Chapitre 24 - Parttie I

Aéroport de Séville, Andalousie, Espagne…

Il tourna la tête, à droite, puis à gauche, balayant la foule agglutinée devant les portes du hall d’arrivée de l’aéroport de Séville. Pas de Shura. C’était la meilleure celle-là ! Passablement agacé, Angelo refit un dernier tour d’horizon, mental cette fois, mais décidément, toujours pas trace du Capricorne. Il finit par se résoudre à récupérer son sac qui entamait son troisième tour de tapis roulant tout en remâchant son énervement grandissant, déjà bien amorcé après plus de six heures de voyage, dont deux d’escale à Barcelone.
Il ne pouvait pourtant pas l’avoir oublié, alors qu’ils s’étaient téléphonés pas plus tard que la veille, pour confirmer l’heure d’arrivée de l’italien.
L’air morne, Angelo regarda le hall se vider peu à peu, et lorsqu’il fut seul ou presque, il finit par abandonner tout espoir de voir apparaître la tête de fouine agrémentée de la chevelure la plus rebelle qui soit, et appartenant à ce qui lui tenait lieu d’alter ego.
Un coup d’œil à l’horloge digitale le renseigna : 20 minutes de retard. Retard. Un mot qui, en temps normal, était banni du vocabulaire de Shura. Du plus loin qu’il se souvienne, Angelo n’avait jamais vu le Capricorne en retard à un rendez-vous, ou à un Conseil. Jamais. Le Cancer se mordit la lèvre, hésitant, tandis que l’aiguillon de l’inquiétude venait le chatouiller. Ce n’était pas normal.
Enfonçant son poing dans la poche de son jean, il en extirpa un bout de papier chiffonné, qu’il déplia d’un geste impatient : un numéro de téléphone et une adresse. Pendant qu’il testait le premier sans résultat, il tendit la seconde à un chauffeur de taxi, en faisant appel à ses trop maigres souvenirs hispanisants :
« Vous pouvez m’emmener là-bas ? » Bon, d’accord, il avait bien dû y glisser un ou deux mots d’italien, mais visiblement, cela ne sembla pas heurter le conducteur, qui eut un long sifflement :
- C’est loin ça… Ca va vous coûter cher ! » Finit par comprendre Angelo, à l’issue d’une intense concentration.
- Ca ira. »
« Je n’ai pas le choix de toute façon… » Se fit-il comme réflexion en s’installant à l’arrière du taxi.
- Vous êtes italien ? » Lui demanda le conducteur au bout de quelques minutes.
- Oui. » Angelo avait hoché la tête d’un coup sec, évitant en toute connaissance de cause de masquer son agacement. Il avait toujours eu une sainte horreur des taxis qui voulaient faire la causette et espérait que son air aimable habituel découragerait celui-ci. Et en effet, une fois que le chauffeur eut croisé dans le rétroviseur le regard noir et féroce de son passager, il se tint coi pendant tout le temps que dura sa course.

Angelo fut presque surpris de se voir si vite sorti de la ville et bientôt, se laissa absorber dans la contemplation du paysage qui défilait sous ses yeux, tandis que le taxi suivait le ruban argenté de l’autoroute en direction du sud.

Il avait eu tout le temps de remâcher, ressasser, ruminer les événements des jours derniers au cours de son vol interminable… et pourtant, il s’était soigneusement gardé de rien en faire. Son départ du Sanctuaire, ordonné par Saga, il l’avait de lui-même précipité, trop pressé de fuir ce lieu où l’ambiance s’était singulièrement plombée en l’espace de quelques heures, et ce n’était certes pas pour se complaire dans d’interminables réflexions qui n’auraient fait que lui gâcher un peu plus la journée. D’autant plus qu’il avait bien failli ne pas partir. Fichu contretemps…

Temple du Cancer, Sanctuaire, aube du même jour…

« Où allez-vous ? »
Sur le parvis du temple effleuré par les premiers rayons de l’aube se dressait une silhouette, sombre et indistincte depuis l’intérieur du grand hall qu’Angelo s’apprêtait à quitter. Plissant les yeux, il s’acharna quelques secondes à tenter de deviner l’identité de celui qui l’interpellait si cavalièrement, mais ce fut finalement la voix et surtout le ton, qui le renseigna :
« Vous ne devez pas quitter le Sanctuaire.
- M. Antinaïkos, que faites-vous dans MON temple ? »
Le vieil homme se tenait droit comme la justice, bien campé sur ses deux jambes, pile au milieu du chemin que l’italien envisageait de suivre pour sortir de chez lui.
En arrivant à sa hauteur, Angelo se rendit compte que le père des jumeaux était aussi grand que lui ; son âge avancé ne l’avait visiblement pas tassé plus que ça.
« Vous ne devriez pas rester là. Vous n’avez rien à y faire. »
Si Andreas avait connu le Cancer, il aurait su que le ton neutre que ce dernier affectait en cet instant n’était pas spécialement de bon augure. Seulement voilà : il n’en savait rien. Aussi répéta-t-il, tout aussi agressif :
« Où allez-vous ? »
- Depuis quand ça vous regarde ? »
Les yeux d’Andreas, fixés sur le sac qu’Angelo portait négligemment sur son épaule, vinrent se planter dans le regard cobalt du Cancer :
- Il ne vous est pas permis de partir alors que l’Ouverture des Portes n’est plus qu’une question de semaines. Vous devez vous préparer à la tâche qui vous incombe.
- Et vous, vous êtes qui pour vous permettre de me donner un ordre ?
- Vous ne m’avez pas répondu.
- La seule personne ici ayant l’autorité nécessaire pour me questionner est le Pope du Sanctuaire, qui se trouve également être votre fils. Alors si vous n’êtes pas content, le bureau des réclamations est au dernier étage du palais, troisième porte à gauche. Mais suis-je bête : vous connaissez déjà le chemin, n’est ce pas ? Maintenant, pour la dernière fois, ôtez vous de ma route et accessoirement, quittez ce temple. »
Au fil des années, Angelo avait perdu l’habitude de ne pas être craint. Aussi fut-il presque surpris, mais surtout profondément agacé de voir qu’Andreas ne se décalait pas du moindre millimètre. Sentant la moutarde lui monter au nez, il s’apprêtait à l’écarter sans ménagement, quand l’Antinaïkos rétorqua froidement :
« La direction de ce Sanctuaire est contraire à l’intérêt général. De fait, elle ne peut être considérée comme une référence, compte tenu de la situation actuelle.
- Oh… » Le sourire glacé qui orna alors les lèvres d’Angelo rendit caduque l’air ironique d’intense réflexion qu’il arborait : « J’en déduis donc que vous seul êtes à même de savoir ce qui est bon pour le Sanctuaire ?
- J’ai voué ma vie à ce lieu et à ses valeurs. Alors oui, je sais mieux que…
- Même pendant que vous étiez “mort” ? » Le Cancer avança d’un pas supplémentaire vers Andreas, une noirceur inédite au fond des yeux, « Comme c’est fascinant… Remarquez, c’est peut être d’ailleurs à ce moment-là que vous avez le mieux compris ce qu’était le Sanctuaire, non ? Quand on meurt, on emporte ses rêves et ses certitudes avec soi… »
L’index d’Angelo se dressa soudain, pour se diriger presque mécaniquement vers le cœur d’Andreas : « Que diriez-vous de retourner vous bercer d’illusions, de façon définitive cette fois ? »
Le sourd écho de la sirène du passeur retentit et résonna de loin en loin dans le monde minéral du Domaine sacré. Ce signal, fort malvenu pour Angelo, vit la main de celui-ci retomber avec grand regret loin de sa cible :
« J’aurais très volontiers continué cette charmante conversation en votre compagnie mais le devoir m’appelle… » Un sourire exagéré ponctua alors sa dernière phrase : « Nous aurons cependant l’occasion de conclure un peu plus tard ! »
Et plantant là Andreas, il dévala les escaliers sans plus se retourner.
Il est des odeurs, des sensations dont il n’est pas possible d’oublier jusqu’au souvenir. Or, le Cancer était tout particulièrement familier avec l’une d’entre elles : la peur. Cette peur qu’il avait toujours inspirée chez ses adversaires, quand il confrontait ceux-ci avec le cauchemar ultime de tout être humain, celui de la mort qui rôde. Une fois de plus, elle avait été là, exsudant de l’Antinaïkos, brutale et irraisonnée, inattendue. Il l’avait sentie, comme un loup respire la piste de sa proie.
Peu lui importait à vrai dire ce qu’Andreas essayait de faire depuis son retour au Sanctuaire ; tous les deux savaient à présent que le Cancer ne se laisserait pas manipuler.

Lorsqu’au bout d’une bonne heure, il s’aperçut qu’ils quittaient l’autoroute pour s’enfoncer dans les montagnes, il sortit de son mutisme :
« C’est encore loin ?

- Trois quarts d’heure, environ. »
“Bonjour le trou paumé…” Marmonna-t-il entre ses dents, en jetant un coup d’œil sur l’adresse : Zahara de la Sierra.
Angelo, qui s’attendait à contempler de vastes étendues arides et brûlées par le soleil en fut pour ses frais : en cette belle journée de mai, la route qu’il suivait était bordée de part et d’autres de champs d’un vert éclatant, couverts de hautes herbes ondoyantes sous le vent ; ça et là, des taches écarlates rompaient l’uniformité du site, parfois sous forme de simples coquelicots parsemés, parfois semblables à d’immenses draps rougeoyants, qui se seraient échappés d’une maison. Au détour d’un virage, son regard tombait de loin en loin sur un corps de ferme perdu au milieu des terres, et dont les murs blanchis à la chaux resplendissant sous le soleil rendaient l’isolement plus saisissant encore.
« Zahara. » Dit simplement le chauffeur alors que son véhicule s’engageant sur le faîte du barrage du même nom, une colline abrupte dominée par les ruines d’un château se profilait soudain sur l’horizon. Et accroché aux flancs de cette colline, le village blanc de Zahara.
Angelo retint un sifflement d’admiration ; l’enchevêtrement de maisons et de bâtiments ainsi amoncelés et bien arrimés aux parois rocheuses semblait défier les lois de la gravité. Il lui parut tout à coup impensable que la moindre route voire rue existât au milieu de ce bloc compact dont la blancheur aveuglante le faisait cligner des yeux.
Et pourtant, doucement mais sûrement, le taxi s’enfonçait peu à peu dans le village, roulant au pas, négociant avec précaution l’étroitesse des voies. Ce fut alors qu’Angelo fut saisi par un phénomène étrange auquel il n’avait pas encore prêté attention : il n’y avait personne.
Il était près de quatorze heures, et les rues étaient désertes. Levant les yeux, le nez collé à la vitre, il put également constater que les volets des maisons étaient fermés. Tous.
« Quelqu’un est mort par ici. » Fut le simple commentaire du chauffeur lorsqu’il arrêta son taxi devant une porte en bois de couleur verte, qui s’encadrait entre deux voiles sombres. « Vous êtes arrivé. »

Le silence fut soudain déchiré par un son qui figea le sang dans les veines d’Angelo. Le glas.
Les siècles de douleur, de tragédie et de pleurs que comptaient ses origines méditerranéennes refirent alors surface et, étreint par un pressentiment aussi noir que les quelques corbeaux qui s’envolèrent lorsque sa portière claqua dans le silence, il s’engagea dans la ruelle escarpée qui menait à l’église, après avoir lancé une poignet de billets au chauffeur.

