Chapitre 24 - Parttie I I

 

Palais du Domaine sacré, Sanctuaire…

Quand Saga rejoignit son bureau, il eut la surprise d’y trouver Aioros qui l’attendait planté devant une haute fenêtre, les mains enfoncées dans les poches. Ne voyant que son profil intact, Saga réprima un sursaut lorsque le Sagittaire se tourna vers lui, un rayon de soleil effleurant la surface polie du masque.
« Alors, c’est fait ?
- Oui. » Passant à côté de son visiteur, le Pope jeta plus qu’il ne posa son paquet de cigarettes sur la table, avant de se laisser tomber sur son siège, qui pivota.
- Qu’est ce qui t’amène ?
- Plusieurs choses.
- Si c’est pour me dire que mon père est passé te voir, ce n’est…
- Entre autres mais il n’y a pas que ça. » Sous le regard azuréen décidé, Saga laissa échapper un soupir et passant ses mains sur son visage las, lâcha d’un ton morne :
- Vas-y, je t’écoute. »
Aioros vint s’asseoir en face du Pope, sans se préoccuper de la fumée qui commençait à s’élever d’une énième cigarette :
« Tu es donc au courant du périple entamé par Nathan et Andreas… Tu dois alors savoir que leur discours n’est pas dénué de tout fondement. Tu es trop impliqué.
- C’est un reproche ?
- Non. » Aioros avait eu beau se préparer à cette entrevue, à présent devant Saga, il ne savait plus comment aborder le sujet. L’homme paraissait si fatigué… Deux jours étaient passés depuis le Conseil, et le sommeil paraissait avoir définitivement déserté ses nuits. Et le Sagittaire savait pourquoi.
« J’ai su avant le Conseil. Rachel est venue me voir. Pourtant, lorsqu’elle l’a annoncé, je… » Se mordant les lèvres, il détourna les yeux, « J’ai eu mal. Comme tous les autres. Et toi… Tu n’as rien dit.
- Et alors ? » La voix de Saga s’était refroidie de quelques degrés.
- Alors ? Je t’en prie Saga… Je te connais trop bien. Je n’arrive pas à croire que tu sois d’accord avec ça. »
Lentement, la main du Pope s’abaissa jusqu’au cendrier où il fit tomber sa cendre avec précaution :
« Qu’est ce que ça change pour toi, de le croire ou pas ?
- Je ne peux pas… ne pas accepter.
- Le contraire m’aurait étonné…
- … mais j’ai besoin de savoir si j’ai raison de le faire. » Aioros se rendit compte que toute l’attention de Saga était fixée sur le bout de son mégot qu’il faisait rouler distraitement sur le bord du cendrier, et qu’il ne le regardait plus.
« Saga… C’est important.
- Hum… Sans doute devrais-je regretter de ne pas t’avoir laissé la place qui te revenait de droit ? Tu agirais très certainement comme il conviendrait, sans te poser de questions…
- Tu te trompes.
- Je vérifiais. » Le regard émeraude plongea enfin dans celui du Sagittaire, toute fuite écartée.
« Alors, si tu peux ne serait-ce qu’imaginer ce que je ressens en ce moment… pourquoi viens tu retourner le couteau dans la plaie ?
-Seras-tu capable, Saga ? Puis-je compter sur celui à qui j’ai décidé d’obéir ? » Aioros saisit le poignet du Pope à travers la table, « Réponds-moi ! »

L’aîné des Antinaïkos soutint le regard du Sagittaire encore quelques instants, avant de se dégager brutalement et de se lever.
« Je n’ai jamais cru que j’avais fini de payer ma dette. Ne serait-ce que voir ton visage chaque jour suffit à bien me rappeler que je ne peux rien effacer. Lorsque la maladie est arrivée, j’ai pensé que j’allais enfin pouvoir me reposer et oublier… » Présentant son dos à Aioros, il s’appuya des deux mains de chaque côté de la fenêtre. « Mais vous m’avez ramené parmi vous. Alors… il y a eu un moment où je me suis persuadé que c’était terminé. Rachel était revenue, mon frère aussi. On ne savait pas ce qu’était les Portes. Une deuxième chance en quelque sorte, de pouvoir rattraper quelques années de ma vie… Je me suis trompé. Maintenant, la situation est ce qu’elle est et la moindre des choses que je puisse faire c’est d’assumer ce fardeau que je me suis moi-même imposé.
- Au péril de sa vie ?
- Elle a pris sa décision. Seule. »
La fêlure dans la voix du Pope fit baisser la tête à Aioros, qui finit par se lever à son tour, pour le rejoindre :
- La suivras-tu ?
- Oui... Malgré tout. » Aioros vit se crisper les traits de Saga qui disparaissaient derrière une abondance de mèches bleutées et l’effleurant de l’esprit ne put que voir la douleur mâtinée de colère qui pulsait au cœur du cosmos des Gémeaux. Alors qu’il ouvrait la bouche pour prononcer des mots qu’il espérait apaisants, il fut interrompu par la voix grave et étrangement mal assurée du Pope :
« Tu sais… A chaque fois que je la prends dans mes bras, j’ai peur de ne pas parvenir à la relâcher. Parce que… peut être que si je l’empêche de s’éloigner, alors elle ne disparaîtra pas ?... Elle resterait là et tout ceci ne serait plus qu’un mauvais rêve… »
La gorge d’Aioros se serra, tandis que baissant un peu plus le front, Saga continuait, plus doucement, dans un souffle qui vint mourir sur ses lèvres. « Pourtant, ce n’est ni un rêve, ni un cauchemar… Je vais sans doute la perdre… mais pas sans me battre. »
Médusé, le Sagittaire vit alors le poing de Saga se refermer, avant qu’il ne se redresse : « A quoi bon, toute cette puissance, si c’est pour s’abandonner au destin… Je suis responsable d’elle, de toi, de vous tous. »
Le Pope se tourna vers le chevalier d’or, les traces de détresse sur son visage presque effacées, « Je vous dois de tout essayer, même si c’est difficile, même si parfois ma force m’abandonne… Aioros, je ne faillirai pas. Je n’en ai pas le droit. »
Le Sagittaire était venu pour chercher des réponses, qu’il n’espérait pas trouver. Pourtant elles étaient bien là et un sourire lui échappa, un sourire triste certes, mais d’où la confiance n’était pas exempte. Saga ne lui mentait pas, il le voyait dans ses yeux, et il ne put s’empêcher de se demander d’où il tirait cette force inconnue qui lui permettait de garder la tête hors de l’eau. Alors, aussi éthéré et éphémère qu’une illusion, le Sagittaire perçut grâce à ses capacités bien particulières un dédoublement bref du cosmos de Saga, à peine visible. Kanon. Kanon, dont la présence inconsciente soutenait son frère et si Aioros avait fermé les yeux en cet instant et avait pu se projeter une seconde dans le surmonde, il aurait observé un fil doré d’une finesse et d’une solidité incroyables qui liait les deux hommes. Le doute l’assaillit brièvement ; se pouvait-il qu’Andreas et Nathan aient raison ? N’était-ce pas à Kanon que revenait le droit d’occuper la charge de Pope, du fait de sa force et de sa puissance ? Sans l’appui de son frère, Saga n’aurait jamais été en mesure de faire face à la situation… Toutefois, Aioros se surprit à souhaiter que l’aîné des Antinaïkos demeure celui à qui il devait allégeance. Pourquoi, il n’en savait trop rien, à moins que tout simplement, il ne souhaitât pas qu’un autre que celui qui avait gâché sa vie en voit l’aboutissement.

Temple du Verseau, Sanctuaire…

Camus n’éprouva même pas le besoin de demander qui frappait à la porte, alors qu’il sortait d’une douche brûlante tout autant destinée à délasser son corps de son entraînement matinal qu’à lui faire oublier momentanément les multiples interrogations qui agitaient son esprit. D’un œil tranquille, il observa Milo pénétrer chez lui sans plus de façon et s’affaler dans le premier fauteuil venu.
« J’ai passé une nuit affreuse, » commença le Scorpion tout en s’étirant tant bien que mal, « et la journée ne va pas être meilleure… je viens de m’accrocher avec Aldébaran.
- Pour changer.
- Oh, ça va hein… » Le ton revêche de Milo, s’il arracha un sourire à Camus, ne suffisait cependant pas à masquer l’extrême confusion dans laquelle se débattait le protecteur de la huitième maison. Même un homme relativement dépourvu d’empathie tel que le Verseau pouvait de ce fait percevoir son agitation. A vrai dire, Camus n’était pas surpris. Ni par l’angoisse que dégageait Milo, ni par sa présence. Il savait qu’il viendrait, tôt ou tard.
« Je te laisse deviner ce qu’il m’a annoncé.
- J’imagine assez, en effet.
- Et j’aurais dû ne rien dire ?! » Une profonde indignation au fond des yeux, Milo se redressa pour voir son ami s’adosser au mur près de la fenêtre, s’absorbant dans la contemplation du ciel orageux. Avec un soupir, le Scorpion s’agita encore quelques secondes, avant de se lever brusquement pour aller se servir un verre d’eau. Et derechef, il se rassit. Incapable de tenir en place. Masquant tant bien que mal un sourire amusé, Camus observa du coin de l’œil le manège de son alter ego. Les années passaient mais les habitudes avaient la vie dure.
Enfant, puis adolescent, Milo n’avait eu de cesse de collecter moult corrections inoubliables de la part de son maître, à la limite du désespoir devant l’incapacité notoire du jeune Scorpion à maîtriser une agitation malvenue dès lors qu’il s’agissait de faire preuve du minimum syndical de concentration que requérait son entraînement. Certes, l’âge aidant, Milo s’était peu à peu calmé, mais cette propension à demeurer toujours en mouvement ne s’était jamais démentie. Usant pour qui le connaissait peu, ce travers lui valait cependant toujours aujourd’hui des taquineries de la part des ses compagnons. Quant à Camus, il y était tellement accoutumé qu’il n’y prêtait plus guère attention, sauf pour s’en amuser lui aussi. Pourtant, en ce jour, il n’était guère difficile de déceler derrière cette agitation un stress supplémentaire… et compréhensible.
« Tu ne devrais pas en vouloir de la sorte à Aldébaran, tu sais… » Temporisa le Verseau, « il a consacré toute sa vie aux autres, sa réponse est cohérente avec sa manière d’être.
- Les choses sont différentes.
- Crois-tu ? Il n’a jamais perdu de vue tout ce qui a contribué à le construire… Il ne fait que perpétuer ce qu’il a toujours été.
- Au prix de la vie de Rachel ? » Ils s’affrontèrent du regard encore un instant, puis Camus se détourna, d’un haussement d’épaule.
- Tu ne veux décidément pas comprendre.
- Vas-y, dis tout de suite que j’ai tort et qu’il a raison ! Tant que tu y es, pourquoi ne pas faire pareil que lui ? »
Camus comprit que cette sortie véhémente n’attendait pas de réponse de sa part. Ou du moins, n’en espérait pas. Aussi demeura-t-il silencieux tandis que Milo se rencognait une énième fois dans le fauteuil, la tête renversée avec lassitude contre le dossier, fermant les yeux. Peut être pour la première fois depuis des années, le Verseau se surprit à plaindre celui qu’il avait toujours fait en sorte de protéger. Ainsi Milo était-il enfin confronté aux dures réalités de la vie, cette vie dont il avait laissé le cours le porter, plutôt que de la diriger lui-même… le Scorpion avait-il jamais été confronté à un dilemme ou à un choix ? Non. Tous les petits et grands événements de son existence, Milo n’avait eu de cesse de les traverser, sans s’y arrêter, sans s’interroger.
Une facilité qui le plongeait aujourd’hui dans un abîme qui confinait à la panique. Quand tout a toujours été simple, que faire lorsque les choses se compliquent brutalement ? Cousin de Rachel par sa mère, Milo était un pur produit du Sanctuaire, un de ceux qui à peine né, voyait leur route déjà tracée, bornée, dégagée. Le hasard, ou le destin, avait voulu qu’il s’éveillât très tôt au septième sens, si bien que son existence avait pris une tournure évidente : il ferait partie de la garde sacrée. A partir de ce moment-là ; Milo s’était laissé porter. Il avait acquis ses responsabilités de la même manière qu’il avait mené sa vie, à savoir sans être confronté à la moindre difficulté. Pourquoi dans ce cas se torturer l’esprit quand tout coulait de source ? Depuis toujours, Milo se contentait de sa très confortable situation. Même lorsque Saga avait pris le pouvoir, il n’avait que mollement protesté. Non pas que cet événement ne l’ait pas affecté, loin de là. A l’instar de ses amis d’enfance, il avait aimé Shion, un peu leur grand-père à tous finalement… Mais devant le fait accompli, qu’aurait-il pu faire d’autre ? Cette question, si fugace, avait trouvé sa réponse dans l’ordre intimé par Rachel de ne rien faire qui puisse contrecarrer la voie prise par le Sanctuaire. Là encore, il avait choisi la facilité. Après tout, un sang immémorial et sacré ne coulait-il pas dans ses veines ?
Il ne pouvait se tromper, ni être trompé par ceux et celles qui étaient comme lui. Mais ce sang qui lui avait procuré tant de confort se rappelait aujourd’hui à son bon souvenir, le mettant pour la première fois de sa vie devant ses responsabilités et ses devoirs, en lieu et place de ses droits.
Finalement, ils se ressemblaient un peu tous les deux. Pensif, Camus le contemplait assis là, devinant sans trop de peine ce qui se tramait dans l’esprit de Milo, mais tout en sachant qu’il ne pouvait rien pour lui. A la différence du Scorpion, si Camus avait lui aussi toujours adopté une certaine hauteur vis-à-vis des aléas de la vie, ce n’était pas tant qu’il les refusait, mais plutôt que, confronté très tôt à un dilemme sans échappatoire, il n’avait pas eu d’autre choix. Lui aussi payait pour cela, mais cela faisait tant et tant d’années qu’à présent… Il se demandait si tout cela avait encore un sens. Ce fut le bleu du regard de Milo qui se posa sur lui à cet instant qui lui fit répondre par l’affirmative à cette question.
« Que dois-je faire Camus ? Je m’étais dit que j’attendrais le retour de Shura et d’Angelo… mais je me rends compte que je ne fais que reculer… » Se redressant, le Scorpion posa ses coudes sur ses genoux, et enfouit son visage entre ses mains. Sa voix étouffée continua néanmoins à se faire entendre : « Je ne sais plus… quoi faire. »
Résistant à l’irrépressible tentation de poser une main affectueuse sur l’épaule de Milo, Camus se mordit l’intérieur de la joue en lieu et place, avant de lâcher : « Cette décision t’appartient. Personne ne la prendra à ta place. » “Cette fois-ci…” fut tenté d’ajouter le Verseau, mais il retint ces mots qui n’auraient réussi qu’à accabler un peu plus un Milo déjà profondément ébranlé.
De fait, ce dernier hocha la tête d’un air absent, avant de se lever : « Je vais aller courir un peu, ça me détendra. Je t’ai suffisamment ennuyé comme ça…
- Tu ne m’ennuies jamais. » Murmura Camus, tout en le raccompagnant jusqu’à la porte entrouverte. Mais alors qu’il allait refermer le battant sur le Scorpion, celui-ci s’arrêta et passa la tête dans l’entrebâillement :
« Et toi ? » Sous les yeux attentifs qui le dévisageaient, Camus sentit sa mâchoire se bloquer et ce fut non sans difficultés qu’il parvint enfin à articuler :
- J’ai décidé d’attendre des nouvelles d’Angelo et de Shura. J’aviserai à ce moment-là.
- Mais… Tu ne le ferais pas, n’est ce pas ? » Oh pour l’amour du ciel, pourquoi lui demandait-il une chose pareille ? Puisant au fin fond de ses ultimes ressources, Camus conserva son calme apparent, avant de dire d’une voix atone : « Milo… Ne cherche pas tes propres réponses dans les miennes.
- Tu as sans doute raison. »
Après avoir refermé la porte, définitivement cette fois, Camus resta un moment planté devant le panneau de bois, les mains posées bien à plat dessus. Il s’arc-bouta, rentrant la tête entre les épaules, avant que ses doigts ne se replient, formant deux poings serrés convulsivement :
« Tu vas me haïr… Je le sais, alors que j’ai toujours tout fait pour ne pas te voir me détester… Pour rien… Tout ça, pour rien… »
Une brutale envie de vomir le saisit tout à coup. Ce dégoût de lui-même, latent à chaque instant, venait de le saisir et de le tordre avec une telle violence que de guerre lasse il se laissa glisser jusqu’au sol, ses genoux heurtant douloureusement les carreaux de pierre. « Je vais te perdre… »

