Chapitre 21 - Partie II
Au Sanctuaire…
« Tiens, couvre-toi avec ça. » Kanon rattrapa au vol un
lourd manteau noir, que son frère venait de lui lancer depuis l’arrière
du bateau. Il ne put réprimer un ricanement :
- Nous n’avons pas encore débarqué que déjà
tu veux m’effacer…
- Ne dis pas de bêtises. » La voix de Saga assourdie par les moteurs
lui parvint avec difficultés, « Tu veux donc tous les voir te tomber
dessus à peine arrivé ?
- Il fait nuit, je te signale.
- Certains ont le sommeil léger. Une dernière chose : masque ton
cosmos. Je tiens à une arrivée discrète.
- Oui, patron. » Un dernier rire fusa, tandis que Kanon rabattait un pan
du vêtement sur son visage.
- Ce genre de réflexions…
- Oui, je sais, je les garde pour moi. »
Tout en gravissant la falaise, Kanon se retourna vers le bateau qui s’éloignait.
Il demanda dans un souffle :
« Les passeurs… Ils sont toujours muets ?
- Oui. Autant conserver une tradition lorsqu’elle est utile.
- Et… Qui se charge de la “tradition” ?
- Le bourreau. » N’entendant plus soudain les pas de son cadet derrière
lui, Saga pivota pour faire face à un Kanon circonspect :
« C’est une blague ?
- D’après toi ? » Fit le Pope, pince-sans-rire, « Cela
fait des années que ce procédé n’est plus employé.
Lorsque le besoin s’en fait ressentir, nous recherchons de jeunes enfants
muets, et leur offrons ce poste.
- Je vois qu’il arrive à monsieur de faire de l’humour…
- C’est un trait de caractère que j’essaie de développer
depuis quelques temps…
- On t’a déjà dit que tes premiers essais étaient
peu convaincants ? »
Ce fut en s’échangeant quelques réparties bien senties
qu’ils parvinrent enfin sur le parvis du Palais.
S’il s’était trouvé un quelconque être vivant
à proximité des escaliers, tout ce qu’il aurait pu apercevoir
aurait été deux ombres parfaitement identiques, se coulant en
souplesse dans les méandres de la nuit, deux silhouettes se mouvant dans
une harmonie parfaite. Tout le reste n’aurait semblé être
qu’un simple rêve. Aucun bruit, aucun souffle. Un cosmos inexistant.
Une absence.
« Tu as faim ?
- Je mangerais bien un morceau, oui. » Avoua Kanon, qui avait à
peine touché au plateau infâme servi dans l’avion.
- Suis-moi. » Au grand étonnement de son cadet, Saga dédaigna
les immenses portes principales du palais qui leur faisaient face et commença
à contourner le bâtiment, longeant l’alignement de doriennes
qui en ornait le périmètre.
Ils finirent par se retrouver à l’arrière du corps principal
qui se prolongeait par plusieurs bâtisses accolées les unes aux
autres, de hauteurs variées, à étage pour certaines, et
dont la lueur de la lune faisait ressortir la blancheur.
Kanon peina à reconnaître ce qui, en son temps, n’était
plus qu’un tas de ruines, ou presque, seuls les appartements de Shion
étant alors encore en état.
« Impressionnant… » Siffla-t-il en passant une porte anonyme
tout en levant les yeux au-dessus de lui, tandis que son aîné retirait
son manteau d’un geste ample.
- Les cuisines : c’est l’un des premiers corps de bâtiments
que j’ai fait réhabiliter. C’était devenu par trop
invivable, Shion ne s’étant quasiment jamais préoccupé
de l’état de délabrement du palais.
- L’argent de nos parents, j’imagine…
- Exact. Au passage… » Saga s’effaça pour laisser entrer
son frère dans une salle aux murs blanchis par la chaux, et au bout de
laquelle trônait une vénérable table en olivier flanquées
de 2 bancs, « … Je n’ai pas touché à ta part.
- Mais j’y compte bien ! »
Le Pope déposa entre eux un reste de moussaka déniché
au réfrigérateur, du pain, du fromage et une bouteille de Mouton
Cadet 1999, dont Kanon approuva la présence en souriant. Du vin français…
Il n’en avait plus bu une seule goutte depuis 15 ans. Sans doute son frère
se fit-il la même remarque, car il lui adressa un vague sourire d’excuse
en s’installant en face de lui.
Ils mangèrent en silence. Kanon avait encore peine à prendre toute
la mesure de sa présence en ces lieux. Il avait beau savoir que cette
fois, ça y était, il était vraiment de retour, il n’y
avait rien à faire : cette sensation de dédoublement, qu’il
avait déjà ressentie une première fois lors de ses retrouvailles
avec certains chevaliers d’or, revenait le tarabuster avec son cortège
de vertiges et de migraines. Il s’observait lui-même, en face de
son jumeau, et il dut procéder à un effort intense pour regagner
toute son intégrité physique.
Le temps avait passé et pourtant.... Quinze ans, ou quinze minutes, en
cet instant, il n’était plus en mesure de faire la différence.
Malgré les changements, malgré le visage vieilli de son frère
en face du sien qui avait évolué pareillement, malgré ce
lieu qu’il n’avait pas connu ainsi, c’était comme…
Comme s’il n’était jamais parti. Cette soudaine évidence
ralluma l’espace d’une seconde la vieille rancœur tapie au
milieu d’autres sentiments inavouables et bien tassés dans un coin
: il avait perdu tant d’années de sa vie, à cause de…
En levant les yeux vers Saga, il se rendit compte qu’il avait cessé
de manger et l’observait.
« J’imagine… » Le Pope se racla la gorge discrètement,
avant de reprendre, « J’imagine que tu ne dois plus trop bien savoir
où tu en es… Je… »
Devant l’air de son frère, à la fois penaud et gêné,
Kanon prit conscience qu’il avait sans doute perçu une partie de
ses pensées. Et lui-même se sentit un peu idiot. Il leur faudrait
très certainement acquérir certains réflexes qu’ils
avaient tous deux perdu avec le temps, au minimum celui de reconnaître
les limites de leurs pensées respectives.
- Qu’est ce que tu veux me dire ? » Finit-il par demander d’une
voix calme.
- Tu as le choix entre le temple des Gémeaux et le Palais. Chaque membre
des XII dispose d’une chambre ici, dont il peut user à sa guise.
Alors… » Et sous-jacente à cette phrase inachevée,
Kanon en comprit la suite implicite : « J’aimerais que tu restes
à mes côtés… »
Il hocha la tête : « Le temple des Gémeaux… Ce n’est
peut être pas une bonne idée, du moins pour le moment. Je préférerais
rester au Palais si cela te convient, bien entendu. »
Saga sut gré à son frère de son tact. Il avait répondu
le plus naturellement du monde, comme s’il n’avait pas perçu
son appel. Et de fait, ce fut sur le même ton qu’il acquiesça.
« Contente de te revoir parmi nous, Kanon. » ils sursautèrent
tous deux dans un bel ensemble et se tournèrent vers la porte sur le
seuil de laquelle se tenait Rachel.
- Tu ne dormais pas ? » Lui demanda Saga, un peu surpris. Elle eut un
signe de dénégation :
- Je lisais quelques vieilleries. » Et en effet, elle tenait serrés
contre elle deux vieux livres, visiblement extraits des archives. Ses yeux brillaient
d’une lueur étrange. Crut-il y déceler quelque signe indiquant
une nouvelle importante ? Toujours est-il que la façon dont elle serra
Kanon contre elle pour lui souhaiter la bienvenue lui parut teintée d’un
soulagement manifeste.
« Tu as l’air en meilleure forme que la dernière fois où
nous nous sommes vus. » La tenant par les épaules à bout
de bras, il l’observait avec attention.
- Ce n’est pas à moi qu’il faut faire ce genre de remarque
! » Rétorqua-t-elle en souriant, tout en tournant la tête
vers Saga qui s’était levé à son tour.
- Oh, mais lui, j’ai eu le temps de m’en rendre compte ! »
Ils éclatèrent de rire tous les trois.
Les deux personnes qu’il aimait le plus au monde étaient là,
devant lui et paraissaient soudainement heureuses en cet instant. Saga sentit
alors une nouvelle vigueur palpiter en lui, comme une force vivante, un souffle
dont il avait perdu jusqu’à la saveur.
Sans doute cette sensation d’euphorie ne durerait-elle pas, eut égard
aux lourdes tâches qui l’attendaient, mais il pourrait les aborder
avec une sérénité renouvelée, conscient du soutien
de ces deux êtres. Un instant il fut presque tenté de les serrer
contre son cœur débordant d’un sentiment oublié, mais
il se contenta de saisir Rachel par la taille et de l’embrasser avec tendresse.
« Quoi de neuf ?
- Rien de transcendant mais… » Elle brandit les documents qu’elle
tenait toujours, « … quelques petites choses pas inintéressantes,
tout de même. »
« Ainsi donc, ils étaient treize… » Depuis quelques
minutes maintenant, Saga jouait distraitement avec son verre vide, digérant
les explications que Rachel venait de leur donner.
- Tu le savais ? » Elle comprit à quoi il faisait allusion au travers
de cette question.
- Pas vraiment. Mais j’étais intimement persuadée que Kanon
devait nous rejoindre…
- D’après ce que Saga m’a raconté, sans doute est-ce
là une manifestation supplémentaire de la mémoire collective
de ta famille… Toujours est-il que ton intuition semble avoir été
la bonne.
- J’ai beau essayer de ne pas me laisser aller à l’optimisme,
mais… » Un sourire lumineux vint rehausser un peu plus la beauté
du visage de la jeune femme, si tant est que cela puisse être encore possible,
« … plus rien ne me semble insurmontable à présent,
maintenant que vous êtes là, tous les deux. »
Kanon l’avait observée pendant qu’elle leur exposait les
découvertes de la veille et une fois de plus, il avait été
frappé par le mélange de force et de fragilité qu’elle
dégageait. Tout en elle était d’une gracilité sans
pareille : la délicatesse de ses poignets, la finesse de sa nuque, son
visage d’une perfection stupéfiante… Et pourtant, l’ensemble
était teinté d’une puissance hors du commun. Son cosmos,
au repos, semblait l’auréoler en permanence et elle lui faisait
l’effet d’un roc, d’un rempart rassurant, contre lequel se
reposer. Il se rendit compte qu’il en avait toujours été
ainsi, depuis leur plus tendre enfance ; et il sut alors que c’était
là ce que son frère avait sans cesse recherché. Voyant
le couple en face de lui, une ombre de sourire glissa furtivement sur ses lèvres.
Les deux plateaux d’une balance. Ce soir, elle était la force,
la sécurité, l’apaisement, autant de garde-fous dont Saga
lui semblait si cruellement dépourvu ; mais hier pourtant, c’était
lui qui l’avait soutenue, qui l’avait sauvée de son désespoir,
qui l’avait ramenée à la vie. Kanon entrevit confusément
que l’équilibre ne régissait pas seulement le monde ; il
régissait tout le reste. Les êtres, les sentiments, de l’univers
jusqu’à la plus humble des créatures. Il en avait un exemple
éclatant sous les yeux. Mais alors comment ? Comment ces deux-là
avaient-ils pu rater le coche aussi lamentablement ? Des années de malentendus,
de rendez-vous manqués, de souffrances inutiles… Pourquoi le Destin
s’était-il donc acharné contre eux qui ne pouvaient exister
l’un sans l’autre ? Il se prit à espérer qu’enfin
la chance les bénisse. Malgré la situation actuelle, malgré
les interrogations qui menaçaient leur avenir, il lui sembla que peut-être,
ils avaient la possibilité d’espérer.
