Chapitre 23
Au Sanctuaire, Grèce…
Kanon était resté en haut, avec son frère. Retranchés
dans le salon du rez-de-chaussée, ils s’entre-regardèrent
un long moment, jusqu’à ce qu’Aldébaran ose prendre
la parole, d’une voix aussi étouffée qu’il en soit
capable :
« Mais bon sang… Qu’est ce qui s’est passé
tout à l’heure ?! J’ai cru que le Sanctuaire explosait
sous mes pieds…
- Tu ne les as donc pas reconnues ?
- Reconnaître quoi ?
- Oui, là, j’avoue que… » Fit Camus tout en étouffant
maladroitement un bâillement, « Qu’est ce que c’était ?
- Les cosmos d’Aiors et d’Aioros. » Debout près
de la fenêtre, Dôkho contemplait d’un air distrait les jardins
à l’extérieur, « Leurs énergies ont convergé
ensemble directement vers le Palais, vers… Rachel. »
L’air sombre qu’il arborait lorsqu’il se retourna vers ses
pairs n’échappa à personne :
« Tu veux dire… qu’elle les a attirées ?
- Non Milo. Enfin… Pas volontairement.
- Et eux justement ! » Angelo se pencha vers la table basse
pour tirer une cigarette du paquet qui traînait là, « Qu’est
ce qui a bien pu leur arriver… Leurs cosmos étaient poussés
à leur maximum, ce qui signifie…
- Qu’ils étaient en train de combattre, c’est certain. »
Acheva Mü avant de se tourner vers Shaka l’air interrogateur.
- Ils sont en vie. » Un discret soupir collectif de soulagement accueillit
les paroles de la Vierge, qui rouvrit les yeux.
- Je vais quand même essayer de les joindre. » Marmonna Aldébaran
en s’emparant du téléphone, « Histoire d’en
être bien sûr. » Le Taureau ne vit pas le mince sourire
qui orna le visage de Shaka à cet instant ; cependant la Vierge
n’insista pas plus avant.
Recroquevillée sur une chaise, le visage enfoui dans ses mains, Thétis
n’avait pas dit un mot. Un œil averti se serait rendu compte sans
peine qu’elle tremblait de tous ses membres et que l’extrémité
de ses ongles était plantée dans son front. La main fraîche
de la Vierge glissa sous son menton et lui releva le visage avec fermeté :
« Je vois… Tu as mal ? » Elle hocha la tête
sans répondre, ses yeux bleus devenus vitreux attachés au regard
clair et vigilant de Shaka. La main de ce dernier se leva, pour aller effleurer
les cheveux de la jeune femme, tandis qu’une légère lueur
dorée se concentrait autour des doigts fins de l’indien.
« Ne résiste pas Thétis. Je vais te soulager… »
L’aiguillon désagréable de la panique la traversa de part
en part. Ne pas résister, c’était lui ouvrir son esprit,
c’était lui… “montrer”, qu’elle le veuille
ou non. Elle fut tentée de repousser son aide, mais elle n’en fit
rien ; la douleur était si forte !...
Résignée, elle ferma les yeux, et l’aura lumineuse descendit
sur elle, enveloppant son visage d’un voile translucide. Cela ne dura
que quelques secondes.
« J’ai terminé.
- Merci, Shaka. »
Ainsi… S’il n’avait pas été entouré en
cet instant par ses pairs, il aurait très certainement hurlé.
Peut être même pour la première fois de sa vie. Cette souffrance
qui compressait soudain son cœur, altérait son souffle, cette souffrance-là,
était-il seulement possible qu’il puisse en exister de pire ?
Non seulement il venait de voir dans l’esprit de la jeune femme les images
troublantes auxquelles il redoutait d’être confronté depuis
le retour de Kanon, mais aussi et surtout avait ressenti à travers elle
des impressions étranges, des émotions indéfinissables
mais qui de par leur singularité, lui faisaient cruellement ressentir
qu’il en serait à jamais étranger. Et un cruel sentiment
d’envie le fit frissonner de la tête aux pieds. Une jalousie incohérente.
La colère.
Elle ne leva même pas les yeux vers lui. C’était inutile.
Mais lorsqu’il se détourna, un imperceptible soupir de soulagement
l’anima. L’appréhension du jugement qui ne manquerait pas
de tomber venait de s’éloigner, le temps d’un sursis.
« Je ne savais pas que ton empathie naturelle était développée
à ce point. De nous tous, je suppose que tu dois être celle qui
a ressenti le plus clairement la douleur de Rachel, n’est ce pas ? »
Thétis sursauta. Elle ne s’était même pas rendue compte
que Mü l’observait depuis un bon moment déjà, l’air
attentif.
- Oui, » avoua-t-elle, « contrairement à vous,
j’ai “vu” le flux d’énergie repartir du Palais…
et le contrecoup m’a transpercée… une espèce de…
brûlure mentale. » Elle baissa les yeux avant de rajouter,
« Mais elle… »
Un signe d’assentiment général lui répondit. Ils
l’avaient tous ressenti à plus ou moins grande échelle et
leurs inquiétudes mêlées se reportèrent spontanément
vers le cosmos de Rachel.
« Il est apaisé… » Murmura Dôkho en
levant les yeux vers les étages, « Enfin… »
Unis dans l’inquiétude, tant pour Rachel que pour les frères
Xérakis dont ils demeuraient sans nouvelle, ils décidèrent
cependant de laisser le Palais retrouver un semblant de quiétude. L’absence
de Saga et de Kanon était d’ailleurs suffisamment éloquente.
Tandis qu’ils quittaient tous les lieux en silence, Angelo rattrapa Thétis
qui se dirigeait déjà vers son temple.
« Tu es sûre que ça va aller ? » Lui
demanda-t-il, l’air presque soucieux. Elle hocha la tête :
- J’ai simplement mal au crâne. Je suppose que dormir un peu ne
me ferait pas de mal…
- Hum…
- Quoi ? » L’air soudain très concentré,
Angelo tendit le cou vers la jeune femme, avant de désigner son front
du doigt :
- Toi, tu caches quelque chose… y a marqué “grosse bêtise”,
là. » Mais Thétis n’était pas franchement
d’humeur et, les mains sur les hanches, se pencha elle aussi vers l’italien :
- Puisque que tu as une si bonne vue, tu vois les petits caractères marqués
en dessous ?
- Heu… J’avoue que…
- Il y a écrit : “mêle-toi de ce qui te regarde” ! »
Et une porte furieuse lui claqua au nez.
Un instant interdit, il finit par éclater de rire : « Alors,
c’est vraiment une TRES grosse bêtise ! »
Elle dormait. Saga, qui n’avait plus décroché une parole,
l’observait, debout à ses côtés. Mâchoire crispée,
le regard dilaté, il paraissait abîmé dans ses pensées,
sans même sembler percevoir la présence de son frère qui
se tenait derrière lui, telle une ombre vigilante.
Pourtant, au bout d’un moment, le Pope fit volte-face :
« Kanon, reste auprès d’elle.
- Mais ? Où vas-tu ? » Interloqué, il vit
son frère se diriger d’un pas vif vers la sortie de ses appartements.
- Chercher la vérité. »
New-York, Etats Unis d’Amérique…
« Je ne rentre pas avec toi.
- Tu… Je te demande pardon ? »
Stupéfait, Aioros examina le visage tuméfié de son frère
à demi dissimulé dans l’ombre, et tourné vers le
lit sur lequel gisait la jeune femme inanimée. D’une voix étouffée,
il murmura :
« Elle va s’en sortir, ne t’inquiète pas…
Elle a pris un bon coup sur la tête, c’est vrai, mais rien de bien
grave…
- Il ne s’agit pas de ça. » La tension qui sourdait
sous les mots du Lion était presque palpable et dans le silence lourd
qui s’ensuivit, Aioros ne put se défendre d’un frisson prémonitoire.
Ses soupçons furent bientôt confirmés lorsque son cadet
enchaîna :
« Tu as entendu aussi bien que moi ce qu’il a dit…
- Nous en avons tué un, Aiors. Quant à l’autre…
- Et alors ? » Un regard azuréen assombri par la colère
s’appesantit sur Aioros, « Angelo a peut être raison.
Qui nous dit qu’ils ne sont pas des dizaines d’autres encore en
vie ? Ils vont revenir… » Le poing du Lion se ferma instantanément :
« Je refuse de la laisser seule. Je dois rester pour la protéger. »
Malgré les murmures, malgré l’obscurité qui régnait
dans le coin de la chambre dans lequel ils s’étaient réfugiés
pour ne pas importuner la jeune femme, la colère d’Aiors flamboyait.
Son aîné leva une main qui se voulait apaisante :
« Aiors… Ce n’était que des menaces, rien de plus.
Je ne pense pas…
- Tu n’en sais rien ! Personne ne sait rien de rien ! »
L’espace d’un instant, ce qui ressemblait fortement à du
désespoir contracta les traits du Lion et l’effort qu’il
fit pour ramener le ton de sa voix à un niveau acceptable était
visible : « Je ne la laisserai pas. La prochaine fois, ils la
tueront. »
De nouveau, il pivota vers l’image qui l’obsédait :
Jane, là, inconsciente. Il était loin d’elle mais le sang
coagulé qui ornait sa tempe, les bandages qui enserraient ses côtes,
les contusions sur son visage, tout cela il le voyait flotter sans cesse devant
ses yeux, comme gravé au fer rouge dans son esprit. Et elle allait devoir
subir cela de nouveau ou peut être même pire encore s’il s’éloignait
d’elle ?
Farouche, il se tourna vers son frère :
« Tu n’as qu’à partir. Moi, je reste.
- Tu as donc perdu la raison ? » Empoignant son cadet par le
bras, le Sagittaire assena sourdement :
« Reprends-toi Aiors… Tu dois rentrer au Sanctuaire et tu le
sais pertinemment. Nous sommes ici à titre exceptionnel. Les autres ont
besoin de nous, et nous devons nous préparer à affronter les Portes.
- Pour quoi faire ? »
D’un geste brusque, Aiors libéra son bras, tout en défiant
son frère du regard :
« Aller combattre une chose dont nous ne savons presque rien et que
nous ne sommes même pas certains de vaincre, tout ça au nom de
l’humanité ? Et elle alors ? Il faudrait que je la sacrifie ?
- Comment peux-tu parler ainsi, toi ?! » Atterré. Et
encore, le qualificatif était faible pour décrire l’état
d’esprit du Sagittaire en cet instant. « Tu es chevalier d’or,
bon sang ! Tu as toujours été fier de cette mission et tu
l’as toujours honorée…
- J’ai changé Aioros. On a tous changé. » Il
aurait pu baisser le regard, fuir peut être le visage accusateur de son
aîné, mais Aiors n’avait jamais plié devant qui que
ce soit, fût-ce devant ce frère qu’il avait toujours admiré.
Il secoua la tête comme pour appuyer ses dires :
« Non. Je pensais que je pourrais mais… Le Sanctuaire est mon
foyer, celui vers lequel je reviens lorsque j’en éprouve le besoin
mais ma vie est ici à présent, aux côtés de Jane.
J’ai déjà perdu une fois celle que j’aimais…
Je ne supporterais pas de revivre cette situation.
Alors, quitte à ne pas être certain que le Sanctuaire n’échouera
pas, je préfère encore rester là, où je serais sûr
de préserver ce qui est cher à mon cœur. »
« Je suis désolé… » Ajouta-t-il en
esquissant un geste d’excuse vis-à-vis d’Aioros qui le contemplait,
l’incompréhension la plus totale au fond des yeux.
- Je n’arrive pas à croire ce que je suis en train d’entendre… »
Finit par lâcher le Sagittaire, qui ne savait plus s’il devait se
mettre en colère ou tâcher de raisonner la tête de linotte
qui lui servait de frère. « Te rends-tu seulement compte que
par ton attitude, tu risques de provoquer un désastre ?
- Je sais. Mais ce sera le cas, quel que soit le choix que je fasse.
- Nous n’existons pas pour faire passer nos désirs personnels avant
notre devoir. Il me semblait pourtant que tu l’avais compris.
- Je te le redis : je suis vraiment désolé. »
Son petit frère… Aioros sentit sa gorge se serrer devant l’étranger
qu’il paraissait être devenu tout à coup. Jamais il n’aurait
imaginé qu’un jour il lui tiendrait un tel discours, C’est
vrai, il avait toujours eu la tête dure, un vrai âne bâté
quand il s’y mettait, mais jamais Aiors n’avait remis en cause les
fondements mêmes de ce qui constituait son existence. A l’inverse
de nombre d’entre eux, il avait fait entendre sa voix lorsque Saga avait
assassiné Shion et pris le pouvoir ; il n’avait tenu qu’à
Aioros que son cadet ne se lance tête baissée dans un affrontement
avec le Pope, affrontement au cours duquel il aurait très certainement
perdu la vie. La bravoure dont il avait sans cesse fait preuve à cette
époque-là, et qui pouvait passer pour de l’inconscience
aux yeux de certains, lui avait fait gagner ses lettres de noblesse et aussi
curieux que cela puisse paraître, l’estime et le respect de Saga,
qui avait paru s’amuser un temps de la résistance farouche que
lui opposait alors le jeune Lion fougueux.
Et aujourd’hui… toute cette générosité débordante,
cette droiture, tout cela semblait être parti en fumée… Aioros
se mordit les lèvres : il était injuste de penser ainsi et
il le savait. Aiors avait tout simplement placé ses priorités
ailleurs. Trahi par la vie, sans doute avait-il remis en cause beaucoup de ses
convictions. Etait-ce là la raison profonde à ce changement ?
Tant d’années avaient été nécessaires avant
qu’Aiors ne retrouve confiance, qu’il accepte enfin l’idée
qu’il n’était pas responsable de ce qui s’était
passé… Jane était sa deuxième chance. Et il ne voulait
pas la gâcher.
« Aiors… »
S’il n’y avait eu le silence, ils n’auraient certainement
pas entendu ce filet de voix si frêle qu’ils doutèrent même
une seconde de l’avoir rêvé.
« Jane ! » Il se précipita auprès d’elle,
presque affolé :
« Tu es enfin réveillée ! Comment te sens-tu ? »
Il lui avait pris la main, serrant les doigts graciles entre les siens. De nouveau
la douleur de voir son visage déformé par les coups lui noua les
tripes.
Tendrement, il écarta une mèche dorée de son visage mais
suspendit son geste :
« Je vous ai entendus… » Sa tête pivota sur
l’oreiller, lui arrachant une grimace : « Je veux que
tu repartes avec ton frère. »
- Non, Jane !... Tu ne peux pas…
- Tu ne m’as rien dit mais ça fait longtemps que je sais… »
Ses lèvres tuméfiées esquissèrent ce qui pouvait
ressemblait à un sourire.
- Je refuse. » Murmura-t-il, presque sauvagement, « Je
ne prendrai pas ce risque.
- Vas-tu enfin arrêter de te conduire en enfant ? » Elle
voulut se redresser mais n’y parvint pas. Alors, plantant son regard émeraude
dans celui de son compagnon, elle dit d’une voix faible mais où
perçait de la colère :
« Fais ton devoir !... En ce moment, tu devrais être auprès
de tes amis au Sanctuaire, pour les aider. Tu n’as rien à faire
ici !
- Je dois te protéger ! Peu m’importe…
- … peu t’importe tout ce en quoi tu as toujours cru ? C’est
ça que tu es en train de me dire ? Alors tu n’es plus l’homme
dont je suis tombée amoureuse…
- Jane… » Il se mordit les lèvres, soudain piteux. Ne
pouvant plus soutenir son regard, il détourna la tête, et tomba
sur son frère qui se tenait debout derrière lui, légèrement
en retrait et qui ne le regardait même pas. Ravalant sa détresse,
il répondit dans un souffle :
« Tu es la meilleure chose qui me soit jamais arrivée…
Sans toi, je n’aurais pas pu reprendre pied. Tu m’es infiniment
plus précieuse que tout le reste…
- Tu dis des bêtises… » Radoucie, elle leva une main
tremblante et la posa, fraîche, sur la joue d’Aiors, « …
Le monde est précieux, la Terre est précieuse et toi, tu dois
défendre tout cela. Et au fond de toi, tu sais que c’est là
la tâche qui t’attend. Tu ne peux pas mettre dans la balance ma
vie et celles de millions d’autres personnes…
- Mais ta vie est ce qui compte le plus pour moi ! »
Désespéré, il tenta de batailler une dernière fois
pour sauver ce qui pouvait l’être encore : « En
restant à tes côtés, je te préserverai….
- Et lorsque tes compagnons seront tous morts, et lorsque le monde sombrera
dans le chaos, je serai toujours là, c’est ça ? Mais
crois-tu réellement que je resterai aux côtés d’un
homme qui aura trahi ses convictions et bafoué son honneur ? Si
tu fais cela, tu les perdras eux,… et tu me perdras moi. »
- Tu me demandes…
- Je ne te demande rien. Je ne te laisse pas le choix. » Fermant
les yeux un instant, elle laissa sa tête aller en arrière. Longtemps
Aiors resta silencieux, penché sur elle, tenant toujours sa main dans
la sienne. Encore stupéfait, Aioros observait la jeune femme qui respirait
paisiblement. Quel courage de sa part…
Il ne doutait pas une seconde qu’elle ait réellement tout entendu
de sa conversation avec son frère. Elle aurait pu accepter, se sachant
en danger de mort, mais elle avait préféré s’effacer
devant l’impérieuse menace qui les guettait tous, directement ou
indirectement. Admettait-elle aussi l’idée qu’Aiors ne reviendrait
peut être jamais auprès d’elle ? Aucun indice sur son
visage ne laissait entrevoir la réponse à cette question.
Une dernière fois Aiors se courba vers elle, posant ses lèvres
sur les siennes. Elle rouvrit les yeux.
« Je vais partir… » Murmura-t-il, sa bouche effleurant
celle de la jeune femme, « … Mais je te promets que je reviendrai. »
Un sourire. Plus aucun mot. Leurs regards se mêlèrent, l’étreinte
de leurs doigts se défit, il recula, elle ferma les yeux.
Il passa devant son aîné, mâchoire serrée et visage
orageux. Il ne sentait pas le désir de regarder celui qui l’entraînait
loin de ce qui était devenu sa vie, et vers ce qui serait peut être
sa fin.
Aioros respecta sa colère et attendit qu’il fût sorti pour
tourner les talons à son tour.
Ce fut alors qu’il vit qu’elle le regardait.
« Aioros… » Une larme s’échappa et
glissa le long de la joue de la jeune femme pour aller se perdre dans la lourde
chevelure blonde étalée sous elle, « Je t’en
prie, ramène-le-moi… ne le laisse pas mourir. »
Le poing de la tristesse broya soudain le cœur du Sagittaire, tandis que
la main que Jane tendait avec difficulté vers la porte retombait mollement
le long du lit : « J’aurais si mal… de le perdre… »
En silence, il hocha la tête. Alors, elle referma les yeux mais l’angoisse
qui venait de l’étreindre s’était figée sur
son visage.
Demeure des Dothrakis, Sanctuaire, Grèce…
Quand il fit irruption dans le salon envahi de la lumière du soleil
qui se déversait à flots des hautes fenêtres de la demeure
Dothrakis, quand son regard croisa celui de Nathan qui, debout au milieu de
la pièce semblait attendre quelque chose, Saga sut qu’il ne se
trompait pas. Celui qu’il avait en face de lui savait. Il le lisait dans
ses yeux, des yeux si semblables à ceux de la femme épuisée
qu’il venait de laisser, des yeux dans lesquels en cet instant se mêlaient
la peur et la souffrance.
« J’exige une explication. »
La voix du Pope tomba dans le silence, sèche, tandis que lentement, il
refermait la porte derrière lui.
- Tu exiges ! Voyez-vous ça… » Se levant du siège
dans lequel il était installé, Andreas Antinaïkos vint se
planter aux côtés de son vieil ami, les yeux étincelants.
- C’est à Nathan que je veux parler.
- Tu te considères en droit de lui donner un ordre ?
- Ca suffit, Andreas. » D’un geste las, Nathan fit signe au
père du Pope de ne plus intervenir. Et si ce dernier fit mine de protester,
il se tut, finalement.
« Que veux-tu savoir, Saga ?
- Tu le sais très bien, épargne-moi les réponses indirectes… »
Ainsi c’était arrivé. Tôt ou tard, quoiqu’il
en soit, cela ne pouvait être évité. Pourtant, Nathan n’avait
pas imaginé cet instant de cette façon, pas dans cette ambiance,
pas dans ce lieu qui n’avait plus rien à voir avec ce qu’il
n’aurait jamais dû cesser d’être. En réalité,
ce moment, il n’avait jamais voulu l’imaginer, mais le gouffre sombre
et sans fond qu’il voyait s’ouvrir tout à coup sous ses pieds
avait toujours été là sans qu’il ne s’en rende
compte.
« Alors ?
- Alors… » Il fallait qu’il le dise. Il le fallait !
Mais combien cela était difficile… Se pouvait-il que ce soit au-dessus
de ses forces ? Etait-ce sa propre angoisse qu’il diffusait autour
de lui, ou est-ce que le ton acerbe, presque agressif de Saga cachait lui aussi
un noir pressentiment ? Ils s’observèrent l’espace d’une
seconde et Nathan comprit en un éclair que ce qu’il allait dire,
l’autre n’en voulait que la confirmation.
« Je n’ai pas le choix, que les Dieux me pardonnent… »
« Je sais… je sais que Rachel et toi avez affronté les
Gardiens, il y a quelques semaines. » Commença-t-il d’une
voix qu’il espérait suffisamment ferme.
