Chapitre 22 - Partie I

 

 

La cigarette que Rachel avait allumée quelques secondes plus tôt s’échappa de ses doigts raidis. Comme au ralenti, elle tournoya doucement dans l’air, le point rouge virevoltant en tous sens. Elle finit par atterrir sur le sol dallé, et roula jusqu’à se glisser dans un interstice. Là, elle rougeoya encore quelques instants puis la lumière disparut et une fumée bleutée monta vers le ciel.

Kanon serra tellement fort l’accoudoir du fauteuil dans lequel il était assis qu’il le sentit se fendre et casser sous ses doigts. Saga s’était transformé en statue. Plus un seul muscle ne bougeait, son visage était figé dans le marbre, ses yeux eux-mêmes restaient ouverts, sans un battement de cils.

Quant aux autres… Le juron qu’Angelo avait aux bords des lèvres ne vit jamais le jour. Les yeux de Milo, exorbités, allaient de l’une à l’autre des deux silhouettes, ne sachant pas sur laquelle se poser, de peur de s’y brûler.
« Au nom de tous les Dieux… » Aioros n’avait pu retenir ce murmure inutile, tandis que son frère derrière lui serrait convulsivement son coude à le briser. Mü, totalement sidéré, ne perçut même pas son massif voisin s’agiter à ses côtés. Quant à Camus, dont le flegme habituel n’avait pas résisté lui non plus, il se rassit lentement sans quitter l’entrée de la Salle du regard :
« Camus… Dis-moi que je rêve… » La voix de Thétis, hésitant entre incrédulité et une pointe d’indignation, résonna dans son esprit.
- Non Thétis… Je crains fort que nous voyions tous la même chose… »

Mais malgré cette constatation, Camus doutait lui-même du spectacle qui s’offrait à lui. Du coin de l’œil, il aperçut Shaka et Dôkho : la Vierge se tenait droit comme un i, et un instant il crut que son alter ego n’avait pas pris la mesure de la situation tant tout dans sa posture et les traits de son visage respirait… l’absence. Un léger tremblement de sa main le détrompa néanmoins, et il se prit spontanément à envier cette maîtrise incroyable qu’il possédait. Incroyable car Dôkho, oui, même Dôkho accusait le coup : Camus venait de déceler l’élévation de la température d’à peine quelques dixièmes de degrés du corps de la Balance. Une accélération infinitésimale des battements de cœur. Une pointe d’adrénaline. Et puis cela…

Cela…

Andreas Antinaïkos avait beau avoir 75 ans, il avait conservé sa haute stature et son maintien altier.
Quelques fils bleutés parsemaient encore sa chevelure éclatante de blancheur, chevelure autrefois abondante, mais aujourd’hui sacrifiée au ras de sa nuque. Son visage, au teint toujours aussi mat, était sans doute ce qui, dans toute sa personne, accusait le plus le passage des années. Les rides tissaient une toile complexe sur sa peau, les coins de ses yeux et de sa bouche n’étant plus que ravinements et plis innombrables. Cet air froid et sévère, qui le caractérisait si bien autrefois ne l’avait pas quitté et paraissait même accentué par la vieillesse.

Nathan Dothrakis avait vieilli lui aussi, bien évidemment. Mais les traces laissées par le passage du temps semblaient chez lui être atténuées par l’éclat flamboyant de son regard, le même qui l’illuminait déjà 15 ans auparavant. Plus petit qu’Andreas, il se tenait derrière lui, un vague sourire aux lèvres. Ses cheveux étaient d’une blancheur immaculée, tout comme le discret collier de barbe qui bordait son menton et ses joues.
Les deux hommes se tenaient là, silencieux, le regard rivé sur la garde dorée toujours immobile. Angelo fut le premier à reprendre pied :
« En théorie, je suis le seul dans cette pièce à avoir le droit à des billets aller ET retour pour l’enfer…
Visiblement, j’ai perdu le monopole.
- Angelo Salieri, Chevalier d’Or du Cancer…
- Oh… Je suis très flatté de voir que mon nom est parvenu jusqu’à vous, M. Antinaïkos, bien que nous ne nous soyons jamais rencontrés. Il faut dire que vous étiez «mort», lorsque je suis arrivé au Sanctuaire…
- … Autrement dénommé «Masque de Mort».
- Des frasques de jeunesse. Mais ma réputation me poursuit…
- Celle de votre insolence n’est plus à prouver en tout cas. »

Soudain mal à l’aise, Angelo ne cilla pourtant pas devant le regard fixe et glacial sous lequel Andreas le tenait depuis le début de leur échange. Cet homme, il ne l’avait pas connu, c’était vrai. Il n’était qu’une espèce de légende vivante pour lui, et quelques autres... Mais le Cancer comprenait maintenant d’où Saga et Kanon tenaient cette arrogance naturelle qui était leur marque de fabrique.
En revanche, il se souvenait de Nathan, qui se tenait pour l’heure légèrement en retrait et n’avait pas pipé mot.

« Au nom des Dieux… Vous étiez morts ! ! ! »
« Ca y est, lui aussi se réveille… » Angelo vit Milo sortir de sa stupéfaction et s’approcher de son oncle à le toucher, comme si cette proximité était en mesure de le dépouiller de son incrédulité.
- Non, mon neveu, nous sommes bien vivants. » Dit Nathan d’une voix paisible, « Pas de fantômes, rien que des êtres humains… Comme vous. »
Il jeta un coup d’œil circulaire dans la salle, et reprit :
« Vous avez tous changé… Le Sanctuaire aussi a bien changé. » A ces mots, Andreas se renfrogna un peu plus, si tant est que cela fut possible et reporta son attention, ou du moins donna-t-il l’impression de le faire, sur ses fils.
Ceux-ci, tout comme Rachel par ailleurs, étaient restés tétanisés.
« Ainsi donc… » Commença lentement Andreas, l’air impénétrable, « Voici mes deux fils, 20 ans plus tard… »
Il les détaillait, la tête légèrement penchée de côté. A voix basse, il continua, comme pour lui-même :
« Oui… parfaitement identiques. Ainsi qu’ils l’avaient prédit… ».

En entendant de nouveau la voix de son père, Saga sembla s’éveiller d’un long rêve. Ses yeux perdirent de leur fixité et son corps de sa raideur et il fit quelques pas hésitants vers Andreas. Que dire ?
Qu’est ce qu’on pouvait bien dire à un père cru mort depuis 20 ans ? « Comment vas-tu ?»
Il se surprit à rire intérieurement : un rire à la limite de l’hystérie.
Les 2 hommes s’entre-regardèrent un moment en silence. Abasourdi, Saga finit par se rendre compte que son père ne le reconnaissait pas. Enfin, disons plutôt qu’il ne savait pas lequel de ses fils se tenait devant lui… Il s’amusa un instant de cette situation. Le laisserait-il dans le doute ? Il décida que oui, son instinct lui commandait de rester méfiant.

