Chapitre 21 - Partie II

 

Au Sanctuaire…

« Tiens, couvre-toi avec ça. » Kanon rattrapa au vol un lourd manteau noir, que son frère venait de lui lancer depuis l’arrière du bateau. Il ne put réprimer un ricanement :
- Nous n’avons pas encore débarqué que déjà tu veux m’effacer…
- Ne dis pas de bêtises. » La voix de Saga assourdie par les moteurs lui parvint avec difficultés, « Tu veux donc tous les voir te tomber dessus à peine arrivé ?
- Il fait nuit, je te signale.
- Certains ont le sommeil léger. Une dernière chose : masque ton cosmos. Je tiens à une arrivée discrète.
- Oui, patron. » Un dernier rire fusa, tandis que Kanon rabattait un pan du vêtement sur son visage.
- Ce genre de réflexions…
- Oui, je sais, je les garde pour moi. »

Tout en gravissant la falaise, Kanon se retourna vers le bateau qui s’éloignait. Il demanda dans un souffle :
« Les passeurs… Ils sont toujours muets ?
- Oui. Autant conserver une tradition lorsqu’elle est utile.
- Et… Qui se charge de la “tradition” ?
- Le bourreau. » N’entendant plus soudain les pas de son cadet derrière lui, Saga pivota pour faire face à un Kanon circonspect :
« C’est une blague ?
- D’après toi ? » Fit le Pope, pince-sans-rire, « Cela fait des années que ce procédé n’est plus employé. Lorsque le besoin s’en fait ressentir, nous recherchons de jeunes enfants muets, et leur offrons ce poste.
- Je vois qu’il arrive à monsieur de faire de l’humour…
- C’est un trait de caractère que j’essaie de développer depuis quelques temps…
- On t’a déjà dit que tes premiers essais étaient peu convaincants ? »

Ce fut en s’échangeant quelques réparties bien senties qu’ils parvinrent enfin sur le parvis du Palais.
S’il s’était trouvé un quelconque être vivant à proximité des escaliers, tout ce qu’il aurait pu apercevoir aurait été deux ombres parfaitement identiques, se coulant en souplesse dans les méandres de la nuit, deux silhouettes se mouvant dans une harmonie parfaite. Tout le reste n’aurait semblé être qu’un simple rêve. Aucun bruit, aucun souffle. Un cosmos inexistant. Une absence.

« Tu as faim ?
- Je mangerais bien un morceau, oui. » Avoua Kanon, qui avait à peine touché au plateau infâme servi dans l’avion.
- Suis-moi. » Au grand étonnement de son cadet, Saga dédaigna les immenses portes principales du palais qui leur faisaient face et commença à contourner le bâtiment, longeant l’alignement de doriennes qui en ornait le périmètre.
Ils finirent par se retrouver à l’arrière du corps principal qui se prolongeait par plusieurs bâtisses accolées les unes aux autres, de hauteurs variées, à étage pour certaines, et dont la lueur de la lune faisait ressortir la blancheur.
Kanon peina à reconnaître ce qui, en son temps, n’était plus qu’un tas de ruines, ou presque, seuls les appartements de Shion étant alors encore en état.
« Impressionnant… » Siffla-t-il en passant une porte anonyme tout en levant les yeux au-dessus de lui, tandis que son aîné retirait son manteau d’un geste ample.
- Les cuisines : c’est l’un des premiers corps de bâtiments que j’ai fait réhabiliter. C’était devenu par trop invivable, Shion ne s’étant quasiment jamais préoccupé de l’état de délabrement du palais.
- L’argent de nos parents, j’imagine…
- Exact. Au passage… » Saga s’effaça pour laisser entrer son frère dans une salle aux murs blanchis par la chaux, et au bout de laquelle trônait une vénérable table en olivier flanquées de 2 bancs, « … Je n’ai pas touché à ta part.
- Mais j’y compte bien ! »

Le Pope déposa entre eux un reste de moussaka déniché au réfrigérateur, du pain, du fromage et une bouteille de Mouton Cadet 1999, dont Kanon approuva la présence en souriant. Du vin français… Il n’en avait plus bu une seule goutte depuis 15 ans. Sans doute son frère se fit-il la même remarque, car il lui adressa un vague sourire d’excuse en s’installant en face de lui.
Ils mangèrent en silence. Kanon avait encore peine à prendre toute la mesure de sa présence en ces lieux. Il avait beau savoir que cette fois, ça y était, il était vraiment de retour, il n’y avait rien à faire : cette sensation de dédoublement, qu’il avait déjà ressentie une première fois lors de ses retrouvailles avec certains chevaliers d’or, revenait le tarabuster avec son cortège de vertiges et de migraines. Il s’observait lui-même, en face de son jumeau, et il dut procéder à un effort intense pour regagner toute son intégrité physique.
Le temps avait passé et pourtant.... Quinze ans, ou quinze minutes, en cet instant, il n’était plus en mesure de faire la différence. Malgré les changements, malgré le visage vieilli de son frère en face du sien qui avait évolué pareillement, malgré ce lieu qu’il n’avait pas connu ainsi, c’était comme… Comme s’il n’était jamais parti. Cette soudaine évidence ralluma l’espace d’une seconde la vieille rancœur tapie au milieu d’autres sentiments inavouables et bien tassés dans un coin : il avait perdu tant d’années de sa vie, à cause de… En levant les yeux vers Saga, il se rendit compte qu’il avait cessé de manger et l’observait.
« J’imagine… » Le Pope se racla la gorge discrètement, avant de reprendre, « J’imagine que tu ne dois plus trop bien savoir où tu en es… Je… »
Devant l’air de son frère, à la fois penaud et gêné, Kanon prit conscience qu’il avait sans doute perçu une partie de ses pensées. Et lui-même se sentit un peu idiot. Il leur faudrait très certainement acquérir certains réflexes qu’ils avaient tous deux perdu avec le temps, au minimum celui de reconnaître les limites de leurs pensées respectives.
- Qu’est ce que tu veux me dire ? » Finit-il par demander d’une voix calme.
- Tu as le choix entre le temple des Gémeaux et le Palais. Chaque membre des XII dispose d’une chambre ici, dont il peut user à sa guise. Alors… » Et sous-jacente à cette phrase inachevée, Kanon en comprit la suite implicite : « J’aimerais que tu restes à mes côtés… »
Il hocha la tête : « Le temple des Gémeaux… Ce n’est peut être pas une bonne idée, du moins pour le moment. Je préférerais rester au Palais si cela te convient, bien entendu. »
Saga sut gré à son frère de son tact. Il avait répondu le plus naturellement du monde, comme s’il n’avait pas perçu son appel. Et de fait, ce fut sur le même ton qu’il acquiesça.

« Contente de te revoir parmi nous, Kanon. » ils sursautèrent tous deux dans un bel ensemble et se tournèrent vers la porte sur le seuil de laquelle se tenait Rachel.
- Tu ne dormais pas ? » Lui demanda Saga, un peu surpris. Elle eut un signe de dénégation :
- Je lisais quelques vieilleries. » Et en effet, elle tenait serrés contre elle deux vieux livres, visiblement extraits des archives. Ses yeux brillaient d’une lueur étrange. Crut-il y déceler quelque signe indiquant une nouvelle importante ? Toujours est-il que la façon dont elle serra Kanon contre elle pour lui souhaiter la bienvenue lui parut teintée d’un soulagement manifeste.
« Tu as l’air en meilleure forme que la dernière fois où nous nous sommes vus. » La tenant par les épaules à bout de bras, il l’observait avec attention.
- Ce n’est pas à moi qu’il faut faire ce genre de remarque ! » Rétorqua-t-elle en souriant, tout en tournant la tête vers Saga qui s’était levé à son tour.
- Oh, mais lui, j’ai eu le temps de m’en rendre compte ! » Ils éclatèrent de rire tous les trois.
Les deux personnes qu’il aimait le plus au monde étaient là, devant lui et paraissaient soudainement heureuses en cet instant. Saga sentit alors une nouvelle vigueur palpiter en lui, comme une force vivante, un souffle dont il avait perdu jusqu’à la saveur.
Sans doute cette sensation d’euphorie ne durerait-elle pas, eut égard aux lourdes tâches qui l’attendaient, mais il pourrait les aborder avec une sérénité renouvelée, conscient du soutien de ces deux êtres. Un instant il fut presque tenté de les serrer contre son cœur débordant d’un sentiment oublié, mais il se contenta de saisir Rachel par la taille et de l’embrasser avec tendresse.
« Quoi de neuf ?
- Rien de transcendant mais… » Elle brandit les documents qu’elle tenait toujours, « … quelques petites choses pas inintéressantes, tout de même. »

« Ainsi donc, ils étaient treize… » Depuis quelques minutes maintenant, Saga jouait distraitement avec son verre vide, digérant les explications que Rachel venait de leur donner.
- Tu le savais ? » Elle comprit à quoi il faisait allusion au travers de cette question.
- Pas vraiment. Mais j’étais intimement persuadée que Kanon devait nous rejoindre…
- D’après ce que Saga m’a raconté, sans doute est-ce là une manifestation supplémentaire de la mémoire collective de ta famille… Toujours est-il que ton intuition semble avoir été la bonne.
- J’ai beau essayer de ne pas me laisser aller à l’optimisme, mais… » Un sourire lumineux vint rehausser un peu plus la beauté du visage de la jeune femme, si tant est que cela puisse être encore possible, « … plus rien ne me semble insurmontable à présent, maintenant que vous êtes là, tous les deux. »
Kanon l’avait observée pendant qu’elle leur exposait les découvertes de la veille et une fois de plus, il avait été frappé par le mélange de force et de fragilité qu’elle dégageait. Tout en elle était d’une gracilité sans pareille : la délicatesse de ses poignets, la finesse de sa nuque, son visage d’une perfection stupéfiante… Et pourtant, l’ensemble était teinté d’une puissance hors du commun. Son cosmos, au repos, semblait l’auréoler en permanence et elle lui faisait l’effet d’un roc, d’un rempart rassurant, contre lequel se reposer. Il se rendit compte qu’il en avait toujours été ainsi, depuis leur plus tendre enfance ; et il sut alors que c’était là ce que son frère avait sans cesse recherché. Voyant le couple en face de lui, une ombre de sourire glissa furtivement sur ses lèvres. Les deux plateaux d’une balance. Ce soir, elle était la force, la sécurité, l’apaisement, autant de garde-fous dont Saga lui semblait si cruellement dépourvu ; mais hier pourtant, c’était lui qui l’avait soutenue, qui l’avait sauvée de son désespoir, qui l’avait ramenée à la vie. Kanon entrevit confusément que l’équilibre ne régissait pas seulement le monde ; il régissait tout le reste. Les êtres, les sentiments, de l’univers jusqu’à la plus humble des créatures. Il en avait un exemple éclatant sous les yeux. Mais alors comment ? Comment ces deux-là avaient-ils pu rater le coche aussi lamentablement ? Des années de malentendus, de rendez-vous manqués, de souffrances inutiles… Pourquoi le Destin s’était-il donc acharné contre eux qui ne pouvaient exister l’un sans l’autre ? Il se prit à espérer qu’enfin la chance les bénisse. Malgré la situation actuelle, malgré les interrogations qui menaçaient leur avenir, il lui sembla que peut-être, ils avaient la possibilité d’espérer.