- Comment ? Comment peux-tu être au courant ?
- Peu importe. Ce n’est pas ça qui est important. Vous les avez
vaincus n’est ce pas ?
- Je ne suis pas venu ici pour m’entendre questionner !… Si
tu refuses de…
- Je t’en prie Saga. Toi non plus, ne tergiverses pas. » Ce
qui passa dans la tête du Pope en cet instant, Nathan n’en sut jamais
rien. Mais la résignation qui embruma alors le regard émeraude
de Saga lui parut soudain bien réelle.
- Oui. Nous les avons vaincus.
- Et tu sais pourquoi ?
- Oui. »
Saga aurait donné n’importe quoi pour reculer. Pour prendre ses
jambes à son cou et s’enfuir très loin. Pour ne pas entendre.
Mais il était là, et la réponse qu’il venait lui-même
de donner lui glaçait l’échine.
« Cela s’est reproduit aujourd’hui. Aioros et Aiors ont
vraisemblablement affronté un ou plusieurs Gardiens. Leurs cosmos que
tu as perçus, comme tout un chacun dans le Domaine sacré, se sont
naturellement dirigés vers la “source”, pour y puiser l’énergie
et la force nécessaires pour vaincre. Sans la “source”, il
est probable qu’ils seraient morts à l’heure qu’il
est.
- Tu veux donc dire…
- Je veux dire que leurs cosmos ont transité par Rachel avant de repartir
d’où ils étaient venus, pour investir leurs porteurs d’une
puissance suffisante pour contrer les Gardiens et leur aura maléfique. »
Le visage terreux et les traits tirés de la jeune femme revinrent hanter
l’esprit de Saga, les mots de Nathan résonnant dans un coin de
sa tête encore et encore… L’épuisement, cette douleur
qu’il avait partagée avec elle sur l’instant, tout parut
brusquement disproportionné.
« Ca ne s’est pas passé ainsi lorsqu’elle et moi
avons combattu les Gardiens, » tenta-t-il d’expliquer, « C’est
vrai, elle s’est affaiblie, mais cela n’a duré que quelques
minutes…
- Tu étais seul. Là, il s’agissait d’Aiors ET d’Aioros.
Il n’y a pas de règles de proportionnalité… »
Saga, toujours debout, se détourna vers la fenêtre derrière
lui et s’appuyant du poing contre le montant en bois, leva les yeux vers
le Palais qui dominait l’enceinte sacrée. Avec une hésitation,
il laissa aller son esprit vers elle : tout allait bien, elle se reposait.
Il baissa la tête.
La discussion n’était pas close, il n’avait pas encore toutes
ses réponses, même s’il n’était plus très
sûr de les vouloir.
« Nathan… Cela signifie donc que Rachel constitue un élément
incontournable lorsque nous devrons affronter les Gardiens restants ? Nous
ne savons même pas combien ils sont… Cette situation est donc susceptible
de se reproduire ? » Cette fois, Nathan ne lui répondit
pas, se mordant les lèvres, et ce fut Andreas qui, sortant de son mutisme
forcé, s’avança au-devant de son fils :
« Nous n’avons plus de temps à perdre, Saga. Oui, ça
se reproduira mais cet aspect n’est que… secondaire.
- Secondaire ?! Tu ne l’as pas vue !
- Peu importe ! Je maintiens qu’il n’y a pas là de quoi
mériter qu’on s’y attarde. » La froideur d’Andreas
s’accentua un peu plus, « Shion avait pris la décision
de nous renvoyer vers vous pour la simple et bonne raison que les Portes ne
doivent pas s’ouvrir. Et…
- Andreas, attends… » Nathan jeta un regard affolé à
son compagnon qui n’en continua pas moins, impitoyable :
- … Et elles ne s’ouvriront pas si les douze cosmos dorés
s’accordent et se combinent pour ne former qu’une seule et même
énergie qui, transcendée par la “source”, constitue
la seule alternative suffisamment puissante pour déséquilibrer
l’ombre et la lumière.
- Les douze… ! » Soufflé par le choc des mots qu’il
venait d’entendre, Saga secoua la tête dans un “non”
muet, la bouche entrouverte et les yeux élargis par l’horreur.
Ce n’était pas… Ça ne pouvait pas être !
Elle… une vision de cauchemar occulta son père en face de lui :
ce n’était plus que flammes, chaleur insoutenable, et un cri, un
cri qui ne cessait de s’allonger de se répercuter jusqu’à
devenir une litanie infernale, la douleur, la mort !
Hébété, il se tourna vers Nathan, ignorant son père :
« Tu… Non ! Ce n’est pas possible ! Ce n’est
pas vrai !
- Oh Saga, je… » Le vieil homme, dont le regard était
tout à coup plus brillant qu’à l’accoutumée,
tourna ses mains vers le Pope, écartées en signe d’impuissance,
« j’aurais…
- Ca ne peut pas être la solution !! Aucun être, fut-il un
dieu, ne pourrait supporter dans son corps la puissance de douze chevaliers
d’or ! C’est une… aberration !! »
Le silence poisseux qui l’environnait, le bourdonnement qui s’amplifiait
dans sa tête, le vertige qui menaçait à présent de
le faire basculer, tout cela s’accumula jusqu’à ce que ses
muscles se mettent à tressaillir. Mais pourquoi Nathan ne disait-il rien ?
Pourquoi ne répondait-il pas ? On était en train de parler
de Rachel, bon sang ! Un être humain !!!
Un gémissement sourd tira Kanon de ses pensées, et il se tourna
vers la jeune femme. Elle le regardait. « Qu’est ce que… »
« Saga ! Non ! »
D’un geste maladroit, elle repoussa les couvertures, et balança
ses jambes hors du lit :
« Je dois y aller...
- Rachel ! Tu n’es pas…
- Aide-moi ! » Devant l’angoisse qui se lisait en elle,
et qui venait lui aussi de le saisir à la gorge, il ne put rien faire
d’autre que de lui tendre ses vêtements et la soutenir lorsque,
de quelques pas chancelants, elle commença à descendre les escaliers.
« Te rends-tu seulement compte de ce que vous êtes en train
de dire ?... » Une voix dangereusement calme s’éleva
alors dans le silence.
- Par tous les dieux… » N’osant pas en croire ses yeux,
Andreas recula. « Nathan, ne reste pas… »
Tétanisé, l’autre ne bougeait plus.
Hypnotisé par le regard rouge sang qui le tenait sous sa coupe.
Les yeux étrécis par la fureur, Saga saisit Nathan au col sans
ménagement :
« Est-ce que… tu te rends compte !!! » Se répandant
dans la pièce à une vitesse galopante, le cosmos rageur du Pope
se mit à étinceler d’éclairs aveuglants, tandis qu’il
criait : « C’est Rachel !! C’est d’elle
dont on parle !
- Saga ! Lâche-le, immédiatement ! » Andreas
s’était approché, auréolé d’une lumière
dorée, témoignant de sa puissance, tandis qu’une boule d’énergie
pure naissait au creux de sa main, « Ne m’y oblige pas ! »
Mais il ne put aller plus loin. Une décharge d’une puissance inouïe
le repoussa d’un seul coup plusieurs mètres en arrière et
sa tête alla heurter durement le mur derrière lui. Sonné,
il se redressa néanmoins, pour constater qu’il ne pouvait plus
avancer, le champ de force déployé par son fils lui interdisant
toute possibilité d’aller secourir son vieux compagnon. Son fils
qui ne s’était même pas retourné pour asséner
son coup.
« Ta fille !... » Continua le Pope d’une voix
vibrante de douleur, resserrant inexorablement sa prise autour du cou de Nathan,
qui suffoquait. « Tu veux sacrifier ta propre fille !! Mais
quel monstre es-tu ? Jamais je ne te laisserai faire une chose pareille…
jamais tu m’entends !! »
Les yeux de Nathan s’agrandirent, et son aura se mit à luire faiblement
alors qu’il tâchait de résister encore un peu… un tout
petit peu…
« Saga ! Arrête !! »
Le vieil homme vit soudain Saga se figer, au travers du brouillard qui commençait
à obscurcir sa vue. Et les mains qui cernaient sa gorge se desserrèrent,
à peine cependant pour laisser d’infimes gorgées d’air
aller soulager ses poumons affamés.
« … Arrête… Je t’en supplie… »
La voix de Rachel se brisa sur un sanglot, et d’un geste, le Pope lâcha
Nathan, qui s’écroula à terre, ses doigts crispés
sur sa poitrine.
Saga se tourna lentement vers sa compagne. Appuyée au chambranle de la
porte, encore pâle et fiévreuse, elle tendait ses doigts graciles
vers lui :
« Viens… Il ne faut pas que tu restes là… »
Il crut que son cœur allait exploser. Il n’y avait nulle surprise
dans le regard étoilé de la jeune femme, nulle colère,
seulement une lassitude extrême. Une résignation.
Cela lui fit encore plus mal que tout ce qu’il venait d’entendre.
Eux, ils n’étaient rien. Ils n’avaient aucun droit, aucun
pouvoir sur leurs existences. Mais elle… Il lui sembla soudain que cette
main tendue vers lui était au-delà de toutes les distances, qu’il
ne pouvait pas l’atteindre.
Sans un mot, il détourna les yeux, et en quelques pas, la dépassa,
puis sortit.
Si l’énergie qui avait été déployée
quelques secondes plus tôt dans la pièce se dissipa assez rapidement,
la tension demeurait. Lorsque Andreas fut enfin en mesure de se rapprocher de
Nathan, celui-ci achevait de se relever, passant ses doigts tremblants sur son
cou tuméfié.
« Ce n’était pas à toi de le lui dire. »
Debout, la jeune femme observait son père, sans que rien dans son visage
ne permette d’y déceler la moindre de ses pensées. Elle
luttait pour se maintenir droite, mais pour rien au monde elle ne se serait
assise. Quoi qu’il arrive à présent, elle garderait la tête
haute.
« Rachel, nous n’avons plus beaucoup…
- Tais-toi. » Cinglante, elle interrompit Andreas, et sans plus se
préoccuper de lui, reporta son attention sur son père :
« Tu n’avais aucun droit.
- Il l’avait compris de toute manière… Comme toi. Je suis
désolé.
- Pas autant que moi. »
Elle ne pensait qu’à sa colère. Rien d’autre. Seulement
à lui, et à ce qu’il pouvait bien ressentir en cet instant.
Le courage lui manquait encore pour le reste, et elle détourna le regard
face à Nathan qui murmura :
« Notre famille… n’a toujours existé que pour
les Portes. Et uniquement Elles. Le destin du Dothrakis n’a jamais été
réellement la direction conjointe de Sanctuaire, même si au fil
des siècles, les choses ont évolué en ce sens. Non, notre
seul et unique objectif a toujours été de servir la Terre, pour
l’empêcher de sombrer dans le chaos et la folie…
- Pourquoi nous ? » Il lui fallait une explication. N’importe
laquelle, n’importe quoi, pourvu qu’elle retarde la seule question
qui en valait la peine. Nathan le comprit-il ? Toujours était-il
qu’il hocha la tête et se tourna vers Andreas, qui enchaîna
de mauvaise grâce :
« La déesse Athéna n’a pas seulement offert le
cosmos aux fondateurs du Sanctuaire. Elle a fait un cadeau supplémentaire
à Bias Dothrakis : la faculté “d’absorber”
simultanément les douze cosmos du Zodiaque, de les concentrer et de les
manipuler, pour lui octroyer une puissance égale à celle des Dieux.
- Pourquoi a-t-il accepté ?
- Parce que c’était la seule solution pour qu’il puisse réaliser
son rêve. »
Les récits de la vieille Moïra lui revinrent en mémoire…
Cet ancêtre si lointain qui avait vu périr des innocents par centaines,
et qui s’était élevé contre les grandes puissances
antiques pour empêcher ces massacres…
« Les Portes ont toujours été là. Elles ne sont
pas apparues un jour sans raison… mais nées du Néant. Comme
l’univers. Elles sont partie intégrante de notre monde…
- … Ce sont Elles qui ont façonné notre planète. »
Continua Nathan, « Leurs ouvertures périodiques ont permis
les grands cataclysmes qui ont modifié notre climat et créé
les conditions favorables à l’émergence de l’humanité.
Elles sont le cœur de l’univers.
- Alors, dans ce cas, pourquoi lutter contre Elles ? Si leur rôle
est si primordial…
- Les Portes n’ont pas d’âme. Pas au sens où nous,
nous l’entendons. Elles ne sont pas définissables, et agissent
suivant Leur instinct. Leur fonction est de ressentir un certain équilibre.
Lorsque celui-ci devient instable, Elles naissent à nouveau pour corriger
cette … anomalie. »
Les guerres… les famines… les épidémies… toutes
autant de “corrections” apportées au fil des millénaires…
« Les hommes… sont une anomalie, n’est ce pas ? »
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les Portes étaient Elles-mêmes
à l’origine du facteur principal de déséquilibre
sur la Terre et en un éclair, toutes les implications de ce postulat
défilèrent dans l’esprit de Rachel, qui murmura, comme pour
elle-même :
« … L’antiquité a vu les premières civilisations
avancées se créer et prospérer… Les hommes ont commencé
à prendre conscience qu’ils n’étaient plus complètement
soumis aux lois de la nature, qu’ils pouvaient s’en affranchir…
L’équilibre a été rompu…
- C’est en effet ce qui s’est passé, » acquiesça
Nathan, « et les guerres auxquelles ont participé ceux qui
allaient être les fondateurs du Sanctuaire n’étaient que
les conséquences d’une intervention des Portes pour rétablir
l’harmonie telle qu’Elles la conçoivent.
- Seulement, la conscience humaine s’est éveillée, et la
révolte de Bias Dothrakis n’était finalement que le miroir
d’une certaine volonté collective de prendre son destin en main.
De ne plus être soumis à la volonté des Portes. Mais il
y a une chose qui je ne comprends pas… » La jeune femme regarda
alternativement les deux hommes, presque méfiante, « c’est
pourquoi les Dieux ont accordé un tel pouvoir à Bias ?
- Athéna souhaitait accorder à Bias la possibilité d’exaucer
son vœu et pour cela, le Sanctuaire avait besoin d’une puissance
extraordinaire. Néanmoins… beaucoup ont pensé par la suite
que les Dieux n’ont agi que dans leur propre intérêt. La
mort des hommes, et de trop grandes souffrances, risquait de les détourner
d’eux.
- C’est pourtant ce qui s’est passé…
- Eux aussi ont été victimes de la progression de l’humanité. »
La foi des hommes contre la logique inconsciente des Portes. La lumière
contre l’ombre. La vie contre la mort.
« Le Sanctuaire est le garant de l’équilibre…
de l’humanité. Sa préservation est notre unique tâche. »
Cette notion, elle la connaissait. Plus que cela même, elle était
ancrée au plus profond de son être, et il en était de même
pour tous les membres du sanctuaire, fussent-ils de bronze, d’argent ou
d’or. La défense des hommes face à toutes les interventions
divines avait constitué le cœur des actions de leurs ancêtres
au travers des âges, des siècles, des époques…
A la disparition des Dieux, avec l’évolution de l’humanité,
avaient succédé d’autres dangers, différents certes
mais tout aussi périlleux si ce n’était plus, ces périls
étant issus de l’humanité elle-même. Pourtant le Sanctuaire
avait toujours œuvré dans le sens du bien général,
de la protection des innocents et de ceux qui pouvaient devenir des victimes.
Mais aujourd’hui, l’essence même de cette mission prenait
tout son sens face aux Portes, cette ultime menace qui ne ferait aucune distinction
entre les hommes, qu’il s’agisse de ceux qui génèrent
la peur et la douleur, ou de ceux qui les subissent. Le Sanctuaire, dernier
rempart… dépositaire d’un pouvoir si énorme que même
elle, qui disposait d’un septième sens presque inné, ne
pouvait encore en saisir toutes les implications. Ou plutôt, n’osait
encore le faire.
« Une telle puissance, entre les mains d’un seul homme…
Athéna n’a-t-elle donc pas pris de garanties quant à son
utilisation ? » Rachel voulait savoir. Tout savoir. Le regard
de son père qui pesait sur elle, même si elle l’évitait,
elle ne pouvait faire autrement que ressentir l’insondable douleur qu’il
exprimait. Pourtant, c’était bien lui qui était là
pour la mettre en face de son destin. Et elle devait comprendre pourquoi.
- En effet, un être malintentionné voire maléfique pourrait
vouloir se servir de cette puissance… » La pause entendue d’Andreas
en cet instant, elle fit mine de l’ignorer et ce fut à peine si
un rictus tordit sa bouche lorsqu’elle l’invita à continuer.
« … Alors Athéna et ses pairs, pour qui la renaissance
des Portes était quoi qu’il en soit inévitable et dont l’action
devait parfois être nécessaire, décidèrent que la
victoire du Sanctuaire serait soumise à la nécessité d’un
Gémeaux double.
Les Dieux étaient conscients, malgré toute leur suffisance, que
parfois, il serait indispensable aux hommes d’être éprouvés
dans leur chair et dans leur âme pour retrouver leur force de s’élever.
Aussi, ils s’en remirent au Destin, qui lui choisirait de quel côté
devrait osciller l’équilibre.
- Pourquoi treize ? » Les deux hommes se consultèrent
du regard et Rachel n’eut aucun mal à discerner l’ombre de
l’hésitation qui plana entre eux. Ce fut Nathan qui répondit
cependant :
« D’après les explications de Shion, il semblerait que
le concours d’une puissance supplémentaire soit nécessaire
à la destruction des Portes. De quelle manière, nous n’en
savons rien.
- Shion… » Se détournant, elle laissa son regard errer
à l’extérieur, au-delà de la fenêtre, sur le
Domaine Sacré baigné de soleil. Elle finit toutefois par leur
opposer de nouveau son visage fermé :
« Pourquoi vous a-t-il envoyés à nous de cette façon ?
Quelle est votre mission ? » LA question. Au final, elle n’avait
pas eu besoin d’eux pour comprendre quelle allait être sa tâche.
Alors quels étaient donc leurs objectifs ?
« La naissance des Portes, ses implications, les solutions qui existent,
tout cela est transmis oralement de Pope en Pope, pour que celui-ci coordonne
l’action du Sanctuaire si un tel événement doit arriver.
Par ailleurs, nul n’est censé agir avant l’apparition des
Portes d’une part parce que cela ne servirait à rien, et d’autre
part… parce que l’héritier Dothrakis n’est pas encore
en mesure d’intervenir.
- Qu’est ce que tu veux dire Andreas ?
- Le don d’Athéna a été ancré dans le patrimoine
génétique de notre famille, » Répondit enfin
Nathan d’une voix lasse, « le corps de l’héritier
est programmé pour s’éveiller à la naissance des
Portes, il entre en résonance avec Elles, une fois qu’Elles sont
suffisamment présentes dans notre monde pour que l’héritier
Les perçoivent. Et ce n’est qu’au moment de l’Ouverture
que les membres de notre famille sont aptes à concentrer simultanément
tous les cosmos de l’elliptique.
- C’est Shion qui nous a expliqué cela. Nathan ne savait rien de
cet aspect de sa famille, ta grand-mère ne lui en ayant jamais parlé,
à se demander si elle-même était au courant… »
Andreas vint se planter devant la jeune femme, « Il nous a dit qu’il
n’avait pas le choix car il ne serait pas en mesure de procéder
à la transmission traditionnelle de ces informations. Et je n’ai
compris ce qu’il voulait dire qu’au moment où j’ai
appris que mon… que Saga l’avait assassiné. »
De nouveau, cette rancœur si palpable qui exsudait du vieil Antinaïkos…
Une rancœur teintée de remords comprit Rachel, en voyant ses poings
serrés. Malgré son arrogance coutumière, et son égoïsme,
Andreas avait réellement considéré Shion comme un ami,
comme un frère. Que son propre fils l’ait assassiné, et
qu’il n’ait pu l’empêcher devait certes rendre ses nuits
peu agréables. Ce qui pouvait s’apparenter à de la compassion
étreignit le cœur de la jeune femme mais cette faiblesse inexplicable
s’évanouit comme par enchantement, lorsque son regard croisa de
nouveau celui d’Andreas sombre et inflexible.
« C’était sa volonté. Il voulait que nous soyons
présents auprès de vous au moment de l’ouverture des Portes.
Que nous vous aidions à vous organiser. Que…
- … Que vous preniez en charge le Sanctuaire. »
Se mordant l’intérieur des joues pour reprendre un peu de la maîtrise
qui commençait à la fuir, elle s’avança au milieu
de la pièce : « C’est cela n’est ce pas ?
Parce que parmi les garanties qu’Athéna a prises, la mort de celui
qui déploie une telle puissance est également prévue…
Et votre présence ici va même jusqu’à me faire penser
que la vie des XII est également mise en jeu. Des XII et de leur Pope. »
La mort. Le mot était enfin prononcé, par celle qui aurait à
la subir.
« Seuls les ultimes cosmos de chacun des représentants du
zodiaque sont à même d’être suffisamment puissants
pour contrer l’Ouverture des Portes. » Commenta Andreas, laconique,
« Et l’ultime cosmos signifie…
- Je sais ce qu’est l’ultime cosmos. » Coupa-t-elle,
sèchement.
L’énergie ultime. Celle générée par un chevalier
qui décide de brûler son cosmos au-delà de ses limites,
abandonnant son corps et son esprit à l’essence de toute vie, dissipant
son existence au sein de l’univers, pour en extraire la plus pure et la
plus puissante des forces. Il était inenvisageable que quiconque puisse
survivre à une telle élévation, tout comme il était
utopique d’imaginer que celui, ou celle en l’occurrence, qui devrait
canaliser douze énergies identiques à celle-ci, ne soit pas détruit.
