Chapitre 22 - Partie I
La cigarette que Rachel avait allumée quelques secondes plus tôt s’échappa de ses doigts raidis. Comme au ralenti, elle tournoya doucement dans l’air, le point rouge virevoltant en tous sens. Elle finit par atterrir sur le sol dallé, et roula jusqu’à se glisser dans un interstice. Là, elle rougeoya encore quelques instants puis la lumière disparut et une fumée bleutée monta vers le ciel.
Kanon serra tellement fort l’accoudoir du fauteuil dans lequel il était assis qu’il le sentit se fendre et casser sous ses doigts. Saga s’était transformé en statue. Plus un seul muscle ne bougeait, son visage était figé dans le marbre, ses yeux eux-mêmes restaient ouverts, sans un battement de cils.
Quant aux autres… Le juron qu’Angelo avait aux bords des lèvres
ne vit jamais le jour. Les yeux de Milo, exorbités, allaient de l’une
à l’autre des deux silhouettes, ne sachant pas sur laquelle se
poser, de peur de s’y brûler.
« Au nom de tous les Dieux… » Aioros n’avait
pu retenir ce murmure inutile, tandis que son frère derrière lui
serrait convulsivement son coude à le briser. Mü, totalement sidéré,
ne perçut même pas son massif voisin s’agiter à ses
côtés. Quant à Camus, dont le flegme habituel n’avait
pas résisté lui non plus, il se rassit lentement sans quitter
l’entrée de la Salle du regard :
« Camus… Dis-moi que je rêve… »
La voix de Thétis, hésitant entre incrédulité et
une pointe d’indignation, résonna dans son esprit.
- Non Thétis… Je crains fort que nous voyions tous la même
chose… »
Mais malgré cette constatation, Camus doutait lui-même du spectacle
qui s’offrait à lui. Du coin de l’œil, il aperçut
Shaka et Dôkho : la Vierge se tenait droit comme un i, et un instant
il crut que son alter ego n’avait pas pris la mesure de la situation tant
tout dans sa posture et les traits de son visage respirait… l’absence.
Un léger tremblement de sa main le détrompa néanmoins,
et il se prit spontanément à envier cette maîtrise incroyable
qu’il possédait. Incroyable car Dôkho, oui, même Dôkho
accusait le coup : Camus venait de déceler l’élévation
de la température d’à peine quelques dixièmes de
degrés du corps de la Balance. Une accélération infinitésimale
des battements de cœur. Une pointe d’adrénaline. Et puis cela…
Cela…
Andreas Antinaïkos avait beau avoir 75 ans, il avait conservé sa
haute stature et son maintien altier.
Quelques fils bleutés parsemaient encore sa chevelure éclatante
de blancheur, chevelure autrefois abondante, mais aujourd’hui sacrifiée
au ras de sa nuque. Son visage, au teint toujours aussi mat, était sans
doute ce qui, dans toute sa personne, accusait le plus le passage des années.
Les rides tissaient une toile complexe sur sa peau, les coins de ses yeux et
de sa bouche n’étant plus que ravinements et plis innombrables.
Cet air froid et sévère, qui le caractérisait si bien autrefois
ne l’avait pas quitté et paraissait même accentué
par la vieillesse.
Nathan Dothrakis avait vieilli lui aussi, bien évidemment. Mais les
traces laissées par le passage du temps semblaient chez lui être
atténuées par l’éclat flamboyant de son regard, le
même qui l’illuminait déjà 15 ans auparavant. Plus
petit qu’Andreas, il se tenait derrière lui, un vague sourire aux
lèvres. Ses cheveux étaient d’une blancheur immaculée,
tout comme le discret collier de barbe qui bordait son menton et ses joues.
Les deux hommes se tenaient là, silencieux, le regard rivé sur
la garde dorée toujours immobile. Angelo fut le premier à reprendre
pied :
« En théorie, je suis le seul dans cette pièce à
avoir le droit à des billets aller ET retour pour l’enfer…
Visiblement, j’ai perdu le monopole.
- Angelo Salieri, Chevalier d’Or du Cancer…
- Oh… Je suis très flatté de voir que mon nom est parvenu
jusqu’à vous, M. Antinaïkos, bien que nous ne nous soyons
jamais rencontrés. Il faut dire que vous étiez «mort»,
lorsque je suis arrivé au Sanctuaire…
- … Autrement dénommé «Masque de Mort».
- Des frasques de jeunesse. Mais ma réputation me poursuit…
- Celle de votre insolence n’est plus à prouver en tout cas. »
Soudain mal à l’aise, Angelo ne cilla pourtant pas devant le regard
fixe et glacial sous lequel Andreas le tenait depuis le début de leur
échange. Cet homme, il ne l’avait pas connu, c’était
vrai. Il n’était qu’une espèce de légende vivante
pour lui, et quelques autres... Mais le Cancer comprenait maintenant d’où
Saga et Kanon tenaient cette arrogance naturelle qui était leur marque
de fabrique.
En revanche, il se souvenait de Nathan, qui se tenait pour l’heure légèrement
en retrait et n’avait pas pipé mot.
« Au nom des Dieux… Vous étiez morts ! ! ! »
« Ca y est, lui aussi se réveille… »
Angelo vit Milo sortir de sa stupéfaction et s’approcher de son
oncle à le toucher, comme si cette proximité était en mesure
de le dépouiller de son incrédulité.
- Non, mon neveu, nous sommes bien vivants. » Dit Nathan d’une
voix paisible, « Pas de fantômes, rien que des êtres
humains… Comme vous. »
Il jeta un coup d’œil circulaire dans la salle, et reprit :
« Vous avez tous changé… Le Sanctuaire aussi a bien
changé. » A ces mots, Andreas se renfrogna un peu plus, si
tant est que cela fut possible et reporta son attention, ou du moins donna-t-il
l’impression de le faire, sur ses fils.
Ceux-ci, tout comme Rachel par ailleurs, étaient restés tétanisés.
« Ainsi donc… » Commença lentement Andreas,
l’air impénétrable, « Voici mes deux fils, 20
ans plus tard… »
Il les détaillait, la tête légèrement penchée
de côté. A voix basse, il continua, comme pour lui-même :
« Oui… parfaitement identiques. Ainsi qu’ils l’avaient
prédit… ».
En entendant de nouveau la voix de son père, Saga sembla s’éveiller
d’un long rêve. Ses yeux perdirent de leur fixité et son
corps de sa raideur et il fit quelques pas hésitants vers Andreas. Que
dire ?
Qu’est ce qu’on pouvait bien dire à un père cru mort
depuis 20 ans ? « Comment vas-tu ?»
Il se surprit à rire intérieurement : un rire à la
limite de l’hystérie.
Les 2 hommes s’entre-regardèrent un moment en silence. Abasourdi,
Saga finit par se rendre compte que son père ne le reconnaissait pas.
Enfin, disons plutôt qu’il ne savait pas lequel de ses fils se tenait
devant lui… Il s’amusa un instant de cette situation. Le laisserait-il
dans le doute ? Il décida que oui, son instinct lui commandait de
rester méfiant.
Kanon et Rachel s’étaient portés à ses côtés,
le regard de la jeune femme rivé sur celui qu’elle croyait mort.
Le choc initial l’ayant momentanément privée de ses moyens,
ce fut d’une voix rauque qu’elle finit par dire :
« Mais… Pourquoi ?... »
Il ne pouvait y avoir d’autre question ; Saga le comprit en ressentant
la tension qui l’avait saisi à la gorge se relâcher. Mais
les réponses, elles, ne sauraient êtres uniques. Ni simples.
« Nous sommes ici pour vous aider, » La voix de son père
bouleversa la jeune femme bien plus qu’elle ne l’aurait cru, et
elle dut faire un effort démesuré pour refouler l’émotion
qui la submergeait, tandis qu’il continuait, sans la regarder vraiment :
« Cela fait des années maintenant que nous attendons cet instant.