Il fit à peine attention aux quelques silhouettes fantomatiques qu’il doubla dans son ascension, et courait presque en parvenant sur le parvis de l’édifice religieux. Là encore, le silence, malgré la foule. Une foule immobile, noire et sombre, dont la présence altérait la pureté immaculée des alentours.
Tel une goutte d’encre perdue dans un océan de blancheur, une silhouette mince se tenait adossée contre un mur, éloignée de quelques mètres de ses congénères.
« Shura. » L’autre ne sursauta même pas, ayant senti Angelo s’approcher derrière lui et poser sa main sur son épaule. « Qu’est ce qui se passe ici ? »
« Ce qui se passe… » Le Capricorne leva la tête vers l’italien, qui ne put s’empêcher de reculer. Les yeux habituellement étroits de Shura s’étaient réduits à deux fentes, au milieu desquelles brillaient deux pointes noires ; ses lèvres minces étaient exsangues, serrées l’une contre l’autre avec une telle force qu’elles disparaissaient presque, résumant sa bouche à un trait tordu. Et du coin de l’œil jusqu’au bas du menton s’étirait une balafre rougeâtre sur la peau blafarde.
« Au nom des Dieux !… Qu’est ce qui t’es arrivé ? ! » L’exclamation d’Angelo fit l’effet d’un coup de tonnerre sur la petite place et quelques têtes se tournèrent vers eux. La main de Shura étreignit son bras dans un étau d’acier :
« Tais-toi… » Murmura-t-il, le regard rivé sur la ruelle que le Cancer venait de grimper. Peu à peu leur parvinrent des bruits étouffés de pas traînants, de souffles comprimés, de halètements cadencés et ils virent bientôt apparaître deux groupes d’hommes transportant chacun un cercueil. Fendant la foule qui s’écartait respectueusement devant eux, ils pénétrèrent dans l’église, tandis que le flot sombre se reformait derrière eux, fermant leur marche.
Avec autorité, Shura traîna à sa suite un Angelo qui n’osait protester et ils se glissèrent tous deux dans l’intervalle des portes avant que celles-ci ne se referment, isolant la petite église de la vive lueur du dehors. Ils restèrent au fond de l’édifice, debout, derrière les bancs qui s’alignaient devant eux. Angelo vit le prêtre arriver, bénir l’assemblée et entamer sa messe des morts. Et en parlant de morts… Il constata également que les deux cercueils posés sur des tréteaux devant l’autel étaient non seulement fermés, contre toute attente, mais de plus de tailles différentes. Très différentes.
Il se pencha vers son compagnon mais alors qu’il ouvrait la bouche pour poser la première de la longue série de questions qui agitaient son cerveau, Shura le devança, dans un souffle :
« Mon beau-frère… et mon neveu. » Les doigts du Capricorne qui n’avaient pas lâché leur prise sur Angelo s’enfoncèrent un peu plus dans sa chair ; l’italien ne protesta pas, néanmoins. Il posa simplement sa main sur le poignet de son alter ego. La colère. Voilà ce qui émanait de lui. Une colère froide et rentrée, typiquement de celles dont Shura était coutumier. Cette colère, il l’exsudait par tous les pores de sa peau ; il n’était plus que ça.
Shura sut qu’Angelo avait compris, et le lâcha, tout en fermant les yeux.
« Les Gardiens. Ils étaient trois. Lorsque j’ai senti leur présence, c’était trop tard. Je suis arrivé, et j’ai vu… Ils les ont massacrés. Il n’avait que six ans… » La voix mentale de l’espagnol se brisa dans les limbes du surmonde, et l’esprit d’Angelo le vit se dissoudre, se tordre sous l’effet de la douleur. Vivement, il se porta jusqu’à lui, déployant son cosmos, l’entourant d’une aura dorée, jusqu’à ce qu’il reprenne consistance et puisse continuer :
« Alors, les cercueils sont fermés, tu comprends… On ne pouvait pas…
- Qu’est ce qui s’est passé ensuite ? » Angelo, qui avait initialement décidé de ne pas intervenir comprit qu’il devait au contraire se montrer présent, pour l’épauler. Confusément, il sentait Shura salement ébranlé par les événements qui comptait sur sa propre fermeté pour le ramener sur terre.
- Ensuite ?… Je… Je me suis interposé et… ils m’ont retourné mon attaque, Angelo. » Il porta ses doigts crispés à la longue coupure qui barrait sa joue.
- Co… Comment ? Ils ont réussi à renvoyer Excalibur ?
- Je… Je ne sais pas comment… Je n’ai rien pu faire. Ils m’ont laissé la vie, en me disant que si je m’opposais à eux, ils reviendraient et ils tueraient tous les autres. »
Machinalement, ils se signèrent au milieu du “Amen” général qui marquait la fin de la cérémonie et la foule ressortit, passant devant eux.
« Ce sont des membres de ta famille ?
- Pour la plupart, oui. » Répondit Shura d’un air sombre, en baissant la tête, « Ils… Ils ont peur de moi. Certains d’entre eux ont vu ce qui s’est passé. Tout ce qui est arrivé, c’est de ma faute. » Angelo ouvrit la bouche pour répondre. Mais pour répondre quoi ? Il la referma. Bien sûr que c’était de sa faute. Il n’était pas dans les habitudes du Cancer de lâcher des phrases niaises de consolation, surtout quand elles n’étaient pas d’actualité. Et Shura le savait. D’ailleurs, il ne les attendait pas ces phrases.
Un instant, ils furent aveuglés par la lumière extérieure, et sans même se concerter, se réfugièrent dans le bar qui faisait l’angle de la place et de la ruelle. Pendant que Shura commandait deux bières, Angelo alimentait en pièces le distributeur de cigarettes jusqu’à ce qu’il lui ponde un paquet de L&M.
« Vas-y, sers-toi. » Proposa-t-il en posant le paquet entre eux sur la table recouverte d’une nappe à carrés blancs et verts, avant de se laisser tomber sur sa chaise.
Sans un mot, Shura laissa Angelo lui offrir du feu, pour ensuite se rappuyer contre son dossier, les yeux perdus dans les volutes de fumée qui s’élevèrent. Ce qu’il y voyait, le Cancer n’en savait rien mais le devinait. Massacrés… Il s’étonnerait toujours de cette dignité rigide dans laquelle Shura pouvait se draper face aux épreuves, contenant sa peine et sa colère sans les laisser le submerger. Pourtant en cet instant, la hargne qu’il avait déjà ressentie en lui dans l’église ne s’était toujours pas amoindrie, et paraissait même s’enfler un peu plus, rougeoyant sourdement ça et là en taches disparates dans le cosmos habituellement paisible du Capricorne.
Cette réaction ne le surprenait guère néanmoins. La droiture de Shura ne s’était jamais embarrassée par ailleurs de cette tendance aux atermoiements que lui-même exécrait et il n’était pas dans le style de l’espagnol de se laisser aller à geindre inutilement. De fait, les deux hommes s’étaient toujours plutôt bien entendus, même si Shura s’était le plus souvent contenté d’observer une circonspection prudente quant aux agissements quelque peu douteux de son collègue de la quatrième maison. Il y avait droiture… et droiture.
Toutefois, ce qu’Angelo percevait chez Shura tandis qu’ils buvaient leurs bières en silence ressemblait fort à ce qu’il avait décelé chez Aiors quelques jours auparavant. Et cela ne laissait pas de l’inquiéter quelque peu. Autant ce genre d’hésitation bien-pensante n’était pas inattendu chez quelqu’un comme le Lion, autant chez le Capricorne…
« Qu’est ce que tu comptes faire ? » Finit par demander Angelo, allumant sa seconde cigarette.
- Tu ferais quoi, toi, si tu étais à ma place ?
- Je n’y suis pas.
- Ca, c’est certain. »
Marrant comme tout le monde avait en ce moment une fâcheuse tendance à lui rappeler certaines réalités de la vie… Toutefois, Angelo ne releva pas, se contentant de replonger dans son verre.

« Excuse-moi. » la voix de Shura lui parvint, au milieu d’un profond soupir, « Je n’aurais pas dû.
- Pas grave.
- Prends-le comme tu veux mais c’est simplement que… Je t’envie. »
Oui, bien sûr. Ce qu’Aiors n’avait pas vraiment compris, Shura lui, l’avait assimilé. Brutalement. Certes, cela ne préjugeait pas de sa décision, néanmoins il se montrait lucide. Angelo jeta un coup d’œil distrait à travers la vitre sale à sa gauche, observant la place de l’église à présent déserte. La vie avait repris son cours, malgré tout. Les vivants étaient rentrés chez eux, s’abritant dans leurs demeures, les uns avec les autres. La famille de Shura…
« Personne n’est jamais content de son sort… C’est peut être à moi de t’envier finalement, toi qui possèdes une maison et une terre… »