Kanon et Rachel s’étaient portés à ses côtés, le regard de la jeune femme rivé sur celui qu’elle croyait mort. Le choc initial l’ayant momentanément privée de ses moyens, ce fut d’une voix rauque qu’elle finit par dire :
« Mais… Pourquoi ?... »
Il ne pouvait y avoir d’autre question ; Saga le comprit en ressentant la tension qui l’avait saisi à la gorge se relâcher. Mais les réponses, elles, ne sauraient êtres uniques. Ni simples.
« Nous sommes ici pour vous aider, » La voix de son père bouleversa la jeune femme bien plus qu’elle ne l’aurait cru, et elle dut faire un effort démesuré pour refouler l’émotion qui la submergeait, tandis qu’il continuait, sans la regarder vraiment : « Cela fait des années maintenant que nous attendons cet instant. Nous n’avons vécu que pour l’ouverture des Portes, et vous aider à trouver le moyen de Les vaincre. » Il avait parlé suffisamment fort pour que chacune des personnes présentes dans la pièce entendit le moindre de ses mots. La présence muette d’Andreas à ses côtés cautionnait son annonce. Néanmoins… Les regards des jumeaux se croisèrent, à peine le temps d’un souffle :
« Laissez-nous. » La voix grave de Saga claqua dans la salle.
Il avait parlé sans même se tourner vers ses pairs.
Nathan et Andreas virent alors s’ébranler la garde rapprochée du Pope et de part et d’autre du petit groupe qu’ils formaient avec leurs enfants, ils sortirent un à un de la Salle du Conseil. Aldébaran referma les portes derrière lui. Saga n’avait pas bougé.
« Ainsi c’est toi… » Andreas fixa son aîné sans aménité, un fois que le silence fut retombé autour d’eux, « … C’est donc toi. » Il ne dit rien de plus.
Pouvait-il y avoir regard plus méprisant que celui qu’il jeta à son fils à cet instant-là ? Existait-il rage plus visible que celle qui tordait la bouche de ce père disparu ? Certes non. Et frappé de plein fouet par cette hargne muette toute droite dirigée contre lui, Saga, les yeux écarquillés sous l’affront, recula d’un pas, allant buter contre son frère. Kanon, qui n’avait pas été destinataire du courroux de leur père, en fut néanmoins éclaboussé : la douleur qui perça l’esprit de son frère devenait sienne.
D’un tour de main discret mais ferme, il tordit cependant le poignet de Saga dans son dos :
« Ne lui montre pas ta faiblesse… »
Vingt ans étaient peut être passés, mais les souvenirs demeuraient et tout spécialement ceux relatifs à un père inflexible, sévère, et parfois cruel. La réaction de Kanon n’était dictée que par cette habitude puissamment ancrée depuis l’enfance qui consistait à ne jamais faire étalage du moindre signe d’impuissance envers Andreas. Jamais. Ce qu’Andreas cherchait à faire, Kanon n’en savait rien, mais cet affrontement silencieux n’était pas pour le rassurer. Et Saga était dans la ligne de mire.
Il ne relâcha son frère qu’une fois certain qu’il était redevenu maître de lui-même. Cela n’avait duré que quelques secondes mais le trouble ayant altéré les traits de Rachel, Kanon comprit qu’elle aussi avait perçu la tension de plus en plus sensible qui se créait.
« Il en a été décidé ainsi avec Shion. » Nathan venait de contourner son compagnon, comme pour mettre une distance entre ses fils et lui :
« Lorsqu’il a su que les Portes allaient renaître et que votre génération serait celle destinée à les combattre, il nous en a immédiatement informés. Il ne le devait pas. Mais nous étions amis et nous l’aidions dans sa tâche… Tôt ou tard, nous nous serions aperçus de ce qu’il nous cachait. De plus, vous êtes nos enfants… »
Dieux qu’elle était devenue belle… Le vieil homme prit quelques instants pour observer sa fille et devant sa beauté rayonnante douta qu’il s’agisse bien là de l’adolescente de 16 ans qu’il avait contemplée pour la dernière fois avant de disparaître. Rachel… Sa fille unique, son enfant adorée. Une femme à présent, superbe et dotée d’une aura puissante, mais avec des ombres fugitives et tristes au fond des yeux… de ces yeux si semblables aux siens et qui le dévisageaient, interrogatifs et encore sceptiques.
Hésitant une seconde, Nathan se refusa à s’asseoir sur l’un des sièges entourant la grande table du conseil, et s’installa dans un soupir de lassitude sur le banc de pierre qui s’adossait à la haute cheminée. Andreas, qui ne quittait pas ses fils des yeux, resta debout et raide, aux côtés de son ami.
« Nous avions décidé de ne pas intervenir. Shion tenait beaucoup à ce que la tradition soit respectée et avait confiance en vous. Après de nombreuses discussions, Andreas et moi avons accepté de nous ranger à son avis. L’une des raisons principales à cela était l’existence des jumeaux. »
A ces mots, les deux frères se rapprochèrent l’un de l’autre, presque inconsciemment. Mais la dernière phrase de Nathan n’était pas la seule raison de cette réaction spontanée. Le regard d’Andreas, toujours plus glacial, toujours plus féroce, s’était encore appesanti un peu plus sur eux, si tant que cela puisse être encore possible.
« Mais… Shion a revu sa position quelques mois plus tard. » Nathan continuait, sans donner l’impression de se rendre compte de la colère de son compagnon. Regardant sa fille, il hésita une seconde, puis : « Il nous a demandé de disparaître. Il ne voulait pas que qui, ou quoi que ce soit, ne devine nos intentions.
- Mais quelles intentions ? » La voix de Kanon claqua brusquement dans le vide de la salle du Conseil.
« C’est quoi cette sinistre farce ?! Qu’es-tu en train de nous dire, Nathan ? Que Shion a vu l’avenir avec une telle précision qu’il savait que nous aurions besoin de vous ? Dans ce cas, pourquoi «ça» ?! »
Il engloba la scène d’un geste du bras, vague et dégoûté.
- Je viens de te le dire : personne ne devait soupçonner notre manœuvre.
- Mais, qui ?
- Il ne s’agit pas de qui ou de quoi. » Andreas toisa son fils puîné de tout sa hauteur et bien que Kanon fut de taille équivalente à celle son père, il parut soudain écrasé par la stature de l’Antinaïkos, « En nous dévoilant ce qu’il avait vu, Shion n’a pas respecté l’antique tradition. Nous nous devions de sauvegarder ce qu’il en restait.
- La trad… » Si l’instant n’avait été aussi étrange et si le moment s’y était prêté, Kanon aurait explosé de rire. Et ajouté à cela le regard des deux anciens… Non, cela aurait constitué une réaction par trop… “déplacée”.
- Je me rends néanmoins compte que le sens du terme «tradition» semble vous avoir échappé au fil des années.
- Andreas, tu ne… » Nathan venait de lever brusquement la tête vers son ami.
- Nous avons fait une longue route pour venir jusqu’ici et…
- Où étiez-vous pendant tout ce temps ? » Saga fut de nouveau la cible du regard noir de son père, sur cette simple question.
- Ça ne te regarde en rien. » Cassant. Comme avant, et comme toujours. « Nous souhaiterions pouvoir nous reposer. »