« Quoi qu’il en soit, nous pourrons exposer ce que nous avons appris dans deux jours, au Conseil. » Fit Saga en s’étirant, « Qui n’est pas encore arrivé ?
- Il manque Camus, mais il a laissé un message pour dire qu’il serait là dès demain.
- Evidemment…Tu as pu voir Dôkho ?
- En coup de vent ; il m’a simplement dit qu’il souhaitait te parler.
- Je le verrai dans la matinée… Rien d’autre ?
- Si. Il est près de quatre heures, et il serait temps d’aller dormir ! Ton frère tombe de sommeil, lui ! » Kanon qui tentait tant bien que mal de réprimer ses bâillements depuis un bon quart d’heure, adressa un regard reconnaissant à la jeune femme, dont la voix éthérée résonna alors dans son esprit :
« Saga a parfois tendance à oublier que le reste du monde n’est pas insomniaque…
- Je l’imagine sans peine.
- Restes-tu au Palais ?
- Oui.
- Alors… C’est bien. »
Un instant, il ressentit comme une douce brise l’envelopper en un remerciement muet, puis elle se retira de ses pensées.


Elle l’attendait, accoudée à la fenêtre, une fumée blanche s’échappant avec nonchalance de la cigarette entre ses doigts ; presque imperceptiblement, la nuit pâlissait sur l’horizon. Cela faisait près de 24 heures qu’elle n’avait pas fermé l’œil mais étrangement, elle ne se sentait pas fatiguée.
Elle ne fut pas surprise de sentir les lèvres de Saga se poser sur son épaule nue, de laquelle le pull avait glissé. Son souffle remonta dans sa nuque, tandis qu’il l’enlaçait et elle se tourna vers lui :
« Comment te sens-tu ?…
- Bien. Je ne pensais pas dire ça, mais… » Glissant ses doigts dans l’opulente chevelure brune de la jeune femme, il attira son visage pour prendre sa bouche, « Je me sens réellement bien. » Sans rien rajouter, elle lui sourit. Bientôt, les lumières autour d’eux disparurent, et l’aube naissante vit leurs corps s’étreindre. Le temps perdu ne se pouvait se rattraper mais quelque part, à un niveau de conscience qui n’appartenait qu’à eux, ensemble, ils cherchaient à le retenir entre leurs mains. Ces mains qui, entrelacées avec force, aux jointures blanchies, les unissaient un peu plus, lui derrière elle, en elle, l’envahissant en un mouvement affolant de lenteur et de puissance mêlées.
Elle le retenait, l’accompagnait mais bientôt, écartelée, elle s’abandonna à lui, à cette brûlure toujours plus intense et plus profonde qui lui coupait le souffle. Leurs baisers étouffèrent leurs cris, leurs corps vacillèrent sous la vague ; la paix descendit en eux.

Kanon éprouva les pires difficultés à s’endormir, malgré son épuisement manifeste. Une sensation étrange, à la fois lointaine et proche, mais plutôt agréable et empreinte d’une certaine volupté, le maintenait éveillé. Un moment, il chercha à en percer l’origine jusqu’à ce qu’il finisse par comprendre.
Un éclat de rire le secoua alors, tandis qu’il enfouissait son visage dans l’oreiller :
« Oh non… Ca aussi, j’avais perdu l’habitude… »
Tant bien que mal, il releva ses écrans mentaux, s’isolant de l’intimité de son jumeau. Mais malgré tout, les quelques heures de sommeil qu’il parvint à arracher au reste de la nuit ne furent pas exemptes d’un certain arrière-goût de… sensualité. Et finalement, pas si déplaisant.


Le Sanctuaire, le lendemain matin…

« Vu l’heure, j’imagine que je dois être l’un des premiers à être honoré de ta visite… Je me trompe ? » Kanon du haut du perron du temple du Capricorne, nonchalamment adossé à une colonne, observa sans répondre l’occupant du temple gravir les marches dans sa direction.
Tandis qu’il se rapprochait du frère du Pope, Shura ne le quittait pas des yeux; il n’était pas réellement étonné de le trouver là. Après tout, ne devait-il pas s’y attendre ?
Visiblement son interlocuteur revenait de l’entraînement ; Kanon le vit passer devant lui, couvert de sueur et débraillé, pour réapparaître un quart d’heure plus tard vêtu d’un jean et d’un tee-shirt propres, une bouteille d’eau à la main.
« Tu te doutes de la raison de ma présence ici…
- J’en ai une assez bonne idée, oui. » Ils s’entre-regardèrent, se jaugeant à la manière de deux félins se rencontrant par hasard sur le même territoire. Mais il n’était pas question de s’affronter ; simplement de procéder à une mise au point, en stand-by depuis 15 ans.
« Tu étais là, et tu n’es pas intervenu… » Fit Kanon du ton tranquille de la constatation.
- En effet, ce n’était pas mon combat. Nul n’avait le droit de se mêler de votre affrontement, il ne concernait que Saga et toi.
- Pourtant, mon frère venait de prendre le pouvoir, j’aurais imaginé que tu aurais tenté d’agir…
- Pour quoi faire ? » Presque déconcerté, Shura examina le cadet des Antinaïkos. Etait-il en train de se moquer de lui ? Il continua, prudemment :
« Le pouvoir se jouait entre vous deux… Et aucun d’entre nous n’était assez idiot pour s’ingérer dans votre conflit au risque de devoir vous affronter et l’un et l’autre. Et pour parler très franchement… » Le Capricorne jeta un coup d’œil circonspect à son vis-à-vis, « Saga ou toi, toi ou Saga… Vu la situation de crise dans laquelle nous nous trouvions, peu importait finalement, le résultat aurait été le même. J’ai préféré laisser la main au destin.
- Le destin, tu l’as quand même bien aidé à fignoler sur la fin, non ?… » Nous y voilà. Kanon n’avait toujours pas digéré la façon dont s’était déroulé son départ du Sanctuaire, ainsi que Shura s’en doutait. De toute manière lui-même n’était pas spécialement fier de cet épisode, ni ravi que l’on vienne le lui rappeler, surtout de bon matin. De fait, ce fut d’un ton plutôt agressif qu’il rétorqua :
- Je n’ai fait que t’escorter jusqu’à ton point de départ !
- Soit, mais tu ne t’es pas privé de me faire goûter à Excalibur…
- Tu as essayé de t’enfuir ! Et puis, je n’avais pas pour objectif de te blesser mortellement…
- Ah oui ? ! » L’air furieux, Kanon releva un pan de sa chemise, laissant apparaître une balafre blanchâtre d’une vingtaine de centimètres de long, à un pouce de l’emplacement supposé du cœur :
« Et bien heureusement que tu vises à la perfection ! » ironisa-t-il, « vu l’état dans lequel j’étais, tu savais pertinemment que je ne pouvais pas aller bien loin… » Shura haussa les épaules à cette dernière remarque :
- Ton état, ton état… Tu as fait exprès de perdre.
- Je… Je te demande pardon ? » Kanon s’attendait à tout sauf à ça, et il ne put que ravaler sa salive, devant un Shura soudain assez condescendant, tapotant du bout des doigts sur un bloc de marbre avec une distraction affectée.
« Comme tu me l’as si bien rappelé, j’étais présent lors de votre combat. Et je te le redis : tu as voulu perdre. Je n’ai jamais compris pourquoi d’ailleurs… Tu as laissé ton frère te vaincre.
- Je ne vois vraiment pas ce qui te permet de dire ça… » Sous l’effet de la colère, les yeux de Kanon s’étaient plissés à un tel point que seules deux fentes émeraude observaient le Capricorne.
- Vous étiez du même niveau, exactement. Et tu connais le vieil adage aussi bien que moi : “lorsque deux chevaliers d’or s’affrontent, leur combat dure mille jours”. Ce jour-là, ça a duré, quoi… trois heures ? En ce qui concerne ceux qui n’étaient pas présents, même s’ils ont du mal à le croire, ils ont fini par accepter que Saga ait gagné. Moi non. Tu ne me feras jamais avaler ça. »
Sidéré. Kanon était sidéré, et il n’y avait pas d’autre mot. Jamais il n’aurait pensé que qui que ce soit eut remarqué qu’il avait effectivement laissé son frère remporter la victoire.
Et que ce soit Shura qui le lui dise, alors même que Saga ne semblait pas en avoir conscience !… Evidemment, cela expliquait un peu mieux l’attitude du Capricorne à l’issue du combat. Sans doute s’était-il dit que si Kanon avait recherché la défaite, c’était sans doute pour quitter le Sanctuaire au plus vite… Ce n’était certes pas les bonnes raisons, mais…
« Vous n’avez pas bientôt fini de vous chiffonner comme des gamins, non ? On n’entend que vous… » Les têtes de Milo et d’Aioros surgirent alors tandis qu’ils gravissaient les marches du temple.
« Bonjour Kanon. » Dit simplement le Scorpion avec un léger sourire en direction de son ami d’enfance.
Milo… En un instant déferla une vague de souvenirs, d’images et de sons, qui effaça le présent pour replonger Kanon dans son adolescence. Milo, le galopin… Le cousin de Rachel, toujours le premier dans les mauvais coups et les farces idiotes, le plus casse-cou, mais également le plus téméraire, le plus courageux… le plus juste aussi. Le visage de l’adolescent flotta un instant devant ses yeux, pour se superposer à celui d’un homme au sourire éclatant, auréolé d’une chevelure aux boucles bleutées cascadant sur ses épaules, avec toujours cette étincelle de malice qui brillait au fond de son regard.
« Avant que tu ne me cuisines à mon tour, je confirme que je n’étais pas là ce jour-là, mais la faute en incombe à Rachel qui m’avait ordonné de ne pas m’en mêler ! » ajouta-t-il en riant. Il posa sa main sur l’épaule de Kanon, après avoir repris son sérieux :
- Tu devrais laisser Shura tranquille. C’est le passé, tout ça… Saga est un bon Pope, je sais que tu le sais et…
- Il n’était pas dans mes intentions de remettre mon frère en cause au cours de cette conversation. » Rétorqua Kanon, visiblement vexé d’avoir été mal compris, « Je voulais simplement avoir une explication avec Shura sur son attitude de l’époque.
- Tu as ta réponse, maintenant ! Et j’espère qu’elle te convient parce que je n’en ai pas d’autres… » L’air sibyllin, Shura observa Kanon, qui finit par répondre de bonne grâce :
- Qu’elle me convienne ou pas, tu as au moins le mérite de m’avoir répondu avec franchise… Je pense que je devrais pouvoir faire avec. » Il tendit la main au Capricorne qui, sans aucune hésitation, la serra :
« Bienvenue parmi nous. » En voyant le petit sourire amusé d’Aioros qui n’avait pas encore ouvert la bouche, Kanon lui demanda avec curiosité :
« Qu’est ce qui te fais sourire ?
- Oh, en t’entendant reprocher à Shura la cicatrice que tu portes, ça me rappelle quelque chose de curieux : ton frère porte exactement la même, au même endroit. Sauf que celle-ci, c’est moi qui en suis l’auteur…
- Ah oui ? » Demanda Milo, brusquement intéressé, « C’était quand ?
- On va dire que je ne me suis pas laissé massacrer sans réagir… » Commenta Aioros sur le ton de la dérision. Dans le blanc gêné qui suivit cette remarque, Shura se racla la gorge à deux reprises avant de marmonner :
« Aioros, si tu voulais faire de l’humour, c’est raté… »