Vulnérable. Le mot trottait dans sa tête et il ne l’enchantait pas. Cette colère qui occupait toutes ses pensées était salvatrice, elle occultait la tristesse qui menaçait de le submerger quand le visage du mari de sa sœur et celui de son jeune neveu venaient par mégarde à apparaître dans son esprit, mais elle était aussi tournée contre lui-même. Se rendre compte – aussi tard ! – que sa toute puissance et son dévouement au Sanctuaire ne le mettaient pas à l’abri du doute, l’agaçait et le troublait tout à la fois. Et ce doute qui se frayait un chemin bon gré mal gré dans sa tête semblait toujours plus lourd tandis que les regards des hommes présents dans le bar s’appesantissaient sur ses épaules. Même si ceux-là n’étaient pas de sa famille, ils étaient de son village. Les plus âgés l’avaient vu naître et grandir avant qu’il ne parte accomplir sa destinée. La fierté de Zahara était soudain bien amochée. Un goût de bile l’envahit tandis qu’il terminait sa bière. A cause de lui, des gens étaient morts. A cause de son attachement à son pays et aux siens, un homme et pire que tout, un enfant avaient été massacrés. Il n’aurait jamais dû revenir ici.
Lorsque Kanon lui avait narré par téléphone ce qui était arrivé à Aioros et Aiors, il avait compati avec eux mais pas une seule seconde l’idée ne l’avait effleuré que peut être, il n’était pas à l’abri lui non plus. Et lorsqu’il avait entendu les mises en garde de Rachel, il était déjà presque trop tard. Il avait baissé sa garde depuis trop longtemps. L’avait-il jamais levée d’ailleurs ?
Un vertige le saisit à l’idée qu’au final, il ne s’était jamais senti inquiété comme il l’était à présent. Un vertige d’autant plus fort qu’il se rendait compte que c’était sans doute le cas pour chacun d’entre eux. Angelo, qui était assis en face de lui… Il avait accompli des missions pour le Sanctuaire, et pas forcément les plus glorieuses, mais avait-il été seulement menacé une seule fois depuis sa prise de fonction ? Non. Ni lui, ni aucun autre, exception faite peut être d’Aioros, du fait de Saga. Ils n’étaient pas préparés.
Shura frissonna en repensant aux trois adversaires auxquels il avait été confronté. Enfin, confronté était un bien grand mot quand la réalité voulait qu’il n’avait eu l’opportunité de ne porter qu’un unique coup, promptement retourné, avant d’être réduit à une minuscule petite chose incapable de déployer le moindre cosmos face au trio qui avait développé le néant face à lui. Jamais il n’aurait imaginé qu’une telle horreur puisse le saisir face à cette absence de matière qui paradoxalement, dégageait une énergie telle qu’elle avait broyé la sienne propre. Ils auraient pu le tuer avec une facilité incroyable. Mais il était toujours vivant. Ils l’avaient volontairement épargné, juste pour qu’il ait la possibilité d’admirer de nouveau un spectacle identique à celui de la veille… Contre sa cuisse, son poing se serra sous la table. La décision qu’il venait de prendre était difficile, mais nécessaire.
« Angelo, il faut que tu repartes sur Séville.
- Seul ? C’est une blague… ! C’est toi qui as demandé à ce que je vienne, pour traduire je ne sais quelle vieillerie… En plus, il faut que tu nous rejoignes.
- Angelo, depuis quand as-tu décidé d’affronter les Portes ?
- Je n’ai pas… » Le Cancer se mordit les lèvres, tout en lançant un regard presque offensé à Shura qui, le menton posé entre ses poings, l’observait sans mot dire, une vague lueur ironique au fond de ses yeux noirs.
« Je n’ai pris aucune décision. » Finit par asséner l’italien, « J’attends de voir ce que le machin que tu as trouvé va nous apprendre. Mais à la base, on a quand même un Sanctuaire à défendre. Au moins, on n’aura peut être pas besoin de sacrifier un être humain pour accomplir cette tâche-là.
- Soit. Ca ne m’étonne pas venant de toi. Mais il y autre chose…
- Ouais, y a autre chose. » Le visage aux traits marqués d’Angelo se durcit un peu plus, « Ces… gardiens s’amusent avec nous, et je n’aime pas qu’on me prenne pour un guignol. Pour tout dire, ils commencent sérieusement à m’emmerder avec leur chantage à deux balles.
Le Capricorne réprima un sourire devant le discours fleuri de son compagnon, avant de lâcher :
- Va à Séville. Je t’y rejoindrai demain. » Devant le haussement de sourcil interrogateur d’Angelo, Shura acheva : « Je dois régler deux ou trois choses avant de partir.
- Puis-je savoir de quoi il s’agit ?
- Tu ne comprendrais pas.
- Je m’en doutais. »

Le Sanctuaire, Grèce, pendant ce temps-là…

Elle se faisait l’effet d’un papillon. Un de ces êtres éphémères qui n’ont de cesse de s’approcher d’une lueur dès qu’ils en perçoivent une, de s’approcher plus près, toujours plus près, jusqu’à s’en brûler les ailes.

Elle n’avait pu se résoudre à quitter le Palais à l’issue du Conseil. Le renfort de ses barrières psychiques que lui avait apporté Shaka n’avait duré que quelques heures, au bout desquelles elle avait été atteinte de plein fouet par l’angoisse de Rachel et l’amertume teintée de colère de Saga. Quant aux multiples interrogations et à l’embrouillamini des sentiments de ses pairs, elle préférait ne pas y penser.

Sous cet afflux d’émotions incontrôlées, le choix que Rachel leur avait soumis s’en était presque trouvé étouffé, pourtant les mots étaient là et bien là, et résonnaient encore dans son esprit. Un esprit tellement désorienté qu’elle ne se sentait même pas capable de former deux pensées cohérentes à ce sujet.
C’était tellement lancinant ! Mais elle ne pouvait pourtant s’en éloigner. Ce soir-là, lendemain du Conseil, elle était revenue, comme répondant à un appel muet. Ce dernier avait-il eu lieu ou pas, elle n’en savait trop rien, mais lorsque quelques heures auparavant, Rachel l’avait regardée s’avancer avec du soulagement au fond des yeux, elle avait compris que sa place était ici et pas ailleurs. Malgré tout.
Thétis ne voulait pas penser au choix qu’elle avait à faire ; pour l’heure, son seul objectif était de parvenir à faire décroître la tension qu’elle ressentait douloureusement chez la jeune femme. Tout était lié. Saga percevait avec une acuité presque identique à la sienne, l’angoisse dans laquelle se débattait sa compagne, et elle s’ajoutait à la sienne propre. Et ce cercle infernal, Thétis le vivait malgré elle, son empathie ne lui ayant jamais paru aussi développée qu’en ce moment-là.
Alors, avec cette faculté si particulière, associée à son cosmos puissant, elle absorbait et prenait sur elle une partie de la peine et de la souffrance de Rachel, l’apaisant du même coup. Elle le faisait pour la jeune femme, mais aussi pour Saga… et pour elle-même.
La fatigue, voire l’épuisement qui la laissait affaiblie tout de suite après n’était rien comparée à la soudaine tranquillité qui l’envahissait, tandis qu’elle parvenait tant bien que mal à s’isoler de ses compagnons. Une tranquillité provisoire, malheureusement.

Mais pour l’heure, accoudée à la terrasse du palais, elle savourait la douce fraîcheur nocturne, avant de regagner ses appartements. Le calme était descendu sur le Domaine Sacré, et sa vigilance lui indiquait au travers du lien qu’elle maintenait avec le couple que tous deux avaient fini par trouver le sommeil. Et quant à elle… elle avait fermé les yeux, le piqueté des étoiles pourtant toujours scintillant derrière ses paupières abaissées.
« Je ne savais pas que tu étais encore là. »
Elle avait sursauté, mais ce n’était pas tant la voix rauque et légèrement étouffée qui venait de résonner que la main brûlante posée brièvement sur son épaule qui avait été à l’origine de sa surprise.
- Kanon… Encore debout ?
- Je pourrais te faire la même remarque. »
Le cadet des Antinaïkos suivit le regard de Thétis qui s’était égaré vers le dernier étage au-dessus d’eux :
« Je vois… Tu n’es pas obligée tu sais.
- C’est plus fort que moi. Je… je ne peux pas les laisser.
- Et toi ? » Il la scruta un instant, tandis qu’elle lui faisait face à nouveau, « Comment te sens-tu ?
- Ca va aller. »
Sans un mot, il s’appuya à ses côtés contre la rambarde de marbre. Le Domaine Sacré… Depuis la veille, une sorte de rêve à demi conscient semblait s’être appesanti sur les douze temples qui gardaient le chemin vers le Palais. Un rêve égoïste dans lequel chacun s’était réfugié, au point de s’éviter les uns les autres. Kanon en était d’autant plus conscient que lui-même hésitait à quitter le Palais ; sans doute la sensation que son frère avait besoin de sa présence n’y était elle pas étrangère, mais même sans cela, il répugnait presque à croiser ne serait ce que le regard de l’un d’entre eux. La peur d’y lire certaines vérités peut-être…
Il jeta un coup d’œil à la femme à ses côtés. Et elle ? Que pensait-elle de tout cela ? Il n’osait pas lui en parler. Cela lui paraissait… déplacé, tout à coup. Etonnant comme la connaissance d’un corps est insuffisante à la perception de l’âme.

De nouveau cette présence soudaine de l’esprit de l’autre. Mais étrangement, elle ne s’en ressentit pas perturbée outre mesure, malgré l’ombre qui masquait Kanon. Oh il y avait bien derrière la façade haute et intègre qui donnait un air de sérénité à ses pensés, quelques remous, des hésitations, des regrets, mais il les contenait avec tant de force qu’elle avait l’impression d’être à l’abri de leurs atteintes néfastes. Mais cela était-il une raison suffisante pour qu’elle les ignore ?
D’un geste à peine esquissé, elle effleura sa main :
« Que crois-tu qu’Angelo et Shura vont trouver là-bas ?
- Je ne sais pas. Une autre solution peut-être… » Presque distraitement, il enserra le bout des doigts de la jeune femme, qui les lui abandonna quelques secondes avant de les lui retirer. Sa proximité, une fois de plus, la troublait, plus qu’elle n’aurait su l’exprimer. Outre leurs esprits qui se touchaient presque inconsciemment, une résonance supplémentaire s’établissait peu à peu, celle de leurs deux corps. Elle percevait par le biais de sa propre peau, d’autres tensions, différentes mais tout aussi déstabilisantes pour elle. Une autre solution… Pour eux tous bien sûr, mais aussi et surtout pour Rachel et Saga, dont Kanon semblait avoir faite sienne la souffrance.
« Je n’aimerais pas être à la place de mon frère. »
Il luttait lui aussi, à sa manière, celle d’un homme détaché des autres et qui aujourd’hui se retrouvait confronté à tout ce qu’il avait fui depuis tant d’années.
Les mots lui manquaient sans doute, pour exprimer à la fois ses propres tourments et aussi l’aide qu’il aimerait apporter sans plus savoir comment faire. Mais contre ces habitudes si puissamment ancrées, Thétis ne pouvait rien faire. Elle ne le connaissait plus, il était devenu tellement différent de ce qu’il avait pu être… avant.
Sur le point de vaciller et de s’engager sur une voie qu’elle ne souhaitait pas poursuivre, elle se redressa :
« Il est tard. Je vais rentrer. » La voix douce de la jeune femme sortit Kanon de ses pensées et, s’éloignant à son tour de la rambarde, il répondit sur le même ton :
- Je vais faire de même. Bonne nuit.
- A toi aussi. »
Alors qu’elle s’écartait, un froid intense descendit brusquement en lui, le paralysant presque sur place. Sans un mot, il la regarda marcher vers les hautes portes-fenêtres qui la séparaient du salon. Elle partait.
« Thétis !
- Oui ? » Le visage aux traits fins ornés de ses immenses yeux couleur océan se tourna vers lui, attentif. Mais pourquoi lui paraissait-elle si lointaine tout à coup ?
- Non… Non, rien. A demain. »
Pour toute réponse, il eut droit à un sourire, un sourire qui s’imprima derrière ses prunelles brûlantes tandis qu’elle disparaissait dans l’ombre.

