieillard chenu et voûté, appuyé sur une canne ancienne en bois, qui les observait avec malice.
« Le Général Kenton, à la retraite depuis fort longtemps mais qui, par je ne sais quel miracle, semble être au courant de votre existence et a souhaité vous rencontrer… » Corman soupira tout en présentant celui qui le harcelait depuis des semaines pour être mis en présence des envoyés du Sanctuaire.
- Oh, nous nous sommes déjà rencontrés ! Mais sans doute ces jeunes gens ne se rappellent-ils pas de moi… » Interloqués, Saga et Rachel baissèrent les yeux sur la silhouette menue qui se tenait devant eux et s’interrogèrent silencieusement :
« Tu le connais ?
- Non ! Jamais vu ! »

« Il est vrai que vous n’étiez que des enfants à cette époque-là… Mais vos pères respectifs m’avaient fait le grand honneur de m’admettre quelques jours au sein de votre Domaine Sacré.
- Vous connaissez… nos pères ? » Bredouilla Saga, soudain désarçonné.
- Oui, je les connaissais bien, j’ai souvent eu l’occasion de travailler en collaboration avec eux. D’ailleurs, je suis assez impressionné par votre ressemblance avec Andreas Antinaïkos… Elle s’est accentuée avec l’âge adulte, certainement… Je me rappelle d’ailleurs très bien de vous et de votre frère. Votre père me parlait souvent de ses fils… Et quant à vous, » Le vieux général dévisagea Rachel, tout aussi abasourdie, « vos yeux me suffisent pour affirmer que vous êtes la fille de Nathan Dothrakis. Vous n’étiez qu’une petite fille turbulente lorsque je vous ai vue pour la dernière fois… »
Il fallut plusieurs minutes à Rachel pour digérer la situation ; encore une information qu’elle n’avait pas en sa possession ! Bien entendu, le Sanctuaire avait bien souvent agi de concert avec les principales puissances mondiales au travers des âges, mais de là à ce que l’un des représentants de ces nations soient admis au sein même du Domaine… Cela lui apparaissait surréaliste. Surtout venant de Nathan et Andreas, réputés comme les plus conservateurs, parmi les têtes pensantes du Sanctuaire. Enfin, d’après le peu de renseignements qu’elle avait pu extorquer à sa mère.
- Puis-je vous demander les raisons de votre présence ici ? » Saga avait recouvré toute sa maîtrise, bien plus rapidement que Rachel. Celle-ci, soulagée, le laissa prendre les initiatives.
- Je sais que vos pères sont décédés depuis de nombreuses années, ce qui m’a beaucoup peiné… Ils étaient beaucoup plus jeunes que moi… » Dodelinant de la tête, le général Kenton se perdit un instant dans ses songes, avant de reprendre, « Il me tardait de voir ceux qui leur avaient succédé. Je suis content de voir qu’il s’agit de leurs propres enfants. Je suis très vieux maintenant, je ne dois plus être très loin de la mort, mais j’aurais souhaité vous aider une dernière fois, en mémoire de Nathan et Andreas, qui ont été de véritables amis pour moi.
- Kenton ! Je vous ai promis de vous laisser les voir, en comptant sur votre retenue ! » Corman se dressa, furieux, devant le vieil homme, « Mais vous êtes à la retraite maintenant, et je vous prie de ne pas vous mêler des affaires militaires de ce pays ! Vous divaguez !
- Laissez-le tranquille. » Intervint Rachel en poussant Corman sur le côté, « Général Kenton, je vous remercie infiniment d’être venu jusqu’ici pour nous voir. Je ne peux que reconnaître quelqu’un qui a été ami avec mon père. » Elle lui sourit en prenant ses mains parcheminées entre les siennes. Non, elle ne se rappelait pas de lui, mais sans doute avait-il été un grand homme pour avoir été ainsi accepté par Andreas et son père. Elle se devait de lui témoigner sa sympathie.
« Rachel, je crois qu’il est temps. » La voix de Saga la ramena à la réalité et elle hocha la tête, acquiesçant en silence. « Où se trouve le tunnel menant à l’extérieur de la base ? » Demanda-t-il à Corman, qui crut avoir mal entendu :
- Je vous demande pardon ? Vous ne voulez quand même pas…
- Général Corman, nous devons aller juger par nous-mêmes de la situation.
- Mais… Ces hommes sont morts ! Je ne peux absolument pas vous autoriser à …
- Nous n’avons aucun ordre à recevoir de vous, Général Corman. » Saga s’était approché de lui et le dominait de toute sa hauteur. D’une voix grave et autoritaire, il martela :
« Où est le tunnel ? » Bravement, le militaire soutint le regard du Pope :
- Je suis responsable de votre sécurité. Je joue ma tête si je vous laisse sortir…
- Corman, laissez-les faire. Je ne pense pas que vous ayez à vous inquiéter pour eux. » Kenton s’était approché et Rachel lui adressa un sourire reconnaissant devant son intervention providentielle.
- Qu’est ce que vous voulez, vous, encore ? » Grogna Corman, en jetant un regard hargneux au vieillard qui lui répondit, sans se laisser démonter :
- Je connais leur famille, je sais ce qu’ils sont capables de faire. Ils ne sont pas comme vos soldats. Ils ne sont pas comme vous ou comme moi. S’ils pensent être capables de sortir et d’aller là-bas, c’est qu’ils le peuvent. Vous devriez leur faire confiance. Et puis, ce n’est qu’à ce prix que vous saurez à quoi vous allez devoir faire face. »
Corman recula, et les observa un instant. Il savait ce qu’était la peur, ou l’angoisse dans un regard. Il ne lut ni l’une ni l’autre dans les yeux de ce couple, décidément hors du commun. Et de toute manière, celui qui était Pope avait raison : il ne pouvait pas leur donner d’ordre. Et confusément, il sentait qu’ils se passeraient de son autorisation.
Avec un soupir, il interpella deux hommes :
« Escortez-les jusqu’à l’entrée du tunnel. Et laissez-les avancer. Vous avez ordre de ne pas les accompagner plus loin. »
« J’espère que vous savez ce que vous faites. » Corman leur adressa un dernier regard, « Nous n’irons pas chercher vos corps s’il vous arrive quoi que ce soit. J’ai déjà perdu deux hommes. Je n’en sacrifierai pas un de plus. »
Sans répondre, Saga se détourna, et saisit Rachel par le poignet pour l’entraîner avec lui.

« A nous de jouer, maintenant. » murmura-t-il à son oreille. Il perçut sa tension, tandis qu’elle marchait à ses côtés. « Comment te sens-tu ?
- Bien. Je me demande seulement ce que nous allons trouver là dehors. Sans doute rien de ce à quoi nous pourrions nous attendre…
- Oui, sans doute. Mais il faut qu’on sache. » Arrivés devant la porte qui les séparait de l’extérieur, leurs regards se croisèrent et chacun y lut la même chose : le défi et la confiance. Ils étaient enfin ensemble. Et c’était ensemble qu’ils allaient affronter la suite.

 

© Vanina BERNARDINI - 2004