Note de l’auteur :

Ce chapitre est exceptionnellement classé avec un niveau d’avertissement NC-17, pour cause de termes explicites et d’une atmosphère particulièrement angst.

Ce qui signifie, en résumé, que vous ne pourrez pas dire que je ne vous ai pas prévenus !^^

Chapitre 25

 

C’était bel et bien Marine Mitsotakis qui était installée en première classe du vol Séville Paris, quatre rangs devant lui, Marine Mitsotakis, morte douze ans auparavant en donnant naissance à la fille d’Aiors Xérakis, décédée elle aussi, le même jour.

Son visage s’était affiné, quelques marques du temps étaient apparues, l’abondante chevelure rousse avait été lissée avec un succès mitigé, mais le regard, lui, n’avait pas changé. Angelo tenta de lutter encore quelques minutes contre l’évidence, sans résultat. De toute manière, elle l’avait également reconnu. Il l’avait lu dans ses yeux.

Il aurait donné n’importe quoi pour ne pas être seul à cet instant précis et se prit à maudire Shura d’avoir décidé de mettre en ordre ce qui lui servait de vie normale dans la capitale espagnole, avant de rejoindre le Sanctuaire. Si le Capricorne avait été là… Un minimum de pragmatisme aurait été le bienvenu.

Quoi qu’il en soit, il ne pouvait pas faire grand-chose, coincé comme il l’était dans son siège sous le regard méfiant d’une hôtesse qui observait l’énergumène qui ne cessait de gigoter sur son fauteuil.

Deux heures de vol le séparaient de Paris où il devait prendre sa correspondance pour Athènes. Niveau créneau, c’était limité, mais peut être suffisant pour éclaircir ce mystère.

Fort de cette décision, il cessa de triturer la cicatrice qui ornait son pouce gauche ; cela faisait des années qu’il tentait de se débarrasser de ce tic, mais c’était plus fort que lui. A la moindre contrariété, il frottait ce pouce qu’il s’était entaillé en Sicile, au cours des premiers jours de son entraînement.

Il finit par appuyer son menton sur sa paume, le coude posé au bord du hublot. Laissant son esprit dériver, il contempla le ciel limpide du matin. Peu à peu, ses souvenirs le ramenèrent au Sanctuaire et bien malgré lui, il se remémora le jour où Marine était « morte ». Tout le monde avait su qu’elle avait du être évacuée d’urgence sur Athènes, lorsque les premières douleurs avaient commencé, bien trop tôt par rapport au terme annoncé. Mais seuls deux ou trois d’entre eux avaient accompagné Aiors à l’hôpital. Et il ne faisait pas partie de l’escorte. Les choses étaient différentes à cette époque-là. Très différentes.

Au paroxysme de son ambition malade, Saga avait assassiné Shion à peine trois années plus tôt. Sa poigne d’acier s’était alors abattue sur le Sanctuaire, le broyant, le tordant pour le modeler conformément à ses exigences et ses désirs, sans tenir compte des objections, critiques et autres insurrections promptement étouffées dans l’œuf. Aioros en avait d’ailleurs hérité les conséquences à vie. Un symbole certes, mais un exemple à ne pas suivre. Du moins, du point de vue du Cancer qui s’était pour sa part montré suffisamment prudent pour ne pas en plus s’acoquiner avec le frère de celui qui avait osé affronter l’assassin.

C’était Aldébaran qui lui avait raconté ce qui s’était réellement passé ce jour-là. Les médecins avaient pris la jeune femme en charge dès son arrivée et avaient provoqué l’accouchement, parce qu’il n’y avait pas d’autre solution. Malheureusement, quelques heures plus tard, le chirurgien était venu annoncer à Aiors le décès de la mère, et de l’enfant.

C’était là que ça ne collait pas.

Aiors avait vu le corps de sa compagne. Un cadavre bon sang ! Morte et archi-morte… Il s’en serait rendu compte si cela n’avait pas été le cas ! En tout cas, lui, Angelo, il l’aurait senti, mais bon, tous deux ne se spécialisaient pas non plus dans le même domaine.

C’était bien joli tout ça, mais la seule question qui méritait d’être posée, du moins aux yeux du Cancer, était “pourquoi”. Pourquoi avoir fait croire à sa mort ? Pourquoi avoir disparue ? Mal à l’aise, Angelo se rappela les jours qui avaient suivi : tragiques. La douleur d’Aiors était telle que tous le fuyaient, pour ne pas en être éclaboussés. Lui le premier d’ailleurs. Il secoua la tête : il n’avait pas une folle envie de se replonger des ces années noires.


De nouveau, il jeta un coup d’œil devant lui, soucieux de vérifier une fois encore que son imagination ne lui jouait pas des tours. La tête rousse était toujours là.

Il aurait beau réfléchir à la situation, il ne trouverait très certainement pas de réponse à cette fichue question. Et qui était mieux placé pour éclaircir ce mystère ? Un mince sourire glacé vint flotter sur ses lèvres, sans pour autant illuminer les ombres de son visage. Peu importe comment, mais il la ferait parler. Maintenant qu’il l’avait repérée, il ne la lâcherait pas.

Les deux heures de vol lui parurent interminables. Néanmoins, il ne se précipita pas pour sortir de l’appareil. Paisible, il resta assis tandis que les autres passagers s’agitaient autour de lui. La jeune femme s’était également levée, mais elle ne jeta pas le moindre regard du côté d’Angelo et se fondit dans le flot humain, vers la sortie. Alors, il saisit son sac, et sortit le dernier.

Elle courait presque dans les longues coursives de Roissy, zigzaguant entre les gens et traînant son bagage derrière elle. Lui suivait une dizaine de mètres en arrière, d’un pas large et sûr. Au détour du couloir, il prit note du panneau « correspondance » droit devant lui ; cependant, il vit également Marine amorcer un virage vers la droite, en direction de la sortie de l’aérogare. Il n’hésita qu’une fraction de seconde. Se retrouvant juste derrière elle dans l’escalator, il lui saisit le bras au moment où elle posait le pied dans le hall :

« Viens avec moi. » Elle tenta de se débattre, mais la poigne d’Angelo se fit cruelle et sentant les doigts impitoyables pénétrer dans sa chair, elle cessa de lutter pour se retrouver entraînée à sa suite.

Ils n’allèrent pas bien loin, Angelo ouvrant à la volée la première porte de service qu’il trouva sur sa route et lançant la jeune femme devant lui sans ménagement.

Vive comme l’éclair, elle se retourna, mais le Cancer avait déjà refermé la porte.

« Laisse-moi sortir d’ici… » Siffla-t-elle, tout en se ramassant sur elle-même, prête à bondir. D’un air narquois, Angelo l’observa un instant puis lança :

- Qu’est ce que tu espères ? Te débarrasser de moi ? Tu rêves, ma pauvre fille… »

Il croisa son regard et y lut de la peur. Un instant, il fut surpris… mais pas pour très longtemps. Il se rappela que Marine avait quitté le Sanctuaire depuis douze ans et à l’époque… Sa réputation était déjà fort bien établie. Cruel, sadique, inhumain… Difficile en effet d’accorder sa confiance à celui qui avait collectionné pendant de trop nombreuses années une telle guirlande de qualificatifs tous aussi attrayants les uns que les autres.

Il ne put s’empêcher de sourire et la peur dans le regard de Marine se mua en panique. Il reprit, d’un ton suave :

« En tout cas, tu m’as l’air très en forme, pour une morte. Et pourtant, les dieux savent à quel point je m’y connais en matière de cadavres… Mais là, chapeau ! Je te tire ma révérence. » Termina-t-il en esquissant une courbette, sans toutefois la quitter des yeux.

- Qu’est ce que tu me veux ? Laisse-moi tranquille.

- Oh, mais rien, rien du tout ! C’est juste que… tu comprendras mon étonnement en te voyant dans cet avion : “Tiens”, me suis-je dit, “Marine ! Au diable la logique, je vais aller la saluer comme au bon vieux temps ! ”… C’est tout moi ça, ma bonne éducation… Une situation normale, en quelque sorte, tu ne trouves pas ? »

Les derniers mots d’Angelo tombèrent comme des couperets, froids et acérés. Marine, sentant le danger, recula de quelques centimètres. Cependant, elle releva le menton, et répondit, sur le même ton ironique :

« Et bien, tu m’as saluée, alors tu peux t’en aller maintenant. Laisse-moi retourner dans ma tombe, j’y suis bien installée.

- Madame fait de l’humour, c’est magnifique. Je me demande bien ce que penserait Aiors de tout ça… Je ne suis pas sûr que ça le ferait rire, je me trompe ? » Tout trace de sourire avait disparu du visage d’Angelo, qui s’était redressé et la toisait froidement.

- Je suis morte, Angelo. Et je souhaite le rester. Rien ne t’oblige à dire que tu m’as vue.

- Sans doute… Mais je pense que j’aurais beaucoup de mal à regarder Aiors en face, lorsqu’il va me demander si j’ai fait bon voyage, tu vois… En même temps, je m’imagine mal lui dire que SA Marine est toujours en vie, en pleine forme, et s’est apparemment bien foutu de sa gueule il y a douze ans. En toute franchise, je n’ai pas une folle envie d’être responsable de la “joie” qu’il va très certainement éprouver.

- Tiens, et depuis quand es-tu aussi scrupuleux et aussi soucieux des sentiments des autres ? Tu n’en as jamais rien eu à foutre, les mecs comme toi, ça ne change pas. Alors, ne me sers pas le joli couplet du gentil chevalier, ça ne… »


Elle fut interrompue par une gifle retentissante, qui l’envoya valser contre le mur. D’une main, elle se retint pour ne pas s’écrouler et, avec lenteur, releva la tête. Du sang suintait à la commissure de ses lèvres. D’un geste, elle s’essuya.

- Petite conne… Que sais-tu du Sanctuaire d’aujourd’hui et de ceux qui le gardent, toi qui n’as rien trouvé de plus courageux que la fuite ? Tu n’en as donc plus rien à faire d’Aiors, et du mal que tu pourrais faire autour de toi si…

- … Si tu parles ! » Elle se redressa à son tour, et le regarda droit dans les yeux. « Ca fait douze ans, oui, que je suis partie. Personne n’a plus jamais entendu parler de moi, et moi, je ne veux plus entendre parler du Sanctuaire. Plus jamais, tu entends ? ! Alors, oublie ça, oublie que tu m’as vue, je suis morte, je te le répète. » Elle ramena ses cheveux dans sa nuque d’un geste nerveux et fit mine de se diriger vers la porte. Arrivée à la hauteur d’Angelo, elle ajouta :

« Et puis, sois tranquille. J’ai abandonné toute prétention de chevalier depuis belle lurette. Tout ce que je veux, c’est vivre une vie normale. Vos précieux secrets ne risquent rien. Quelqu’un qui n’existe plus ne peut plus rien raconter n’est ce pas ? »

Il eut un instant l’intention de la retenir mais n’en fit rien. Il entendit la porte s’ouvrir derrière lui, et lorsqu’il se retourna pour sortir, le hall autour de lui était désert. Il ramassa son sac. D’un pas lourd, il se dirigea vers sa porte d’enregistrement. Il avait loupé sa correspondance, il ne lui restait plus qu’à espérer qu’il resterait de la place sur le prochain vol d’Athènes.