Tout en enfilant un pull en coton, Thétis poussa du bout du pied la porte de la cuisine, encore frissonnante. En apercevant celui qui lui tournait le dos, debout devant la fenêtre, elle s’exclama d’une voix joyeuse :
« Saga ! Déjà de retour ! Que… » La question qu’elle allait poser mourut sur ses lèvres lorsqu’il se retourna. Kanon. Stupéfaite, elle le dévisagea et, percevant les faibles émanations de cosmos qu’il dégageait, se reprocha son erreur. C’était bien Kanon qui se tenait là devant elle, un demi-sourire aux lèvres, son regard illuminant un visage à la peau brûlée par le soleil.
« Thétis… Visiblement, tout le monde est là, à ce que je vois. Surprise ?
- Et bien, je… Enfin… » Encore sous le choc, elle ravala sa salive avant de reprendre : « Je savais que Saga était parti te retrouver mais je ne pensais pas que vous reviendriez ensemble… si tôt. Oui, je suis surprise.
- Je suppose que tu es levée depuis un petit moment, non ? » Fit-il en l’observant des pieds à la tête.
- Je suis allée courir. » Réponse qui s’avéra inutile, l’aspect de la jeune femme étant assez éloquent : les cheveux attachés à la diable, elle était encore couverte de sueur et ses longues jambes nues émergeaient d’un short pour se terminer par une paire de baskets. S’obligeant à se décoller du seuil de la cuisine sur lequel elle était restée plantée, elle se dirigea vers la bouilloire d’eau chaude pour se préparer un thé. Elle finit par se retourner vers Kanon, qui se resservait du café noir :
« On va dehors ? » Proposa-t-elle en indiquant la porte fenêtre derrière eux, « Je meurs de chaud dans cette pièce. »

Si l’effet de surprise initial s’était estompé, Thétis ne pouvait s’empêcher de l’examiner à la dérobée, tandis qu’il sirotait son café dans lequel il n’avait pas plongé l’ombre d’un sucre ; exactement comme son frère. Ils avaient les mêmes goûts, se rappelait-elle, et il n’y avait pas de raison que cela ait changé.
Avec un soupir, elle balança ses jambes sur la chaise vide qui lui faisait face, tout en s’étirant tel un chat réveillé par un rayon de soleil. Elle ferma les yeux pour savourer la légère brise printanière. L’hiver était enfin terminé, saison qu’elle avait en horreur, tant elle lui rappelait de mauvais souvenirs. Elle finit par briser le silence :
« Alors ?… Qu’est ce qui t’a fait changer d’avis ?
- C’est à dire ?
- Tu le sais très bien. La dernière fois que nous nous sommes vus, tu n’avais pas spécialement l’air très motivé pour revenir parmi nous…
- Il paraît qu’on a besoin de moi par ici. » Devant cette énormité, Thétis ne put s’empêcher d’éclater de rire :
- Tu te fiches de moi ? ! Tu comptes sérieusement me faire avaler une excuse pareille ? ! »
Il la regarda s’esclaffer, et elle lui apparut tout à coup très différente de la Thétis qu’il avait revue il y avait à peine quelques mois de cela. Et ce rire lui fit l’effet d’un baume apaisant après les tensions de ces dernières heures. Il finit par sourire à son tour :
« Je vois… Inutile de me la jouer facile, n’est ce pas… Tu as raison, ce n’est pas vraiment cela qui a motivé ma décision. Disons que… J’ai beaucoup réfléchi après avoir sauvé mon frère, plus ou moins contre ma volonté, d’ailleurs.
- Et ?…
- Curieuse comme une femme, hein… » Il esquiva le coup de poing vexé qui fusa vers son épaule, « Ca va, je vais te répondre ! Malgré ce qui a pu se passer il y a quinze ans, j’ai fini par me rendre compte que je ne pouvais plus vivre comme ça. Sans doute les derniers événements ont-ils été un élément déclencheur…
- Tu lui as pardonné ?
- Pardonné ? Non. » Il jeta un coup d’œil incisif à la jeune femme, « Je ne peux pas faire ça, et Saga le sait. Il ne me l’a pas demandé d’ailleurs. Mais lutter contre la nature est épuisant. Pour lui comme pour moi. On a eu beau faire tout les deux, je crois qu’à aucun moment notre lien ne s’est défait. C’est impossible. C’est en le revoyant que j’ai fini par comprendre. Il y a eu de la haine… » Il se mordit les lèvres avant de continuer, « il y en a peut être encore un peu d’ailleurs, mais le reste est plus fort, malgré tout. »
Thétis acheva de boire son thé, mais l’éclat d’amusement qui scintilla dans ses yeux n’échappa pas à Kanon :
« On peut savoir ce qui te fait rire ?
- Tu es toujours autant de mauvaise foi !… C’est si difficile que ça d’admettre ses torts ? »
Bon sang, il ne pouvait rien lui cacher. De cela, il ne souhaitait effectivement pas faire étalage, vu combien ça lui avait coûté. Mais devant la franchise de la jeune femme, il sut qu’il ne pouvait que s’incliner :
« D’accord, tu as gagné… » Soupira-t-il, « Oui, je le reconnais. Mon frère n’a pas tous les torts. J’ai un peu trop poussé dans la victimisation, mea culpa. Il m’a fallu quinze ans pour l’admettre. Il m’a fait autant de mal que je lui en aurais fait si nos rôles avaient été inversés.
- Contente de te l’entendre dire, et… Contente aussi que Saga le sache. Il a souffert, lui aussi. »
Un ombre obscurcit le regard de Kanon, dont la voix s’étouffa imperceptiblement :
- Il souffre encore.
- Je sais. On le sait tous, nous ne sommes pas aveugles. Et toi ?
- Moi ? Je suis au - delà de tout ça. J’ai dépassé ce stade.
- Alors je souhaite de tout mon cœur que tu parviennes à l’aider. Et puis… Compte tenu de ce qui nous pend au nez, ta présence parmi nous est une bénédiction. » Elle sourit de nouveau, mais sans conviction cette fois, Kanon le sentit.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre : « Je suis en retard pour l’entraînement, Aioros va me maudire une fois de plus. Bah… Un petit quart d’heure de plus ou de moins…
- Aioros ?
- C’est avec lui que je m’entraîne le plus souvent. Nos techniques sont assez complémentaires, et il sait faire la différence entre un entraînement et un combat, lui ! » Nota-t-elle avec amusement, « Angelo est trop brutal, Milo trop dilettante et Shura a du mal à retenir ses coups…
- Effectivement, pour Shura je confirme ! » Commenta Kanon en riant, tout en repensant à sa conversation avec le Capricorne. Ils se sourirent. Soudain, il se prit à se demander quelle pouvait bien avoir été sa vie au cours des années passées ; à quoi s’occupait-elle, quelles étaient ses activités, qui étaient ses amis, quels hommes avaient partagé son lit… Il barra mentalement cette dernière réflexion de sa liste, tout en se barricadant. Surtout pas penser à ça. Pas bien.
« Sinon, Tissa, qu’est ce que tu…
- Ne m’appelle pas jamais comme ça. » L’ambiance chaleureuse qui régnait entre eux se refroidit instantanément, la jeune femme ayant levé la tête et dardant un regard ombrageux sur un Kanon tout surpris :
- Mais… Pourquoi ?
- Personne ici ne me donne ce surnom.
- Personne ne te le donnait non plus avant, à part Aphrodite et moi.
- Comme tu dis, avant. Aujourd’hui, c’est différent. » Elle s’était levée, un air farouche raidissant ses traits, « Je ne veux plus l’entendre, d’accord ?
- Non, pas d’accord. » Rétorqua Kanon d’une voix calme, « Je t’ai toujours appelée comme ça, je n’ai pas envie que ça change.
- Ecoute, Kanon, beaucoup de choses ont évolué ici, et… » Fit-elle, impatientée et quelque peu sur la défensive, avant de se faire couper :
- Je ne vois pas en quoi cela te dérange à ce point ! Explique-moi !
- Je n’ai pas à me justifier…
- Ah, Kanon, tu es là ! Je te cherchais ! » La voix de Saga résonna derrière eux, tandis qu’il s’approchait en souriant, « Tiens, Thétis ! Et bien tu dois être parmi les premiers à rencontrer mon frère… » Elle s’obligea à sourire :
- Oui, sans doute. Mais il doit avoir encore beaucoup de monde à voir, et j’ai un entraînement qui m’attend. Je file. » Adressant un léger signe de tête aux deux frères, elle tourna les talons puis disparut.

« Elle a oublié sa tasse… » Commenta Saga sur un ton sarcastique, « … Et elle a l’air furieuse. Ne me dis pas que vous vous êtes déjà engueulés !
- C’est malin… » Kanon haussa les épaules, « … On discutait. Une broutille, c’est tout.
- Une broutille, hein… » Saga s’était aperçu de l’air contrarié de son cadet, « Difficile de mettre Thétis en colère pour une broutille, tu sais…
- Ca va, laisse tomber. » Ils observèrent un moment la silhouette de la jeune femme qui s’éloignait à travers le chaos rocheux en contrebas.
« Elle a beaucoup changé. »
Songeur, Saga fixa l’horizon avant de reporter son attention sur son frère, « Elle n’est plus aussi naïve qu’elle veut bien le laisser croire. Même si elle toujours aussi rayonnante de joie et d’optimisme, comme elle l’était déjà enfant, je t’assure qu’elle la tête bien sur les épaules.
- Je n’en doute pas une seconde. Dans le cas contraire, j’imagine que tu ne l’aurais jamais acceptée au sein des XII, je me trompe ?
- En effet. » Fut le sobre commentaire du Pope. « Bon, tu vas me dire ce qui s’est passé ? » Tout en levant les yeux au ciel, Kanon finit par cracher le morceau devant un Saga gagné par l’hilarité :
« Et c’est pour ça que tu es énervé ? !
- Je ne suis pas énervé ! Je trouve sa réaction disproportionnée, c’est tout.
- Et la tienne ne l’est pas peut-être ? Mets-toi à sa place… Elle avait… quoi, 15 ans, 16 ? Ca n’a pas été facile pour elle au début de s’intégrer au Sanctuaire et surtout de rattraper son retard sur nous. Elle s’est battue pour ça, et a mérité d’être considérée comme notre égale.
Pourtant, elle a toujours l’impression - je m’en suis rendu compte - d’être la petite dernière et de ne pas être reconnue à sa juste valeur. Il ne faut pas lui en vouloir si elle rejette tout ce qui lui rappelle cette période difficile. Oui, Kanon, tout.
- Elle ne l’a jamais su, tu as dû y veiller… » Kanon laissa échapper un rire qui sonna faux.
- Au sujet de ce pari stupide ? Non, et il vaut mieux qu’elle ne l’apprenne jamais, autant pour ta peau que pour la mienne ! »