Le ton insistant de ces derniers mots à l’attention de Nathan n’échappa pas à leurs trois enfants, tandis que le père de Rachel reprenait :
- En effet… Je crois que ça fait beaucoup pour tout le monde, ce soir. Demain, nous aurons les idées plus claires. Nous avons énormément de choses à vous expliquer. Et il en est certainement de même pour vous. Nous devons savoir où vous en êtes, ce que vous avez découvert… et peut être pourrons nous aussi aborder d’autres sujets. »
Rachel se rendit alors compte combien il avait vieilli. La lassitude qui avait envahi son visage à l’instant tirait ses traits et à l’inverse d’Andreas, ses 65 ans passés semblaient peser sur ses épaules et le faire chanceler.
Elle retint de justesse un bras secourable lorsqu’il quitta le banc sur laquelle il était assis.
« J’imagine que les résidences Dothrakis et Antinaïkos ont été conservées… » Nathan observait sa fille, avec une hésitation au fond des yeux, « Nous serait-il possible d’y loger ?
- Gardes ! »
Saga s’était détourné et lorsque les portes de la salle s’ouvrirent timidement, il ordonna :
« Veuillez escorter ces messieurs jusqu’aux demeures qu’ils vous indiqueront… Et assurez-vous qu’ils ne manquent de rien. »
Les lèvres d’Andreas avaient complètement disparu : une fine ligne blanche lui tenait lieu de bouche, une ligne amère et rageuse dont il ne se départit pas lorsque, quittant la Salle du Conseil à la suite des gardes, il se retourna une dernière fois sur ses fils, de nouveau cette haine luisante au fond des yeux, de nouveau cette rage émanant d’un cosmos bridé mais puissant.
Saga, Kanon et Rachel demeurèrent un long moment immobiles et silencieux, une fois les portes refermées. Cela n’aurait pu être qu’un rêve… un cauchemar plutôt, dont ils allaient bientôt s’éveiller …
Mais il n’en était rien. La réalité était bien celle-là, deux hommes prétendument morts depuis des années, vivants aujourd’hui, leurs pères respectifs… Pour les aider, disaient-ils… Mais comment pourraient-ils aider ceux qu’ils avaient abandonnés au nom d’une «tradition» ? Que faire de ces années, au cours desquelles tant de choses et tant de bouleversements avaient eu lieu… Et que faire de leurs sentiments…

« Tu n’arrives pas à dormir ?
- Toi non plus, apparemment. » Dans la pénombre à peine adoucie par les pâles lueurs du domaine sacré qui s’étendait sous le Palais, Rachel voyait Saga arpenter leur chambre, tout en s’habillant.
« Ça ne sert à rien que je reste là, je n’arriverai pas à fermer l’œil. » Reprit-il, ses derniers mots s’étouffant dans le pull qu’il passait par-dessus sa tête. Il tata les poches de son jean d’un geste impatient : « Où est passé ce maudit briquet ?...
- Sur la table, devant ton nez. » Le ton amusé de la jeune femme contribua un peu plus au regard noir que jeta le Pope à l’objet incriminé qui n’avait eu pour seul tort que d’avoir été posé là dans un moment d’inattention.
« C’est incroyable n’est-ce pas ?... » Roulant sur le côté, Rachel se redressa à demi, appuyant sa tête sur son coude replié. Saga ne voyait que son visage entre ombre et lune, et ses yeux, dont les fils d’or scintillaient imperceptiblement. Ce n’était pas vraiment une question.
- Je ne sais pas quoi penser, » avoua Saga dans un soupir, « C’est mon père et… je me demande si je dois être content ou au contraire éprouver de la colère. Un mélange des deux, sans doute…
- Je l’ai vu moi aussi. » Elle n’avait pas besoin de dire quoi. L’air absent, il saisit son paquet de cigarettes pour le glisser machinalement dans sa poche arrière.
- Tu sais… Souvent, j’ai essayé de m’imaginer ce qu’il dirait en voyant son fils occuper la plus haute responsabilité du Sanctuaire… Et dans mes rêves, il me félicitait, en me rappelant que l’honneur de la famille dépendait de moi… » Un rire discordant lui échappa, « Visiblement… Je me suis lourdement trompé.
- Nous ne savons même pas ce qu’ils connaissent de nous. Kanon et toi n’aviez que treize ans quand… il a disparu. Mon père a suivi, trois ans plus tard. Nous n’étions que des enfants… C’est leur absence qui a fait de nous ce que nous sommes devenus. » La voix de Rachel se fit pensive : « Que se serait-il passé s’ils n’étaient pas partis ?... Aurais-tu pu prendre le pouvoir comme tu l’as fait ?... L’aurais-tu fait seulement ?
- On n’en est plus à un meurtre près dans la famille… » Un reflet rougeoyant glissa au fond des pupilles émeraude du Pope, puis il se tut.
- Tu n’en sauras jamais rien. » L’admonesta Rachel, sachant pertinemment qu’il ne plaisantait pas vraiment.
- De toute manière... Ils sont là à présent, et ils demeurent nos pères.
- Tu crois ? » Saga chercha à lire le visage de sa compagne, peine perdue. Renfoncée dans l’obscurité, seule sa voix trahissait sa lassitude et ses doutes.
- Tu devrais essayer de dormir un peu. » Dit-il finalement, « La journée de demain risque d’être assez… mouvementée.
- Tu as raison. » Le bout de leurs doigts s’effleurèrent en une caresse éphémère avant qu’il ne sorte. Elle demeura pourtant encore un long moment les yeux ouverts sur la nuit. Son père… En repensant à la douleur que sa disparition avait laissée derrière lui, sa mâchoire se crispa. Malgré tous ses défauts, malgré toutes ses erreurs, elle l’avait adoré avec passion. Elle n’avait alors que seize ans… et sa mère, emmurée depuis des années dans la dépression. A cause de lui d’ailleurs. Et voilà qu’aujourd’hui, il réapparaissait, sourire aux lèvres, comme de retour d’un lointain voyage, alors qu’elle, elle avait grandi, vécu, souffert,… était devenue adulte. Sans lui. Mais jusqu’à quel point le savait-il ? Ce fut sur cette pensée obsédante que le sommeil la recouvrit de son oubli bienfaisant.


Un mot était glissé sous la porte de son bureau et tout en la déverrouillant, Saga le déplia :

« Saga,

Je sollicite ton autorisation pour partir demain pour l’Espagne. J’aimerais aller saluer ma famille, peut être une dernière fois. Si tu le souhaites, je profiterai de ce voyage pour m’arrêter à Madrid : Kanon m’a dit que certains de vos ancêtres avaient émigré là-bas il y a quelques siècles. Peut être pourrai-je y trouver des informations intéressantes…
J’attends ton accord.

Shura. »

A la lecture de ces lignes, Saga ne put réprimer un sourire. Sans doute la demande des frères Xérakis avait-elle inspiré le Capricorne dans son désir de se rapprocher de sa famille… Il ne pouvait décemment pas lui refuser son autorisation. Et connaissant l’homme et ses ressources parfois insoupçonnées, il était en effet intéressant de lui laisser la possibilité de faire quelques recherches.
Tout en rédigeant une brève réponse de son écriture nerveuse, il finit par se rappeler l’existence de cette branche familiale exilée au pays de Cervantès. Des érudits pour la plupart, partis au moment de la conquête des Amériques pour cette contrée dans laquelle se concentrait alors tout ce que l’Europe pouvait compter d’esprits brillants… et entreprenants.
Un garde à l’air ensommeillé vint prendre possession du pli pour le remettre à la dixième Maison et, alors qu’il venait de disparaître dans les entrailles du Palais, Saga vit la tête de son frère passer dans l’intervalle de la porte demeurée entrouverte.
« J’étais sûr que j’allais te trouver ici…
- Décidemment… Personne ne dort cette nuit ! » La demie de vingt trois heures sonna quelque part dans une pièce abandonnée.
- Je dois avouer que j’ai un peu de mal à digérer ce qui vient de se passer. » Kanon se laissa tomber dans un vieux fauteuil de cuir patiné par les ans, près de la fenêtre ouverte sur la nuit. En soupirant, il passa ses mains dans ses cheveux, les ramenant derrière sa nuque : « Qu’est ce que ça signifie ?
- Tu l’as entendu aussi bien que moi : les Portes. Ils sont là pour nous aider à trouver la solution. » La neutralité affectée du ton du Pope était d’une perfection rare.
- Ne devons-nous pas la découvrir nous-mêmes ? N’en sommes nous donc pas capables ?
- Cela, nous le saurons peut être dans les jours qui viennent. »
Fit Saga en haussant les épaules, « Après la lettre de Shion et leur réapparition à ces deux-là, je m’attends à tout. De toute manière, ils nous ont promis une explication, et attendent les nôtres… » Le tremblement des mains de son aîné lorsqu’il alluma sa cigarette n’échappa pas à Kanon :
« Ils savent comment s’est déroulée ta prise du pouvoir. Et alors ? Pourquoi cela t’inquiète-t-il autant ?
- Je ne suis pas inquiet.
- Si, tu l’es. » Il vit son frère venir s’accouder à la fenêtre, et savourer sa cigarette, les yeux fermés. Peu à peu, le frémissement de ses doigts s’apaisa.
« C’est pourtant bien ce qu’il a toujours voulu non ? Il ne rêvait que de ça… Il dirigeait dans l’ombre de Shion…
- … Et tu occupes aujourd’hui la place qu’il a toujours convoitée. C’est cela n’est ce pas ? »