« Quoi qu’il en soit, nous pourrons exposer ce que nous avons appris
dans deux jours, au Conseil. » Fit Saga en s’étirant, «
Qui n’est pas encore arrivé ?
- Il manque Camus, mais il a laissé un message pour dire qu’il
serait là dès demain.
- Evidemment…Tu as pu voir Dôkho ?
- En coup de vent ; il m’a simplement dit qu’il souhaitait te parler.
- Je le verrai dans la matinée… Rien d’autre ?
- Si. Il est près de quatre heures, et il serait temps d’aller
dormir ! Ton frère tombe de sommeil, lui ! » Kanon qui tentait
tant bien que mal de réprimer ses bâillements depuis un bon quart
d’heure, adressa un regard reconnaissant à la jeune femme, dont
la voix éthérée résonna alors dans son esprit :
« Saga a parfois tendance à oublier que le reste du monde n’est
pas insomniaque…
- Je l’imagine sans peine.
- Restes-tu au Palais ?
- Oui.
- Alors… C’est bien. » Un instant, il ressentit comme
une douce brise l’envelopper en un remerciement muet, puis elle se retira
de ses pensées.
Elle l’attendait, accoudée à la fenêtre, une fumée
blanche s’échappant avec nonchalance de la cigarette entre ses
doigts ; presque imperceptiblement, la nuit pâlissait sur l’horizon.
Cela faisait près de 24 heures qu’elle n’avait pas fermé
l’œil mais étrangement, elle ne se sentait pas fatiguée.
Elle ne fut pas surprise de sentir les lèvres de Saga se poser sur son
épaule nue, de laquelle le pull avait glissé. Son souffle remonta
dans sa nuque, tandis qu’il l’enlaçait et elle se tourna
vers lui :
« Comment te sens-tu ?…
- Bien. Je ne pensais pas dire ça, mais… » Glissant ses doigts
dans l’opulente chevelure brune de la jeune femme, il attira son visage
pour prendre sa bouche, « Je me sens réellement bien. » Sans
rien rajouter, elle lui sourit. Bientôt, les lumières autour d’eux
disparurent, et l’aube naissante vit leurs corps s’étreindre.
Le temps perdu ne se pouvait se rattraper mais quelque part, à un niveau
de conscience qui n’appartenait qu’à eux, ensemble, ils cherchaient
à le retenir entre leurs mains. Ces mains qui, entrelacées avec
force, aux jointures blanchies, les unissaient un peu plus, lui derrière
elle, en elle, l’envahissant en un mouvement affolant de lenteur et de
puissance mêlées.
Elle le retenait, l’accompagnait mais bientôt, écartelée,
elle s’abandonna à lui, à cette brûlure toujours plus
intense et plus profonde qui lui coupait le souffle. Leurs baisers étouffèrent
leurs cris, leurs corps vacillèrent sous la vague ; la paix descendit
en eux.
Kanon éprouva les pires difficultés à s’endormir,
malgré son épuisement manifeste. Une sensation étrange,
à la fois lointaine et proche, mais plutôt agréable et empreinte
d’une certaine volupté, le maintenait éveillé. Un
moment, il chercha à en percer l’origine jusqu’à ce
qu’il finisse par comprendre.
Un éclat de rire le secoua alors, tandis qu’il enfouissait son
visage dans l’oreiller :
« Oh non… Ca aussi, j’avais perdu l’habitude…
»
Tant bien que mal, il releva ses écrans mentaux, s’isolant de l’intimité
de son jumeau. Mais malgré tout, les quelques heures de sommeil qu’il
parvint à arracher au reste de la nuit ne furent pas exemptes d’un
certain arrière-goût de… sensualité. Et finalement,
pas si déplaisant.
Le Sanctuaire, le lendemain matin…
« Vu l’heure, j’imagine que je dois être l’un
des premiers à être honoré de ta visite… Je me trompe
? » Kanon du haut du perron du temple du Capricorne, nonchalamment adossé
à une colonne, observa sans répondre l’occupant du temple
gravir les marches dans sa direction.
Tandis qu’il se rapprochait du frère du Pope, Shura ne le quittait
pas des yeux; il n’était pas réellement étonné
de le trouver là. Après tout, ne devait-il pas s’y attendre
?
Visiblement son interlocuteur revenait de l’entraînement ; Kanon
le vit passer devant lui, couvert de sueur et débraillé, pour
réapparaître un quart d’heure plus tard vêtu d’un
jean et d’un tee-shirt propres, une bouteille d’eau à la
main.
« Tu te doutes de la raison de ma présence ici…
- J’en ai une assez bonne idée, oui. » Ils s’entre-regardèrent,
se jaugeant à la manière de deux félins se rencontrant
par hasard sur le même territoire. Mais il n’était pas question
de s’affronter ; simplement de procéder à une mise au point,
en stand-by depuis 15 ans.
« Tu étais là, et tu n’es pas intervenu… »
Fit Kanon du ton tranquille de la constatation.
- En effet, ce n’était pas mon combat. Nul n’avait le droit
de se mêler de votre affrontement, il ne concernait que Saga et toi.
- Pourtant, mon frère venait de prendre le pouvoir, j’aurais imaginé
que tu aurais tenté d’agir…
- Pour quoi faire ? » Presque déconcerté, Shura examina
le cadet des Antinaïkos. Etait-il en train de se moquer de lui ? Il continua,
prudemment :
« Le pouvoir se jouait entre vous deux… Et aucun d’entre nous
n’était assez idiot pour s’ingérer dans votre conflit
au risque de devoir vous affronter et l’un et l’autre. Et pour parler
très franchement… » Le Capricorne jeta un coup d’œil
circonspect à son vis-à-vis, « Saga ou toi, toi ou Saga…
Vu la situation de crise dans laquelle nous nous trouvions, peu importait finalement,
le résultat aurait été le même. J’ai préféré
laisser la main au destin.
- Le destin, tu l’as quand même bien aidé à fignoler
sur la fin, non ?… » Nous y voilà. Kanon n’avait toujours
pas digéré la façon dont s’était déroulé
son départ du Sanctuaire, ainsi que Shura s’en doutait. De toute
manière lui-même n’était pas spécialement fier
de cet épisode, ni ravi que l’on vienne le lui rappeler, surtout
de bon matin. De fait, ce fut d’un ton plutôt agressif qu’il
rétorqua :
- Je n’ai fait que t’escorter jusqu’à ton point de
départ !
- Soit, mais tu ne t’es pas privé de me faire goûter à
Excalibur…
- Tu as essayé de t’enfuir ! Et puis, je n’avais pas pour
objectif de te blesser mortellement…
- Ah oui ? ! » L’air furieux, Kanon releva un pan de sa chemise,
laissant apparaître une balafre blanchâtre d’une vingtaine
de centimètres de long, à un pouce de l’emplacement supposé
du cœur :
« Et bien heureusement que tu vises à la perfection ! » ironisa-t-il,
« vu l’état dans lequel j’étais, tu savais pertinemment
que je ne pouvais pas aller bien loin… » Shura haussa les épaules
à cette dernière remarque :
- Ton état, ton état… Tu as fait exprès de perdre.
- Je… Je te demande pardon ? » Kanon s’attendait à
tout sauf à ça, et il ne put que ravaler sa salive, devant un
Shura soudain assez condescendant, tapotant du bout des doigts sur un bloc de
marbre avec une distraction affectée.
« Comme tu me l’as si bien rappelé, j’étais
présent lors de votre combat. Et je te le redis : tu as voulu perdre.
Je n’ai jamais compris pourquoi d’ailleurs… Tu as laissé
ton frère te vaincre.
- Je ne vois vraiment pas ce qui te permet de dire ça… »
Sous l’effet de la colère, les yeux de Kanon s’étaient
plissés à un tel point que seules deux fentes émeraude
observaient le Capricorne.
- Vous étiez du même niveau, exactement. Et tu connais le vieil
adage aussi bien que moi : “lorsque deux chevaliers d’or s’affrontent,
leur combat dure mille jours”. Ce jour-là, ça a duré,
quoi… trois heures ? En ce qui concerne ceux qui n’étaient
pas présents, même s’ils ont du mal à le croire, ils
ont fini par accepter que Saga ait gagné. Moi non. Tu ne me feras jamais
avaler ça. »
Sidéré. Kanon était sidéré, et il n’y
avait pas d’autre mot. Jamais il n’aurait pensé que qui que
ce soit eut remarqué qu’il avait effectivement laissé son
frère remporter la victoire.
Et que ce soit Shura qui le lui dise, alors même que Saga ne semblait
pas en avoir conscience !… Evidemment, cela expliquait un peu mieux l’attitude
du Capricorne à l’issue du combat. Sans doute s’était-il
dit que si Kanon avait recherché la défaite, c’était
sans doute pour quitter le Sanctuaire au plus vite… Ce n’était
certes pas les bonnes raisons, mais…
« Vous n’avez pas bientôt fini de vous chiffonner comme des
gamins, non ? On n’entend que vous… » Les têtes de Milo
et d’Aioros surgirent alors tandis qu’ils gravissaient les marches
du temple.
« Bonjour Kanon. » Dit simplement le Scorpion avec un léger
sourire en direction de son ami d’enfance.
Milo… En un instant déferla une vague de souvenirs, d’images
et de sons, qui effaça le présent pour replonger Kanon dans son
adolescence. Milo, le galopin… Le cousin de Rachel, toujours le premier
dans les mauvais coups et les farces idiotes, le plus casse-cou, mais également
le plus téméraire, le plus courageux… le plus juste aussi.
Le visage de l’adolescent flotta un instant devant ses yeux, pour se superposer
à celui d’un homme au sourire éclatant, auréolé
d’une chevelure aux boucles bleutées cascadant sur ses épaules,
avec toujours cette étincelle de malice qui brillait au fond de son regard.
« Avant que tu ne me cuisines à mon tour, je confirme que je n’étais
pas là ce jour-là, mais la faute en incombe à Rachel qui
m’avait ordonné de ne pas m’en mêler ! » ajouta-t-il
en riant. Il posa sa main sur l’épaule de Kanon, après avoir
repris son sérieux :
- Tu devrais laisser Shura tranquille. C’est le passé, tout ça…
Saga est un bon Pope, je sais que tu le sais et…
- Il n’était pas dans mes intentions de remettre mon frère
en cause au cours de cette conversation. » Rétorqua Kanon, visiblement
vexé d’avoir été mal compris, « Je voulais
simplement avoir une explication avec Shura sur son attitude de l’époque.
- Tu as ta réponse, maintenant ! Et j’espère qu’elle
te convient parce que je n’en ai pas d’autres… » L’air
sibyllin, Shura observa Kanon, qui finit par répondre de bonne grâce
:
- Qu’elle me convienne ou pas, tu as au moins le mérite de m’avoir
répondu avec franchise… Je pense que je devrais pouvoir faire avec.
» Il tendit la main au Capricorne qui, sans aucune hésitation,
la serra :
« Bienvenue parmi nous. » En voyant le petit sourire amusé
d’Aioros qui n’avait pas encore ouvert la bouche, Kanon lui demanda
avec curiosité :
« Qu’est ce qui te fais sourire ?
- Oh, en t’entendant reprocher à Shura la cicatrice que tu portes,
ça me rappelle quelque chose de curieux : ton frère porte exactement
la même, au même endroit. Sauf que celle-ci, c’est moi qui
en suis l’auteur…
- Ah oui ? » Demanda Milo, brusquement intéressé, «
C’était quand ?