Nous n’avons vécu que pour l’ouverture des Portes, et vous
aider à trouver le moyen de Les vaincre. » Il avait parlé
suffisamment fort pour que chacune des personnes présentes dans la pièce
entendit le moindre de ses mots. La présence muette d’Andreas à
ses côtés cautionnait son annonce. Néanmoins… Les
regards des jumeaux se croisèrent, à peine le temps d’un
souffle :
« Laissez-nous. » La voix grave de Saga claqua dans la
salle.
Il avait parlé sans même se tourner vers ses pairs.
Nathan et Andreas virent alors s’ébranler la garde rapprochée
du Pope et de part et d’autre du petit groupe qu’ils formaient avec
leurs enfants, ils sortirent un à un de la Salle du Conseil. Aldébaran
referma les portes derrière lui. Saga n’avait pas bougé.
« Ainsi c’est toi… » Andreas fixa son aîné
sans aménité, un fois que le silence fut retombé autour
d’eux, « … C’est donc toi. » Il ne dit
rien de plus.
Pouvait-il y avoir regard plus méprisant que celui qu’il jeta à
son fils à cet instant-là ? Existait-il rage plus visible
que celle qui tordait la bouche de ce père disparu ? Certes non.
Et frappé de plein fouet par cette hargne muette toute droite dirigée
contre lui, Saga, les yeux écarquillés sous l’affront, recula
d’un pas, allant buter contre son frère. Kanon, qui n’avait
pas été destinataire du courroux de leur père, en fut néanmoins
éclaboussé : la douleur qui perça l’esprit de
son frère devenait sienne.
D’un tour de main discret mais ferme, il tordit cependant le poignet de
Saga dans son dos :
« Ne lui montre pas ta faiblesse… »
Vingt ans étaient peut être passés, mais les souvenirs demeuraient
et tout spécialement ceux relatifs à un père inflexible,
sévère, et parfois cruel. La réaction de Kanon n’était
dictée que par cette habitude puissamment ancrée depuis l’enfance
qui consistait à ne jamais faire étalage du moindre signe d’impuissance
envers Andreas. Jamais. Ce qu’Andreas cherchait à faire, Kanon
n’en savait rien, mais cet affrontement silencieux n’était
pas pour le rassurer. Et Saga était dans la ligne de mire.
Il ne relâcha son frère qu’une fois certain qu’il était
redevenu maître de lui-même. Cela n’avait duré que
quelques secondes mais le trouble ayant altéré les traits de Rachel,
Kanon comprit qu’elle aussi avait perçu la tension de plus en plus
sensible qui se créait.
« Il en a été décidé ainsi avec Shion. »
Nathan venait de contourner son compagnon, comme pour mettre une distance entre
ses fils et lui :
« Lorsqu’il a su que les Portes allaient renaître et
que votre génération serait celle destinée à les
combattre, il nous en a immédiatement informés. Il ne le devait
pas. Mais nous étions amis et nous l’aidions dans sa tâche…
Tôt ou tard, nous nous serions aperçus de ce qu’il nous cachait.
De plus, vous êtes nos enfants… »
Dieux qu’elle était devenue belle… Le vieil homme prit quelques
instants pour observer sa fille et devant sa beauté rayonnante douta
qu’il s’agisse bien là de l’adolescente de 16 ans qu’il
avait contemplée pour la dernière fois avant de disparaître.
Rachel… Sa fille unique, son enfant adorée. Une femme à
présent, superbe et dotée d’une aura puissante, mais avec
des ombres fugitives et tristes au fond des yeux… de ces yeux si semblables
aux siens et qui le dévisageaient, interrogatifs et encore sceptiques.
Hésitant une seconde, Nathan se refusa à s’asseoir sur l’un
des sièges entourant la grande table du conseil, et s’installa
dans un soupir de lassitude sur le banc de pierre qui s’adossait à
la haute cheminée. Andreas, qui ne quittait pas ses fils des yeux, resta
debout et raide, aux côtés de son ami.
« Nous avions décidé de ne pas intervenir. Shion tenait
beaucoup à ce que la tradition soit respectée et avait confiance
en vous. Après de nombreuses discussions, Andreas et moi avons accepté
de nous ranger à son avis. L’une des raisons principales à
cela était l’existence des jumeaux. »
A ces mots, les deux frères se rapprochèrent l’un de l’autre,
presque inconsciemment. Mais la dernière phrase de Nathan n’était
pas la seule raison de cette réaction spontanée. Le regard d’Andreas,
toujours plus glacial, toujours plus féroce, s’était encore
appesanti un peu plus sur eux, si tant que cela puisse être encore possible.
« Mais… Shion a revu sa position quelques mois plus tard. »
Nathan continuait, sans donner l’impression de se rendre compte de la
colère de son compagnon. Regardant sa fille, il hésita une seconde,
puis : « Il nous a demandé de disparaître. Il ne
voulait pas que qui, ou quoi que ce soit, ne devine nos intentions.
- Mais quelles intentions ? » La voix de Kanon claqua brusquement
dans le vide de la salle du Conseil.
« C’est quoi cette sinistre farce ?! Qu’es-tu en
train de nous dire, Nathan ? Que Shion a vu l’avenir avec une telle
précision qu’il savait que nous aurions besoin de vous ? Dans
ce cas, pourquoi «ça» ?! »
Il engloba la scène d’un geste du bras, vague et dégoûté.
- Je viens de te le dire : personne ne devait soupçonner notre manœuvre.
- Mais, qui ?
- Il ne s’agit pas de qui ou de quoi. » Andreas toisa son fils
puîné de tout sa hauteur et bien que Kanon fut de taille équivalente
à celle son père, il parut soudain écrasé par la
stature de l’Antinaïkos, « En nous dévoilant ce
qu’il avait vu, Shion n’a pas respecté l’antique tradition.
Nous nous devions de sauvegarder ce qu’il en restait.
- La trad… » Si l’instant n’avait été
aussi étrange et si le moment s’y était prêté,
Kanon aurait explosé de rire. Et ajouté à cela le regard
des deux anciens… Non, cela aurait constitué une réaction
par trop… “déplacée”.
- Je me rends néanmoins compte que le sens du terme «tradition»
semble vous avoir échappé au fil des années.
- Andreas, tu ne… » Nathan venait de lever brusquement la tête
vers son ami.
- Nous avons fait une longue route pour venir jusqu’ici et…
- Où étiez-vous pendant tout ce temps ? » Saga
fut de nouveau la cible du regard noir de son père, sur cette simple
question.
- Ça ne te regarde en rien. » Cassant. Comme avant, et comme
toujours. « Nous souhaiterions pouvoir nous reposer. »
Le ton insistant de ces derniers mots à l’attention de Nathan
n’échappa pas à leurs trois enfants, tandis que le père
de Rachel reprenait :
- En effet… Je crois que ça fait beaucoup pour tout le monde, ce
soir. Demain, nous aurons les idées plus claires. Nous avons énormément
de choses à vous expliquer. Et il en est certainement de même pour
vous. Nous devons savoir où vous en êtes, ce que vous avez découvert…
et peut être pourrons nous aussi aborder d’autres sujets. »
Rachel se rendit alors compte combien il avait vieilli. La lassitude qui avait
envahi son visage à l’instant tirait ses traits et à l’inverse
d’Andreas, ses 65 ans passés semblaient peser sur ses épaules
et le faire chanceler.
Elle retint de justesse un bras secourable lorsqu’il quitta le banc sur
laquelle il était assis.
« J’imagine que les résidences Dothrakis et Antinaïkos
ont été conservées… » Nathan observait
sa fille, avec une hésitation au fond des yeux, « Nous serait-il
possible d’y loger ?