Saga n’eut pas le loisir de lui répondre, quelqu’un frappant deux coups discrets à la porte : « Entrez ! », lança-t-il, presque interloqué de ce mouvement nocturne incessant. Et sa surprise fut d’autant plus accrue en voyant apparaître le chevalier du Taureau sur le seuil, l’air plutôt confus.
« Aldébaran ?! Mais… A cette heure…
- Il fallait que je vous parle. A tous les deux. » Sur l’invitation de son Pope, leur massif compagnon pénétra avec des délicatesses de jeune fille dans le bureau et gauchement, s’installa sur le canapé qui faisait face aux jumeaux. Devant l’air circonspect de Saga, et le léger sourire de Kanon, il hésita un instant, se racla la gorge puis dans un profond soupir finit par lâcher de sa voix caverneuse :
« Ecoutez… Il y a quelque chose qu’il faut que je vous dise. J’aurais dû le faire il y a longtemps déjà, mais j’avais promis… » Le sourcil droit de Saga brusquement levé et qui témoignait habituellement d’un début d’impatience balaya ses dernières hésitations :
« … Ça s’est passé au cours de la nuit qui a suivi l’enterrement de vos parents, » continua-t-il en posant ses coudes sur ses genoux, « il y avait une tempête de folie, vous devez sûrement vous en souvenir… Shion m’a convoqué à 3 heures du matin au Palais. Lorsque je suis entré dans son bureau, il y avait un homme avec lui. Je ne voyais pas son visage, il était entièrement recouvert par une cape noire et il se tenait debout dans un coin sombre de la pièce. Je ne savais pas ce qui se passait mais je ne disais rien. C’était la première fois que Shion me convoquait ainsi, j’étais impressionné… Je n’avais que vingt ans, et je venais à peine d’entrer dans le cercle des douze !… Bref, le Pope a désigné l’homme en noir et m’a demandé de l’escorter jusqu’au continent, immédiatement. J’ai essayé de lui expliquer qu’avec la tempête, ce n’était pas prudent, et là, il m’a dit que c’était justement pour ça qu’il voulait que j’accompagne l’homme, en cas de problème. Shion avait l’air paniqué et pressé. Alors, j’ai accepté. Juste avant que je ne sorte, Shion m’a dit : « Aldébaran, tu dois me jurer que tu ne parleras jamais de ceci à personne, et ce, jusqu’à ta mort. » j’ai juré et nous sommes partis.

J’avais rarement vu une tempête comme celle-là. En plus du vent, la pluie tombait avec une rare violence et on ne voyait absolument rien, sauf lorsque la lune apparaissait entre 2 nuages. En descendant vers le quai, j’ai dû retenir plusieurs fois l’homme, qui n’arrêtait pas de chuter. Il ne disait rien, mais il m’avait l’air très faible, blessé peut être.
On a fini par arriver au bateau. L’homme s’est assis sur le pont, il avait l’air exténué. La traversée a été un véritable enfer : la mer était déchaînée, les vagues étaient immenses. Je devais me tenir au bastingage pour ne pas être éjecté. Et puis, il y a eu une vague plus forte que les autres, j’ai lâché et au moment où je me rétablissais, j’ai vu l’homme sur le point de basculer par-dessus bord ! Je n’ai pas réfléchi, et je lui ai sauté dessus pour le rattraper. Ça a été moins une… »
Il s’arrêta de parler un instant pour regarder les deux frères devant lui et reprit : « Je l’ai retenu par le bras qui sortait de la cape et là… la lune est sortie. Oh, juste une seconde, mais ça m’a suffit pour voir la bague qu’il portait à son annulaire et… » Il hocha le menton vers la main de Saga, « … c’était la même, exactement. »

Se taisant, Aldébaran baissa les yeux. Il n’attendait pas autre chose qu’une remontrance cinglante de la part de son Pope pour son mensonge par omission et fut d’autant plus surpris lorsqu’il sentit la main de Saga se poser sur son épaule, l’enserrant avec chaleur :
« Tu as respecté ta promesse…
- Pourtant… » Le Taureau releva la tête vers l’aîné des Antinaïkos debout à côté de lui, « Pendant les 2 premières semaines, j’ai eu du mal à tenir mon serment, surtout en vous voyant, tous les deux… » Il eut un pauvre sourire d’excuse, « Vous n’aviez que 13 ans et du jour au lendemain, vous étiez orphelins… Ça me faisait de la peine de vous voir aussi tristes et j’aurais aimé pouvoir vous dire ce que j’avais vu… Et puis le temps a passé et je n’étais plus vraiment sûr de moi. J’avais peut être rêvé ! Je n’ai même pas vu le visage de cet homme ! Je n’y pensais plus… jusqu’à ce soir. » Se rembrunissant, ce fut d’une voix sombre qu’il continua :
« Je ne me rappelais pas qu’Andreas était aussi… » Il hésita.
- Désagréable ? » Sarcastique, Kanon se renversa contre les coussins du canapé, « J’ai d’autres termes plus imagés qui me viennent à l’esprit, mais je vais les garder pour moi.
- J’aurais dû vous le dire. Je suis désolé, Saga…
- Je sais mon ami, je sais… Tu n’y es pour rien, tu as fait ton devoir et obéi aux ordres. Personne ne te le reprochera.
- Qu’est ce qui va se passer maintenant ? »
Saga fut soudainement désemparé devant l’air attentif de son alter ego, qui l’observait ; la confiance qu’affichait en cet instant Aldébaran à son égard était par trop injustifiée.
Il n’avait lui-même pas la moindre petite idée de ce qui les attendait avec le retour de Nathan et d’Andreas et était loin d’éprouver une quelconque certitude. Néanmoins, ce fut sur le ton le plus ferme qu’il lui était possible de prendre qu’il répondit :
« Ils nous apportent une solution pour affronter les Portes. Nous en saurons plus dans les jours qui viennent.
- Mais pourquoi maintenant ? Rachel et toi avez dit que nous étions pressés par le temps… »

« A mon avis, il n’y a pas qu’Aldébaran qui soit encore debout… Les commentaires ont dû y aller bon train à la fin du Conseil… » Les intonations amusées de Kanon retentirent dans l’esprit de son frère.
- En effet. Mais que puis-je y faire ?... » Un agacement inexplicable saisit le Pope à cette idée. La pensée que son autorité regagnée à grand-peine ces derniers mois pouvait vaciller sur ses bases à cause de la réapparition de son père l’irritait plus qu’il ne l’aurait souhaité.

« Ne vous inquiétez pas. » Finit-il par lâcher en masquant tant bien que mal sa contrariété, « Il nous reste encore quelques semaines devant nous. A présent… » Il adressa un sourire rassurant au Taureau, « Il est tard. Nous devrions tous aller nous reposer. » Hochant la tête sans un mot, Aldébaran déplia son corps massif et saluant les deux frères, il quitta la pièce.