- On va dire que je ne me suis pas laissé massacrer sans réagir…
» Commenta Aioros sur le ton de la dérision. Dans le blanc gêné
qui suivit cette remarque, Shura se racla la gorge à deux reprises avant
de marmonner :
« Aioros, si tu voulais faire de l’humour, c’est raté…
»
Tout en enfilant un pull en coton, Thétis poussa du bout du pied la porte
de la cuisine, encore frissonnante. En apercevant celui qui lui tournait le
dos, debout devant la fenêtre, elle s’exclama d’une voix joyeuse
:
« Saga ! Déjà de retour ! Que… » La question
qu’elle allait poser mourut sur ses lèvres lorsqu’il se retourna.
Kanon. Stupéfaite, elle le dévisagea et, percevant les faibles
émanations de cosmos qu’il dégageait, se reprocha son erreur.
C’était bien Kanon qui se tenait là devant elle, un demi-sourire
aux lèvres, son regard illuminant un visage à la peau brûlée
par le soleil.
« Thétis… Visiblement, tout le monde est là, à
ce que je vois. Surprise ?
- Et bien, je… Enfin… » Encore sous le choc, elle ravala sa
salive avant de reprendre : « Je savais que Saga était parti te
retrouver mais je ne pensais pas que vous reviendriez ensemble… si tôt.
Oui, je suis surprise.
- Je suppose que tu es levée depuis un petit moment, non ? » Fit-il
en l’observant des pieds à la tête.
- Je suis allée courir. » Réponse qui s’avéra
inutile, l’aspect de la jeune femme étant assez éloquent
: les cheveux attachés à la diable, elle était encore couverte
de sueur et ses longues jambes nues émergeaient d’un short pour
se terminer par une paire de baskets. S’obligeant à se décoller
du seuil de la cuisine sur lequel elle était restée plantée,
elle se dirigea vers la bouilloire d’eau chaude pour se préparer
un thé. Elle finit par se retourner vers Kanon, qui se resservait du
café noir :
« On va dehors ? » Proposa-t-elle en indiquant la porte fenêtre
derrière eux, « Je meurs de chaud dans cette pièce. »
Si l’effet de surprise initial s’était estompé, Thétis
ne pouvait s’empêcher de l’examiner à la dérobée,
tandis qu’il sirotait son café dans lequel il n’avait pas
plongé l’ombre d’un sucre ; exactement comme son frère.
Ils avaient les mêmes goûts, se rappelait-elle, et il n’y
avait pas de raison que cela ait changé.
Avec un soupir, elle balança ses jambes sur la chaise vide qui lui faisait
face, tout en s’étirant tel un chat réveillé par
un rayon de soleil. Elle ferma les yeux pour savourer la légère
brise printanière. L’hiver était enfin terminé, saison
qu’elle avait en horreur, tant elle lui rappelait de mauvais souvenirs.
Elle finit par briser le silence :
« Alors ?… Qu’est ce qui t’a fait changer d’avis
?
- C’est à dire ?
- Tu le sais très bien. La dernière fois que nous nous sommes
vus, tu n’avais pas spécialement l’air très motivé
pour revenir parmi nous…
- Il paraît qu’on a besoin de moi par ici. » Devant cette
énormité, Thétis ne put s’empêcher d’éclater
de rire :
- Tu te fiches de moi ? ! Tu comptes sérieusement me faire avaler une
excuse pareille ? ! »
Il la regarda s’esclaffer, et elle lui apparut tout à coup très
différente de la Thétis qu’il avait revue il y avait à
peine quelques mois de cela. Et ce rire lui fit l’effet d’un baume
apaisant après les tensions de ces dernières heures. Il finit
par sourire à son tour :
« Je vois… Inutile de me la jouer facile, n’est ce pas…
Tu as raison, ce n’est pas vraiment cela qui a motivé ma décision.
Disons que… J’ai beaucoup réfléchi après avoir
sauvé mon frère, plus ou moins contre ma volonté, d’ailleurs.
- Et ?…
- Curieuse comme une femme, hein… » Il esquiva le coup de poing
vexé qui fusa vers son épaule, « Ca va, je vais te répondre
! Malgré ce qui a pu se passer il y a quinze ans, j’ai fini par
me rendre compte que je ne pouvais plus vivre comme ça. Sans doute les
derniers événements ont-ils été un élément
déclencheur…
- Tu lui as pardonné ?
- Pardonné ? Non. » Il jeta un coup d’œil incisif à
la jeune femme, « Je ne peux pas faire ça, et Saga le sait. Il
ne me l’a pas demandé d’ailleurs. Mais lutter contre la nature
est épuisant. Pour lui comme pour moi. On a eu beau faire tout les deux,
je crois qu’à aucun moment notre lien ne s’est défait.
C’est impossible. C’est en le revoyant que j’ai fini par comprendre.
Il y a eu de la haine… » Il se mordit les lèvres avant de
continuer, « il y en a peut être encore un peu d’ailleurs,
mais le reste est plus fort, malgré tout. »
Thétis acheva de boire son thé, mais l’éclat d’amusement
qui scintilla dans ses yeux n’échappa pas à Kanon :
« On peut savoir ce qui te fait rire ?
- Tu es toujours autant de mauvaise foi !… C’est si difficile que
ça d’admettre ses torts ? »
Bon sang, il ne pouvait rien lui cacher. De cela, il ne souhaitait effectivement
pas faire étalage, vu combien ça lui avait coûté.
Mais devant la franchise de la jeune femme, il sut qu’il ne pouvait que
s’incliner :
« D’accord, tu as gagné… » Soupira-t-il, «
Oui, je le reconnais. Mon frère n’a pas tous les torts. J’ai
un peu trop poussé dans la victimisation, mea culpa. Il m’a fallu
quinze ans pour l’admettre. Il m’a fait autant de mal que je lui
en aurais fait si nos rôles avaient été inversés.
- Contente de te l’entendre dire, et… Contente aussi que Saga le
sache. Il a souffert, lui aussi. »
Un ombre obscurcit le regard de Kanon, dont la voix s’étouffa imperceptiblement
:
- Il souffre encore.
- Je sais. On le sait tous, nous ne sommes pas aveugles. Et toi ?
- Moi ? Je suis au - delà de tout ça. J’ai dépassé
ce stade.
- Alors je souhaite de tout mon cœur que tu parviennes à l’aider.
Et puis… Compte tenu de ce qui nous pend au nez, ta présence parmi
nous est une bénédiction. » Elle sourit de nouveau, mais
sans conviction cette fois, Kanon le sentit.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre : « Je suis en retard
pour l’entraînement, Aioros va me maudire une fois de plus. Bah…
Un petit quart d’heure de plus ou de moins…
- Aioros ?
- C’est avec lui que je m’entraîne le plus souvent. Nos techniques
sont assez complémentaires, et il sait faire la différence entre
un entraînement et un combat, lui ! » Nota-t-elle avec amusement,
« Angelo est trop brutal, Milo trop dilettante et Shura a du mal à
retenir ses coups…
- Effectivement, pour Shura je confirme ! » Commenta Kanon en riant, tout
en repensant à sa conversation avec le Capricorne. Ils se sourirent.
Soudain, il se prit à se demander quelle pouvait bien avoir été
sa vie au cours des années passées ; à quoi s’occupait-elle,
quelles étaient ses activités, qui étaient ses amis, quels
hommes avaient partagé son lit… Il barra mentalement cette dernière
réflexion de sa liste, tout en se barricadant. Surtout pas penser à
ça. Pas bien.
« Sinon, Tissa, qu’est ce que tu…
- Ne m’appelle pas jamais comme ça. » L’ambiance chaleureuse
qui régnait entre eux se refroidit instantanément, la jeune femme
ayant levé la tête et dardant un regard ombrageux sur un Kanon
tout surpris :
- Mais… Pourquoi ?
- Personne ici ne me donne ce surnom.
- Personne ne te le donnait non plus avant, à part Aphrodite et moi.
- Comme tu dis, avant. Aujourd’hui, c’est différent. »
Elle s’était levée, un air farouche raidissant ses traits,
« Je ne veux plus l’entendre, d’accord ?
- Non, pas d’accord. » Rétorqua Kanon d’une voix calme,
« Je t’ai toujours appelée comme ça, je n’ai
pas envie que ça change.
- Ecoute, Kanon, beaucoup de choses ont évolué ici, et…
» Fit-elle, impatientée et quelque peu sur la défensive,
avant de se faire couper :
- Je ne vois pas en quoi cela te dérange à ce point ! Explique-moi
!
- Je n’ai pas à me justifier…
- Ah, Kanon, tu es là ! Je te cherchais ! » La voix de Saga résonna
derrière eux, tandis qu’il s’approchait en souriant, «
Tiens, Thétis ! Et bien tu dois être parmi les premiers à
rencontrer mon frère… » Elle s’obligea à sourire
:
- Oui, sans doute. Mais il doit avoir encore beaucoup de monde à voir,
et j’ai un entraînement qui m’attend. Je file. » Adressant
un léger signe de tête aux deux frères, elle tourna les
talons puis disparut.
« Elle a oublié sa tasse… » Commenta Saga sur un ton
sarcastique, « … Et elle a l’air furieuse. Ne me dis pas que
vous vous êtes déjà engueulés !
- C’est malin… » Kanon haussa les épaules, «
… On discutait. Une broutille, c’est tout.
- Une broutille, hein… » Saga s’était aperçu
de l’air contrarié de son cadet, « Difficile de mettre Thétis
en colère pour une broutille, tu sais…
- Ca va, laisse tomber. » Ils observèrent un moment la silhouette
de la jeune femme qui s’éloignait à travers le chaos rocheux
en contrebas.
« Elle a beaucoup changé. »
Songeur, Saga fixa l’horizon avant de reporter son attention sur son frère,
« Elle n’est plus aussi naïve qu’elle veut bien le laisser
croire. Même si elle toujours aussi rayonnante de joie et d’optimisme,
comme elle l’était déjà enfant, je t’assure
qu’elle la tête bien sur les épaules.
- Je n’en doute pas une seconde. Dans le cas contraire, j’imagine
que tu ne l’aurais jamais acceptée au sein des XII, je me trompe
?
- En effet. » Fut le sobre commentaire du Pope. « Bon, tu vas me
dire ce qui s’est passé ? » Tout en levant les yeux au ciel,
Kanon finit par cracher le morceau devant un Saga gagné par l’hilarité
:
« Et c’est pour ça que tu es énervé ? !
- Je ne suis pas énervé ! Je trouve sa réaction disproportionnée,
c’est tout.
- Et la tienne ne l’est pas peut-être ? Mets-toi à sa place…
Elle avait… quoi, 15 ans, 16 ? Ca n’a pas été facile
pour elle au début de s’intégrer au Sanctuaire et surtout
de rattraper son retard sur nous. Elle s’est battue pour ça, et
a mérité d’être considérée comme notre
égale.
Pourtant, elle a toujours l’impression - je m’en suis rendu compte
- d’être la petite dernière et de ne pas être reconnue
à sa juste valeur. Il ne faut pas lui en vouloir si elle rejette tout
ce qui lui rappelle cette période difficile. Oui, Kanon, tout.
- Elle ne l’a jamais su, tu as dû y veiller… » Kanon
laissa échapper un rire qui sonna faux.
- Au sujet de ce pari stupide ? Non, et il vaut mieux qu’elle ne l’apprenne
jamais, autant pour ta peau que pour la mienne ! »
Sanctuaire, 1986-1987…
« Kanon, franchement… Avec toutes les filles qui te tournent
autour, pourquoi aller t’embarrasser de Thétis !
- Justement, ce serait trop facile, sinon. » Saga jeta un regard à
son cadet où se mêlaient l’exaspération et le mépris.
- Et ben voyons… Monsieur veut jouer, c’est ça, hein…
De toute façon, tu ne l’auras jamais.