Le Sanctuaire, Grèce, le lendemain…

« On dirait qu’il va pleuvoir… » Sans même lever le nez au ciel, Aldébaran acquiesça d’un air absent. Il ne quittait pas des yeux l’arène quelques mètres en dessous de lui, les bras croisés. Sous le ciel bas et plombé de ce début d’après-midi, quelques recrues d’une dizaine d’années s’entraînaient là, deux par deux, et seul le bruit sourd des coups portés contre les protections de cuir perturbait le silence. Un silence lourd.
Dans un soupir, Milo se laissa tomber sur le gradin de pierre, à côté de son massif alter ego. Il finit par demander, au bout d’un moment :
« Le petit groupe là-bas… » Il désigna du menton une vingtaine d’adolescents assis de l’autre côté, qui paraissaient attendre quelque chose, « Qui est-ce ?
- Ce sont nos futurs apprentis.
- Pardon ?
- Ceux qui sont éveillés au septième sens, et qui ont gagné leur combat. Mais je me demande pourquoi je t’explique, de toute manière ça ne t’intéresse pas, je suppose…
- Et oh ! Pas la peine de me parler sur ce ton ! » Le Scorpion leva un regard furieux sur son interlocuteur qui venait de hausser les épaules, « Tu t’es levé du mauvais pied ma parole ! » Aldébaran lui jeta un œil noir avant qu’un air d’excuse ne se peigne sur son visage :
- Désolé. Je suis juste… un peu à cran.
- On l’est tous.
- Je sais. »
Finalement, même le temps se mettait au diapason de l’humeur générale. Le tonnerre roula dans le lointain, et quelques gouttes éparses mais lourdes vinrent s’écraser autour d’eux, leurs auréoles brunes effacées presque immédiatement par la chaleur dégagée par le calcaire environnant.
Cela faisait maintenant deux jours que le Conseil était passé ; depuis, ils s’évitaient tous soigneusement. Peur de lire chez l’autre sa décision ? Sans doute. Jouant distraitement avec un caillou ramassé là, Milo commenta :
« C’est bien beau mais… Aucun d’entre nous ne pourra les entraîner. » A court terme ou à long terme, il se garda bien de préciser, et Aldébaran ne chercha pas à savoir.
Il se contenta simplement de répondre :
- Ils vont être confiés aux chevaliers d’argent. Avant que l’un d’entre eux ne soit en mesure de briguer un poste de chevalier d’or, il va en couler de l’eau sous les ponts… Tu sais très bien que posséder le septième sens n’est pas suffisant. Encore faut-il qu’ils apprennent à le maîtriser, sans compter leur vitesse.
- En effet, sur ce dernier point, les chevaliers d’argent ont toutes les compétences requises… Mais pour le reste ?…
- Ils devront se débrouiller seuls. »
Ca y était. Autant dire que la décision du Taureau était prise. Un instant, Milo fut tenté d’argumenter mais il savait que ce genre de discussion ne les mènerait qu’à une dispute supplémentaire. Et côté grandeur d’âme, il ne sentait pas vraiment d’en faire particulièrement preuve en ce jour.
« Lequel ?
- Le grand là-bas. » Un des jeunes hommes assis venait de se lever. Athlétique malgré une ossature somme toute assez fine, il dépassait ses camarades d’une bonne tête. Ses traits portaient déjà un air sérieux du plus bel effet.
« C’est de toute manière le seul de ce signe. Mais c’est un brave garçon, avec de bonnes aptitudes. Je le verrai me remplacer avec plaisir.
- Si tu le vois…
- Façon de parler. »

Le crissement de la poussière foulée aux pieds fit lever la tête au Scorpion. Il aperçut avec surprise douze chevaliers d’argent pénétrer dans l’arène, se dirigeant droit vers le petit groupe d’aspirants, chevaliers suivis par un Saga vêtu de noir de la tête aux pieds. Ils s’adressèrent un signe en guise de salutation, Aldébaran hochant la tête vers le Pope.
Son hésitation n’échappa pas à Milo :
« Toi, tu as reçu de la visite…
- Andreas est venu ce matin, c’est vrai. » Avoua le Taureau en s’asseyant aux côtés de son cadet, « Je… Je ne sais plus quoi penser.
- J’y ai eu droit moi aussi. Et Angelo également, avant qu’il ne parte, hier. »
En laissant ouvertement le choix à chaque chevalier d’or, Rachel avait contrevenu à toutes les conventions et traditions. Jamais au grand jamais les XII n’avaient été en droit de décider de leurs actes. En tant que gardes ultimes du Sanctuaire, ils avaient toujours été dévoués corps et âme à leur Pope et à l’héritier Dothrakis. La finalité de leur existence. Il n’y en avait pas d’autre. Pourtant aujourd’hui…
Aldébaran ne savait pas si ce qui le perturbait le plus était son entretien avec Andreas ou l’injonction de Rachel. Un mélange des deux sans doute, mais il était sorti passablement ébranlé du Conseil. Andreas avait très certainement perçu sa confusion… Et s’était engouffré dans la brèche.
« Je n’apprécie pas plus cet homme que vous autres mais… » Le Taureau baissa la tête, l’air peiné, « Peut-être n’a-t-il pas tout à fait tort. Est-ce que Saga a réellement la force et la volonté de nous mener à ce combat ? Il s’est métamorphosé… Je veux dire, il est revenu dans le droit chemin, c’est vrai, mais en contrepartie, toutes ses priorités semblent avoir changé à un tel point que je ne crois pas qu’il soit capable de le faire. Alors…
- Tu penses réellement ce que tu dis ?
- Oui. » Les deux hommes s’entre-regardèrent, toute hésitation envolée.
« Je n’aurais jamais imaginé que ça puisse se terminer ainsi mais j’ai toujours su que c’était là mon destin. Bien sûr j’aurais préféré m’éteindre, vieux et dans mon sommeil, mais ma vie, je l’ai dédiée aux autres. Aujourd’hui, il nous faut intervenir. C’est notre devoir. Andreas et Nathan ne sont pas tout blancs, mais cet objectif, ils ne l’ont pas oublié. Et pour moi, c’est tout ce qui importe.
- Alors tu crois que si nous confions la direction de ce Sanctuaire à Andreas, ou à Kanon, ça changera quelque chose ? N’oublie pas que d’autres n’ont pas encore pris leur décision. Changement de Pope ou pas, cela n’influera en rien sur leur choix. Et si certains refusent…
- Ca vaut la peine d’essayer quand même…
- Aldébaran… Il n’y a pas que ta propre vie qui est en jeu. »

Le caillou s’immobilisa entre les doigts de Milo. Pourtant, il le regardait intensément, comme si c’était la première fois qu’il le voyait. Puis, le temps d’un souffle, la pierre se désintégra en une fine poussière qu’il laissa filer dans sa paume.
« Elle va mourir si nous acceptons. » Murmura-t-il, « L’idée de sacrifier une personne en toute connaissance de cause pour gagner un combat m’est odieuse…
- Elle a choisi.
- Je ne veux pas être associé à… un meurtre. Désolé. »

Pourquoi, mais pourquoi les choses étaient-elles soudain si difficiles ? Aldébaran secoua la tête sans répondre. Lui aussi avait suivi le même cheminement de pensées, lui aussi était arrivé aux mêmes conclusions que le Scorpion. Mais il ne pouvait se résoudre à s’y arrêter. Pas lorsqu’il savait quels étaient les enjeux. Son regard vigilant erra sur l’arène. Tous ces jeunes gens, à qui la vie avait offert une deuxième chance… Ils étaient leurs héritiers, eux aussi un jour seraient confrontés à des choix, eux aussi devraient protéger l’humanité comme lui l’avait décidé tant d’années auparavant… Cette humanité que lui ne trouvait pas si déliquescente, qui méritait qu’on lui accorde le droit de vivre loin des guerres et des génocides. L’ouverture des Portes détruirait tout cela. Quelques vies en face de millions d’autres… Il n’avait pas d’enfant, mais tous ceux qui se trouvaient là, en face de lui, étaient finalement un peu les siens. Mais cela, Milo ne pouvait pas le comprendre.

Le Taureau se leva, mettant de la sorte un point final à leur discussion. Ce fut Milo qui, faisant de même, finit par dire :
« Je dois encore y réfléchir. Rachel est ma cousine et ma seule famille. Cependant… Crois ce que tu veux Aldébaran, mais cette charge, je l’ai voulue autant que toi, et j’ai toujours cru en son bien-fondé. Seulement, ma vision du monde a bien changé depuis. Et je dois prendre la décision qui est, pour moi, la plus juste. »

D’ordinaire, il ne serait sans doute pas déplacé pour cette tâche. Mais plus rien n’était ordinaire. Les futurs chevaliers d’or venaient enfin de se voir attribuer leurs maîtres respectifs et, laissant adolescents et adultes faire connaissance, Saga tourna les talons pour remonter au Palais. Non pas qu’il en avait une envie folle, mais il se devait d’y être présent. La leçon que son frère lui avait administrée n’avait pas été inutile.
Il n’ignorait rien des « visites » dont son père et Nathan honoraient depuis la veille les membres de la garde mais les conclusions lui en demeuraient inconnues. Et il ne se sentait pas le courage d’aller voir chacun d’entre eux pour voir ce qu’il en était. Il n’avait pas besoin d’entendre certaines vérités, surtout en ce moment… Tirant une cigarette du paquet qu’il portait sous son pull, il l’alluma tout en gravissant les marches. En même temps… il savait que s’il ne se préoccupait pas de ce problème, cela ne ferait que renforcer l’impression de faiblesse qu’il donnait en ce moment. Encore que le mot « impression » était de trop.
Certes, il avait fait preuve d’une maîtrise somme toute olympienne au cours du Conseil, encore sous l’effet galvanisant du discours que Kanon lui avait tenu mais à présent, sous ce soleil, auprès de ces êtres humains qui n’avaient pas la moindre petite idée des affres dans lesquels il se débattait depuis deux jours, il se sentait gagné par un découragement galopant. Non, ce n’était même pas du découragement… Cela ressemblait un peu trop à du désespoir pour cela.
Ce n’était pas vraiment lui qui était là, qui avait organisé ce que devrait être la relève, qui avait redistribué les tâches de chacun à la manière – et il fallait bien le nommer – d’un testament. Des gestes automatiques, une voix qui lui était devenue étrangère, une énergie artificielle qui l’aidait à tenir debout… De nouveau la détresse vint lui étreindre la gorge et il accéléra le pas.