Grèce, la veille au soir…

Du haut de la falaise, Milo observa le premier bateau s’éloigner de la rive. Dans la pénombre, il attendit de le voir passer le phare avant de descendre rejoindre le second passeur. Il lui fit signe de ne pas bouger, et lui expliqua en quelques gestes ce qu’il souhaitait : suivre le bateau à distance respectueuse mais suffisamment réduite pour que lui-même ne perde pas la trace de Camus une fois qu’il serait sur le port.

Trente minutes plus tard, alors qu’ils accostaient, Milo entrevit la silhouette familière fendre la foule des touristes qui peuplaient les quais brillamment illuminés, et s’éloigner dans l’ombre. Il se dépêcha de le suivre. Il prit soin de masquer soigneusement son aura et ferma son esprit : ainsi Camus ne pourrait pas sentir sa présence, même s’il l’avait voulu.

Ils marchèrent longtemps. Petit à petit, leurs pas les éloignèrent des quartiers du port, et ils s’enfoncèrent dans une enfilade de ruelles, à peine éclairées. Milo commençait à s’impatienter et à se demander jusqu’où son ami comptait aller comme ça, quand ils franchirent le coin d’une énième artère. Là, une dizaine de personnes discutaient au bord du trottoir, devant une porte aveugle. Des notes de musique s’en échappèrent lorsqu’elle s’ouvrit sur deux autres personnes. Milo s’arrêta au coin de la rue, et observa Camus se diriger d’un pas décidé vers l’endroit. Passant près du groupe, ce dernier fut salué par trois hommes qui semblaient le connaître. L’entrée était gardée par deux espèces de molosses humains qui le regardèrent à peine tout en le laissant entrer.

En voyant Camus disparaître à l’intérieur, Milo eut un geste d’agacement : « Et maintenant, je fais quoi ? Et puis, qu’est ce que c’est que cet endroit ? » A première vue, ça ressemblait à une boîte de nuit. « Pourquoi ne m’en a-t-il pas parlé ? Je ne vois vraiment pas ce qui…»

Mais décidément, il y avait quelque chose qui ne collait pas.

Il n’avait pas le choix, il fallait impérativement qu’il rentre là-dedans. L’air assuré, le sourire aux lèvres, il s’avança. Le même groupe était toujours là, et tout en marchant vers la porte, il se fit la réflexion que l’endroit choisi pour monter ce type d’activité nocturne était quelque peu… à l’écart. L’un des deux videurs se planta en travers de son chemin :

« C’est une soirée privée, on ne passe pas.

- Je suis avec mon ami, il vient de rentrer, » son sourire s’élargit, « ce serait dommage… »

- C’est ça. Je ne t’ai jamais vu par ici alors dégage. » Au moment où Milo voyait sa dernière chance s’envoler, l’un des hommes du groupe interpella le videur en riant :

« Tu ne sais plus reconnaître les belles gueules quand tu en vois une ? Tu devrais le laisser rentrer ! » Et derechef, il éclata de rire. Milo affecta un air entendu, sourit sans vraiment trop savoir pourquoi et finit par passer entre les deux molosses.

Tendu en réalité, il pénétra dans une immense salle au plafond bas et complètement enfumée.


Il n’y avait que peu de lumières, et la musique couvrait tous les autres sons. Une foule clairsemée errait entre ombres et lumières. Le bar était à sa droite, tandis que la partie gauche était couverte par de nombreuses tables basses cernées par des banquettes quasiment toutes vides. Une piste de danse, plus éclairée, partageait la salle et était, pour l’heure, plus ou moins envahie, plutôt moins que plus d’ailleurs. Oui, typiquement une boîte et pourtant, cela ne ressemblait pas exactement aux endroits qu’il avait pu fréquenter plus souvent qu’à son tour, l’ambiance de cet endroit-là était particulière. Il manquait un élément habituel. Que… il n’y avait pas de fille. Pas une. Et Milo se sentit glacé jusqu’aux os. « Non, dites-moi que ce n’est pas vrai… ».

A cet instant, quelqu’un demanda derrière lui :

« Tu prends un verre ? » Il se retourna en sursautant. Devant lui se tenait un jeune homme d’une vingtaine d’années, aux cheveux très courts, presque imberbe. Il réfréna une brutale envie de s’enfuir et s’entendit répondre courtoisement :

- Non merci. » Il se détourna presque immédiatement pour chercher Camus des yeux, à travers la foule. Toutefois, l’autre n’avait pas bougé et continua à parler :

- Je ne t’ai jamais vu… C’est la première fois que tu viens ?

- Hein ?… Heu, oui, oui. » Milo avait répondu d’une voix absente, tandis qu’il continuait désespérément à tenter de percer les ombres qui s’agitaient devant lui.

- Tu cherches quelqu’un ? Je peux peut-être t’aider, je viens assez souvent. »

« Ca, ça ne m’étonne pas… » Pensa Milo tout en lui prêtant enfin attention. Il dit à voix haute :

- Oui, je cherche… un ami. Grand, mince, les cheveux bleus tirant sur le vert, les yeux pâles, pas très causant.

- Ah, lui ! » « Génial. » Pensa sombrement Milo, « Mais je ne sais pas si je dois être content ou pas qu’il le connaisse… ». L’autre continua :

« Oui, on le voit pas mal ces temps-ci… Tiens, justement, il est là-bas ! » Milo suivit des yeux le doigt de l’homme qui lui désignait une table légèrement à l’écart des autres. Camus était assis devant un verre et discutait avec un autre homme. Ils étaient proches tous les deux. Très proches.

« Je crois que tu arrives trop tard… » Commenta l’autre, goguenard, « il semblerait que ton mec se soit trouvé un ami pour la nuit !

- Ce n’est pas mon…Oh et puis merde ! Casse-toi, maintenant ! » Milo le fixait, les yeux étincelants de fureur. L’autre, médusé, fila sans demander son reste. Le Scorpion reporta alors son attention sur cette fichue table. Il refusait de croire ce qu’il voyait : c’était invraisemblable, absurde, du pur délire ! Camus ! Camus, son ami depuis des années, celui avec qui il avait tout partagé, son confident, son frère ! Il sentit sa gorge se serrer et les larmes brûler ses paupières. Il serra les poings. Soudain, il vit l’autre homme se pencher vers Camus et l’embrasser à pleine bouche. Milo s’enfonça le poing dans la gorge pour ne pas hurler.

Tétanisé. Ce fut à peine s’il se rendit compte que le jeune homme qu’il venait de rembarrer s’éloignait de quelques mètres, mais pas plus cependant.

Les coups qui résonnaient dans son corps, c’était quoi ? Le rythme lancinant de la musique crachée par les enceintes au-dessus de sa tête, ou les battements de son cœur affolé ? C’en était presque une douleur derrière ses yeux, qui le lancinait, tandis qu’il fixait cette scène, là-bas, dans la pénombre…

Il y avait toujours aussi peu de monde, aussi ramena-t-il son col autour de son visage d’un geste absent, et s’il avait pu disparaître en cet instant de la surface de la terre, il n’aurait pas hésité une seule seconde.

Le goût de la bile qui remontait dans sa bouche ne disparaissait pas. Il ne pouvait pas disparaître, pas devant « ça ».

L’autre était un jeune homme d’une vingtaine d’années, aux cheveux noirs et drus, les traits fins… Il ne le voyait pas clairement de là où il se trouvait mais l’espace d’un instant, un éclair de lumière tomba sur les deux visages si proches l’un de l’autre. Le rictus provoqué par le désir déformait la figure de l’autre, et dans son regard luisait une espèce de concupiscence malsaine.

Milo aurait voulu fuir mais ses pieds le clouaient au sol ; la raideur dans sa nuque l’empêchait de tourner la tête. Il recula soudain de quelques pas, s’en allant cogner un groupe de trois ou quatre derrière lui, accoudés au bar.

« Et toi ! Fais un peu attention ! » Fit l’un d’entre eux en se retournant prestement vers le Scorpion, qui baissa les yeux : « Excusez-moi… » Marmonna-t-il, et alors que ces derniers mots se perdaient dans le brouhaha général, une force irrésistible le fit de nouveau porter attention à la salle devant lui.

« Mais… Où est-il ? »

La petite table ronde à l’écart avait été désertée. Sans même réfléchir, Milo se fraya un chemin vers une marche sur laquelle il se jucha, inspectant les alentours jusqu’à ce que son regard ne soit interpellé par une chevelure bleutée qui s’éloignait vers le fond, toujours accompagnée. Il ne prit pas garde au frisson glacial qui galopa le long de son échine, quand il suivit la même direction, masquant toujours soigneusement son aura, un mur solide constamment élevé autour de son esprit et de ses pensées. Il le vit disparaître dans les entrailles du bâtiment ; la bouche béante et sombre d’un escalier s’ouvrait à présent devant lui.

De cette obscurité montait une multitude de sons et de voix mêlées, ainsi qu’une chaleur bien plus intense et moite que celle de la salle qu’il s’apprêtait à quitter. Il avait le choix. Soit il descendait, soit il s’en retournait. Il en avait assez vu sans doute…

« Rentre chez toi… Tu n’as rien à faire ici… »

Cette petite voix-là, ça s’appelait l’intuition. Le sixième sens. Celui qu’on doit toujours écouter, quoi qu’il arrive… Conseil fort sage qui ne peut être suivi que par un esprit clair et dégagé. Or… embrumé par la cacophonie autour de lui, secoué par ce qu’il venait de voir, celui de Milo était loin de répondre à ces critères. Très loin. Trop.

Presque malgré lui, ses pas l’attirèrent vers la noirceur qui lui tendait les bras. Et il commença à descendre.

Suffoqué par la fumée bleuâtre qui montait vers lui, il étouffa tant bien que mal un accès de toux, et décida d’ignorer ses yeux qui commençaient à le piquer. Des caves aménagées. Et il comprit enfin où se regroupait la foule.