Nathan ne sentit pas la larme qui roula sur sa joue pour aller se perdre dans
sa barbe, les yeux rivés sur sa fille, figée dans son impassibilité,
sur son enfant qu’à peine retrouvée, il allait perdre. Et
de quelle manière atroce !… Toutes les années qu’il
avait passées à se préparer à ce moment, à
imaginer son déroulement, à choisir des mots aujourd’hui
tellement imprononçables… Tout cela n’avait servi à
rien.
Derrière les larmes qui lui embuaient la vue, elle parut soudain encore
plus inaccessible, plus qu’elle ne l’avait jamais été,
alors qu’il l’observait de loin, la regardait souffrir sans avoir
le droit d’intervenir, pendant tout ce temps… Et là encore,
il ne pourrait rien. Rien !!
« Ô Shion, pourquoi m’avoir imposé une telle
torture ? »
La mort n’avait jamais voulu de lui, et il se surprit à la maudire,
elle qui allait emporter son enfant.
Le vertige qu’elle s’évertuait à chasser depuis plusieurs
minutes eut raison d’elle ; les jambes flageolantes, elle se laissa
tomber sur la chaise la plus proche, reposant ses mains tremblantes sur ses
genoux. La tête baissée, elle ne voulait plus les voir. Dans ses
oreilles, un bourdonnement se faisait insistant, la coupant de l’extérieur
pendant quelques minutes. Elle se sentit alors glisser vers le gouffre. Cette
fois, elle n’était plus au bord, non, à présent,
ses pieds dérapaient peu à peu, attirés inexorablement
vers l’ouverture sombre et béante, et toute tentative de résistance
était vaine, poussée comme elle l’était par des forces
dont elle ne parvenait pas à déceler la nature. Elle aurait voulu
crier mais elle savait que c’était inutile. Il n’y avait
personne. Seulement elle et le vide qui bouchait son horizon. Quelque part pourtant,
au milieu de cette noirceur, d’autres douleurs que la sienne résonnaient,
celle de Saga, lointaine, et celle de son père.
Levant les yeux, elle le vit. Elle vit ses larmes.
« Papa… Pourquoi ça ? Pourquoi maintenant ?... »
La souffrance imprégnait et vrillait la voix mentale de la jeune femme,
cette souffrance dont elle ne faisait montre.
- Ma chérie… Ma fille… Je croyais… Je pensais que… »
La douleur leur tordit le cœur à tous deux, tandis que Nathan continuait
avec difficultés : « Je n’ai jamais voulu ça…
Les choses auraient peut être été différentes si
j’étais resté auprès de toi, je ne sais plus… »
La voix d’Andreas s’éleva alors, inattendue :
« Malgré le don qui a été accordé à
ta famille, tu restes humaine. » Son ton était rogue, « En
conséquence, le choix t’appartient. Tu peux décider d’accomplir
ton devoir, celui pour lequel tu existes, ou t’en dédire. »
Sous la fixité du regard de la jeune femme, il fut tenté de détourner
les yeux, mal à l’aise, cependant il n’en fit rien et acheva
son discours :
« Aujourd’hui, il ne s’agit pas de ta petite vie, ou
de celles de tes amis qui est en jeu, mais bien de celles de millions d’êtres
humains qui comptent sur nous.
De plus… Tu as une chance de te montrer enfin digne de ce que tu es. J’espère
que tu la saisiras. »
Elle se leva, lentement. Pendant une seconde qui parut interminable, elle les
scruta en silence. Puis :
« Je vous donnerai ma réponse. Demain. »
Nathan secouait doucement la tête, sans cesser de fixer la porte par laquelle
sa fille venait de sortir. Si aucune larme ne brillait plus dans ses yeux, ceux
qui étaient présents dans la pièce ne pouvaient pourtant
qu’entendre son âme pleurer.
Sans un mot, le vieil homme tourna les talons et gravit les escaliers qui menaient
à l’étage.
Andreas sursauta avec brusquerie quand la voix de Kanon résonna dans
le silence :
« Et maintenant ?
- Tu étais là ? Tu as donc tout entendu ?
- En partie oui, et entre ce que j’ai fini par comprendre et ce que je
perçois de l’esprit de Saga, je dispose de suffisamment d’éléments. »
Le père et son puîné ne se lâchaient pas du regard.
Adossé contre le mur et bras croisés, Kanon, qui était
entré à la suite du départ de Rachel, paraissait attendre
la réponse à sa question.
« Rachel doit prendre ses responsabilités, » asséna
Andreas froidement, « elle ne peut y déroger. Malgré
les erreurs qu’elle a commises, je ne doute pas que le sang qui coule
dans ses veines ne la fasse revenir dans le droit chemin.
- Tu n’abandonnes jamais toi, hein… » Se décollant
du mur, Kanon alluma une cigarette sous le regard circonspect de son père.
« Je me demande si tu te rends bien compte des conséquences
de ce qu’elle va “devoir” faire… Ca ne sembla pas t’émouvoir.
- Je ne suis pas là pour “m’émouvoir”, comme
tu dis. Ce qui doit être fait sera fait.
- Oh mais j’avais compris… Je souhaitais simplement m’en assurer. »
Comment pouvait-il ainsi rester de marbre ?... Ecoeuré, Kanon ne
pouvait s’empêcher de repenser à cette époque si lointaine
où tous ensemble, encore enfants, ils voguaient de famille en famille
au sein du Sanctuaire. Rachel avait été autant élevée
par ses parents, que par les Antinaïkos. Rares étaient les fois
où le visage de sa propre mère revenait en mémoire du cadet
des jumeaux, pourtant en cet instant le souvenir de cette femme écrasée
par la stature de son mari se faisait soudain plus présent. Tout cet
amour déçu envers Andreas, elle l’avait reporté sur
les enfants qui l’entouraient. Sans aucun doute, elle les avait aimés,
Rachel, Milo, Thétis, les frères Xérakis, tout autant que
ses propres fils. Que penserait-elle de tout cela aujourd’hui ?
« Je ferais mieux d’aller rejoindre les autres… »
Marmonna-t-il, la vue de son propre père lui étant tout à
coup insupportable. Mais alors qu’il faisait volte-face, le petit ton
tranquille d’Andreas le stoppa net :
- Il t’a exilé, d’après ce que je me suis laissé
dire…
- J’ai perdu le combat qui nous a opposés.
- Ah oui ? »
Kanon se retourna lentement :
- Oui.
- Etonnant. Tu étais pourtant le plus puissant… Ton grand-père
s’en est toujours targué.
- Je ne risque pas de l’oublier ! Où veux-tu en venir, à
la fin ?! »
Exaspéré par l’ironie affichée de son père,
Kanon sentait l’énervement le gagner peu à peu.
- Je ne crois pas… que tu aies perdu. » Andreas le dévisageait
froidement, « Pour je ne sais quelle obscure raison, tu lui as laissé
le pouvoir que tu pouvais aisément gagner. Alors que tu aurais pu le
châtier pour son acte horrible.
- Si j’avais un objectif, en tout cas, ce n’était pas celui-ci,
je pensais que tu l’avais compris.
- Soit. Mais les choses seraient néanmoins différentes.
- Et en quoi donc, je te prie ? » Andreas s’approcha de
lui, le visage au même niveau que celui de son fils, pour dire d’une
voix sourde :
« Regarde-le. Il est faible. Il prétend diriger le Sanctuaire…
et n’est même pas capable de maîtriser ses émotions. »
La main du vieil homme se referma sur le bras de Kanon telle une serre de rapace
s’enfonçant dans sa chair : « Tu as toujours été
plus solide que lui. Le Sanctuaire est aujourd’hui face à son adversaire
héréditaire et a besoin de quelqu’un capable d’assumer
ses responsabilités. » L’étreinte se desserra
soudain, lâchant un Kanon tétanisé :
« Penses-y. »
Ce fut à peine s’il remarqua qu’Andreas quittait la pièce en silence. Et sa peau lui brûlait, là où la main de son père s’était posée. Avec lenteur, il porta à ses lèvres le mégot qui se consumait entre ses doigts, inspirant la fumée avant de la rejeter. Ses yeux lui piquèrent, brusquement. Il s’en fut.
Au Sanctuaire, le Palais…
Les gonds de la vieille porte protestèrent avec vigueur lorsqu’elle
l’ouvrit, mais il ne se retourna pas. Elle s’appuya contre le bois,
après l’avoir refermée.
Ce qu’il regardait dehors, elle n’en savait trop rien. Son profil
hiératique se détachant dans la lumière vive de la fin
de matinée, il paraissait fixer toute son attention au loin, appuyé
au rebord de la fenêtre.
Elle grimaça en ramenant sa manche sur son poignet, le tissu frottant
malencontreusement sur la blessure qui s’était rouverte. Un instant
encore elle l’observa avant de s’avancer :
« Saga… » Elle se mordit les lèvres, « Tu
n’aurais pas dû l’apprendre ainsi.
- Depuis quand ? » Fusillée par le sombre regard émeraude
qui se posa sur elle, elle eut une hésitation. Il avait compris. Ce fut
avec une voix légèrement altérée qu’elle répondit :
- Je ne le savais pas. Enfin, pas vraiment…
- Depuis quand ? » Répéta-t-il sans la quitter
des yeux.
- Notre combat contre les Gardiens, » avoua-t-elle, « lorsque
ton attaque a transité par moi avant de les frapper. Malgré toute
ta puissance, ta Galaxian Explosion n’a jamais été aussi
destructrice que ce jour-là.
- Pourquoi ?... Pourquoi ne m’avoir rien dit ?
- Je n’avais aucune certitude ! » L’amertume qui
se lisait en lui était bien trop profonde pour qu’elle tentât
seulement de se justifier. Baissant la tête, elle souffla :
« Ce n’est que ce matin que j’ai su… J’aurais
voulu te l’expliquer moi-même mais…
- Et bien, ce qui est fait n’est plus à faire, n’est ce pas ? »
Le ton mordant du Pope lui fit battre le cœur un peu plus vite.
S’éloignant à grands pas, il parut sur le point d’ouvrir
la porte pour sortir mais au lieu de ça, son poing s’abattit avec
force contre le panneau de bois :
« Mais enfin, est ce que tu sais ce que ça veut dire ?! »
Elle avait sursauté. Pourtant, elle soutint son regard, sans ciller.
Elle supporta le désespoir qui les submergeait, et elle, et lui, tandis
que ce gouffre si familier du bord duquel elle avait commencé à
glisser grignotait insensiblement l’espace entre eux.
Que fallait-il qu’elle lui réponde ? Rien, parce qu’il
n’existait aucune réponse valable, aucune qui soit différente
de celle qu’ils connaissaient maintenant tous les deux.
« Je ne peux pas le croire… Je refuse de le croire ! »
Il l’avait saisie aux épaules, et la secouant presque, il cria :
« Tu ne peux pas faire ça ! »
La douleur de sa chair sous les mains du Pope n’était rien à
côté de celle qui lui broyait le cœur. Elle tombait, une fois
de plus… Ne cesserait-elle donc jamais de tomber ? Elle regardait
ce visage… ce visage tant aimé qu’elle avait failli perdre
il y avait encore si peu de temps… Ce visage qui souffrait.
La colère monta en elle, empourprant ses joues, et illuminant ses yeux.
Qu’avaient-ils donc fait pour que le destin s’acharne ainsi sur
eux, depuis des années et des années ? Pour qu’il tente
de leur arracher sans cesse l’être aimé, pour qu’il
sème la mort autour d’eux sans répit ?
Pourquoi ? Pourquoi ?
Les mains brûlantes de Saga remontèrent jusqu’à sa
nuque et elle s’abandonna à son étreinte en fermant les
yeux. Les larmes ne venaient pas, sans doute avait-elle déjà trop
pleuré au cours de son existence pour qu’il lui en restât
encore suffisamment pour s’apitoyer sur elle-même. Elle aurait aimé
pleurer pour lui, mais même cela, elle ne le put.
Un instant, il eut l’illusion que plus rien ne pourrait les atteindre,
s’il continuait à la tenir là, serrée contre lui,
ses bras l’entourant, la cachant au monde, à ce monde qui voulait
la lui arracher une fois encore. Mais ce n’était qu’un instant,
volé au temps qui reprenait déjà son cours.
Site des Portes, Les Rocheuses, Etats-Unis d’Amérique…
Debout dans son nouveau corps sous le soleil écrasant, fouetté
par les poussières et les sables rougeâtres que le vent violent
soulevait autour de lui, il attendait. Prêt à se justifier, voire
même à se défendre, il savait pourtant que cela ne lui serait
d’aucune utilité. Elles savaient et Elles allaient le châtier.
Pourtant, lorsque cela commença, ce ne fut pas si désagréable.
Un bourdonnement sourd virevolta jusqu’à lui, tandis que la température
ambiante s’élevait de quelques degrés. Devant lui Elles
se tenaient, majestueuses, pulsant à intervalles réguliers d’une
profonde lueur flamboyante, une lueur qui chaque jour se faisait plus présente,
plus éclatante, semblant repousser la roche qui ne la contenait plus
qu’à grand-peine.
Le bourdonnement l’enveloppa, avant de pénétrer son esprit.
Et il hurla.
Ses compagnons se tenaient en retrait, silencieux, et ne firent pas un geste
lorsque leur camarade tomba à terre, se tordant dans ce qui paraissait
être d’atroces souffrances.
Néanmoins, celui à la longue figure triste, commenta d’un
ton tranquille :
« Il a désobéi, c’est vrai, mais s’il avait
réussi son coup, les choses auraient peut être été
plus simples.
- Il ne devait pas essayer de les tuer.
- En attendant, c’est le troisième que nous perdons.
- Ca ne changera rien. » Finit par rétorquer leur chef, passablement
agacé. « Rien du tout. Le doute est en eux.
- Et ça suffira ? »
Le ton légèrement moqueur d’un troisième Gardien,
au visage d’adolescent impertinent, fit se retourner les deux autres :
« Parce que si vous croyez que ce genre d’actions les empêchera
de se dresser devant nous le moment venu, vous vous mettez le doigt dans l’œil…
- Je n’ai pas de leçon à recevoir de ta part, figure-toi. »
Leur chef se tourna vers l’insolent, « N’oublie pas que
j’ai été de toutes les Ouvertures, je sais très bien
qu’ils seront face à nous. Les dernières Ouvertures ont
été une véritable réussite.
- … En effet, mais je n’oublie pas non plus qu’ils n’étaient
que douze. »
Un instant, leur meneur parut désarçonné. Mais un instant
seulement :
« Le chiffre treize est une condition nécessaire. Mais pas
suffisante. »
Un mince sourire se dessina sur les lèvres du Gardien avant qu’il
ne se tourne vers son alter ego qui, son châtiment subi, était
resté prostré sur le sol terreux :
« Elles nous demandent de faire ce qui doit être fait. Si vous
ne voulez pas connaître la même punition, je vous conseille de vous
conformer à Leurs ordres.
- Cela ne nous mènera nulle part. » Tenta une dernière
fois le gardien à l’aspect le plus juvénile, « Trois
d’entre nous sont déjà morts. Pour un Sanctuaire qui soi-disant
n’est plus que l’ombre de lui-même, il a visiblement encore
de beaux restes… Nous ne savons rien d’eux !
- Dois-je considérer cela comme une marque de rébellion ? »
Le Gardien en chef dévisagea l’autre d’un regard glacial,
« Doutes-tu de Leurs connaissances et de Leurs pouvoirs ? »
Il recula. Mais l’air méprisant de son compagnon n’y était
pour rien : repoussé par une force invisible qui s’appesantissait
soudain sur son corps d’emprunt, oppressé par une force incommensurable,
il comprit qu’Elles s’insinuaient en lui, puissantes et implacables.
Elles étaient le Maître. Le seul et unique. La peur était
un sentiment humain, pourtant en cet instant, une réminiscence lointaine
et oubliée de sa nature originelle l’envahit, une crainte presque
irrationnelle qui le figea.
« Non… Bien sûr que non. » Finit-il par répondre,
l’œil rivé sur les Portes qui se dressaient dans l’air
tremblotant de chaleur, « J’accomplirai ma tâche. Dois-je
pour cela rejoindre les trois autres ?
- C’est inutile, » asséna son supérieur d’un
ton sec, « ils sont déjà en place. Quant à nous,
il ne nous reste plus qu’à attendre. Ici. »
D’un geste ample, il embrassa le site désert. Ils étaient
seuls. Des vestiges de véhicules militaires, de baraquements divers et
variés, de routes déjà recouvertes par la poussière
omniprésente, étaient tout ce qu’il restait des hommes qui
avaient tenté de s’approcher d’Elles. Oh bien sûr,
nul doute que si ces misérables humains s’étaient éloignés,
ils n’en avaient pas moins laissé derrière eux de quoi surveiller
les Portes. Mais pour voir quoi ? Voir ce qu’ils ne pouvaient comprendre ?
Qu’ils surveillent donc…
Et observés, ils l’étaient. Ou du moins, les caméras
numériques qui étaient braquées sur les Portes tentaient
tant bien que mal de retransmettre quelques images brouillées et tressautantes
au général Corman vissé à un siège de fortune,
à quelques dizaines de centimètres de la multitude d’écrans
qui masquaient un mur grisâtre.
Cela faisait des jours et des jours qu’il ne s’était plus
éloigné des écrans. Plus depuis que quelques villes aux
alentours avaient dues être évacuées sous le fallacieux
prétexte de pseudo risques d’explosion dans l’usine chimique
toute proche. Autant dire que les poches de l’armée s’étaient
étrangement vidées de quelques millions de dollars pour faire
avaler la couleuvre à un patron furax d’être pris pour alibi
dans une histoire dont il n’avait pas grand-chose à faire.
« Abruti… » Marmonna Corman.
- Je vous demande pardon ?
- Rien, rien… » Et celui-là ! Un regard de biais
à l’homme qui lui tenait compagnie lui arracha un discret soupir :
il avait eu beau faire, on ne se débarrassait pas facilement du Général
Kenton. Depuis la venue de celui qui s’était avéré
être le grand patron du Sanctuaire, et de sa – sublime – compagne,
tout était allé de travers.
Le rapport, plus que succinct, que le Sanctuaire lui avait fait parvenir quelques
jours plus tard ne lui avait été d’aucun secours, et il
n’en avait finalement tiré que ce qu’il savait déjà :
ne surtout pas prendre d’initiative, sous peine de conséquences…
fâcheuses. Le terme employé aurait eu l’heur de le faire
sourire s’il n’avait eu au même moment l’encombrante
d’obligation de remettre les corps de ses deux soldats à leurs
familles respectives.
Et, miracle entre tous, sa hiérarchie au Pentagone lui avait alors tenu
un discours identique, si bien que ses hommes et lui étaient restés
cantonnés à leur base se contentant de surveiller le site. Les
choses auraient pu rester en l’état mais bien entendu, cela aurait
trop simple.
Détraqués. Inutilisables. Leurs matériels, véhicules,
caméras, armes même, tout était bon pour la poubelle, en
moins d’une misérable semaine. Et ce fut à ce moment-là
que Corman et la théorie des fréquences devinrent des ennemis
inséparables.
Chaque jour qui passait voyait leurs moyens techniques se détraquer
un peu plus, et l’explosion d’un camion entraînant la mort
de trois soldats supplémentaires avaient été la goutte
d’eau qui avait fait déborder le vase : le repli général
sur une base existante avait été ordonné, à plus
d’un kilomètre du site.
Et depuis… de nouveau Corman leva les yeux au ciel ou plutôt au
plafond constitué par la voûte rocheuse. Autre base, mais mêmes
bunkers souterrains. Et qui plus est, un confort bien moindre, dans ces vieilles
installations datant de la guerre froide. Toutefois, ils étaient à
« l’abri », pas comme ceux de l’extérieur.
Il grimaça en jetant un coup d’œil à un écran
légèrement à l’écart. Bon. Le calme. Le silence.
Le vide. Avec l’ordre de tirer à vue sur tout ce qui bouge, guère
étonnant qu’aucun d’entre eux n’ait tenté de
réintégrer ses pénates. Mais jusqu’où avaient-ils
cru à la couleuvre de l’usine ?
Cela avait commencé un matin. Un simple fait divers aux infos. Prise
de folie, une femme s’était emparé du fusil de son mari
et avait tué successivement ses 3 enfants avant de retourner l’arme
contre elle. Rien de vraiment anormal sous le soleil américain. Moins
de vingt quatre heures plus tard, une fusillade éclata dans le lycée
de la ville, faisant 5 morts, beau palmarès dont l’auteur âgé
de quinze ans ne pourrait de toute manière jamais se targuer, suicidé
qu’il était lui aussi. Et puis… dans la même journée,
et les journées suivantes… des bagarres à répétition
impliquant des pères de familles dans de vulgaires embouteillages, des
femmes dans un supermarché… Une ville entière devenue folle
en l’espace d’une semaine, au moment même où une avalanche
de coups de fil accablait tout ce que pouvait compter la cité comme réparateurs
de télévision et autres opérateurs téléphoniques.
Corman était peut être un militaire, mais il était aussi
et surtout général. Ce qui signifiait en pratique qu’il
était capable de se servir de sa cervelle, voire même de disposer
d’une certaine logique.
Or, l’accumulation de ces « faits divers » couplée
à une activité pour le moins fébrile dans la ville avait
fini par lui mettre la puce à l’oreille : l’influence
des Portes avait gagné le périmètre. Il ne comprenait pas
vraiment comment, mais il percevait confusément le lien qui était
susceptible d’exister entre la folie subite qui avait submergée
les civils et les explications fournies par le Sanctuaire. Une fréquence
confrontée à sa jumelle induisait leurs destructions respectives.