« Grand Pope ! »
Qui pouvait bien l’interpeller ainsi ? Se retournant brusquement, il se trouva nez à nez avec… Ethan. Comment son nom avait-il bien pu lui revenir aussi vite, il l’ignorait, mais il s’agissait bien du jeune apprenti encombrant qui l’avait copieusement insulté presque un an auparavant.
Le jeune adolescent s’était arrêté net, quelques marches plus bas et paraissait soudain bien démuni sous le regard froid que lui jeta Saga :
« Qu’est ce que tu veux ?
- Heu… Voilà… En fait… » Il se mordit les lèvres, puis pointant le menton en avant, finit par débiter à toute vitesse :
« Je fais partie de ceux qui ont été choisis pour être formés au grade de chevalier d’or et avec mes camarades nous voulions savoir pourquoi ce sont des chevaliers d’argent qui vont s’occuper de nous alors que normalement notre enseignement doit être assuré par les chevaliers d’or eux-mêmes. »
D’une traite. Il referma la bouche, ses grands yeux dilatés fixés sur le Pope, des yeux dans lesquels se mêlaient une certaine frayeur et en même temps une pointe de défi somme toute assez amusante et qui aurait fait sourire Saga, en d’autres temps. Mais pour l’heure… il répondit sèchement :
« Parce qu’il en a été décidé ainsi. Tu devrais rejoindre tes camarades.
- Mais…
- Mais ?
- Et bien… heu… » La voix du jeune garçon commençait à vaciller, « Nous… devrions… »
Il était au moins capable d’être craint par quelqu’un sur cette île, de quoi le réconforter un minimum. Se radoucissant quelque peu, le Pope expliqua posément :
« Les chevaliers d’or sont actuellement appelés à une mission de la plus haute importance et n’ont pas de temps à vous consacrer pour le moment. Compte tenu du fait que vous êtes les vingt premiers de votre catégorie et que très certainement, vous serez rejoints par quelques élèves supplémentaires, vous faire entraîner par des chevaliers d’argent est quoi qu’il en soit largement suffisant pour l’instant. Maintenant, redescends, tu n’as rien à faire ici. »
Lui tournant le dos, Saga reprit son ascension quand il fut de nouveau arrêté :
« Grand Pope… Qu’est ce qui se passe ? »
Il fut surpris par l’air soudain très grave qu’arborait Ethan lorsqu’il reporta son attention sur lui. Ce dernier posa un genou à terre avant de continuer :
« Je sais que je ne devrais pas vous poser ces questions mais depuis quelques temps maintenant, tout le monde ici sent bien que quelque chose ne va pas. Et je sais aussi… pour Elena… Que ce n’était pas de votre faute… »
Un long moment Saga observa le jeune apprenti qui, immobile comme une pierre, demeurait ainsi incliné, les yeux rivés au sol. Il n’avait pas oublié. Il lui avait aussi promis une correction qu’il ne lui avait jamais administrée.
Lorsque, devant le silence qui s’éternisait, Ethan se risqua à relever prudemment la tête, il faillit en tomber à la renverse. Saga s’était assis sur les marches devant lui et le regardait sans un mot, cigarette coincée au coin des lèvres.
« Que sais-tu exactement à propos de Elena ?
- Oh… juste ce que le chevalier du Taureau m’en a dit ! » Expliqua-t-il précipitamment,
« Que la maladie qu’elle avait était très rare et que personne ne pouvait la sauver, que c’était impossible… Même vous, vous n’auriez rien pu faire… Je vous ai dit des choses affreuses… » Derechef, il courba la tête, « Je comprendrais que vous ne veuillez pas répondre à mes questions.
- Je ne PEUX pas te répondre Ethan. Mais sache que nous essayons de faire… pour le mieux. Les chevaliers d’argent que j’ai choisis sont les meilleurs de leur caste. Ils seront de bons maîtres pour tes camarades et pour toi. »
Il fallait être aveugle, ou plutôt sourd, pour ne pas saisir ce que signifiait ce petit discours. Or, Ethan non seulement n’était pas sourd, mais en plus avait oublié d’être bête. Un long frisson lui parcourut l’échine, tandis que la compréhension de ce qu’impliquaient les derniers mots du Pope se faisait jour en lui.
Il releva la tête vers le maître du Sanctuaire mais déjà celui-ci se redressait et s’éloignait. Se pouvait-il que ce soit là, la vérité ? Il n’y aurait plus de chevaliers d’or… mais c’était impossible ! Les plus puissants n’ayant jamais existé… Ils ne perdraient jamais un combat !
Dans la cervelle en ébullition du jeune Ethan, de multiples questions s’entrechoquaient mais il en revenait toujours à la même conclusion : la disparition des chevaliers d’or était… inenvisageable.
Fort de cette certitude, il héla Saga une dernière fois, gravissant même quelques marches supplémentaires :
« Grand Pope… Vous savez, je suis du signe des Gémeaux. Je vais m’entraîner pour obtenir cette charge…
- C’est mon frère Kanon qui occupe cette place désormais.
- Je sais mais… A l’origine c’est vous. Alors… quand votre mission sera terminée… j’aimerais… Enfin, si c’est possible… recevoir votre enseignement. »
Si un jour quelqu’un lui avait dit qu’il serait content d’entendre une énormité pareille, il ne l’aurait jamais cru. Et pourtant, en cette matinée orageuse, en cette journée supplémentaire qui les rapprochait tous un peu plus du destin que leur existence leur avait réservé, il ressentit un sentiment fugace et léger mais qui pouvait s’apparenter à une sorte de joie. Il y avait là un jeune garçon qui croyait encore à la vie. Qui comptait sur eux. Qui leur faisait confiance.

Cachant tant bien que mal son trouble, Saga s’inclina devant un Ethan stupéfait :
« Si le destin m’est favorable, je t’enseignerai moi-même tout ce que j’ai appris. Je te le promets. »

Temple de la Vierge, Sanctuaire…

Pendant quelques secondes, il avait observé Nathan s’éloigner mais s’en était vite désintéressé. Pourtant, à présent planté pensivement devant l’immense statue de Bouddha qui ornait la salle principale de son temple, Shaka se remémorait le discours qui lui avait été tenu et dont il n’avait pas perdu une miette. Du ton non plus d’ailleurs. Ce qui pouvait s’apparenter à de la compassion l’avait saisi devant le vieil homme qui était venu essayer de le persuader, sans réels résultats, de ce qui était bon pour le Sanctuaire ; un homme profondément malheureux qui avait placé néanmoins son devoir au-delà de toutes ses autres priorités. Cette compassion… elle lui avait paru naturelle sur l’instant mais maintenant, tandis qu’il analysait les enseignements qu’il tirait de cette conversation, il la percevait presque comme une politesse et en était tout bonnement effrayé.
La distance qu’il avait de lui-même instaurée au fil des années avec son entourage avait fini par lui échapper.
Aujourd’hui, elle s’étirait, infinie, ne trouvant plus de limites. Depuis quand ?
Depuis quand avait-il donc ainsi perdu les quelques repères humains qui lui étaient demeurés, même après son apprentissage ? Il les avait vus, eux, ébranlés, attristés par l’annonce de Rachel. Il l’avait vue, “elle”. Et lui, qu’avait-il ressenti ? Une sorte de peine, certes, un serrement bien perceptible de sa gorge mais presque immédiatement, la chape divine s’était de nouveau reposée sur lui, l’enveloppant de sa bienfaisante protection, l’anesthésiant un peu plus encore, si cela était possible.
Pourquoi, alors qu’il n’avait jamais autant souhaité être un homme, s’en éloignait-il aussi irrémédiablement ?
Tout ce qu’il savait aujourd’hui, c’était que ces hommes et ces femmes souffraient. Il le ressentait malgré tout. Mais cette douleur lui était comme étrangère.

Ses lèvres s’agitèrent silencieusement, alors qu’il levait les yeux vers la statue qui le surplombait :
« Ils ne cessent de souffrir… La mort est de nouveau là, et les guettent. Elle les a toujours accompagnés, et à présent, elle est toute proche. A moi, elle ne me fait pas peur. Mais eux ? »
Ils sont humains… Le fait même de vivre suppose l’inéluctabilité de leur disparition. Leur condition si particulière ne les dispense du cycle de la vie, et ils le savent.
« L’humanité n’existe-t-elle donc que pour errer de tourment en tourment ? Elle se bat cependant… Sans arrêt. Mais à quoi bon se battre si ce n’est que pour gagner le droit de souffrir ? »
Ils ne souffrent pas toujours… Ce qui fait d’eux des humains leur apporte le sourire, de la joie, et parfois même… du bonheur.
« Tout cela n’est rien à côté de ce qu’ils endurent. Ces quelques instants d’une vie suffisent-ils à justifier des monceaux de souffrance ? Non… Non, c’est impossible. Notre mission… Il a toujours été question de sauvegarder l’humanité, de lui permettre de vivre, au nom justement de ce courage collectif dont elle fait preuve depuis l’aube de son existence. Mais n’est ce pas contre-nature que de tenter de la sauver ? Nous ne faisons que la maintenir dans l’esclavage de sa douleur… Est-ce juste ? »
Il n’y a d’asservissement que lorsqu’il est ressenti. Plusieurs formes de sagesse cohabitent en ce monde, et l’aveuglement en est une, au même titre que la clairvoyance… Et le choix idéal n’est pas toujours celui qu’on pense avoir fait.