« Je l’admets. Je suis inquiet. » Saga s’installa aux côtés de son frère dans un soupir. « Je connais trop bien Père pour ne pas m’attendre à des difficultés.
- Nous sommes deux à présent.
- Je sais. » Ils s’entre-regardèrent. C’était là sans doute la première fois depuis son retour que Kanon exprimait aussi ouvertement l’appui qu’il avait décidé de porter à son aîné.
Dans les yeux semblables aux siens qui le dévisageaient, Saga ne lisait que franchise et confiance. Il se prit à espérer de ne pas décevoir ses attentes.
« File te reposer toi aussi. » Dit-il à son cadet, d’une voix où perçait une certaine tendresse.
- Et toi ?
- Moi ? Je ne crois pas que je vais beaucoup dormir cette nuit… Les documents de Dôkho m’attendent, » D’un geste vague, il désigna la pile de documents sur son bureau, « j’ai de quoi m’occuper.
- D’accord. » Saga l’observa tandis qu’il se levait et récupérait un pull qu’il jeta sur ses épaules. « Inutile d’insister, je présume.
- Tu présumes bien. » Ils se sourirent une dernière fois, et bientôt le Pope fut enfin seul.
Il n’alla pas s’installer derrière son bureau.
Ecoutant le tic-tac de l’horloge, il demeura là, assis dans le silence, sans bouger. Le poids de ses responsabilités s’était soudain fait plus lourd. Plus oppressant.
Et sans comprendre pourquoi, il se sentait pris au piège.


« Même après toutes ces années… L’humiliation de notre famille… »
Andreas suintait une rage glaciale, dont il paraissait ne pas pouvoir se débarrasser. D’un ton acerbe, il reprit :
« Et toi, tu ne dis rien… Bien évidemment. » Levant vers son vieil ami un regard impavide, le père de Rachel dit lentement :
- Tu sais très bien ce que j’en pense. Je ne cautionne pas plus que toi les agissements de ton fils. Mais qui pouvait savoir ?
- Si seulement Shion…
- Shion a cru bien faire. Nous ne pouvions pas aller contre la tradition et tu le sais aussi bien que moi. »
Il était près de une heure du matin et les deux hommes avaient préféré loger ensemble dans la demeure familiale des Dothrakis. Ou plutôt, il était plus juste de dire qu’Andreas s’était refusé tout net à mettre les pieds dans la bâtisse dévolue à son nom. Et depuis plus d’une demi-heure, Nathan en écoutait patiemment les raisons.
« Ce Sanctuaire… est souillé. » La haute silhouette sèche d’Andreas errait à travers la pièce au plafond bas, qui tenait lieu de salon. Tout en lui transpirait la colère, son cosmos pulsait d’une lueur presque malsaine et son visage en lame de couteau se découpait dans l’ombre, menaçant et sévère.
« Par mon propre fils… Il a versé le sang de Shion, il a trahi toutes les valeurs de ce lieu saint, de nos ancêtres, de notre famille… N’ai-je donc vécu que pour supporter une telle infamie ?... »
Un craquement sec ponctua cette dernière tirade, alors qu’Andreas assénait son poing sur la table :
« Jamais je n’aurais dû faire cette promesse… J’aurais pu remettre de l’ordre à temps. » Le regard émeraude flamboya une seconde et inconsciemment, Nathan se tassa sur son siège. Rares étaient les manifestations si évidentes de colère de la part du vieil Antinaïkos ; doté d’une admirable maîtrise de ses émotions, il n’avait même quasiment pas cillé à l’époque où il avait appris le forfait de son aîné. Pourtant, aujourd’hui… Sans doute l’accumulation des années avait-elle contribué à muer sa rancœur en une espèce de haine envers sa descendance, haine latente jusqu’à ses retrouvailles avec ses fils.

Non, Nathan n’avait pas peur de ce compagnon de plusieurs décennies, mais il avait appris au fil des années à se méfier de ses accès de rage. Et si lui-même n’exprimait rien en cet instant, le dégoût ne l’avait plus vraiment quitté depuis le jour où il avait appris comment Saga avait obtenu la mainmise sur le Sanctuaire.
Tout comme Andreas, se retrouver maintenant en ce lieu auquel ils avaient tous deux consacré leur vie, ce lieu qui n’avait plus rien en commun avec ce qu’il devait être, lui mettait le cœur au bord des lèvres. Et dire que c’était là l’œuvre de leurs propres enfants…

« Et tous, là… aussi obéissants que des toutous. Tu les as vus comme moi ! Ont-ils donc perdu tout sens de l’honneur ? Et ta fille, je n’en parle même pas... » Les traits de Nathan se contractèrent une seconde :
- Elle a été aveuglée…
- Ah oui ? La belle excuse... » Le sourire qu’afficha Andreas à cet instant, méprisant et cruel, n’aurait pas eu d’effet différent pour Nathan qu’une gifle sonore.
« Tu veux que je te dise ? Nous n’aurions pas dû revenir… Qu’ils meurent tous, voilà ce qui serait bénéfique pour le Sanctuaire. Un nettoyage radical, un nouveau départ…
- Il n’y a pas que le Sanctuaire qui est en jeu…
- De toute manière, tu ne crois tout de même pas qu’ils vont réussir ? Ouvre les yeux, Nathan ! »
Ce dernier regarda une dernière fois son ami puis se détourna. A quoi bon ?

« Oh mais, je les ai bien ouverts, ne t’inquiète pas… Et toi, tu ne vois rien de ce que je ressens… Peu t’importe que ma propre fille, mon enfant… » La souffrance qu’il ressentait dans ses membres n’était pas celle de la vieillesse, non, celle qui mordait son cœur était tout autre et autrement plus douloureuse. Il ne pouvait en vouloir à Andreas de son indifférence. Sans doute ne pensait-il même pas aux conséquences de ses paroles, tout obnubilé qu’il était par son honneur bafoué. Plus rien n’importait et d’ailleurs rien d’autre n’avait jamais vraiment importé pour Andreas depuis leur jeunesse. Parfois, Nathan se demandait comment ils avaient pu devenir amis, ils étaient si différents ! Une enfance commune, un attachement identique et profond au Sanctuaire, avaient très certainement contribué à leur rapprochement et aussi, sans doute, ce charisme qui imprégnait l’Antinaïkos et qui avait toujours drainé vers lui les honneurs et les richesses. Ils s’étaient complétés pendant des années mais aujourd’hui, Nathan comprenait que l’équilibre était rompu quelque part, pour la simple et bonne raison que l’intransigeance d’Andreas n’était plus contrôlable. Et il doutait sérieusement de pouvoir en venir à bout.
Un frisson parcourut soudain son échine et sa gorge se serra inexplicablement, tandis que la rude voix d’Andreas s’élevait dans le silence :
« Tu as raison sur un point, le monde est autrement plus important que le Sanctuaire. Il n’est peut être pas trop tard pour remettre les choses là où elles doivent être… »