Soit. Mais quand elle n’est pas exactement identique, tout en étant
très proche ? Il se passe quoi ? Un joyeux massacre désordonné
entre gens de bonne compagnie.
C’était lui qui avait donné l’ordre d’évacuation
de tous les patelins aux alentours. S’ils voulaient continuer à
s’entretuer, grand bien leur fasse, du moment que ce n’était
pas sous sa responsabilité. Néanmoins… Le pli soucieux qui
s’était creusé entre ses sourcils n’avait pas disparu.
Un coup d’œil à Kenton qui regardait lui aussi avidement les
écrans placés devant lui, lui confirma que son inquiétude
grandissante était partagée.
Se raclant la gorge, Corman finit par murmurer entre ses dents :
« Kenton… Vous croyez que ça ira jusqu’où
comme ça ? » Du menton, il désigna l’ordinateur
un peu plus loin, qui affichait en temps réel une espèce de tâche
orangeâtre plus ou moins concentrique qui, observée en permanence
ne semblait pas bouger, mais qui en réalité ne cessait de s’étaler
et de croître de jour en jour.
« Ca va bientôt faire 5 km de rayon et à ce rythme…
Je ne peux tout de même pas faire évacuer tout l’Etat !
- Malheureusement… » La voix éraillée du vieillard
s’éleva dans le silence à peine troublé par le ronronnements
des ventilateurs, « Je crains fort que ce soit inutile Général
Corman. Vous pourriez bien vider les Etats Unis d’Amérique de leurs
habitants que cela n’y suffirait pas. »
Dans le lourd silence qui les entourait, ces paroles résonnèrent
un long moment, leur écho peinant à se dissiper. Depuis le début
de toute cette histoire, Corman tenait Kenton pour un insignifiant vieil homme
qui occupait ses journées à jouer les oiseaux de mauvais augure.
Pourtant, et pour la première fois, le général en exercice
observa son vis-à-vis d’un œil différent. S’il
était possible de devenir plus vieux que ne l’était déjà
Kenton, alors c’était effectivement ce qui s’était
produit au cours des derniers jours : la peau du visage, déjà
amplement parcheminée, paraissait s’être plissée encore
un peu plus et, diaphane, laissait transparaître un réseau de plus
en plus dense de veines et veinules d’un bleu inquiétant. Mais
le pire était encore le regard, morne et éteint, fixé sur
les écrans sans vraiment les voir. L’aspect du général
retraité, associé aux mots qu’il venait de prononcer, ne
fit qu’accentuer le malaise inexplicable qui tordit soudain les tripes
de Corman.
Se penchant vers Kenton, il demanda, d’une voix mal assurée :
« Que voulez dire par là, Kenton ? Que savez-vous bon
sang ?!
- Rien de plus que ce vous n’apprendrez bien assez tôt. »
Chancelant, le vieillard se dressa hors de son siège, prenant appui sur
sa canne, tandis que son ordonnance accourait pour le soutenir, « Je
vais rentrer maintenant. J’ai assez vu de ce que je n’aurais jamais
voulu revoir. »
Etrangement, Corman se sentit soudain très seul, lorsque la porte se
fut refermée sur le vieux général. De nouveau, il regarda
les écrans, et ses lèvres s’agitèrent :
« Que Dieu nous garde… »
Sanctuaire, Septembre 1982…
Kenton observa longuement la longue enveloppe beige cachetée du
sceau du Sanctuaire qu’il tenait à présent entre ses doigts.
Puis il releva les yeux vers Shion, qui l’observait en silence. Le regard
du Général n’était pas vraiment interrogateur, et
le Pope hocha la tête, pensif :
« Tu sais n’est ce pas, ce qu’il y a dans cette enveloppe…
- C’est à moi que tu la confies, pour la raison qui nous a fait
nous rencontrer. »
Shion vit bien que les mains de Kenton tremblaient.
« La dernière fois… Il y a eu tant de morts… Cela
ne doit pas recommencer.
- Tu les as vues, comme moi. Elles sont très puissantes.
- Mais tu as survécu ! »
A quel prix… Le souvenir de ses camarades morts hantait encore le maître
du Sanctuaire, malgré les longues années passées à
assumer une charge qu’il n’avait pu refuser.
Cela, Kenton ne pourrait jamais le ressentir comme lui. L’absence de ses
pairs, de ses frères, était chaque jour une souffrance renouvelée,
qui ne s’était sans doute jamais vraiment atténuée…
Et aujourd’hui, il prenait conscience que viendrait le tour de ces enfants
vivants et rieurs qui illuminaient ses journées. Des enfants…
« Tu ne comprends pas. » Dit-il enfin, « J’ai
eu de la chance. Simplement… de la chance. Et Leur puissance d’alors
n’était rien par rapport à ce qu’elle sera pour Leur
prochaine naissance.
- C’est… C’est inconcevable ! La deuxième guerre
mondiale a anéanti des pays entiers ! Il ne peut y avoir pire catastrophe
que celle que nous avons subie…
- Le monde a changé, Charles. Et il continue à évoluer.
Les hommes se sont relevés, redressés, ont lutté contre
leur destin et sont encore plus nombreux, plus intelligents qu’ils ne
l’étaient avant la guerre. Ainsi va le monde… Et ainsi vont
les Portes. »
Les conséquences de cette logique firent frissonner le Général.
Il eut beau chercher un indice, n’importe quoi, sur le visage de Shion,
il ne trouva rien qui puisse le rassurer. Rien du tout.
« Leurs destins sont inscrits dans les étoiles ; ils
ne pourront y déroger. » Kenton fut effrayé par le
ton froid et neutre du Pope, qui continua cependant, « Il est de
la responsabilité de celui qui les mènera d’accomplir leur
devoir jusqu’au bout sans faillir. Peut être la même chance
que j’ai eue leur sera-t-elle accordée… mais cela ne pourrait
être qu’un miracle. »
Le Vieux Kenton mourut dans la nuit. Son ordonnance, qui comme chaque matin
vint le réveiller, n’en fut guère étonné,
lui qui s’attendait depuis de nombreux mois maintenant à voir partir
celui qu’il assistait en toutes choses.
« Il a au moins eu la chance d’une mort paisible… »
Murmura-t-il en se redressant, après avoir vérifié une
ultime fois l’absence de toute vie dans le corps chenu. Pourtant, le visage
qui commença à se profiler sous ses yeux accoutumés à
la pénombre ambiante n’avait rien de serein : une indicible
expression de souffrance et d’horreur était figée à
jamais sur les traits du vieillard.
Au Sanctuaire, dans la soirée…
Lorsque dans la salle d’embarquement du JFK Airport de New York, Aioros
avait enfin rallumé son portable et écouté les messages
laissés par Aldébaran, il était resté silencieux
un long moment. Et son frère ne s’en était même pas
rendu compte. Assis à quelques mètres de lui, il ne lui avait
de toute façon plus adressé la parole depuis qu’ils avaient
quitté l’hôpital pour se rendre directement à l’aéroport,
prenant leurs places sur le prochain vol pour Athènes.
La tête basse, les yeux rivés au sol, le Lion n’avait plus
prêté attention à ce qui pouvait se passer autour de lui
depuis qu’ils étaient installés face aux portes vitrées.
Aioros avait littéralement dû le secouer sans ménagement,
pour qu’il daigne lui jeter enfin un regard.
« … Tu entends ce que je te dis ?! » Avait-il
fini par crier, en désespoir de cause, les autres passagers levant des
regards surpris vers les deux frères.
« Oui ! Oui, ça va, j’ai entendu !! »
Avait rétorqué Aiors sur le même ton en se dégageant
brutalement. Mais le regard rageur qu’il avait jeté à son
aîné avait dissuadé ce dernier d’insister plus avant.
A quoi bon ?
Le vol de retour s’était déroulé dans une ambiance
à peu près similaire, à savoir que sitôt installé,
le Lion avait tourné le dos et fermé les yeux.
Et à présent, alors qu’ils posaient enfin le pied sur le
sol du Domaine Sacré, il n’en était pas devenu plus loquace.
Aioros jeta un coup d’œil attentif aux douze temples qui les surplombaient
tandis qu’ils gravissaient silencieusement les premières marches.
Mais en lieu et place de sa vue, ce fut son sixième sens qui lui fit
ressentir à quels points les esprits étaient troublés autour
d’eux. Sans s’en apercevoir, il pressa l’allure pour atteindre
le Palais au plus vite, et un soulagement temporaire l’envahit quand il
entendit son frère en faire de même. Qu’il le veuille ou
non, Aiors avait lui aussi ressenti la détresse ambiante.
Tout le rez-de-chaussée était brillamment éclairé
mais désert. Et le silence régnait. Avisant un garde à
proximité de l’accès aux appartements privés du Pope,
Aioros le héla :
« S’il te plaît, va prévenir le Grand Pope de
notre arrivée.
- Inutile. » Les deux frères firent volte-face pour trouver
Rachel qui s’avançait vers eux.
- Par tous les Dieux… » Pâle et défaite, elle
leur souriait pourtant, une pointe de soulagement au fond des yeux.
« Mais tu… » Les traits crispés, Aioros lui
prit les doigts, les serrant entre les siens, « C’est à
cause de nous tout ça. Nous n’aurions jamais…
- Vous n’y êtes pour rien. Et je suis heureuse de vous voir sains
et saufs. Vraiment… »
Saufs ils l’étaient, sains déjà beaucoup moins, avec
leurs visages tuméfiés, le pansement qui ornait la joue du Lion,
et le bandage qui dépassait de l’entrebâillement de la chemise
du Sagittaire.
Elle glissa son bras autour de la taille du Sagittaire qui lui entoura les épaules :
« Tu es sûre que tu vas bien ? » Elle acquiesça
en silence avant de se tourner vers Aiors qui n’avait toujours rien dit.
Leurs regards s’accrochèrent. Toute la colère et la frustration
du Lion se déversèrent alors en elle, avec une violence inattendue.
Contactant son esprit avec douceur, elle posa mentalement une main sur son épaule :
« Aiors… Que s’est-il passé ?...
- Jane… » Alors, au beau milieu du gris tourmenté
de douleur qui régnait autour du corps spirituel du cadet des Xérakis,
des bribes de scènes apparurent, le corps de Jane inanimé gisant
sur le sol, le sang sur son visage, son beau regard triste et souffrant, qui
s’éloignait peu à peu…
« J’ai été obligé de la laisser…
Je ne pourrai pas la protéger… »
S’écartant d’Aioros, elle s’approcha d’Aiors.
- Comment va-t-elle ?
- Ca ira… Ca ira, oui. » Il esquissa un sourire désemparé
puis, comme chassant ses noires images de sa tête, il serra à son
tour la jeune femme contre lui.
« Rachel…
- On verra ça demain, si vous voulez bien. » Fit-elle, arrêtant
Aioros du geste. « Tout le monde est assez “fatigué”,
et quoi qu’il en soit, nous nous réunirons en Conseil dans la journée.
Ca vous évitera d’avoir à répéter dix fois
la même histoire...
- Un Conseil ? Mais le dernier date d’à peine…
- Je sais. » Elle n’en dit pas plus.
En s’éloignant dans l’ombre, Aioros ne put s’empêcher
de se retourner une dernière fois sur la jeune femme qui les regardait,
debout au milieu de la pièce vide. Ce mauvais pressentiment qui l’avait
tenaillé lors de leur combat contre les Gardiens était encore
là, et sans doute encore plus sombre et inquiétant… Il lui
sembla soudain ne plus la voir, qu’elle disparaissait, frêle au
milieu de rien, sa silhouette mince remplacée par un entrelacs complexe
d’énergie, animé par une pulsation régulière.
Un rythme qu’il connaissait bien. Celui d’un cœur.
Le sommeil la fuyait. Du moins, c’était là la raison qu’elle
se plut à invoquer pour ne pas regagner les étages. L’idée
d’être confrontée au regard de Saga qui devait très
certainement être éveillé, lui était par trop insupportable
pour l’instant.
Et quand bien même il serait parvenu à s’endormir, cela n’aurait
pu se produire qu’avec l’aide des narcoleptiques qu’elle avait
vus traîner sur la commode. Autant ne pas y penser.
Malgré le ciel parfaitement dégagé, la nuit était douce, une vraie nuit de printemps. Quelque part au dessus du domaine sacré, surplombant la Méditerranée du haut d’une falaise vertigineuse, Rachel était adossée à une dorienne à demi écroulée, assise sur ce qui était aujourd’hui un muret, mais qui avait dû être en des temps immémoriaux le fondement d’un temple oublié. Elle ne contemplait pas les étoiles. Derrière ses yeux fermés, son esprit quittait doucement son corps, tandis qu’elle se laissait porter jusqu’au surmonde.
Les ternes étendues grisâtres l’environnèrent bientôt, les seuls voiles écarlates qu’elle portait perçant la brume qui s’effilochait autour d’elle. Délaissant la silhouette rassurante du Palais derrière elle, elle avança sans but précis. Rarement elle avait eu l’impression d’être ainsi protégée dans le surmonde, toutes notions de temps et d’espace abolies, sans plus de lien avec ce monde qui venait si cruellement de se rappeler à son bon souvenir.
L’inconscient est un drôle de concept. Non maîtrisable, il
vous menait là où vous n’auriez jamais songé à
aller. Et la silhouette familière qui se découpait peu à
peu devant elle tandis qu’elle s’éloignait lui glaça
soudain l’échine.
« Cela fait bien longtemps, très chère sœur…
- Dimitri !... »
Le surmonde était la personnification de l’âme. Ceux qui
y erraient avaient pour aspect celui qui correspondait à leur nature
profonde, nonobstant l’âge, la maladie, la mort même…
Et le Dimitri qui se tenait en en face de Rachel était on ne pouvait
plus différent de celui qu’elle avait abandonné dans la
neige, colonne vertébrale brisée.
Le visage et le corps de ses vingt ans, voilà à quoi était
lié l’esprit du fils illégitime de Nathan, mais pas seulement.
Sa beauté physique avait toujours été époustouflante,
mais celle qui le caractérisait dans le surmonde était tout bonnement
irréelle. Aussi blond que l’était sa mère, une jeune
russe tombée dans les bras d’un Nathan dans la fleur de l’âge,
il portait ses cheveux courts sur la nuque alors que de longues mèches
cachaient son regard, le regard des Dothrakis, scintillant d’or et de
puissance. Mais les traits fins de son visage ne constituaient pas à
eux seuls une explication plausible à cet aspect. Non, la lueur étrange
et presque malsaine de gourmandise qui régnait au fond des yeux de cet
être, la sensualité affichée au travers la moue presque
moqueuse qui ornait sa bouche, la sauvagerie enfin qui imprégnait toute
sa personne, en faisait un homme divinement beau et incroyablement… dangereux.
Si le choc de la surprise laissa Rachel sans voix pendant quelques secondes,
elle se reprit bien vite. Nul n’était totalement maître de
ses faits et gestes dans le surmonde et tomber sur Dimitri en ce jour ne faisait
que couronner une très mauvaise journée.
« C’est toi qui m’as trouvé ?
- Ca se pourrait bien oui… Vos petites aventures ne passent pas inaperçues
à ce niveau de conscience.
- Ca t’amuse de me surveiller ?
- Au risque de te décevoir, non, je te surveille pas… mais je passe
beaucoup de temps par ici… le seul endroit où j’ai encore
l’illusion que mon corps sert à quelque chose. »
Elle soutint sans ciller le regard sombre qu’il lui jeta, une noirceur
qui pourtant s’évanouit presque immédiatement, pour laisser
de nouveau place à l’ironie dont il était coutumier. Devant
l’absurdité de la situation, Rachel esquissa un sourire amer :
« Etonnant, n’est ce pas… Tu aurais pu être à
ma place aujourd’hui, si tes ambitions avaient été satisfaites.
- A vrai dire, tout à coup, je me demande quelle place est la plus enviable…
Je devrais être presque reconnaissant à notre père de m’avoir
renié, qu’en penses-tu ?
- Je ne trouve pas ça drôle.
- Moi non plus. » La colère ne l’avait pas abandonné,
réalisa-t-elle soudain. Malgré l’état de légume
auquel elle l’avait réduit, son esprit, lui, remâchait inlassablement
son honneur bafoué. Il n’abandonnerait jamais, tout comme elle
ne pouvait oublier le supplice quotidien qu’elle lui devait.
« Finalement, nous avons tous les deux été traités
de la même manière… Il t’a abandonnée toi aussi.
Tout comme il a laissé ma mère qui, à chaque tentative
de contact, a toujours été exposée à des fins de
non-recevoir. Elle ne l’a pas supporté.
- Ce n’est pas le même contexte. Il a obéi à Shion
en se faisant passer pour mort… » Elle se surprit elle-même
à défendre Nathan et pourtant les dieux savaient à quel
point elle le méprisait pour ça.
- Ai-je dis le contraire ? » Un éclat particulier au
fond du regard du meurtrier de ses enfants alerta soudain la jeune femme :
- Que veux-tu dire ?
- Très chère, c’est pourtant l’évidence même…
Je m’étonne que ta sagacité habituelle ne te permette pas
de deviner. »
Il savait quelque chose… qu’elle ignorait. Mais avant qu’elle
ne puisse le questionner plus avant, il reprit :
« Tout est affaire de choix. Nous avons tous le choix, tu es bien
placée pour le savoir…
- Celui que tu m’as demandé de faire était sans issue. Ne
viens pas me faire de leçon, toi qui m’as faite payer pour ce dont
j’étais innocente.
- Le fait même d’être née te rend coupable.
- Je n’étais même pas au courant de ton existence !
- Tu l’as su pourtant bien assez tôt, mais tu n’es pas intervenue ! »
Cela ne cesserait-il donc jamais ? Elle regarda ce frère dont les
yeux ressemblaient tant aux siens ce frère qui, s’il avait élevé
au même titre qu’elle au sein du Sanctuaire, ne lui aurait jamais
ôté le sens de sa propre vie.
Quoiqu’il en fût, elle s’était vengée, une vengeance
inutile certes, mais dont le goût avait néanmoins assourdi une
partie de sa souffrance.
« Mais décidemment, le destin s’acharne sur toi… »
La voix de Dimitri, qui avait retrouvé son calme, était presque
amusée : « tu dois choisir de nouveau, n’est ce
pas ?
- Qui te dit que ce n’est pas déjà fait ?
- Allons, ne joue pas au bravache avec moi… je te connais trop bien. »
Il rit, « Tu ne serais pas là sinon. »
Il se déplaça soudain, son corps souple s’affairant à
réduire la distance, si tant était que l’on puisse parler
de distance dans cette étendue sans repère, qu’il y avait
entre sa sœur et lui. De nouveau sa voix retentit :
« Quel cruel dilemme… se croire sorti d’affaire pour
replonger de nouveau, encore un peu plus bas… » En moins d’un
instant, il fut tout proche d’elle et, tout en glissant sa main sous la
nuque fine, il se pencha, son souffle s’imprimant sur les lèvres
de la jeune femme :
« Si tu avais accepté ma proposition, tu n’en serais
pas là aujourd’hui… Nous dominerions le monde toi et moi,
ensemble…
- Je te hais. » Lui cracha-t-elle à la figure, tandis qu’elle
se raidissait pour se dégager.
- Nous avons alors au moins un point en commun… Même si tu n’as
pas toujours dit ça.
- Lâche-moi !… » Elle serra les dents et tout à
coup, son cosmos s’enflamma, dispersant les voiles de brume qui s’étaient
agglutinés autour d’eux.
Il la maintint pourtant contre lui encore quelques secondes puis desserra son
emprise sans prévenir :
« Quel dommage… Un trouble-fête arrive… »
La silhouette de Dimitri s’amenuisit entre les ombres, alors qu’une
aura dorée se profilait à l’horizon de leurs regards, « Ne
te trompe pas, cette fois-ci… »
Elle sursauta lorsque la main de Saga lui enserra l’épaule. Le
froid qui l’étreignit tout à coup, lorsque son esprit acheva
de réintégrer son enveloppe charnelle la fit frissonner et d’un
geste machinal, elle remonta le pull qui avait glissé à terre.
« Tu t’es… absentée ? Je ne percevais plus
ta présence.
- Oh, je… » Elle leva la tête vers lui, et malgré
les ombres nocturnes, put voir néanmoins son air surpris. Simplement
surpris.
« J’avais besoin de faire le vide. » Elle ne voyait
pas l’intérêt de lui raconter sa “rencontre”
avec son demi-frère. Saga avait beau connaître les raisons de l’acte
de vengeance de Rachel, il ne comprendrait jamais pourquoi elle ne l’avait
pas purement et simplement tué.
Il ne méritait que la mort d’après lui, il était
donc fort peu opportun de l’informer que cet homme était encore
susceptible de se manifester, fut-ce par le biais du surmonde uniquement.
Saga s’était posté tout au bord de la falaise, la pointe
de ses chaussures ne reposant sur rien d’autre que le vide. Une sourde
appréhension saisit la jeune femme qui, se levant, le tira doucement
par le bras. Il se retourna soudain sur elle, lui emprisonnant les poignets
avec une force inattendue, tous deux juchés au bord du précipice :
« Partons. »
Interdite, elle le contempla, les yeux dilatés. Mais enfin de quoi parlait-il ?