- Je serais curieux de savoir ce qui te fait dire ça. » Ricana
Kanon sans aménité.
- Aphrodite. Il ne te laissera jamais t’approcher de sa nièce de
cette “façon”. Ta réputation te précède,
mon cher.
- Figure-toi que je préfère ma réputation à la tienne,
espèce de sadique. A force de vouloir trouver un clone de Rachel chez
toutes les filles avec qui tu couches, tu passes pour un maniaque.
- Je t’emmerde.
- Moi aussi. De toute façon, ça prendra le temps qu’il faut
mais je l’aurai. Tu veux parier ?
- Pari tenu. Si tu gagnes, je te laisse le droit de prendre ce que tu veux dans
mon armoire, et inversement.
- Ca marche. Ce que je veux, tu as bien dit ?
- Je te vois venir. Pas mon cuir, faut pas déconner, non plus…
- Ah, tu vois ! Tu doutes, j’en étais sûr… »
Les deux frères avaient 16 ou 17 ans à cette époque-là.
L’âge crétin des paris débiles. Kanon avait fini par
gagner, après de longs mois de traque sans relâche, presque une
année, louvoyant entre un Aphrodite soupçonneux et une Thétis
effarouchée, sous le regard d’un Saga goguenard.
Mais deux grains de sable étaient venu enrayer la belle mécanique
de ce pari tout en finesse, dont l’objet ne s’était finalement
pas concrétisé ; le premier, ce fut bien évidemment la
situation conflictuelle du Sanctuaire qui avait vu les deux frères rentrer
dans une compétition autrement plus dangereuse pour des objectifs autrement
plus ambitieux et quant au second grain de sable… Kanon jeta un coup d’œil
en biais à son aîné, qui partageait le même souvenir
; il n’était pas bien certain qu’il fut au courant. Le jeu
s’était retourné contre son meneur : A force d’attentions,
de séduction, voire de perversité, Kanon, devant les difficultés
qui s’étaient dressées sur son chemin, avait fini par tomber
amoureux de la belle Thétis. Plus ou moins amoureux. Mais quand même.
Un peu. Et quand il eut réussi à obtenir ce qu’il convoitait,
quelque chose qui s’apparentait à de la honte vint lui gâcher
sa victoire : non seulement il éprouvait un sentiment pour elle - nouveau
pour lui - mais de plus, il s’était avéré que Thétis
n’avait connu aucun homme avant lui. Et ça… Devant son frère,
bien sûr, il s’était bien gardé d’exprimer ses
doutes et avait triomphalement clamé sa victoire. Néanmoins, il
était demeuré avec Thétis après, bien que cela n’ait
duré que quelques mois avant les événements. Cela avait
bien dû mettre la puce à l’oreille de son aîné…
« Non, il est vraiment inutile qu’elle l’apprenne. »
Ajouta Saga avec un sourire énigmatique, « De toute manière,
ce genre de jeu n’est plus de notre âge, n’est ce pas ?
- En effet. » Concéda le cadet. Il finit par regarder son frère
droit dans les yeux : « Il ne s’agit plus de jouer aujourd’hui…
»
« Désolée pour le retard. » Aioros, qui discutait
paisiblement avec Milo, eut l’air surpris devant le ton quelque peu agressif
de Thétis, ton qu’il n’avait pas l’habitude d’entendre
venant d’elle.
- Tout va bien ?
- Oui, oui. Bon, on s’y met quand tu veux. »
Tout au long de sa descente vers les arènes, elle avait remâché
sa colère et son énervement. Ce n’était pas tant
à Kanon qu’elle en voulait, quoique, mais plutôt à
elle-même. C’était la deuxième fois qu’il lui
faisait le coup ! Et la deuxième fois qu’elle se faisait avoir.
Non mais franchement, comme si cela pouvait avoir de l’importance…
En passant près du temple de la Vierge, elle fut tentée de s’arrêter
mais jugea plus sage de n’en rien faire ; Shaka, avec sa sensibilité
coutumière, allait très certainement sentir sa colère et
cela, elle ne le souhaitait pas. Elle n’avait pas envie de gâcher
une relation aussi précieuse.
Quoi qu’il en soit, la pression était maximale et lorsqu’elle
se mit en garde devant Aioros et l’attaqua, ce dernier qui ne s’attendait
pas à une telle férocité mordit la poussière dans
les cinq premières minutes, encore stupéfait. Médusé,
Milo assistait à la démonstration :
« Mais tu as mangé du lion, ma parole ! » Lança-t-il
à Thétis en riant de voir un Sagittaire vexé épousseter
son pantalon.
- Qu’est ce qui te prend ? On s’entraîne, je te rappelle !
- Je me sens particulièrement en forme ce matin…
- Je vois ça… » Dubitatif, Aioros perçut une lueur
particulière dans le regard bleu sombre de la jeune femme, qu’il
n’avait pas coutume de rencontrer chez elle.
- C’est reparti ? » Et derechef, elle se lança à l’assaut
de son alter ego qui, plus vigilant, para l’ensemble des coups et y répondit
aussi sec. Néanmoins, la rapidité de Thétis ne lui offrit
pas la moindre ouverture, et il en fut pour ses frais, sans parvenir à
la toucher une seule fois. En revanche, il ne put se targuer d’être
aussi efficace car lorsqu’elle le quitta au bout de deux heures de combat
sans trêve, un certain nombre de bleus constellait ses côtes. Milo
eut un sifflement d’admiration :
« Eh bien, on peut dire qu’elle ne t’a pas loupé !
Dommage, j’aurais bien aimé l’affronter moi aussi. Voir Thétis
combattre est toujours un tel régal pour les yeux…
- Tu es vraiment incorrigible ! » Grimaça Aioros en renfilant sa
chemise avec précautions.
- J’admire les belles choses et Thétis est d’une beauté
exceptionnelle. Il n’y a rien de répréhensible dans mes
propos. » Rétorqua le Scorpion avec condescendance.
- Dans tes propos, non, en effet.
- De toute façon, bien qu’elle soit très belle, elle ne
m’attire pas.
- C’est ça, dis plutôt que c’est toi qui ne l’attires
pas ! » Le Sagittaire avait éclaté de rire et Milo, qui
ne s’en offusqua pas, rit de bon cœur avec lui.
« Néanmoins, je me demande bien pourquoi elle était d’aussi
mauvaise humeur… » Marmonna Aioros tandis qu’ils remontaient
vers leurs temples respectifs.
- Mon petit doigt me dit qu’elle a rencontré Kanon.
- Ton petit doigt m’a l’air bien informé, dis-moi…
- Mon petit doigt a bonne mémoire. »
Kanon avait accédé à la demande de son aîné
d’assister à l’entrevue avec Dôkho. Juste avant de
pénétrer dans le bureau du Pope, il se demandait encore à
quoi pouvait bien ressembler aujourd’hui le chevalier d’or de la
Balance ; dans ses souvenirs, l’image d’un homme mûr était
tout ce qu’il avait gardé du personnage. Alors 15 ans après…
Il en resta muet de saisissement.
« Kanon… C’est un véritable plaisir de te voir enfin
de retour. » Celui qui venait de se tourner vers lui et de le saluer d’une
voix si paisible était… Il ne pouvait en croire ses yeux. Cet homme
était resté tel que dans sa mémoire. Ce visage, certes
marqué par le temps, était celui d’un homme dans la pleine
force de la cinquantaine, respirant une sagesse infinie et dont le regard sombre
et vif reflétait une intelligence intacte.
Son corps, lui, semblait toujours aussi tonique et souple, doté de cette
musculature noueuse qui caractérisait déjà alors ce combattant
chevronné, quand Kanon n’était encore qu’un adolescent
qui n’avait pas encore fait ses preuves.
Et pourtant… Pourtant Dôkho avait plus de 70 ans.
Le sourire entendu de Saga valait tous les discours, et il semblait même
s’amuser de la réaction de son cadet. Ce dernier, cherchant à
reprendre contenance, s’inclina presque avec raideur devant son alter
ego :
« Dôkho… Je n’imaginais pas… te trouver aussi
en forme. » Fut tout ce qu’il trouva à dire, se trouvant
soudainement très stupide. Le chevalier de la Balance esquissa un sourire
:
- Je le crois sans peine. » Une aura dorée se déploya l’espace
d’une seconde dans la pièce, avec une douce pulsation. Une lente
pulsation.
Et Kanon, de nouveau bouche bée, comprit à quoi elle correspondait
: les battements du cœur de Dôkho. Aussi stupéfiant que cela
puisse paraître, son rythme cardiaque équivalait à peine
à la moitié du sien propre. Tout en cet être respirait une
maîtrise absolue de ses fonctions vitales ; son cosmos, d’une homogénéité
parfaite, rayonnait d’un pouvoir d’une pureté extrême,
dépourvu de toute forme d’ombre, de doute, de douleur. Il n’y
avait là que plénitude du corps et de l’esprit.
Bientôt, la lueur s’estompa progressivement autour d’eux et
Kanon, bien que toujours ébranlé, ne put cacher son admiration
plus longtemps :
« Je suis réellement très impressionné : tu es parvenu
à dominer entièrement l’évolution de ton propre corps.
C’est prodigieux, je dois dire…
- Des années de méditation, une vie saine et à l’abri
de toute influence extérieure… » Commenta Saga, narquois,
tandis que Dôkho remerciait Kanon, « autant de choses qui ne nous
concerneront jamais toi et moi ! Inutile pour nous d’espérer atteindre
ce stade… »
« Tu es au courant de la lettre de Shion et de ce que les archives ont
révélé ? » Demanda le Pope, une fois qu’ils
furent tous installés, lui derrière son bureau, les deux autres
hommes sur les fauteuils qui lui faisaient face.
- J’ai discuté avec Rachel et Mü, en effet. Je dois avouer
que cette nouvelle me soulage, d’autant plus qu’elle coïncide
avec ton retour, Kanon.
- Mon frère m’a fait un résumé de la situation et
ainsi que je le lui ai déjà précisé, je n’ai
jamais entendu parler des Portes.
- Ca ne m’étonne pas. Mais ainsi que vous l’avez certainement
compris à présent, Shion connaissait la vérité.
Je sais, Saga, que ce ne doit pas être facile pour toi de l’admettre…
- Qu’il s’est laissé assassiner par moi en toute connaissance
de cause ? J’avoue que j’ai un peu de mal à l’avaler,
c’est vrai. Son sens de l’abnégation était vraiment…
sans limite. » Si Dôkho perçut l’ironie qui pointait
sous ces mots, il ne s’en formalisa pas, ou du moins, n’en montra
rien.
- Il savait pour les Portes, et il savait pour le signe des Gémeaux.
Il a pris sa décision malgré toutes les conséquences qui
en ont découlé.
- Mais dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas immédiatement désigné
l’un de nous deux comme son successeur, plutôt qu’Aioros ?
Cela aurait peut être permis d’éviter…
- Kanon, tu as raison, dans l’absolu. Mais sans doute les choses se sont-elles
déroulées comme elles le devaient… Shion ne pouvait altérer
le futur de façon trop… directe. Toujours est-il qu’au jour
d’aujourd’hui, nous sommes mis devant le fait accompli, il ne sert
plus à rien de revenir dessus. »
Glissant une main dans sa veste, Dôkho en extirpa une liasse de papiers
et la tendit au Pope :
« Mais si je voulais te rencontrer ce matin, c’était avant
tout pour te parler de ce que j’ai trouvé dans les archives conservées
aux Cinq Pics.
- Qu’est ce que c’est ? » Demanda Saga, en parcourant du regard
les feuillets sur lesquels s’étalait l’écriture déliée
de la Balance, agrémentée de divers schémas.