Bibliothèque Colombine, Séville, Espagne…

Finalement, Shura le rejoignit. Le soulagement qu’Angelo ressentit ne l’empêcha cependant pas de râler, lorsque le Capricorne lui mit enfin sous les yeux un manuscrit relié qui paraissait si ancien que le Cancer ne s’en approcha qu’avec méfiance :
« Quoi ?! Et tu appelles ça de l’italien !
- Pourquoi, ce n’en est pas ?
- Peuh… C’est du génois ! » Shura leva alors les yeux au ciel au ciel implorant n’importe quelle divinité disponible en cet instant, avant de rétorquer :
- Tu crois vraiment que c’est le moment de faire du régionalisme ?
- Ca te va bien de dire ça, tiens… Tu aimerais que je te traite de catalan ? Non ? Ben c’est pareil…
- Angelo ! Merde !
- Bon, bon… Ca va… »
Et de mauvaise grâce, l’italien s’installa derrière l’une des tables massives qui occupaient toute la longueur de la salle, tandis que Shura déployait un ordinateur portable :
« Tu traduis, je saisis.
- J’avais compris, merci. »

Quand Shura lui avait dit de se rendre à la cathédrale de Séville, Angelo avait cru à une blague. Blague au goût d’autant plus amer qu’il s’était retrouvé bien malgré lui pris au beau milieu du flot de touristes qui s’engouffrait dans le gigantesque bâtiment, à qui à l’assaut du tombeau de Christophe Colomb, à qui à l’assaut de la tour, tenant plus du minaret que du clocher, soit dit en passant.

S’extirpant tant bien que mal de la presse humaine, le Cancer avait repéré le fronton de cette fameuse bibliothèque à l’accès réglementé et s’y était engouffré aussi vite que le lui permettait la bienséance, sans déranger ceux qui erraient en cet endroit étrangement silencieux après l’immersion dans le brouhaha incessant de l’édifice.
Il avait su, avant même qu’il ne se présente, l’identité de celui qui s’était approché de lui pour l’accueillir. Grand et sec, les yeux d’un vert profond, le conservateur des lieux ne pouvait être qu’un Antinaïkos :
« Votre ami a appelé. Il sera là dans une heure. En attendant, si vous voulez bien me suivre… »
Au moins, il lui avait parlé en grec, celui-là !
Et il avait attendu, quelque peu embarrassé par les rayonnages pleins à craquer et soigneusement protégés derrière leurs vitrines cadenassées, en bref un décor avec lequel il n’était pas… familier, se demandant une bonne dizaine fois ce qu’il foutait au milieu de toutes ces vieilleries.

Il ne s’agissait pas du document d’origine ; le conservateur le leur avait expliqué. Rédigé initialement dans un italien du XVIème siècle, le manuscrit avait été abîmé au cours du périple de celui qui avait constitué cette collection, à savoir le propre fils de Christophe Colomb. Bien que mis à l’abri dans la bibliothèque, il avait dû être recopié quelques deux cents ans plus tard avant d’être irrémédiablement détruit. Celui qui s’était chargé de cette tâche en avait profité pour “moderniser” les termes employés… initiative fort louable sans laquelle Angelo se serait trouvé dans la plus complète incapacité de traduire. Et même ainsi… c’était loin d’être une sinécure, l’italien s’en rendit très vite compte.
« Dis Angelo… » Souffla Shura au bout d’un moment, « Je te rappelle qu’on n’a pas toute la semaine…
- Oui, et bien ça prendra le temps que ça prendra. » L’œil noir du Cancer quitta un instant la page qu’il examinait, « Ce machin est écrit à la plume, je te rappelle… et en vieil italien malgré tout. Alors si tu croyais qu’on s’en débarrasserait en deux coups de cuillère à pot, tu t’es planté. Pigé biquet ?
- Tu sais très bien ce que je veux dire.
- Je sais. Mais va falloir faire avec. »

Bartolomeo, l’auteur et accessoirement chevalier d’or du Scorpion, avait visiblement vécu vieux. Très vieux. Tellement vieux qu’il avait eu le temps de mettre par écrit une grande partie de sa vie, passée au service du Sanctuaire.
En bref, Angelo et Shura étaient penchés sur le journal de l’un de leurs lointains prédécesseurs. Cela, le Capricorne l’avait compris lors du premier examen qu’il avait fait du document et la mention des Portes qui était apposée sur la fiche descriptive l’avait décidé à en informer le Sanctuaire. Il ne pouvait savoir ce que contenait cet ouvrage mais bien qu’il tentât de se raisonner, quelque chose lui disait qu’il contenait des réponses… inattendues et peut être même inespérées.
Aussi, il se surprit à tapoter des doigts avec une impatience mal maîtrisée, tandis qu’Angelo examinait chaque page avec une précaution et une lenteur tout à fait… désespérantes.
« Bon. A moins que tu ne veuilles savoir combien de pompes sur un seul bras il était capable de faire à l’âge de douze ans, ou comment il a réussi à vaporiser son premier rocher…
- On s’en fiche.
- C’est bien ce que je me disais. Autant chercher tout de suite ce qui nous intéresse, alors… » Et dans un soupir, Angelo commença à tourner les pages. Néanmoins, quelques minutes plus tard, Shura finit par chuchoter :
« Combien ?
- 327.
- Ah quand même… »

Peu à peu la bibliothèque se vida. Dans l’ombre qui envahissait la salle heure après heure par les minces ouvertures ornées de vitraux, les lampes allumées autour d’eux leur dispensaient une lumière jaune orangée qui les isola un peu plus, alors que la porte au fond de la salle se refermait une dernière fois. Le conservateur s’approcha d’eux à pas feutrés :
« Normalement, je n’ai pas le droit de vous laisser seuls ici… » Shura leva vers lui un regard interrogateur auquel l’homme répondit néanmoins avec un mince sourire, « … mais pour vous, je ferai une exception. Je ne sais pas ce que vous cherchez. Le sang qui coule dans mes veines me laisse cependant à penser que cela doit être… important. »
Prudent, le Capricorne examina quelques instants son interlocuteur puis, visiblement satisfait, hocha lentement la tête :
- En effet. Je vous remercie.
- J’espère que vous trouverez ce que vous souhaitez. »
Le bruit des pas décrut dans l’obscurité et bientôt, ils furent définitivement seuls.