Un instant, un instant seulement, l’idée l’effleura que peut-être…
son regard glissa vers la masse noire de la mer dont le grondement sourd dans
les cavités calcaires remontait jusqu’à eux. Ce fut la voix
grave et profonde de son compagnon qui lui fit abandonner le songe dans lequel
elle venait de se perdre :
« Le bateau est là. Dans à peine une heure, nous serons
à l’aéroport d’Athènes. Je me fiche de l’endroit
où nous irons, tu n’auras qu’à choisir. Peu importe
du moment où nous sommes loin d’ici.
- Mais… mais… Saga, tu… » Inconsciemment, elle
secouait la tête, la peur de bien comprendre nouée aux tripes.
- Rachel ! » Il la secoua soudain, puis saisit le visage aimé
entre ses mains. Sa voix se fit plus pressante : « C’est
Angelo qui a raison ! Je ne veux pas te voir mourir… Pas maintenant
que je t’ai retrouvée. Nous avons une chance, Rachel, une seule
petite chance de vivre si nous partons… D’être ensemble !
- Mais tu n’y penses pas sérieusement !! Tu veux… t’enfuir ? »
Il était pourtant très sérieux, elle le lut dans le regard
émeraude attaché sur elle, dans les plis volontaires de son front,
sur sa bouche réduite à un trait obstiné. Troublée,
elle chancela, et ses doigts agrippèrent les poignets de Saga :
« Nous n’avons pas le droit de faire ça…
- Et pourquoi non ? Pourquoi ? Faut-il donc que nous acceptions de
nous sacrifier sans réagir ? Tu veux que je te laisse mourir en
toute connaissance de cause ?! Ne me demande pas ça…
- Les autres, ils…
- Eux aussi ont le droit de choisir. Ils ont une vie, et doivent en disposer
comme ils l’entendent. Je ne veux pas… je ne veux plus dicter leur
existence ! »
Par tous les dieux… Ebranlée, chahutée, Rachel ne pouvait
pourtant fuir celui qui l’exhortait ainsi à vivre. Elle percevait
sa panique, il lui semblait entendre son cœur battre la chamade, et pire
que tout, l’amour qu’il lui portait, flamboyant, cet amour qui l’enveloppait
à présent, l’isolant du monde, l’attirant à
lui, inexorablement.
Elle comprit alors que cette force l’avait portée au cours des
dernières années écoulées. Il ne l’avait pas
seulement sauvée de la mort, mais il l’avait aidée, soutenue,
nourrie presque, tous les jours, tout le temps, sans qu’elle ne se rende
vraiment compte de l’existence de ce lien permanent qui malgré
la distance, avait perduré. Ce lien qui lui avait permis, à elle,
de le garder auprès d’elle lorsque presque un an auparavant, elle
avait failli le perdre.
Sa vue se troubla. En ce jour, elle n’était plus en mesure d’imaginer
sa vie sans lui. Pas une seule seconde. Cette idée était inconcevable.
Et elle n’avait pas besoin d’explication supplémentaire pour
ressentir à quel point ce sentiment était partagé par lui.
De fait, il ne leur restait plus guère le choix : vivre ensemble,
ou mourir ensemble.
« Je veux vivre… » Il l’avait prise dans ses
bras, et enfouissant son visage dans la lourde chevelure brune, il murmura encore :
« … Avec toi. »
Elle le laissa la remorquer jusqu’au Palais. Sans réaction aucune,
elle ne le voyait même plus, tandis qu’il s’affairait autour
d’elle, à ranger elle ne savait quoi, les bruits lui parvenant
comme étouffés, de loin, si loin…
Perdue. Avait-elle le droit ? Lui était-il autorisé de décider
ainsi de son destin, alors que de celui-ci dépendait celui de millions
d’autres personnes ? Les mots de son père et d’Andreas
lui revinrent en mémoire, ceux qu’ils lui avaient confiés
au sujet des Portes… Sa famille s’était toujours opposée
au bon vouloir des Portes mais qu’est ce qui leur permettait d’agir
ainsi ? Les Portes étaient là depuis toujours, Leur existence
était liée à celle de la Terre… Elles étaient
la Terre. Si Elles avaient jugé que le monde méritait d’être
purifié, qu’était-elle, elle pauvre mortelle, pour s’opposer
à Leur volonté ? Peut être valait-il mieux laisser
l’Ouverture s’accomplir… Ou peut être pas.
Comme dans un rêve, elle le suivit à travers le Domaine Sacré,
sa main dans la sienne, accrochée à lui comme à une bouée,
grimpa à bord du bateau, silencieuse, lointaine…
Elle le voyait debout à côté d’elle, muré dans
son mutisme, son regard devenu dur, presque inflexible, tendu vers cet horizon
qui tenait lieu de dernière chance. Inaccessible et pourtant… Le
vide l’habitait. Elle le percevait en lui, ce gouffre béant, l’ombre
qui grignotait sa raison qu’il voulait ignorer. Un vertige la saisit.
Il s’appuyait sur elle, il voulait croire en sa décision. Il le
voulait si fort… Et tandis que le clapotis de la mer s’accélérait
contre la coque, que l’île derrière eux se fondait dans la
nuit, son cœur commença à se déchirer.
Au Sanctuaire, Temple du Cancer, même soirée…
Un cosmos confus, agité. Une aura coléreuse aussi. Et le tout
proche, très proche. Angelo ouvrit instantanément les yeux sur
l’obscurité, des années de réflexe conditionné
l’éveillant, alors que quelqu’un traversait son temple. Un
quelqu’un qu’il connaissait. Tout en maugréant, il s’extirpa
des draps pour enfiler la paire de Jeans et le pull, roulés en boule
au pied de son lit, puis rejoignit le grand hall rectangulaire du Cancer.
« Bordel, mais qu’est ce que tu fous dehors à cette
heure ?! » Aiors sursauta avant de se retourner sur Angelo qui,
la semelle battant les dalles froides, l’observait d’un air mi-circonspect,
mi-furieux.
- Je… je ne voulais pas te déranger.
- Ouais, ben c’est fait maintenant. C’est franchement pénible
d’être réveillé en pleine… Oh merde. »
En s’avançant vers le gardien de la quatrième maison, Aiors
venait d’entrer dans le halo lumineux qui jaillissait des appartements
d’Angelo, dont la porte était restée ouverte. Et un sifflement
de stupéfaction ponctua le silence, tandis que l’italien admirait
le visage tuméfié d’Aiors, le pansement qui couvrait sa
joue déformée et surtout ses yeux, dont le blanc était
strié de dizaine de veinules éclatées et rougeâtres.
« Ils ne t’ont pas loupé on dirait…
- C’est le moins qu’on puisse dire, » rétorqua
Aiors en grimaçant ce qui eut le don de tirer sur la peau à vif
sous le pansement, « mais on ne s’en sort pas si mal, finalement.
- Ton frère ?
- Pas mieux. »
Et après, certains se croyaient bien placés pour venir lui faire
la morale. Mais Angelo avait des yeux, et que deux chevaliers d’or soient
dans un tel état à l’issue d’un combat ne pouvait
que conforter son opinion déjà bien arrêtée sur le
sujet.
« Tu vas où ?
- Je n’arrive pas à dormir. Je vais faire un tour sur le continent,
je trouverais bien un ou deux bars encore ouverts…
- Je t’accompagne.
- Tu n’es pas obligé tu sais… Je ne suis pas d’humeur
très bavarde.
- Peut être mais primo tu m’as réveillé et j’aime
pas qu’on me réveille avec brutalité, secundo je veux savoir
ce qui vous est arrivé, et terzio tu es dans mon temple et j’ai
de ce fait tout pouvoir sur toi… C’est toi qui vois. »
Ajouta enfin le Cancer, presque goguenard.
- Ca va, j’ai compris. »
De bars ouverts, il n’y en avait plus. La cloche qui ponctua la demie
de deux heures ne résonna que pour des rues vides et silencieuses et
une population visiblement couchée depuis des lustres.
Sans un mot, les deux hommes déambulèrent quelques minutes avant
de s’engager sur l’un des nombreux pontons du petit port de plaisance.
Sur l’eau calme se balançaient à peine les quelques bateaux
qui mouillaient là, tandis que de menus tintements dans les gréements
perçaient le silence obscur. De concert, ils s’assirent tous deux
au bout de la passerelle, jambes pendantes au-dessus de la mer noire.
Une étincelle jaillit dans la nuit, tandis qu’Angelo allumait une
cigarette, dont la fumée parvint jusqu’au Lion. Etrangement, celui-ci
s’en accommoda avec un certain plaisir.
L’italien ne dit plus un mot, à partir du moment où la
voix de son alter ego s’éleva dans la nuit. Une voix étouffée
mais pourtant vibrante. Il le laissa parler, de bout en bout.
Il aurait pu plonger dans son esprit pour aller y glaner les images et les sons,
mais les mots d’Aiors étaient suffisamment criants de vérité
et de colère pour que cela ne fût pas nécessaire. Jane.
Elle était le fil conducteur. Nul doute que la version du combat qu’ils
allaient tous avoir le lendemain, et certainement servie par Aioros, serait
fort différente. Plus objective, plus froide. Dépourvue de la
douleur avec laquelle le Lion lui racontait cet affrontement, où ils
avaient tous trois failli y laisser la vie.
« … Tout s’est joué à une milliseconde
près, Angelo… » Aiors secoua la tête, encore incrédule
presque, devant la chance qui avait été de leur côté,
« Si Rachel n’était pas intervenue…
- Elle ne l’a pas fait consciemment.
- Oui, je le sais. Mais… Si cette puissance ne nous était pas parvenue
à temps, alors… Mon frère et moi ne serions plus là
et je suppose que Jane non plus. » Prononcer ces mots lui coûta
plus qu’il ne l’aurait cru. Le dire, c’était un peu
donner une réalité tangible à une sensation confuse et
inexprimable. Aiors le savait mais entendre le son de sa propre voix l’affirmer
ainsi réduisait toutes les autres échelles de perception.
Il en avait presque oublié la présence d’Angelo à
ses côtés. Il avait parlé, parlé, comme exorcisant
la boule de colère et de souffrance qui entravait son souffle depuis
la veille. Cela ne changeait rien à ce qui s’était passé
mais pouvoir exprimer sa frustration le soulageait. Un peu.
« Et maintenant ? »
La voix du Cancer le fit émerger d’un rêve.
- Quoi “maintenant” ?
- Et bien, tu es là, non ? Et tu l’as laissée là-bas.
- Je ne voulais pas rentrer !
- N’empêche que tu l’as fait. » Un instant, Aiors
fut tenté de rabrouer sèchement celui qui le provoquait ainsi
mais en l’observant bien, il se rendit compte qu’Angelo n’était
pas en train de braver sa colère mais plus simplement d’essayer
de comprendre.
« C’est elle qui a voulu que je parte. » Avoua le
Lion, la tête basse, « Elle a dit que ma place était
ici.
- Et si elle n’avait rien dit ?
- Je serais resté là-bas.
- Tu en es sûr ?
- Mais… Oui ! »
Non. En fait, non. Aiors fut horrifié d’entendre cette réponse
résonner dans son propre esprit. C’était Aioros qui avait
aussi insisté pour le ramener avec lui ! Si son frère n’avait
pas été là, il serait resté auprès d’elle,
c’était certain !
Pourtant, plus il tâchait de s’en convaincre, plus tous ses arguments
se délitaient, fondaient, coulaient comme ce caillou qu’il venait
de lancer rageusement dans l’eau en dessous de lui.
« C’est moche, hein… » Fut le commentaire
sans concession d’Angelo, qui avait suivi les pensées de son voisin.
- J’ai une vie ! » S’emporta alors Aiors, tournant
un regard indigné vers l’italien, « Une vie, une femme !
Des projets ! J’ai fait le choix d’une certaine normalité !
C’est tout ce que j’ai et tout ce qui compte… Pourquoi devrais-je
aujourd’hui tourner le dos à ce qui fait ce que je suis ?!
- Lève les yeux, Aiors, et regarde le ciel. Elle est là ta foutue
réponse. »
Angelo avait d’ailleurs déjà le menton levé, ses
yeux sombres en amande fixés sur les étoiles. Il pointa vers les
amas brillants sur l’horizon deux doigts entre lesquels était coincée
une cigarette :
« Toi tu es là, et moi, là. Nos prédécesseurs
aussi étaient au même endroit, à la même époque.
Et ceux qui nous suivront aussi. Et ainsi de suite. Rien ne bouge, ça
existe. Qu’est ce que tu crois être, toi un humain minable, pour
changer cet ordre des choses ? Que tu le veuilles ou non, ta vie, ta vraie
vie, elle est inscrite là et pas ailleurs. Tu auras beau faire tout ce
que tu veux, t’épuiser, te démener, ça ne changera
rien. Jamais.
- Comment peux-tu parler ainsi Angelo ?! » Abasourdi, Aiors
continuait à observer le Cancer qui, malgré les mots qu’il
venait de lâcher, était tout ce qu’il y avait de plus paisible.
« Les hommes ont de tout temps essayer de transcender leur existence !
C’est la nature même de l’humanité. Dénier cela,
c’est dénier ce pourquoi nous existons…
- C’est là que tu te trompes, mon cher. Les hommes oui, mais nous,
non. De part notre nature même de chevalier, notre maîtrise du septième
sens, nous ne pouvons prétendre à cette humanité que tu
défends. Nous n’existons que par la grâce de ce zodiaque.
Nous lui sommes indissolublement liés et cela ne nous autorise pas à
“vivre” tel que toi tu l’entends.
- C’est toi qui es complètement à côté de la
plaque. N’essaie pas de me convaincre de cette manière et…
- Oh mais, je n’essaie pas de te convaincre. Je ne fais que constater,
c’est tout.
- Et même si cela était vrai, j’ai une âme et un cœur,
comme n’importe quel homme sur cette terre, et j’estime avoir le
droit d’en jouir comme tout un chacun.
- C’est ton choix mais ne t’étonnes pas que les conséquences
te soient douloureuses…
- Je peux encore tout changer. Je le sais. Mais ça, mon frère
ne peut pas le comprendre et… » Aiors se mordit les lèvres.
- Et moi non plus, n’est ce pas ? »
Le Lion jeta un coup d’œil à son compagnon. Sous le mordant
de la réplique, il crut déceler une pointe d’amertume qui
lui fit demander :
- Pourquoi n’es tu jamais parti ? Je veux dire… Tu aurais pu
le faire, rien ne t’empêchait.
- Pour ne pas me bercer d’une sensation illusoire de liberté. Comme
certains. »
A son tour, Aiors leva les yeux vers le ciel étoilé, vers leurs
deux constellations protectrices immuables, vigilantes.
- Pourtant, depuis le début, tu ne cesses de remettre en cause notre
vocation. Tu refuses de t’engager dans ce que tu considères comme
une cause perdue. Tu te contredis : tu affirmes que nous n’avons
pas le choix de notre destin, et en même temps tu luttes, toi aussi !
- Je ne le nie pas. Disons que… ma cervelle est encore le seul endroit
où mon libre arbitre considère avoir le droit de s’exprimer.
Et je préfère autant que tout le monde le sache même si
au fond, je suis conscient que ça ne changera pas grand-chose. Que je
le veuille ou non… » Angelo haussa les épaules avant
d’expédier d’une pichenette son mégot dans l’eau
du port. « Oui, je l’avoue : je me bats contre des moulins
à vent, mais contrairement à toi, je SAIS que ce sont des moulins
à vent. Ma conscience est trop bavarde, qu’est ce que tu veux que
je te dise…
- Alors, peut être que tous les deux, on se bat un peu chacun à
notre manière…
- Oui, sans doute. Mais j’y laisserai moins de plumes que toi, au final. »
Cela, Aiors ne pouvait pas le nier. Angelo n’avait que lui-même
à aimer, encore que ce point demeurât à vérifier.
Il ne s’était jamais réellement attaché à
personne ni à quelque chose, hormis peut être le Sanctuaire, son
seul et unique repère. Sans doute se complaisait-il dans ce fatalisme
pour ne pas voir qu’autre chose pouvait exister. Ainsi, il ne souffrait
pas. Pas vraiment. Lui aussi avait fait un choix.
Si cette discussion ne les avait pas menés à une quelconque forme
de conclusion, au moins avait-elle eu le mérite de les éclairer
chacun sur ce qu’ils étaient devenus.
Bizarrement, Aiors était reconnaissant à Angelo de l’avoir
écouté et d’avoir partagé avec lui sa peine. Certes,
l’italien ne s’embarrassait pas de mots inutiles ni de grands atermoiements,
mais il possédait une faculté d’écoute surprenante,
une qualité qu’il ne lui connaissait pas, ou du moins, qu’il
n’avait jamais cherché à connaître. Et tout ce dont
Aiors avait besoin cette nuit-là, c’était justement qu’on
l’écoute.
Angelo finit par se remettre debout et tendant une main au Lion, l’aida à se relever. Même s’il n’était pas en mesure de saisir toute l’ampleur de la détresse qui animait son compagnon, lui qui n’avait jamais aimé, il entrevoyait confusément l’impasse dans laquelle Aiors se retrouvait aujourd’hui. Il se doutait que les mots qu’il avait eus étaient un peu durs, mais s’il avait pu ne serait-ce qu’éclaircir la raison du Lion, alors il pourrait s’estimer content. Un discours quoi qu’il en soit qu’il n’aurait jamais pu tenir douze ans auparavant… Et qui ne lui serait de toute manière jamais venu à l’idée. Tandis qu’il marchait à ses côtés pour aller rejoindre l’embarcadère de la navette pour le Sanctuaire, Angelo repensait au décès de Marine et comprit soudain un détail important : hormis le fait qu’Aiors voyait ce qui était sa vie s’émietter inexorablement entre ses doigts, il devait également avoir peur. Très peur. Le Lion s’était toujours senti responsable de la mort de la première femme qu’il avait aimée, qui avait perdu la vie en tâchant de donner naissance à l’enfant qu’elle portait de lui… Et Si Jane avait été blessée lors du combat avec les Gardiens, il devait très certainement estimer que c’était de sa faute, une fois de plus.
Quelque part, il l’enviait néanmoins. Même si Aiors allait
devoir souffrir et être déchiré, au moins, il avait mis
à profit les résidus d’humanité qui lui restait après
avoir endossé sa fonction. Lui, Angelo, n’en avait jamais eu la
chance ou du moins, ne l’avait jamais provoquée.
Sans trop savoir pourquoi, Angelo adressa un sourire à son alter ego
tout en grimpant dans le bateau. Un sourire gratuit. Amical. Et si Aiors en
fut surpris, il ne le montra pas, se contentant de lui renvoyer la pareille.
Un simple sourire, silencieux, mais qui en disait long.
Eleftherios Veniselos – Aéroport international d’Athènes,
Grèce, même soirée…
Il l’avait laissée seule, assise sur une banquette bordeaux, au
milieu d’un terminal pas vraiment bondé en ce début de soirée.
Devant l’incapacité de la jeune femme à choisir une destination,
il avait pris les choses en main et, depuis un quart d’heure, examinait
avec l’hôtesse la liste des vols internationaux les plus proches
du départ.
Il avait hésité à s’éloigner de Rachel. Sans
savoir pourquoi, il n’avait cessé dans les premières minutes
de se retourner fréquemment vers elle, cherchant à s’assurer
qu’elle était bien là.
Ce n’était pas lui qui était en train de chercher la destination
idéale. Ce n’était pas lui qui, fébrilement, tendait
les passeports à son interlocutrice. Il ne se reconnaissait plus soudain.
La seule solution pourtant, la seule qui la sauverait. Pour elle. Simplement
pour elle, comme il l’avait toujours fait. Ce fut d’un doigt mal
assuré qu’il désigna le vol pour Sydney.
Non, décidemment, il n’y avait pas grand monde à cette
heure. Des silhouettes anonymes erraient ça et là, proches ou
lointaines, sous la lumière crue des gigantesques plafonniers. De simples
tâches floues dans les yeux de Rachel qui ne voyait rien de ce qui l’entourait.
Elle l’avait suivi, sans un mot. Dans le taxi qui les avait emmenés
à l’aéroport, elle ne l’avait pas regardé.
Elle ne le pouvait pas.
Déchirée, écartelée, elle ne pouvait plus former
une seule pensée cohérente, sa réflexion se diluait dans
un maelström d’émotions violentes et contradictoires, sa raison
l’abandonnait… Elle n’était plus que souffrance.
Un léger choc contre son pied la tira cependant de sa léthargie. Baissant les yeux, elle aperçut une petite balle rouge qui s’était immobilisée devant elle sur le sol.
« Oh !… Mon frère ne fait décidemment attention
à rien !... » Comme dans un brouillard, elle distingua
une jeune adolescente tout sourire penchée vers elle, qui ramassait l’objet
et le tendait à un petit garçon de six ou sept ans à peine.
« Allons Nikolas ! Présente tes excuses à la dame ! »
Lui dit-elle gentiment. L’enfant observa Rachel avec une attention sérieuse
avant de baisser la tête :
- Pardon, madame…
- C’est bien. Allez, on y va, on va rater l’avion ! »
D’un geste vague, la jeune fille salua Rachel avant de s’éloigner.
Pour la première fois depuis des semaines, voire même des mois,
les larmes qu’elle croyait disparues revinrent soudain l’étouffer.
Se retournant brusquement, elle vit l’enfant et sa sœur rejoindre
leur famille, leurs parents qui leur souriaient. Les êtres sans visage
qu’elle n’avait pas regardé prirent tout à coup substance
autour d’elle. Ici, un groupe attablé de jeunes adultes chamailleurs
qui riaient aux éclats, là, un couple d’amoureux qui se
tenaient par la main en lisant un roman, là-bas, des hommes, des femmes,
des enfants, seuls ou accompagnés, souriants ou tristes, qui traînaient
sacs et bagages, qui partaient, qui revenaient… Des gens, des personnes
qui existaient sous ses yeux soudain dessillés.