- Gardes ! »
Saga s’était détourné et lorsque les portes de la
salle s’ouvrirent timidement, il ordonna :
« Veuillez escorter ces messieurs jusqu’aux demeures qu’ils
vous indiqueront… Et assurez-vous qu’ils ne manquent de rien. »
Les lèvres d’Andreas avaient complètement disparu :
une fine ligne blanche lui tenait lieu de bouche, une ligne amère et
rageuse dont il ne se départit pas lorsque, quittant la Salle du Conseil
à la suite des gardes, il se retourna une dernière fois sur ses
fils, de nouveau cette haine luisante au fond des yeux, de nouveau cette rage
émanant d’un cosmos bridé mais puissant.
Saga, Kanon et Rachel demeurèrent un long moment immobiles et silencieux,
une fois les portes refermées. Cela n’aurait pu être qu’un
rêve… un cauchemar plutôt, dont ils allaient bientôt
s’éveiller …
Mais il n’en était rien. La réalité était
bien celle-là, deux hommes prétendument morts depuis des années,
vivants aujourd’hui, leurs pères respectifs… Pour les aider,
disaient-ils… Mais comment pourraient-ils aider ceux qu’ils avaient
abandonnés au nom d’une «tradition» ? Que faire
de ces années, au cours desquelles tant de choses et tant de bouleversements
avaient eu lieu… Et que faire de leurs sentiments…
« Tu n’arrives pas à dormir ?
- Toi non plus, apparemment. » Dans la pénombre à peine
adoucie par les pâles lueurs du domaine sacré qui s’étendait
sous le Palais, Rachel voyait Saga arpenter leur chambre, tout en s’habillant.
« Ça ne sert à rien que je reste là, je n’arriverai
pas à fermer l’œil. » Reprit-il, ses derniers mots
s’étouffant dans le pull qu’il passait par-dessus sa tête.
Il tata les poches de son jean d’un geste impatient : « Où
est passé ce maudit briquet ?...
- Sur la table, devant ton nez. » Le ton amusé de la jeune
femme contribua un peu plus au regard noir que jeta le Pope à l’objet
incriminé qui n’avait eu pour seul tort que d’avoir été
posé là dans un moment d’inattention.
« C’est incroyable n’est-ce pas ?... »
Roulant sur le côté, Rachel se redressa à demi, appuyant
sa tête sur son coude replié. Saga ne voyait que son visage entre
ombre et lune, et ses yeux, dont les fils d’or scintillaient imperceptiblement.
Ce n’était pas vraiment une question.
- Je ne sais pas quoi penser, » avoua Saga dans un soupir, « C’est
mon père et… je me demande si je dois être content ou au
contraire éprouver de la colère. Un mélange des deux, sans
doute…
- Je l’ai vu moi aussi. » Elle n’avait pas besoin de
dire quoi. L’air absent, il saisit son paquet de cigarettes pour le glisser
machinalement dans sa poche arrière.
- Tu sais… Souvent, j’ai essayé de m’imaginer ce qu’il
dirait en voyant son fils occuper la plus haute responsabilité du Sanctuaire…
Et dans mes rêves, il me félicitait, en me rappelant que l’honneur
de la famille dépendait de moi… » Un rire discordant
lui échappa, « Visiblement… Je me suis lourdement trompé.
- Nous ne savons même pas ce qu’ils connaissent de nous. Kanon et
toi n’aviez que treize ans quand… il a disparu. Mon père
a suivi, trois ans plus tard. Nous n’étions que des enfants…
C’est leur absence qui a fait de nous ce que nous sommes devenus. »
La voix de Rachel se fit pensive : « Que se serait-il passé
s’ils n’étaient pas partis ?... Aurais-tu pu prendre
le pouvoir comme tu l’as fait ?... L’aurais-tu fait seulement ?
- On n’en est plus à un meurtre près dans la famille… »
Un reflet rougeoyant glissa au fond des pupilles émeraude du Pope, puis
il se tut.
- Tu n’en sauras jamais rien. » L’admonesta Rachel, sachant
pertinemment qu’il ne plaisantait pas vraiment.
- De toute manière... Ils sont là à présent, et
ils demeurent nos pères.
- Tu crois ? » Saga chercha à lire le visage de sa compagne,
peine perdue. Renfoncée dans l’obscurité, seule sa voix
trahissait sa lassitude et ses doutes.
- Tu devrais essayer de dormir un peu. » Dit-il finalement, « La
journée de demain risque d’être assez… mouvementée.
- Tu as raison. » Le bout de leurs doigts s’effleurèrent
en une caresse éphémère avant qu’il ne sorte. Elle
demeura pourtant encore un long moment les yeux ouverts sur la nuit. Son père…
En repensant à la douleur que sa disparition avait laissée derrière
lui, sa mâchoire se crispa. Malgré tous ses défauts, malgré
toutes ses erreurs, elle l’avait adoré avec passion. Elle n’avait
alors que seize ans… et sa mère, emmurée depuis des années
dans la dépression. A cause de lui d’ailleurs. Et voilà
qu’aujourd’hui, il réapparaissait, sourire aux lèvres,
comme de retour d’un lointain voyage, alors qu’elle, elle avait
grandi, vécu, souffert,… était devenue adulte. Sans lui.
Mais jusqu’à quel point le savait-il ? Ce fut sur cette pensée
obsédante que le sommeil la recouvrit de son oubli bienfaisant.
Un mot était glissé sous la porte de son bureau et tout en la
déverrouillant, Saga le déplia :
« Saga,
Je sollicite ton autorisation pour partir demain pour l’Espagne.
J’aimerais aller saluer ma famille, peut être une dernière
fois. Si tu le souhaites, je profiterai de ce voyage pour m’arrêter
à Madrid : Kanon m’a dit que certains de vos ancêtres
avaient émigré là-bas il y a quelques siècles. Peut
être pourrai-je y trouver des informations intéressantes…
J’attends ton accord.
Shura. »
A la lecture de ces lignes, Saga ne put réprimer un sourire. Sans doute
la demande des frères Xérakis avait-elle inspiré le Capricorne
dans son désir de se rapprocher de sa famille… Il ne pouvait décemment
pas lui refuser son autorisation. Et connaissant l’homme et ses ressources
parfois insoupçonnées, il était en effet intéressant
de lui laisser la possibilité de faire quelques recherches.
Tout en rédigeant une brève réponse de son écriture
nerveuse, il finit par se rappeler l’existence de cette branche familiale
exilée au pays de Cervantès. Des érudits pour la plupart,
partis au moment de la conquête des Amériques pour cette contrée
dans laquelle se concentrait alors tout ce que l’Europe pouvait compter
d’esprits brillants… et entreprenants.
Un garde à l’air ensommeillé vint prendre possession du
pli pour le remettre à la dixième Maison et, alors qu’il
venait de disparaître dans les entrailles du Palais, Saga vit la tête
de son frère passer dans l’intervalle de la porte demeurée
entrouverte.
« J’étais sûr que j’allais te trouver ici…
- Décidemment… Personne ne dort cette nuit ! »
La demie de vingt trois heures sonna quelque part dans une pièce abandonnée.
- Je dois avouer que j’ai un peu de mal à digérer ce qui
vient de se passer. » Kanon se laissa tomber dans un vieux fauteuil
de cuir patiné par les ans, près de la fenêtre ouverte sur
la nuit. En soupirant, il passa ses mains dans ses cheveux, les ramenant derrière
sa nuque : « Qu’est ce que ça signifie ?
- Tu l’as entendu aussi bien que moi : les Portes. Ils sont là
pour nous aider à trouver la solution. » La neutralité
affectée du ton du Pope était d’une perfection rare.
- Ne devons-nous pas la découvrir nous-mêmes ? N’en
sommes nous donc pas capables ?