- Cela a un rapport direct avec ce que Rachel et les autres ont découvert
: il s’agit des ouvrages généalogiques des familles fondatrices
du Sanctuaire, ainsi que certaines chroniques rédigées par d’anciens
chevaliers. » Le Pope fronça les sourcils :
- Attends… Je croyais que l’intégralité de ces documents
était stockée ici…
- Non. Lorsque j’ai eu une vingtaine d’années, Shion m’a
confié une partie de ces ouvrages, en me demandant de les garder par
devers moi en Chine. Je ne savais pas ce qu’ils contenaient… du
moins jusqu’à ce que je décide de m’y pencher, il
y a quelques mois.
- Et ?…
- J’ai procédé à une comparaison, » expliqua
Dôkho, sans répondre directement, « entre divers événements
ayant altéré l’histoire de l’humanité depuis
2000 ans environ, et l’évolution des familles, dont la vôtre,
telle qu’elle nous est parvenue à ce jour. Plus généralement,
je me suis également penché sur les effectifs présents
au sanctuaire à chacune de ces époques.
Il ressort que lorsque des guerres d’importance se sont déroulées,
ou des épidémies se sont répandues sur plusieurs continents,
la plupart des arbres généalogiques font apparaître des
décès brutaux, parmi les membres d’une même génération.
Cela correspondrait donc en fin de compte aux ouvertures des Portes, lorsque
les chevaliers d’or en poste à ces moments-là les ont combattu.
Néanmoins, les documents trouvés ici par Mü semblent indiquer
que tous ne mourraient pas pendant ces affrontements, puisqu’il s’agissait
d’un journal écrit par l’un d’entre eux, à l’issue
du combat.
- Rien de très nouveau en l’occurrence… » Fit Kanon,
dubitatif.
- Oui mais… J’ai envisagé un autre point de comparaison dont
j’ai discuté avec Shaka. J’ai comparé des périodes
suffisamment longues au cours desquelles AUCUN événement majeur
n’est à déplorer, avec l’histoire des Antinaïkos.
Et très curieusement, j’ai constaté que les décennies
concernées correspondent à un nombre anormalement élevé
de naissances multiples au sein de votre famille. De plus, les archives du Sanctuaire,
qui gardent trace de l’identité de tous les chevaliers d’or,
corroborent le fait que pour ces mêmes périodes, les Antinaïkos
étaient dépositaires de la charge des Gémeaux.
Autrement dit, il est plus que probable qu’au cours de ces ères,
les Portes aient été empêchées de déverser
sur le monde leurs flots de haine par un groupe de treize chevaliers d’or
et non douze. Et je n’ai pas trouvé de faille à cette logique.
- Tu veux dire… Que ce qu’a découvert Mü n’est
pas une coïncidence ? Qu’il s’agit là d’un fait
établi ?
- C’est assez clair Saga, tu ne trouves pas ? »
Le Pope se renversa sur son siège, l’air pensif. Ainsi donc, la
solution était là. Et d’après ce que venait de leur
expliquer Dôkho, le système semblait infaillible. Il était
donc faux de dire que le Sanctuaire avait toujours échoué dans
sa quête ; il était tout à fait possible d’empêcher
les Portes de s’ouvrir à la condition expresse que le signe des
Gémeaux soit double au moment de Leur occurrence. Quel soulagement, à
vrai dire…
« Je comprends mieux à présent. » La voix étouffée
de son frère s’était élevée, de même
que sa main droite. Le Pope, surpris, vit le sceau de Kanon chatoyer dans un
rayon de soleil :
« Rappelle-toi, Saga… Le jour où nos parents sont morts.
Ce que notre père nous a dit : “Vous êtes ceux que nous attendions
tous…”
- “Rien ne pourra jamais résister à l’union de vos
forces”… Oui, je me le rappelle… » Dôkho fut momentanément
oublié, tandis que Saga, la gorge inexplicablement serrée, continuait
: « Tu crois qu’il savait ?
- Peut être… Il connaissait l’histoire de la famille…
» Un instant, l’image de ce père dur et exigeant flotta devant
leurs yeux. Ils ne sauraient sans doute jamais la vérité, mais
croire que l’éducation rigide et sans concessions qu’ils
avaient reçue trouvait ses racines dans un objectif autrement plus noble
que l’ambition personnelle était susceptible d’adoucir de
cuisants souvenirs.
Rassemblant ses pensées, Saga questionna néanmoins Dôkho
une dernière fois :
« Pas trace de la technique employée pour affronter les Portes
et leurs gardiens ?
- Non, malheureusement aucune. Les victoires n’ont laissé aucun
écrit à ce sujet, je te le rappelle. » Au final, qu’est
ce que ça changeait ? Le secret est gardé de génération
en génération, mais cela n’avait pas empêché
leurs ancêtres de vaincre à chaque fois que cela leur avait été
possible. Cela signifiait donc qu’ils devraient trouver par eux-mêmes
le moyen d’attaque, l’arcane ultime qui leur permettrait d’une
part de se débarrasser des Gardiens et d’autre part de s’opposer
à l’ouverture des Portes. D’autres y étaient parvenus
avant eux, et l’avis général penchait depuis des années
vers le fait que cette génération-ci était sans nul doute
l’une des plus puissantes qui n’ait jamais existé. Ils avaient
toutes les cartes en main pour réussir.
Kanon, qui était arrivé aux mêmes conclusions que son frère,
se détendit :
« Si j’ai bien tout saisi, nous sommes en position de force et a
priori, la défaite est exclue ? » La Balance inclina la tête
avec une imperceptible hésitation :
- A priori. » Il finit par sourire plus franchement, « Oui, je pense
très sincèrement que nous pourrons tous ensemble parvenir à
bloquer l’ouverture. » Un souffle de détente très
sensible les parcourut tous trois. Allons, une fois de plus, le Sanctuaire allait
se retrouver face à ses responsabilités, et les assumerait la
tête haute, malgré les multiples coups du sort auquel il avait
été soumis ces dernières années. Dans l’adversité,
plus rien ne comptait d’autre que la mission qui était la leur
depuis plus de deux millénaires.
« Quoi qu’il en soit, il me reste à convaincre quelques récalcitrants…
» Soupira Saga, en faisant allusion à Angelo et consorts, dont
le faible enthousiasme avait douché les bonnes volontés, «
Mais lorsqu’ils sauront qu’ils ne risqueront pas leur peau pour
rien, ils devraient revoir leur position… Du moins, je l’espère.
»
Dôkho resta un long moment sur le parvis du Palais, contemplant les deux
frères qui descendaient en direction des temples, pour rejoindre leurs
pairs.
Il n’avait pas pu leur dire. A quoi bon ?
Saga surtout, ne l’aurait pas supporté.
La corrélation qu’avait opéré le chevalier de la
Balance n’avait pas seulement mis en évidence l’importance
du chiffre treize.
Elle avait également démontré une autre chose, qui aurait
pu passer pour anodine s’il n’avait pas éprouvé un
noir pressentiment en la découvrant : chaque victoire associée
au chiffre treize était également caractérisée par
le fait que les familles fondatrices participant au combat étaient toutes
assurées d’avoir une descendance, quelle que soit l’issue
du combat. Or… Il les regarda se regrouper un peu plus bas. Aiors et Aioros,
Milo, Kanon. Saga. Et Rachel. Son cœur se serra douloureusement en voyant
la jeune femme, dernière de sa famille et première à combattre
les Portes sans laisser aucun enfant derrière elle. Cela aurait pu être
différent, si le destin lui avait laissé le choix. Mais il n’en
avait rien été. Shion avait-il prévu cela aussi ? Il se
prit à espérer que non. Sinon, quelle cruauté…
Ils n’avaient plus le choix à présent. Vaincre ou mourir.
Car après eux, il n’y avait plus rien.
Milo avait été le premier à ressentir en fin de matinée
l’approche de Camus, son froid cosmos parvenant jusqu’à lui
depuis la mer. Quittant Aioros, il s’était rendu d’un pas
tranquille jusqu’au débarcadère et assis dans le sable,
avait regardé le bateau approcher. Il regrettait ses récentes
prises de bec avec son ami ; de fait, se montrer plus conciliant à l’avenir
lui apparaissait comme étant une sage décision. Il ne voulait
pas que leurs relations continuent à se dégrader de la sorte.
Camus était un peu comme un frère pour lui, qui n’en avait
jamais eu ; il se rappelait encore avec amusement leur première rencontre,
ce garçon froid et hautain réfugié derrière sa timidité.
Inexplicablement, il s’était refusé à le laisser
dans son coin, et avait tout fait pour l’intégrer à leur
petit groupe. Sa réussite était mitigée, cependant. Il
lui arrivait encore de se désoler en le voyant parfois si lointain, si
prompt à recréer une distance avec ses alter ego, dès que
l’un d’entre eux faisait l’erreur impardonnable d’empiéter
malencontreusement sur sa vie privée. Et jusqu’à une période
très récente, Milo était encore le seul avec qui Camus
acceptait de partager un peu plus qu’une simple relation de courtoisie.
Mais à présent, même le Scorpion se sentait rejeté.
Et il ne savait pas pourquoi.
Camus avait sauté souplement à bas de l’embarcation, et
tenant son sac à bout de bras, s’était avancé vers
Milo en souriant.
« J’ai senti que tu arrivais…
- Je vois ça. » Avait répondu le Verseau en tendant la main
pour aider son ami à se remettre sur pieds. « Quoi de neuf ?
- Kanon est revenu. » Un sifflement étonné avait constitué
tout le commentaire de Camus. Il avait cependant fini par asséner :
- Et à qui, ou à quoi, devons-nous ce miracle ?
- Saga a su se montrer persuasif, apparemment.
- Il n’a sans doute pas employé ses méthodes habituelles
dans ce cas… » En riant, ils avaient gagné les appartements
de la Maison du Scorpion, où Angelo avait fini par les rejoindre et où
à présent, ils étaient installés tous trois en devisant
tranquillement.
« Milo, c’est quoi ces façons de recevoir !… »
Plaisanta Angelo, « Et cette bière alors ? C’est pour aujourd’hui
ou pour demain ? » Le Scorpion s’extirpa de son siège en
maugréant :
- Tu bois comme un trou, Angelo… Tu crèveras d’un cancer
du foie !
- Ou des poumons. Remarque, j’ai de la chance : tout le monde n’a
pas le choix comme moi, hein ! » Et il alluma une cigarette sous le regard
amusé de Camus, qui appréciait toujours beaucoup l’humour
quelque peu corrosif du gardien de la quatrième maison.
« Je n’en ai plus ! » La voix de Milo leur parvint depuis
la petite pièce qui lui servait de cuisine d’appoint.
- Fais donc un saut chez Aioros, tiens ! » Lui lança Angelo depuis
le canapé dont il n’avait pas bougé, « Ca te fera
faire de l’exercice…
- Tu me saoules… » Tout en ronchonnant, Milo retraversa l’appartement,
avant de claquer bruyamment la porte derrière lui.
- Il râle souvent, mais il est gentil au fond… » Commenta
Angelo dans un sourire.
- Hum… Soit dit en passant, il me semble que tu as oublié une troisième
option en ce qui concerne ta fin prochaine… »
- Ah oui, celle-là… Content de voir que je ne suis pas le seul
type intelligent de ce Sanctuaire. Ferais-tu toi aussi partie de ceux qui n’ont
pas vraiment de raison d’aller se faire tuer ? » Angelo s’était
redressé, et les coudes posés sur les genoux, observait avec attention
son vis-à-vis.