Seuls, avec l’horloge qui trônait derrière eux. A la manière d’un dieu impassible, elle égrenait les secondes selon un tic-tac parfait, unique témoin du temps qui s’écoulait, ponctué par le bruit du papier épais qui crissait à chaque page tournée. De temps à autre, la voix d’Angelo s’élevait, mais généralement, il parlait seul ou plutôt, s’aidait du son de ses propres paroles pour traduire un passage délicat. Néanmoins, rien pour l’heure ne paraissait avoir un quelconque rapport avec les Portes ou leurs Gardiens. Et puis :
« Shura… Je crois que… Ca y est. »
D’un bond, le Capricorne fut derrière Angelo et, penché par-dessus son épaule, suivit des yeux le doigt de l’italien qui lui désignait une date. Le 18 Novembre 1519.
- Qu’est ce que ça dit ?
- Il raconte qu’il y a eu un Conseil extraordinaire… « Les Portes », là, tu vois ? Il écrit que leur Pope les a convoqués pour les informer de la naissance des Portes et qu’ils doivent se préparer à les affronter.
- Et… il savait ce que c’était ?
- Visiblement non. D’ailleurs, il retranscrit toutes les informations qui lui ont été données par son Pope.
- OK. » Aussi prestement qu’il s’était levé, Shura regagna son siège, ajustant son écran en face de lui, « Je t’écoute. »

Ils n’apprirent pas grand-chose de plus de la traduction du compte-rendu de ce Conseil, sauf une chose : que celle-ci prendrait plus de temps que prévu. Entre le récit que Bartolomeo faisait de la réunion, et l’analyse qu’il en tirait, il se passa plus de deux heures au cours desquelles les doigts nerveux de Shura ne cessaient de courir sur le clavier que lorsqu’Angelo commençait à s’arracher les cheveux sur certains passages particulièrement alambiqués, pour reprendre aussitôt que l’italien avait retrouvé un fil conducteur acceptable. Quoi qu’il en soit, cela confirma que seuls les Popes détenaient le secret concernant l’existence des Portes, ledit secret n’étant dévoilé qu’au dernier moment aux représentants du zodiaque. Par ailleurs – et Shura le nota soigneusement – la famille Antinaïkos était dépositaire de la charge des Gémeaux au cours de cette génération, le Pope et le chevalier concerné étant jumeaux.
Le Capricorne jeta un coup d’œil à son compagnon de recherche, qui ne s’en rendit même pas compte, concentré comme il l’était sur les pages qui suivaient. Shura réprima un sourire en coin ; s’il y avait bien une personne au Sanctuaire qu’il n’aurait jamais imaginée en train de se pencher sur un vieil ouvrage poussiéreux avec autant d’application, c’était bien Angelo. Décidément, il avait beau le connaître un peu plus que les autres, le Cancer l’étonnerait toujours. De la forte tête insensible au caractère épouvantable qu’il était adolescent, Angelo s’était mué en un homme doté d’un humour aussi incisif qu’une lame de rasoir, bougon au possible, et qui peu à peu avait laissé derrière lui la violence aveugle qui l’avait caractérisé de longues, très longues années. Shura n’en était pas mécontent. A plusieurs reprises par le passé, il avait mis en garde le Cancer contre les dérives sanglantes auxquelles il s’adonnait dans sa prime jeunesse, sans jamais pourtant le condamner. Comment aurait-il pu faire une chose pareille, sachant la vérité ? Tous deux du même âge, intronisés l’un et l’autre à quelques mois d’intervalle, et surtout non grecs, ils s’étaient bon gré mal gré à peu près entendus dès leur première rencontre… au cours de laquelle Shura avait été présenté au maître d’Angelo, un italien du nom d’Alessandro Baldassari. Un chevalier d’argent certainement, le précédent chevalier du Cancer ayant péri une dizaine d’années plus tôt. Mais à vrai dire, Shura ne s’était pas préoccupé de cerner plus précisément l’origine de cet homme, révulsé dès la première seconde par le cosmos profondément malsain qui en émanait. Comment un enfant avait-il pu être confié à un tel monstre ?
Le goût métallique du sang et du meurtre exsudait du maître du Cancer avec une telle violence et une telle évidence qu’il n’était finalement guère étonnant qu’Angelo fut devenu à son tour la copie conforme de celui qui l’avait formé. Ce n’était pas une excuse, certes.
Mais lorsque le Capricorne avait fini par entrevoir la vérité au travers des semi confidences lâchées parfois par son camarade, au cours des entraînements quotidiens qu’ils avaient pris pour habitude de poursuivre ensemble, la compassion avait pris le pas sur la réprobation.
Un beau jour, plus personne ne revit Alessandro Baldassari au Sanctuaire. Ni ailleurs. Ni jamais. Shura ne se posa pas la question très longtemps. Après tout, il valait mieux que l’existence d’un tel homme soit à jamais rayée de la carte, plutôt qu’elle ne continuât à ternir l’image du Sanctuaire. Ce ne fut qu’à partir de ce moment là qu’Angelo entreprit de reconquérir son individualité. Un chemin semé de missions douteuses, de cadavres exsangues, mais qu’Angelo avait réussi à suivre, parvenant au fil des années à s’extraire du cercle infernal dans lequel son enfance l’avait jeté. S’il n’était-il pas débarrassé de tous ses démons, du moins avait-il réussi à les dompter une bonne fois pour toutes. Shura en avait acquis la certitude.

Ce dernier fut tiré de ses pensées par une exclamation de l’italien :
« Bon sang !
- Quoi ?
- Attends… » Les lèvres d’Angelo, sourcils froncés, s’agitèrent silencieusement quelques secondes avant que de nouveau sa voix ne retentisse sous les hauts plafonds :
« Bartolomeo explique qu’ils n’ont que quatre mois pour se préparer…
- Se préparer ? Comment ? Pour… » Shura ravala ses questions devant l’index du Cancer négligemment pointé sur lui.
- Attends, je te dis. » Et c’est ce qu’il se résigna à faire, se renversant sur sa chaise, les mains croisées sur son estomac.
« Les Portes ont fait leur apparition au Mexique. Enfin… C’est ce que j’en déduis au vu des termes employés.
- Tu veux dire… en pleine colonisation espagnole ?
- L’histoire et moi, ça fait deux, mais la suite est assez claire là-dessus. Il dit que c’est un chevalier d’argent, qui s’était embarqué avec les espagnols sur ordre du Pope qui, à son retour, a informé le Sanctuaire. Il… » La main d’Angelo s’agita quelques instants, comme si elle pouvait l’aider à s’exprimer, « Il ne dit rien de concret. Il est simplement inquiet parce qu’il n’est pas sûr qu’ils auront tous le temps de se préparer. Apparemment, cette “préparation” est évidente pour lui, mais il ne dit pas en quoi elle consiste. Peut-être plus loin… » Au fil des pages tournées, les yeux sombres de Shura se teintaient d’une certaine mélancolie. Tout comme Mü, ils allaient eux aussi se heurter à un mur. Ils ne trouveraient rien de plus. Après tout, Nathan et Andreas l’avaient dit, ils étaient venus pour apporter la solution, si tant que puisse être appelé solution le sacrifice général qui se matérialisait encore un peu plus, à chaque page écartée par Angelo. Fallait-il pour autant abandonner les recherches ? Alors qu’il se tâtait pour trouver une réponse à cette question, la lourdeur du silence l’interpella. Depuis quelques minutes maintenant, Angelo lisait avec attention une page couverte de lignes sombres, et paraissait avoir oublié jusqu’à la présence de Shura en face de lui. Celui-ci, intrigué, se pencha par-dessus la table :
« Angelo ?... Ca va ?...
- Hum… ? » Un trouble étrange régnait au fond du regard cobalt du Cancer, lorsqu’il releva la tête, mais qui disparut si vite que Shura douta de l’avoir réellement aperçu.
- Qu’est ce que… » Fit-il, hésitant, en désignant l’ouvrage.
- Oh… heu… rien de vraiment concret. Il raconte ses journées, il dit qu’il est… heureux. Il se sent bien au Sanctuaire, au milieu des autres chevaliers d’or. C’est assez étonnant… Tiens, je te lis un passage : “Je n’aurais jamais cru avoir la chance de connaître cela un jour. C’est tellement merveilleux.
J’en avais entendu parler pendant mon apprentissage, mais je n’imaginais pas que je vivrais un tel moment. Il faut dire qu’eux aussi sont exceptionnels… je suis heureux d’être une partie de leur être, comme eux sont une partie de moi-même. Je me rends compte que dorénavant, je ne pourrai plus jamais exister sans eux à mes côtés. C’est impossible. Nous ne pouvons que réussir.” Bizarre, hein…
- Mais de qui parle-t-il ?
- Des autres chevaliers d’or. » Le doigt d’Angelo fila en travers de la feuille avant de s’arrêter derechef : « Là. “Nous sommes prêts. Bientôt, les deux autres groupes pourront se rejoindre autour de nous. Démétrios du Taureau est incroyable et je n’ai eu aucun problème à entrer en résonance avec lui. Iòannis du Lion non plus, il n’y a eu que Tòmas du Verseau, Tomasito comme nous l’appelons tous, qui a éprouvé des difficultés. Mais tout est enfin rentré dans l’ordre.”
- Trois groupes ?
- Oui. Apparemment, ils se sont entraînés par groupe de quatre, mais je… » Angelo s’interrompit. Shura venait de plonger la tête dans la sacoche de son portable et la fouillait fébrilement.
« Qu’est ce que tu fous ?
- … Ah, ça y est. » Extirpant un crayon, le Capricorne étala une feuille vierge sur la table et sans explication, commença à tracer un cercle qu’il divisa en douze parts à peu près égales, reproduisant les symboles du zodiaque au sommet de chaque section correspondante. Puis il poussa la feuille entre eux. Angelo lui jeta un coup d’œil par en dessous :
- Oui. Et alors ?
- Regarde. » D’un geste sûr, Shura tira un premier trait joignant Taureau et Scorpion, et un second entre Lion et Verseau. « Ca ne te rappelle rien ?
- Jolie croix. On t’a déjà dit que tu avais un talent certain pour le dessin ?
- Angelo !
- Quoi ! » Mâchouillant un soupir, le Cancer reporta un semblant d’attention sur le croquis. « Je ne vois vraiment pas ce que… Oh merde.
- Comme tu dis. » Les deux hommes s’entre-regardèrent, médusés. Une évidence pareille ne pouvait être due au seul hasard. Ce fut d’une voix presque tremblante que Shura, un crayon frissonnant pointé sur son compagnon, lui dit précipitamment :
« Continuons à chercher. Il parle forcément des autres groupes quelque part. Il faut qu’on soit sûr. » Angelo ne marqua qu’une hésitation avant de se replonger dans l’ouvrage, page après page, jusqu’à ce que :
« Cancer… Capricorne…
- Bélier, Balance. » Acheva l’espagnol en ponctuant sa seconde croix d’un claquement sonore de la main en plein milieu de la feuille. La dernière croix, reliant Gémeaux et Sagittaire, Vierge et Poissons, ne fut qu’une simple formalité.
Tout deux contemplaient le dessin, en silence. Trois croix, quatre éléments, six axes. La logique qui transpirait de ce croquis avait quelque chose de vertigineux. Ils avaient beau avoir reçu le même enseignement, connaître leur cosmogonie sur le bout des doigts, maîtriser peu ou prou les liens complexes qui les unissaient les uns aux autres, tout cela n’était finalement resté que de la théorie, à la limite d’une culture générale certes nécessaire mais devenue inutile… jusqu’à cet instant. Shura, dont le regard fixe s’attardait sur la feuille d’une blancheur fascinante en venait à se demander dans quelle mesure ils venaient tout deux d’être brutalement confrontés à la mémoire collective du Sanctuaire, à un passé riche d’enseignements dont ils avaient tout oublié.
« Qu’est ce que ça veut dire, d’après toi ? » Souffla Angelo, craignant presque que cette simple question ne fasse s’écrouler le fragile édifice de son raisonnement.
- Angelo… Regarde la dernière page de ce journal… Cet homme a survécu. »

Ils traduisirent encore de nombreux passages, pour ne pas dire la totalité des mémoires de Bartolomeo du Scorpion, concernant la préparation à laquelle s’étaient adonnés les chevaliers d’or de l’époque. Le signal de la pause fut donné par l’estomac d’Angelo, dont les grognements intempestifs ne leur rappelèrent que trop bien qu’il était deux heures du matin passées, et qu’ils n’avaient rien mangé. Le soupir que poussa Shura en éteignant son ordinateur était lourd de regrets :
« Tu crois qu’on pourra terminer demain ?
- A priori… » Angelo jugea d’un doigt négligent l’épaisseur restante de l’ouvrage, « … Oui, je pense. En espérant qu’il ait rédigé ce qui nous manque…
- Si ça ne tenait qu’à moi…
- Oui, mais non. Et moi, j’ai faim.
- Ca va, ça va… » Grommela le Capricorne en s’étirant, « Un chorizo al inferno, ça te tente ?
- Tu veux m’empoisonner ? C’est quoi ce truc ?
- Oh, tu verras… Je suis sûr que ça va te plaire ! »

Star Hill, Sanctuaire…

Ce matin-là, ce fut elle qui, d’une caresse aussi légère qu’une plume, l’avait éveillé. Longtemps elle avait hésité, le regard perdu dans l’océan azuréen qui submergeait les oreillers, à ramener à la réalité l’homme qui avait réussi à se réfugier quelques heures dans le sommeil. Pourtant, elle le savait, ce jour était celui qui devait préparer un avenir qu’ils ne verraient sans doute jamais. Négociant néanmoins encore quelques précieux instants, elle était demeurée contre lui, ses lèvres posées sur sa nuque brûlante, avant qu’il ne se retourne sans un mot pour l’entourer de ses bras. Elle n’avait fui son étreinte qu’au moment où elle s’était resserrée un peu plus.