Sanctuaire, 1986-1987…

« Kanon, franchement… Avec toutes les filles qui te tournent autour, pourquoi aller t’embarrasser de Thétis !
- Justement, ce serait trop facile, sinon. » Saga jeta un regard à son cadet où se mêlaient l’exaspération et le mépris.
- Et ben voyons… Monsieur veut jouer, c’est ça, hein… De toute façon, tu ne l’auras jamais.
- Je serais curieux de savoir ce qui te fait dire ça. » Ricana Kanon sans aménité.
- Aphrodite. Il ne te laissera jamais t’approcher de sa nièce de cette “façon”. Ta réputation te précède, mon cher.
- Figure-toi que je préfère ma réputation à la tienne, espèce de sadique. A force de vouloir trouver un clone de Rachel chez toutes les filles avec qui tu couches, tu passes pour un maniaque.
- Je t’emmerde.
- Moi aussi. De toute façon, ça prendra le temps qu’il faut mais je l’aurai. Tu veux parier ?
- Pari tenu. Si tu gagnes, je te laisse le droit de prendre ce que tu veux dans mon armoire, et inversement.
- Ca marche. Ce que je veux, tu as bien dit ?
- Je te vois venir. Pas mon cuir, faut pas déconner, non plus…
- Ah, tu vois ! Tu doutes, j’en étais sûr… »

Les deux frères avaient 16 ou 17 ans à cette époque-là. L’âge crétin des paris débiles. Kanon avait fini par gagner, après de longs mois de traque sans relâche, presque une année, louvoyant entre un Aphrodite soupçonneux et une Thétis effarouchée, sous le regard d’un Saga goguenard.
Mais deux grains de sable étaient venu enrayer la belle mécanique de ce pari tout en finesse, dont l’objet ne s’était finalement pas concrétisé ; le premier, ce fut bien évidemment la situation conflictuelle du Sanctuaire qui avait vu les deux frères rentrer dans une compétition autrement plus dangereuse pour des objectifs autrement plus ambitieux et quant au second grain de sable… Kanon jeta un coup d’œil en biais à son aîné, qui partageait le même souvenir ; il n’était pas bien certain qu’il fut au courant. Le jeu s’était retourné contre son meneur : A force d’attentions, de séduction, voire de perversité, Kanon, devant les difficultés qui s’étaient dressées sur son chemin, avait fini par tomber amoureux de la belle Thétis. Plus ou moins amoureux. Mais quand même. Un peu. Et quand il eut réussi à obtenir ce qu’il convoitait, quelque chose qui s’apparentait à de la honte vint lui gâcher sa victoire : non seulement il éprouvait un sentiment pour elle - nouveau pour lui - mais de plus, il s’était avéré que Thétis n’avait connu aucun homme avant lui. Et ça… Devant son frère, bien sûr, il s’était bien gardé d’exprimer ses doutes et avait triomphalement clamé sa victoire. Néanmoins, il était demeuré avec Thétis après, bien que cela n’ait duré que quelques mois avant les événements. Cela avait bien dû mettre la puce à l’oreille de son aîné…

« Non, il est vraiment inutile qu’elle l’apprenne. » Ajouta Saga avec un sourire énigmatique, « De toute manière, ce genre de jeu n’est plus de notre âge, n’est ce pas ?
- En effet. » Concéda le cadet. Il finit par regarder son frère droit dans les yeux : « Il ne s’agit plus de jouer aujourd’hui… »


« Désolée pour le retard. » Aioros, qui discutait paisiblement avec Milo, eut l’air surpris devant le ton quelque peu agressif de Thétis, ton qu’il n’avait pas l’habitude d’entendre venant d’elle.
- Tout va bien ?
- Oui, oui. Bon, on s’y met quand tu veux. »

Tout au long de sa descente vers les arènes, elle avait remâché sa colère et son énervement. Ce n’était pas tant à Kanon qu’elle en voulait, quoique, mais plutôt à elle-même. C’était la deuxième fois qu’il lui faisait le coup ! Et la deuxième fois qu’elle se faisait avoir. Non mais franchement, comme si cela pouvait avoir de l’importance… En passant près du temple de la Vierge, elle fut tentée de s’arrêter mais jugea plus sage de n’en rien faire ; Shaka, avec sa sensibilité coutumière, allait très certainement sentir sa colère et cela, elle ne le souhaitait pas. Elle n’avait pas envie de gâcher une relation aussi précieuse.
Quoi qu’il en soit, la pression était maximale et lorsqu’elle se mit en garde devant Aioros et l’attaqua, ce dernier qui ne s’attendait pas à une telle férocité mordit la poussière dans les cinq premières minutes, encore stupéfait. Médusé, Milo assistait à la démonstration :
« Mais tu as mangé du lion, ma parole ! » Lança-t-il à Thétis en riant de voir un Sagittaire vexé épousseter son pantalon.
- Qu’est ce qui te prend ? On s’entraîne, je te rappelle !
- Je me sens particulièrement en forme ce matin…
- Je vois ça… » Dubitatif, Aioros perçut une lueur particulière dans le regard bleu sombre de la jeune femme, qu’il n’avait pas coutume de rencontrer chez elle.
- C’est reparti ? » Et derechef, elle se lança à l’assaut de son alter ego qui, plus vigilant, para l’ensemble des coups et y répondit aussi sec. Néanmoins, la rapidité de Thétis ne lui offrit pas la moindre ouverture, et il en fut pour ses frais, sans parvenir à la toucher une seule fois. En revanche, il ne put se targuer d’être aussi efficace car lorsqu’elle le quitta au bout de deux heures de combat sans trêve, un certain nombre de bleus constellait ses côtes. Milo eut un sifflement d’admiration :
« Eh bien, on peut dire qu’elle ne t’a pas loupé ! Dommage, j’aurais bien aimé l’affronter moi aussi. Voir Thétis combattre est toujours un tel régal pour les yeux…
- Tu es vraiment incorrigible ! » Grimaça Aioros en renfilant sa chemise avec précautions.
- J’admire les belles choses et Thétis est d’une beauté exceptionnelle. Il n’y a rien de répréhensible dans mes propos. » Rétorqua le Scorpion avec condescendance.
- Dans tes propos, non, en effet.
- De toute façon, bien qu’elle soit très belle, elle ne m’attire pas.
- C’est ça, dis plutôt que c’est toi qui ne l’attires pas ! » Le Sagittaire avait éclaté de rire et Milo, qui ne s’en offusqua pas, rit de bon cœur avec lui.
« Néanmoins, je me demande bien pourquoi elle était d’aussi mauvaise humeur… » Marmonna Aioros tandis qu’ils remontaient vers leurs temples respectifs.
- Mon petit doigt me dit qu’elle a rencontré Kanon.
- Ton petit doigt m’a l’air bien informé, dis-moi…
- Mon petit doigt a bonne mémoire. »


Kanon avait accédé à la demande de son aîné d’assister à l’entrevue avec Dôkho. Juste avant de pénétrer dans le bureau du Pope, il se demandait encore à quoi pouvait bien ressembler aujourd’hui le chevalier d’or de la Balance ; dans ses souvenirs, l’image d’un homme mûr était tout ce qu’il avait gardé du personnage. Alors 15 ans après…
Il en resta muet de saisissement.
« Kanon… C’est un véritable plaisir de te voir enfin de retour. » Celui qui venait de se tourner vers lui et de le saluer d’une voix si paisible était… Il ne pouvait en croire ses yeux. Cet homme était resté tel que dans sa mémoire. Ce visage, certes marqué par le temps, était celui d’un homme dans la pleine force de la cinquantaine, respirant une sagesse infinie et dont le regard sombre et vif reflétait une intelligence intacte.
Son corps, lui, semblait toujours aussi tonique et souple, doté de cette musculature noueuse qui caractérisait déjà alors ce combattant chevronné, quand Kanon n’était encore qu’un adolescent qui n’avait pas encore fait ses preuves.
Et pourtant… Pourtant Dôkho avait plus de 70 ans.
Le sourire entendu de Saga valait tous les discours, et il semblait même s’amuser de la réaction de son cadet. Ce dernier, cherchant à reprendre contenance, s’inclina presque avec raideur devant son alter ego :
« Dôkho… Je n’imaginais pas… te trouver aussi en forme. » Fut tout ce qu’il trouva à dire, se trouvant soudainement très stupide. Le chevalier de la Balance esquissa un sourire :
- Je le crois sans peine. » Une aura dorée se déploya l’espace d’une seconde dans la pièce, avec une douce pulsation. Une lente pulsation.
Et Kanon, de nouveau bouche bée, comprit à quoi elle correspondait : les battements du cœur de Dôkho. Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, son rythme cardiaque équivalait à peine à la moitié du sien propre. Tout en cet être respirait une maîtrise absolue de ses fonctions vitales ; son cosmos, d’une homogénéité parfaite, rayonnait d’un pouvoir d’une pureté extrême, dépourvu de toute forme d’ombre, de doute, de douleur. Il n’y avait là que plénitude du corps et de l’esprit.
Bientôt, la lueur s’estompa progressivement autour d’eux et Kanon, bien que toujours ébranlé, ne put cacher son admiration plus longtemps :
« Je suis réellement très impressionné : tu es parvenu à dominer entièrement l’évolution de ton propre corps. C’est prodigieux, je dois dire…
- Des années de méditation, une vie saine et à l’abri de toute influence extérieure… » Commenta Saga, narquois, tandis que Dôkho remerciait Kanon, « autant de choses qui ne nous concerneront jamais toi et moi ! Inutile pour nous d’espérer atteindre ce stade… »