Des millions… des millions d’êtres humains qui naissaient,
vivaient et mouraient, qui dès leur venue au monde couraient après
le bonheur ou à défaut, une existence paisible et sereine. Des
millions qui n’aspiraient qu’à une seule et unique chose :
vivre.
Cet enfant là-bas, qu’elle voyait s’éloigner en gambadant…
Les siens n’étaient plus.
Ils n’avaient pas eu cette chance. Devait-elle pour autant condamner l’espèce
humaine ?
Le devait-elle, sous prétexte que le puits sans fond qu’était
sa souffrance l’autorisait à haïr un seul homme qui lui avait
arraché la chair de sa chair ?
Voulait-elle que d’autres subissent ce châtiment qui était
le sien parce qu’elle n’avait pas fait le bon choix ?
Etait-ce juste ?
Portant ses mains à son visage, elle ravala le sanglot qui agitait ses
épaules. La vérité… Il n’y a pas d’autre
vérité que celle en laquelle on croit. La seule qui justifie les
actes qu’on décide d’accomplir. Sa vérité.
Si elle avait la moindre possibilité d’empêcher que tout
cela recommence, si elle avait le moindre pouvoir de permettre aux hommes de
goûter une fois dans leur existence à ce bonheur tant recherché,
alors elle n’avait pas le droit de leur tourner le dos. Elle se devait
d’aller jusqu’au bout du chemin, parce la raison en était
juste.
La voix d’Aldébaran résonna dans son esprit, incongrue :
« L’action de quelques hommes ne doit pas être un
motif de condamnation pour la terre entière… Si nous on ne leur
offre pas cette chance, qui le fera ? Moi, j’ai confiance en l’homme… »
Le dernier rempart… Tout ce que Bias Dothrakis et Agésilas Antinaïkos
avaient voulu créer et sauvegarder… Tout ce qui faisait d’eux,
de Saga, d’elle-même, ceux qui avaient pour seule tâche d’assurer
la sauvegarde de l’humanité, fut-elle devenue un poids pour la
Terre, mais qui méritait de survivre.
« Mon amour… Puisses-tu me pardonner… »
Lorsque Saga quitta le comptoir pour la rejoindre, il ne fit que quelques pas
avant de s’arrêter au milieu du hall.
La banquette était vide. Les billets, puis les passeports, glissèrent
de ses mains, pour aller virevolter près du sol. Il ne partirait pas.
Pas sans elle. Et en tout cas, pas comme ça.
Au Sanctuaire, Temple du Sagittaire, même soirée…
Une douce lueur scintillait, presque vacillante, au milieu de cette nuit si
sombre tout à coup, là-bas, au-delà de ces quelques marches
hautes, si hautes… S’arrêter, ne plus fuir, fut soudain son
désir le plus cher. Se reposer. Fermer les yeux.
Un nœud au fond de la gorge et la nausée au bord des lèvres,
elle heurta la porte devant elle, un seul coup, avant qu’Aioros n’apparaisse,
bien éveillé, dans l’encadrement lumineux.
« Toi ? » Souffla-t-il, stupéfait. Le regard
halluciné de Rachel, hagarde, le dispensa de réponse. Sans un
mot de plus, il s’effaça pour la laisser entrer.
Pourquoi lui ? A peine cette pensée l’effleura-t-elle lorsque
la douceur et la plénitude du cosmos du Sagittaire qui semblait régner
dans la pièce l’enveloppèrent telle une brise apaisante.
Elle respira. Et eut l’impression que c’était la première
fois depuis des heures.
Ce fut presque en souriant qu’elle accepta la tisane fumante qu’il
lui apporta quelques minutes plus tard et les deux mains soigneusement recourbées
autour de la porcelaine brûlante, elle s’absorba dans la contemplation
du liquide qui oscillait à intervalles réguliers.
« Tu devrais être en train de te reposer… »
Debout devant elle, il l’observait. Concentrée sur le calme environnant,
elle en avait presque oublié sa présence. Elle releva la tête.
Comment n’avait elle pas pu le voir en entrant ? A cette heure indue,
le visage d’Aioros était vierge de ce masque d’argent qu’il
portait constamment.
Malgré les mèches brunes qui ombraient son côté gauche,
les cicatrices déformées, l’oreille déchiquetée,
la peau abîmée, tout cela n’était plus caché
par quoi que ce soit.
Elle aurait pu détourner le regard, pourtant, elle n’en fit rien.
La dernière fois que cette vision s’était imposée
à elle, c’était il y a si longtemps…
« Regarde ce que tu n’as pas su empêcher… »
Oh oui, elle regardait. Fallait-il donc qu’en cette nuit néfaste,
le passé la rattrape toujours et encore ? Encore un vestige de ces
maudits choix qu’elle n’avait pu ou su faire à temps…
Ce n’était pas elle qui avait concentré son cosmos, qui
avait infligé le coup qui aurait dû être mortel, mais pourtant,
elle se sentait responsable de ce gâchis. Oui, celui-là aussi.
« Ca ne devait pas se passer ainsi… je n’ai jamais
voulu qu’on en arrive là… »
« C’est du passé, Rachel… Laisse le passé
là où il est. » Il avait parlé à voix
haute. Quelle idiote… Sa fatigue était telle qu’elle n’était
même plus capable de barricader ses pensées correctement. Le coin
des lèvres d’Aioros se releva : il souriait.
« Le temps est passé, c’est vrai, mais… »
Elle se mordit les lèvres, « … Je n’ai pas été
à la hauteur. J’ai fui…
- Je n’oublierai jamais que tu es revenue. Une fois. Et j’ai continué
à vivre. »
Toujours ce sourire… Quelle sérénité chez cet homme !
Cet homme qui avait voué sa vie au service du Sanctuaire, au service
des autres… Etrangement, la décision qu’elle avait prise
s’en trouva raffermie un peu plus. Toutes les valeurs qu’Aioros
défendaient depuis toujours, elle aussi avait grandi avec, des notions
d’honneur et de courage qui l’avaient modelée tout comme
lui, tout comme Saga… Simplement, Aioros n’avait jamais cessé
d’y croire, pas à un seul instant, et pourtant, le destin ne l’avait
pas épargné lui non plus…
Il la vit hocher la tête, lentement et malgré la farouche détermination
qu’il décela dans son regard étoilé, le jeu périlleux
qu’elle jouait pour maintenir son fragile équilibre ne lui échappa
pas. Pas plus que le doute qui agitait son cosmos.
Soudain pâle, il s’agenouilla devant elle, saisissant les longues
mains fines entre les siennes. Il n’eut pas le temps de poser sa question.
« Tu sais, n’est ce pas ? » Murmura-t-elle
sans le quitter des yeux.
Ce fichu pressentiment… Il serra les dents. Depuis son retour quelques
heures auparavant, cette idée l’obsédait, mais il avait
refusé de l’imaginer. Il ne pouvait croire en l’inéluctable.
« Il n’y a pas d’autre choix. Cette fois, le chemin est
unique… et sans doute sans retour. »
N’importe quel inconnu qui l’aurait entendue en cet instant n’aurait
remarqué qu’un ton tranquille et posé. Presque froid. Mais
la perception exceptionnelle du cosmos dont disposait Aioros aida celui-ci à
écouter au-delà des mots. La peur était absente mais l’inquiétude
et une sourde douleur empoissaient l’aura platine de la jeune femme, une
aura que, même au repos, Aioros ressentait aussi précisément
que s’il s’agissait de la sienne.
« Tu ne peux pas faire une chose pareille, Rachel… Pas maintenant,
pas ça…
- Je le dois Aioros. Tu le sais aussi bien que moi. »
Rachel… Lui qui croyait ce que le mot « sacrifice »
signifiait… Tu parles. Cette femme qui lui assénait ainsi sa décision
de mourir, pour empêcher le monde de sombrer dans le chaos, cette femme
il la connaissait tellement bien… Ce n’était pas une étrangère
pour lui, ni pour tous ceux qui la côtoyaient depuis de si nombreuses
années. Tant de rires, et tant de larmes, tant de souvenirs qu’ils
possédaient ensemble… Pour en arriver là ? Oui, il
savait. Bien sûr qu’il savait.
« Et Saga ? »
Elle ferma les yeux et devant la détresse qu’elle ne fut pas en
mesure de dissimuler, il sut la raison de sa douleur.
« J’ai tellement souhaité… qu’il cesse de
souffrir. Tellement… Je voulais… J’ai cru… »
Une crise de sanglots secs l’empêcha de continuer.
Sans un mot, Aioros alla chercher une couverture, pour en recouvrir Rachel qu’il
aida à s’allonger sur le canapé. Peu à peu, elle
acheva de se maîtriser et murmura d’une voix faible à l’adresse
du Sagittaire qui était demeuré auprès d’elle :
« Nous avons cru que nous avions une deuxième chance…
Malgré ma décision, je trouve cela profondément injuste.
Et ce choix que je fais, je ne suis pas sûre qu’il le comprenne. »
Aioros esquissa un sourire triste, tout en écartant une mèche
de jais sur la joue de la jeune femme :
- Tu sais… Tout ce qu’il voulait c’était que le Sanctuaire
évolue, tout en conservant sa mission séculaire. Il souhaitait
simplement le faire à sa manière… Saga est comme toi et
moi. Il retrouvera lui aussi foi en ce qu’il est et en ce qu’il
doit faire. Il a juste besoin d’un peu de temps…
- Du temps… Il nous en reste si peu… Si peu… »
D’un geste silencieux, il éteignit la lumière, lorsqu’elle fut endormie. Longtemps dans la nuit sombre il resta éveillé sur son lit, à écouter son cœur saigner. Il pensait avoir déjà éprouvé la souffrance, quinze auparavant, mais il se trompait. Ce qui le tenaillait aujourd’hui était bien au-delà de ce passé lointain. Il prenait enfin toute la mesure de la véritable difficulté de sa tâche. Tant de beaux et pieux principes… qui soudain paraissaient bien fades et bien artificiels, face à la douleur d’un frère, à l’angoisse d’un ami, à la détresse d’une femme… Cette humanité qu’ils devaient défendre, ils la portaient aussi chacun en eux, et elle faisait mal.
Au Sanctuaire, le lendemain matin…
Il y a des matins qu’on aimerait ne jamais voir se lever. C’était
en tout cas le fil conducteur des pensées de Kanon, tandis que l’eau
bouillante qui giclait sur ses épaules ne parvenait pas vraiment à
dissiper les brumes d’un sommeil qui l’avait fui tout au long de
la nuit. Quelle joie, ce retour au Sanctuaire…
Volontairement abrité derrière ses défenses mentales depuis
la charmante discussion qu’il avait eu avec son père, il avait
à peine perçu le retour des frères Xérakis et perdu
tout contact avec Rachel et même avec son jumeau. Il avait déjà
suffisamment de choses à cogiter sans se laisser aller en sus à
la douleur psychique qui grattait avec insistance à la porte de son cerveau
depuis la veille.
Et de fait, lorsqu’il ouvrit à une Rachel visiblement épuisée,
il ne se rendit compte que trop tard que l’air froid et fermé qu’il
devait arborer fit reculer la jeune femme. D’un geste d’excuse,
il la retint par le bras :
« Je suis désolé… Je n’avais pas perçu
ta présence. » Toute défense à présent
envolée, il fut heurté de plein fouet par la fatigue intense qui
émanait d’elle. Visiblement, la nuit avait été courte
pour pas mal de monde…
Il s’effaça pour la laisser entrer, mais elle demeura sur le pas
de la porte.
« Saga… Je ne sais pas où il est.
- Que… ? » Voilà donc ce qui le tarabustait depuis
l’aube sans qu’il ne puisse mettre le doigt dessus : “l’absence”
de son frère. Et l’aspect légèrement vitreux du regard
de la jeune femme ne laissait guère de doute sur le fait qu’une
partie de son esprit errait dans le surmonde à la recherche de son compagnon.
- Je perçois son cosmos mais très faiblement. Il est au Sanctuaire
mais... » Elle jeta un coup d’œil dans le couloir derrière
elle, comme s’attendant à le voir apparaître, « Il
s’est barricadé. Je n’arrive pas à l’atteindre.
- Tu l’as cherché ?
- Oui. »
Mais pas trop. Elle avait baissé les yeux, silencieuse et un flot d’images
parvint jusqu’à Kanon, assez confuses mais il en perçut
le sens sans trop de difficultés. Il aurait dû s’en douter.
Tout comme il aurait dû s’attendre aux mots qu’elle prononça
alors :
« J’ai pris ma décision. » De nouveau, leurs
regards se rencontrèrent. Derrière l’épuisement,
sa résolution luisait dans les fils d’or qui émaillaient
le bleu sombre de la Dothrakis. Ainsi… Il hocha la tête, en silence.
Aucun retour en arrière n’était plus possible désormais.
« J’ai besoin de lui, Kanon… Le Conseil est cette après-midi. »
Il n’y avait pas que le Conseil.
« Il doit l’accepter… Sinon, je n’y arriverai
pas. »
En refermant la porte derrière lui, il étreignit les doigts de
la jeune femme entre les siens avant de poser ses lèvres sur son front
soucieux :
« Je vais voir ce que je peux faire. En attendant le Conseil, il
faut que tu te reposes.
- Je ne crois pas que…
- Moi oui. Va dormir. » Et il demeura dans le couloir jusqu’à
ce qu’elle disparaisse dans ses appartements. Il n’espérait
pas vraiment qu’elle soit en meilleure forme pour le Conseil mais il était
important qu’elle se montre sereine. Ou au moins qu’elle fasse semblant.
Le téléphone sonna quelque part dans le silence. A plusieurs reprises.
Puis se tut. Perdu dans ses pensées, Kanon n’y prêta pas
attention, tandis qu’il dévalait les étages. Il cherchait
son frère. Tout comme Rachel, il ne percevait qu’une faible lueur
de ce cosmos si semblable au sien, à la fois proche et lointaine, comme
étouffée par un mur aussi haut que solide. Sombre.
Pourtant, quand il passa devant la porte entrouverte du bureau de son aîné,
il s’arrêta. Cette fois-ci, la sonnerie était celle d’un
mobile. Une hésitation imperceptible et irraisonnée le planta
l’espace d’un instant devant la porte, puis d’un pas résolu,
il pénétra dans le lieu sacro-saint.
La veste de Saga, accrochée au dossier de la chaise : la mélodie
insistante en provenait. Il fouilla chacune des poches avant d’en extirper
l’objet horripilant et ce fut d’une voix légèrement
agacée qu’il finit par répondre.
« Oui, j’écoute !
- C’est moi Shura. Saga, il…
- Non, c’est Kanon. » Un bref silence s’établit
dans l’appareil puis :
- Ton frère n’est pas là ?
- Je le cherche, figure-toi. C’est toi qui viens d’appeler sur le
général ?
- Oui, je ne comprends pas, personne ne répond. Qu’est ce qui se
passe, à la fin ?! » Evidemment. Dans l’effervescence
de la veille, entre ce que les uns savaient, ce que les autres supposaient et
enfin, les quelques uns qui demeuraient encore dans le flou total, Shura avait
quelque peu été oublié. Seulement, est ce bien à
lui, Kanon, de lui fournir les explications qu’il jugeait utiles ?
Cette tâche incombait à son frère, ou à Rachel, mais
l’un comme l’autre…
Ce fut avec un profond soupir qu’il narra au Capricorne les événements
de la veille, omettant cependant avec soin les révélations de
Nathan.
Ce qu’il supposa être un juron en espagnol précéda
la voix légèrement altérée de Shura :
« Comment va-t-elle ?
- Mieux.
- Et Aioros et Aiors ?
- Ils sont vivants… et de retour. » Merde. Personne ne l’avait
prévenu. « Shura… Un Conseil est prévu en fin
de journée. Est-ce que tu crois que tu pourrais… ?
- Un Conseil ? Mais, le précédent…
- Je sais bien. » Le silence qui lui répondit fut éloquent.
Le Capricorne était parti rejoindre sa famille et sans doute ne pensait-il
pas devoir revenir si tôt… Pourtant, ce fut un tout autre sujet
qu’aborda l’espagnol :
« Kanon… J’ai trouvé quelque chose. Un document.
- Un… document ? » Sans même s’en rendre compte,
il s’assit lentement dans le siège de son frère, « C’est-à-dire ?
- C’est toi qui m’as dit que vous aviez des parents qui s’étaient
installés en Espagne au XVème siècle… j’ai
retrouvé un lointain cousin de votre famille à la bibliothèque
Colombine de Séville. Il s’occupe de la gestion des ouvrages recueillis
par l’un des fils de Christophe Colomb.
- Je ne vois pas bien le rapport, tu m’excuseras, mais…
- Il connaît le Sanctuaire et surtout… il a entendu parler des Portes.
Lorsque je lui ai parlé de mes recherches, il m’a montré
un livre, une sorte de journal de bord datant des diverses expéditions
qui ont succédé à la découverte des Amériques.
La préface de l’ouvrage est en espagnol et j’ai compris qu’il
traitait d’un phénomène extraordinaire dénommé
« Portes ».
- Je te rappelle que Mü aussi a trouvé des documents qui…
- C’est vrai, mais pas de document rédigé par un chevalier
d’or ayant affronté et vaincu les Portes. »
Finalement, Kanon avait bien fait de s’asseoir. Si un tel ouvrage existait,
cela signifiait que son auteur avait survécu. Shion aussi, c’était
vrai, mais lui et ses compagnons d’alors avaient perdu la bataille.
Triturant un stylo qui traînait sur le bureau et tout en refoulant tant
bien que mal la minuscule pointe d’espoir qui venait de s’illuminer
dans un coin de sa tête, il finit par demander, hésitant :
« Et… Qu’est ce ça dit ?
- Et bien le problème c’est que, hormis la préface tout
le reste est rédigé en italien. Résultat, je ne peux pas
en tirer grand-chose et il ne me semble pas très… opportun de faire
traduire cela à un étranger.
- Et donc ?...
- Donc, j’ai besoin d’Angelo. Je ne peux pas faire de copie de cet
ouvrage, très abîmé, et encore moins l’emporter avec
moi. Le conservateur a beau être affilié au Sanctuaire, il ne peut
pas m’y autoriser.
- Il me semble difficile de… » Kanon se mordit les lèvres,
« Ce n’est pas à moi de prendre cette décision.
- Je crois que c’est vraiment très important. Explique tout à
ton frère. Il faut qu’il m’envoie Angelo. Je t’en prie… »
En quinze ans certaines choses changent… et d’autres pas. Le Shura
que Kanon avait connu avant de se faire exiler était toujours le même.
Posé. Intelligent. Et surtout… pragmatique. Une telle demande de
sa part ne pouvait être que justifiée.
« C’est d’accord. Je vais voir ce que je peux faire.
- Et pour le Conseil… » C’était Rachel qui l’avait
convoqué. Tout le monde devait savoir à présent mais Kanon
se refusait à expliquer de son propre chef les implications des événements
de la veille. Par ailleurs… les dires de Shura le laissaient rêveur
tout à coup. Se pouvait-il qu’une issue de secours puisse apparaître
dans le mur inébranlable qui se dressait soudain devant eux et dans lequel
ils fonçaient bon gré mal gré ? Il fallait bien que
quelqu’un y croit, après tout.
- Reste avec ta famille. Personne ne saurait t’en vouloir. »
Finit-il par répondre, sur un ton qui se voulait apaisant.
Il raccrocha sur les remerciements de Shura. Un chevalier d’or vivant
après avoir vaincu les Portes… C’était donc possible.
Il en avait presque oublié son frère, tandis que les mots de l’espagnol
résonnaient encore dans son esprit. Un instant, la tentation de courir
annoncer la nouvelle à Rachel le fit frémir.
Toutefois, l’idée d’être porteur de faux espoirs le
réfréna momentanément. Pour l’heure… Il bondit
presque du siège, lorsqu’il se rendit enfin compte quelle place
il occupait. Déposant avec soin le portable sur le bureau, bien aligné
avec la verticale du sous-main, il sortit de la pièce à pas de
loup. Il n’avait rien à faire là.
La seule et unique possibilité. Debout devant un pan de mur recouvert
d’un lierre épais et au demeurant impénétrable, Kanon
jaugeait du regard l’état général de la bâtisse.
Pas brillant. Le programme de restauration engagé par le Pope au cours
des dernières années n’avait visiblement pas intégré
ces dépendances du Palais, toujours délabrées, et bien
plus que dans son souvenir.
Les derniers travaux réalisés dataient du XVIème siècle
et moins de cent ans plus tard, les bâtiments avaient de nouveau été
abandonnés. Sans doute leur accès malaisé à travers
la caillasse calcaire, couplé à l’éloignement du
Palais principal pouvait expliquer le peu d’intérêt que leurs
prédécesseurs avaient porté à cet édifice.
Et pourtant, Kanon et son frère le connaissaient bien, la curiosité
de jeunes gamins de sept ans devant une maison abandonnée constituant
à elle seule un intérêt renouvelé.
Compte tenu du danger représenté par ce lieu, interdiction formelle
avait toujours été faite à tous les enfants du Sanctuaire
de pénétrer voire même de s’approcher de la bâtisse,
une interdiction que les jumeaux Antinaïkos n’avaient eu de cesse
de transgresser joyeusement à la moindre occasion… d’autant
plus qu’ils étaient les seuls à le faire.