Un instant, Camus hésita, avant de lâcher :
- Ce monde ne m’importe que peu et assister à sa destruction ne
me ferait ni chaud ni froid, si je puis m’exprimer ainsi… Mais…
» Son regard erra un moment dans la pièce avant de se fixer sur
la porte par laquelle Milo venait de sortir.
« Mais si ma propre vie ne mérite pas qu’on s’y attarde,
certaines autres valent la peine que j’y accorde un minimum d’importance.
Si par mon intervention, je peux leur permettre de survivre, alors… »
Avait-il fixé cette porte une seconde de plus que nécessaire ?
Quelque chose dans sa voix peut être ? Toujours est-il que lorsqu’il
reporta son attention sur Angelo, il se sentit gêné par le regard
aigu que lui jeta le Cancer.
« Ah, enfin de retour ! » Camus échappa à l’examen
en se levant brusquement pour décharger Milo des bouteilles qu’il
ramenait.
Mais Angelo avait compris. Et se maudit de ne pas l’avoir vu avant, tellement
l’évidence crevait les yeux.
Il se surprit à plaindre Camus : voilà enfin pourquoi cet homme
s’était toujours tenu à l’écart. Différent,
certes, mais ce n’était sans doute pas cela le pire. Le pire, c’était
très certainement la douleur de l’inaccessible et cette certitude
de la fatalité que rien ni personne ne viendra jamais altérer.
Cet homme que côtoyait le Cancer depuis près de vingt ans était
malheureux comme les pierres : et il venait à peine de s’en rendre
compte.
Au Sanctuaire, fin de journée, quelques heures plus tard…
Angelo se montra ravi de retrouver Kanon, qu’il accueillit avec une grande
claque sonore dans le dos, faisant vaciller le cadet du Pope :
« Et quand je pense que tu t’es tiré la dernière fois
sans dire au revoir !
- C’était pour éviter d’admirer de nouveau ton poing
à quelques centimètres de ma figure, espèce de malade…
» Fit Kanon, tout en lui serrant la main.
- Tu ne m’en veux quand même pas pour ce petit d’accès
d’humeur ?
- Oh, si peu… »
Cette fois, il les avait tous autour de lui pour de bon. Mü l’accueillit
avec un sourire chaleureux. Il n’avait pas changé : toujours aussi
svelte, son visage lisse d’atlante semblant traverser les années
sans en subir les altérations.
Le massif Aldébaran accusait à l’inverse ses quarante ans,
mais la vie au grand air et la compagnie des jeunes apprentis lui avait conservé
un air jovial de bon vivant.
Lorsqu’il en arriva à Shaka, il fut étonné de sa
réserve. Oh, bien sûr, il souriait comme les autres, mais il perçut
comme une ombre dans son regard, une sorte de… défiance à
son égard. Toutefois, il n’eut pas vraiment le temps de s’attarder
sur le sujet, voyant Milo monter les marches, remorquant Camus à sa suite.
« Et bien, si je m’attendais à celle-là… »
Le Verseau se départit un instant de son air sévère pour
donner une accolade fraternelle au revenant inattendu.
« La fine équipe est donc reconstituée, finalement…
» Fit-il, en notant les grecs regroupés. Cela lui rappelait le
jour où il avait débarqué pour la première fois
au Sanctuaire, quand il était tombé presque immédiatement
sur la petite troupe d’adolescents, ceux qui étaient nés
ici.
A l’instar de ses autres compagnons qui venaient eux aussi de pays étrangers,
il lui avait fallu plusieurs mois avant de trouver sa place dans cette famille,
puisque après tout c’était bien de cela qu’il s’agissait,
une famille… Mais même après toutes ces années, il
lui semblait que cette place était toujours aussi inconfortable.
Bref. L’instant n’était pas aux radotages. Après tout,
il était quand même bien content au fond de revoir le cadet de
Saga, avec qui il s’était toujours plutôt entendu, mieux
d’ailleurs qu’avec l’aîné.
En ce début de nuit, et pour la première fois depuis quinze ans,
le Palais abritait de nouveau la garde dorée, au complet. Ce soir-là,
il ne s’agissait pourtant que de se réunir autour d’un verre,
pour reprendre contact avec celui qui était resté éloigné
si longtemps mais aussi avec les amis, les frères… Néanmoins,
l’instant revêtait une importance toute particulière ; tous
les visages, sans exception, reflétaient une sérénité
depuis longtemps absente de leur groupe. Il y avait là comme une sorte
de force nouvelle, un lien solide qui allait de l’un à l’autre
et qui les unissait au-delà de leurs différences.
Personne n’aurait su mettre un nom sur cette impression étrange,
celle d’être protégé non pas par un tout mais tout
simplement par celui ou celle qui était là, tout près.
Cette personne qui semblait soudain faire partie de soi-même.
Thétis les avait rejoints. Peu rancunière, elle avait adressé
un sourire à Kanon, à mi-chemin entre le reproche et les excuses
; le cadet des Antinaïkos avait décidé de ne retenir que
la seconde version de ce sourire et de s’en tenir là. Pour l’instant.
Elle avait été peinée de retrouver Shaka avec un air aussi
éteint. Depuis cette fichue soirée, il paraissait s’enfoncer
de plus en plus dans une espèce de sombre mélancolie et malgré
tous ses efforts, elle ne parvenait pas à le tirer de sa léthargie.
« Qu’est ce que tu as fait à ce brave garçon pour
le mettre dans un état pareil ? » Angelo s’était glissé
près de la jeune femme et sans lui demander son avis, réalimentait
son verre consciencieusement.
- Hé !... » Elle lui arracha le verre des mains, d’un air
faussement indigné, « Et c’est à moi que tu poses
la question ? Je te rappelle que c’est de TA faute !
- Que nenni ma belle dame… Dans son infinie bonté, notre demi-dieu
m’a gracieusement accordé son pardon… » Il avait presque
chuchoté à son oreille, avec cet air de conspirateur auquel elle
avait toujours eu un mal fou à résister. Et une fois de plus,
se laissant charmer, elle finit par cracher le morceau à un Angelo béat
de curiosité satisfaite. Néanmoins, lorsqu’elle eut terminé
son récit, l’expression mi-figue mi-raisin du Cancer n’échappa
pas à Thétis qui soupira :
« Je n’aurais pas dû… Je me suis sans doute trompée.
Pourtant, je suis sûre qu’au fond de lui, il ne souhaite pas vivre
comme ça. Si seulement il pouvait se débarrasser de cette enveloppe
qui l’étouffe… ce serait un homme merveilleux. » Si
Angelo fut quelque peu étonné de sa véhémence, il
ne le montra pas.
Jetant un coup d’œil discret à la Vierge, il crut déceler
de nouveau dans le personnage cet imperceptible changement ressenti aux archives.
Et un malaise inattendu le saisit.
Il finit par répondre, d’une voix un peu lointaine :
« Thétis… Tu sais, il y a une chose que j’ai apprise
au fil des années : il faut toujours se méfier de ce que l’on
souhaite. Surtout quand cela risque de se réaliser. »
Si la jeune femme fut interloquée par cette dernière remarque, elle n’eut pas loisir de la méditer plus avant, bientôt rejoints qu’ils furent par quelques uns de leur pairs. Elle ne put retenir un sourire devant l’air heureux arboré par Aldébaran, à côté duquel elle faisait presque figure de fillette ; l’aîné des chevaliers d’or ne cachait pas sa joie. Celle de voir enfin réunis tous ceux qui constituaient le cœur du Sanctuaire. Elle ne s’était jamais vraiment rendu compte à quel point le Taureau, finalement, constituait un pivot de cohésion majeur au sein de leur groupe ; et le voir ici, les dominant tous d’une bonne tête, avec cette bonhomie dont il était coutumier, lui réchauffait le cœur et la rassurait.
Rachel s’était installée aux côtés de Dôkho
; la présence de cet homme lui avait toujours fait l’effet d’un
baume apaisant et ce soir-là, rien n’aurait pu entacher la sérénité
descendue en elle depuis le retour de Kanon. Après tout pourquoi n’aurait-elle
pas le droit elle aussi de se laisser gagner par la joie et l’optimisme
ambiant ? Les doutes qu’elle entretenait depuis la découverte des
Portes étaient certes toujours présents, mais repoussés
quelque part au fin fond de son subconscient, en un endroit si lointain qu’en
ce moment même, ils n’étaient plus en mesure de la troubler.
« Cela semble incroyable n’est ce pas ? » lui demanda Dôkho
d’une voix paisible.
- Je ne croyais pas revoir cela un jour, c’est vrai… » Une
lueur de tendresse traversa le regard de l’héritière Dothrakis,
tandis qu’à quelques mètres d’eux se tenaient debout
les frères Antinaïkos et Xérakis, face à face. Si
proches par le passé… enfin réunis, toutes formes de colère
et de haine abolies par le passage du temps. Les souvenirs resteraient ce qu’ils
sont : des souvenirs. Bien sûr, des détails, des mots feraient
parfois ressurgir un soupçon de rancœur, une pointe d’amertume.
Mais sans cela, ils ne seraient pas ce qu’ils étaient aujourd’hui.
Aiors ne serait peut être pas cet homme si lumineux, presque “solaire”,
qu’il était devenu malgré les coups auquel le sort l’avait
soumis… Avec l’âge, il en était presque arrivé
à supplanter son aîné, Aioros, dont la bonté et la
sagesse ne s’étaient jamais démenties, mais qui paraissait
s’être retranché quelque part dans l’ombre. Sans doute
voulait-il laisser place nette à son frère, qui lui n’avait
pas été amputé de sa jeunesse et de sa beauté. Quant
aux jumeaux… Les regards curieux mais discrets vite détournés
des uns et des autres valaient tous les discours.
« S’il n’y avait leurs cosmos respectifs… Je douterai
de pouvoir les distinguer. » Avait repris la Balance qui se pencha avec
un sourire vers la jeune femme, « J’imagine cependant que c’est
plus simple pour toi… » Un bref éclat de rire lui répondit
:
- En effet, même si je dois bien l’avouer, je vais avoir du mal
pendant encore quelques jours à m’empêcher de me poser parfois
des questions ! »
Mêmes intonations, mêmes visages, mêmes tics ; cela confinait
au surréalisme. Mais, les dieux en soient remerciés, les différences
qui existaient auparavant entre leurs personnalités respectives ne s’étaient
pas lissées avec le temps ; quinze ans plus tard, Kanon demeurait toujours
un poil plus expansif que son frère, sa voix portait plus loin et ses
mouvements étaient plus brusques, plus désordonnés. En
fin de compte, le contrepoids parfait de son aîné et son complément
indispensable.
« Bien ! » La voix profonde de Saga retentit sous les hauts plafonds
tandis que verres et cigarettes se figeaient, « Ainsi que vous le savez,
demain est jour de Conseil. Je constate avec plaisir que vous êtes tous
présents en temps et en heure, et je vous en remercie. »
« Je ne me sens pas visé à part ça… »
Camus fit la moue et alors qu’il pensait cette réflexion bien à
l’abri derrière ses barrières mentales, il eut la surprise
d’entendre les intonations moqueuses d’Angelo résonner dans
son esprit :
« Tiens, c’est vrai ça… Remarque, tu vas pouvoir
te rattraper.
- Et pourquoi je te prie ?
- Compte tenu des dernières évolutions, tu ne crois quand même
pas que Saga va prendre le risque de continuer à accepter tes petites
escapades non justifiées, non ?! »
Une sensation de froid cuisant fut la seule et unique réponse que reçut
l’italien, Camus coupant court à leur échange mental. Et
merde. Il n’avait pas considéré les choses sous cet angle.