- Cela, nous le saurons peut être dans les jours qui viennent. »
Fit Saga en haussant les épaules, « Après la lettre
de Shion et leur réapparition à ces deux-là, je m’attends
à tout. De toute manière, ils nous ont promis une explication,
et attendent les nôtres… » Le tremblement des mains de
son aîné lorsqu’il alluma sa cigarette n’échappa
pas à Kanon :
« Ils savent comment s’est déroulée ta prise
du pouvoir. Et alors ? Pourquoi cela t’inquiète-t-il autant ?
- Je ne suis pas inquiet.
- Si, tu l’es. » Il vit son frère venir s’accouder
à la fenêtre, et savourer sa cigarette, les yeux fermés.
Peu à peu, le frémissement de ses doigts s’apaisa.
« C’est pourtant bien ce qu’il a toujours voulu non ?
Il ne rêvait que de ça… Il dirigeait dans l’ombre de
Shion…
- … Et tu occupes aujourd’hui la place qu’il a toujours convoitée.
C’est cela n’est ce pas ? »
Saga n’eut pas le loisir de lui répondre, quelqu’un frappant
deux coups discrets à la porte : « Entrez ! »,
lança-t-il, presque interloqué de ce mouvement nocturne incessant.
Et sa surprise fut d’autant plus accrue en voyant apparaître le
chevalier du Taureau sur le seuil, l’air plutôt confus.
« Aldébaran ?! Mais… A cette heure…
- Il fallait que je vous parle. A tous les deux. » Sur l’invitation
de son Pope, leur massif compagnon pénétra avec des délicatesses
de jeune fille dans le bureau et gauchement, s’installa sur le canapé
qui faisait face aux jumeaux. Devant l’air circonspect de Saga, et le
léger sourire de Kanon, il hésita un instant, se racla la gorge
puis dans un profond soupir finit par lâcher de sa voix caverneuse :
« Ecoutez… Il y a quelque chose qu’il faut que je vous
dise. J’aurais dû le faire il y a longtemps déjà,
mais j’avais promis… » Le sourcil droit de Saga brusquement
levé et qui témoignait habituellement d’un début
d’impatience balaya ses dernières hésitations :
« … Ça s’est passé au cours de la nuit
qui a suivi l’enterrement de vos parents, » continua-t-il en
posant ses coudes sur ses genoux, « il y avait une tempête
de folie, vous devez sûrement vous en souvenir… Shion m’a
convoqué à 3 heures du matin au Palais. Lorsque je suis entré
dans son bureau, il y avait un homme avec lui. Je ne voyais pas son visage,
il était entièrement recouvert par une cape noire et il se tenait
debout dans un coin sombre de la pièce. Je ne savais pas ce qui se passait
mais je ne disais rien. C’était la première fois que Shion
me convoquait ainsi, j’étais impressionné… Je n’avais
que vingt ans, et je venais à peine d’entrer dans le cercle des
douze !… Bref, le Pope a désigné l’homme en noir
et m’a demandé de l’escorter jusqu’au continent, immédiatement.
J’ai essayé de lui expliquer qu’avec la tempête, ce
n’était pas prudent, et là, il m’a dit que c’était
justement pour ça qu’il voulait que j’accompagne l’homme,
en cas de problème. Shion avait l’air paniqué et pressé.
Alors, j’ai accepté. Juste avant que je ne sorte, Shion m’a
dit : « Aldébaran, tu dois me jurer que tu ne parleras
jamais de ceci à personne, et ce, jusqu’à ta mort. »
j’ai juré et nous sommes partis.
J’avais rarement vu une tempête comme celle-là. En plus
du vent, la pluie tombait avec une rare violence et on ne voyait absolument
rien, sauf lorsque la lune apparaissait entre 2 nuages. En descendant vers le
quai, j’ai dû retenir plusieurs fois l’homme, qui n’arrêtait
pas de chuter. Il ne disait rien, mais il m’avait l’air très
faible, blessé peut être.
On a fini par arriver au bateau. L’homme s’est assis sur le pont,
il avait l’air exténué. La traversée a été
un véritable enfer : la mer était déchaînée,
les vagues étaient immenses. Je devais me tenir au bastingage pour ne
pas être éjecté. Et puis, il y a eu une vague plus forte
que les autres, j’ai lâché et au moment où je me rétablissais,
j’ai vu l’homme sur le point de basculer par-dessus bord !
Je n’ai pas réfléchi, et je lui ai sauté dessus pour
le rattraper. Ça a été moins une… »
Il s’arrêta de parler un instant pour regarder les deux frères
devant lui et reprit : « Je l’ai retenu par le bras qui
sortait de la cape et là… la lune est sortie. Oh, juste une seconde,
mais ça m’a suffit pour voir la bague qu’il portait à
son annulaire et… » Il hocha le menton vers la main de Saga,
« … c’était la même, exactement. »
Se taisant, Aldébaran baissa les yeux. Il n’attendait pas autre
chose qu’une remontrance cinglante de la part de son Pope pour son mensonge
par omission et fut d’autant plus surpris lorsqu’il sentit la main
de Saga se poser sur son épaule, l’enserrant avec chaleur :
« Tu as respecté ta promesse…
- Pourtant… » Le Taureau releva la tête vers l’aîné
des Antinaïkos debout à côté de lui, « Pendant
les 2 premières semaines, j’ai eu du mal à tenir mon serment,
surtout en vous voyant, tous les deux… » Il eut un pauvre sourire
d’excuse, « Vous n’aviez que 13 ans et du jour au lendemain,
vous étiez orphelins… Ça me faisait de la peine de vous
voir aussi tristes et j’aurais aimé pouvoir vous dire ce que j’avais
vu… Et puis le temps a passé et je n’étais plus vraiment
sûr de moi. J’avais peut être rêvé ! Je
n’ai même pas vu le visage de cet homme ! Je n’y pensais
plus… jusqu’à ce soir. » Se rembrunissant, ce
fut d’une voix sombre qu’il continua :
« Je ne me rappelais pas qu’Andreas était aussi… »
Il hésita.
- Désagréable ? » Sarcastique, Kanon se renversa
contre les coussins du canapé, « J’ai d’autres
termes plus imagés qui me viennent à l’esprit, mais je vais
les garder pour moi.
- J’aurais dû vous le dire. Je suis désolé, Saga…
- Je sais mon ami, je sais… Tu n’y es pour rien, tu as fait ton
devoir et obéi aux ordres. Personne ne te le reprochera.
- Qu’est ce qui va se passer maintenant ? »
Saga fut soudainement désemparé devant l’air attentif de
son alter ego, qui l’observait ; la confiance qu’affichait
en cet instant Aldébaran à son égard était par trop
injustifiée.
Il n’avait lui-même pas la moindre petite idée de ce qui
les attendait avec le retour de Nathan et d’Andreas et était loin
d’éprouver une quelconque certitude. Néanmoins, ce fut sur
le ton le plus ferme qu’il lui était possible de prendre qu’il
répondit :
« Ils nous apportent une solution pour affronter les Portes. Nous
en saurons plus dans les jours qui viennent.
- Mais pourquoi maintenant ? Rachel et toi avez dit que nous étions
pressés par le temps… »
« A mon avis, il n’y a pas qu’Aldébaran qui
soit encore debout… Les commentaires ont dû y aller bon train à
la fin du Conseil… » Les intonations amusées de
Kanon retentirent dans l’esprit de son frère.
- En effet. Mais que puis-je y faire ?... » Un agacement
inexplicable saisit le Pope à cette idée. La pensée que
son autorité regagnée à grand-peine ces derniers mois pouvait
vaciller sur ses bases à cause de la réapparition de son père
l’irritait plus qu’il ne l’aurait souhaité.
« Ne vous inquiétez pas. » Finit-il par lâcher en masquant tant bien que mal sa contrariété, « Il nous reste encore quelques semaines devant nous. A présent… » Il adressa un sourire rassurant au Taureau, « Il est tard. Nous devrions tous aller nous reposer. » Hochant la tête sans un mot, Aldébaran déplia son corps massif et saluant les deux frères, il quitta la pièce.