En silence, elle s’était préparée et, dans l’aube naissante, avait refermé la porte derrière elle, se persuadant qu’elle n’avait pas vu ce regard émeraude qui ne l’avait pas quittée dans chacun de ses gestes, inquiet et vigilant, ce regard assombri par la souffrance contenue.

Rachel avait trouvé dans la solitude et le silence de Star Hill quelque chose qui pouvait s’apparenter à du soulagement. Non pas qu’elle se félicitait d’être loin de Saga, mais sa présence ne pouvait qu’attiser et alimenter l’angoisse de son compagnon. Et cela, elle souhaitait le lui épargner, ne serait-ce que quelques heures…
Assise en tailleur à l’extrême bord de la falaise, le dos tourné au Domaine Sacré, elle prit une profonde expiration, qu’elle laissa ensuite se dissiper dans la fraîcheur matinale. De fait, peu à peu, les tensions nerveuses qu’elle sentait palpiter en elle se détendirent puis disparurent, pour laisser place à une sensation de calme qui recouvrit momentanément ses inquiétudes.
Elle n’était pas là par hasard. Si elle devait faire face, autant qu’elle agisse en toute conscience ce qui, il fallait bien l’avouer, avait été loin d’être le cas jusqu’ici. L’éveil du don malgré elle, ces cauchemars incessants… il lui semblait que subir n’avait été pour l’instant que sa seule forme de contact avec les Portes.
« C’est mon tour à présent… »
Lorsque ses yeux se fermèrent, elle n’était plus là, mais déjà se profilait la lueur orangée qui lui est devenue si familière dans ses rêves. L’espace d’une seconde, elle eut une pensée pour son propre corps qu’elle laissait derrière elle sans surveillance, mais cette idée se dilua presque immédiatement, tandis qu’aussi rapide que la lumière, elle se rapprochait de ce qui était devenu aujourd’hui son seul et unique objectif. Ces satanées Portes.
Ce qui n’était presque qu’une simple gravure dans le rocher lorsqu’elle Les avait contemplées pour la première fois, était devenu une monstruosité fascinante jaillissant de la montagne sur laquelle elle était ancrée telle un parasite. Le battement de cœur qu’elle avait déjà entendu dans ses cauchemars ressemblait aujourd’hui à un choc puissant, sourd et régulier, qui résonnait et ébranlait les alentours à chaque coup.
La douleur fulgura là où son poignet gauche était censé se trouver à ce niveau de conscience, et grimpant le long de son bras, se diffusa sans retenue dans son épaule, sa poitrine, son cœur. Déstabilisée, elle vit les images qui l’entouraient se brouiller, se chevaucher et ce fut au prix d’un effort puisant au fin fond de ses ressources qu’elle parvint à rétablir son cosmos dans des limites à peu près acceptables. Quelle puissance...
Le rapport de l’armée américaine dont Kanon, Saga et elle avaient pris connaissance la veille au soir était alarmant… mais ce n’était qu’à présent face à Elles que Rachel prenait véritablement conscience de ce qu’Elles étaient en réalité. Cette influence sombre et malsaine, elle la percevait au travers de chacune des particules de son être spirituel, sa propre énergie s’en trouvait altérée, comme contrée par cette noirceur sans limite, ce contraire si parfait, mais si… disproportionné. Il n’était plus seulement question de gigantisme, mais d’un pouvoir qui dépassait tout ce qu’elle aurait pu ne serait-ce qu’oser imaginer. Ce qu’Elles allaient déverser sur le monde était-il à l’échelle de cette force ?

La peur, car il fallait bien donner un nom à cette soudaine oppression qui lui coupait le souffle, se déversa en elle à la vitesse d’un cheval au galop tandis, qu’oubliant la douleur qui la taraudait, elle observait avec avidité cette chose innommable et indescriptible qui diffusait autour d’elle des relents de haine et de désespoir sans retour. Des effluves fétides qu’elle connaissait trop bien.
Etrangement, la mort du vieux Kenton, qu’ils avaient également appris la veille au soir, s’imposa à elle sans qu’elle l’ait sollicitée, et notamment ces quelques mots dans le dossier, de celui qui avait été son assistant. « C’était comme s’il avait vu l’enfer. » Elle en fut glacée.

« Tu ne pourras rien… » De nouveau l’influx de la souffrance la vrilla jusqu’à la faire chanceler.
« C’est la fin, votre temps est révolu… » Les mots heurtaient son esprit, au même rythme que ces battements assourdissants. « Vous êtes allés trop loin… »
Le temps. Cette quatrième variable si relative parut brusquement se distordre et basculant dans la faille qu’elle avait elle-même créée, Rachel y perdit pied.
Les mots de son père ressurgirent dans sa mémoire, déformés, s’accélérant brutalement, tandis qu’autour d’elle, tout disparut. Mais ce fut à peine si elle eut le temps de prendre conscience du néant qui venait de se créer, lorsque soudain elle se rematérialisa… au Sanctuaire.
Non, il ne s’agissait pas de « ce » Sanctuaire, mais d’un autre, plus fait de rochers que de bâtiments, une île presque vide si l’on exceptait les quelques maisons de pierres agglutinées autour d’un unique temple flambant de blancheur sous le soleil. Sa stupéfaction n’eut pas le temps de s’analyser que déjà le décor changeait et qu’elle se trouvait plongée dans les profondeurs d’une forêt sombre et sans limite. Quelques hommes l’entouraient, des hommes tous revêtus d’armures d’or si lumineuses que la vie qui les habitait s’animait sous ses yeux, s’entremêlant aux cosmos étincelants de chacun de leurs propriétaires. Fascinée, elle pivota sur elle-même et fut tentée de tendre la main pour les toucher tant ils étaient proches… quand elle nota que leurs regards étaient braqués… sur elle. Mais ils ne pouvaient pas la voir ! Cette évidence vola en éclats quand les cosmos qui l’entouraient se mirent à luire avant de s’enflammer, les uns après les autres, quand de multiples arabesques dorées s’élevèrent vers les cieux, se joignant avant de se diriger… vers elle ! Une terreur pure la submergea devant le flot d’énergie libéré qui fonçait vers elle et tout son corps ne fut plus que brûlure… Non. Non ce n’était pas elle qui se consumait mais celui qui était au centre, là où son esprit se trouvait lui-même. S’écartant, elle le vit, cet inconnu qui concentrait en lui toutes les puissances, cet homme dont le regard dilaté n’était que l’exact reflet du sien. Et à côté de lui, ou plutôt contre lui… un autre homme, grand et au visage sévère, dont la concentration sans faille paraissait tout entière dirigée vers l’autre, cet ancêtre. Alors, elle se retourna. Et Les vit. Elles. Les Portes. Elles étaient là, à même le sol, et elle en était proche à les toucher. Pourtant, elle ne ressentit même pas l’ombre de la puissance qui émanait de Celles qui étaient bien présentes à sa propre époque. Une formidable explosion retentit soudain. Sous ses yeux, plus rien, mais le temps qu’elle se demande ce qui était réellement advenu, elle changeait de nouveau de repère temporel, de lieu, de tout. Un bateau, l’océan. A perte de vue. Mais Elles étaient encore là, la pulsation malsaine de leur existence rougeoyant sous l’eau, tandis qu’elle les observait, juchée sur le pont en bois. D’autres hommes autour d’elle, un autre ancêtre… Une autre explosion.
Nouvelle époque.
Nouveaux visages.
Elles, immuables.

Et soudain un aiguillon familier, la peur qui revient. Elles sont plus fortes. Plus grandes. Plus puissantes. Ils sont là, eux tous, au complet. Elle les compte. Douze… Non treize ! Mais elle ne peut se défaire d’une angoisse sourde.
La lumière, l’énergie pure. Elle se déploie, se concentre… explose ! Mais… Elles ne disparaissent pas. Au contraire. La clarté disparaît. L’ombre surgit, rampe, recouvre, avale, étouffe, tue. Il est trop tard. Ils ont échoué. Alors elle le voit, ce regard. Le même que le sien, qui plonge en elle, et la détresse qu’il exsude lui serre la gorge, lui lacère le cœur. Il disparaît. Lui aussi.
Le temps défile. Ni arrêt, ni pause. Les hommes, les femmes. Tous ceux qui les ont précédés. Leur lutte incessante, épuisante, impuissante devant Elles qui se renforcent tant et plus, sans limites. Moïra. Shion. Le cauchemar de nouveau ? Non, une vision qui prend corps. Elle voudrait hurler pour leur dire de s’enfuir, tous, que c’est inutile, qu’ils vont tous mourir. Mais il est trop tard. C’est le passé. Elle n’y peut rien changer. Le temps s’arrête. Enfin.

Elle était épuisée. Revenue devant Elles, elle Les observa encore quelques instants. Et le poids du désespoir s’appesantit tout à coup sur ses épaules. Si puissantes… Plus qu’Elles ne l’avaient jamais été.
Elle se surprit à vouloir rester là. Tout lui paraissait si dérisoire tout à coup ! Même le lien qui l’unissait à la réalité semblait se diluer petit à petit et un apaisement passif descendit en elle, l’isolant un peu plus tout en la faisant sombrer dans une bienheureuse inconscience… Jusqu’à ce qu’une secousse sauvage suivie d’une douleur brutale et sans concession ne lui rende le corps qu’elle avait délaissé derrière elle.