Au Sanctuaire, le lendemain…

Elle était environnée de flammes. De quelque côté qu’elle se tournât, elle ne voyait qu’un unique mur jaune orangé, emplissant tout l’espace. Les flammes dansaient, se tordaient, rampaient vers ses pieds puis se redressaient, avant de s’attaquer à elle de nouveau. La chaleur irradiait à un tel point qu’elle avait l’impression qu’elle émanait au final de son propre visage. Regardant ses mains, elle crut voir que de minuscules flammes surgissaient du bout de ses doigts, sa peau elle-même était devenue rougeâtre. Et pourtant, elle ne brûlait pas. Elle était au cœur du brasier, mais indemne. Ses bras étendus autour d’elle traversèrent les flammes sans dommage, elle ne ressentit rien à part cette chaleur infernale. Elle était le feu. C’était la seule conclusion à laquelle elle pouvait arriver à présent. Il l’avait avalée, absorbée et elle vivait en lui.
Elle entendait toujours les voix, derrière elle. Comme elles paraissaient lointaines ! Elle n’écoutait pas, de toute façon, elle ne parvenait à distinguer aucune phrase, aucun mot, couverts comme ils étaient par le souffle du feu. Elle commença à avancer droit devant elle. Le mur de flammes s’écartait à chacun de ses pas, pour se refermer tout de suite derrière. Pourrait-elle seulement revenir ? La paroi rocheuse fut bientôt face à elle. Elle eut beau se dévisser le cou, elle ne put en apercevoir le sommet. Par contre, par une espèce de distorsion inexplicable de l’espace, elle avait la vision pleine et entière de la paroi, comme si elle s’était trouvée à plusieurs centaines de mètres d’elle.
Ce n’était plus un brasier sans forme et incohérent. A présent, un dessin surgissait au travers de la danse des flammes. Celles-ci semblaient suivre un tracé bien défini, creusé dans la roche, des cercles, des lettres, des circonvolutions multiples se chevauchant pour mettre à jour un dessin complexe, qui n’avait pas de sens. Sauf que… tandis qu’elle suivait des yeux la progression des flammes, elle se rendait compte qu’elles traçaient le contour d’une porte, à deux battants, une porte colossale de plusieurs centaines de mètres de haut. Chacun de ses pans était orné de lettres de feu, issues d’une langue si ancienne qu’elle ne pouvait la lire, ni même en déceler l’origine. Et la porte grandissait. Elle s’étendait sur la paroi et elle eut la sensation qu’elle venait aussi vers elle, s’enflant comme une baudruche qu’on gonfle. Fascinée, elle tendit le bras et posa sa main à plat contre la paroi. L’espace d’un instant, elle crut être aspirée. Puis, petit à petit, elle « sentit » la porte. Ce n’était plus un simple rocher, mais plutôt une chose vivante. Et des battements sourds et réguliers cognèrent contre sa paume, remontèrent le long de son bras et finirent par envahir son corps entier. La chaleur se faisait de plus en plus forte. Soudain, son propre cœur se mit à battre à l’unisson avec la porte. Elle ne pouvait plus bouger. La main plaquée sur le battant, elle écarquilla les yeux, paniquée à l’idée qu’elle était prisonnière. Les voix se firent plus pressantes et l’appelèrent mais lorsqu’elle voulut leur répondre, sa bouche ouverte ne put proférer aucun son. Personne ne pouvait entendre son cri muet. Une voix plus forte vint couvrir celles des autres, une voix qui hurlait et chuchotait à la fois, une voix discordante mais profonde. Elle était assourdie mais en même temps, elle devait tendre l’oreille pour entendre. « Le pouvoir … Tu ne pourras pas empêcher les Portes de s’ouvrir… Tu mourras… » La force qui s’exerçait derrière la porte devint plus pressante subitement. Elle crispa ses doigts et allant puiser au fond d’elle-même ses dernières forces, elle finit par retrouver l’usage de la parole et hurla : « Jamais ! Vous ne passerez pas ! Vous êtes la Mort et la Destruction, je ne vous laisserai pas faire… Pas cette fois ! » La porte eut alors comme un hoquet, elle-même chancela et allait tomber en avant lorsqu’un coup d’une violence inouïe la projeta en arrière. Elle entendit les voix crier, tandis qu’elle retombait dans le brasier qui se referma sur elle en sifflant.


Elle ouvrit les yeux, sur la pénombre transpercée par les lueurs du jour qui filtraient sous les volets. L’odeur autour d’elle… Son lit, oui. L’odeur, celle que Saga avait laissée dans les draps qui la couvraient. Un rêve. Elle se redressa péniblement, pour s’asseoir contre les oreillers. Son corps nu ruisselait de sueur et il lui sembla que les flammes continuaient leur sarabande infernale dans ses entrailles. Inspirant profondément, elle ferma les yeux et ralentit les battements de son cœur. Peu à peu, les dernières bribes du songe s’éloignèrent, libérant son esprit. Elle soupira.

Depuis l’expérience éprouvante des souvenirs revécus de sa grand-mère, ses nuits n’avaient cessé d’être perturbées par des réminiscences de la même nature. Ce n’était pas la première fois qu’elle rêvait ainsi des Portes, mais jamais elle n’en avait été aussi près. Alors qu’elle s’apprêtait à se rallonger pour gagner quelques minutes de plus sur une matinée déjà visiblement bien entamée, elle prit soudainement conscience qu’elle entendait toujours les voix.
Ou plus exactement, des éclats de voix. Mais elle n’était plus aux prises avec son cauchemar et ceux-ci étaient bien réels. Et alors qu’elle commençait à se demander ce que signifiait ce raffut, on tambourina à la porte. Elle sursauta dans son lit : « Oui… J’arrive ! » Elle tâtonna quelques instants dans la pénombre jusqu’à ce que ses doigts rencontrent ce qui ressemblait à une paire de jeans et à un pull. Elle s’habilla comme elle put, et ouvrant la porte, elle se trouva face à face avec Kanon. Elle cligna des yeux et demanda : « Qu’est ce qui se passe ? »
Il lui répondit d’une voix sombre :
« Tu n’entends pas ? Tu dois bien être la seule. Saga et notre père… J’ai fini par partir, ça devient grotesque. Mais j’ai peur que ça ne dégénère. Je crois que tu devrais descendre, avant que quelqu’un ne se fasse tuer. »
Tout en retroussant les manches trop longues – elle s’était trompée, c’était le pull de Saga – elle suivit Kanon dans les couloirs et demanda :
« Mon père ?
- Oui, » il hocha la tête, « il y est aussi… belle participation d’ailleurs au pugilat ! Tu le féliciteras de ma part…
- Mais enfin, qu’est ce qui se passe ? » Tandis qu’ils descendaient, Kanon lui expliqua rapidement la situation.
Un peu plus tôt dans la matinée, les deux frères qui venaient de déjeuner, avaient trouvé Nathan et Andreas à la porte de la Salle du Conseil, semblant les attendre. Quelques minutes seulement avaient suffi à Andreas pour entrer dans le vif du sujet… accablant son premier né de toute une liste de reproches, relatifs à sa conduite, aux meurtres perpétrés, aux conditions de son accession au pouvoir, au reniement de son frère « j’en passe et des meilleures » Lâcha Kanon en soupirant, tandis que Rachel et lui parvenaient enfin dans le grand hall.
« Il a essayé de se défendre mais ton père en a remis une couche. Pour ma part, ils ont voulu me prendre à témoin, contre mon propre frère ! Ils voulaient me faire dire que Saga m’avait jeté dehors, moi, un pauvre innocent au cœur pur… » Il éclata d’un rire sardonique :
« Ils en ont été pour leurs frais ! Je leur ai dit la vérité : si Saga ne l’avait pas fait, c’est moi qui aurait tenté de prendre le pouvoir ! C’est là que je me suis tiré. Ça valait le coup de leur balancer ce genre de vérités, rien que pour la tête de mon père et celle du tien… » Il ouvrit la porte devant Rachel.