« Je l’admets. Je suis inquiet. » Saga s’installa
aux côtés de son frère dans un soupir. « Je connais
trop bien Père pour ne pas m’attendre à des difficultés.
- Nous sommes deux à présent.
- Je sais. » Ils s’entre-regardèrent. C’était
là sans doute la première fois depuis son retour que Kanon exprimait
aussi ouvertement l’appui qu’il avait décidé de porter
à son aîné.
Dans les yeux semblables aux siens qui le dévisageaient, Saga ne lisait
que franchise et confiance. Il se prit à espérer de ne pas décevoir
ses attentes.
« File te reposer toi aussi. » Dit-il à son cadet,
d’une voix où perçait une certaine tendresse.
- Et toi ?
- Moi ? Je ne crois pas que je vais beaucoup dormir cette nuit… Les
documents de Dôkho m’attendent, » D’un geste vague,
il désigna la pile de documents sur son bureau, « j’ai
de quoi m’occuper.
- D’accord. » Saga l’observa tandis qu’il se levait
et récupérait un pull qu’il jeta sur ses épaules.
« Inutile d’insister, je présume.
- Tu présumes bien. » Ils se sourirent une dernière
fois, et bientôt le Pope fut enfin seul.
Il n’alla pas s’installer derrière son bureau.
Ecoutant le tic-tac de l’horloge, il demeura là, assis dans le
silence, sans bouger. Le poids de ses responsabilités s’était
soudain fait plus lourd. Plus oppressant.
Et sans comprendre pourquoi, il se sentait pris au piège.
« Même après toutes ces années… L’humiliation
de notre famille… »
Andreas suintait une rage glaciale, dont il paraissait ne pas pouvoir se débarrasser.
D’un ton acerbe, il reprit :
« Et toi, tu ne dis rien… Bien évidemment. »
Levant vers son vieil ami un regard impavide, le père de Rachel dit lentement :
- Tu sais très bien ce que j’en pense. Je ne cautionne pas plus
que toi les agissements de ton fils. Mais qui pouvait savoir ?
- Si seulement Shion…
- Shion a cru bien faire. Nous ne pouvions pas aller contre la tradition et
tu le sais aussi bien que moi. »
Il était près de une heure du matin et les deux hommes avaient
préféré loger ensemble dans la demeure familiale des Dothrakis.
Ou plutôt, il était plus juste de dire qu’Andreas s’était
refusé tout net à mettre les pieds dans la bâtisse dévolue
à son nom. Et depuis plus d’une demi-heure, Nathan en écoutait
patiemment les raisons.
« Ce Sanctuaire… est souillé. » La haute
silhouette sèche d’Andreas errait à travers la pièce
au plafond bas, qui tenait lieu de salon. Tout en lui transpirait la colère,
son cosmos pulsait d’une lueur presque malsaine et son visage en lame
de couteau se découpait dans l’ombre, menaçant et sévère.
« Par mon propre fils… Il a versé le sang de Shion,
il a trahi toutes les valeurs de ce lieu saint, de nos ancêtres, de notre
famille… N’ai-je donc vécu que pour supporter une telle infamie ?... »
Un craquement sec ponctua cette dernière tirade, alors qu’Andreas
assénait son poing sur la table :
« Jamais je n’aurais dû faire cette promesse… J’aurais
pu remettre de l’ordre à temps. » Le regard émeraude
flamboya une seconde et inconsciemment, Nathan se tassa sur son siège.
Rares étaient les manifestations si évidentes de colère
de la part du vieil Antinaïkos ; doté d’une admirable
maîtrise de ses émotions, il n’avait même quasiment
pas cillé à l’époque où il avait appris le
forfait de son aîné. Pourtant, aujourd’hui… Sans doute
l’accumulation des années avait-elle contribué à
muer sa rancœur en une espèce de haine envers sa descendance, haine
latente jusqu’à ses retrouvailles avec ses fils.
Non, Nathan n’avait pas peur de ce compagnon de plusieurs décennies,
mais il avait appris au fil des années à se méfier de ses
accès de rage. Et si lui-même n’exprimait rien en cet instant,
le dégoût ne l’avait plus vraiment quitté depuis le
jour où il avait appris comment Saga avait obtenu la mainmise sur le
Sanctuaire.
Tout comme Andreas, se retrouver maintenant en ce lieu auquel ils avaient tous
deux consacré leur vie, ce lieu qui n’avait plus rien en commun
avec ce qu’il devait être, lui mettait le cœur au bord des
lèvres. Et dire que c’était là l’œuvre
de leurs propres enfants…
« Et tous, là… aussi obéissants que des toutous.
Tu les as vus comme moi ! Ont-ils donc perdu tout sens de l’honneur ?
Et ta fille, je n’en parle même pas... » Les traits de
Nathan se contractèrent une seconde :
- Elle a été aveuglée…
- Ah oui ? La belle excuse... » Le sourire qu’afficha
Andreas à cet instant, méprisant et cruel, n’aurait pas
eu d’effet différent pour Nathan qu’une gifle sonore.
« Tu veux que je te dise ? Nous n’aurions pas dû
revenir… Qu’ils meurent tous, voilà ce qui serait bénéfique
pour le Sanctuaire. Un nettoyage radical, un nouveau départ…
- Il n’y a pas que le Sanctuaire qui est en jeu…
- De toute manière, tu ne crois tout de même pas qu’ils vont
réussir ? Ouvre les yeux, Nathan ! »
Ce dernier regarda une dernière fois son ami puis se détourna.
A quoi bon ?
« Oh mais, je les ai bien ouverts, ne t’inquiète
pas… Et toi, tu ne vois rien de ce que je ressens… Peu t’importe
que ma propre fille, mon enfant… » La souffrance qu’il
ressentait dans ses membres n’était pas celle de la vieillesse,
non, celle qui mordait son cœur était tout autre et autrement plus
douloureuse. Il ne pouvait en vouloir à Andreas de son indifférence.
Sans doute ne pensait-il même pas aux conséquences de ses paroles,
tout obnubilé qu’il était par son honneur bafoué.
Plus rien n’importait et d’ailleurs rien d’autre n’avait
jamais vraiment importé pour Andreas depuis leur jeunesse. Parfois, Nathan
se demandait comment ils avaient pu devenir amis, ils étaient si différents !
Une enfance commune, un attachement identique et profond au Sanctuaire, avaient
très certainement contribué à leur rapprochement et aussi,
sans doute, ce charisme qui imprégnait l’Antinaïkos et qui
avait toujours drainé vers lui les honneurs et les richesses. Ils s’étaient
complétés pendant des années mais aujourd’hui, Nathan
comprenait que l’équilibre était rompu quelque part, pour
la simple et bonne raison que l’intransigeance d’Andreas n’était
plus contrôlable. Et il doutait sérieusement de pouvoir en venir
à bout.
Un frisson parcourut soudain son échine et sa gorge se serra inexplicablement,
tandis que la rude voix d’Andreas s’élevait dans le silence :
« Tu as raison sur un point, le monde est autrement plus important
que le Sanctuaire. Il n’est peut être pas trop tard pour remettre
les choses là où elles doivent être… »
Au Sanctuaire, le lendemain…
Elle était environnée de flammes. De quelque côté
qu’elle se tournât, elle ne voyait qu’un unique mur jaune
orangé, emplissant tout l’espace. Les flammes dansaient, se tordaient,
rampaient vers ses pieds puis se redressaient, avant de s’attaquer à
elle de nouveau. La chaleur irradiait à un tel point qu’elle avait
l’impression qu’elle émanait au final de son propre visage.
Regardant ses mains, elle crut voir que de minuscules flammes surgissaient du
bout de ses doigts, sa peau elle-même était devenue rougeâtre.