Il resta de longues minutes bloqué en bas des marches par une presse humaine compacte, qui telle la houle marine, se mouvait lentement, par à-coups, ouvrant et refermant des portes éphémères à travers lesquelles se faufilaient les uns et les autres. Bientôt, suivi par un groupe, il n’eut pas d’autre choix que de s’engouffrer lui aussi au beau milieu de cette foule agglutinée. De la musique du rez-de-chaussée ne s’entendaient plus que les battements sourds et lancinants au sous-sol. Sous le plafond bas s’accumulait la fumée, une fumée qui avait pris des teintes sanguines… comme tout le reste d’ailleurs. Il n’y avait aucune lumière blanche et celles qui étaient visibles l’étaient en faible nombre, dispersées sous les plafonds ou dans des coins, des lampes rouges, violacées, écarlates, ne dispensant qu’une lueur faiblarde et intermittente, du fait des mouvements incessants autour d’elle.

Il l’avait perdu de vue, une fois de plus. Entouré de toutes parts, serré, presque étouffé, il joua des bras et des mains pour se frayer un chemin à travers la masse, rendu presque saoul par le bourdonnement incessant des voix autour de lui, des voix qui bizarrement étaient atténuées comme plongées dans un bain de coton, mais qui, de par leur nombre, donnaient le vertige.

La chaleur infernale qui régnait collait sa chemise à sa peau, et le manteau sombre qu’il portait sur le dos n’arrangeait rien. Du revers de la main, il essuya les gouttes de sueur qui perlaient à son front. Et il ne le voyait toujours pas.

Sa progression malaisée semblait ne jamais devoir se terminer. Ce sous-sol continuait bien au-delà des limites de la salle qui le surplombait, et ce ne fut qu’au bout d’une vingtaine de mètres qu’il se rendit compte que d’une part la foule était moins dense tout à coup, et que d’autre part, la longueur de la pièce était maintenant entrecoupée de parois, de murs, munis d’ouvertures ou pas, dans une pénombre encore plus prononcée.

Soudain, une porte humaine s’ouvrit devant ses pas Oh, juste quelques secondes… de longues secondes…

La familière silhouette fine et élancée était là, dans un réduit qui pouvait s’apparenter à une alcôve. Debout, ce corps dont le visage disparaissait dans l’ombre, un corps à demi nu parcouru par une main brusque et fébrile, qui s’égarait dans l’échancrure du jean noir ouvert jusqu’à la naissance de l’aine.

Paralysé, Milo n’était plus qu’une carcasse creuse plantée au milieu de la tornade. Les gens erraient autour de lui qui ne bougeait plus un muscle, ses yeux dilatés et fixes observant avec épouvante la scène qui se déroulait là, à quelques mètres, au vu et au su de tous ceux qui le souhaitaient. Il vit les mains étrangères agripper les hanches dénudées de son ami, il sentit presque les ongles de l’autre pénétrer avec force la peau pâle du français… Pourtant, il ne sursauta même pas quand d’un mouvement brusque, l’homme aux cheveux noirs poussa Camus dans le dos, jusqu’à ce qu’il tombe à plat ventre sur l’espèce de matelas dépourvu de tout et posé à même le sol, sa tête rebondissant violemment contre le béton, le visage tourné vers la porte du réduit.


Le pantalon ouvert sur un sexe gonflé et turgescent, l’autre s’abattit sur le corps sans réaction, écartant sans ménagement les longues cuisses musclées, entre lesquelles il s’introduisit d’un coup de boutoir puissant. Et il le pilonna. Sans relâche. Sans arrêt. Vite. Trop vite.

Il n’y eut aucun cri, à peine un ahanement final, avant que l’homme aux cheveux noirs ne se redresse, un vague sourire plaqué sur son visage déformé par l’effort et la jouissance, et ne se rajuste. Il ne jeta même pas un regard au corps meurtri gisant toujours sur le sol. Puis il sortit.

L’autre ne sut pas qu’à cet instant-là, il côtoya la mort plus près qu’il ne le ferait jamais. Il ne prêta pas attention à l’homme enveloppé dans un manteau noir, qu’il bouscula presque. Sans doute se dit-il que celui-ci avait bien dû prendre son pied en le regardant baiser le type là-bas… Il ne vit pas l’éclair rougeâtre qui jaillit spontanément d’un pli de l’étoffe sombre, avant de se rétracter. Il s’en alla, vivant.

Camus ne le voyait pas. Pourtant Milo était juste à quelques mètres… Un Milo avec la nausée au bord des lèvres, un Milo tremblant sur ses jambes se sentant plus faible qu’il ne l’avait jamais été, un Milo au cœur lardé de souffrances… Le visage de Camus reposant toujours sur le sol, exsangue, morne, sans trace de vie aucune… Son regard opalescent maintenant vitreux… Et si vide ! Vide de tout, mais rempli de néant… De longues minutes, Milo resta à l’observer ainsi, toujours incapable de bouger, transi de dégoût, de haine, de peur… d’un maelström de sensations poisseuses et sales, si sales… La main que posa Camus sur le béton, pour se relever lui fit l’effet d’un électrochoc. Reculant, centimètre après centimètre, le Scorpion se déroba à la vue de l’ouverture, perdant petit à petit l’image de Camus, seul, se redressant, se rhabillant, un homme éteint, accablé… qui releva brusquement la tête dardant des yeux soudain brillants sur la foule qui passait devant lui sans lui prêter attention.

Cela avait fait trop, trop d’un coup. Le mur spirituel qu’avait créé Milo pour protéger ses pensées et brider son cosmos se fissurait ; paniqué, il continua à reculer, sans plus s’excuser cette fois auprès de ceux qu’il bousculait, il allait de plus en plus vite, incapable de trouver en lui les ressources nécessaires pour se barricader une fois encore…

Quand Camus se fondit dans la foule, il ne vit rien ni personne. Ce cosmos si familier avait disparu.

L’air frais de l’extérieur lui fit prendre conscience que peut être il avait été victime d’une hallucination ; après tout, il n’était plus vraiment lui-même à cet instant-là. Plongeant ses mains au plus profond de ses poches, il s’éloigna, rasant les murs sales de la ruelle. La nuit s’éclaircissait près du port, l’aube approchait. Un instant, il leva les yeux vers le ciel qui se teintait de violine : les étoiles… Sa vie et son destin. C’était donc cela qui lui avait été réservé ? Pourquoi lui ? Qu’avait-il fait, ou ne pas fait, pour mériter tel châtiment ? Il tâchait de demeurer sourd aux douleurs et aux crampes qui martyrisaient son corps, en cette aube naissante… Comme presque chaque matin d’ailleurs. Chaque matin depuis près de vingt années… Il aurait voulu hurler. Sa peine, son désespoir… Sa haine aussi, sa haine de lui-même, de ce qu’il était… de cette tare si incompréhensible qui le faisait souffrir chaque jour, chaque nuit, dans sa chair et dans sa tête… ne jamais avoir vu le jour, voilà ce qu’il aurait désiré.

Pour ne pas vivre, pour ne pas l’avoir connu, lui.

Pour ne pas l’aimer.

Au Sanctuaire, Grèce, fin d’après-midi…

Lorsqu’il posa le pied sur l’île, il se sentit comme soulagé. Il avait passé le reste de son voyage à essayer de dormir, sans grand succès, l’esprit trop occupé par les paroles de Marine. Maintenant, il espérait pouvoir se reposer quelques heures, avant d’affronter de nouveau les problèmes.

Pas de chance. Au moment où il entamait les marches menant à sa demeure, il vit apparaître Kanon au coin. Vu sa tête, il ne venait pas faire une visite de bon voisinage. En soupirant, il balança son sac au pied de l’entrée :

« Quoi ?

- Angelo… On t’attendait à midi ! Qu’est ce qui t’est arrivé, bordel ?! »

Traduction : “on s’inquiétait pour toi”, mais inutile de compter sur Kanon pour adopter un ton aussi délicat.

- Pourquoi ? Shura est déjà là ?

- Pour quelqu’un qui est parti après toi, c’est effectivement très étonnant… » Répondit indirectement le cadet des Antinaïkos, sarcastique.

- Ca va, j’ai compris… Je te suis. »


« Quoi de neuf sinon ?

- Pas grand-chose. » Kanon avait haussé les épaules, Angelo à ses côtés, tandis qu’ils gravissaient tous deux les marches menant au Palais.

- Et l’ambiance ?

- Bof… Pas mieux, pas pire. »

Angelo jeta un coup d’œil en coin à son compagnon. Kanon semblait préoccupé ; son regard s’était assombri et sa bouche avait pris un pli amer. Vraisemblablement, les choses n’avaient pas du être faciles pendant son absence, entre les ancêtres d’un côté et leurs descendants de l’autre.

« Comment va ton frère ? » Kanon ne répondit pas. Mais l’image qui se dessina dans l’esprit d’Angelo sur l’injonction du Gémeau était éloquente. Le Cancer y vit ou plutôt y devina un Saga rongé par l’angoisse, fébrile, frôlant les limites de la dépression.

« Qu’est ce que tu comptes faire ? » Demanda Angelo d’un ton qu’il voulut neutre malgré l’agaçante pointe d’inquiétude qui lui chatouilla le cœur.

- Rien.

- Très drôle.

- Je ne plaisante pas Angelo. Je ne peux rien faire.

- Pourtant, il s’appuie bien sur toi, non ? »

Kanon n’eut pas le temps de paraître surpris, alors qu’ils parvenaient au Palais ; Angelo s’engouffrait déjà dans les étages en direction du bureau du Pope, sans attendre la moindre réponse.

La tension qui émanait de Rachel était palpable. Un coup d’œil vers Shura renseigna le Cancer : il apparaissait évident qu’il avait fait le récit de sa confrontation tragique avec les Gardiens à l’héritière Dothrakis, ainsi qu’à son Pope. Et Kanon ne fit pas non plus de commentaire superflu.

« Comment tu t’es débrouillé pour arriver aussi tard ?! » Par tous les Dieux, ils allaient la lui poser combien de fois cette question ! L’espace d’un instant le visage de Marine flotta devant ses yeux et précipitamment, il barricada ses pensées, avant de rétorquer, plus ronchon qu’il ne l’aurait souhaité :

- Raté ma correspondance.

- Ah ouais ? » Bien qu’encore assez pâle, Shura semblait avoir repris du poil de la bête. Ses petits yeux soupçonneux étaient rivés sur l’italien qui, mal à l’aise, se déroba à l’examen en se tournant vers Saga.

Kanon avait édulcoré le portrait finalement… Une ombre, voilà à quoi ressemblait le Pope. Pas grand-chose à voir de fait avec celui qui en cet instant précis lui servait de jumeau, mais qui en était aussi éloigné que le soleil l’est de la nuit la plus opaque. Presque aussi maigre qu’il l’avait été au cours de sa maladie, Saga arborait un teint olivâtre, celui dont hérite tout bon grec qui se respecte lorsqu’il n’est pas au mieux de sa forme. Au milieu des traits fatigués, voire même usés par le stress permanent et l’absence de sommeil, seuls ses yeux témoignaient d’une étincelle de vie, l’émeraude fiévreuse luisant au fond de deux gouffres obscurs. Rachel se tenait à ses côtés, sa main effleurant le bras de son compagnon sans pourtant le toucher. Angelo savait que s’il avait intensifié à peine son cosmos à cette seconde, il aurait perçu un lien entre les deux amants, le soutien d’une femme inquiète pour celui qui vacillait malgré lui.