C’était une véritable scène de tragédie grecque qui s’offrait à elle. Saga, à demi levé sur le siège qui était le sien au centre de la table ovale du Conseil, avait posé ses mains à plat devant lui, et faisait face à son père, lui-même debout de l’autre côté, un doigt pointé sur son fils. Son père à elle était appuyé contre le mur d’en face, entre les 2 hommes.
« … Tu te devais d’être digne de ton nom ! Tu as déshonoré notre famille par ta conduite… Je comptais sur toi pour le futur, toi et ton frère, vous deviez rassembler en prévision de ce qui est sur le point d’arriver. Et toi ? Toi, tout ce que tu as trouvé à faire, c’est diviser, c’est te débarrasser de ton frère, te priver de la seule force qui compte. Tu n’as rien respecté, tu as sali notre nom… Quand je pense que c’est moi qui t’ai éduqué…
- Éduqué ? ! » Saga faillit s’étouffer d’indignation, « Non mais tu plaisantes ! Nourris logés tu veux dire ! Pour toi, Kanon et moi n’étions rien de plus que des bêtes de course ! Ah, oui, les jumeaux Antinaïkos, les miracles, ceux que tout le monde attendait… Tes trophées, voilà ce que nous étions. En nous, tu ne voyais rien d’autre que le moyen d’être encore plus puissant, comme si tu ne l’étais déjà pas assez !
- N’essaie pas de me faire passer pour ce que je ne suis pas. Le monstre ici, c’est toi, je te le rappelle. »

Malgré un ton froid, presque impersonnel, Andreas regardait son fils avec un profond dégoût au fond des yeux. Quant à Saga, c’était l’impuissance qui se lisait en lui. La honte aussi, d’être ainsi rabaissé par son propre père. Rachel sentit brusquement une onde de colère émaner de lui et dans un réflexe foudroyant, elle bloqua mentalement le coup qu’il s’apprêtait à porter à Andreas. Prenant conscience de sa présence, il se raidit et se tourna vers elle. Toute sa douleur la heurta alors de plein fouet, tel un coup au creux du ventre. Un instant, elle fut sur le point de s’élancer vers lui pour l’arracher à ce pugilat, et arrêter cette souffrance aigue qui lui vrillait la tête. Mais elle n’en fit rien.
Inspirant un bon coup, elle s’avança au devant d’eux. Saga la supplia silencieusement : « Rachel… je ne veux pas que tu assistes à ça… »
« Ça suffit. » Le visage à quelques centimètres à peine de celui d’Andreas, Rachel le dévisageait avec dureté : « Pourquoi êtes-vous venus ? Pour faire son procès ou pour nous aider ? » Il se redressa puis cracha avec une haine qu’il n’était plus en mesure d’occulter :
« Reste en dehors de ça, Rachel. Je dois régler un certain nombre de choses avec mes fils, » Jetant un coup d’œil à Nathan, il continua : « Nathan, fais sortir ta fille. » Rachel ne laissant pas le temps à son père d’esquisser le moindre geste :
- Personne ne sort d’ici. Et tout “ce qui doit se régler” dans ces lieux passe par moi. »
Silencieux, Kanon s’était approché de son frère et avait posé une main sur son épaule.
« Calme-toi… Ça va aller… » Les vibrations du cosmos du Pope s’amenuisèrent mais ne disparurent pas totalement. La tension qui l’habitait était telle que Kanon n’était même pas certain d’avoir pu atteindre son esprit, son frère n’était plus en cet instant qu’une bête traquée.
Rachel soutint sans ciller le regard noir que lui lança Andreas :
- Que je sache, tu ne diriges pas le Sanctuaire.
- Toi non plus. C’est ton fils qui détient cette fonction…
- Avec quelle légitimité ? Ah oui, c’est vrai… Celle du meurtre : comme ai-je pu oublier cette évidence ?
- Personne ici n’a besoin d’être jugé… » Elle bloqua d’une poigne de fer la main d’Andreas sur le point de la frapper, « et certainement pas par toi !
- Eloigne-toi d’elle tout de suite ! » Kanon sentit son frère tenter de lui échapper et dans un réflexe de dernier recours, il resserra son emprise :
« Non, Saga ! » Il savait que si son aîné laissait exploser sa colère, il serait totalement impuissant à empêcher le massacre, et de cela, il n’en voulait à aucun prix. Ou du moins, pas tout de suite.
Mais déjà Rachel et Andreas s’éloignaient l’un de l’autre :
« Il a trahi le Sanctuaire, ses amis et sa famille, » reprit d’une voix grinçante le père des jumeaux, en désignant d’un geste désinvolte son aîné, lui portant autant de considération qu’un vulgaire objet, « Et toi, toi l’héritière Dothrakis, tu le défends ! Dois-je en déduire que tu ne vaux pas mieux que lui ?
- Rachel, » intervint Nathan d’un ton las, « … Ne te mêle pas de… » Furibonde, la jeune femme fit volte-face vers son père :
- Me mêler de quoi ? J’ai soutenu Saga à cette place et j’assume entièrement cette décision. Et aujourd’hui, cet endroit est sous notre direction conjointe ! Non mais où vous croyez-vous donc ? Vous débarquez la bouche en cœur 20 ans après, alors que tout le monde vous croyait morts, et vous vous conduisez en territoire conquis ! Mais vous n’êtes plus rien ici… Vous ne disposez plus d’aucune forme d’autorité, même pas celle que vous confère l’Histoire ! »
- Belle direction en effet ! Dans ce cas, comment expliques-tu le départ ce matin de 3 chevaliers d’or au moment où, au contraire aucun d’entre eux ne devrait quitter le domaine Sacré ?
- Je les y ai autorisés. »
La voix de Saga, profonde et vibrante, retentit sous le haut plafond de la Salle du Conseil. Elle était calme. Hésitant, Kanon consulta Rachel du regard avant de laisser retomber sa main et de le libérer. Il s’avança, d’un pas lent, et tandis que son cosmos rayonnant se déployait autour de lui, nimbant chaque objet et chaque recoin d’une lumière dorée et presque aveuglante, il parut l’espace d’un instant dominer le domaine tout entier.
« Je suis le Grand Pope du Sanctuaire et seul maître de mes décisions.
- Tu n’as aucune légitimité, il me semble pourtant avoir été assez clair… En quoi peux-tu t’arroger le droit de diriger ? » De nouveau, Andreas faisait face à son fils, le défiant du regard, sans même se préoccuper de la démonstration de sa puissance.
- Et toi, quel droit as-tu de venir le juger ? » Rachel s’était placée aux côtés de son compagnon, joignant son aura à la sienne, « Tu lui reproches ses actes… Mais t’es tu seulement posé la question de savoir ce que lui en pensait ? Lui as tu seulement demandé si lui aussi, n’avait pas douté ? Crois-tu vraiment que ton propre fils soit fier de tout ce qu’il a fait ? Andreas, et toi papa, vous n’avez plus votre place ici. Tout simplement parce que vous faites partie de cette vieille garde qui ne s’est jamais posée la moindre question, toute occupée à préserver le culte de son précieux sens du sacrifice inutile. Le fait même que vous reveniez aujourd’hui comme si de rien n’était le prouve bien assez. Il ne vous est donc jamais venu à l’idée que c’est nous que vous avez sacrifiés ? »
Des larmes de colère et de frustration embuaient le regard de la jeune femme. Comment pouvaient-ils avoir l’outrecuidance de venir leur jeter leurs actes à la figure alors qu’ils leur avaient laissé de telles responsabilités ? Que savaient-ils des difficultés auxquelles ils avaient dû faire face ?
- Nous avons peut être fait des erreurs, mais nous avons toujours défendu l’équilibre pour le bien de ce monde. » Reprit Andreas, glacial, « Le Sanctuaire a toujours agi ainsi, et il doit continuer à le faire. Néanmoins, au vu de tes actes Saga, je ne suis pas sûr que tu sois le plus “qualifié” pour mener une telle mission à son terme. » Avant que son aîné ne puisse répondre, Kanon prit la parole :
- Père… Cessons cette petite comédie. Ne te fais pas plus bête que tu ne l’es. Personne ici n’est dupe : tu es le modèle même de l’homme ambitieux. C’est vrai, Shion était le Grand Pope à l’époque, mais en réalité, qui gouvernait ? C’était toi, avec Nathan. Vous teniez les rênes du pouvoir, Shion, bien qu’empli d’une grande sagesse, n’était rien de plus que votre pantin. Seulement, vous gouverniez comme on le faisait encore quelques centaines d’années auparavant. Le monde changeait et vous n’avez pas été foutus de vous en rendre compte. Rachel a raison quand elle parle de votre culte du sacrifice. J’y ajouterai même une certaine prédilection pour un manichéisme simpliste, qui soit dit entre nous, était déjà passé de mode. Tout à vos grandes idées, vous avez laissé péricliter le Sanctuaire.
Résultat, quand vous avez « disparu », tout s’est cassé la figure. Shion n’était plus capable de prendre la moindre décision, les structures se sont délitées, beaucoup sont partis vivre pour leur propre compte. Nous n’étions plus que quelques uns. Il fallait faire quelque chose.
- Et tuer Shion, c’était “faire quelque chose” ? » Railla Andreas. Ce fut Saga qui répondit cette fois-ci :
- On peut voir les choses comme ça… Oh, il avait déjà décidé de partir de lui-même, mais avait choisi Aioros pour le remplacer. Ça ne pouvait pas marcher.
- Et pourquoi donc ? Il a pourtant été élevé comme vous trois, il faisait partie de cette “nouvelle génération” dont vous vous gargarisez tant…
- Aioros était beaucoup trop attaché à la gestion d’alors… Lui aussi avait l’esprit pétri de beaux idéaux, qui n’auraient pas servi à grand-chose pour redresser la maison…
- … Et on ne pouvait pas lui laisser le pouvoir, » acheva Kanon, « nous en étions conscients tous les deux et c’est là qu’était le problème. Saga ou moi ? Moi ou Saga ? L’un de nous deux devait partir. Le premier à jouer le coup a été Saga. Il a donc gagné.
- Et le massacre d’Aioros, ça aussi, c’était pour le bien du Sanctuaire ?
- Ça, mon cher Père, » Saga décida de répondre, intimant le silence à son frère, « ça s’appelle l’ambition. Tu sais bien, la seule chose que tu nous as enseignée… J’avais 13 ans, j’ai vu mourir maman, et toi qui nous disais sans cesse d’être les plus forts… mais elle, je n’ai pas pu la sauver. Oui, alors, peut être bien que j’ai sombré dans la folie, je le reconnais. Mais je t’ai obéi, j’étais le plus fort, et même plus que toi, parce que je ne dirigeais pas dans l’ombre comme toi, mais en pleine lumière.
- Tu n’es qu’un monstre… » Les yeux dilatés, Andreas recula.
- Non, Père, je suis ce que tu as fait de moi. Une machine à tuer. » Un éclair rougeâtre flamboya dans le regard du Pope. Mal à l’aise, Nathan détourna les yeux, tandis qu’Andreas s’immobilisait, pris sous le feu de cette lueur menaçante, presque cruelle. Pour la première fois depuis son retour, il perçut dans toute son ampleur la puissance et la force de ce fils qu’il honnissait. C’était donc lui le responsable de ça ? Non, il ne pouvait pas être le père de cet assassin, de ce fou !
- Et moi, je suis revenu. Parce que, moi aussi, je me suis posé beaucoup de questions pendant toutes ces années, jusqu’à il y a quelques mois. » Kanon prit le bras de son frère et regarda son père, « il a frôlé la mort… Mon jumeau. L’un sans l’autre, nous ne pouvons exister. Il a autant souffert que moi de notre séparation prolongée. J’ai cru moi aussi, qu’il était un monstre. C’était peut être vrai… avant. »