Et pourtant, elle ne brûlait pas. Elle était au cœur du brasier,
mais indemne. Ses bras étendus autour d’elle traversèrent
les flammes sans dommage, elle ne ressentit rien à part cette chaleur
infernale. Elle était le feu. C’était la seule conclusion
à laquelle elle pouvait arriver à présent. Il l’avait
avalée, absorbée et elle vivait en lui.
Elle entendait toujours les voix, derrière elle. Comme elles paraissaient
lointaines ! Elle n’écoutait pas, de toute façon, elle
ne parvenait à distinguer aucune phrase, aucun mot, couverts comme ils
étaient par le souffle du feu. Elle commença à avancer
droit devant elle. Le mur de flammes s’écartait à chacun
de ses pas, pour se refermer tout de suite derrière. Pourrait-elle seulement
revenir ? La paroi rocheuse fut bientôt face à elle. Elle
eut beau se dévisser le cou, elle ne put en apercevoir le sommet. Par
contre, par une espèce de distorsion inexplicable de l’espace,
elle avait la vision pleine et entière de la paroi, comme si elle s’était
trouvée à plusieurs centaines de mètres d’elle.
Ce n’était plus un brasier sans forme et incohérent. A présent,
un dessin surgissait au travers de la danse des flammes. Celles-ci semblaient
suivre un tracé bien défini, creusé dans la roche, des
cercles, des lettres, des circonvolutions multiples se chevauchant pour mettre
à jour un dessin complexe, qui n’avait pas de sens. Sauf que…
tandis qu’elle suivait des yeux la progression des flammes, elle se rendait
compte qu’elles traçaient le contour d’une porte, à
deux battants, une porte colossale de plusieurs centaines de mètres de
haut. Chacun de ses pans était orné de lettres de feu, issues
d’une langue si ancienne qu’elle ne pouvait la lire, ni même
en déceler l’origine. Et la porte grandissait. Elle s’étendait
sur la paroi et elle eut la sensation qu’elle venait aussi vers elle,
s’enflant comme une baudruche qu’on gonfle. Fascinée, elle
tendit le bras et posa sa main à plat contre la paroi. L’espace
d’un instant, elle crut être aspirée. Puis, petit à
petit, elle « sentit » la porte. Ce n’était
plus un simple rocher, mais plutôt une chose vivante. Et des battements
sourds et réguliers cognèrent contre sa paume, remontèrent
le long de son bras et finirent par envahir son corps entier. La chaleur se
faisait de plus en plus forte. Soudain, son propre cœur se mit à
battre à l’unisson avec la porte. Elle ne pouvait plus bouger.
La main plaquée sur le battant, elle écarquilla les yeux, paniquée
à l’idée qu’elle était prisonnière.
Les voix se firent plus pressantes et l’appelèrent mais lorsqu’elle
voulut leur répondre, sa bouche ouverte ne put proférer aucun
son. Personne ne pouvait entendre son cri muet. Une voix plus forte vint couvrir
celles des autres, une voix qui hurlait et chuchotait à la fois, une
voix discordante mais profonde. Elle était assourdie mais en même
temps, elle devait tendre l’oreille pour entendre. « Le pouvoir
… Tu ne pourras pas empêcher les Portes de s’ouvrir…
Tu mourras… » La force qui s’exerçait derrière
la porte devint plus pressante subitement. Elle crispa ses doigts et allant
puiser au fond d’elle-même ses dernières forces, elle finit
par retrouver l’usage de la parole et hurla : « Jamais !
Vous ne passerez pas ! Vous êtes la Mort et la Destruction, je ne
vous laisserai pas faire… Pas cette fois ! » La porte
eut alors comme un hoquet, elle-même chancela et allait tomber en avant
lorsqu’un coup d’une violence inouïe la projeta en arrière.
Elle entendit les voix crier, tandis qu’elle retombait dans le brasier
qui se referma sur elle en sifflant.
Elle ouvrit les yeux, sur la pénombre transpercée par les lueurs
du jour qui filtraient sous les volets. L’odeur autour d’elle…
Son lit, oui. L’odeur, celle que Saga avait laissée dans les draps
qui la couvraient. Un rêve. Elle se redressa péniblement, pour
s’asseoir contre les oreillers. Son corps nu ruisselait de sueur et il
lui sembla que les flammes continuaient leur sarabande infernale dans ses entrailles.
Inspirant profondément, elle ferma les yeux et ralentit les battements
de son cœur. Peu à peu, les dernières bribes du songe s’éloignèrent,
libérant son esprit. Elle soupira.
Depuis l’expérience éprouvante des souvenirs revécus
de sa grand-mère, ses nuits n’avaient cessé d’être
perturbées par des réminiscences de la même nature. Ce n’était
pas la première fois qu’elle rêvait ainsi des Portes, mais
jamais elle n’en avait été aussi près. Alors qu’elle
s’apprêtait à se rallonger pour gagner quelques minutes de
plus sur une matinée déjà visiblement bien entamée,
elle prit soudainement conscience qu’elle entendait toujours les voix.
Ou plus exactement, des éclats de voix. Mais elle n’était
plus aux prises avec son cauchemar et ceux-ci étaient bien réels.
Et alors qu’elle commençait à se demander ce que signifiait
ce raffut, on tambourina à la porte. Elle sursauta dans son lit :
« Oui… J’arrive ! » Elle tâtonna
quelques instants dans la pénombre jusqu’à ce que ses doigts
rencontrent ce qui ressemblait à une paire de jeans et à un pull.
Elle s’habilla comme elle put, et ouvrant la porte, elle se trouva face
à face avec Kanon. Elle cligna des yeux et demanda : « Qu’est
ce qui se passe ? »
Il lui répondit d’une voix sombre :
« Tu n’entends pas ? Tu dois bien être la seule.
Saga et notre père… J’ai fini par partir, ça devient
grotesque. Mais j’ai peur que ça ne dégénère.
Je crois que tu devrais descendre, avant que quelqu’un ne se fasse tuer. »
Tout en retroussant les manches trop longues – elle s’était
trompée, c’était le pull de Saga – elle suivit Kanon
dans les couloirs et demanda :
« Mon père ?
- Oui, » il hocha la tête, « il y est aussi…
belle participation d’ailleurs au pugilat ! Tu le féliciteras
de ma part…
- Mais enfin, qu’est ce qui se passe ? » Tandis qu’ils
descendaient, Kanon lui expliqua rapidement la situation.
Un peu plus tôt dans la matinée, les deux frères qui venaient
de déjeuner, avaient trouvé Nathan et Andreas à la porte
de la Salle du Conseil, semblant les attendre. Quelques minutes seulement avaient
suffi à Andreas pour entrer dans le vif du sujet… accablant son
premier né de toute une liste de reproches, relatifs à sa conduite,
aux meurtres perpétrés, aux conditions de son accession au pouvoir,
au reniement de son frère « j’en passe et des meilleures »
Lâcha Kanon en soupirant, tandis que Rachel et lui parvenaient enfin dans
le grand hall.
« Il a essayé de se défendre mais ton père en
a remis une couche. Pour ma part, ils ont voulu me prendre à témoin,
contre mon propre frère ! Ils voulaient me faire dire que Saga m’avait
jeté dehors, moi, un pauvre innocent au cœur pur… »
Il éclata d’un rire sardonique :
« Ils en ont été pour leurs frais ! Je leur ai
dit la vérité : si Saga ne l’avait pas fait, c’est
moi qui aurait tenté de prendre le pouvoir ! C’est là
que je me suis tiré. Ça valait le coup de leur balancer ce genre
de vérités, rien que pour la tête de mon père et
celle du tien… » Il ouvrit la porte devant Rachel.
C’était une véritable scène de tragédie grecque
qui s’offrait à elle. Saga, à demi levé sur le siège
qui était le sien au centre de la table ovale du Conseil, avait posé
ses mains à plat devant lui, et faisait face à son père,
lui-même debout de l’autre côté, un doigt pointé
sur son fils. Son père à elle était appuyé contre
le mur d’en face, entre les 2 hommes.