Angelo se garda cependant de tout commentaire. Son petit doigt lui disait que ce n’était pas le moment de faire preuve de l’humour tout en légèreté et en délicatesse dont il était coutumier.

« J’ai commencé sans toi, hein… » Shura désignait la pile de feuilles blanches soigneusement agencées sur le bureau de Saga. « Par contre, si tu pouvais sortir le dessin… »

Cinq paires d’yeux étaient rivées sur le croquis minutieusement mis au propre par Shura deux jours plus tôt. Tous assis autour du bureau, ils l’observaient en silence. Rachel, les mains jointes contre ses lèvres, paraissait hypnotisée, le regard perdu dans le vague. Mais l’intensité avec laquelle elle se livrait à ses calculs et autres conjectures n’échappa à personne.

« Ca peut marcher. » Finit-elle par dire lentement. « Angelo, qu’en penses-tu ?

- Moi ? » L’italien avait sursauté, alors que toute son attention était en réalité concentrée sur le bandage qui entourait de nouveau le poignet de la jeune femme, sous lequel s’étalait une tâche sombre et irrégulière. « Pourquoi est ce que…

- J’aimerais avoir ton avis. »

Etonné, il observa un temps celle qui lui faisait face, un regard vigilant et attentif attaché sur lui. Il répondit, choisissant ses mots avec soin pour une fois :


- Je ne doute pas que ceux qui nous ont précédés à cette époque-là aient parfaitement réussi. Mais… Je ne suis pas persuadé que nous, nous en soyons capables.

- Pourquoi ?

- Et bien… » Le Cancer tenta de réprimer un soupir qui parvint cependant à vaincre ses barrières. D’un geste vague, il désigna la pile de documents, traduction que Shura et lui avaient réalisée… avant que le naturel ne revienne au grand galop :

« Oh et puis merde ! Tu l’as lu comme moi ! On n’a rien à voir avec ces gars-là, rien de rien ! Tu nous vois devenir les meilleurs potes du monde, nous taper sur l’épaule et former… Cette espèce de truc là ?! C’est du délire…

- Angelo… » Shura avait froncé les sourcils, mais il y avait plus de résignation dans sa voix que de colère. Devant l’air interrogateur du Pope, il finit par admettre :

« Il n’a pas complètement tort. La théorie est belle mais… Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr. »

L’historique était trop lourd. Voilà ce qu’Angelo et Shura appréhendaient sans réellement l’avouer, tous deux parfaitement conscients de ce que le passif de chacun pouvait avoir d’handicapant pour maîtriser une telle configuration. Dans quelle mesure pourraient-ils tous passer outre la complexité de leurs relations ou pire encore, l’absence même de relations ? Par delà les trois entités élémentaires qui seraient partie intégrante du processus, l’ensemble final paraissait en cet instant tout à fait hors de portée. Il était facile de dire que le passé devait être laissé derrière. Mais pas forcément pour des hommes et des femmes qui avaient justement été forgés par des événements dont les souvenirs, parfois douloureux, demeuraient plus que vivaces.

Kanon restait silencieux, réfugié derrière le marbre de ses pensées. Ni joie, ni peine, ni soulagement, ni inquiétude. Rien. Rachel pivota sur sa chaise, levant les yeux vers Saga qui s’était levé et posté derrière elle. L’index du Pope traînait encore néanmoins sur la feuille étalée devant eux, posé pas si négligemment que ça au centre du cercle. Il le tapotait sans un mot.

Une lumière. Une timide mais réelle lueur envahit peu à peu ses traits, repoussant les ombres, illuminant son regard, faisant naître sur ses lèvres un léger sourire. Un doux sourire qui étonna la jeune femme, tout en lui faisant prendre douloureusement conscience qu’elle n’avait plus aperçu un tel cadeau depuis des jours et des jours.

« Tu vas vivre… Nous allons tous vivre.

- Saga…

- Nous y arriverons. Et toi, et moi, nous ferons ce que nous avons à faire. Là. »

Elle jeta un dernier coup d’œil au croquis. Le centre. Le point ultime où tout converge, mais aussi l’œil du cyclone. Un frisson d’anticipation inquiète dévala son échine, laissant derrière lui une sensation étrange de brûlure. Leurs mains se trouvèrent. Leurs doigts s’entrelacèrent.

« De toute manière… » Kanon s’interrompit le temps d’allumer une cigarette, « Dans la première solution, nous sommes sûrs et certains d’y passer, tous autant que nous sommes. Quant à celle-là… Au mieux, on réussit. Au pire… Qu’est ce que ça change, après tout ? C’est maintenant qu’il faut prendre une décision. »

L’ultimatum de Rachel. Bien qu’ayant été aux premières loges, Shura et Angelo étaient tout autant concernés que leurs alter ego par cette échéance. Ils s’entreregardèrent, indécis, chacun cherchant chez l’autre la réponse dont il se serait volontiers dédouané. Mais il n’était plus temps de tergiverser.

Ce fut le Capricorne qui, le premier, abattit ses cartes :

« Je serai là. Quelle que soit la solution. De toute manière, je ne pourrais pas rester sans rien faire, je le sais et je ferai ce qu’il faudra. Je ne sais pas si cela suffira, ou pas, mais au moins, j’aurais essayé.

- Pareil. »

Cette fois, Angelo ne chercha pas à retenir le sourire narquois qui lui vint aux lèvres, devant le regard de commisération que lui lança Kanon. Toutefois, ce fut à Rachel qu’il réserva ses raisons :

« Je t’ai dit que je ne voulais pas être responsable d’un meurtre de plus. Mais une tête de mule comme toi ne renoncera pas, alors… je préfère encore être avec tout le monde et avec toi au cas où ça tournerait mal, plutôt que de rester tout seul comme un con et me dire que c’est de ma faute. Même si ce ne sera pas vrai, bien entendu.

- Bien entendu. » Le rire de Rachel perla dans le surmonde, se superposant à celui du Cancer. « Merci, Angelo. Mais je savais que je pouvais compter sur toi…

- Oui, et bien, ne le dis pas trop fort. » Le ton mental de l’italien se fit sévère, « T’es mignonne, mais je te prie de ne pas écorcher ma réputation plus que nécessaire. »

Pour toute réponse, il eut droit à une bourrade virtuelle, mais qui eut le don de l’éjecter manu militari de l’esprit de Rachel dans lequel il s’était insinué.


« Très bien. Ce soir tout le monde au Palais. Shura, laisse le message à un garde en passant pour qu’il le diffuse.

- Salle du Conseil ?

- Non. » Un rire ironique ponctua la réponse de Saga. « Au vu des circonstances, ce genre de cérémonial serait… inapproprié. »

Au Sanctuaire, Grèce, soirée…

Etonnament, tout le monde attendit le coucher du soleil avant de rejoindre le Palais, et il était près de vingt deux heures quand enfin ils furent tous réunis dans le salon du rez-de-chaussée, celui dont les portes fenêtres pour l’heure grandes ouvertes sur la fraîcheur nocturne donnaient sur l’un des rares jardins qui entouraient le sommet du Domaine Sacré.

Tout le monde, car cette fois-ci, Andreas Antinaïkos et Nathan Dothrakis avaient été « conviés ». A l’audition de l’ordre de son fils de se présenter devant lui, Andreas s’était cabré, laissant entendre qu’il n’avait pas besoin de l’autorisation d’un assassin pour aller et venir comme bon lui semblait dans SON Sanctuaire et que… Nathan l’avait stoppé net dans son élan. Et ils étaient là, tous les deux, en retrait néanmoins des chevaliers d’or qui paraissaient ne pas se rendre compte de leur présence, voire les ignoraient ostensiblement.

Si Angelo, qui s’était définitivement attribué l’un des fauteuils les plus confortables de la pièce, ainsi qu’une double dose de whisky sec, et Shura, qui appuyé dos au mur mâchouillait d’un air absent une cigarette éteinte, semblaient relativement sereins, ils n’étaient cependant pas les deux seuls à être au courant de ce qui allait suivre. Un coup d’œil rapide du Cancer autour de lui, lui fit prendre conscience que Dôkho, Mü et Shaka n’étaient pas en reste. Cela ne l’étonna pas au demeurant ; il était compréhensible que Rachel et Saga se soient tournés vers eux au cours des quelques heures qui venaient de passer, en vue de préciser certains détails techniques. Quant aux autres… Comme à son habitude, Aldébaran attendait patiemment, ses bras musculeux croisés sur son torse imposant, sans piper mot. La force de l’habitude avait fait en sorte que chacun avait fini par comprendre qu’il ne s’agissait pas là d’une attitude passive, mais bien d’une manifestation de la philosophie de vie que le Taureau s’imposait à lui-même, à savoir cultiver le calme et la tranquillité, quels que soient les événements. Seul un esprit fort et serein était capable d’une telle prouesse, et au vu des traces de fébrilité qui altéraient les traits de Shaka, on pouvait en venir à se demander lequel des deux était finalement le plus « zen ».

Par contre, le Cancer faisait tout pour ne pas regarder dans la direction d’Aiors, qui ne cessait pourtant de l’interroger d’un œil impatient. Le Lion avait bien tenté une incursion mentale mais s’était heurté à un mur impénétrable. En temps normal, Angelo aurait peut-être accédé à la demande de son voisin du dessus, mais en l’occurrence… Trop risqué.

Et Shura était confronté au même type de pression, exercée par son voisin du dessous cette fois, assis aux côtés de son cadet. Plus disposé cependant au partage, le Capricorne adressa un sourire rassurant à Aioros, sans explication en sus néanmoins.

Camus pour sa part s’était posté aux côtés d’Aldébaran, visiblement peu enclin aux spéculations et de fait certain d’avoir la paix auprès de son massif alter ego. Lui aussi étrennait un verre, de vodka cette fois, mais à vrai dire la bouteille qui était toujours présente au Palais lui était entièrement dévolue. Personne d’autre ne partageait son goût pour ce breuvage des plus amers. Et en parlant de Camus…

« C’est étonnant, Milo n’est pas encore arrivé… » Enfin une voix féminine dans ce monde de brutes. Angelo ôta son bras de l’accoudoir molletonné du fauteuil, laissant Thétis s’y installer de guingois. Elle lui sourit avec chaleur et tout à fait malgré lui, le Cancer y répondit dans la même veine. Elle ne semblait pas au courant elle non plus, pourtant l’optimisme faisait briller son regard azuréen, occultant les quelques stigmates que la fatigue psychologique avait laissés sur le beau visage des Poissons.