De fait, ce fut d’un air morne qu’il écouta la suite :
« Compte tenu de l’heure assez avancée, il serait plus sage
pour tout le monde d’aller se reposer. Nous avons un certain nombre de
décisions à prendre demain, et je vous veux l’esprit clair…
Je compte sur vous. » Saga avait rajouté ces quelques mots, après
un temps d’arrêt.
En temps ordinaire, cette dernière phrase serait passée pour anodine
; ce soir-là, elle fut perçue comme dotée d’un double
sens qui n’échappa à personne. Saga n’attendait pas
seulement leur présence physique. Non, ce qu’il espérait
en réalité, c’était leur appui, inconditionnel et
entier. Et il venait de le leur faire savoir.
Au Sanctuaire, le lendemain, fin de journée…
« Cette place est la tienne. Elle te revient de droit. »
- Mais, je… »
Kanon eut une hésitation. Perplexe, il contempla un moment la main de
son frère posée sur le dossier du siège des Gémeaux,
tandis que l’ensemble de leurs pairs était d’ores et déjà
installé à leurs places respectives. Même Rachel avait gagné
le bout de la table : debout, elle les observait sans mot dire.
« Je ne peux pas occuper ce siège. » Finit par reprendre
le cadet des Antinaïkos, en braquant franchement son regard sur le visage
de son frère, « Tu es le chevalier des Gémeaux, et cela
a toujours été, bien avant d’ailleurs que… ça
se termine.
- Je ne peux pas occuper à la fois ce poste et celui de Pope et tu le
sais très bien. » Le ton de Saga était froid et neutre,
ce ton qu’il prenait presque naturellement dès que ses fonctions
de Pope l’exigeaient. « Par ailleurs, tout le monde ici a conscience
de ce que signifie ta présence parmi nous. Je te demande donc de bien
vouloir nous faire l’honneur de prendre ton poste. » Cette fois,
ce fut sans appel, et Kanon le comprit. Il ne pouvait plus reculer à
présent.
Son aîné s’effaçant pour lui laisser le champ libre,
il s’approcha du siège écarté de la table à
son attention et faisant fi de ses dernières réticences, finit
par s’y installer. L’espace d’un instant, la crainte idiote
et presque puérile de finir englouti par les entrailles de la terre tel
ces chevaliers de la Table Ronde s’essayant au fauteuil périlleux,
lui étreignit le cœur. Mais rien de tel ne se passa, bien évidemment.
Son habituelle assurance l’avait déserté. N’osant
relever la tête pour regarder autour de lui, il demeura quelques secondes
les yeux fermés. Quinze ans. Ses rêves les plus fous, ses ambitions,
tant de fois refoulés, rabaissés, voilà qu’à
présent, tout cela prenait corps, enfin. Il obtenait tout ce qu’il
avait toujours désiré. Tout ? Non.
Son frère occupait la place centrale, droit et hiératique, consacré
dans sa tâche, accepté et honoré. Pourtant la jalousie qu’il
aurait pu ressentir à ce moment-là était absente de son
cœur. Il n’y avait plus là qu’une saine fierté,
une joie pure, un sentiment de plénitude d’avoir regagné
sa place. Rien d’autre.
Alors il se redressa, son regard émeraude brillant de mille feux, conscient
pour la première fois d’être partie intégrante de
cette garde dorée, la garde de son Pope et de son Sanctuaire.
Son acceptation tint lieu de signal. Et ce fut incroyable.
Telle une vague d’abord à peine perceptible, puis se renforçant
en s’enflant graduellement, une onde invisible mais d’une puissance
insoupçonnée les parcourut tous, chacun des quatorze assis autour
de cette table millénaire. Passant de l’un à l’autre,
une énergie nouvelle, presque palpable, les investit, les envahit d’une
vigueur intense, les unissant dans un seul et même tout, en une entité
où les individualités s’effaçèrent, les pensées
et les sensations se fondant pour laisser place à un cosmos de la couleur
de l’or en fusion, unique et flamboyant.
Rachel sentit, “vit” les lignes d’énergie converger
dans sa direction à la vitesse de la lumière ; sans même
avoir conscience de son geste, elle étendit les bras, comme pour les
rassembler contre elle en une gigantesque gerbe lumineuse. Pas un seul instant,
elle n’eut peur. Il y avait tant de douceur, de respect, d’humilité
presque, dans ce don qu’ils lui faisaient tous, qu’elle ne pouvait
que l’accueillir en toute confiance. Son propre cosmos s’enflamma
à son tour, s’enfla et la pièce fut bientôt emplie
d’une lueur platine, se mêlant en de multiples arabesques avec l’or
de la garde. Et au milieu de ce puits de lumière, il y a avait son regard,
éclairé d’un feu intérieur qui suivait les veinules
dorées du bleu de ses yeux. Elle ne faiblit pas, ne pouvait faiblir,
son esprit soudainement adossé à celui de l’homme. Son Pope,
son homme, sa vie, il était là lui aussi, entrant dans le cercle,
l’entourant de ses bras et de toute sa vigueur, mêlant sa force
et son courage aux siens.
Quiconque dans la salle aurait assisté à cette scène n’y
aurait vu que des humains installés autour d’une table, des visages
à la fois ahuris et émerveillés, des yeux égarés
mais aussi pleins de larmes. Mais dans ce niveau supérieur qu’était
le surmonde, dans cet espace gris et informe où seul le cœur du
Sanctuaire constituait un repère, un observateur y aurait contemplé
des consciences enchevêtrées, des êtres mêlés,
des mains entrelacées constituant une essence unique, presque inhumaine.
Il leur sembla que cela avait duré des heures ; ce fut si bref, que les
ombres crépusculaires qui s’étiraient sur le sol pavé
n’avaient pas bougé d’un millimètre.
Ils se sourirent, presque timides, comme émergeant d’un rêve
éveillé. Le Conseil pouvait débuter.
Les deux mains posées bien à plat sur le bois devant lui, Saga
prit le temps de les observer tous, avant de commencer :
« Je sais que chacun d’entre vous est aujourd’hui au courant
des dernières nouvelles. Néanmoins, il me semble nécessaire
de bien rappeler où nous en sommes. Les anciens écrits ont confirmé
que par le passé, le Sanctuaire s’est de nombreuses fois opposé
à l’ouverture des Portes et que contrairement à ce nous
supposions, nos ancêtres ont parfois vaincu cet… “adversaire”,
puisqu’il faut Les nommer ainsi. Chacune de ces victoires apparaît
comme liée à l’existence de treize chevaliers d’or
et non pas douze. Aujourd’hui, nous nous trouvons dans cette configuration.
» La tête du Pope s’inclina en direction de Kanon, comme pour
ponctuer cet état de fait. « En conséquence, vous serez
tous d’accord avec moi pour considérer que nous disposons à
présent d’un avantage certain.
- Certain, certain… C’est vite dit. » Angelo s’était
renfoncé dans son siège et dardait un regard perçant sur
son Pope, « OK, nous sommes le nombre requis. Et après ? Je ne
pense pas me tromper en disant que même vainqueur, le Sanctuaire a essuyé
de lourdes pertes… Mü, Dôkho, vous n’allez pas me contredire
? »
Le Bélier laissa échapper un soupir de résignation, «
et c’est reparti… », tandis que la Balance, sans se départir
de sa sérénité habituelle, acquiesçait silencieusement.
« De plus, » reprit Angelo d’une voix calme, « d’après
ce que j’ai cru comprendre, nous n’avons toujours aucune idée
de la façon dont nous devrions nous y prendre.
Rachel et toi n’avez affronté QUE deux gardiens et sans vouloir
vous offenser ni dévaloriser votre victoire, vous avez quand même
eu… un sacré coup de bol. Vous auriez pu y rester. »
Rachel porta machinalement sa main à son poignet, autour duquel la plaie
dont elle avait hérité au cours du combat s’était
muée en une fine ligne rosâtre, visible sous son tatouage. Tatouage
qui d’ailleurs, de façon tout à fait inexplicable, avait
repris son intégrité, malgré la blessure.
« Bref, je ne veux pas relancer la polémique, mais en l’état
actuel des choses, je me refuse à m’engager là-dedans sans
des garanties un peu plus sérieuses. Et j’imagine que ce n’est
pas la peine que je vous rappelle ce que je pense de l’intérêt
réel de l’opération en elle-même…
- Effectivement, c’est inutile. »
Le Pope continua néanmoins, plus sèchement :
« Puisque nous en sommes à ce stade de la discussion, y en a-t-il
d’autres autour de cette table qui partagent les “convictions”
d’Angelo ? C’est le moment ou jamais d’exposer vos états
d’âme, je ne souffrirai plus ce genre de débat à l’issue
du Conseil. »
Un instant de flottement survint, au cours duquel ils s’entre-regardèrent,
quelque peu embarrassés. Milo fut le premier à répondre
à l’injonction de Saga :
« Et bien… » Il se racla la gorge, avec un regard d’excuse
en direction de sa cousine, « les arguments avancés par Angelo
et toi me semblent dignes d’intérêt. Si nous nous opposons
aux Portes, nous avons, c’est vrai, un espoir de vaincre. Dans ce cas,
le monde continuera à tourner en l’état. Je rejoins cependant
Angelo en ce qui concerne sa vision de la planète. Les humains ont eu
plusieurs chances, mais le résultat actuel est loin d’être
une réussite. Je n’ai pas envie de risquer ma peau pour sauver
quelque chose qui est voué à s’autodétruire. Et puis…
je ne vais pas vous mentir : j’aime la vie. C’est vrai, nous avons
tous été élevés dans les notions de sacrifice, de
don de soi, mais notre existence finalement, c’est quoi ? Nous dévouer,
quitte à y laisser notre peau. Seulement, moi, j’ai pris goût
à la vie. J’ai fait le choix de demeurer au Sanctuaire mais je
ne m’y suis pas cloîtré. Et très franchement…
sans certitudes, je n’ai pas très envie de m’engager là-dedans,
bien que j’accepterais la décision qui sera prise à ce sujet.
- Tu n’es qu’un lâche.
- Aldébaran ! » Stupéfait, Mü leva les yeux vers son
voisin qui, les traits tordus par la colère, pointait un doigt accusateur
vers un Scorpion médusé :
« Comment peux-tu tenir un discours pareil ?! Toi qui es issu des familles
fondatrices de ce lieu, toi dans les veines duquel coule le sang de ceux qui
se sont sacrifiés pour te permettre d’exister ? Et tu viens nous
dire que ta misérable vie t’importe plus que celle de millions
de gens ? Mais ta place n’est plus ici !
- Je t’interdis de… » Milo, debout et le poing serré,
s’apprêtait à se jeter sur son alter ego, quand Camus intervint,
Aioros tirant sur le bras du Scorpion pour le faire rasseoir :
« Et toi, Aldébaran, quelles sont tes raisons ?
- Les miennes ? Empêcher des innocents de mourir. L’action de quelques
hommes ne doit pas être un motif de condamnation pour la terre entière.