« Thé… Thétis ?! »
Que la roche pouvait être dure ! Affalée de tout son long au sol, Rachel grimaça, une arête particulièrement aiguë entaillant sa joue.
- Mais enfin, qu’est ce qui t’a pris ! » La jeune femme blonde glissa son bras sous la taille de la brune pour l’aider à se relever. « Tu n’aurais jamais dû quitter ton corps, sans t’assurer un minimum de surveillance !
- Je… je ne pensais pas que…
- Depuis combien de temps ?
- Oh, je… » Un coup d’œil aux ombres qui les entouraient renseigna Rachel : « Trop longtemps, visiblement.
- Tu as eu de la chance que je te sente partir. » Thétis avait les traits tirés par la décharge d’énergie qu’elle avait dû déployer pour ramener Rachel dans le monde tangible. Elle finit d’ailleurs par se laisser tomber aux côtés de l’héritière Dothrakis, qui s’était rassise.
« C’était de la folie.
- Je ne me suis pas rendue compte… Merci. » D’un geste, Thétis balaya les derniers mots de Rachel avant de reprendre :
- Qu’as-tu vu ?
- Oh… » S’assombrissant, Rachel détourna le regard. « Pas maintenant. S’il te plaît. » Thétis n’insista pas. Elle n’était pas sûre elle-même d’avoir très envie d’entendre ce que Rachel pouvait avoir à lui raconter. Ce fut finalement cette dernière qui tout en se levant tendit une main secourable au Poisson qui la saisit en souriant. Un petit sourire, néanmoins, fatigué.
« Thétis, tu devrais t’isoler un peu plus. Tu ne tiendras pas longtemps si tu continues à être en permanence à l’écoute de tous ici.
- Si je ne l’avais pas été, tu serais encore en train d’errer les Dieux seuls savent où. » Rétorqua la blonde, « Et je n’ose pas imaginer la réaction de Saga.
- Néanmoins…
- Je n’y arrive pas, » finit-elle par avouer, gênée, « Shaka pervient à bloquer cette partie de mon septième sens, malheureusement, ça ne dure jamais assez longtemps. J’essaie de contrôler cette empathie mais depuis deux jours, c’est vraiment très difficile.
- Il le faut pourtant. »
Rachel la retint par le poignet, les yeux emplis d’une compassion inquiète, « Pense à ton oncle. Il n’a pas pu lui, et…
- Je le sais. » Le beau regard de Thétis se baissa, « J’espère être suffisamment forte pour ne pas dépasser les limites. »
Rachel n’ajouta rien, préférant se concentrer sur la descente de Star Hill qu’elles venaient toutes deux d’entamer. Pourquoi avait-elle donc l’impression que la pente était tout à coup bien plus prononcée que dans ses souvenirs ? Et… mouvante de surcroît ?
Lorsqu’elle posa enfin le pied au bas de la montagne, sur l’un des innombrables plateaux rocheux qui s’étageaient vers le Domaine Sacré, le soulagement qu’elle ressentit se teinta bien vite d’une sensation particulière : elle mourait de faim. Mais au moment où elle ouvrait la bouche pour faire part de cette violente fringale à sa compagne, l’air devant elles se troubla l’espace d’une fraction de seconde, avant que, surgissant de nulle part, Mü ne se matérialise à moins d’un mètre de là.
« Je vous descends. » Et sans qu’elles n’aient eu le temps ne serait ce que de s’étonner de la présence du Bélier, elles se retrouvèrent toutes deux dans le premier temple du Domaine, devant une table pourvue de tous les ingrédients nécessaires à la récupération énergétique dont Rachel, et Thétis par la même occasion, manquaient cruellement. En bref, du thé brûlant et une assiette remplies de gâteaux d’autant plus appétissants qu’ils paraissaient bourrés de sucre.
« … Si j’avais pu, je vous aurais récupérées plus tôt, mais l’accès à Star Hill m’est interdit via la téléportation.
- Dois-je en déduire que tu savais ce que je faisais ? » Sous le coup d’œil incisif que lui jeta Rachel par-dessus son mug fumant, Mü hésita un instant avec de répondre, dans un demi-sourire.
- Difficile en ce moment d’ignorer ce que font les uns et les autres…
- Tu te fiches de nous ? » Thétis était furieuse, « Tu l’as ressenti de la même façon que moi, par ta propre empathie ! Moi-même je suis intervenue au dernier moment… Tu aurais pu te manifester plus tôt ! » La jeune femme blonde avait des raisons plus que légitimes d’être en colère. Depuis deux jours, elle bataillait ferme pour gérer les émotions diverses et à peine voilées de ses pairs et savoir que l’un d’entre eux aurait pu la seconder dans cette tâche avait le don de l’exaspérer.
- Thétis, je ne voulais pas…
- Mü, pourquoi brides-tu ta propre empathie ? » Une main apaisante posée sur celle de Thétis à côté d’elle, Rachel ne quittait pas le Bélier du regard. Ce dernier hocha la tête d’un air résigné : il aurait dû se douter qu’il ne pourrait pas persister plus longtemps dans son mensonge face à la Dothrakis.
Hésitant à quitter la fenêtre contre laquelle il s’était adossé, il finit cependant par s’approcher d’une Thétis étonnée :
« Je suis désolé. Vraiment. Je sais… à quel point tout cela est difficile pour toi. Mais je ne peux pas t’aider… Et les Dieux savent pourtant à quel point je souhaiterais pouvoir le faire. »
En percevant la tristesse infinie qui régnait dans la voix de Mü, l’élue de la douzième maison sentit son irritation fondre comme neige au soleil. Ce fut Rachel qui encouragea le Bélier à continuer, d’un signe muet. Dans un soupir, celui-ci se laissa tomber sur une chaise face aux deux jeunes femmes :
« Cela fait plusieurs années maintenant que j’ai décidé de ne plus utiliser ce don inhérent à ma race. Six, exactement. Non pas pour les raisons qui pourraient pousser quelqu’un comme Thétis à le faire, mais pour un motif tout à fait inverse.
- Tu veux dire que…
- … Que je ne souhaitais pas partager certaines choses avec ceux qui m’entouraient, oui. » L’améthyste se confronta alors au bleu pailleté d’or, « Mais avec ce qui passe en ce moment, j’ai beau essayé d’enfouir tout cela au plus profond de moi-même, je ne cesse d’être confronté à des souvenirs… pénibles. »

Le chevalier du Bélier, si calme et souriant, à l’humeur toujours égale et apaisante… Il n’y avait plus grand-chose de cet homme-là dans celui qui était en ce moment même presque voûté sur sa chaise, les coudes posés sur le rebord de la table, les mains jointes sur le bois patiné par les années. La ridule qui était apparue sur son front habituellement si lisse s’accordait parfaitement avec le pli amer de sa bouche. Elles l’observèrent en silence, surprises. Décidément, le passé ne cessait de galoper et de les rattraper, les uns après les autres.
« Je vous ai menti la dernière fois. » Finit-il par admettre d’une voix lointaine, « Il restait quelqu’un d’autre. Atlante. Une autre atlante. »
Il leur sourit. Mais ses yeux furent en reste.
« Elle est morte. Par ma faute. »

Une légère brise bienvenue fit claquer le battant de la fenêtre ouverte, tandis l’odeur de la terre mouillée parvenait jusqu’à eux. L’orage qui avait couvé toute la fin de matinée avait sans doute éclaté, au loin.
Thétis qui sous l’effet des derniers mots du Bélier s’était inconsciemment raidie, prête à encaisser le choc de la douleur légitime de son alter ego en fut pour ses frais. Elle prit alors pleinement la mesure de la discipline qu’il s’imposait à chaque instant. A peine fut-elle effleurée par son esprit en peine et tourmenté, que déjà Mü s’isolait de nouveau avec soin. Il ne resta plus que l’écho.
« Que s’est-il passé ? » La voix de Rachel, à la fois apaisante et persuasive, s’éleva, ramenant l’attention du Bélier sur les deux femmes.
« Elle avait choisi un chemin dont je n’ai pas réussi à la détourner. Un chemin que j’ai moi-même emprunté avant de me rendre compte trop tard du danger vers lequel il menait. Je… Je ne croyais pas qu’un jour je serais obligé de remuer tout cela mais… » Son regard s’attarda sur Thétis, puis sur Rachel. « … Ce qui est en jeu aujourd’hui me rappelle beaucoup trop les choix que j’ai faits… ou que je n’ai pas faits.
- Les choix et leurs circonstances sont indissociables.
- Peut-être, mais les conséquences, elles, n’en demeurent pas moins. Et tu le sais sans doute aussi bien que moi. »
La Dothrakis eut un haut le corps. Comment Mü pouvait-il donc être au courant ? Si peu de personnes avaient connaissance de l’insondable déchirure qui la rongeait depuis plus de quatre années maintenant qu’elle se prit à douter… Non, il ne savait pas. Enfin, pas vraiment.
Il devinait plutôt, sans doute conscient malgré les remparts qu’il avait dressés autour de lui que les doutes que Rachel laissait parfois échapper de son esprit étaient étrangement très, voire trop semblables aux siens propres.
« Pendant des années, j’ai cru être seul. La mort de Shion n’a fait que renforcer cette évidence jusqu’à ce que je… la rencontre. Alors, tout a été remis en cause. Il y a eu tout à coup quelque chose qui s’est déclenché, qui m’a fait prendre conscience que le cours de ma vie était susceptible d’être modifié. Que des choix s’offraient à moi. Que je pouvais reprendre les choses en main. »
Les mains du Bélier, posées sur la table, se crispèrent soudain et il se leva, leur tournant le dos :
« Ma seule obsession avait toujours été de trouver quelqu’un comme moi et plus rien n’a compté à partir du moment où mon vœu le plus cher s’est réalisé. Alors, j’ai perdu tous mes repères, toute prise avec la réalité. Jusqu’au moment où… J’ai été trop naïf. Alors, je suis revenu vers le seul élément tangible de mon existence. Le Sanctuaire a été mon refuge. Et tu sais pourquoi Rachel ? Parce que mon appartenance à cet ordre n’a jamais souffert aucune discussion. »

La sécurité. A la manière d’un Angelo, mais pour des raisons différentes, Mü lui aussi s’était raccroché au Sanctuaire et à sa fonction pour ne pas perdre pied.
Pour se donner l’illusion que sa vie était maîtrisée, même si ce n’était pas par lui, puisque après tout, il avait échoué en essayant.
Et aujourd’hui, il se trouvait de nouveau confronté à un cauchemar qu’il pensait ne jamais voir réapparaître : celui de faire un choix. Non pas un de ces choix qui n’impliquaient que sa propre existence, mais plutôt de ceux qui allaient immanquablement induire des conséquences tragiques pour d’autres, une fois de plus.
Il en voulait à Rachel. Cette dernière le perçut à travers le regard qu’il avait attaché sur elle, et dont la pureté habituelle était altérée par une ombre de reproche. Dans le silence qui les entourait, leur face à face ne souffrait plus aucun faux-fuyant :
« J’aurais préféré que tu ne dises rien. » Lui confirma-t-il, « Ce que nous sommes ne doit pas laisser la place au doute. Nous avons été choisis pour assumer cette tâche, nous avons toujours su…
- Si tu en es tellement persuadé, alors tu n’as pas à te poser la question. » Répondit-elle avec douceur, « Mais je sais que d’autres en sont aujourd’hui peut être moins convaincus qu’ils ne l’étaient lorsqu’ils ont accédé à cette charge. Je n’ai pas le droit, même au nom du Sanctuaire, d’imposer mon propre choix à ceux qui sont avant tout des hommes et des femmes.
- Tu mets en péril la mission sacrée de notre ordre…
- … Une mission vouée à l’échec si chacun n’est pas convaincu de son bien-fondé. » L’héritière Dothrakis vit Thétis s’agiter nerveusement à ses côtés, tandis que Mü, passablement ébranlé, secouait la tête comme pour chasser une idée dérangeante. Elle-même se tut, sous l’effet de l’écho de ses propres paroles. Ne venait-elle pas tout simplement d’exprimer tout haut les méandres de la réflexion qui avait été la sienne avant sa prise de décision ? Elle se surprit à comprendre qu’il s’agissait là de sa conviction la plus intime. Comment et pourquoi était-elle parvenue à cette conclusion, elle ne le saisissait pas clairement, mais l’évidence était incontournable.
Restée loin du Sanctuaire pendant des années, avec pour seuls contacts réguliers, Saga, Milo ainsi qu’Aiors dans une moindre mesure, elle en avait redécouvert les membres un an auparavant, ou plutôt, appris à connaître ceux qui comme elle avaient grandi, vieilli, éprouvé de l’amour comme de la haine, de la joie comme de la peine, qui étaient devenus, sans doute un peu malgré eux, des êtres humains à part entière dotés d’une puissance qui les gênait aux entournures. Et Mü comme les autres. Mü qui sans s’en rendre compte, avait néanmoins décidé de s’attacher à sauvegarder l’humanité au travers de celle de ses compagnons d’armes.
« Je crois… que je comprends. » Le Bélier qui s’était levé et approché des deux jeunes femmes, inclina la tête. « Ma décision est prise depuis longtemps, quoi qu’il en soit. Tu le sais Rachel, n’est ce pas ? Je doute de revenir dessus.
- Oui, je le sais. Je serai heureuse de t’avoir à mes côtés, sache-le.
- Thétis, je… » Il n’eut pas l’occasion de continuer, une cavalcade se faisant entendre dans les escaliers à l’extérieur, précédant l’apparition de Saga, Kanon et Aioros.
« Qu’est ce qui s’est passé ? » Le Pope s’était dirigé instantanément vers Rachel et malgré sa voix qui se voulait neutre, l’inquiétude avait mis une lueur fiévreuse au fond de son regard. « Ton cosmos a disparu et…
- Tout va bien Saga. » Une main apaisante posée sur le bras de son compagnon, Rachel tempéra : « J’ai simplement voulu m’assurer par moi-même de la situation au niveau des Portes. J’ai quitté mon corps, c’est pour cela que tu n’as plus senti ma présence.
- J’étais avec elle. Elle n’a pris aucun risque. » Thétis sourit à son tour au Pope, tout en tâchant de se convaincre intérieurement qu’un petit mensonge de rien du tout comme celui-ci ne pourrait que rassurer l’aîné des Antinaïkos. Ce fut le raclement de gorge discret du cadet, nonchalamment assis sur le rebord de la table et qui grignotait le dernier gâteau de l’assiette qui la fit douter de ses facultés de persuasion.
Levant les yeux au ciel, elle se tourna vers Kanon pour s’apercevoir qu’il les observait toutes les deux d’un œil aiguisé… et vaguement ironique. Pourtant il ne dit rien, se contentant d’adresser un signe de tête à Thétis.
« Et alors ? » Saga avait fini par récupérer sa contenance habituelle, « C’est confirmé ?
- C’est… Oui. Enfin… Oh, tiens, à propos, des nouvelles de Shura et d’Angelo ? » Rachel n’avait pas spécialement envie d’exposer son périple temporel, là, tout de suite, et le changement de sujet s’imposait. Néanmoins, au moment même où elle prononçait le prénom du Capricorne, un pressentiment des plus désagréables lui serra la gorge, sans pouvoir se l’expliquer.
- Aucune. J’ai bien essayé de les appeler, mais ça ne répond pas.
- Sans doute dans la soirée ? » Aioros sourit, mais lorsque Rachel accrocha son regard, elle y lut de l’inquiétude. Lui qui avait affronté les Gardiens quelques jours plus tôt, qui les avait vus à l’œuvre, n’aimait pas non plus l’idée que deux des leurs soient ainsi isolés.
- Certainement… »