- Ah si tiens ! Le voilà ! Pour une fois que je ne suis pas dans les derniers… » Le Scorpion s’était glissé dans l’ouverture de la porte, en silence. Ce ne fut que lorsqu’il arriva à la hauteur de Thétis et d’Angelo que ce dernier aperçut son visage :

« Ouh là ! Toi, tu as bouffé un truc pas frais… » Le teint de Milo était cireux, et guère engageant.

- Milo ? » Thétis fut troublée tout à coup. L’âme bouleversée du Scorpion venait de la transpercer tel un coup de poignard.


Elle n’avait pas réellement prêté attention au léger malaise qu’elle ressentait depuis la nuit dernière, or celui-ci venait de trouver son origine de façon quelque peu brutale. Avec une très grande douceur, elle l’effleura mentalement… et ne trouva que détresse et confusion.

Pourtant, son vieil ami d’enfance fut sensible à la tentative d’apaisement de la jeune femme. Il lui sourit, un sourire malheureux certes, mais un sourire tout de même.

« Tu restes avec nous ?

- D’accord. Si ça ne vous dérange pas…

- Tu es sûr que ça va aller mon vieux ? » Angelo vit le Scorpion hocher la tête, sans grande conviction, tandis qu’il s’appuyait contre le dossier du fauteuil.

- Faudra bien. »

Thétis se pencha à l’oreille d’Angelo pour chuchoter :

« Alors, qu’est ce que vous nous avez ramené de beau ?

- Tu verras bien. » Répondit-il avec un sourire en coin. « Au fait, qu’est ce qu’ils font là les deux autres ?

- Tu verras bien ! » L’air mystérieux de la jeune femme l’interpella une seconde mais il n’eut pas le temps de s’interroger plus avant, Saga, Kanon et Rachel les rejoignant enfin.

Le tintement des glaçons dans les verres s’interrompit, tandis que le triumvirat prenait place. Sous le regard curieux de Thétis, Kanon s’installa en retrait de son frère, carrant ses deux mètres dans le dernier canapé libre. Il adressa un signe de tête à la jeune femme en guise de salut. Gênée, elle se détourna ; cela faisait combien de jours qu’elle l’évitait ? Suffisamment en tout cas pour que Kanon lui signifie par ce simple hochement de menton qu’il ne l’avait plus aperçue depuis un sacré bout de temps ce qui, dans ce vase clos qu’était le Sanctuaire, relevait de l’exploit. Quoi qu’il en soit, l’information n’en circulait pas moins.

L’esprit de Rachel était hermétiquement fermé, à l’image de celui de Saga. Si tous deux paraissaient en communication permanente, ils se tenaient pourtant à l’écart de leurs pairs, comme s’ils souhaitaient préserver un secret qui n’appartenait qu’à eux. Thétis en était pour sa part soulagée. Elle avait craint, tout au long de l’absence d’Angelo et de Shura, de devoir faire face à une douleur et à un stress encore plus oppressants à leur retour ; or, il n’en était rien. Elle ne savait pas ce que ses deux alter ego avaient découvert, mais une partie du poids qui s’appesantissait sur son cœur depuis trop longtemps se volatilisa. Cela ne pouvait être qu’une bonne nouvelle.

« Saga ? Nous pouvons commencer. Peux-tu…

- Attendez ! »

Surprise, Rachel balaya le salon du regard pour tomber en arrêt devant Aiors, qui venait subitement de se lever. Angelo tressaillit, conscient tout à coup de la tension sous-jacente qui régnait dans la pièce, avant de jeter un coup d’œil du côté de Shura… pour se rendre compte que ce dernier, comme tous les autres, demeurait serein. Et Saga fit exactement la même constatation en observant son cadet qui, le bras négligemment rejeté derrière le dossier du canapé, semblait attendre… quelque chose.

« Qu’est ce que… ?

- Un peu de patience, Saga… »

Andreas et Nathan eux non plus ne savaient pas à quoi s’attendre, mais ils comprirent tout à coup qu’il se pourrait qu’une raison supplémentaire à leur présence au Palais ne leur ait pas été clairement expliquée, tandis que les chevaliers d’or se tournaient un à un vers eux, comme prenant soudainement conscience de leur existence.

Le regard mauvais que jeta le vieil Antinaïkos vers son aîné fut des plus inutiles. Le Pope était aussi stupéfait que lui.

« Avant d’aller plus loin, nous souhaiterions éclaircir définitivement la situation. » Le Lion s’était avancé au milieu de la pièce, au-devant des deux anciens, tandis que les regards posés sur eux se faisaient toujours plus vigilants. « Rachel nous a demandé à tous de réfléchir au choix qui nous semble le plus juste… Et vous, vous êtes venus nous voir les uns après les autres, pour nous expliquer que la direction actuelle du Sanctuaire n’était pas… adaptée. »

Ainsi, c’était donc cela… Oh certes, il s’en doutait, mais l’entendre aussi clairement lui fit l’effet d’un sévère coup de poing au creux de l’estomac.


L’énergie du Pope, toujours palpable malgré la fatigue et l’angoisse, se recroquevilla tout à coup comme une flamme se tord et vacille sous l’effet d’un vent inattendu. Pourtant… Pourtant elle persista, certes moins vive, se muant en un brasier couvert, animé par l’amertume et la colère.

« Vous nous avez proposé de destituer Saga, pour le remplacer par Kanon. » La voix posée d’Aioros se substitua à celle de son frère, tandis qu’il se levait à son tour, le visage impénétrable. « Confirmez-vous ?

- Evidemment. » Andreas haussa les épaules, mais curieusement, il se déroba au regard assassin que son aîné posa sur lui. Lequel aîné fit brutalement volte-face vers Kanon, qui était toujours nonchalamment installé dans le canapé, observant la scène avec un imperceptible sourire.

« Qu’est ce que je dois dire dans cette situation ? Félicitations ? » La rage contenue qui sourdait sous ces mots ne pouvait échapper à l’esprit de Kanon qui, s’il se raidit une seconde, n’en répondit pas moins calmement :

- Ne dis pas n’importe quoi. Tais-toi… et écoute.

- Mais… »

« Nous avons tous réfléchi à votre proposition… Et nous avons unanimement décidé de ne pas en tenir compte. »

Un sourire se dessina lentement sur les lèvres du Sagittaire, mais ce sourire n’avait rien de joyeux ni d’amical. Un frisson dévala l’échine d’Andreas, quand il prit conscience que tous… souriaient.

Si Angelo n’en était pas resté comme deux ronds-de-flan, la crise de fou rire ne l’aurait certainement pas épargné. Thétis dut le percevoir, car elle lui bourra les côtes avec la pointe de son coude :

« Arrête Angelo ! Ce n’est pas le moment !

- Je sais, mais alors là… Bravo ! Vous avez bien préparé votre coup ! Je peux savoir ce qui vous est passé par la tête à tous ?

- On verra ça plus tard… pour l’instant, tout ce qu’on te demande c’est de prendre ton air “aimable” habituel.

- Mon air… Oh… celui-là… »

Le Cancer rejoignit alors les frères Xérakis, sans quitter du regard Nathan et surtout Andreas au bon souvenir duquel il se rappela, un rictus cruel plaqué sur le visage. En effet, en face de ce genre d’énergumène, il n’avait pas besoin de se forcer.

Sans doute l’autre comprit-il le message ; néanmoins, reculer et faire amende honorable ne faisaient pas partir du patrimoine génétique de base des Antinaïkos. Aussi, contrairement à Nathan qui avait baissé les yeux, Andreas redressa les épaules, les dévisageant les uns après les autres.

« Quel courage, vraiment… Je vois, Aioros, que la gangrène ne t’a pas épargné, toi non plus. Quand je pense que Shion voulait faire de toi son successeur… » L’ironie mordante du vieil homme parut couler sur un Sagittaire imperméable à toute provocation. « Tu as donc perdu ta fierté en même temps que ton visage ?

- Espèce de… ! » Aiors amorça un mouvement de révolte, vite contré par le bras de son aîné, alors que de pâle, le teint de Saga virait au livide. Le Pope s’avança à son tour :

- Je t’interdis de te mêler de ça.

- Ne t’ai-je pas déjà expliqué que tu n’avais aucune autorité pour m’interdire quoi que ce soit ?

- Si, il a une autorité. » La voix grave et étouffée de Kanon jaillit, sans qu’il ne bouge. « Celle du maître de ce Sanctuaire. Il vient d’être reconnu en tant que tel et à partir de maintenant…

- … Nathan et toi devrez vous plier aux règles en vigueur. » Leurs voix étaient différentes. Mais en cet instant, elles semblèrent si parfaitement identiques, qu’une onde de surprise parcourut l’assistance lorsque tous se rendirent compte que Saga venait de reprendre la main. « Je ne tolèrerai plus la moindre tentative d’ingérence de votre part. Et si vous êtes présents ce soir, c’est uniquement par respect envers la mission que Shion vous a confiée…

- Ne prononce pas le nom de celui que tu as massacré ! » Hurla Andreas, ivre de rage.

- … Shion grâce à qui je viens de comprendre que je n’avais plus de père. » Le cri du vieil Antinaïkos n’avait pas ébranlé le Pope le moins du monde, dont le regard glissa sur le vieil homme sans plus d’intérêt que celui porté à un vulgaire parasite. Mais l’émeraude sombre se voila l’espace d’une seconde lorsqu’elle effleura les visages de ses pairs. De la reconnaissance peut-être… Une profonde émotion sûrement, cependant vite réprimée. Aucun remerciement ne fusa. Aucun mot inutile ne fut prononcé. Un simple sourire et ce fut tout.


Ainsi donc, ils avaient quand même fini par ouvrir leurs grandes gueules… Angelo jubilait intérieurement. Il en était arrivé à se persuader avoir été le seul à tenir tête à Andreas ; c’était oublier que si lui avait pris conscience de la complexité des relations qui le liaient avec son Pope, il n’en était pas pour autant le seul.

Par delà le brouillard opaque et ouaté dans lequel il maintenait volontairement son esprit, Milo perçut cependant l’attention d’Aldébaran attachée sur lui. Le Scorpion releva la tête.

« Je regrette de t’avoir dit toutes ces choses l’autre jour… » L’écho de la voix habituellement forte d’Aldébaran était curieusement atténué dans cette résonance mentale. « Je ne voulais pas te blesser.