Quand je vois les gamins qui nous arrivent ici, qui n’ont plus de famille,
ou que les parents n’arrivent plus à nourrir… Nous, on leur
offre quelque chose, une raison de vivre, on leur apprend la notion de justice
et de pardon. Tous ne réussissent pas les épreuves que nous leur
imposons, mais lorsqu’ils retournent chez eux, ils ont toutes les cartes
en main pour changer les choses. Si nous on ne leur offre pas cette chance,
qui le fera ? Moi, j’ai confiance en l’homme. »
Passé l’effet de surprise devant cette tirade, la plus longue sans
doute que le Taureau ait jamais faite, Aioros abonda en son sens. Angelo ne
s’en étonna pas, le souvenir de la discussion qu’il avait
eue récemment avec le Sagittaire ne s’étant pas effacé
de sa mémoire. Aiors acquiesça à son tour, peut être
plus mollement. Un soupçon de regret voila son visage : sans doute voyait
il en ce moment s’éloigner les traits de la femme qui partageait
sa vie, ou bien encore se noyer les projets qu’il avait échafaudés
en vue de son avenir…
Shaka et Dôkho se contentèrent de hocher la tête sans un
mot, Thétis, les yeux étrangement brillants, approuva néanmoins
les propos d’Aldébaran. Shura se gratta un instant la tête,
avant de rajouter :
« Je suis sans doute l’un des rares ici à avoir encore de
la famille… J’aimerais qu’elle continue à vivre heureuse
et à prospérer. Alors… si empêcher les Portes de s’ouvrir
peut y contribuer… » Une excuse muette envers Angelo et Milo tomba
de ses lèvres. Lui aussi était prêt à combattre.
Contre toute attente, ce fut Mü qui créa l’étonnement.
Resté muet depuis l’intervention d’Angelo, il finit par se
lever à son tour pour murmurer :
« Ca fait des années que je cherche. Certains d’entre vous
savent de quoi je parle. Mon peuple… » Il secoua la tête d’un
air résigné, quelques mèches pâles glissant pour
venir recouvrir les deux disques de couleur qui ornaient son front, «
… Il n’y a plus personne ; je suis le dernier. J’ai toujours
gardé l’espoir qu’à un moment ou à un autre,
je finirais par trouver. Mais… Ce monde n’est plus le mien. Ma race
est éteinte. Je crois que je me suis fait une raison. » Rachel
sentit sa gorge se serrer. Ainsi c’était donc pour ça…
Depuis des années, Mü passait parfois des journées entières
enfermé dans la salle des archives, il quittait quelques fois le Sanctuaire
pour retourner au Tibet, suivant les traces de son maître Shion, toujours
avec cet espoir de trouver quelque chose. Quelqu’un. Mais il revenait
toujours seul.
« Je sais que ça va vous paraître surprenant, mais si cette
planète est détruite, je n’en ressentirais aucune tristesse.
Elle ne m’importe plus.
- Mü… » Saga avait posé une main sur le bras du Bélier
qui baissa vers lui son regard doux :
- Saga… Personne n’aurait pu m’aider dans cette tâche,
c’est pour cela que je ne t’en ai jamais parlé. Et non, »
rajouta-t-il coupant le Pope qui venait d’ouvrir la bouche, « non,
ne te reproche pas de ne pas t’en être rendu compte. Cela n’aurait
rien changé. »
Dans le silence qui s’était établi, la gêne était
perceptible. Il n’était pas dans les habitudes de Mü de s’exposer
ainsi. Une certaine tristesse aussi obscurcissait les cœurs et ce que venait
de dire le gardien de la première maison au Pope, tous le prirent un
peu sur eux. Ils ne s’en étaient pas aperçus, ayant toujours
considéré cet homme de bonne composition comme serviable, intelligent,
et non dépourvu d’humour. Qui aurait pu imaginer que derrière
cette façade affable et sereine pouvait se cacher un être à
ce point blessé par la solitude ?
A part lui, Angelo ne put s’empêcher de se faire la remarque que
ça faisait quand même pas mal de découvertes en deux jours…
et il se prit à se demander ce que d’autres pouvaient encore cacher.
Hormis lui, naturellement. Qu’on ne le mélange pas à ce
déballage, par pitié.
« Pourtant… j’ai pris la décision de combattre. Je
ne le fais pas pour l’humanité, ni même pour moi. Je le fais
pour vous. » Sous les regards ébahis de ses compagnons, un mince
sourire vint orner son visage, et il continua :
« Vous êtes, tous autant que vous êtes, ma seule famille.
N’ayant plus que vous, je me refuse à rester tranquillement assis
les bras croisés et vous regarder risquer vos vies. Plus nous serons
nombreux dans cette bataille, plus nous serons nombreux à nous en sortir.
Et si je meure, et bien tant pis, pourvu que d’autres survivent. »
Thétis, qui était assise en face de Mü secoua la tête,
abasourdie :
« Non, Mü !... Est-ce que tu te rends compte ?... » Elle se
mordit les lèvres. Il était prêt à… ! Ravalant
ses larmes, elle se pencha par-dessus la table et lui saisit les mains :
« Tu n’es pas obligé.
- Je sais. »
Un soupir leur parvint du milieu de la table :
« Après ça, comment voulez-vous que je lutte moi ? »
Angelo fourragea ses doigts dans sa chevelure rebelle, en levant les yeux au
ciel, « Mü, tu m’emmerdes… j’avais une petite chance
d’en gagner quelques uns à ma cause et tu viens tout gâcher
là… »
Le Bélier le regarda avec un sourire presque attendri et l’italien
explosa de rire :
« Ca va, j’ai compris ! Si tu es prêt à aller risquer
tes fesses même pour un type comme moi, ça ferait mauvais genre
si je n’en faisais pas autant ! »
Milo, qui s’était rassis, hocha la tête et lança,
sarcastique :
- Dans ce cas, et vu que j’aimerais autant être dans le lot de ceux
qui partiront de là-bas sur leurs deux jambes, j’adhère
à la proposition de Mü. Mais j’y mets une condition…
- Celle de trouver une solution technique. » La voix de Kanon pétrifia
tout le monde, tant un son en provenance de cette direction était…
inhabituel.
« J’ai écouté chacun d’entre vous et c’est
vrai qu’ayant été absent pendant un certain temps, dirons-nous,
je tombe un peu des nues. Pour ma part, je n’ai pas d’opinion bien
arrêtée sur le sujet pour la simple et bonne raison que je ne me
pose pas autant de questions. Bref. Par contre, on parle beaucoup mais concrètement...
on n’a toujours pas de piste sur la technique à employer, comme
l’a très bien rappelé Angelo.
- Merci, content de voir qu’on m’écoute de temps en temps…
- Alors, vu qu’on a une petite chance de s’en sortir, pourquoi ne
pas commencer par là ? Saga, je suppose qu’on n’a pas encore
tout fouillé, n’est ce pas ?
- En effet. » Le Pope se secoua, encore ébranlé par la discussion,
« En y réfléchissant bien, nos ancêtres qui ont réussi
dans leur mission avaient forcément mis la main sur la solution. Simplement,
il semblerait qu’elle ne doive pas être accessible si facilement.
Compte tenu des siècles, et de l’étendue des familles fondatrices,
je pense qu’en suivant la piste de ceux qui sont les plus susceptibles
d’avoir emporté avec eux des écrits, nous devrions pouvoir
trouver quelque chose. Kanon, tu te rappelles cet oncle de notre mère
?
- L’érudit ? Il doit être mort aujourd’hui…
- Sans doute mais je sais qu’il possédait de nombreux ouvrages
concernant notre famille. Il serait judicieux de rechercher ses descendants.
- Je regarderai de mon côté. » Aiors échangea un regard
de connivence avec son aîné, « les archives de nos parents
n’étaient pas immenses, un incendie ayant détruit la maison
familiale, mais j’ai conservé quelques documents.
- Bien. Je prendrai de mon côté contact avec d’autres chevaliers
qui vivent en dehors du Sanctuaire : certains d’entre eux descendent également
de nos ancêtres… Par contre… » Le visage de Saga se
fit soucieux et de fut Rachel qui enchaîna :
« Les anciens écrits nous ont appris que les Portes ont besoin
de près d’une année entière pour arriver au terme
de Leur puissance, et de fait à l’instant de Leur ouverture. Nous
ne sommes plus très loin de cette échéance… et les
derniers rapports de l’armée américaine qui nous sont parvenus
ce matin sont alarmants. » Elle fit passer une pile de documents avant
de poursuivre :
« Ils ont dû créer en urgence une base arrière ; toute
leur technologie informatique a été détruite par la puissance
du champ magnétique exercée par les Portes. A présent,
ils en sont réduits à se cantonner à plus d’un kilomètre
du site, et plus aucun homme ni appareil ne peut s’en approcher. J’ai
bien peur que nous n’ayons plus que très peu de temps devant nous.
- Il ne faut pas traîner, c’est ça ?
- Oui, Shura. La solution doit être trouvée. Et vite.
- Si les anciens ont découvert la technique à employer, nous y
arriverons aussi. » Assura le Capricorne, dont le cerveau de pigiste occasionnel
de « El Pais » avait déjà commencé à
recenser tout une série de contacts intéressants à prospecter.
« Une dernière chose… » Saga venait de le lever, signifiant
par la même la fin du Conseil, « A compter d’aujourd’hui,
je vous demande de m’informer de chacun de vos déplacements, ne
fut-ce que pour quelques heures. En cas de besoin, je ne veux pas avoir à
vous courir après, et perdre du temps à vous rechercher. Est-ce
que c’est clair ? » Le regard du Pope les engloba tous sans distinction
particulière, guettant un accord sur chaque visage. Camus ne put faire
autrement que d’acquiescer. De mauvaise grâce.
Et sans doute Saga le sentit-il, car ses yeux s’attachèrent un
instant sur le Verseau, bien que son visage n’exprimât pas autre
chose que la plus grande neutralité.
« A ce sujet, je souhaiterais rentrer sur New York quelques jours pour
régler quelques affaires… et récupérer les documents
dont je t’ai parlé.
- J’aimerais l’accompagner, si tu n’y vois pas d’inconvénient.
»
Saga jeta un coup d’œil aux deux Xérakis, hésitant.
Les deux, ensemble… mais devant l’air embarrassé d’Aiors,
il haussa les épaules avec un sourire : il comprenait le Lion, qui n’avait
certainement pas envie de s’engager dans un combat sans emporter auparavant
un souvenir de sa belle compagne, qui pourrait bien être le dernier. De
plus, il n’avait passé que peu de temps avec son aîné
au cours des derniers mois. Il pouvait bien leur accorder cette liberté,
tant qu’il en était encore temps.
« Tâchez d’être rentrés en fin de semaine. »
Répondit-il simplement.
« Hé, vous là-bas ! Qui êtes vous ?!! »
Des éclats de voix et de multiples bruits étouffés de course
et de pas précipités leur parvinrent brusquement du couloir menant
à la salle du Conseil.
« Qu’est ce que c’est que ce bordel ?... » Tout comme
la plupart de ses compagnons déjà debout et s’apprêtant
à sortir, Angelo venait de tourner la tête vers les lourdes et
massives portes qui les isolaient du reste du Palais.
« Non, vous n’avez pas le droit d’entrer !... A moi, les gardes
! Non !... » Un cri, suivi du son mat d’un corps chutant lourdement
sur le sol ponctua les exclamations des soldats, tandis que les pas se rapprochaient
de plus en plus.
« Mais enfin, qu’est-ce qui se passe… » Saga pivota
vers l’entrée de la salle mais déjà, Angelo et Shura
se saisissaient des imposantes poignées de cuivre et tiraient les battants
à eux.
Et ils reculèrent. Un pas. Puis un autre. Puis ils s’effacèrent
enfin, laissant libre la vision du seuil de la salle du Conseil. Un seuil sur
lequel se tenaient deux silhouettes informes, drapées dans de lourdes
capes de coton gris et aux visages rentrés dans l’ombre des capuchons.
« Qui êtes-vous ? » D’un pas lent mais sûr, Saga
s’était porté au-devant de ses pairs et tentait de déceler
l’identité de ces deux inconnus, au-delà de l’obscurité
de leurs traits.
Ce fut alors que, semblant répondre à un signal muet, les deux
inconnus se découvrirent.
« N… Non… C’est impossible !... »
© Vanina BERNARDINI - 2005