« … Tu te devais d’être digne de ton nom !
Tu as déshonoré notre famille par ta conduite… Je comptais
sur toi pour le futur, toi et ton frère, vous deviez rassembler en prévision
de ce qui est sur le point d’arriver. Et toi ? Toi, tout ce que tu
as trouvé à faire, c’est diviser, c’est te débarrasser
de ton frère, te priver de la seule force qui compte. Tu n’as rien
respecté, tu as sali notre nom… Quand je pense que c’est
moi qui t’ai éduqué…
- Éduqué ? ! » Saga faillit s’étouffer
d’indignation, « Non mais tu plaisantes ! Nourris logés
tu veux dire ! Pour toi, Kanon et moi n’étions rien de plus
que des bêtes de course ! Ah, oui, les jumeaux Antinaïkos, les
miracles, ceux que tout le monde attendait… Tes trophées, voilà
ce que nous étions. En nous, tu ne voyais rien d’autre que le moyen
d’être encore plus puissant, comme si tu ne l’étais
déjà pas assez !
- N’essaie pas de me faire passer pour ce que je ne suis pas. Le monstre
ici, c’est toi, je te le rappelle. »
Malgré un ton froid, presque impersonnel, Andreas regardait son fils
avec un profond dégoût au fond des yeux. Quant à Saga, c’était
l’impuissance qui se lisait en lui. La honte aussi, d’être
ainsi rabaissé par son propre père. Rachel sentit brusquement
une onde de colère émaner de lui et dans un réflexe foudroyant,
elle bloqua mentalement le coup qu’il s’apprêtait à
porter à Andreas. Prenant conscience de sa présence, il se raidit
et se tourna vers elle. Toute sa douleur la heurta alors de plein fouet, tel
un coup au creux du ventre. Un instant, elle fut sur le point de s’élancer
vers lui pour l’arracher à ce pugilat, et arrêter cette souffrance
aigue qui lui vrillait la tête. Mais elle n’en fit rien.
Inspirant un bon coup, elle s’avança au devant d’eux. Saga
la supplia silencieusement : « Rachel… je ne veux
pas que tu assistes à ça… »
« Ça suffit. » Le visage à quelques centimètres
à peine de celui d’Andreas, Rachel le dévisageait avec dureté :
« Pourquoi êtes-vous venus ? Pour faire son procès
ou pour nous aider ? » Il se redressa puis cracha avec une haine
qu’il n’était plus en mesure d’occulter :
« Reste en dehors de ça, Rachel. Je dois régler un
certain nombre de choses avec mes fils, » Jetant un coup d’œil
à Nathan, il continua : « Nathan, fais sortir ta fille. »
Rachel ne laissant pas le temps à son père d’esquisser le
moindre geste :
- Personne ne sort d’ici. Et tout “ce qui doit se régler”
dans ces lieux passe par moi. »
Silencieux, Kanon s’était approché de son frère et
avait posé une main sur son épaule.
« Calme-toi… Ça va aller… »
Les vibrations du cosmos du Pope s’amenuisèrent mais ne disparurent
pas totalement. La tension qui l’habitait était telle que Kanon
n’était même pas certain d’avoir pu atteindre son esprit,
son frère n’était plus en cet instant qu’une bête
traquée.
Rachel soutint sans ciller le regard noir que lui lança Andreas :
- Que je sache, tu ne diriges pas le Sanctuaire.
- Toi non plus. C’est ton fils qui détient cette fonction…
- Avec quelle légitimité ? Ah oui, c’est vrai…
Celle du meurtre : comme ai-je pu oublier cette évidence ?
- Personne ici n’a besoin d’être jugé… »
Elle bloqua d’une poigne de fer la main d’Andreas sur le point de
la frapper, « et certainement pas par toi !
- Eloigne-toi d’elle tout de suite ! » Kanon sentit son
frère tenter de lui échapper et dans un réflexe de dernier
recours, il resserra son emprise :
« Non, Saga ! » Il savait que si son aîné
laissait exploser sa colère, il serait totalement impuissant à
empêcher le massacre, et de cela, il n’en voulait à aucun
prix. Ou du moins, pas tout de suite.
Mais déjà Rachel et Andreas s’éloignaient l’un
de l’autre :
« Il a trahi le Sanctuaire, ses amis et sa famille, »
reprit d’une voix grinçante le père des jumeaux, en désignant
d’un geste désinvolte son aîné, lui portant autant
de considération qu’un vulgaire objet, « Et toi, toi
l’héritière Dothrakis, tu le défends ! Dois-je
en déduire que tu ne vaux pas mieux que lui ?
- Rachel, » intervint Nathan d’un ton las, « …
Ne te mêle pas de… » Furibonde, la jeune femme fit volte-face
vers son père :
- Me mêler de quoi ? J’ai soutenu Saga à cette place
et j’assume entièrement cette décision. Et aujourd’hui,
cet endroit est sous notre direction conjointe ! Non mais où vous
croyez-vous donc ? Vous débarquez la bouche en cœur 20 ans
après, alors que tout le monde vous croyait morts, et vous vous conduisez
en territoire conquis ! Mais vous n’êtes plus rien ici…
Vous ne disposez plus d’aucune forme d’autorité, même
pas celle que vous confère l’Histoire ! »
- Belle direction en effet ! Dans ce cas, comment expliques-tu le départ
ce matin de 3 chevaliers d’or au moment où, au contraire aucun
d’entre eux ne devrait quitter le domaine Sacré ?
- Je les y ai autorisés. »
La voix de Saga, profonde et vibrante, retentit sous le haut plafond de la Salle
du Conseil. Elle était calme. Hésitant, Kanon consulta Rachel
du regard avant de laisser retomber sa main et de le libérer. Il s’avança,
d’un pas lent, et tandis que son cosmos rayonnant se déployait
autour de lui, nimbant chaque objet et chaque recoin d’une lumière
dorée et presque aveuglante, il parut l’espace d’un instant
dominer le domaine tout entier.
« Je suis le Grand Pope du Sanctuaire et seul maître de mes
décisions.
- Tu n’as aucune légitimité, il me semble pourtant avoir
été assez clair… En quoi peux-tu t’arroger le droit
de diriger ? » De nouveau, Andreas faisait face à son
fils, le défiant du regard, sans même se préoccuper de la
démonstration de sa puissance.
- Et toi, quel droit as-tu de venir le juger ? » Rachel s’était
placée aux côtés de son compagnon, joignant son aura à
la sienne, « Tu lui reproches ses actes… Mais t’es tu
seulement posé la question de savoir ce que lui en pensait ? Lui
as tu seulement demandé si lui aussi, n’avait pas douté ?
Crois-tu vraiment que ton propre fils soit fier de tout ce qu’il a fait ?
Andreas, et toi papa, vous n’avez plus votre place ici. Tout simplement
parce que vous faites partie de cette vieille garde qui ne s’est jamais
posée la moindre question, toute occupée à préserver
le culte de son précieux sens du sacrifice inutile. Le fait même
que vous reveniez aujourd’hui comme si de rien n’était le
prouve bien assez. Il ne vous est donc jamais venu à l’idée
que c’est nous que vous avez sacrifiés ? »
Des larmes de colère et de frustration embuaient le regard de la jeune
femme. Comment pouvaient-ils avoir l’outrecuidance de venir leur jeter
leurs actes à la figure alors qu’ils leur avaient laissé
de telles responsabilités ? Que savaient-ils des difficultés
auxquelles ils avaient dû faire face ?