En dehors de la maison familiale, cette ruine avait constitué pour eux
un refuge précieux, dans lequel ils disparaissaient pendant des heures,
sans plus se préoccuper des adultes qui passaient leur temps à
les chercher. Malgré les raclées, malgré les punitions,
aucun des deux n’avait jamais vendu la mèche et même bien
après cette époque bénie de l’enfance insouciante,
ils avaient toujours gardé par devers eux le secret de cette bâtisse.
Tandis que Kanon avançait sur le semblant de chemin qui contournait la
maison, ses pieds retrouvaient inconsciemment l’emplacement de chaque
pas à faire pour ne pas glisser ni perdre l’équilibre.
Rien n’avait changé. Il laissa ses doigts glisser sur la paroi
de pierres polie par des siècles de pluie et de vent alors qu’il
se faufilait entre deux blocs de marbre qui marquaient l’ultime passage
vers l’entrée.
Leur imaginaire d’enfant leur avait fait transformer ce bâtiment
abandonné en un royaume riche et puissant. Bien que non habité,
il avait servi de débarras à des générations de
Popes et de chevaliers, lesquels avaient entassé là objets, tissus,
livres, en bref tout un tas de trésors fabuleux pour n’importe
quel gamin en mal de découvertes. A chaque visite, c’était
une nouvelle trouvaille. Et la lutte pour la possession de tel ou tel objet
n’avait bien entendu jamais été exempte des discussions
interminables entre les deux frères, pour établir une bonne fois
pour toutes la préséance requise pour la possession de tel ou
tel trésor.
Un sourire nostalgique erra sur les lèvres du cadet des Antinaïkos,
pendant qu’il repoussait avec soin la porte à demi dégondée
qui pendait de guingois, masquant à peine la noirceur intérieure.
Très souvent, peut être trop, il avait cédé le pas
à son aîné. Non pas parce que ce dernier avait vu le jour
quelques minutes avant lui, ni même parce qu’il s’imposait
au cours des combats, non, mais tout simplement parce que cela faisait naître
un sourire sur son visage.
L’état d’affaissement de la bâtisse devenait critique :
un peu partout dans la sombre pièce du rez-de-chaussée, des raies
lumineuses parsemaient les murs en tous sens, témoignant des fissures
et autres disjonctions qui altéraient la structure. Dans la lueur du
jour qui s’engouffrait dans le bâtiment derrière lui, Kanon
voyait flotter un voile brumeux, composé de multiples particules de poussières.
Silencieux, il contourna d’un pas sûr les pierres et branches qui
jonchaient le sol pour arriver au pied d’un escalier qui menait à
l’unique étage. Un escalier qui le fit grimacer cependant, tant
il lui semblait que certaines marches avaient comme qui dirait… disparu.
Levant les yeux, il chercha à percer les ténèbres pour
s’apercevoir finalement que le plancher n’était pas en meilleur
état. Et si son frère était effectivement là où
il pensait qu’il se trouvait…
Hésitant, il posa la main sur la rambarde avant de poser le pied sur
la première marche, rambarde qui se volatilisa dans l’instant,
le bois poreux et rongé s’écroulant sous l’effleurement
de sa main. Un soupir discret lui échappa : allons, si Saga était
monté, il n’y avait pas de raison que ce soit différent
pour lui. Aucune raison. Sauf peut être le fait que son aîné
avait toujours fait preuve d’une certaine délicatesse dont il était
lui-même dépourvu, mais ce n’était absolument pas
le moment de penser à ça…
Il parvint sur le palier de l’étage sans encombre et sans se retourner
sur l’escalier qui avait dangereusement tangué tout au long de
son ascension. Pourtant il n’était pas au bout de ses peines. Ce
niveau ne l’intéressait pas, par contre le minuscule escalier au
fond, collé au mur, ça… Il avait raison. Dans la pénombre,
des traces de pas se distinguaient sur les marches étroites qui menaient…
au plafond, ou du moins à une trappe qui avait disparu depuis belle lurette,
laissant libre l’accès au grenier.
Sur le point de pénétrer sous les toits, il n’eut pas d’autre
choix que de s’arc-bouter des deux bras sur le cadre, l’escalier
se dérobant sous ses pieds, sans avoir le temps de se demander si ledit
cadre résisterait sous son poids, ce qu’il fit pourtant de manière
inexplicable.
Puis il se redressa sous la charpente. Des ouvertures demeuraient au ras du
plancher, qu’ils avaient, lorsqu’ils étaient petits, plus
ou moins occulté avec des bouts de vitres collectés ça
et là. La lumière diffusait au travers du verre sale, éclairant
un capharnaüm gigantesque, fait de meubles et de malles, de tableaux et
autres tapis, gisant sous un amoncellement de poussière, prêts
à se dissiper en fumée à la moindre tentative de toucher.
Le toit avait été crevé un peu loin dans la soupente, par
un chêne liège qui s’était écroulé,
sans doute au cours d’un de ces orages violents qui émaillaient
les mois d’août méditerranéens.
Et dans la pâleur du matin, une silhouette humaine se distinguait contre
la vitre, à quelques mètres de là.
Baissant la tête, Kanon s’avança vers son frère tout
en écartant les toiles d’araignées et leurs propriétaires
qui pendaient des poutres, toute son attention dirigée vers cette ombre
qui se précisait un peu plus, au fur et à mesure qu’il s’approchait.
Affalé contre l’encadrement de l’ouverture, ses longues jambes
à demi repliées devant lui, Saga avait le visage tourné
vers l’extérieur. Il ne se retourna pas sur son frère qui
venait de se planter devant lui.
Sur le plancher, un tas de mégots mal étayé se répandait
au milieu de la cendre grise, elle-même éparpillée entre
les bouteilles renversées qui jonchaient le sol. A cela pouvait se rajouter
un tube ouvert vaguement verdâtre qui laissait échapper de curieux
bâtonnets blancs dont la nature demeurait des plus douteuses…
Mâchoire crispée, Kanon reporta son regard sur son aîné,
ce dernier ne risquait pas de lui prêter attention, pas avec ces yeux
vides et éteints, dénués de toute lueur de vie. Sa tête
reposait contre la vitre, qui avait légèrement entaillé
sa joue. Son pull blanc, habituellement impeccable, était maculé
de tâches de poussière grisâtre, de même que son jean.
Il aurait pu paraître immobile, mais il ne l’était pas vraiment,
ses mains, qui reposaient mollement entre ses jambes, tremblaient.
Kanon posa alors un genou au sol, se postant en face de lui :
« Saga… Saga, tu m’entends ? » Demanda-t-il
doucement, agitant quelques doigts sous le nez du Pope. Un instant, il crut
qu’il était réellement inconscient. Pourtant, au bout de
plusieurs secondes, l’aîné des jumeaux détourna lentement
les yeux, vers son frère.
« Vas-t-en. » Sa voix, cassée par l’alcool
et la fumée, en était quasi-inaudible.
- Non. »
Qu’à cela ne tienne. De nouveau, Saga quitta son frère du
regard. Pour ne plus bouger. Depuis un petit moment maintenant, Kanon se demandait
ce qu’était ce bruit sourd qui résonnait dans sa tête,
de plus en plus fort.
De plus en plus lancinant. Les battements de son propre cœur. Il serra
le poing et les dents, tâchant de contenir la panique, puisqu’il
fallait bien donner un nom à cette sensation vertigineuse qui venait
de le saisir, qui menaçait de le submerger. Pourquoi, mais pourquoi s’était-il
ainsi coupé de son frère depuis la veille ? Quelle lâcheté
l’avait poussé à cette extrémité au moment
où une part de lui-même hurlait à l’aide ?
« Il faut que tu viennes avec moi, Saga… » La voix
de Kanon n’était plus qu’un souffle, « tu ne peux
pas rester là… tu le sais… »
Ses mots glissaient sur son frère sans aucun effet. Il répéta
pourtant ces mêmes paroles, à plusieurs reprises, sur le même
ton, mais il ne pouvait l’atteindre. Ni son corps, ni son esprit. Saga
était au-delà de tout.
Alors, au terme d’une longue hésitation, il finit par poser sa
main sur les doigts glacés de Saga, qui n’avaient pas cessé
de trembler. Il resserra son emprise et petit à petit, le frémissement
s’apaisa jusqu’à ce qu’enfin, il rencontre de nouveau
le regard émeraude, si semblable au sien :
« Je… je ne peux plus. Kanon… Ce n’est plus possible. »
Le gouffre béant qu’il avait déjà ressenti au fin
fond de l’âme de son frère était de nouveau là,
angoissant et glauque. La peur.
« J’ai cru… J’ai échoué. »
La responsabilité… Comment assumer, quand il ne pouvait sauver
ce à quoi il tenait le plus au monde ? Il s’était battu
et débattu pendant de nombreuses années, il avait affronté
ses démons, ses souvenirs, ses hontes et ses remords, pour elle. Avec
le simple espoir que peut être un jour… Mais tout cela n’avait
servi strictement à rien. A rien du tout. Ce qui était écrit
ne pouvait être effacé. Il n’avait pu courir plus vite que
le destin qui l’avait sans cesse devancé. Il avait perdu.
Devant la résignation mortelle qu’était devenu son frère,
Kanon frissonna. Ce fut à peine s’il se rendit compte que les barrières
mentales que le Pope avait érigées tombaient une à une,
dévoilant un cosmos recroquevillé sur lui-même, pâle
et sans plus de force. Eteint.
« Tu abandonnes ? » Le hochement de tête de
son aîné n’était même pas utile.
« Alors dans ce cas… J’aurais mieux fait de te laisser
crever. »
Se redressant brusquement de toute sa hauteur, Kanon recula, son visage disparaissant
dans la pénombre. Seul le pli cruel de sa bouche continua à bouger :
« Quelle ironie, vraiment… Au final, tout le monde avait raison.
Tu as bien trompé le Sanctuaire, et jusqu’au bout. La puissance
des Gémeaux, le pouvoir, la force… j’admire ton aptitude
au bluff. Remarque… » Le ton de Kanon se fit glacial, « …
C’est comme ça depuis toujours, non ? »
Le cadet des Antinaïkos fit quelques pas en arrière, tout en continuant :
« Quand je pense que j’ai osé imaginer que tu avais
changé… Tu parles ! Et tu sais quoi ? Je crois que Père
a raison : tu es un incapable. » Il éclata de rire, « Trop
faible ! Je me demande même si tes “petits problèmes
mentaux” se sont réellement arrangés…
- Kanon… »
Le regard hébété, Saga contemplait son frère. Qui
était soudain cet inconnu devant lui, qui l’insultait ? Et
pourtant, ce rire sardonique continuait à lui parvenir :
- Quoi “Kanon” ? Ah oui, c’est vrai… Ce jumeau
qui a toujours pris pour toi, à ta place, pendant que monsieur en tant
qu’aîné récoltait tous les honneurs dus à son
rang ! J’ai été assez bête pour croire que tu
le méritais… » Un crachat atterrit aux pieds de Saga,
« j’y ai tellement cru que je t’ai laissé gagner
ce jour-là, et voilà le résultat ! J’étais
meilleur et je ne… »
Le poing qui s’écrasa sous son menton coupa net la diatribe de
Kanon, et son souffle ne fut pas en reste, quand ce même poing s’abattit
sous ses côtes, heurtant douloureusement le foie.
Rejeté en arrière, il trébucha contre une chaise qui s’effondra
en miettes et eut à peine le temps de se redresser que déjà
un coup de pied lui fauchait les jambes et qu’il retombait violemment
sur le plancher qui gémit avant de se disloquer tandis qu’il rampait
loin de Saga. Ce dernier, une lueur rougeâtre au fond des yeux marchait
de nouveau sur lui, poings serrés :
« C’est faux ! » Hurla-t-il, « J’ai
gagné ce combat !! Tu le sais aussi bien que moi !!! »
Telle une lourde masse, ses doigts repliés percutèrent le sol
explosant les planches à défaut de la tête de Kanon qui
roula in extremis sur le côté.
« Défends-toi bon sang ! » Et derechef, il
se jeta sur son cadet, le bourrant de coups tous plus violents les uns que les
autres, furieux, rageurs, sans se rendre compte que l’autre encaissait,
sans un cri, sans un mot, plié en deux et sans même se protéger
le visage. Acculé contre le mur, Kanon leva la tête à cet
instant-là pour voir jaillir un poing tout droit dirigé vers son
front… Un poing qui s’arrêta à quelques millimètres
de sa figure.
Etouffant un soupir de soulagement, il regarda Saga s’effrondrer à
genoux, le souffle court, les yeux dilatés d’horreur.
« Non… Non !... » Le Pope observa alors ses
propres mains, posées sur ses cuisses, paumes ouvertes. « Comment
ai-je pu… » Il les porta jusqu’à ses yeux avant
de murmurer d’une voix tremblante à son frère :
« Kanon… Je ne… » Un rire douloureux l’interrompit :
- Décidemment, me taper dessus reste la seule thérapie efficace
on dirait… Aïe. » Le cadet des jumeaux porta avec précaution
une main à son flanc, palpant l’endroit supposé du foie,
« Et tu vises toujours aussi bien. »
Devant un Saga stupéfait, Kanon se redressa tant bien que mal, s’adossant
au mur derrière lui. Il eut un clin d’œil :
« Ca marche les insultes, hein…
- Mais… Pourquoi ? » Kanon haussa les épaules,
sans répondre. Alors, le regard dérivant vers le ciel qui les
surplombait au-delà du toit crevé, Saga eut un léger rire,
triste : « Mais que puis-je faire, maintenant ?
- Te battre. Comme tu l’as toujours fait. Tu sais, il y a au moins une
chose que j’ai retenue de notre entraînement : Tant qu’on
est vivant, il reste encore une chance de vaincre. Il ne faut jamais abandonner.
Alors… » Saga reporta son attention sur son frère, qui
continua : « Personne n’est encore mort. C’est à
nous de jouer, maintenant. »
- Si nous échouons ?
- Et bien, au moins nous aurons essayé. Tous ensemble »
Les jumeaux s’entre-regardèrent, en silence. Du bout de l’index,
Saga cueillit une goutte de sang qui perlait au coin des lèvres de son
frère et la contempla un moment. Ce sang… Le sien aussi. Le même.
Fermant les yeux, il se fit attentif à son propre cosmos qui venait de
s’illuminer à nouveau et qui pulsait, régulier… en
résonance avec celui de son frère, si parfaitement identique.
Une douce chaleur prit alors naissance au creux de lui, se diffusant en tout
sens, coulant dans ses veines, détendant son corps, apaisant son esprit.
Que ne pouvait-il se complaire un peu plus au sein de cette chaude sensation,
qui l’enveloppait tel un cocon protecteur…
Pourtant, il trouva les ressources nécessaires pour reprendre pied dans
la réalité et finit par dire :
« Je n’ai guère d’autres solutions, n’est
ce pas… Et puis, il serait dommage que je t’aie amoché pour
rien.
- En effet. De plus… Elle a besoin de toi. De ton soutien. De ton aide.
Il doit exister des solutions, quelque part. »
Rachel… Il l’avait laissée seule avec sa décision.
Il se mordit les lèvres. Elle, elle avait trouvé ce courage qui
lui avait tant fait défaut.
Elle assumait ses responsabilités au contraire de lui et tout ce qu’il
avait trouvé à faire, c’était de la repousser pour
ne pas subir cette douleur redoutée… Le remord assombrit son regard
et il ne souhaita soudain plus qu’une seule chose, être auprès
d’elle.
Hochant le menton d’un air résolu, il aida son frère à
se relever :
- Dis… Je peux te poser une question ?
- Heu… Oui.
- Est-ce que tu m’as réellement laissé gagner ce jour-là ?
- Et tu m’as cru en plus ? Non, mais, dites-moi que je rêve… »
Au Sanctuaire, fin d’après midi…
L’ardoise du ciel se délitait en une petite pluie fine mais persistante.
Quelques heures à peine avaient suffi à occulter définitivement
le soleil de cette fin de printemps et lorsqu’elle s’était
réveillée, le Domaine Sacré était déjà
détrempé, l’eau du ciel serpentant à terre le long
d’innombrables rigoles.
Un bras puissant entoura sa taille :
« On descend ?
- Oui. » Pourtant elle ne bougea pas tout de suite et demeura contre
lui. Elle ne le voyait pas. Elle n’en avait pas besoin. La chaleur qui
l’entourait était suffisante.
En ouvrant les yeux quelques heures plus tôt, elle l’avait trouvé
là, assis à califourchon sur une chaise. Il la regardait. Rasé
de frais, et tout de noir vêtu, le sang qui irisait le blanc de ses yeux
et les cernes profonds qui les bordaient témoignaient pourtant de la
nuit blanche qu’il avait très certainement passée.
Il ne s’excusa pas. Pas son genre. Mais lorsque leurs doigts s’entrelacèrent,
lorsqu’il posa ses lèvres sur le front de Rachel tout en l’enlaçant
plus fort que jamais, l’apaisement descendit en elle. Il était
avec elle. Malgré tout. Au-delà de tout. Longtemps elle était
restée dans ses bras, attentive à leurs cosmos respectifs qui
se mêlaient pour ne faire qu’un, une douce vibration commune d’or
et de platine, unique et puissante. Jusqu’au bout.
La pluie cessa peu à peu. Cependant, la ligne d’horizon, sombre
et orageuse, promettait déjà une reprise prochaine de l’averse.
Avec un soupir, elle se détourna tout en glissant son bras sous le coude
de son compagnon :
« Qui est déjà là ?
- Aioros et Aiors. Mü aussi. »
Aioros… Qui d’autre avait abouti aux mêmes conclusions que
le Sagittaire ? Elle ne pouvait empêcher cette question de tourner
et retourner dans sa tête. Et quelles allaient être leurs réactions ?
Un frisson d’anticipation courut le long de son échine, elle n’en
avait pas la moindre idée.
Il était en retard. Il le savait. Et pourtant, il ne parvenait pas à
s’arracher à la pile de documents qu’il avait conservés
en copie. Dôkho aussi avait compris. Mais quelque chose, un détail,
le chiffonnait. Il avait eu beau lire et relire les documents que Shion lui
avait confiés, rien dans tout ce fatras généalogique ne
répondait à la question qui l’obsédait. Et c’était
bien ça le problème. L’illogique de la situation actuelle
ne pouvait lui échapper, et aucune solution n’était envisageable.
Pas dans ces conditions. Nathan et Andreas savaient-ils ? Il se prit à
en douter fortement. Encore, Nathan… Mais Andreas ! Malgré
toute la rancœur qu’il ressentait envers ses fils, il n’occultait
tout de même pas le poids et la l’importance majeure de la famille
Antinaïkos au sein du Domaine Sacré.
Or… Parmi toutes les suppositions qu’il échafaudait depuis
des heures, il y en avait une qu’il écartait systématiquement
et qui pourtant ne cessait de se présenter à lui. La seule qu’il
aurait voulu occulter plus que toutes les autres. La seule… à laquelle
il n’osait donner crédit mais qui tenait la route. Si c’était
effectivement le cas…
Une grimace se peignit sur son visage, tandis qu’il enfilait un blouson
en prévision de l’averse qui n’allait pas tarder à
reprendre. Il en aurait le cœur net.
En sortant de son temple, il faillit se heurter à Aldébaran.
« Moi qui pensait être le dernier !… »L’immense
Taureau lui adressa un sourire amical :
- Même pas ! » Du pouce il désigna l’escalier
derrière lui que gravissait un Angelo ronchon et qu’ils entendirent
râler malgré la distance, et du menton, il indiqua les deux silhouettes
de Milo et Camus un peu plus haut.
Dôkho jeta un coup d’œil curieux à son massif alter
ego. Celui-ci affichait une sérénité étonnante.
Etait-il possible que lui aussi ait deviné sur quel chemin son destin
allait l’entraîner à compter de ce jour ? Au fil des
années, la Balance avait appris à compter avec Aldébaran.
Son influence, sans doute dûe à son caractère toujours égal,
et à la justesse de ses avis, n’avait eu de cesse que de s’étendre
sur le Sanctuaire, tout d’abord au travers du centre d’entraînement,
mais aussi au sein de la garde dorée elle-même. Il était
un homme respecté tout en demeurant le bon vivant qu’il avait toujours
été. Et l’attachement à sa mission, ainsi qu’à
ses pairs, n’avait jamais été remis en cause, tant son honnêteté
scrupuleuse et sa ferme croyance en l’humanité n’avaient
jamais failli.
Quoiqu’il arrive à présent, il apparaissait évident
qu’Aldébaran irait au bout de ce pourquoi il existait. Sans se
poser de questions.
« Thétis doit déjà y être non ?
- Je suppose. Je ne ressens aucune présence… » Camus
avait été rejoint par Milo et tous deux s’acheminaient tranquillement
vers le Palais. Le Verseau s’arrêta néanmoins une seconde
devant le temple des Poissons ce qui lui permis de confirmer d’un hochement
de tête :
« Personne en effet. »
Evitant soigneusement les flaques qui s’étaient formées
sur les marches menant au sommet du Domaine Sacré, Camus jeta un regard
par en dessous au Scorpion. Guère étonnant qu’il ne soit
pas en mesure de se concentrer sur quoi que ce soit aujourd’hui…
Après tout il s’agissait de Rachel, sa seule et unique famille,
sa cousine avec laquelle il avait été élevé, celle
qu’il considérait comme sa petite sœur… Hier déjà,
son inquiétude était palpable, mais aujourd’hui… Une
ride de contrariété barrait le front de Milo et un bon vieux tic
hérité de son adolescence lui faisait mâchouiller sa lèvre
inférieure. Visiblement, il avait dû passer une bonne partie de
la nuit à ressasser les événements de la veille.