Quelque part dans le surmonde…

Si tant est que ce genre de sensations puisse être ressenti dans le surmonde, alors Dôkho avait comme une furieuse envie de vomir depuis la fin des explications de Shion. Furieux, blessé, la Balance observait son vieil ami en face de lui, hésitant entre une irrépressible envie de lui coller son poing dans la figure, et un désir farouche de s’enfuir et de le planter là.
Il ne fit ni l’un, ni l’autre.
Faisant appel à l’ensemble des ressources qu’il avait emmagasinées tout au long de sa vie, il parvint à retrouver la maîtrise nécessaire pour apaiser son propre cosmos, et lui faire retrouver un degré de puissance acceptable.
« Je te reconnais bien là, Dôkho. » L’ancien Pope était assis sur un banc qui s’était mystérieusement matérialisé derrière lui. Dôkho put ainsi admirer toute la virtuosité qu’avait pu acquérir Shion au contact de ce niveau de conscience auquel il s’était maintenu depuis quinze ans… pour mieux admirer les multiples conséquences de ses œuvres passées. Le maître du septième temple s’en voulait presque de cette amertume, mais c’est bien tout ce qu’il lui restait, alors…
- Moi non, Shion. Tu as toujours dit qu’ils étaient comme tes enfants, tu les aimais ! Pourtant, tu as manipulé leurs vies comme on joue avec des billes, les envoyant là où tu voulais qu’ils aillent…
- Non, Dôkho, c’est faux. Tout ce qui est arrivé était inscrit comme des possibilités dans leur destin.
- Des possibilités ! Mais toi, tu leur as donné corps… Ils avaient le choix, mais tu leur as ôté jusqu’à cette légitimité… Alors, ça fait quoi de jouer à être un Dieu ?
- Tu n’as pas le droit de m’accuser de cette façon !... » Shion releva brusquement la tête, dardant son regard pourpre sur son compagnon, « Ne fais pas ça… »
Stupéfait, Dôkho hésita. Le Pope pleurait. Il pouvait ressentir jusque dans le cosmos de l’ancien chevalier du Bélier une douleur profonde, lardée de regrets :
« Oui, je les aimais. Tous. Même Saga, lorsque j’ai su qu’il allait me tuer, je n’ai pas pu le détester. Lorsque je l’ai vu arriver ce soir-là, ombre parmi les ombres, jeune et arrogant, j’ai failli tout lui avouer, lui dire que la main qu’il allait me plonger dans le cœur n’était que l’instrument de ce qui devait arriver, et que j’avais préparé. Il ne m’en a pas laissé le temps… J’ai menti à Nathan et Andreas, eux qui étaient mes amis les plus chers, avec toi. Je n’avais PAS LE CHOIX. J’aurais voulu qu’il en soit autrement, j’aurais tellement aimé que cette génération demeure à l’abri de l’adversité, qu’elle puisse vivre et connaître le bonheur, la joie, tout ce qui m’a été refusé à moi… Mais la raison d’exister Sanctuaire demeure la plus forte, quels que soient les hommes et les femmes qui y sont dédiés.
Nous sommes là pour l’humanité. Et cette tâche est sans doute la plus belle que j’aie jamais eu à accomplir… malgré les remords qui me rongent sans me laisser un instant de répit.
Vivant ou mort, je ne cesse de penser à ce que j’ai déclenché, ce que j’ai… anéanti. Ainsi va le monde, et j’ai beau être atlante, la part humaine qui demeure en moi saigne à chaque instant. Dôkho… Ne me condamne pas. C’était la seule solution.
- Dénier l’humanité pour la faire renaître… »
Un long moment le regard de Dôkho resta attaché sur Shion, regardant ses larmes sans les voir, mais cruellement conscient de la détresse qui torturait le vieil homme. Il ne pouvait rien pour lui. Nul ne peut défaire le passé.
Quelque part, l’ancien Pope, s’il avait agi comme il l’avait dû très certainement, payait cependant une lourde amende. Il n’est pas donné à tous de jouer avec la vie, et sûrement pas à un humain, fut-il descendant des peuples de l’Atlantide.
« Il a pris cette responsabilité, seul, en son âme et conscience… Il savait qu’il en souffrirait, pourtant il l’a fait. »
La Balance poussa un profond soupir. Qu’allait-il faire de tout cela à présent ? Comme si Shion avait perçu ses pensées, il se leva et s’inclina devant Dôkho :
« Il est temps pour moi de m’en aller là où je devrais me trouver depuis quinze ans… Tu es un homme sage, Dôkho. » La silhouette de l’ancien Pope se troubla dans la brume environnante, les couleurs s’affadissant tout à coup, tandis qu’il semblait se diluer dans le surmonde, « Je te laisse seul juge. Tu sauras, toi, ce qu’il convient de faire. Pardonne-moi de t’abandonner cette responsabilité, mais à partir de maintenant, le destin va reprendre la main. La vérité que tu détiens peut encore jouer… mais je n’y crois pas. » Il acheva de s’effacer. Seule sa voix résonna encore, l’espace d’un unique mot : « Adieu. »

Séville, Andalousie - Espagne, le lendemain, dans la soirée

Depuis combien de temps il fixait sans vraiment la voir la Giralda illuminée en face de lui, Angelo n’aurait su le dire. La nuit était tombée depuis un bon moment maintenant sur Séville, mais alors qu’il aurait aimé rattraper quelques heures de sommeil sur les deux derniers jours sans repos qu’il venait de passer, il s’en était trouvé totalement incapable. De dépit, il avait fini par atterrir sur le toit terrasse de l’hôtel, devant une Margarita, bientôt suivie de ses consoeurs.
Une ombre passa à côté de lui, occultant une seconde le bleu illuminé de la piscine au bord de laquelle il était installé. Shura vint s’asseoir en face de lui, un verre à la main.
« Tu n’arrives pas à dormir ?
- Je ne suis pas le seul a priori… »
Dans un soupir, le Capricorne tira de la poche de sa chemise une feuille soigneusement pliée en quatre. Il l’étala avec soin sur la petite table ronde en fer forgée qui les séparait et l’approcha de la lueur de la bougie.
« Dès que je ferme les yeux, c’est ce dessin que je vois. J’ai beau faire, mais… »
Devant leurs yeux, la roue du zodiaque dessinée avec application par le Capricorne parut bien sombre, malgré les 3 croix de couleurs différentes qui s’y superposaient. Un peu plus bas, un schéma parcouru de flèches diverses et variées, raturées pour certaines, venait là en guise d’explication.
Angelo, qui avait posé ses deux coudes sur la table se pencha à son tour sur le document. Tout comme Shura, cette vision l’obsédait depuis qu’ils avaient tous deux passé plusieurs heures à retranscrire sur cette feuille les informations que l’italien avait traduites.
Incrédules au départ, ils avaient tourné et retourné le problème dans tous les sens, Angelo ayant lui-même remis en cause sa propre compréhension du texte, avant de finalement tomber d’accord sur le fait que c’était là la seule et unique solution évoquée.
Et en toute franchise, ça n’avait rien de bien réjouissant, du moins aux yeux du Cancer. Se brûlant les lèvres au sel qui bordait son verre, il avala une gorgée de plus, avant de suivre du doigt la croix bleue.
« Non, mais, comment veux tu que cela soit possible ? Jamais je ne pourrais y arriver !
- Si tu continues, je vais finir par me vexer…
- Tu sais très bien de quoi je parle. » Rétorqua un Angelo au ton amer. « Sans oublier ceux-là, » il désigna la croix verte, « et pire encore ! Eux ! » La croix rouge, elle, avait visiblement été passée et repassée au feutre. La largeur des traits occultait presque les symboles du zodiaque qu’ils reliaient entre eux.
« Mission impossible. » Conclut-il avec un claquement des doigts impératif en direction du serveur qui détala derrière son bar.
- Quel pessimisme, vraiment… La preuve en est que cela a fonctionné, non ?
- Bien sûr… il y a quoi ? Presque 500 ans ? Ca, c’est de la référence, y a pas à dire !
- Je ne vois pas ce qui nous empêcherait de recommencer.
- Alors si moi je suis pessimiste, toi, tu ferais mieux d’ouvrir un peu les yeux sur certaines évidences… »
Ils avaient achevé de traduire les mémoires de Bartolomeo du Scorpion à peine quelques heures plus tôt. Soit, la partie qui les intéressait était dépassée depuis longtemps dans le récit, mais sans vraiment se concerter, ils avaient décidé d’aller jusqu’au bout, histoire de bien s’assurer qu’ils n’avaient pas loupé un détail majeur. Or, ce n’était pas une information particulière qui turlupinait Angelo depuis qu’ils avaient quitté la cathédrale, mais plutôt le ton général du discours de ce prédécesseur depuis longtemps retourné à la poussière. Un ton… affligeant.
Bourré de grandes phrases grandiloquentes, et autres serments multiples à la gloire du Sanctuaire, du Pope, il en passait et des meilleures, ce ton était totalement anachronique. Une expression employée par l’auteur pour désigner ses pairs hantait plus particulièrement le Cancer. « Mes frères ». Ben voyons. D’ailleurs, l’ouvrage était dédicacé à onze chevaliers d’or, dont il avait déjà oublié les noms, mais la phrase figurait en bonne place en fin des mémoires : « A vous mes frères, mon sang et mon âme. »
« C’est une image Angelo… » Soupira Shura, qui avait suivi le fil des pensées de son alter ego, au fur et à mesure que les yeux de ce dernier s’assombrissaient, « n’accorde pas tant d’importance à ces mots.
- Tu en as de bonnes, franchement… »
Le Capricorne avait beau essayé de raisonner Angelo, il sentait bien qu’il n’était lui-même pas suffisamment convaincu en son fort intérieur. Lui aussi avait été troublé par la ferveur qui avait animé l’auteur tout au long de sa vie passée au service du Sanctuaire.
Il y avait là quelque chose de gênant, intime presque, à lire et à comprendre à quel point cet homme semblait avoir été en osmose avec ses compagnons. Shura était à la fois fasciné par la voie que ce Scorpion avait choisi de suivre, et en même temps, presque révolté de tant d’abnégation aveugle. C’en était incompréhensible.
Pourtant, le fil conducteur était effectivement celui-ci, un fil qui d’ailleurs se solidifiait au fur et à mesure du récit, un fil que se transformait en chaîne indestructible quand l’auteur abordait la période de sa vie ponctuée par la naissance des Portes… et la victoire du Sanctuaire. Une victoire sans bavure, et sans morts. Du moins du côté du Sanctuaire ; tous les chevaliers d’or avaient survécu à l’affrontement, de même que l’héritier Dothrakis - un homme - et le Pope.
Shura fronça les sourcils tandis que la suite du récit défilait dans son esprit. Sous la sérénité apparente du texte, la douleur n’était pas absente cependant.
L’auteur semblait avoir beaucoup souffert de la perte d’un de ses compagnons quelques années plus tard, qui s’était suicidé après avoir quitté le Sanctuaire. Sans en connaître les raisons, cet événement qui avait jalonné la vie d’un inconnu avait laissé un goût étrangement désagréable au Capricorne.
Quoi qu’il en soit, Shura était très certainement arrivé aux mêmes conclusions qu’Angelo. Son regard se porta sur le dessin devant lui. Cela paraissait si simple ainsi représenté ! Mais lorsque les visages venaient se superposer aux symboles, la complexité du problème ne pouvait en effet que sauter aux yeux.
« Angelo… Que veux tu qu’on fasse d’autre ?
- Rien, je suppose. C’est la seule solution qu’on ait pu trouver et on manque de temps, alors… » L’italien haussa les épaules, une grimace altérant ses traits acérés. Shura lui jeta un dernier regard avant de replier la feuille, mélancolique :
- Les réactions risquent d’être mauvaises…
- C’est le moins que l’on puisse dire. Quand je pense à certains… Non, décidemment, je crois qu’ils ne vont pas apprécier du tout ce… changement de programme. »