« Tu es au courant de la lettre de Shion et de ce que les archives ont révélé ? » Demanda le Pope, une fois qu’ils furent tous installés, lui derrière son bureau, les deux autres hommes sur les fauteuils qui lui faisaient face.
- J’ai discuté avec Rachel et Mü, en effet. Je dois avouer que cette nouvelle me soulage, d’autant plus qu’elle coïncide avec ton retour, Kanon.
- Mon frère m’a fait un résumé de la situation et ainsi que je le lui ai déjà précisé, je n’ai jamais entendu parler des Portes.
- Ca ne m’étonne pas. Mais ainsi que vous l’avez certainement compris à présent, Shion connaissait la vérité. Je sais, Saga, que ce ne doit pas être facile pour toi de l’admettre…
- Qu’il s’est laissé assassiner par moi en toute connaissance de cause ? J’avoue que j’ai un peu de mal à l’avaler, c’est vrai. Son sens de l’abnégation était vraiment… sans limite. » Si Dôkho perçut l’ironie qui pointait sous ces mots, il ne s’en formalisa pas, ou du moins, n’en montra rien.
- Il savait pour les Portes, et il savait pour le signe des Gémeaux. Il a pris sa décision malgré toutes les conséquences qui en ont découlé.
- Mais dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas immédiatement désigné l’un de nous deux comme son successeur, plutôt qu’Aioros ? Cela aurait peut être permis d’éviter…
- Kanon, tu as raison, dans l’absolu. Mais sans doute les choses se sont-elles déroulées comme elles le devaient… Shion ne pouvait altérer le futur de façon trop… directe. Toujours est-il qu’au jour d’aujourd’hui, nous sommes mis devant le fait accompli, il ne sert plus à rien de revenir dessus. »
Glissant une main dans sa veste, Dôkho en extirpa une liasse de papiers et la tendit au Pope :
« Mais si je voulais te rencontrer ce matin, c’était avant tout pour te parler de ce que j’ai trouvé dans les archives conservées aux Cinq Pics.
- Qu’est ce que c’est ? » Demanda Saga, en parcourant du regard les feuillets sur lesquels s’étalait l’écriture déliée de la Balance, agrémentée de divers schémas.
- Cela a un rapport direct avec ce que Rachel et les autres ont découvert : il s’agit des ouvrages généalogiques des familles fondatrices du Sanctuaire, ainsi que certaines chroniques rédigées par d’anciens chevaliers. » Le Pope fronça les sourcils :
- Attends… Je croyais que l’intégralité de ces documents était stockée ici…
- Non. Lorsque j’ai eu une vingtaine d’années, Shion m’a confié une partie de ces ouvrages, en me demandant de les garder par devers moi en Chine. Je ne savais pas ce qu’ils contenaient… du moins jusqu’à ce que je décide de m’y pencher, il y a quelques mois.
- Et ?…
- J’ai procédé à une comparaison, » expliqua Dôkho, sans répondre directement, « entre divers événements ayant altéré l’histoire de l’humanité depuis 2000 ans environ, et l’évolution des familles, dont la vôtre, telle qu’elle nous est parvenue à ce jour. Plus généralement, je me suis également penché sur les effectifs présents au sanctuaire à chacune de ces époques.
Il ressort que lorsque des guerres d’importance se sont déroulées, ou des épidémies se sont répandues sur plusieurs continents, la plupart des arbres généalogiques font apparaître des décès brutaux, parmi les membres d’une même génération. Cela correspondrait donc en fin de compte aux ouvertures des Portes, lorsque les chevaliers d’or en poste à ces moments-là les ont combattu. Néanmoins, les documents trouvés ici par Mü semblent indiquer que tous ne mourraient pas pendant ces affrontements, puisqu’il s’agissait d’un journal écrit par l’un d’entre eux, à l’issue du combat.
- Rien de très nouveau en l’occurrence… » Fit Kanon, dubitatif.
- Oui mais… J’ai envisagé un autre point de comparaison dont j’ai discuté avec Shaka. J’ai comparé des périodes suffisamment longues au cours desquelles AUCUN événement majeur n’est à déplorer, avec l’histoire des Antinaïkos.
Et très curieusement, j’ai constaté que les décennies concernées correspondent à un nombre anormalement élevé de naissances multiples au sein de votre famille. De plus, les archives du Sanctuaire, qui gardent trace de l’identité de tous les chevaliers d’or, corroborent le fait que pour ces mêmes périodes, les Antinaïkos étaient dépositaires de la charge des Gémeaux.
Autrement dit, il est plus que probable qu’au cours de ces ères, les Portes aient été empêchées de déverser sur le monde leurs flots de haine par un groupe de treize chevaliers d’or et non douze. Et je n’ai pas trouvé de faille à cette logique.
- Tu veux dire… Que ce qu’a découvert Mü n’est pas une coïncidence ? Qu’il s’agit là d’un fait établi ?
- C’est assez clair Saga, tu ne trouves pas ? »

Le Pope se renversa sur son siège, l’air pensif. Ainsi donc, la solution était là. Et d’après ce que venait de leur expliquer Dôkho, le système semblait infaillible. Il était donc faux de dire que le Sanctuaire avait toujours échoué dans sa quête ; il était tout à fait possible d’empêcher les Portes de s’ouvrir à la condition expresse que le signe des Gémeaux soit double au moment de Leur occurrence. Quel soulagement, à vrai dire…
« Je comprends mieux à présent. » La voix étouffée de son frère s’était élevée, de même que sa main droite. Le Pope, surpris, vit le sceau de Kanon chatoyer dans un rayon de soleil :
« Rappelle-toi, Saga… Le jour où nos parents sont morts. Ce que notre père nous a dit : “Vous êtes ceux que nous attendions tous…”
- “Rien ne pourra jamais résister à l’union de vos forces”… Oui, je me le rappelle… » Dôkho fut momentanément oublié, tandis que Saga, la gorge inexplicablement serrée, continuait : « Tu crois qu’il savait ?
- Peut être… Il connaissait l’histoire de la famille… » Un instant, l’image de ce père dur et exigeant flotta devant leurs yeux. Ils ne sauraient sans doute jamais la vérité, mais croire que l’éducation rigide et sans concessions qu’ils avaient reçue trouvait ses racines dans un objectif autrement plus noble que l’ambition personnelle était susceptible d’adoucir de cuisants souvenirs.

Rassemblant ses pensées, Saga questionna néanmoins Dôkho une dernière fois :
« Pas trace de la technique employée pour affronter les Portes et leurs gardiens ?
- Non, malheureusement aucune. Les victoires n’ont laissé aucun écrit à ce sujet, je te le rappelle. » Au final, qu’est ce que ça changeait ? Le secret est gardé de génération en génération, mais cela n’avait pas empêché leurs ancêtres de vaincre à chaque fois que cela leur avait été possible. Cela signifiait donc qu’ils devraient trouver par eux-mêmes le moyen d’attaque, l’arcane ultime qui leur permettrait d’une part de se débarrasser des Gardiens et d’autre part de s’opposer à l’ouverture des Portes. D’autres y étaient parvenus avant eux, et l’avis général penchait depuis des années vers le fait que cette génération-ci était sans nul doute l’une des plus puissantes qui n’ait jamais existé. Ils avaient toutes les cartes en main pour réussir.
Kanon, qui était arrivé aux mêmes conclusions que son frère, se détendit :
« Si j’ai bien tout saisi, nous sommes en position de force et a priori, la défaite est exclue ? » La Balance inclina la tête avec une imperceptible hésitation :
- A priori. » Il finit par sourire plus franchement, « Oui, je pense très sincèrement que nous pourrons tous ensemble parvenir à bloquer l’ouverture. » Un souffle de détente très sensible les parcourut tous trois. Allons, une fois de plus, le Sanctuaire allait se retrouver face à ses responsabilités, et les assumerait la tête haute, malgré les multiples coups du sort auquel il avait été soumis ces dernières années. Dans l’adversité, plus rien ne comptait d’autre que la mission qui était la leur depuis plus de deux millénaires.
« Quoi qu’il en soit, il me reste à convaincre quelques récalcitrants… » Soupira Saga, en faisant allusion à Angelo et consorts, dont le faible enthousiasme avait douché les bonnes volontés, « Mais lorsqu’ils sauront qu’ils ne risqueront pas leur peau pour rien, ils devraient revoir leur position… Du moins, je l’espère. »

Dôkho resta un long moment sur le parvis du Palais, contemplant les deux frères qui descendaient en direction des temples, pour rejoindre leurs pairs.
Il n’avait pas pu leur dire. A quoi bon ?
Saga surtout, ne l’aurait pas supporté.
La corrélation qu’avait opéré le chevalier de la Balance n’avait pas seulement mis en évidence l’importance du chiffre treize.
Elle avait également démontré une autre chose, qui aurait pu passer pour anodine s’il n’avait pas éprouvé un noir pressentiment en la découvrant : chaque victoire associée au chiffre treize était également caractérisée par le fait que les familles fondatrices participant au combat étaient toutes assurées d’avoir une descendance, quelle que soit l’issue du combat. Or… Il les regarda se regrouper un peu plus bas. Aiors et Aioros, Milo, Kanon. Saga. Et Rachel. Son cœur se serra douloureusement en voyant la jeune femme, dernière de sa famille et première à combattre les Portes sans laisser aucun enfant derrière elle. Cela aurait pu être différent, si le destin lui avait laissé le choix. Mais il n’en avait rien été. Shion avait-il prévu cela aussi ? Il se prit à espérer que non. Sinon, quelle cruauté…
Ils n’avaient plus le choix à présent. Vaincre ou mourir. Car après eux, il n’y avait plus rien.


Milo avait été le premier à ressentir en fin de matinée l’approche de Camus, son froid cosmos parvenant jusqu’à lui depuis la mer. Quittant Aioros, il s’était rendu d’un pas tranquille jusqu’au débarcadère et assis dans le sable, avait regardé le bateau approcher. Il regrettait ses récentes prises de bec avec son ami ; de fait, se montrer plus conciliant à l’avenir lui apparaissait comme étant une sage décision. Il ne voulait pas que leurs relations continuent à se dégrader de la sorte. Camus était un peu comme un frère pour lui, qui n’en avait jamais eu ; il se rappelait encore avec amusement leur première rencontre, ce garçon froid et hautain réfugié derrière sa timidité. Inexplicablement, il s’était refusé à le laisser dans son coin, et avait tout fait pour l’intégrer à leur petit groupe. Sa réussite était mitigée, cependant. Il lui arrivait encore de se désoler en le voyant parfois si lointain, si prompt à recréer une distance avec ses alter ego, dès que l’un d’entre eux faisait l’erreur impardonnable d’empiéter malencontreusement sur sa vie privée. Et jusqu’à une période très récente, Milo était encore le seul avec qui Camus acceptait de partager un peu plus qu’une simple relation de courtoisie. Mais à présent, même le Scorpion se sentait rejeté. Et il ne savait pas pourquoi.

Camus avait sauté souplement à bas de l’embarcation, et tenant son sac à bout de bras, s’était avancé vers Milo en souriant.
« J’ai senti que tu arrivais…
- Je vois ça. » Avait répondu le Verseau en tendant la main pour aider son ami à se remettre sur pieds. « Quoi de neuf ?
- Kanon est revenu. » Un sifflement étonné avait constitué tout le commentaire de Camus. Il avait cependant fini par asséner :
- Et à qui, ou à quoi, devons-nous ce miracle ?
- Saga a su se montrer persuasif, apparemment.
- Il n’a sans doute pas employé ses méthodes habituelles dans ce cas… » En riant, ils avaient gagné les appartements de la Maison du Scorpion, où Angelo avait fini par les rejoindre et où à présent, ils étaient installés tous trois en devisant tranquillement.

« Milo, c’est quoi ces façons de recevoir !… » Plaisanta Angelo, « Et cette bière alors ? C’est pour aujourd’hui ou pour demain ? » Le Scorpion s’extirpa de son siège en maugréant :
- Tu bois comme un trou, Angelo… Tu crèveras d’un cancer du foie !
- Ou des poumons. Remarque, j’ai de la chance : tout le monde n’a pas le choix comme moi, hein ! » Et il alluma une cigarette sous le regard amusé de Camus, qui appréciait toujours beaucoup l’humour quelque peu corrosif du gardien de la quatrième maison.
« Je n’en ai plus ! » La voix de Milo leur parvint depuis la petite pièce qui lui servait de cuisine d’appoint.
- Fais donc un saut chez Aioros, tiens ! » Lui lança Angelo depuis le canapé dont il n’avait pas bougé, « Ca te fera faire de l’exercice…
- Tu me saoules… » Tout en ronchonnant, Milo retraversa l’appartement, avant de claquer bruyamment la porte derrière lui.
- Il râle souvent, mais il est gentil au fond… » Commenta Angelo dans un sourire.
- Hum… Soit dit en passant, il me semble que tu as oublié une troisième option en ce qui concerne ta fin prochaine… »
- Ah oui, celle-là… Content de voir que je ne suis pas le seul type intelligent de ce Sanctuaire. Ferais-tu toi aussi partie de ceux qui n’ont pas vraiment de raison d’aller se faire tuer ? » Angelo s’était redressé, et les coudes posés sur les genoux, observait avec attention son vis-à-vis.
Un instant, Camus hésita, avant de lâcher :
- Ce monde ne m’importe que peu et assister à sa destruction ne me ferait ni chaud ni froid, si je puis m’exprimer ainsi… Mais… » Son regard erra un moment dans la pièce avant de se fixer sur la porte par laquelle Milo venait de sortir.
« Mais si ma propre vie ne mérite pas qu’on s’y attarde, certaines autres valent la peine que j’y accorde un minimum d’importance. Si par mon intervention, je peux leur permettre de survivre, alors… »
Avait-il fixé cette porte une seconde de plus que nécessaire ? Quelque chose dans sa voix peut être ? Toujours est-il que lorsqu’il reporta son attention sur Angelo, il se sentit gêné par le regard aigu que lui jeta le Cancer.
« Ah, enfin de retour ! » Camus échappa à l’examen en se levant brusquement pour décharger Milo des bouteilles qu’il ramenait.