- Ce n’est pas grave. Je suis surtout soulagé de te savoir à nos côtés. Et que je peux te faire confiance. »

Si les derniers mots de Milo alertèrent la vigilance du Taureau, il n’eut cependant pas plus d’explications, percevant le Scorpion refermer son esprit, avec douceur mais de façon inexorable. La seule chose qu’il put constater fut la fuite de son regard à l’autre extrémité de la pièce, loin, très loin du Taureau ou plutôt de celui qui se tenait auprès de lui.

« Les choses ne sont pas suffisamment difficiles comme ça ? Il a fallu que vous vous en mêliez hein… » Rachel n’était pas surprise à proprement parler, mais furieuse.

- Rachel, il nous a semblé évident que Saga ne pourrait pas assumer son rôle jusqu’au bout. Quelqu’un de plus détaché de toi serait…

- Cesse de penser à ma place, papa.

- Mais si Shion…

- Ce sont les vivants qui dirigent ce Sanctuaire, pas les morts. Je sais ce que j’ai à faire. »

Il y avait dans le ton sans réplique qu’elle venait d’employer à son égard une assurance nouvelle. Une certitude ferme. Comme si…

« Ainsi que cela en avait été décidé au cours du dernier Conseil, nous avions convenu que chacun d’entre vous devait réfléchir au choix qu’il avait à faire… tout en sachant que Angelo et Shura étaient susceptibles de nous apporter des éclaircissements. » La voix de Rachel, tantôt interrompue, résonnait à nouveau dans un silence religieux. Son air grave ne déparaissait pas avec le noir dont elle était vêtue, sa haute silhouette longiligne se mouvant à travers le salon, ombre parmi les ombres, tandis qu’elle parlait.

« D’après ce que nous ont expliqué Andreas et Nathan, conformément aux ordres de Shion, il n’existe qu’une seule méthode pour empêcher les Portes de s’ouvrir, basée sur la présence d’une treizième chevalier d’or en Gémeaux, le dépassement simultané de vos cosmos respectifs et leur concentration par l’héritier Dothrakis. Cette solution signifie notre mort à tous, ainsi que vous l’avez maintenant compris. »

La voix froide de Rachel avait quelque chose d’effrayant. Elle avait prononcé ces derniers mots avec un détachement lointain, comme n’étant pas concernée par cette description clinique. Ce qui n’était pourtant que l’entrée en matière eut le don de glacer Aioros. Même si la paix l’avait toujours habité à ce sujet, il lui paraissait néanmoins inconcevable qu’un être humain puisse ne pas avoir peur de la mort. Or la femme qu’il voyait arpenter la pièce devant lui n’éprouvait pas cette crainte. Pour les autres oui, mais pas pour elle-même. Tout en l’écoutant, il prit conscience de l’ampleur de la cassure qu’elle avait subie. Elle ne survivait que pour eux, que pour celui qu’elle aimait, sa propre existence ne lui important plus depuis belle lurette et ce fut réellement à cet instant que le Sagittaire saisit les implications profondes du choix qu’elle leur avait demandé de faire. Si cela avait été possible, elle aurait gagné encore un peu plus de respect de la part d’Aioros ; mais ce dernier avait toujours estimé la jeune femme, sans doute même plus que de raison, et il ne fut que conforté une fois encore dans ce sentiment.

« Mais… Angelo et Shura ne sont pas revenus les mains vides. Saga, s’il te plaît… »

Sans sortir du silence serein dans lequel il s’était plongé, le Pope s’avança au centre du salon. Sa main se leva alors, paume grande ouverte vers le ciel. Comme surgissant d’un rêve, une lueur tremblota quelques secondes avant de prendre de l’ampleur ainsi que formes et couleurs. Un cercle tout d’abord, aux contours mal définis mais qui prit bientôt l’aspect d’un disque parfait, divisé en douze sections égales, chacune ornée de son signe zodiacal. Ces derniers rayonnaient de lumière, et l’image en était si détaillée que de minuscules flammes semblaient entourer et lécher les contours des dessins ainsi stylisés.

De quelque coin de la pièce qu’ils se trouvaient, de près ou de loin, dans l’ombre ou dans la lueur des lampes, devant ou derrière le Pope, chacun des présents voyait cette roue du zodiaque aussi parfaitement que si elle flottait en face de ses yeux. Saga des Gémeaux, le maître des illusions… Une telle prouesse était impossible dans le monde réel, mais celui qui manipulait les dimensions et les pliait à sa volonté était capable d’imposer cette vision à n’importe qui, en dépit de toutes les règles établies et reconnues. Une fois la stupéfaction générale passée, ils purent tous constater que le disque s’était stabilisé, prenant la douce couleur du bronze, qui pulsait au rythme calme du cœur de son créateur, dégageant une douce lueur intemporelle. Un orifice circulaire le perçait en son centre.

Dans l’ombre qui s’était épaissie un peu plus au sein de l’assistance, les mots de Rachel retentirent de nouveau, mais plus étouffés, plus apaisés et beaucoup se demandèrent encore longtemps après s’ils les avaient entendus ou ressentis à ce moment-là.

« Il y a cinq cents ans, les Portes sont apparues. La garde sacrée du Sanctuaire, accompagnée de son Pope et de mon ancêtre, a réussi à les contraindre et à les détruire… sans périr. Les écrits relatant cet événement ont été rédigés par le chevalier du Scorpion de l’époque. Ce document nous est parvenu par delà les siècles… et il détaille la méthode adoptée par nos prédécesseurs. Fondamentalement, elle n’est pas si différente que celle qui nous a été présentée. Néanmoins… »

Comme répondant à un signal muet, la roue zodiacale s’anima tout à coup, luisant d’une lueur brève et aveuglante avant de nouveau récupérer cette “solidité” si incongrue. Toutefois, le disque était à présent orné de six axes liant les signes opposés deux à deux, six lignes d’un blanc lumineux dont l’enchevêtrement se superposait sur le support de couleur métallique. La voix apaisante et posée de Mü s’éleva alors depuis l’ombre au sein de laquelle sa chevelure diaphane signalait sa présence :

« Les axes sont parties intégrantes de la symbolique zodiacale. Chacun d’entre eux représente un aspect dynamique essentiel à la bonne tenue du rythme vital, quelle que soit l’échelle considérée, celle de l’homme ou celle de notre planète. Ils sont agencés de façon symétrique tout autour du cercle, et ce cercle représente le mouvement perpétuel qui lie la vie et la mort, le commencement et la fin… La roue n’est rien d’autre finalement que la représentation du fonctionnement infini de notre monde. »

Un signe général d’assentiment ponctua la pause du Bélier. Ces principes, ils les connaissaient tous, pour y avoir été initiés dès le début de leur formation de chevalier d’or. La position privilégiée qu’ils occupaient au sein du Sanctuaire, hormis la hiérarchie en place, était également liée à cet aspect symbolique des signes qu’ils représentaient, eux-mêmes indissociables d’un niveau global plus élevé.

Mais à vrai dire, ce point de vue ne constituait pas à proprement parler la pierre d’achoppement des enseignements qu’ils avaient reçus. La protection du Sanctuaire et de ses maîtres avait toujours été largement mise en avant par rapport à ces considérations, leurs puissances individuelles et respectives ayant été développées jusqu’au-boutisme. De fait, se voir rappeler ces principes de base pouvait paraître en décalage avec ce qui les préoccupait aujourd’hui.

Le Bélier était conscient de l’attente dubitative de ses compagnons, aussi continua-t-il son exposé :

« Le zodiaque est une représentation des jalons immuables du temps, tels que les douze mois de l’année, le passage des saisons, le parcours du soleil dans notre ciel… mais aussi des quatre éléments de base ayant nourri la vie : l’air, la terre, l’eau et le feu. Et au-delà de tout cela, ce qui rassemble ces symboliques est l’énergie. L’énergie du soleil, l’énergie primordiale qui est la source de toute vie. »

Le cosmos… Celui qui se déploya autour de Mü était à l’image de son propriétaire, doux et calme, contenu dans des limites paisibles, mais chaque être doté de cette maîtrise le ressentit alors comme étant un peu le sien. Derrière l’empreinte apposée par celui qui avait appris à l’utiliser et à le contrôler, qui l’avait intégré à sa vie au même titre que l’air qu’il respirait, une source unique et commune était reconnaissable par tous. L’énergie originelle qui était née du néant, cette fontaine inépuisable de vie et de force, divisée en des milliards d’entités mais pourtant toujours intègre, présente comme au premier jour et jusqu’au dernier… Chaque être vivant en était doté. Il ne pouvait s’agir que d’une simple particule, ou bien d’une quantité incroyable. La conscience de son existence la plupart du temps n’était pas saisissable sauf par quelques uns. Ces quelques uns.

« La génération de l’énergie suit le même processus que celui figuré par le cycle du zodiaque. Chacun d’entre nous, à notre propre échelle, est capable de la créer et de la libérer, mais cette action nous est inconsciente car devenue naturelle. Pourtant, si nous la décomposons, nous y retrouvons les mêmes étapes du cheminement de la roue. Impulsion, stabilisation, libération. »

La main fine du Bélier se tendit alors vers l’illusion. Celle-ci se modifia une nouvelle fois.


Deux axes semblèrent se détacher, se teintant d’un halo céruléen, formant une croix, bientôt suivis de deux autres qui prirent une couleur tirant sur le vert, puis des deux derniers virant à l’écarlate. Les trois croix ainsi constituées dansèrent un instant devant les yeux ébahis des uns, devant l’air stupéfait des autres.

« La croix cardinale, la croix fixe et la croix mutable. Chacune d’entre elles personnifie l’une des trois étapes du cycle de la vie ou plutôt de l’énergie qui est la source de toute chose. » Dôkho s’était levé. De bonne grâce, Mü s’écarta, laissant la place au vieil ami de celui qui avait été son maître.

« Le processus que nous employons tous ici pour enflammer notre cosmos repose sur le même principe. »La Balance s’était tournée vers l’assistance, complétant les explications du Bélier :

« La croix cardinale représente l’initiation. Le démarrage si vous préférez, ce qui correspond au moment où vous faites appel à votre propre énergie, à l’instant où vous décidez de la mobiliser. La stabilisation est assurée par la croix fixe. Une énergie naissante non contrôlée est dangereuse, vous en avez tous fait l’expérience au cours de votre entraînement lorsque le contrôle que vous exerciez sur vous-même était insuffisant. Et enfin, la croix mutable symbolise le mouvement ultime, la libération de cette énergie stable mais qui doit être employée, et sublimée. Lorsque vous portez une attaque destinée à être mortelle, vous êtes dans ce cas de figure. L’énergie que vous avez mobilisée et contrôlée est définitivement intégrée dans votre coup.

- C’est par rapport à ce point très précis que notre action contre les Portes doit être coordonnée. » Intervint de nouveau Rachel, traversant l’image flottante qui avait fini par envahir toute la pièce.