Au Sanctuaire, dans la nuit…

Il savait qu’il aurait dû rester là. Il le savait mais ne pouvait s’y résoudre. Enfin, si tant est qu’il lui restât suffisamment de libre arbitre pour ça et il pourrait bien essayer de se persuader tant et plus qu’un minimum de maîtrise lui demeurait, rien n’aurait pu stopper les gestes mécaniques et presque inconscients qu’il effectuait en cet instant. Un coup d’œil absent au miroir à peine éclairé lui fit contempler un Camus au regard fuyant, un autre lui-même qu’il avait cessé de reconnaître depuis de nombreuses années. Trop nombreuses.
Pourtant, ce soir, tandis qu’il refermait soigneusement sa porte et qu’il élevait son niveau de conscience juste assez pour masquer son propre cosmos, le Verseau se sentait libéré d’un poids. Oh, infime, le poids, face à tout le reste, mais tout de même. Le choix qui lui avait été laissé deux jours plus tôt, il s’y était raccroché comme un homme à demi noyé agrippe une bouée salvatrice, fut-elle vieille et sale. Il ne lui avait pas fallu longtemps avant de se décider. De deux choses l’une. Soit il continuait à vivre, ou plutôt rêver qu’il le faisait, tandis que la réalité perpétuait un cauchemar permanent dont il demeurait le héros minable sans parvenir à s’en extraire, soit il mourait, en ayant l’impression que son existence n’était au final pas totalement inutile, voire même recouvrant un semblant de dignité humaine. Parce que, sa dignité, cela faisait un bail qu’il en avait fait le deuil.

Il regrettait néanmoins que la vie de Rachel fut le droit de passage incontournable à acquitter pour atteindre le dernier objectif qu’il se fixerait jamais. Sans doute la seule personne à percevoir la vérité, à défaut de la connaître dans toute sa misère. Peut être même qu’à terme, en supposant qu’il n’y ait pas eu d’autres choix, il se serait confié à elle. Après tout, dans le genre « gâchis garanti », elle s’y connaissait à peu près aussi bien que lui…

Il passa le plus au large possible du temple du Scorpion. Il n’avait pas pu avouer son choix à Milo. Cela aurait très certainement fait beaucoup de peine à ce dernier de voir que celui qu’il considérait comme son ami était néanmoins prêt sans le moindre état d’âme apparent à sacrifier la vie du dernier membre de sa famille.
Se confronter à la tristesse sur le visage du Scorpion était en ce moment bien au-delà de ce que Camus était en mesure de supporter. Et si en plus il s’en trouvait lui-même à l’origine… Tout, mais pas ça. De lui-même, il ne restait plus rien à préserver, mais il se surprenait souvent à prier pour ne pas souiller le seul être au monde qui comptait.
La tension décrut tandis qu’il continuait sa descente, s’éloignant de l’habituel terrain miné. La nuit était tombée depuis un long moment maintenant, un pâle croissant de Lune éclairant ses pas légers, qui s’écartèrent tout à coup de leur trajectoire, quand d’autres pas, immobiles ceux-là, se matérialisèrent en face de lui.
« Où vas-tu Camus ? »
Saga était un être de la nuit, lui aussi. Cela, Camus avait tendance à l’oublier ces derniers temps.
Furieux contre lui-même de s’être laisser surprendre aussi facilement, le Verseau planta son regard glacé dans l’émeraude du Pope, rétorquant sans aménité :
« Je prends l’air.
- Bien sûr. »
Les mains dans les poches, Saga observait son vis-à-vis, impassible. Pas de quoi s’étonner pour lui de rencontrer Camus aussi tard à vrai dire… Simplement, c’était la première fois, malgré le nombre incalculable de fois où cela avait failli arriver.
- Qu’est ce tu veux dire ? » Si l’ironie sous-jacente de la réplique du Pope alerta Camus, ce dernier n’en montra rien, se contentant de cette question posée sur le ton le plus flegmatique qu’il lui était possible de prendre.
- Oh rien… Bonne promenade. » Hésitant, presque méfiant, le Verseau hocha la tête puis descendit quelques marches, passant tout près de Saga. Mais il n’avait pas fait trois mètres que la voix profonde du Pope retentissait à nouveau dans le silence de la nuit :
« … D’ailleurs, tu devrais peut être te dépêcher, le bateau vient d’accoster. »
Le Pope savait que la provocation n’était pas spécialement la meilleure façon d’aborder Camus, mais ce fut la seule qui lui vint à l’esprit, tant il lui apparaissait depuis trop longtemps maintenant que l’occupant du onzième temple était devenu imperméable à tout le reste. L’effet escompté fut à la hauteur.

« Tu m’espionnes maintenant ?! » Siffla le Verseau qui venait de se retourner brutalement, les yeux étirés de fureur. Dans le mille. Soit. Mais quel « mille » ?
Réfrénant un soupir de lassitude, et sans se départir de la froideur qu’il avait du mal à conserver devant cette réaction, Saga répondit, toujours immobile :
- Je ne t’espionne pas. C’est mon boulot de savoir qui entre et sort du Sanctuaire. Et en l’occurrence… Tes allers-retours incessants ne passent pas inaperçus depuis ton retour.
- De quel droit oses-tu me… » Camus revint à la hauteur du Pope, une menace luisant à la surface de la glace de son regard. Saga perdit patience :
- Arrête ce petit jeu Camus ! Non mais tu me prends pour qui ? Ca fait des années que ça dure ! Bon sang, tu vis à l’extérieur du Sanctuaire les trois quarts de l’année, je t’ai laissé faire et les Dieux savent à quel point je n’ai rien à foutre de savoir à quoi tu peux bien occuper tes journées… Même ici, je ne me suis jamais mêlé de tes affaires.
- Et bien alors ? Continue comme ça !
- Non. » Saisissant le bras du Verseau avec fermeté, le Pope asséna : « Camus, le problème est que tu n’es plus… là. Et je ne parle pas de ta présence physique, mais du reste.
- Je ne vois pas de quoi tu veux parler.
- Au contraire, je crois que tu as très bien compris.
- Lâche-moi. » D’une secousse, Camus dégagea son bras, tout en reculant ; son visage n’avait rien perdu de sa hargne. « Je n’ai aucun compte à te rendre, en dehors de ma mission ici. Mêle-toi de ce qui te regarde.
- Tu comptes me servir le même discours que celui que tu tiens à Milo ? Il s’inquiète, figure-toi. Et il n’est pas le seul soit dit en passant, les gens ne sont pas aveugles. Ca t’arrive de te regarder dans une glace ? » Un bref instant, l’image fugace de ce reflet qu’il avait observé tantôt se forma dans l’esprit de Camus, qui la chassa presque aussitôt, tandis qu’impitoyable, la voix de Saga continuait :
« Tu as vu ce que tu es devenu ? Pourquoi, Camus ?!
- Laisse-moi tranquille. » Le ton sourd et grinçant du Verseau se dilua dans la fraîcheur nocturne, tandis qu’il s’éloignait sans quitter le Pope des yeux, « Je ne veux rien de toi, ni de personne. Fous-moi la paix. »
Il disparut bientôt, happé par la nuit, ses pas résonnant encore quelques secondes avant de s’évanouir eux aussi.
Il ne s’agissait pas d’une famille. Nul ici n’aurait la prétention d’affirmer une telle chose, et Saga encore moins que les autres.
Mais un groupe existait, bon gré, mal gré. Inconscients de cet état de fait, la plupart s’en étaient plus ou moins détachés au fil des années mais avec les derniers événements, une certaine forme de cohésion les avait tous soudés autour d’un objectif précis.
Tous, sauf un. Camus. Camus qui s’obstinait à marquer son isolement.
Certes, il communiquait avec ses pairs, certes il avait toujours accompli les tâches qui lui incombaient sans un murmure, mais sur le plan spirituel, il demeurait aux abonnés absents. Aucun d’entre eux n’était plus capable de contacter son esprit tant il s’était renfermé au fil des années.
Il ne laissait plus à personne l’opportunité de l’approcher, il semblait avoir tout oublié des vingt dernières années, ou du moins il les avait mises à profit pour petit à petit redevenir l’étranger qu’il était en posant le pied sur le sol du Sanctuaire pour la première fois.
Si Saga s’était rendu compte de cela depuis quelques temps déjà, il prenait aujourd’hui conscience de la gravité de la situation, à un moment où, peut-être, ils devraient tous faire corps, mêlant leurs cosmos et par là même, une part intime d’eux-mêmes. En l’état actuel des choses, Camus en était tout bonnement incapable. Le pire dans tout cela, c’est que cette notion était devenue inaccessible au Verseau, au vu de la carapace qu’il s’était forgé.

L’ombre qui se dressa derrière une dorienne bordant les escaliers tira Saga de ses réflexions. Surpris, il vit une masse de boucles sombres se profiler dans la pâleur lunaire, encadrant un visage soucieux au milieu duquel brillaient des yeux en amande, vigilants et alertes.
« Milo ! Qu’est ce tu fais là ?
- Je sais que je ne devrais pas faire ça mais… » D’un geste vague, le Scorpion désigna son temple, un peu plus haut, « Je l’ai entendu passer. Comme tous les soirs.
- Et… Tu le suis. » Devant le signe d’assentiment de Milo, Saga crut cependant bon de préciser : « Je ne suis pas sûr que ce soit une très bonne idée. S’il se rend compte que…
- Il n’en saura rien. Je peux être encore plus discret que lui. » Milo s’avança au bord des marches, toute sa concentration ciblée sur le cheminement de Camus, qu’il n’avait pas perdu. « Il faut… que je sache, tu comprends ? Je suis en train de perdre un ami, je ne peux pas rester sans rien faire. »
Milo… emmuré dans ses propres questionnements, Saga en avait presque oublié ce vieil ami d’enfance, qui devait souffrir de la situation actuelle presque autant que lui et qui se retrouvait confronté à la destruction de ses repères, les uns après les autres. Ayant moins prêté le flanc que d’autres à l’adversité, il devait se sentir bien démuni aujourd’hui…
« Il faut que j’y aille, sinon, je vais perdre sa trace.
- Fais attention. » Bien que toujours persuadé que Milo faisait une erreur, Saga ne put toutefois que s’écarter du passage.
- Ne t’inquiète pas. » A peine une fraction de seconde plus tard, Milo avait disparu, mais l’inquiétude du Pope demeura. Un reste de cette vieille paranoïa qui l’avait habité tant d’années, très certainement…