« Tu as l’air fatigué mon ami. Tu es sûr que ça
va aller ? »
Perdu dans ses pensées, Camus ne s’était pas aperçu
que Milo l’observait lui aussi. Sacré Milo… Malgré
son inquiétude légitime pour Rachel, il trouvait encore le moyen
de se préoccuper de quelqu’un d’autre. Un quelqu’un
détruit qui ne méritait pas une telle sollicitude. Détruit…
« Ton ami, Milo, n’est plus qu’une chose inutile…
Une loque humaine. J’ai cru que je pouvais gérer ce qu’est
devenue ma misérable vie mais je me suis trompé. C’est trop
tard… je ne vaux pas l’intérêt que tu me portes, moi
qui te mens depuis des années, toi qui ne vois rien et qui persistes
à me considérer comme ton ami. Oh je crève de te dire,
de te l’avouer mais je te perdrais si je faisais cela. Je l’ai toujours
su, depuis le jour où ma route a croisé la tienne. Je pensais
qu’avec le temps, je surmonterais ce vertige, qu’il deviendrait
un simple et beau souvenir mais je n’ai pas pu… Si seulement !... »
Si seulement il pouvait laisser hurler son cœur…
« Je vais bien. Je t’assure. » Fut sa seule réponse.
Il ne manquait plus que Saga et Rachel. Même Kanon était là,
installé à sa place toute neuve, l’air cependant sombre,
un air qu’il aurait aimé cacher mais malgré tous ses efforts,
les regards éloquents de certains sur sa personne le confortait dans
l’idée qu’il ne devait pas respirer l’optimisme.
Presque en face de lui, Thétis, elle, ne l’avait même pas
effleuré du regard. Non pas qu’il s’en étonnât
à proprement parler mais une pointe d’agacement germa néanmoins,
qu’il n’aurait su s’expliquer. Mais par-delà l’ignorance
qu’elle affectait à son égard, il ne put éviter de
ressentir l’angoisse qui se dégageait de la jeune femme. Les mains
qu’elles avaient posées devant elle tremblaient par intermittence.
Son teint hâve et ses immenses yeux océan qu’elle fermait
trop fréquemment ne laissaient guère de doute sur le trouble qui
l’agitait.
Au moment où, faisant fi de son énervement, il se penchait par-dessus
la table, pour lui parler et tenter de la réconforter, une main se posa
sur l’épaule de Thétis, une main qui n’était
pas la sienne. Surpris, Kanon vit Shaka se courber vers elle pour lui chuchoter
il ne savait quoi à l’oreille et qui eut le mérite d’arracher
un sourire à la jeune femme, misérable certes, mais un sourire
tout de même. Alors, l’index fin de la Vierge se pointa sur le front
de Thétis. La décharge d’énergie fut infime et discrète,
mais bientôt, le regard des Poissons réapparut, plus dur, et ses
doigts reprirent leur calme habituel.
« Il a bloqué une partie de son empathie… Quel imbécile !
J’aurais dû me douter que l’accumulation du désarroi
de chacun ici allait la faire souffrir… »
Bon gré, mal gré, il adressa un sourire crispé à
Shaka, qui hocha la tête à son encontre, le visage impassible.
Il y a des détails qu’on ne devrait pas oublier. Et Kanon venait
à l’instant de se rappeler LE détail. Shaka et Thétis
étaient sans doute plus proches qu’il n’y paraissait. C’était
déjà le cas lorsque avec Angelo, ils étaient venus l’extirper
de son trou pour aller sauver son jumeau. Qu’en était-il plus d’un
an après ? Pendant quelques secondes, le regard émeraude
de l’Antinaïkos alla de l’un à l’autre…
jusqu’à ce qu’il réprime tant bien que mal une inextinguible
envie de rire, ce qui se traduisit par l’apparition d’un sourire
sur ses lèvres que d’aucun aurait qualifié de carnassier.
Thétis… et Shaka ?! Allons… Non. Définitivement
non. Une fille comme elle ne pouvait décidemment pas trouver la moindre
satisfaction avec un type comme lui. Kanon, lui par contre, savait de quoi elle
avait besoin.
Angelo s’était laissé tomber sur son siège, en face
d’Aioros. Lui aussi percevait l’ombre qui s’appesantissait
sur la salle du Conseil, au fur et à mesure que les uns et les autres
arrivaient. Et cela n’avait rien pour le rassurer. L’inquiétude
latente qu’il traînait avec lui depuis la veille, alimentée
par le récit qu’Aiors lui avait fait et la tête d’enterrement
du Sagittaire qui lui servait de décor, lui faisait entrevoir une sale
fin de journée. Et cette pluie !...
Machinalement, il répondit au sourire que lui fit Aiors en s’installant
à ses côtés avant que la main qui se posa sur son bras gauche
ne le ramène vers Kanon :
« Angelo… » Lui souffla-t- il près de l’oreille,
« Demain, tu dois partir rejoindre Shura en Espagne.
- Hein ?... Demain ? Shura ? Mais… Pour quoi faire ?
- Il a trouvé un document très important, rédigé
en italien. Il a besoin de toi pour traduire.
- Ah ? Parce qu’on cherche encore des informations ? Je croyais
que la présence de vos paternels avait définitivement réglé
la question.
- En théorie oui. Mais il se pourrait que l’ouvrage que Shura a
déniché remette en partie en cause ce qui va se dire aujourd’hui.
Et crois-moi… Ce ne sera pas du luxe.
- Bon… Saga est d’accord ?
- Il m’a demandé de te transmettre son ordre. »
En face, ce n’était pas la joie, à gauche, ce n’était
pas la joie… Ah, et bien, du côté droit non plus !
Dôkho avait visiblement pris 5 ans dans les dents, ce qui demeurait bien
insuffisant pour qu’il paraisse son âge réel, mais la rareté
de l’évènement reflétait la gravité de la
situation.
« J’ai loupé un wagon. C’est sûr, j’en
ai loupé un, mais alors lequel ?... »
Visiblement, Angelo n’était pas le seul, à avoir loupé un wagon. Mü, arrivé le premier, ne s’était toujours pas assis, saluant ses pairs au fur et à mesure qu’ils entraient dans la salle, tandis que son visage se décomposait petit à petit. Les cosmos de chacun d’entre eux étaient fébriles, la lumière qu’ils dégageaient était tout sauf stable, tant d’idées s’entrechoquaient sous les crânes qu’il ne parvenait pas à déceler le moindre fil conducteur au milieu de cet amas de pensées. Si ce n’était un vaste puits ténébreux et sans fond. Du regard, il interrogea Shaka qui était sur le point de s’installer. La Vierge secoua la tête lentement, sans un mot. Il était étrange de se rendre compte à quel point cet homme semblait être ébranlé. Mü le savait fragilisé par les incessantes questions qui l’agitaient mais aujourd’hui il ne paraissait même plus détenir cette force habituelle qui était la sienne, celle qu’il invoquait quand tout devenait trop difficile. Son esprit, derrière ses barricades, était entièrement nu et gêné, Mü se détourna avant de s’asseoir enfin.
Le couple se dirigeait d’un pas tranquille vers les immenses portes entrouvertes
d’où un sourd brouhaha s’échappait. Nul doute que
tout le monde était bien arrivé. Pourtant, les deux mains posées
sur le bois vénérable, Rachel se figea un instant, pour jeter
un coup d’œil derrière elle.
« Inutile de t’inquiéter. Ils ne viendront pas. »
Le mince sourire froid qui orna fugitivement le visage du Pope la rassura.
Andreas qui décidément ne doutait de rien, avait demandé
à participer au Conseil, une demande qui d’ailleurs s’était
plus apparentée à un ordre. La réponse de Saga n’avait
été qu’un simple non, sec et sans appel. Son père
n’en avait pas moins tenté d’argumenter :
« Il nous semble légitime à Nathan et à moi
d’être présents ! Shion nous a…
- Shion est mort. Tu ne l’as pas oublié j’espère ? »
Rachel, si elle n’avait pas eu le cerveau encore embrumée et si
elle s’en était sentie libre, aurait volontiers explosée
de rire devant le silence d’Andreas pour toute réponse, visiblement
rendu muet par son air pincé que Saga venait de lui faire ravaler.
Toujours était-il que depuis cette petite mise au point, leurs pères
respectifs s’étaient cantonnés à leurs quartiers
pour ne plus en bouger.
Saga posa sa main sur celle de Rachel :
« Il est temps d’y aller. »
La pluie avait finalement repris de plus belle, et lorsque Saga et Rachel pénétrèrent
dans la salle du Conseil, une pénombre crépusculaire avait envahi
la pièce. Sans même se concerter, Kanon et Milo se levèrent
pour allumer lampes et candélabres et bientôt, la noirceur du ciel
fut repoussée au dehors.
Ils se ressemblaient presque, avec la dureté et la fermeté qui
se lisaient sur leurs visages respectifs. Mais Rachel… Elle apparut presque
immense, tandis que d’un pas lent, elle traversait la salle, pour aller
rejoindre sa place, au bout de la table.
Ses cheveux de jais, soigneusement tirés et ramenés en un chignon
sur le bas de sa nuque, dégageaient ainsi entièrement son visage,
un peu plus pâle qu’à l’accoutumée et son regard,
dans lequel le bleu marine avait presque entièrement cédé
le pas à l’or.
L’exceptionnelle sensation de cohésion qui les avait tous fait
frémir lors du dernier Conseil ne se renouvela pas en ce jour. L’absence
de Shura n’y était bien évidemment pas étrangère.
De fait, Rachel ne laissa pas le silence s’installer trop longtemps :
« Si nous avons souhaité vous convoquer en ce jour, c’est
pour faire suite aux événements de la veille, ainsi que vous vous
en doutez tous. Mais avant de continuer, je laisse la parole à Aioros,
car je suppose que la plupart d’entre vous n’est pas encore au fait
de ce qui leur est arrivé hier. »
Le Sagittaire se racla la gorge :
« En effet… Je crois que ce qui s’est déroulé
explique beaucoup de choses… »
Il demeura assis et dans le silence attentif qui s’établit autour
de la table, la voix d’Aioros finit par s’élever. Angelo,
qui connaissait déjà toute l’histoire et surtout selon une
version un peu plus vivante que celle qui leur était servie en ce moment
même, observa discrètement son Pope, puis Rachel. Autant Saga était,
comme à son habitude dès qu’il présidait un Conseil,
totalement froid et distant, autant Rachel respirait une certaine fébrilité
qu’il ne lui connaissait pas. Pour quelqu’un qui avait perdu connaissance
vingt quatre heures plus tôt, et qui avait encaissé les cosmos
d’Aiors ET d’Aioros simultanément, elle avait l’air
assez en forme, mais l’air seulement. La rougeur autour de son poignet
gauche qu’elle dissimulait sous sa manche n’échappa pas au
regard acéré du Cancer, et même lui, qui était pourtant
loin de disposer des capacités d’un Sagittaire quand il s’agissait
d’analyser l’état d’un cosmos, se rendait compte qu’elle
ne donnait une image unifiée d’elle-même que grâce
à son aura sur laquelle elle s’appuyait sans vergogne.
« … Même si le premier a réussi à s’enfuir,
le second est mort. Mais si nous n’avions pas eu le secours de Rachel…
Ils nous auraient tués. »
Jusqu’ici, elle ne s’était encore sentie réellement
observée mais lorsque les derniers mots d’Aioros moururent dans
le silence, toutes les têtes présentes convergèrent vers
elle.
« Allons… A toi maintenant. Ils doivent savoir… »
Mais elle avait beau se morigéner, une fraction de seconde plus tard,
il lui parut que tous ses moyens l’avaient désertée. Un
regard vers Saga. Un simple regard et soudain, une lame de fond puissante et
solide la souleva, une énergie renouvelée coulant dans ses veines
et dans son cœur.
« Vous savez déjà que lorsque Saga et moi avons affronté
les deux premiers gardiens, nous n’avons pu vaincre que parce que l’énergie
de Saga a transité par moi, de manière à ce que sa Galaxian
Explosion devienne suffisamment puissante pour passer outre leurs auras qui
nous empêchaient de nous déployer. Il s’est passé
la même chose pour Aioros et son frère, bien que cela se soit produit
à distance. J’ai… J’ai concentré leurs cosmo
énergies avant de les leur renvoyer, ce qui leur a permis de se débarrasser
de leurs adversaires, malgré leur état de fatigue.
- Qu’est ce que ça veut dire ?
- Si l’un d’entre nous rencontre un Gardien, il ne pourra pas s’en
sortir seul ?
- Pourquoi les deux, et non pas une seule ?
- Stop ! » L’ordre du Pope tomba au milieu d’eux,
sans aménité aucune. « Pas tous en même temps,
il y a trop de points à aborder. Mü, vas-y. » Le Bélier,
qui s’était tu depuis le début, n’avait pas quitté
Aioros des yeux.
« Pourquoi vous ont-ils attaqués ? Je veux dire… »
D’un geste embarrassé, il désigna Saga à ses côtés,
« Rachel et lui se sont rendus directement auprès des Portes,
et il est donc normal qu’ils aient affronté ceux qui Les protègent.
Mais pourquoi sont-ils venus s’en prendre à vous, alors que vous
ne les menaciez en aucune façon ?
- Ils ont dit… » La voix d’Aiors s’éleva,
morne, « … Que nous ne devions pas nous opposer à Leur
Ouverture. Que nous ferions mieux de rester en dehors de toute cette histoire.
- Des menaces ?
- Si l’on considère que le fait de s’en prendre à
ma propre femme est une menace, alors oui, on peut appeler ça comme ça.
- C’est quand même pas bien glorieux comme procédé… »
Pensa tout haut Angelo.
- Et c’est toi qui dis ça ? Et bien… » Camus
leva les yeux au ciel.
- Et oh ! J’ai jamais fait ça moi… ou sauf sur ordre !
Et puis, s’il te plaît, tu évites de la ramener, toi ! »
Le Verseau haussa les épaules sans répondre, se désintéressant
aussi sec du tour que prenait la conversation, tandis que Saga jetait un sale
regard au Cancer :
« Sur ordre hein ?...
- Oui, bon, ça va ! On ne va pas faire le réveillon dessus ! »
« Néanmoins, si c’est arrivé une fois, cela
peut se reproduire… » Murmura pensivement Aldébaran,
« Je pense notamment à Shura qui est allé voir sa famille.
- Je l’ai prévenu, » expliqua Rachel, « et
lui ai dit de se tenir sur ses gardes.
- Rachel… D’après ce que tu viens de nous dire, cela signifie
donc que lorsque nous nous présenterons devant les Portes, nous ne pourrons
abattre les Gardiens qu’avec ton aide, c’est cela n’est ce
pas ? »
La jeune femme observa son cousin avec tendresse. Milo paraissait vraiment désorienté
et attendait visiblement une explication complémentaire. Elle le connaissait
suffisamment pour voir qu’il ne se satisfaisait pas de ce début
d’éclaircissement, à l’instar d’autres d’ailleurs,
si elle en croyait les regards attentifs fixés sur elle.
Prenant une profonde inspiration, elle posa ses deux mains bien à plat
sur le vénérable plateau de bois devant elle, avant de les englober
tous d’un regard :
« Milo, tu as raison en ce qui concerne la manière de vaincre
les Gardiens. Néanmoins… Ce qui s’est passé hier m’a
amenée à tirer certaines conclusions, qui ont été
corroborées par Andreas Antinaïkos et mon père, Nathan. »
« Nous y voilà… » Saga crispa le
poing, mais malgré la difficulté qu’il éprouvait
soudain à contempler encore la jeune femme, la force qu’il lui
prêtait ne faiblit pas. Il ne devait pas faiblir.
« Nous savions déjà qu’il nous fallait être
treize pour espérer empêcher l’Ouverture des Portes, mais
nous ne savions pas comment intervenir. Aujourd’hui… »
Le bleu et or du regard de la Dothrakis disparut fugitivement, alors qu’elle
fermait les yeux un instant. Puis :
« Seule l’énergie combinée des douze ultimes
cosmos dorés, concentrée et augmentée par l’héritier
Dothrakis est en mesure de stopper l’évolution finale des Portes
qui Les mène à Leur Ouverture, et donc au déchaînement
du chaos sur la Terre. »
Tout était dit en une simple phrase. Pourtant, les mots flottèrent
un long moment dans la salle, au dessus de l’imposante table du zodiaque,
un écho étouffé par le crépitement incessant de
la pluie à l’extérieur, sur le sol, contre les vitres.
Un éclair aveuglant, immédiatement suivi d’un grondement
sourd, fit sauter les plombs. Mais peu à peu, au milieu de la semi pénombre
dans laquelle ils venaient d’être plongés, émergèrent
les uns après les autres des êtres humains, des visages, sans plus
de voix.
Dôkho et Aioros avaient baissé les yeux. Le Sagittaire savait,
et la Balance venait d’obtenir la confirmation de ce qu’il redoutait.
Glacée par les regards figés qui l’entouraient, Rachel perçut
pourtant une aura dorée s’ajouter à celle de Saga, une aura
parfaitement identique. La tête inclinée discrètement vers
elle, Kanon lui souriait avec tristesse.
Cette femme… Cette femme qui avait connu la souffrance ultime, qui s’était
battue au-delà de toutes les espérances, qui avait retrouvé
envers et contre tout une raison de vivre, Cette femme… devait donc mourir.
Mourir pour laisser une chance à la vie. Shaka la regardait, elle qui
était à son côté, ne pouvant comprendre. Elle était
si… humaine ! Comment avait-elle pu trouver le courage de prendre
une telle décision ? Trouverait-il, lui, une raison suffisante d’en
faire autant ? Et surtout pourrait-il l’accepter ? Ou le devrait-il ?
Le fracas d’un siège tombant au sol se confondit avec un coup
de tonnerre qui résonna brutalement autour d’eux, tandis que la
lumière revenait.
Comme tirés de leur léthargie soudaine, tous s’agitèrent
pour finalement s’apercevoir qu’Angelo était debout.
« Je crois que j’en ai assez entendu. » Fit-il avant
de s’éloigner de la table en direction de la porte.
- Angelo ? Où vas-tu ? » La voix calme de Saga s’était
élevée, sans qu’il ne se retourne vers l’italien.
- Ailleurs. Loin. Je ne veux pas être compté parmi les responsables
d’un tel désastre.
- Angelo, il faut que tu restes. Je n’ai pas encore terminé.
- Ah bon ?! » Ses traits aiguisés de colère se
tournèrent vers Rachel, « C’était pourtant très
clair non ? Et tout le monde a aussi bien compris que moi. J’ai tué
beaucoup de gens dans ma vie, peut être même un peu trop d’ailleurs.
Mais s’il y a bien une chose dont on ne m’accusera jamais, c’est
de t’avoir tuée, toi !
- Je t’en prie, Angelo…
- Sans moi ! » Rageusement, il asséna un coup de pied
aux doubles battants qui s’ouvrirent comme par magie.
- Ca suffit ! Reste ici, c’est un ordre ! »
Un petit quelque chose très particulier qu’il n’avait pas
l’habitude d’entendre dans le ton de la jeune femme le fit s’immobiliser
tout net. Se retournant, il ne put que se soumettre au regard lourd de fureur
sous lequel elle le tenait et de mauvaise grâce, il se rapprocha de nouveau
de son siège, qu’il redressa. Sans toutefois se rasseoir.
« Rachel… Tu ne vas quand même pas… »
D’un geste, elle interrompit Aiors qui, l’air interdit, paraissait
à l’instant prendre toute la mesure de ce qui venait d’être
dit.
- J’ai pris seule ma décision. J’en connais les conséquences
et les assumerai. Cependant, en ce qui vous concerne, vos vies sont également
en jeu et je me refuse à vous imposer ma décision. Aussi…
vous êtes libres de votre choix. Je ne veux pas qu’il vous soit
imposé pour des motifs qui ne trouveront pas grâce à vos
yeux, ou qui paraîtront futiles à certains, inutiles à d’autres.
C’est trop important.
- Mais Rachel ! Tu as dit toi-même que l’intégralité
des cosmos des XII devait être présente devant les Portes…
- C’est le cas, Mü. Mais si nous avons repris en main ce Sanctuaire
et fait de lui ce qu’il est devenu aujourd’hui, ce n’est pas
pour régresser maintenant. » Saga, là-bas, en face
d’elle, demeurait impénétrable. Elle l’avait mis au
courant de ce qu’elle allait demander et il lui avait donné son
accord. Lui non plus ne voulait pas sacrifier inutilement ceux à qui
il tenait.
« Vous êtes des chevaliers d’or. Mais vous êtes
aussi des êtres humains. Je sais que certains parmi vous ne croient pas
en cette dualité, pourtant elle existe. Et c’est forts de cette
dualité que je vous demande de réfléchir à votre
décision et de bien peser votre réponse.
- Combien de temps ? » La voix altérée d’un
Camus visiblement secoué lui parvint.
- Tout va aller très vite à présent. Cependant… »
Devait-elle le leur dire ? On ne savait rien de ce que contenait ce document
si ce n’est qu’il avait été écrit par un membre
des XII ayant survécu dans des conditions similaires à celle d’aujourd’hui.
Mais à présent, il n’était plus temps de cacher la
vérité. La confiance était un requis incontournable :
« Shura a trouvé un vieil ouvrage qui pourrait peut être
nous être précieux. Etant donné qu’il s’agit
d’un document en italien, Angelo va rejoindre Shura dès demain
et je pense que nous en saurons plus assez vite. Lorsque nous connaîtrons
la teneur exacte de ces informations, je vous demanderai de nous faire part
de vos décisions respectives. »