- C'est-à-dire ? Merci pour le cours de rattrapage, cela méritait peut être d’être redit, mais je ne vois pas…

- Aiors… Toi qui as affronté des Gardiens, tu ne comprends donc pas ?

- Je sais que nous les avons vaincus parce le cosmos de mon frère et le mien ont pu bénéficier de ton aide… et c’est justement ça le problème ! Tu ne pourras jamais supporter le choc de douze cosmos débridés !

- En effet, pas si je dois les encaisser simultanément et au maximum de leurs possibilités individuelles. Mais par contre… je pourrai gérer, avec l’aide de Saga, un cosmos unique résultant de la combinaison de vos énergies.

- Un cosmos… unique ? Mais… »

Milo n’avait pas l’esprit clair, il en était douloureusement conscient. Mais tout de même. Perdu entre les laïus de Mü et de Dôkho, ainsi que les phrases de Rachel, il ne voyait décidément pas où tout ce joli monde voulait en venir… jusqu’à ce que de nouveau son regard ne croise celui d’Aldébaran. Le Taureau. Son opposé sur le cercle. Tellement opposé d’ailleurs que celui dont la taille confinait au gigantisme paraissait avoir saisi les implications de ces explications alors que lui-même continuait à patauger dans la semoule. Le Scorpion haussait déjà les épaules de lassitude quand Aldébaran s’adressa à lui à travers les limbes du surmonde :

« C’est pourtant simple… Nous n’allons pas déployer notre cosmos tout seuls dans notre coin ; au contraire, nous allons le faire collectivement, pour générer au bout de la chaîne un seul cosmos qui sera la combinaison de la totalité des nôtres ! » Et visiblement, cette idée le faisait largement sourire. Milo jeta un dernier coup d’œil au disque toujours présent au milieu d’eux et…

« … C’est ainsi qu’ils ont procédé. » Saga suivait du doigt les 12 branches qu’il avait rajoutées à son illusion. « Au lieu de surpasser leurs propres possibilités, ce qui les aurait tous conduit à la mort, les chevaliers d’or de l’époque se sont regroupés, suivant les trois croix. Ils ont appliqué à plusieurs ce que chacun est censé savoir faire à son échelle individuelle. Ainsi, la croix cardinale… » Son regard engloba Mü, Angelo, Dôkho et Shura. « …a mis en commun ses énergies pour créer une amorce unique. Ensuite, la croix fixe a alimenté cette amorce avec ses propres forces tout en l’équilibrant… » Cette fois, Milo fut bien obligé d’admettre qu’il avait compris au même titre qu’Aldébaran. Aiors hochait déjà la tête et quant à Camus… pas la peine de se tourner vers lui pour se douter qu’il avait assimilé le concept. Cela aurait été de trop de toute manière. « Enfin, une fois l’équilibre assuré, les quatre derniers de la croix mutable récupèrent cette unité d’énergie pour la libérer grâce à leurs cosmos. »

Thétis sentait le regard de Kanon fixé sur elle ; elle n’en fit pourtant pas montre. Les battements affolés de son propre cœur la préoccupaient bien plus. Mettre en commun son cosmos avec Aioros, soit. Mais avec Shaka et Kanon… Les implications de cette organisation lui faisaient entrevoir une cascade de conséquences qui n’étaient pas sans l’angoisser au plus haut point. Elle savait ce que cela signifiait, elle qui depuis toujours avait accès aux incertitudes et douleurs de ceux qui l’entouraient.


Depuis toujours et surtout depuis ces derniers mois avec une acuité sans cesse plus affinée et plus pesante. Et qu’en serait-il vis-à-vis de ceux qu’elle ressentirait quoi qu’il en soit de manière indirecte ? Pourrait-elle s’en affranchir un minimum ? Et quel serait son rôle ? A l’instant où elle tentait de se ressaisir, la voix de Saga l’atterra un peu plus :

« D’une croix à l’autre, un lien supplémentaire devra se créer. D’après ce récit, le passage de la croix cardinale à la croix fixe se fait de Cancer vers Lion, et celui de la croix fixe vers la croix mutable de Scorpion en Sagittaire… S’il revient à Mü d’ouvrir le bal… C’est Thétis qui le clôturera. »

Quelqu’un qui aurait alors jeté un œil du côté de Thétis et d’Angelo aurait eu la surprise, amusante, de voir leurs deux visages se rembrunir avec un synchronisme des plus parfaits. Tandis que la première mesurait avec une certaine horreur résignée l’ampleur de la tâche qui l’attendait, le second se donnait des claques intérieurement. Comment avait-il pu être assez abruti pour oublier ce “détail” ? Encore trop préoccupé par la rencontre pour le moins inattendue qui avait jalonné son dernier voyage, il en avait omis cette relation complémentaire qu’il allait devoir gérer. Il finit par se rendre compte qu’Aiors l’observait avec un mélange d’étonnement et d’inquiétude. Le sourire qu’il s’efforça alors d’aborder dut paraître convaincant ; le Lion le lui rendit, l’air rassuré.

« Par rapport à la version que je vous ai présentée au dernier Conseil, Aucun d’entre vous n’aura de ce fait besoin de sublimer son cosmos. » Rachel avait fini par s’asseoir, une cigarette incandescente entre les doigts. Elle souriait. « La seule chose qui importe est que vous parveniez à créer une énergie commune et harmonieuse qui d’elle-même atteindra son niveau maximum.

- Mais… Et toi ? »

Camus ne jugeait pas utile de demander plus de précision quant à son propre rôle. Cela lui paraissait parfaitement clair. Quant à la traduction de ce processus dans la réalité … Il y serait bien assez tôt confronté. Les suites directes par contre manquaient encore de précision :

« En quoi le résultat est-il différent pour toi ? Il n’y a pas que nos propres vies en jeu.

- Gérer une seule décharge d’énergie plutôt que douze me pose moins de problèmes… » Le Verseau ne put cependant intercepter le regard de la jeune femme, qui déposait avec précaution sa cendre dans la coupelle de bronze posée à ses pieds. « … Par ailleurs, je ne serai pas seule. Je m’appuierai sur le cosmos de Saga pour encaisser le choc, sans compter qu’il n’est pas question d’aller affronter les Portes sans un minimum de préparation.

- Rachel… » Sacré Aioros. Lui aussi attendait une réponse sans ambiguïté.

- Mon ancêtre s’en est sorti. » Finit-elle par admettre. « Je peux m’en sortir moi aussi. Je ne dis pas que ce sera facile, ni particulièrement agréable. Mais j’ai une chance.

- Néanmoins, s’il s’agit effectivement de combiner nos cosmos en un seul, la quantité d’énergie sera équivalente.

- Oui et non. Sa nature sera différente et c’est cela qui est le plus important. »

Différente… Le Sagittaire observa encore un instant Rachel avec attention avant de se tourner vers Saga. Puis Kanon. Les jumeaux l’avaient toujours fasciné de par leur propension à conserver par devers eux un cosmos quasi identique. Certes, leurs fréquences respectives n’étaient pas superposables, de subtiles nuances permettaient de les distinguer l’une de l’autre, mais un observateur non aguerri ne les aurait pas détectées. Par delà la notion globale de cosmos qui rassemblait les deux frères, en sus de leur gémellité, il y avait malgré tout… des différences. Et cette distinction pouvait être étendue à chacun des chevaliers d’or sans exception, ainsi qu’il put s’en rendre compte, se détachant l’espace d’une seconde de son propre corps pour sonder les cosmos qui l’entouraient. Une seule et unique source, mais pourtant modelée d’autant de manières différentes qu’il y avait de personnes dans la pièce. Aioros tenta de lutter contre la frustration qui le gagnait. Il percevait confusément que ces variations plus ou moins marquées en fonction des êtres constituaient un élément majeur dans le résultat attendu. Malheureusement, il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus.

« Tu as parlé de préparation. » Milo s’était raccroché à ce terme très concret pour rassembler ses idées. « C'est-à-dire ?

- En analysant les notes prises par Angelo et Shura, on se rend compte que ce… travail d’équipe ne peut pas se mettre en place sans un minimum d’organisation au préalable. » La Vierge n’avait pas décroché un mot depuis le début et à vrai dire, beaucoup se tournèrent vers lui, presque surpris. Imperturbable, il poursuivit : « Ceux qui nous ont précédés ont dû s’entraîner ensemble pour parvenir à l’harmonie nécessaire à la génération de cette énergie unique.

- Ce n’est pas du jour au lendemain que nous en serons capables, mais ça je pense que tout le monde l’a compris… » Kanon s’adressait à tous, mais regardait Shaka.


Et si aucun des deux n’en rajouta, ils se découvrirent un second point commun : l’un et l’autre doutaient que ladite harmonie soit au rendez-vous quand leur tour viendrait.

- Combien de temps avons-nous Rachel ? Tu le sais n’est ce pas ? » Questionna de nouveau Camus.

- Je… » Sa dernière incursion dans le surmonde remontait à la veille et ce qu’elle avait pu constater de l’évolution des Portes ne l’avait pas rassurée à proprement parler. Néanmoins, elle savait que son corps lui donnerait le signal le moment venu. Et pour l’heure… « Quatre à six semaines. De toute manière, il ne servirait à rien d’intervenir avant. Il nous faudra être sur place le jour où Elles décideront de s’ouvrir.

- Ce n’est pas un peu juste ? » Demanda encore Aldébaran, les sourcils froncés.

- Ca devrait aller. »

« Quatre semaines, ce n’est pas quatre mois…  » Commenta un Kanon ironique dans un coin de l’esprit de la jeune femme.

- Ils n’ont pas besoin de le savoir… Ce sera déjà assez délicat comme ça.

- Angelo et Shura savent, eux…

- Ils ne diront rien, et je compte sur eux. Ils feront en sorte que ça marche. J’espère. »

Nathan et Andreas étaient restés silencieux tout au long de l’exposé qui venait de s’achever. Le père de Rachel finit par s’avancer dans la lumière, s’écartant de son vieux compagnon toujours plus renfrogné si tant est que cela fut encore possible.

« A aucun moment Shion n’a évoqué cette possibilité. Mais je crois… » Hésitant, il rencontra néanmoins le regard de sa fille, les yeux si semblables s’accrochant enfin, tout faux-fuyant dissipé. « … Je crois qu’il ne savait rien de tout cela. Si Shion avait eu connaissance d’un quelconque moyen pour ne pas arriver à une extrémité fatale, je suis certain qu’il nous en aurait fait part. »

Nathan ne vit pas le dodelinement imperceptible de Dôkho qui se rencogna dans l’ombre. Ce dernier n’aurait pas été aussi catégorique… Mais à présent, il ne connaîtrait sans doute jamais la vérité à ce sujet.