La porte était demeurée entrouverte sur l’ombre qui tapissait le long couloir menant à leurs appartements. Une lumière douce affleurait sur les murs de pierre, telle le témoignage d’une présence unique et vigilante alors que tout dormait.
Appuyé contre le chambranle de la porte, il la regardait. Assise derrière le bureau du maître des lieux, la tête penchée vers une pile de feuillets qu’il reconnaissait pour être ceux que Dôkho lui avait confiés, elle ne parut pas déceler sa présence. Il savait qu’il n’en était pourtant rien. A l’image d’un petit animal curieux, une parcelle de cosmos voleta vers lui, l’enveloppa l’espace d’un instant avant de se retirer aussi prestement qu’elle était apparue et de s’éteindre, tandis que Rachel levait enfin les yeux vers lui.
« Tu ne dors pas ?
- Ton absence m’a réveillée. » Lui répondit-elle, à mi-chemin entre le reproche et la tendresse. Sans un mot, il s’avança dans la pièce et demeurant debout derrière la jeune femme, il posa ses mains fraîches sur les épaules à demi recouvertes d’un voile léger.
« Où es-tu donc allé encore ?
- J’ai croisé Camus, qui quittait le Sanctuaire… comme chaque soir. » Il sentit les épaules se hausser sous ses doigts.
- Bah… Tu ne peux malheureusement pas y faire grand-chose.
- Sans doute mais… tu le vois comme moi. Tant de changements… Milo est inquiet. Il s’est mis en tête de le suivre. » Reposant avec soin les documents devant elle, elle se tourna à demi, le visage levé vers celui de son amant : « C’est une erreur.
- C’est ce que je me suis dit aussi, même si je n’arrive pas à mettre le doigt sur les raisons de ce doute… Quoi ? » Saga demeurait surpris du regard pénétrant que Rachel venait de lui lancer. Cette dernière l’examina encore quelques instants puis secoua la tête : « Non, rien. Après tout… »
Se détournant, elle reporta son attention sur l’objet initial de sa réflexion. Il se surprit à se demander depuis combien de temps, et à combien de reprises elle s’était déjà penchée sur ces documents.
Lui-même avait déjà passé une nuit entière dessus et, à l’instar du cas de Camus, il lui avait semblé tourner inlassablement autour d’un point important sans parvenir à l’identifier. Il avait fini par se persuader que ce n’était là qu’une vue de son esprit, trop obsédé par la quête d’une échappatoire illusoire à une situation inacceptable.
Le silence retomba tandis qu’il s’éloignait d’elle pour aller s’installer dans le vieux fauteuil sous la fenêtre. Le silence. Toujours le silence. Les silences plutôt, ce qui était encore pire. L’ami mais aussi l’ennemi, leur ennemi commun, celui qui les avait ballottés tous les deux pendant de si longues années. De nouveau il s’invitait, s’immisçait, s’installait. Après tout, il était un peu comme chez lui, il avait déjà eu plusieurs fois l’occasion d’occuper une place quelque peu encombrante, ce foutu silence. Et alors qu’il s’emplissait l’esprit de l’image de cette femme qu’il ne pouvait plus quitter des yeux, la litanie des mots qui n’avaient pas su être prononcés au bon moment revint l’obséder. L’amour qu’il n’avait pas avoué, le chagrin qu’elle avait retenu, la maladie qu’il avait acceptée… Tant de silences meurtriers. Et celui-ci ? Allait-il les mener au seuil de la mort lui aussi ?
Elle n’avait rien dit. Lui non plus. Depuis deux jours, ils se quittaient à peine, et n’en avaient pas reparlé. Les mots leur manquaient-ils, ou la vérité était-elle trop difficile à affronter ? Fuir, sans cesse fuir, les autres, eux-mêmes… L’amertume de la vérité toute nue lui arracha une grimace. Ainsi c’était donc cela qui les avait séparés, maintenus éloignés malgré l’évidence. Dans l’ombre, son poing se serra. Une fois encore, la dernière sans doute, ils faisaient chacun de leur côté face à leurs démons, ces démons qu’ils n’avaient pas osé montrer à l’autre, par peur, par honte, par amour.
Est-ce que de nouveau le silence allait les accompagner sur la dernière portion de route qui restait à parcourir ?
Il ne voulait pas de ça. Non, plus de cette façon. Ne pas la laisser partir, ne pas partir avec elle sur des non-dits, sur des incertitudes, sur des questions sans réponse. Ils n’avaient pas mérité un tel sort. Le temps se rétrécissait mais il demeurait. Une étincelle de chance était là, à leur portée, ils ne tenaient qu’à eux de s’en saisir, de l’entretenir, ne fut ce que quelques jours, mais pour partir l’esprit en paix. Ensemble. Unis.
Il la vit s’approcher comme dans un rêve, encore perdu dans ses pensées. En avait-elle suivi le fil ? Il se surprit à l’espérer. Si elle avait pu ainsi comprendre ce qu’il ne savait pas lui dire… Le silence était toujours là, pourtant. Mais sa nature avait changé. Il venait de devenir complice. Elle ne disait rien, mais dans ses yeux, il lut tout le reste. Le sourire de façade. La lutte pour rester debout. Les larmes étouffées. La peur. Le masque de la résignation et de l’honneur venait de tomber, entraînant avec lui les mensonges.

Ce fut le désespoir chevillé au corps qu’ils firent l’amour cette nuit-là. En silence. Unis, mêlés, fondus en un seul être, dans l’incessante recherche d’un oubli éphémère. Il n’aspirait qu’à se perdre en elle, enivré de la chaleur de son ventre, de la douceur de ses lèvres, de la force de ses doigts entrelacés aux siens… se diluer jusqu’à perdre la simple notion de son individualité pour être elle et toucher son âme. Elle s’abîma autour de lui, elle mourut dans ses bras pour renaître dans son regard, et l’accueillir encore et encore et encore, dévoilant chaque fois un peu plus sa détresse et sa confiance, son corps et son cœur abandonnant la lutte pour laisser enfin leurs esprit se toucher et s’unir.
Le sel de leurs larmes laissa un goût étrange à la jouissance qui les surprit si souvent cette nuit-là, une marque indélébile, comme pour leur rappeler la fragilité de ce qui aurait pu être leur bonheur.
A mi-chemin entre la réalité et le rêve, il demeurait cependant attentif à celle qui reposait contre lui, nue dans sa chair et dans son esprit. L’impression de force qu’elle dégageait s’était assourdie, accordant à la jeune femme un bref répit, une liberté d’être sans se soucier des apparences. Un état transitoire, un équilibre délicat mais qui, dans l’instant présent, écartait toute forme de mensonges.

« Et si Shura s’est trompé ?... » La voix étouffée de Saga s’éleva, résonnant malgré tout dans la tranquillité nocturne, « S’il n’y avait pas d’autres alternatives ? Tu y penses ?...
- Si c’est effectivement le cas… » Sans le regarder, elle faufila ses doigts dans la main qui reposait contre son ventre, « … Alors j’aurais au moins eu la satisfaction de t’avoir retrouvé. Quelques semaines, quelques jours, peu m’importe pourvu que nous soyons enfin parvenus ensemble à dépasser tout ce qui nous a éloignés.
- Crois tu que nous aurions pu être heureux ?
- Je ne sais pas. Il faut avoir un minimum de prédispositions pour ça… » Il devina plutôt qu’il ne vit le sourire triste qui glissa sur les lèvres de la jeune femme. « J’ai l’impression que la distribution des cartes ne nous a pas été très favorable dès le départ.
- Nous aurions peut être pu changer la donne…
- Tu crois ? » Elle, en tout cas, n’en semblait pas persuadée. Il le perçut dans sa voix, avec une douloureuse acuité.
Etonnant comme, malgré la situation, malgré l’avenir qui disparaissait au loin, le détachement était soudainement venu à leur secours. Etait-ce bien eux qui parlaient, là, en ce moment même ? Qui établissaient ce bilan douloureux et inévitable au pied du point de non-retour ? Au-delà de tout cela, ils avaient fini par comprendre. Comprendre que le refus et la fuite étaient devenus inutiles. Que quoi qu’ils auraient pu dire ou faire n’aurait finalement rien changé. Des êtres supérieurs tels que le couple qu’ils formaient n’auraient pu se satisfaire de la vie d’un humain ordinaire, ils le savaient, et ils en avaient toujours connu le prix.
- Alors nous accomplirons notre tâche. Quelque part, si nous réussissons, je… j’aurais réalisé une partie de mes objectifs. »
Elle ne répondit rien. Elle ferma les yeux. Elle n’avait jamais douté. Toutes les raisons qui avaient animé Rachel pour lutter contre vents et marées, pour n’avoir jamais perdu confiance en Saga étaient justes. Il l’avait fait pour lui, mais ce n’était là qu’une face la vérité. Il l’avait aussi fait pour tous parce que jamais, il n’avait perdu de vue le but même de sa propre existence. Une bouffée de reconnaissance envers celui qui était devenu une part d’elle-même l’envahit. Il en serait digne.

Aéroport de Séville, Andalousie, Espagne, le lendemain matin…

Fatigué, il se laissa tomber sur le siège que lui désignait l’hôtesse, avec un vague remerciement mâchouillé en espagnol.
Il coinça son gros sac marin sous son siège et étira ses longues jambes devant lui, en bénissant tous les dieux d’avoir inventé les premières classes, dans lesquelles il ne se faisait pas l’effet d’un crabe dans une boîte de conserve. Comparaison certes un peu douteuse, mais bon, on faisait ce qu’on pouvait, vu la courte nuit qu’il venait de passer.
Il saisit l’oreiller gracieusement fourni par Iberia pour le glisser entre le hublot et son siège. Après avoir bataillé pendant 5 bonnes minutes, il finit par se rencogner dans son fauteuil, prêt à sombrer dans le sommeil, dès que ce foutu avion serait en l’air.
Il était mort de chez mort. Deux jours non stop à jouer les rats de bibliothèque, à peine entrecoupés de quelques heures de repos… Un vrai cauchemar. Et dire que certains adoraient ça… A l’occasion, il faudrait qu’il mette Mü à l’italien. En voilà une résolution qu’elle était bonne ! Au moins la prochaine fois, il aurait la paix. La prochaine fois… Même s’il s’était défendu de trop y penser, la simple feuille pliée dans la poche à l’intérieur de son blouson pesait un peu trop lourd à son goût. Le poids de l’avenir. Le sien mais aussi celui de tous les autres. Il n’était toujours pas convaincu du bien-fondé des recherches qu’ils avaient effectuées et de la solution qui en avait découlé. Mais son opinion personnelle n’avait plus à présent qu’à s’effacer au regard de l’intérêt collectif.
Il ne prendrait certainement pas la responsabilité de décider pour les autres, même si pour cela il allait devoir se plier à la majorité. Même s’il doutait que cela fonctionne. Même s’il était intiment persuadé que… ça ne marcherait pas.

Les yeux dans le vague, il regardait sans les voir les gens qui, un à un, pénétraient dans l’appareil et stagnaient dans l’allée centrale, en attendant que ceux qui les précèdent daignent bien vouloir s’installer. Son regard tomba sur une jeune femme debout quelques rangs devant lui : grande et mince, le visage impassible, elle attendait que les deux personnes âgées de sa rangée parviennent à se glisser jusqu’à leurs sièges. Elle était habillée d’un tailleur de couleur marron, coupé dans une matière très fluide qui dessinait parfaitement sa silhouette, et portait un chapeau assorti, à larges bords. Sans vraiment savoir pourquoi, Angelo se redressa de quelques centimètres pour mieux l’observer.
Dans le même temps, elle ôta son chapeau d’un geste qui eut pour effet de libérer une masse de cheveux ondulés et cuivrés, parsemés de mèches plus claires, retombant au niveau de ses épaules. Elle se tourna alors vers lui.
Angelo étouffa par miracle le cri de stupeur qui lui montait aux lèvres. Sidéré, il fixait la jeune femme qui, de son côté, sembla l’espace d’une seconde aussi surprise que lui, puis dont le visage se referma instantanément, alors qu’elle s’asseyait enfin.

L’instant suivant, Angelo commençait à se défaire de sa ceinture de sécurité pour se lever, lorsque la voix de l’hôtesse retentit dans les hauts parleurs :
« Mesdames et messieurs, nous vous prions de bien vouloir vérifier que votre ceinture est bien attachée et de relever la tablette devant votre siège. Notre décollage est proche ».
Et, au cas où les passagers n’auraient pas bien compris le message, seriné en anglais, en espagnol et en français, voilà que les hôtesses circulaient dans la coursive en jetant un œil soupçonneux sur les bas ventres de part et d’autre, geste qui aurait pu prêter à confusion en d’autres temps et d’autres lieux.
Dans un soupir, Angelo retomba sur son siège. Inutile. Il se déhancha une dernière fois pour tenter d’apercevoir la jeune femme, mais tout ce qu’il parvint à distinguer fut le sommet d’une tête rousse au niveau des appuis-tête des rangées de sièges.
«  Je me suis sans doute trompé… Voyons, raisonne-toi imbécile, les fantômes, ça n’existe pas. Par contre, les sosies… Oui, voilà, c’est sûrement ça, un sosie. »

Mais il savait au fond de lui que ce n’était pas un sosie. Il l’avait compris à la seconde même, en l’apercevant. Sans doute avait-il ressenti une étincelle de cosmos qui l’avait mis sur la voie. C’était bien elle.

© Vanina BERNARDINI - 2006