Médusés, Nathan et Andreas contemplaient le trio en face d’eux, qui les défiait. Les yeux de Nathan tombèrent sur la main de sa fille, prisonnière de celle de Saga. Les observant tous les deux, il fut alors brutalement projeté 20 ans en arrière, alors qu’ils n’étaient encore que des enfants. Cet amour pour Rachel qu’il voyait aujourd’hui dans les yeux de Saga, il ne s’était jamais démenti. Toute sa vie, le fils d’Andreas avait attendu, avait espéré qu’elle lui revienne. Oui, leur destin était déjà inscrit depuis lors. Certes, il avait fait des tours et des détours mais au final, ce qui devait être, était. Et Kanon, qui était là, derrière eux, épaule contre épaule avec son frère !… Il était là pour… les protéger.
Sans qu’il n’en prenne conscience, une vision s’imposa à lui, les 3 silhouettes ne firent bientôt plus qu’une et une énergie incommensurable sembla les environner, puis les étreindre et les porter. Il vit un réseau fin et complexe de fils d’or scintillants circuler de l’un à l’autre et sa fille… sa fille qui les concentrait dans ses mains donnant naissance à une sphère d’énergie pure, d’une clarté éblouissante, et d’une vigueur insoupçonnée.
Cela ne dura qu’une seconde et Nathan eut soudain l’impression d’atterrir rudement sur le sol avec un goût amer dans la bouche, alors qu’il n’avait pas bougé d’un centimètre. Un coup d’œil à ses côtés le renseigna : Andreas n’avait rien vu de tout cela. Il le regretta. Si seulement son ami avait pu ne serait-ce qu’effleurer le futur… Aurait-il eu pitié ? De nouveau, il contempla sa fille, son enfant… « Puisse la miséricorde des Dieux se pencher sur elle… Au moins sur elle... »

Il se redressa et, chassant ses réflexions, finit par incliner la tête :
« … Je suppose que vous n’avez pas tout à fait tort… Oui, nous sommes vieux. Oui, les temps ont changé. Saga, même si je ne pourrai jamais cautionner tes actes passés, je te reconnais comme le Pope de ce Sanctuaire. Je n’ai d’ailleurs pas trop le choix, on dirait… », Il hocha la tête en direction de Rachel, « Quant à toi, et bien, tu me succèdes… Finalement, la combinaison n’est pas si mauvaise. Ma fille, je sais que tu te poses beaucoup de questions, mais nous venons d’arriver et j’y répondrai dès que possible. » La jeune femme ne lui sourit pas.
A peine un signe d’assentiment lui échappa avant qu’elle ne se tournât vers Andreas :
« Et toi ? Es-tu prêt comme Nathan à accepter notre existence telle qu’elle est, et non pas telle que tu souhaiterais la voir ? »
Le vieil homme ne cillait pas. Son regard sombre allait de l’un à l’autre, puis finit par s’arrêter sur son aîné.
« Le temps nous manque. Tu occupes le poste de Pope aujourd’hui, qu’il en soit ainsi. »Sa voix se fit cassante, « Mais cette situation est irrecevable. En conséquence de quoi, j’accepte de collaborer avec toi puisque je n’ai pas le choix. Jusqu’à nouvel ordre. » Tournant les talons, Andreas se dirigea vers les portes de la Salle du Conseil.
- Père…
- Père ? » Il se retourna sur Saga, « J’ai dit que tu occupais la place du Pope. Pas celle de mon fils. Et quant à toi, » il s’adressa à Kanon, « N’oublie jamais qu’il t’a déjà trahi une fois ».

 


© Vanina BERNARDINI - 2005