- Nous avons peut être fait des erreurs, mais nous avons toujours défendu
l’équilibre pour le bien de ce monde. » Reprit Andreas,
glacial, « Le Sanctuaire a toujours agi ainsi, et il doit continuer
à le faire. Néanmoins, au vu de tes actes Saga, je ne suis pas
sûr que tu sois le plus “qualifié” pour mener une telle
mission à son terme. » Avant que son aîné ne
puisse répondre, Kanon prit la parole :
- Père… Cessons cette petite comédie. Ne te fais pas plus
bête que tu ne l’es. Personne ici n’est dupe : tu es
le modèle même de l’homme ambitieux. C’est vrai, Shion
était le Grand Pope à l’époque, mais en réalité,
qui gouvernait ? C’était toi, avec Nathan. Vous teniez les
rênes du pouvoir, Shion, bien qu’empli d’une grande sagesse,
n’était rien de plus que votre pantin. Seulement, vous gouverniez
comme on le faisait encore quelques centaines d’années auparavant.
Le monde changeait et vous n’avez pas été foutus de vous
en rendre compte. Rachel a raison quand elle parle de votre culte du sacrifice.
J’y ajouterai même une certaine prédilection pour un manichéisme
simpliste, qui soit dit entre nous, était déjà passé
de mode. Tout à vos grandes idées, vous avez laissé péricliter
le Sanctuaire.
Résultat, quand vous avez « disparu », tout s’est
cassé la figure. Shion n’était plus capable de prendre la
moindre décision, les structures se sont délitées, beaucoup
sont partis vivre pour leur propre compte. Nous n’étions plus que
quelques uns. Il fallait faire quelque chose.
- Et tuer Shion, c’était “faire quelque chose” ? »
Railla Andreas. Ce fut Saga qui répondit cette fois-ci :
- On peut voir les choses comme ça… Oh, il avait déjà
décidé de partir de lui-même, mais avait choisi Aioros pour
le remplacer. Ça ne pouvait pas marcher.
- Et pourquoi donc ? Il a pourtant été élevé
comme vous trois, il faisait partie de cette “nouvelle génération”
dont vous vous gargarisez tant…
- Aioros était beaucoup trop attaché à la gestion d’alors…
Lui aussi avait l’esprit pétri de beaux idéaux, qui n’auraient
pas servi à grand-chose pour redresser la maison…
- … Et on ne pouvait pas lui laisser le pouvoir, » acheva Kanon,
« nous en étions conscients tous les deux et c’est là
qu’était le problème. Saga ou moi ? Moi ou Saga ?
L’un de nous deux devait partir. Le premier à jouer le coup a été
Saga. Il a donc gagné.
- Et le massacre d’Aioros, ça aussi, c’était pour
le bien du Sanctuaire ?
- Ça, mon cher Père, » Saga décida de répondre,
intimant le silence à son frère, « ça s’appelle
l’ambition. Tu sais bien, la seule chose que tu nous as enseignée…
J’avais 13 ans, j’ai vu mourir maman, et toi qui nous disais sans
cesse d’être les plus forts… mais elle, je n’ai pas
pu la sauver. Oui, alors, peut être bien que j’ai sombré
dans la folie, je le reconnais. Mais je t’ai obéi, j’étais
le plus fort, et même plus que toi, parce que je ne dirigeais pas dans
l’ombre comme toi, mais en pleine lumière.
- Tu n’es qu’un monstre… » Les yeux dilatés,
Andreas recula.
- Non, Père, je suis ce que tu as fait de moi. Une machine à tuer. »
Un éclair rougeâtre flamboya dans le regard du Pope. Mal à
l’aise, Nathan détourna les yeux, tandis qu’Andreas s’immobilisait,
pris sous le feu de cette lueur menaçante, presque cruelle. Pour la première
fois depuis son retour, il perçut dans toute son ampleur la puissance
et la force de ce fils qu’il honnissait. C’était donc lui
le responsable de ça ? Non, il ne pouvait pas être le père
de cet assassin, de ce fou !
- Et moi, je suis revenu. Parce que, moi aussi, je me suis posé beaucoup
de questions pendant toutes ces années, jusqu’à il y a quelques
mois. » Kanon prit le bras de son frère et regarda son père,
« il a frôlé la mort… Mon jumeau. L’un sans
l’autre, nous ne pouvons exister. Il a autant souffert que moi de notre
séparation prolongée. J’ai cru moi aussi, qu’il était
un monstre. C’était peut être vrai… avant. »
Médusés, Nathan et Andreas contemplaient le trio en face d’eux,
qui les défiait. Les yeux de Nathan tombèrent sur la main de sa
fille, prisonnière de celle de Saga. Les observant tous les deux, il
fut alors brutalement projeté 20 ans en arrière, alors qu’ils
n’étaient encore que des enfants. Cet amour pour Rachel qu’il
voyait aujourd’hui dans les yeux de Saga, il ne s’était jamais
démenti. Toute sa vie, le fils d’Andreas avait attendu, avait espéré
qu’elle lui revienne. Oui, leur destin était déjà
inscrit depuis lors. Certes, il avait fait des tours et des détours mais
au final, ce qui devait être, était. Et Kanon, qui était
là, derrière eux, épaule contre épaule avec son
frère !… Il était là pour… les protéger.
Sans qu’il n’en prenne conscience, une vision s’imposa à
lui, les 3 silhouettes ne firent bientôt plus qu’une et une énergie
incommensurable sembla les environner, puis les étreindre et les porter.
Il vit un réseau fin et complexe de fils d’or scintillants circuler
de l’un à l’autre et sa fille… sa fille qui les concentrait
dans ses mains donnant naissance à une sphère d’énergie
pure, d’une clarté éblouissante, et d’une vigueur
insoupçonnée.
Cela ne dura qu’une seconde et Nathan eut soudain l’impression d’atterrir
rudement sur le sol avec un goût amer dans la bouche, alors qu’il
n’avait pas bougé d’un centimètre. Un coup d’œil
à ses côtés le renseigna : Andreas n’avait rien
vu de tout cela. Il le regretta. Si seulement son ami avait pu ne serait-ce
qu’effleurer le futur… Aurait-il eu pitié ? De nouveau,
il contempla sa fille, son enfant… « Puisse la miséricorde
des Dieux se pencher sur elle… Au moins sur elle... »
Il se redressa et, chassant ses réflexions, finit par incliner la tête :
« … Je suppose que vous n’avez pas tout à fait
tort… Oui, nous sommes vieux. Oui, les temps ont changé. Saga,
même si je ne pourrai jamais cautionner tes actes passés, je te
reconnais comme le Pope de ce Sanctuaire. Je n’ai d’ailleurs pas
trop le choix, on dirait… », Il hocha la tête en direction
de Rachel, « Quant à toi, et bien, tu me succèdes…
Finalement, la combinaison n’est pas si mauvaise. Ma fille, je sais que
tu te poses beaucoup de questions, mais nous venons d’arriver et j’y
répondrai dès que possible. » La jeune femme ne lui
sourit pas.
A peine un signe d’assentiment lui échappa avant qu’elle
ne se tournât vers Andreas :
« Et toi ? Es-tu prêt comme Nathan à accepter notre
existence telle qu’elle est, et non pas telle que tu souhaiterais la voir ? »
Le vieil homme ne cillait pas. Son regard sombre allait de l’un à
l’autre, puis finit par s’arrêter sur son aîné.
« Le temps nous manque. Tu occupes le poste de Pope aujourd’hui,
qu’il en soit ainsi. »Sa voix se fit cassante, « Mais
cette situation est irrecevable. En conséquence de quoi, j’accepte
de collaborer avec toi puisque je n’ai pas le choix. Jusqu’à
nouvel ordre. » Tournant les talons, Andreas se dirigea vers les
portes de la Salle du Conseil.
- Père…
- Père ? » Il se retourna sur Saga, « J’ai
dit que tu occupais la place du Pope. Pas celle de mon fils. Et quant à
toi, » il s’adressa à Kanon, « N’oublie
jamais qu’il t’a déjà trahi une fois ».
© Vanina BERNARDINI - 2005