Le bleu turquoise disparut sous les paupières qui s’abaissèrent. Un soupir discret lui échappa. Encore ces maudites questions sans réponse… Ou plutôt sans réponse qui le satisfasse. Mais il doutait soudain de jamais en trouver une qui puisse lui convenir. Il ne se demandait pas réellement s’il allait accepter, ou pas, de participer à la confrontation avec les Portes. Pour lui, la résultante était identique quelque soit son choix et c’était bien là que le bât blessait. Serait-il capable d’atteindre l’ultime cosmos ? Les règles classiques qui régissaient la gestion de leurs auras respectives n’avaient plus cours lorsqu’il s’agissait de dépasser les limites. Et si, techniquement rien ne s’y opposait, la réalité des choses était toute autre…
Il se sentit soudain démuni de tout. Confronté au néant. Il ne pouvait imaginer l’avenir, parce qu’il n’avait aucune raison de le faire. Il le voulait tellement pourtant ! L’image fugitive de Thétis revint le hanter quelques instants, elle si humaine, si loin de lui à présent… Cette maudite barrière entre eux, trop haute et trop solide pour qu’il parvienne à la franchir le coupait un peu plus d’elle chaque jour, pendant que cet autre lui offrait ce que lui ne pouvait lui apporter. Elle lui avait tendu la main ; il n’avait pas pu la saisir. De nouveau, cette douleur brutale au creux de l’estomac alors que ces visions tant redoutées remontaient une fois de plus à la surface, comme elles s’acharnaient à le faire depuis deux jours maintenant…
Le simple fait de savoir qu’“il” avait posé ses mains sur elle suffisait à lui faire serrer le poing. Lui savait tout ce qu’elle était, sa sensibilité, sa vulnérabilité aussi face à la noirceur de l’âme… Que pouvait-“il” connaître, “lui”, de tout cela ?
Un sourire amer affleura sur les lèvres de la Vierge. Il avait eu tout ce qu’il n’avait pas, et ce qu’il avait, il l’avait perdu. Et il n’y pouvait sans doute plus rien. Une dernière fois, il se tourna vers la statue : « Je rendrais tout… Tout si je pouvais aimer. »

Zahara de la Sierra, Andalousie, Espagne…

Sanctuaire ou famille ? Famille ou Sanctuaire ? Aujourd’hui, malgré les événements, le choix lui apparaissait assez clair. Quoique. Quinze ans plus tôt, l’hésitation avait été bien différente. Dès l’instant où Saga s’était emparé du pouvoir, l’alternative avait été presque évidente. Quelques heures à peine lui auraient alors suffi pour prendre ses cliques et ses claques, avant de partir sans se retourner. Et pourtant. Une hésitation infime, un doute inconscient qu’il avait ignoré et la demande – ou plutôt l’ordre – de Saga de se saisir d’un Kanon diminué, blessé, pour l’expédier manu militari hors des limites du domaine sacré, du Sanctuaire, de la Grèce… Une seconde à peine aurait été nécessaire à ce qu’il rejette cet ordre, mais cette même seconde l’avait à l’inverse vu s’incliner et obéir, scellant par la même son allégeance tacite à celui qui venait d’assassiner sauvagement le Pope en exercice. Il avait eu beau réfléchir des mois durant à cette décision, il n’en avait jamais vraiment saisi tous les tenants et les aboutissants.
Est-ce qu’aujourd’hui encore cette précieuse seconde serait celle qui ferait basculer son avenir ? Il en doutait cependant. La fougue de la jeunesse l’avait depuis longtemps déserté et ce fut en homme mûr et accompli qu’il poussa la porte devant lui.

La pénombre qui régnait dans toute la maison familiale était ici aussi présente. Ce n’était que candélabres et cierges qui, ornant les coins du salon, étiraient les ombres, chacune se chevauchant, déformant chaque objet et chaque être.
Un instant la question saugrenue de savoir si Angelo croyait en Dieu l’effleura.
Lui-même avait cessé de croire depuis ce qui lui semblait être une éternité ; mais l’italien, élevé comme lui dans la foi catholique, du moins jusqu’à être « confié aux bons soins » du Sanctuaire, avait-il gardé par devers lui cet attachement religieux ? Shura décida que non. S’il y avait bien une personne qui devait avoir rejeté toute forme de foi en une quelconque déité supérieure, c’était bien le Cancer. Comment aurait-il pu croire en un Dieu après tout ce qu’il avait enduré ? Quant à lui-même… Nul événement majeur n’était à l’origine de cette perte toutefois. Il s’en était détaché, au fil des années, malgré sa vie partagée entre la Grèce et l’Espagne, passée dans ce creuset méditerranéen si pieux et si traditionnel. L’idée de sa propre puissance, acquise, développée, entraînée tout au long de sa vie n’y était certes pas étrangère.
Lorsqu’un seul homme est capable de détruire des centaines de vies, et de raser des dizaines de villes d’un seul et unique coup, en quoi pouvait bien être différent un dieu tel que celui qu’on lui avait enseigné ?
D’autre vie que celle qui l’habitait en cet instant, il n’en aurait pas. Il n’en voulait pas de toute manière. Il avait une tâche à accomplir. Cela était déjà bien suffisant.

Si cela n’en portait pas le nom, ça y ressemblait fort néanmoins. Un conseil de famille. Et il n’avait pas besoin de se retourner pour savoir qu’en fait d’accusé, il n’y en avait qu’un seul et que c’était lui.
Sa mère occupait la place centrale de son père, décédé alors qu’il entrait dans l’adolescence. Grande et sèche, à présent voûtée par les années, elle trônait là, encadrée par son fils aîné et un peu plus loin sur la droite… par sa sœur.
Ombre parmi les ombres, les visages de sa famille disparaissaient dans les lueurs faibles et mouvantes des témoins de la mort. De quoi prendre ses jambes à son cou et s’enfuir le plus loin possible mais étant donné que Shura était lui-même à l’origine de cette petite réunion, il aurait eu mauvaise grâce à se comporter de la sorte. Ce n’était pourtant pas l’envie qui lui en manquait.
Il s’avança néanmoins d’un pas sûr au-devant des siens, demeurant debout, comme toujours droit comme un i, goûtant un instant le silence que sa mère rompit froidement : « Nous t’écoutons ».
Il n’en attendait pas moins de cette femme, devenue chef de famille malgré elle et qui, d’une main de fer, avait mené son monde depuis de longues années. Il savait qu’il n’avait à attendre d’elle ni pitié, ni compassion, mais cela ne le touchait plus guère. Sa sœur en revanche… Un coup d’œil glissé en sa direction le renseigna plus qu’il ne l’aurait souhaité. Elle était là, mais les ombres l’engloutissaient bien plus que les deux autres réunis.
« Je dois faire un choix, » commença-t-il du même ton neutre et froid que sa mère, « entre rejoindre le Sanctuaire, et demeurer avec vous.
- Pourquoi ? » A cette simple question, plusieurs réponses étaient possibles et Shura le savait. Il se prit à maudire la pénombre ambiante, qui l’empêchait de deviner sur le visage de sa mère quels mots elle espérait entendre. Toutefois, il n’était pas là pour mentir.
- Ceux qui sont venus aujourd’hui ont promis de revenir. Je suppose… qu’il s’agit d’un chantage visant à m’empêcher de les combattre de front. » Une légère agitation témoigna du malaise que générèrent ses mots ; il préféra l’ignorer.
- Vont-ils revenir ?
- Je n’en sais rien. » C’était vrai. Il n’en avait pas la moindre idée. Et c’était ce dernier point qui l’avait décidé.
- Et même si tu restes ? Tu n’as rien pu faire, je te le rappelle… Ils sont morts. » Ah, cher frère aîné. Shura s’y était tellement attendu, que ce fut à peine s’il leva un sourcil devant cette provocation. Le premier de la fratrie n’avait jamais tout à fait digéré le fait que son cadet ait été appelé à un si grand destin, tandis que lui avait dû demeurer au village, pour aider sa vieille mère, et assurer l’entretien des terres au décès de leur père. Sans doute voyait-il là la mesquine occasion, mais occasion tout de même, de rabaisser un minimum le caquet de celui qui avait gagné sa liberté.
- Non… Non ! » Le cri douloureux de la sœur de Shura retentit, presque obscène, dans l’atmosphère lourde, « Je ne veux pas que ça recommence ! Je t’en supplie Shura, il faut que tu…
- Tais-toi, Imma. » Sans appel. Sous l’injonction de sa mère, la jeune femme brune parut se recroqueviller sur elle-même, et disparaître dans l’obscurité.
- Alvaro a raison. » Shura se tourna vers son aîné, « Seul, je n’ai pas la puissance nécessaire pour m’opposer à ces… hommes. D’ailleurs, aucun d’entre nous n’en est capable. Je n’entrerai pas plus dans les détails mais le Sanctuaire est confronté à un… problème suffisamment sérieux pour nécessiter que nous nous regroupions le plus rapidement possible. Je peux rester. Ils peuvent revenir, ou pas.
Dans le premier cas, il y a une possibilité que ce qui s’est passé il y a quelques jours se reproduise ; dans le second cas, je ne serai pas présent au Sanctuaire, annulant toute chance de nous débarrasser… du problème. » Un éclat bref scintilla dans l’œil de sa mère, qui redressait la tête :
- Et… ce problème est vraiment… grave ?
- Disons que si nous ne le réglons pas, tous les cierges de la planète ne seront pas assez nombreux pour veiller les morts. » Il se savait à la limite du blasphème, mais au moins pouvait–il s’avouer à peu près certain d’avoir fait passer le message.
- Tu étais un enfant particulier, Shura. Dieu t’appelait déjà vers un destin que tu n’aurais sans doute pas trouvé si je t’avais gardé ici. Tu es sous Ses ordres à présent. Va, et accomplis ce que tu dois. »
L’entretien touchait à sa fin. Se levant, la mère du Capricorne ramena ses jupes contre elle, et quitta la pièce, sans un regard pour son fils. Ce dernier s’écarta, laissant passer son frère, mais rattrapa sa sœur par le bras, juste avant qu’elle ne sorte.
« Imma… Attends. »
Une paire d’yeux sombres et emplis d’un désespoir insondable se leva vers son visage, et bien malgré lui, il détourna les siens. Confronté pour la première fois depuis une éternité à la détresse d’un proche, il ne sut plus tout à coup ce qu’il devait dire, ou faire. Il fit par poser ses deux mains sur les frêles épaules de sa sœur, affrontant de nouveau son regard :
« Imma, rien de ce que je ferais ne pourrait ramener ton mari et ton fils. J’en suis profondément désolé. Il n’y a qu’une seule chose que je peux te promettre : c’est d’essayer de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’il n’y ait pas de centaines, de milliers d’autres Imma dans le monde. Tu comprends ? » Elle hocha la tête en silence, ses grands yeux brillant de larmes contenues, tels deux diamants noirs. Ses lèvres s’entrouvrirent, comme pour dire quelque chose, mais aucun mot n’en sortit. D’un geste lent, elle détacha les mains de son frère de ses épaules, les serra brièvement entre les siennes, puis se détourna.

Temple de la Balance, Sanctuaire…

Il n’avait pas su quoi lui dire. Lorsque Rachel s’était approchée de lui à l’issue du Conseil, touchant légèrement son bras et lui demandant s’il allait bien, Dôkho s’était brutalement rendu compte qu’il était seul dans la salle, et toujours assis sur son siège. Son esprit, trop occupé à assimiler les informations qui venaient de leur être données, n’avait pas perçu l’éloignement progressif de ses pairs et pour dire toute la vérité, n’avait qu’à peine réalisé où il se trouvait tout à coup.