Mais Angelo avait compris. Et se maudit de ne pas l’avoir vu avant, tellement l’évidence crevait les yeux.
Il se surprit à plaindre Camus : voilà enfin pourquoi cet homme s’était toujours tenu à l’écart. Différent, certes, mais ce n’était sans doute pas cela le pire. Le pire, c’était très certainement la douleur de l’inaccessible et cette certitude de la fatalité que rien ni personne ne viendra jamais altérer.
Cet homme que côtoyait le Cancer depuis près de vingt ans était malheureux comme les pierres : et il venait à peine de s’en rendre compte.


Au Sanctuaire, fin de journée, quelques heures plus tard…

Angelo se montra ravi de retrouver Kanon, qu’il accueillit avec une grande claque sonore dans le dos, faisant vaciller le cadet du Pope :
« Et quand je pense que tu t’es tiré la dernière fois sans dire au revoir !
- C’était pour éviter d’admirer de nouveau ton poing à quelques centimètres de ma figure, espèce de malade… » Fit Kanon, tout en lui serrant la main.
- Tu ne m’en veux quand même pas pour ce petit d’accès d’humeur ?
- Oh, si peu… »
Cette fois, il les avait tous autour de lui pour de bon. Mü l’accueillit avec un sourire chaleureux. Il n’avait pas changé : toujours aussi svelte, son visage lisse d’atlante semblant traverser les années sans en subir les altérations.
Le massif Aldébaran accusait à l’inverse ses quarante ans, mais la vie au grand air et la compagnie des jeunes apprentis lui avait conservé un air jovial de bon vivant.
Lorsqu’il en arriva à Shaka, il fut étonné de sa réserve. Oh, bien sûr, il souriait comme les autres, mais il perçut comme une ombre dans son regard, une sorte de… défiance à son égard. Toutefois, il n’eut pas vraiment le temps de s’attarder sur le sujet, voyant Milo monter les marches, remorquant Camus à sa suite.
« Et bien, si je m’attendais à celle-là… » Le Verseau se départit un instant de son air sévère pour donner une accolade fraternelle au revenant inattendu.
« La fine équipe est donc reconstituée, finalement… » Fit-il, en notant les grecs regroupés. Cela lui rappelait le jour où il avait débarqué pour la première fois au Sanctuaire, quand il était tombé presque immédiatement sur la petite troupe d’adolescents, ceux qui étaient nés ici.
A l’instar de ses autres compagnons qui venaient eux aussi de pays étrangers, il lui avait fallu plusieurs mois avant de trouver sa place dans cette famille, puisque après tout c’était bien de cela qu’il s’agissait, une famille… Mais même après toutes ces années, il lui semblait que cette place était toujours aussi inconfortable.
Bref. L’instant n’était pas aux radotages. Après tout, il était quand même bien content au fond de revoir le cadet de Saga, avec qui il s’était toujours plutôt entendu, mieux d’ailleurs qu’avec l’aîné.

En ce début de nuit, et pour la première fois depuis quinze ans, le Palais abritait de nouveau la garde dorée, au complet. Ce soir-là, il ne s’agissait pourtant que de se réunir autour d’un verre, pour reprendre contact avec celui qui était resté éloigné si longtemps mais aussi avec les amis, les frères… Néanmoins, l’instant revêtait une importance toute particulière ; tous les visages, sans exception, reflétaient une sérénité depuis longtemps absente de leur groupe. Il y avait là comme une sorte de force nouvelle, un lien solide qui allait de l’un à l’autre et qui les unissait au-delà de leurs différences.
Personne n’aurait su mettre un nom sur cette impression étrange, celle d’être protégé non pas par un tout mais tout simplement par celui ou celle qui était là, tout près. Cette personne qui semblait soudain faire partie de soi-même.

Thétis les avait rejoints. Peu rancunière, elle avait adressé un sourire à Kanon, à mi-chemin entre le reproche et les excuses ; le cadet des Antinaïkos avait décidé de ne retenir que la seconde version de ce sourire et de s’en tenir là. Pour l’instant.
Elle avait été peinée de retrouver Shaka avec un air aussi éteint. Depuis cette fichue soirée, il paraissait s’enfoncer de plus en plus dans une espèce de sombre mélancolie et malgré tous ses efforts, elle ne parvenait pas à le tirer de sa léthargie.
« Qu’est ce que tu as fait à ce brave garçon pour le mettre dans un état pareil ? » Angelo s’était glissé près de la jeune femme et sans lui demander son avis, réalimentait son verre consciencieusement.
- Hé !... » Elle lui arracha le verre des mains, d’un air faussement indigné, « Et c’est à moi que tu poses la question ? Je te rappelle que c’est de TA faute !
- Que nenni ma belle dame… Dans son infinie bonté, notre demi-dieu m’a gracieusement accordé son pardon… » Il avait presque chuchoté à son oreille, avec cet air de conspirateur auquel elle avait toujours eu un mal fou à résister. Et une fois de plus, se laissant charmer, elle finit par cracher le morceau à un Angelo béat de curiosité satisfaite. Néanmoins, lorsqu’elle eut terminé son récit, l’expression mi-figue mi-raisin du Cancer n’échappa pas à Thétis qui soupira :
« Je n’aurais pas dû… Je me suis sans doute trompée. Pourtant, je suis sûre qu’au fond de lui, il ne souhaite pas vivre comme ça. Si seulement il pouvait se débarrasser de cette enveloppe qui l’étouffe… ce serait un homme merveilleux. » Si Angelo fut quelque peu étonné de sa véhémence, il ne le montra pas.
Jetant un coup d’œil discret à la Vierge, il crut déceler de nouveau dans le personnage cet imperceptible changement ressenti aux archives. Et un malaise inattendu le saisit.
Il finit par répondre, d’une voix un peu lointaine :
« Thétis… Tu sais, il y a une chose que j’ai apprise au fil des années : il faut toujours se méfier de ce que l’on souhaite. Surtout quand cela risque de se réaliser. »

Si la jeune femme fut interloquée par cette dernière remarque, elle n’eut pas loisir de la méditer plus avant, bientôt rejoints qu’ils furent par quelques uns de leur pairs. Elle ne put retenir un sourire devant l’air heureux arboré par Aldébaran, à côté duquel elle faisait presque figure de fillette ; l’aîné des chevaliers d’or ne cachait pas sa joie. Celle de voir enfin réunis tous ceux qui constituaient le cœur du Sanctuaire. Elle ne s’était jamais vraiment rendu compte à quel point le Taureau, finalement, constituait un pivot de cohésion majeur au sein de leur groupe ; et le voir ici, les dominant tous d’une bonne tête, avec cette bonhomie dont il était coutumier, lui réchauffait le cœur et la rassurait.

Rachel s’était installée aux côtés de Dôkho ; la présence de cet homme lui avait toujours fait l’effet d’un baume apaisant et ce soir-là, rien n’aurait pu entacher la sérénité descendue en elle depuis le retour de Kanon. Après tout pourquoi n’aurait-elle pas le droit elle aussi de se laisser gagner par la joie et l’optimisme ambiant ? Les doutes qu’elle entretenait depuis la découverte des Portes étaient certes toujours présents, mais repoussés quelque part au fin fond de son subconscient, en un endroit si lointain qu’en ce moment même, ils n’étaient plus en mesure de la troubler.
« Cela semble incroyable n’est ce pas ? » lui demanda Dôkho d’une voix paisible.
- Je ne croyais pas revoir cela un jour, c’est vrai… » Une lueur de tendresse traversa le regard de l’héritière Dothrakis, tandis qu’à quelques mètres d’eux se tenaient debout les frères Antinaïkos et Xérakis, face à face. Si proches par le passé… enfin réunis, toutes formes de colère et de haine abolies par le passage du temps. Les souvenirs resteraient ce qu’ils sont : des souvenirs. Bien sûr, des détails, des mots feraient parfois ressurgir un soupçon de rancœur, une pointe d’amertume. Mais sans cela, ils ne seraient pas ce qu’ils étaient aujourd’hui. Aiors ne serait peut être pas cet homme si lumineux, presque “solaire”, qu’il était devenu malgré les coups auquel le sort l’avait soumis… Avec l’âge, il en était presque arrivé à supplanter son aîné, Aioros, dont la bonté et la sagesse ne s’étaient jamais démenties, mais qui paraissait s’être retranché quelque part dans l’ombre. Sans doute voulait-il laisser place nette à son frère, qui lui n’avait pas été amputé de sa jeunesse et de sa beauté. Quant aux jumeaux… Les regards curieux mais discrets vite détournés des uns et des autres valaient tous les discours.

« S’il n’y avait leurs cosmos respectifs… Je douterai de pouvoir les distinguer. » Avait repris la Balance qui se pencha avec un sourire vers la jeune femme, « J’imagine cependant que c’est plus simple pour toi… » Un bref éclat de rire lui répondit :
- En effet, même si je dois bien l’avouer, je vais avoir du mal pendant encore quelques jours à m’empêcher de me poser parfois des questions ! »
Mêmes intonations, mêmes visages, mêmes tics ; cela confinait au surréalisme. Mais, les dieux en soient remerciés, les différences qui existaient auparavant entre leurs personnalités respectives ne s’étaient pas lissées avec le temps ; quinze ans plus tard, Kanon demeurait toujours un poil plus expansif que son frère, sa voix portait plus loin et ses mouvements étaient plus brusques, plus désordonnés. En fin de compte, le contrepoids parfait de son aîné et son complément indispensable.

« Bien ! » La voix profonde de Saga retentit sous les hauts plafonds tandis que verres et cigarettes se figeaient, « Ainsi que vous le savez, demain est jour de Conseil. Je constate avec plaisir que vous êtes tous présents en temps et en heure, et je vous en remercie. »
« Je ne me sens pas visé à part ça… » Camus fit la moue et alors qu’il pensait cette réflexion bien à l’abri derrière ses barrières mentales, il eut la surprise d’entendre les intonations moqueuses d’Angelo résonner dans son esprit :
« Tiens, c’est vrai ça… Remarque, tu vas pouvoir te rattraper.
- Et pourquoi je te prie ?
- Compte tenu des dernières évolutions, tu ne crois quand même pas que Saga va prendre le risque de continuer à accepter tes petites escapades non justifiées, non ?! »

Une sensation de froid cuisant fut la seule et unique réponse que reçut l’italien, Camus coupant court à leur échange mental. Et merde. Il n’avait pas considéré les choses sous cet angle. De fait, ce fut d’un air morne qu’il écouta la suite :
« Compte tenu de l’heure assez avancée, il serait plus sage pour tout le monde d’aller se reposer. Nous avons un certain nombre de décisions à prendre demain, et je vous veux l’esprit clair… Je compte sur vous. » Saga avait rajouté ces quelques mots, après un temps d’arrêt.
En temps ordinaire, cette dernière phrase serait passée pour anodine ; ce soir-là, elle fut perçue comme dotée d’un double sens qui n’échappa à personne. Saga n’attendait pas seulement leur présence physique. Non, ce qu’il espérait en réalité, c’était leur appui, inconditionnel et entier. Et il venait de le leur faire savoir.