Pendant quelques instants, il avait observé la jeune femme penchée sur lui, et l’infinie tristesse qui régnait dans son regard pourtant apaisé lui avait serré le cœur. Mais il n’avait pas trouvé les mots. Comment lui dire qu’il se sentait coupable ? Dès l’annonce de la naissance des Portes, il avait compris que l’avenir s’assombrissait pour chacun d’entre eux, mais il n’avait pas imaginé à quel point. Ou du moins, n’avait pas voulu l’imaginer alors que la vérité était là, et lui crevait les yeux. Depuis deux jours, il ne cessait de tourner et retourner les documents que Shion lui avait confiés tant d’années auparavant, ces documents qu’il avait analysés et où il avait entraperçu l’embryon d’un raisonnement mortellement effrayant.

Dans la lumière descendante de cette fin de journée, il finit par quitter le fauteuil où il était installé, pour aller glisser les feuillets dans le tiroir de la commode. Son regard tomba sur le miroir au-dessus du meuble. Ce visage… il n’avait pas envie de lui sourire. Pas lorsqu’il contemplait ces rides définitivement marquées qui avaient commencé à sillonner son front et le coin de ses yeux, qui soulignaient sa bouche qui avait si souvent souri autrefois. Il n’avait jamais aspiré à une vie paisible et épargnée par les dangers et les épreuves. De ces dernières, il en avait eu son content directement ou indirectement, l’angoisse si souvent ressentie pour le Dragon qu’il considérait comme son fils, l’éloignement du Sanctuaire, la mort de Shion, celle de son maître… Il avait accepté tout cela sans rechigner, avec une certaine philosophie même car sa vie n’avait jamais été menacée, à défaut de son cœur. Il savait qu’après tout, il avait eu de la chance jusqu’ici. Il le savait depuis qu’il avait dix ans.
Le jour où les corps des onze chevaliers d’or qui avaient tenté de s’opposer à l’ouverture des Portes avaient été ramenés au Sanctuaire était gravé à jamais au plus profond de son âme, marqué au fer rouge d’une morsure brûlante qui ne s’était jamais vraiment cicatrisée.
Encore enfant, mais pourtant dépositaire malgré lui de la charge la plus pesante qui soit, il avait assisté à la procession depuis les marches du Palais. Il ne se rappelait plus s’il avait pleuré ce jour-là, mais sans doute que oui. Les corps, recouverts d’un linceul d’une blancheur aveuglante, reposaient sur des civières portées par des chevaliers d’argent et de bronze, qui les menaient à la crypte du Palais avec une lenteur insupportable. Le tour de son maître était alors arrivé. Il aurait voulu garder un autre souvenir de cet homme qui lui avait tout enseigné, qui avait fait de lui celui qu’il était devenu, mais à chaque fois qu’il l’évoquait encore aujourd’hui, c’était immanquablement cette forme sous le drap blanc qui revenait sous ses yeux, qui redevenaient ceux de l’enfant qu’il avait trop tôt cessé d’être.
La main de Shion s’était alors posée sur son épaule. Et l’avait serrée très fort.
Il n’y avait plus qu’eux deux, et le nouveau Pope lui tenait alors lieu à la fois de grand frère et d’ami très cher. Dôkho s’était toujours senti très seul lors de son entraînement, car il était alors l’unique apprenti chevalier d’or. Les autres membres des XII étant pour la plupart très jeunes, ils n’avaient pas encore trouvé d’élèves. Quant à son propre cas, il était exceptionnel. La prise de conscience de son septième sens, précoce, l’avait fait repérer par le Sanctuaire et le mois de sa naissance l’avait automatiquement affilié au chevalier de la Balance qui l’avait entraîné. Et jusqu’à ce jour funeste, il ne s’était pas posé les vraies questions.
Il avait alors compris une chose importante. La voie que le destin lui avait réservée ne pourrait que s’achever de façon tragique. Sans doute aussi tragique que ce qu’elle avait pu être pour ces onze hommes qui avaient perdu la vie au nom de leur mission sacrée. Ce jour-là, la mort était devenue partie intégrante de la vie de Dôkho. Cela en avait-il été de même pour Shion, il ne l’avait pas su. Tous deux n’avaient jamais reparlé de ce moment.

Ses yeux n’avaient pas quitté leur reflet dans le miroir, qui lui renvoyait décidément l’image d’un homme vieux. Que pourrait-il faire, lui, que pourrait-il apporter à ceux qui l’entouraient, qui étaient encore jeunes, qui disposaient d’une puissance qui était peut être supérieure à la sienne ?
Une dernière fois la lugubre procession revint à la surface de sa mémoire… Ils étaient tous tellement jeunes eux aussi ! Jeunes et pourtant ils avaient péri, les uns après les autres. Shion seul avait survécu et Moïra qui avait pu élever ainsi son fils… Sa descendance…
« Qu’as-tu fait… Au nom des Dieux, qu’as-tu fait ! »

Jusqu’ici, il s’y était refusé. Parce qu’il pensait se tromper. Mais à présent… Abaissant ses paupières, il vit leurs visages, ceux de ses pairs, de Rachel… de tous ceux qu’il avait vus grandir, souffrir… Se tromper. Mais était-ce bien là, la vérité ?
A peine se fut-il rassis que déjà son esprit quittait son propre corps, fusant dans l’espace gris et infini du surmonde. Il le cherchait.
« Où es-tu ?... Où te caches-tu… Shion ?! »