Au Sanctuaire, le lendemain, fin de journée…

« Cette place est la tienne. Elle te revient de droit. »
- Mais, je… »
Kanon eut une hésitation. Perplexe, il contempla un moment la main de son frère posée sur le dossier du siège des Gémeaux, tandis que l’ensemble de leurs pairs était d’ores et déjà installé à leurs places respectives. Même Rachel avait gagné le bout de la table : debout, elle les observait sans mot dire.
« Je ne peux pas occuper ce siège. » Finit par reprendre le cadet des Antinaïkos, en braquant franchement son regard sur le visage de son frère, « Tu es le chevalier des Gémeaux, et cela a toujours été, bien avant d’ailleurs que… ça se termine.
- Je ne peux pas occuper à la fois ce poste et celui de Pope et tu le sais très bien. » Le ton de Saga était froid et neutre, ce ton qu’il prenait presque naturellement dès que ses fonctions de Pope l’exigeaient. « Par ailleurs, tout le monde ici a conscience de ce que signifie ta présence parmi nous. Je te demande donc de bien vouloir nous faire l’honneur de prendre ton poste. » Cette fois, ce fut sans appel, et Kanon le comprit. Il ne pouvait plus reculer à présent.
Son aîné s’effaçant pour lui laisser le champ libre, il s’approcha du siège écarté de la table à son attention et faisant fi de ses dernières réticences, finit par s’y installer. L’espace d’un instant, la crainte idiote et presque puérile de finir englouti par les entrailles de la terre tel ces chevaliers de la Table Ronde s’essayant au fauteuil périlleux, lui étreignit le cœur. Mais rien de tel ne se passa, bien évidemment.
Son habituelle assurance l’avait déserté. N’osant relever la tête pour regarder autour de lui, il demeura quelques secondes les yeux fermés. Quinze ans. Ses rêves les plus fous, ses ambitions, tant de fois refoulés, rabaissés, voilà qu’à présent, tout cela prenait corps, enfin. Il obtenait tout ce qu’il avait toujours désiré. Tout ? Non.
Son frère occupait la place centrale, droit et hiératique, consacré dans sa tâche, accepté et honoré. Pourtant la jalousie qu’il aurait pu ressentir à ce moment-là était absente de son cœur. Il n’y avait plus là qu’une saine fierté, une joie pure, un sentiment de plénitude d’avoir regagné sa place. Rien d’autre.
Alors il se redressa, son regard émeraude brillant de mille feux, conscient pour la première fois d’être partie intégrante de cette garde dorée, la garde de son Pope et de son Sanctuaire.
Son acceptation tint lieu de signal. Et ce fut incroyable.
Telle une vague d’abord à peine perceptible, puis se renforçant en s’enflant graduellement, une onde invisible mais d’une puissance insoupçonnée les parcourut tous, chacun des quatorze assis autour de cette table millénaire. Passant de l’un à l’autre, une énergie nouvelle, presque palpable, les investit, les envahit d’une vigueur intense, les unissant dans un seul et même tout, en une entité où les individualités s’effaçèrent, les pensées et les sensations se fondant pour laisser place à un cosmos de la couleur de l’or en fusion, unique et flamboyant.
Rachel sentit, “vit” les lignes d’énergie converger dans sa direction à la vitesse de la lumière ; sans même avoir conscience de son geste, elle étendit les bras, comme pour les rassembler contre elle en une gigantesque gerbe lumineuse. Pas un seul instant, elle n’eut peur. Il y avait tant de douceur, de respect, d’humilité presque, dans ce don qu’ils lui faisaient tous, qu’elle ne pouvait que l’accueillir en toute confiance. Son propre cosmos s’enflamma à son tour, s’enfla et la pièce fut bientôt emplie d’une lueur platine, se mêlant en de multiples arabesques avec l’or de la garde. Et au milieu de ce puits de lumière, il y a avait son regard, éclairé d’un feu intérieur qui suivait les veinules dorées du bleu de ses yeux. Elle ne faiblit pas, ne pouvait faiblir, son esprit soudainement adossé à celui de l’homme. Son Pope, son homme, sa vie, il était là lui aussi, entrant dans le cercle, l’entourant de ses bras et de toute sa vigueur, mêlant sa force et son courage aux siens.
Quiconque dans la salle aurait assisté à cette scène n’y aurait vu que des humains installés autour d’une table, des visages à la fois ahuris et émerveillés, des yeux égarés mais aussi pleins de larmes. Mais dans ce niveau supérieur qu’était le surmonde, dans cet espace gris et informe où seul le cœur du Sanctuaire constituait un repère, un observateur y aurait contemplé des consciences enchevêtrées, des êtres mêlés, des mains entrelacées constituant une essence unique, presque inhumaine.
Il leur sembla que cela avait duré des heures ; ce fut si bref, que les ombres crépusculaires qui s’étiraient sur le sol pavé n’avaient pas bougé d’un millimètre.
Ils se sourirent, presque timides, comme émergeant d’un rêve éveillé. Le Conseil pouvait débuter.

Les deux mains posées bien à plat sur le bois devant lui, Saga prit le temps de les observer tous, avant de commencer :
« Je sais que chacun d’entre vous est aujourd’hui au courant des dernières nouvelles. Néanmoins, il me semble nécessaire de bien rappeler où nous en sommes. Les anciens écrits ont confirmé que par le passé, le Sanctuaire s’est de nombreuses fois opposé à l’ouverture des Portes et que contrairement à ce nous supposions, nos ancêtres ont parfois vaincu cet… “adversaire”, puisqu’il faut Les nommer ainsi. Chacune de ces victoires apparaît comme liée à l’existence de treize chevaliers d’or et non pas douze. Aujourd’hui, nous nous trouvons dans cette configuration. » La tête du Pope s’inclina en direction de Kanon, comme pour ponctuer cet état de fait. « En conséquence, vous serez tous d’accord avec moi pour considérer que nous disposons à présent d’un avantage certain.
- Certain, certain… C’est vite dit. » Angelo s’était renfoncé dans son siège et dardait un regard perçant sur son Pope, « OK, nous sommes le nombre requis. Et après ? Je ne pense pas me tromper en disant que même vainqueur, le Sanctuaire a essuyé de lourdes pertes… Mü, Dôkho, vous n’allez pas me contredire ? »
Le Bélier laissa échapper un soupir de résignation, « et c’est reparti… », tandis que la Balance, sans se départir de sa sérénité habituelle, acquiesçait silencieusement.
« De plus, » reprit Angelo d’une voix calme, « d’après ce que j’ai cru comprendre, nous n’avons toujours aucune idée de la façon dont nous devrions nous y prendre.
Rachel et toi n’avez affronté QUE deux gardiens et sans vouloir vous offenser ni dévaloriser votre victoire, vous avez quand même eu… un sacré coup de bol. Vous auriez pu y rester. »
Rachel porta machinalement sa main à son poignet, autour duquel la plaie dont elle avait hérité au cours du combat s’était muée en une fine ligne rosâtre, visible sous son tatouage. Tatouage qui d’ailleurs, de façon tout à fait inexplicable, avait repris son intégrité, malgré la blessure.
« Bref, je ne veux pas relancer la polémique, mais en l’état actuel des choses, je me refuse à m’engager là-dedans sans des garanties un peu plus sérieuses. Et j’imagine que ce n’est pas la peine que je vous rappelle ce que je pense de l’intérêt réel de l’opération en elle-même…
- Effectivement, c’est inutile. »
Le Pope continua néanmoins, plus sèchement :
« Puisque nous en sommes à ce stade de la discussion, y en a-t-il d’autres autour de cette table qui partagent les “convictions” d’Angelo ? C’est le moment ou jamais d’exposer vos états d’âme, je ne souffrirai plus ce genre de débat à l’issue du Conseil. »
Un instant de flottement survint, au cours duquel ils s’entre-regardèrent, quelque peu embarrassés. Milo fut le premier à répondre à l’injonction de Saga :
« Et bien… » Il se racla la gorge, avec un regard d’excuse en direction de sa cousine, « les arguments avancés par Angelo et toi me semblent dignes d’intérêt. Si nous nous opposons aux Portes, nous avons, c’est vrai, un espoir de vaincre. Dans ce cas, le monde continuera à tourner en l’état. Je rejoins cependant Angelo en ce qui concerne sa vision de la planète. Les humains ont eu plusieurs chances, mais le résultat actuel est loin d’être une réussite. Je n’ai pas envie de risquer ma peau pour sauver quelque chose qui est voué à s’autodétruire. Et puis… je ne vais pas vous mentir : j’aime la vie. C’est vrai, nous avons tous été élevés dans les notions de sacrifice, de don de soi, mais notre existence finalement, c’est quoi ? Nous dévouer, quitte à y laisser notre peau. Seulement, moi, j’ai pris goût à la vie. J’ai fait le choix de demeurer au Sanctuaire mais je ne m’y suis pas cloîtré. Et très franchement… sans certitudes, je n’ai pas très envie de m’engager là-dedans, bien que j’accepterais la décision qui sera prise à ce sujet.
- Tu n’es qu’un lâche.
- Aldébaran ! » Stupéfait, Mü leva les yeux vers son voisin qui, les traits tordus par la colère, pointait un doigt accusateur vers un Scorpion médusé :
« Comment peux-tu tenir un discours pareil ?! Toi qui es issu des familles fondatrices de ce lieu, toi dans les veines duquel coule le sang de ceux qui se sont sacrifiés pour te permettre d’exister ? Et tu viens nous dire que ta misérable vie t’importe plus que celle de millions de gens ? Mais ta place n’est plus ici !
- Je t’interdis de… » Milo, debout et le poing serré, s’apprêtait à se jeter sur son alter ego, quand Camus intervint, Aioros tirant sur le bras du Scorpion pour le faire rasseoir :
« Et toi, Aldébaran, quelles sont tes raisons ?
- Les miennes ? Empêcher des innocents de mourir. L’action de quelques hommes ne doit pas être un motif de condamnation pour la terre entière. Quand je vois les gamins qui nous arrivent ici, qui n’ont plus de famille, ou que les parents n’arrivent plus à nourrir… Nous, on leur offre quelque chose, une raison de vivre, on leur apprend la notion de justice et de pardon. Tous ne réussissent pas les épreuves que nous leur imposons, mais lorsqu’ils retournent chez eux, ils ont toutes les cartes en main pour changer les choses. Si nous on ne leur offre pas cette chance, qui le fera ? Moi, j’ai confiance en l’homme. »
Passé l’effet de surprise devant cette tirade, la plus longue sans doute que le Taureau ait jamais faite, Aioros abonda en son sens. Angelo ne s’en étonna pas, le souvenir de la discussion qu’il avait eue récemment avec le Sagittaire ne s’étant pas effacé de sa mémoire. Aiors acquiesça à son tour, peut être plus mollement. Un soupçon de regret voila son visage : sans doute voyait il en ce moment s’éloigner les traits de la femme qui partageait sa vie, ou bien encore se noyer les projets qu’il avait échafaudés en vue de son avenir…
Shaka et Dôkho se contentèrent de hocher la tête sans un mot, Thétis, les yeux étrangement brillants, approuva néanmoins les propos d’Aldébaran. Shura se gratta un instant la tête, avant de rajouter :
« Je suis sans doute l’un des rares ici à avoir encore de la famille… J’aimerais qu’elle continue à vivre heureuse et à prospérer. Alors… si empêcher les Portes de s’ouvrir peut y contribuer… » Une excuse muette envers Angelo et Milo tomba de ses lèvres. Lui aussi était prêt à combattre.
Contre toute attente, ce fut Mü qui créa l’étonnement. Resté muet depuis l’intervention d’Angelo, il finit par se lever à son tour pour murmurer :
« Ca fait des années que je cherche. Certains d’entre vous savent de quoi je parle. Mon peuple… » Il secoua la tête d’un air résigné, quelques mèches pâles glissant pour venir recouvrir les deux disques de couleur qui ornaient son front, « … Il n’y a plus personne ; je suis le dernier. J’ai toujours gardé l’espoir qu’à un moment ou à un autre, je finirais par trouver. Mais… Ce monde n’est plus le mien. Ma race est éteinte. Je crois que je me suis fait une raison. » Rachel sentit sa gorge se serrer. Ainsi c’était donc pour ça… Depuis des années, Mü passait parfois des journées entières enfermé dans la salle des archives, il quittait quelques fois le Sanctuaire pour retourner au Tibet, suivant les traces de son maître Shion, toujours avec cet espoir de trouver quelque chose. Quelqu’un. Mais il revenait toujours seul.
« Je sais que ça va vous paraître surprenant, mais si cette planète est détruite, je n’en ressentirais aucune tristesse. Elle ne m’importe plus.
- Mü… » Saga avait posé une main sur le bras du Bélier qui baissa vers lui son regard doux :
- Saga… Personne n’aurait pu m’aider dans cette tâche, c’est pour cela que je ne t’en ai jamais parlé. Et non, » rajouta-t-il coupant le Pope qui venait d’ouvrir la bouche, « non, ne te reproche pas de ne pas t’en être rendu compte. Cela n’aurait rien changé. »
Dans le silence qui s’était établi, la gêne était perceptible. Il n’était pas dans les habitudes de Mü de s’exposer ainsi. Une certaine tristesse aussi obscurcissait les cœurs et ce que venait de dire le gardien de la première maison au Pope, tous le prirent un peu sur eux. Ils ne s’en étaient pas aperçus, ayant toujours considéré cet homme de bonne composition comme serviable, intelligent, et non dépourvu d’humour. Qui aurait pu imaginer que derrière cette façade affable et sereine pouvait se cacher un être à ce point blessé par la solitude ?
A part lui, Angelo ne put s’empêcher de se faire la remarque que ça faisait quand même pas mal de découvertes en deux jours… et il se prit à se demander ce que d’autres pouvaient encore cacher. Hormis lui, naturellement. Qu’on ne le mélange pas à ce déballage, par pitié.
« Pourtant… j’ai pris la décision de combattre. Je ne le fais pas pour l’humanité, ni même pour moi. Je le fais pour vous. » Sous les regards ébahis de ses compagnons, un mince sourire vint orner son visage, et il continua :
« Vous êtes, tous autant que vous êtes, ma seule famille. N’ayant plus que vous, je me refuse à rester tranquillement assis les bras croisés et vous regarder risquer vos vies. Plus nous serons nombreux dans cette bataille, plus nous serons nombreux à nous en sortir. Et si je meure, et bien tant pis, pourvu que d’autres survivent. »
Thétis, qui était assise en face de Mü secoua la tête, abasourdie :
« Non, Mü !... Est-ce que tu te rends compte ?... » Elle se mordit les lèvres. Il était prêt à… ! Ravalant ses larmes, elle se pencha par-dessus la table et lui saisit les mains :
« Tu n’es pas obligé.
- Je sais. »