Prêt à s’engouffrer dans les multiples méandres de la conscience qui constituaient les niveaux infinis du surmonde, Dôkho fut au final très surpris de percevoir si tôt la présence de Shion. Stoppant net sa progression, il s’orienta vers la source d’énergie familière à la fois si lointaine et si proche de lui.
« Shion… Je ne pensais te trouver aussi près de notre monde.
- C’est bien toi qui m’as appelé, non ? »
La colère de la Balance fut suspendue l’espace d’un souffle, lorsque l’ancien Pope se matérialisa enfin devant lui. Ce visage… Les souvenirs du passé déferlèrent entre eux, tous deux à l’image de ce qu’ils étaient aujourd’hui.
Shion aurait pu se dévoiler sous l’aspect d’un homme jeune et puissant, pourtant il apparaissait tel qu’il était au jour de sa mort. Vieux. Et Dôkho lui non plus ne cherchait pas à masquer ce que lui-même était devenu.
Si la notion de temps devait exister dans le surmonde, alors ils s’observèrent un long moment, sans un mot. C’était la première fois, depuis quinze ans, qu’ils se retrouvaient. Dôkho avait grandi auprès de cet homme, qui avait parachevé sa formation, qui avait terminé de lui enseigner tout ce qu’il devait savoir et une bouffée de nostalgie et de tristesse étouffa le chevalier d’or, suffisamment pour le déstabiliser plus qu’il ne l’aurait souhaité.
« Que me vaut l’honneur de ta visite ?
- Tu le sais aussi bien que moi. » Il se reprenait. Il le devait à présent, trop de questions nécessitaient des réponses, aussi inquiétantes soient-elles.
Il n’y avait aucune trace de surprise sur les traits du vieux Pope. Il semblait attendre, attendre quelque chose qu’il avait toujours su.
« Lorsque tu m’as confié ces documents généalogiques, tu étais déjà au courant n’est ce pas ?
- Oui et non. Je n’ai réellement compris qu’au moment où j’ai su que Sofia attendait des jumeaux.
- Pourquoi ? Pourquoi moi ?
- Parce que j’avais confiance. Me suis-je trompé ? »
Dôkho aurait donné n’importe quoi pour que Shion baisse les yeux en cet instant, pour ne pas voir de telles certitudes s’appesantir sur lui, pour ne plus contempler cette sérénité que pour la première fois depuis des années il était très loin lui-même d’éprouver. Mais son vieil ami demeurait là, à le regarder.
« Il ne s’agit pas de cela… » Finit par murmurer la Balance, « J’ai besoin de réponses, Shion. De la vérité.
- Et que crois tu qu’elle va t’apporter cette vérité ?
- La liberté de mon choix. » Ce fut à peine si le front de l’ancien Pope se plissa, pourtant cela n’échappa nullement à Dôkho, qui prit alors conscience avec stupeur de ses propres mots. Lui comme tous les autres… Il se croyait à l’abri de ce questionnement. Belle erreur. Cela aussi était-il du fait de celui qui lui faisait face ?
« Il n’y aura plus personne, Shion. Ce qui a donné naissance au Sanctuaire, ce qui l’a maintenu au cours des siècles, ce qui a construit ce lieu au fil des générations ne va plus exister. Pourtant, le cycle des Portes ne s’est jamais interrompu, et toujours le Sanctuaire s’est élevé contre Elles, alternant les victoires et les défaites… Toujours parce que les fondements même de notre ordre ont perduré au travers des familles fondatrices. Or, aujourd’hui… Ils sont les derniers. Et cela, je ne le comprends pas. »
« Je n’ose le comprendre… » Eut été la transcription des pensées profondes de Dôkho mais le dire aurait passé pour un aveu.
- Lorsque la seconde guerre mondiale s’est achevée, elle a laissé derrière elle des monceaux de cadavres. »
Comme dans un rêve, la Balance vit le précédent Pope s’éloigner de lui, tandis que sa voix, calme et posée, s’enflait au contraire, l’environnant de toutes parts. Dans le gris uniforme qui les isolait tous deux, une lueur dorée nimbée d’améthyste vint à s’ouvrir telle une corolle, une lueur et une chaleur incroyables. Alors qu’il se tournait et se retournait pour retrouver le visage de Shion, Dôkho s’arrêta net, le Pope se tenant tout à coup juste à ses côtés.
« C’était une guerre sale. Les hommes n’ont pas seulement eu pour objectif de s’entretuer, d’une armée à l’autre, d’un pays à l’autre… Ils ont perpétré des génocides, ont massacré des populations innocentes et ce, pendant six longues années. Les conséquences de notre échec ont été trop lourdes. Nous avons failli, Dôkho. C’est impardonnable.
- Ce n’était pas la première fois que le Sanctuaire perdait son combat face aux Portes. L’équilibre du monde est à ce prix…
- On ne peut pas parler d’équilibre dans ce cas. La poussée exercée par les Portes en 1938 a été trop forte.
- Pourtant…
- Dôkho, tu me parles du Sanctuaire mais qu’as-tu tiré également des documents que je t’ai confiés ? »
Le cosmos déployé par Shion s’amenuisit soudain, non pas pour disparaître, mais pour rejoindre son propriétaire dont les yeux pourpres s’illuminèrent. Son vis-à-vis soutint néanmoins le regard perçant dont il était gratifié et finit par admettre, d’une voix sourde :
- Le Sanctuaire n’a pas vaincu les Portes depuis le seizième siècle.
- Et ce fait ne te montre donc rien ?
- Il ne Les a pas vaincues, parce que le signe des Gémeaux n’était pas double. Des naissances de jumeaux, il y en a eu chez les Antinaïkos, mais ils n’étaient pas dépositaires de la charge du troisième temple à ces moments-là.
- Quel dommage n’est ce pas… » La pointe de triste ironie que Dôkho perçut dans le ton de Shion l’inquiéta.
- Que veux tu dire ?
- Non seulement nous avons failli cette année-là, avec les conséquences que l’on sait, mais aussi et surtout, tous mes compagnons sont morts. Tout ce qui faisait mon horizon et ma vie a disparu en quelques secondes, tandis que moi, je survivais par je ne sais quel miracle, dans un Sanctuaire vidé de ce qui faisait son âme. Ils sont tous morts en vain. »
S’il y avait bien un discours auquel la Balance ne se serait jamais attendu de la part de Shion, c’était bien celui-ci. L’ancien Pope qui remettait en cause l’action du Sanctuaire ! Il se tourna vers son ancien compagnon, soudain dessillé. Derrière la vieillesse sereine que son esprit affichait dans ce monde sans repère, une ombre se profilait, floue et fugitive, une fêlure masquée mais profonde.
« J’ai voulu comprendre. Savoir pourquoi nos vies n’avaient été d’aucune utilité a commencé à m’obséder ce jour-là, ce jour où leurs corps nous ont été restitués. Tu te souviens, n’est ce pas ? »
Il était difficile, voire parfois impossible de masquer ses émotions à ce niveau de conscience, et la peine que Dôkho ressentit en cet instant n’échappa certainement pas à Shion, qui hocha la tête d’un air entendu.
« Je n’aurais peut être pas dû te rappeler cette journée, pardonne-moi… J’ai cherché. En devenant le nouveau Pope, j’ai eu accès à de nombreuses archives ; peu d’entre elles concernaient les Portes.
- Nous nous en sommes rendus compte… Ton élève, Mü, n’a quasiment rien trouvé.
- Les archives du Sanctuaire sont bien distinctes de celle du Palais. J’ai détruit parmi ces dernières tout ce qui concernait les Portes. Vous ne pouviez rien découvrir. » Quelques jours auparavant, Dôkho se serait étonné, voire même se serait insurgé contre cet aveu, mais maintenant… la théorie angoissante qu’il avait échafaudée ne cessait de prendre corps, de devenir plus tangible à chaque mot que Shion prononçait. Mais la confirmation n’en fut pas moins glacée :
« Pas de signe double pendant cinq siècles, des Portes qui ont sans arrêt eu le dessus, et un Sanctuaire impuissant. Et pourtant, les hommes n’ont eu de cesse de se relever, encore et encore, de rebâtir, de se reconstruire et de croître. Alors oui, le Sanctuaire a perduré aussi… mais en se renfermant sur lui-même. Oui, nous avons continué à former des chevaliers, oui, nous avons contribué aux affaires courantes de cette planète, oui, nous avons combattu les Portes… et pourtant le monde extérieur évoluait sans nous. Te rends-tu compte ? Nous ne luttons pas contre les Portes parce qu’elles seraient malfaisantes, non, mais parce que l’équilibre qu’Elles recherchent n’est pas celui auquel tend l’humanité, pour qui le Sanctuaire se doit d’exister. Mais comment est il possible de défendre un concept quand celui-ci nous échappe ?
- Je ne te suis pas.
- C’est pourtant tellement évident… » Les mains de Shion se posèrent sur les épaules de Dôkho, ou du moins ce dernier en eut-il l’impression, avant qu’il ne poursuive, gravement : « Au fil des années, le Sanctuaire s’est désolidarisé des hommes, qui pourtant l’avaient créé. Le don d’Athéna, qui nous a conféré notre puissance, nous a du même coup peu à peu détaché de notre nature profondément humaine. Pourquoi crois-tu que les Dieux sont tombés dans l’oubli ? Parce que leur statut même d’êtres divins est devenu incompatible avec la nature des hommes. Ceux-ci ont pris conscience de leur pouvoir. Le pouvoir du nombre. Le pouvoir de la conscience. Ils n’ont plus eu besoin de l’abstraction du divin. Tout cela le Sanctuaire ne s’en est pas rendu compte à temps.
- Tu veux dire… que le fait même que la nature des chevaliers et celle des hommes se soient tellement éloignées l’une de l’autre a fait…
- … Qu’affronter les Portes est devenu inutile. Quoi qu’il en soit, les Portes ont toujours été là, elles sont parties intégrantes de notre univers, ainsi que tu dois l’avoir compris à présent. Les hommes pourront bien évoluer et se renforcer, ils ne pourront jamais rien contre Elles, le Sanctuaire demeure leur dernière chance. Seulement… les forces qui régissent le monde, que certains appellent destin, ont jugé que le Sanctuaire n’était plus apte à protéger l’humanité car il avait perdu jusqu’à l’essence même de son existence. Et de fait… ce « destin » n’a pas voulu de double signe des Gémeaux. A quoi bon, si ce n’est que pour lutter au nom d’un idéal en lequel plus personne ne se reconnaît ? »
Lentement, Dôkho se dégagea de l’emprise de Shion et s’en éloigna. Il ne bougea pas, ou du moins pas réellement, mais son cosmos parut se recroqueviller, comme pour fuir celui de l’ancien Bélier, qui perdurait, lui, bien ancré à ce niveau de conscience.
Ce raisonnement, la Balance l’avait subodoré, mais sa confirmation par celui-là même qui avait eu à un moment donné toutes les cartes en main lui rendit toute sa colère, cette colère qui s’était quelque peu affadie devant le rappel de ses souvenirs.
« Et donc… lorsque les jumeaux sont nés…
- J’ai pu vérifier que les Portes allaient effectivement revenir.
- Et qu’as-tu fait ? …Je veux l’entendre de ta bouche, Shion ! »
Une étincelle dorée jaillit. D’où elle venait, les deux hommes auraient bien été en peine de le dire, tout à leur vigilance soudainement accrue, tandis qu’ils s’affrontaient du regard. S’agissait-il du cosmos de Dôkho qui venait tout à coup de rougeoyer ? Ou était-ce Shion, dont la tension était grandissante, qui manifestait ainsi son bon droit ?
« Je connaissais… » La voix de l’ancien Pope s’éleva, grondante. « Je connaissais les conditions nécessaires pour affronter les Portes. Mais je savais aussi que malgré le fait qu’elles soient réunies, le Sanctuaire échouerait s’il continuait dans cette voie.
- C’est pourtant toi qui dirigeais le Sanctuaire ! Si tu savais que nous nous étions par trop éloignés des hommes, pourquoi n’as-tu pas au cours de toutes ces années essayé de rectifier le tir ? Tu as eu le temps, Shion…
- Non, tu te trompes. C’était déjà trop tard !
- Alors…
- Alors j’ai fait ce que j’estimais nécessaire de faire. »
La lecture de l’avenir dans le ciel… cette vieille technique, plus ou moins tombée en désuétude, Shion l’avait dépoussiérée et de nouveau mise en œuvre.
A l’instar de ses prédécesseurs des siècles passés, il s’était penché sur l’évolution des astres, de ces constellations qui protégeaient des êtres hors du commun, des êtres qui n’auraient jamais imaginé que quelqu’un puisse ainsi anticiper sur leur propre futur…
« Mais ne crois pas que j’ai moi-même décidé de tout. Oh non… lorsque j’ai pris cette décision, je n’avais aucune idée de ce que j’allais trouver. Le destin…
- Je t’en prie ! Ne viens pas me parler de destin alors que…
- J’avais aussi un destin ! Et je l’ai laissé s’accomplir ! » Protesta Shion, « Le mien était d’être assassiné par l’un des jumeaux. Je l’ai su bien avant que cela n’arrive… Et j’ai compris qu’il était de mon devoir de laisser s’accomplir cet acte. » Secouant la tête d’incrédulité, la Balance n’osait croire à ce qui était en train de se dire. Pourtant, Shion continua, bien décidé à affronter celui qui venait chercher la vérité.
« Que crois-tu ? Que tout était limpide, bien clair ? J’étais persuadé que mon assassin serait Kanon qui, à mes yeux, avait toutes les raisons d’agir ainsi… et ce fut Saga. Les destins écrits dans les cieux ne sont pas uniques, ils ne sont que trames multiples, composées de divers chemins, comme autant de choix. Ce sont justement les choix qui sont faits qui finissent par déterminer la seule route à suivre. »
Pendant toutes ces années… Dôkho regardait Shion avec un dégoût non dissimulé. Il ne s’était rendu compte de rien, tandis que l’ancien Pope tirait les ficelles en lieu et place du hasard, qu’il s’arrogeait un privilège dont nul humain, aussi puissant soit-il, n’avait la permission de disposer.
- Tu n’avais pas le droit.
- Le droit ? Mais de quel droit me parles-tu quand notre devoir passe avant tout ? » La fureur tordit soudain les traits de Shion, qui parut grandir tout à coup, son ombre inexplicable s’étendant tout autour de lui. « Ce pouvoir que l’humanité a développé, qu’elle a cultivé sur le terreau fertile offert par notre planète, ce pouvoir qui n’a eu de cesse de s’enfler au cours des siècles, que crois-tu qu’il faille pour l’équilibrer si ce n’est une puissance comparable ? Ne vois-tu donc pas que les Portes sont le reflet des hommes ? Ô Dôkho… Contre cela, je ne pouvais rien. L’avoir compris n’a fait que me rendre conscient de mon impuissance face à l’inéluctable… »
Les images défilèrent, impitoyables. S’agissait-il de ses propres souvenirs ou de ceux de Shion que ce dernier partageait avec lui, la Balance n’aurait su le dire, mais les massacres, les tueries, les innocents, la haine qui avaient jalonné la guerre que le Sanctuaire n’avait pas su empêcher s’imposèrent, avec toute leur intensité et leur brutalité.
« … Au cours des soixante dernières années, malgré leur prise de conscience, les hommes n’ont pourtant pas cessé de mettre leur technologie au service de la mort. De cette évolution, les Portes s’en sont imprégnées, comme Elles l’ont toujours fait au cours des siècles et, si Elles s’ouvrent aujourd’hui, ce ne sont pas seulement quelques millions de morts que nous aurons sur la conscience, ni quelques destructions, mais bien un cataclysme à l’échelle planétaire… De cela, les hommes ne se relèveront pas. »
Shion tendit la main vers un Dôkho assommé par les implications de cette logique :
« Je n’avais pas le choix. Un cycle est sur le point de s’achever… Et si le Sanctuaire ne peut lui-même donner la dernière impulsion, alors ce sera la fin des hommes. »

© Vanina BERNARDINI - 2006