Un soupir leur parvint du milieu de la table :
« Après ça, comment voulez-vous que je lutte moi ? » Angelo fourragea ses doigts dans sa chevelure rebelle, en levant les yeux au ciel, « Mü, tu m’emmerdes… j’avais une petite chance d’en gagner quelques uns à ma cause et tu viens tout gâcher là… »
Le Bélier le regarda avec un sourire presque attendri et l’italien explosa de rire :
« Ca va, j’ai compris ! Si tu es prêt à aller risquer tes fesses même pour un type comme moi, ça ferait mauvais genre si je n’en faisais pas autant ! »
Milo, qui s’était rassis, hocha la tête et lança, sarcastique :
- Dans ce cas, et vu que j’aimerais autant être dans le lot de ceux qui partiront de là-bas sur leurs deux jambes, j’adhère à la proposition de Mü. Mais j’y mets une condition…
- Celle de trouver une solution technique. » La voix de Kanon pétrifia tout le monde, tant un son en provenance de cette direction était… inhabituel.
« J’ai écouté chacun d’entre vous et c’est vrai qu’ayant été absent pendant un certain temps, dirons-nous, je tombe un peu des nues. Pour ma part, je n’ai pas d’opinion bien arrêtée sur le sujet pour la simple et bonne raison que je ne me pose pas autant de questions. Bref. Par contre, on parle beaucoup mais concrètement... on n’a toujours pas de piste sur la technique à employer, comme l’a très bien rappelé Angelo.
- Merci, content de voir qu’on m’écoute de temps en temps…
- Alors, vu qu’on a une petite chance de s’en sortir, pourquoi ne pas commencer par là ? Saga, je suppose qu’on n’a pas encore tout fouillé, n’est ce pas ?
- En effet. » Le Pope se secoua, encore ébranlé par la discussion, « En y réfléchissant bien, nos ancêtres qui ont réussi dans leur mission avaient forcément mis la main sur la solution. Simplement, il semblerait qu’elle ne doive pas être accessible si facilement. Compte tenu des siècles, et de l’étendue des familles fondatrices, je pense qu’en suivant la piste de ceux qui sont les plus susceptibles d’avoir emporté avec eux des écrits, nous devrions pouvoir trouver quelque chose. Kanon, tu te rappelles cet oncle de notre mère ?
- L’érudit ? Il doit être mort aujourd’hui…
- Sans doute mais je sais qu’il possédait de nombreux ouvrages concernant notre famille. Il serait judicieux de rechercher ses descendants.
- Je regarderai de mon côté. » Aiors échangea un regard de connivence avec son aîné, « les archives de nos parents n’étaient pas immenses, un incendie ayant détruit la maison familiale, mais j’ai conservé quelques documents.
- Bien. Je prendrai de mon côté contact avec d’autres chevaliers qui vivent en dehors du Sanctuaire : certains d’entre eux descendent également de nos ancêtres… Par contre… » Le visage de Saga se fit soucieux et de fut Rachel qui enchaîna :
« Les anciens écrits nous ont appris que les Portes ont besoin de près d’une année entière pour arriver au terme de Leur puissance, et de fait à l’instant de Leur ouverture. Nous ne sommes plus très loin de cette échéance… et les derniers rapports de l’armée américaine qui nous sont parvenus ce matin sont alarmants. » Elle fit passer une pile de documents avant de poursuivre :
« Ils ont dû créer en urgence une base arrière ; toute leur technologie informatique a été détruite par la puissance du champ magnétique exercée par les Portes. A présent, ils en sont réduits à se cantonner à plus d’un kilomètre du site, et plus aucun homme ni appareil ne peut s’en approcher. J’ai bien peur que nous n’ayons plus que très peu de temps devant nous.
- Il ne faut pas traîner, c’est ça ?
- Oui, Shura. La solution doit être trouvée. Et vite.
- Si les anciens ont découvert la technique à employer, nous y arriverons aussi. » Assura le Capricorne, dont le cerveau de pigiste occasionnel de « El Pais » avait déjà commencé à recenser tout une série de contacts intéressants à prospecter.
« Une dernière chose… » Saga venait de le lever, signifiant par la même la fin du Conseil, « A compter d’aujourd’hui, je vous demande de m’informer de chacun de vos déplacements, ne fut-ce que pour quelques heures. En cas de besoin, je ne veux pas avoir à vous courir après, et perdre du temps à vous rechercher. Est-ce que c’est clair ? » Le regard du Pope les engloba tous sans distinction particulière, guettant un accord sur chaque visage. Camus ne put faire autrement que d’acquiescer. De mauvaise grâce.
Et sans doute Saga le sentit-il, car ses yeux s’attachèrent un instant sur le Verseau, bien que son visage n’exprimât pas autre chose que la plus grande neutralité.
« A ce sujet, je souhaiterais rentrer sur New York quelques jours pour régler quelques affaires… et récupérer les documents dont je t’ai parlé.
- J’aimerais l’accompagner, si tu n’y vois pas d’inconvénient. »
Saga jeta un coup d’œil aux deux Xérakis, hésitant. Les deux, ensemble… mais devant l’air embarrassé d’Aiors, il haussa les épaules avec un sourire : il comprenait le Lion, qui n’avait certainement pas envie de s’engager dans un combat sans emporter auparavant un souvenir de sa belle compagne, qui pourrait bien être le dernier. De plus, il n’avait passé que peu de temps avec son aîné au cours des derniers mois. Il pouvait bien leur accorder cette liberté, tant qu’il en était encore temps.
« Tâchez d’être rentrés en fin de semaine. » Répondit-il simplement.

« Hé, vous là-bas ! Qui êtes vous ?!! »
Des éclats de voix et de multiples bruits étouffés de course et de pas précipités leur parvinrent brusquement du couloir menant à la salle du Conseil.
« Qu’est ce que c’est que ce bordel ?... » Tout comme la plupart de ses compagnons déjà debout et s’apprêtant à sortir, Angelo venait de tourner la tête vers les lourdes et massives portes qui les isolaient du reste du Palais.
« Non, vous n’avez pas le droit d’entrer !... A moi, les gardes ! Non !... » Un cri, suivi du son mat d’un corps chutant lourdement sur le sol ponctua les exclamations des soldats, tandis que les pas se rapprochaient de plus en plus.
« Mais enfin, qu’est-ce qui se passe… » Saga pivota vers l’entrée de la salle mais déjà, Angelo et Shura se saisissaient des imposantes poignées de cuivre et tiraient les battants à eux.

Et ils reculèrent. Un pas. Puis un autre. Puis ils s’effacèrent enfin, laissant libre la vision du seuil de la salle du Conseil. Un seuil sur lequel se tenaient deux silhouettes informes, drapées dans de lourdes capes de coton gris et aux visages rentrés dans l’ombre des capuchons.
« Qui êtes-vous ? » D’un pas lent mais sûr, Saga s’était porté au-devant de ses pairs et tentait de déceler l’identité de ces deux inconnus, au-delà de l’obscurité de leurs traits.
Ce fut alors que, semblant répondre à un signal muet, les deux inconnus se découvrirent.

« N… Non… C’est impossible !... »


© Vanina BERNARDINI - 2005