« Preuve en est que le Sanctuaire a perdu tout au long des siècles la plus grande partie de ce qui a pu faire sa grandeur auparavant. Oh, je ne vous jette pas la pierre… Nous en sommes responsables, au même titre que nos aïeux, et les aïeux de nos aïeux. Le précieux savoir qui avait été confié aux fondateurs de cet endroit a fini par disparaître. Je… Je suis pourtant heureux de voir qu’aujourd’hui une partie de ces connaissances est arrivée jusqu’à vous. La théorie est logique et fait appel aux fondements mêmes du Sanctuaire ; je souhaite qu’elle soit suffisante. »

« De tout mon cœur… » Acheva-t-il en un affleurement de pensées à destination de Rachel.

- On commence demain. » Le Capricorne s’était décollé de son mur, en haussant les épaules. « De toute manière, il nous faudra déjà être capables de nous coordonner à quatre, avant de songer à tout mettre en commun. Inutile de perdre plus de temps.

- Hé là ! Shura, tu n’as pas l’impression d’oublier quelque chose ? » Milo se tourna vers sa cousine. « Rachel, tu nous as demandé de réfléchir à un choix qui engage nos vies et la tienne. Je ne vais pas te mentir : j’avais prévu de refuser. Il y avait trop de vies en jeu, par rapport à un objectif que je jugeais, et que je juge toujours, discutable. »

La répartie cinglante du Taureau qu’il appréhendait en cet instant ne vint jamais. Paisible, Aldébaran attendait. Aussi continua-t-il, avec toute la franchise dont il était capable : « Mais à présent… je sais qu’il y a une chance pour que nous nous en sortions. Toi comme nous. Et surtout que pour avoir cette chance, c’est tout le monde… ou personne. Alors, je crois qu’avant toute chose, nous avons tous besoin de savoir si nous pouvons compter les uns sur les autres. » La voix du Scorpion chancela légèrement sur ses dernières paroles mais avant que qui que ce soit ne le remarque, il avait replongé dans son verre.

- Très bien. Alors ?... » Rachel fit volte face, parcourant l’assistance du regard. « Verdict ?

- J’en suis.

- Moi aussi. » Rajouta Aldébaran à la suite de Mü. Angelo se contenta d’un hochement de tête, bientôt suivi par Aiors qui, après une consultation muette de son aîné eut un sourire :

- Moi également.

- Je serai là. » Shaka était pâle mais l’écho de son accord n’en demeurait pas moins ferme. Dôkho, préoccupé, faillit laisser passer son tour, se rattrapant de justesse avec un signe d’assentiment.

- Oui, j’accepte. » Rachel n’en douta pas une seule seconde ; le Scorpion avait pris sa décision seul. Peut être bien pour la première fois de sa vie.


Une bouffée de tendresse l’envahit envers ce cousin qui était la seule famille qui lui restât, avec ce père inattendu qu’elle percevait pour la première fois à ses côtés sans réserve. Pourtant, une altération nouvelle dans les traits de Milo l’interpella, un aspect qu’elle ne lui connaissait pas mais qui ne laissa pas de l’inquiéter. Cela avait-il quelque chose à voir avec…

- J’ai toujours été là. » Dit Aioros avec simplicité, le masque dissimulant une partie de son visage paraissant s’animer à son tour d’un sourire.

- Ok pour moi. » Rajouta Shura avant de se tourner vers Camus :

- Idem. »

Ne restait plus que Thétis qui, mal à l’aise sous le feu des regards braqués sur elle, se redressa enfin :

- Je… Je serai à vos côtés. Avec vous. » Elle se rendit compte que cette décision, elle n’en avait jamais douté, malgré les conséquences tragiques qui risquaient alors d’en découler, et cela l’effraya quelque peu. Un instant elle se crut trop endurcie, presque cruelle, en repensant qu’elle n’avait pas pris la pleine mesure de son choix mais le sourire chaleureux que Rachel lui adressa la rassura. Ces derniers jours, Thétis avait contribué à maintenir une sérénité relative dans le cœur de nombre d’entre eux et par cette action, elle avait démontré, si tant que cela fût encore nécessaire, qu’elle ne donnerait jamais moins aux autres que ce qu’elle ne pouvait s’offrir à elle-même. Tout ce qui lui restait à espérer maintenant, c’était qu’elle fut suffisamment forte et aguerrie pour répondre à l’appel qui lui était lancé.

Ainsi… Une fois de plus au complet, tous ressentirent cette sensation étrange et particulière qui les avait déjà étreints quelques semaines plus tôt, cette impression diffuse de se dissoudre, de se perdre les uns avec les autres, avant de retrouver un chemin unique au bout duquel une silhouette familière les attendait. Les yeux de Rachel se fermèrent… « Merci… » Tandis que dans le surmonde une lueur scintillait, s’enflait, repoussait les ombres grises pour se nourrir du cercle reformé. Cette communion instantanée ne dura que quelques instants au cours desquels une paix nouvelle descendit en chacun, protégé qu’il était par son voisin, son ami, son frère, et leur laissa un arrière goût doux amer d’un souvenir heureux mais trop vite estompé.

Nathan et Andreas, s’ils se tenaient à l’écart, n’en furent pas moins éclaboussés par cette vigueur incongrue, percevant des bribes de l’harmonie éphémère qui auréolait ces hommes et ces femmes, scellant par la même leurs destins en une seule et unique route à suivre.

Si Andreas en fut ébranlé, il se garda bien de le laisser paraître et fut Nathan qui le tirant par la manche, l’obligea à quitter le Palais.

Ce qu’ils firent eux aussi, à leur tour, conscients de l’heure tardive.

« Après tout, pourquoi pas… » Milo évita de justesse un bond vertigineux en entendant la voix de Camus juste derrière lui, et qui lui parlait, alors qu’il s’était attardé avec Rachel, Angelo et les jumeaux : « Cela ne devrait pas être trop difficile.

- Ah bon ? » Fut tout ce qui sortit de la gorge étranglée du Scorpion. Camus haussa les épaules :

- Nous sommes plus puissants que les générations précédentes. Il suffira simplement de retrouver des réflexes qui sont forcément ancrés en nous quelque part…

- Tu crois ça ? Et le reste alors ?

- Quel reste ? » Devant le regard impavide du Verseau, un regard qu’il ne pouvait s’empêcher de superposer avec un autre qui le hantait, Milo serra le poing avant de tourner les talons.

« Milo ? Où vas… » Une porte claqua rageusement dans la nuit.

- Qu’est ce qu’il lui prend ? » Angelo avait fait volte-face, l’air interrogateur. Camus lui retourna la pareille :

- Je n’en sais rien ! Je n’ai rien dit qui puisse le mettre en colère, je ne comprends pas… » Esquissant un vague geste d’ennui manquant singulièrement de conviction, il finit par prendre le chemin de la sortie : « Je vais quand même descendre… On ne sait jamais. »

Le temps que Rachel ne réagisse, il avait déjà disparu. Les doigts qu’elle tendait vers la porte se replièrent lentement, tandis qu’un soupir brisait le silence.

« Avant-hier soir, Milo a suivi Camus. » Cette simple phrase eut le mérite de décrocher la mâchoire du Cancer, avant qu’il ne parvienne à la relever suffisamment pour demander :

- On peut savoir qui a eu la brillante idée de le laisser faire ? » Le regard réfrigérant que lui destina Saga lui fournit la réponse.

- Alors comme ça, tu étais au courant toi ? » Poursuivit Rachel sans prêter attention au Pope et à son frère qui tentaient de suivre une conversation qui les dépassait.

- Heu… ben ouais, mais pas depuis longtemps. Toi aussi alors ?

- J’ai deviné.

- Pareil. Tu sais que ça sent pas bon cette histoire…

- Si Milo ne se doutait de rien…

- Il n’était pas au courant, je te prie de me croire.

- Mais pourquoi faut-il que ça arrive maintenant ?

- Bah de toute manière, il aurait fini par…

- Surtout vous le dites si on vous dérange !! » L’explosion de Saga résonna suffisamment fort sous les hauts plafonds pour qu’inconsciemment Angelo ploie les épaules. « De quoi est ce que vous parlez à la fin ?! » Rachel et l’italien s’entre-regardèrent, hésitants, et ce fut Kanon qui passant ses bras derrière les épaules des deux cachottiers, les décida plus ou moins contre leur gré :

« Vous avez des choses à nous raconter… Venez, on va faire ça autour d’une bouteille. »

Temple du Scorpion, pendant ce temps là…

Il aurait voulu se boucher les oreilles, mais il savait que cela ne servirait à rien. Inlassablement, la voix de Camus résonnait, lui intimant de lui ouvrir cette porte. Presque mécaniquement, Milo finit par se retourner, et d’un pas rageur, alla tourner la clé dans la serrure, libérant le passage au Verseau, tandis que lui-même lui tournait le dos, se dirigeant vers le fond de la pièce, souhaitant de toutes ses forces trouver un échappatoire à cet endroit, à cette nuit, à cette réalité.

« Milo ! Mais enfin, qu’est ce qui se passe ? »

Ce qui se passe ? Ce qui se PASSE ? Le Scorpion ravala le hurlement qui lui brûlait la gorge, mais toujours sans pouvoir faire face à l’objet de sa fureur.

« Milo… » D’un geste d’une brutalité inouïe, ce dernier rejeta la main qui venait de se poser sur son bras, celle de Camus qui en désespoir de cause de se faire entendre, pensait ainsi attirer l’attention de son alter ego. Stupéfait, le Verseau recula d’un pas, puis d’un autre, sous le regard étréci de rage qui le tenait enfin sous sa coupe.

Sans voix, il secouait la tête devant une situation si incompréhensible, lorsque les premiers mots du Scorpion retentirent dans le silence, et glacèrent jusqu’à son âme :

« Je t’ai suivi il y a deux jours. »

Non. Non ! NON !

Ce simple mot s’étrangla dans la gorge de Camus, mais l’envahit brutalement de sa résonance, un écho infini, lancinant dans le vide dans lequel venait de plonger son esprit. L’image de Milo devant lui se brouilla l’espace d’un instant, disparaissant dans un brouillard étrange, tout comme ce qui les entourait, les objets, les meubles, les murs se diluaient dans l’espace, le laissant derrière eux qu’une blancheur aveuglante et froide… tellement froide… Sans même s’en rendre compte, il vacilla, comme vacille un pantin, une poupée dépourvue de toute volonté si ce n’était celle qu’on lui imposait. Un battement sourd s’imposa peu à peu contre ses tempes. Son sang. Son sang qui sous l’effet de la panique bouillonnait tout à coup, induisant un vertige insondable dans lequel il crut définitivement s’abîmer derrière ses yeux fermés jusqu’à ce que de nouveau, tels des crochets mortellement empoisonnés, la voix de Milo ne perça le voile de la réalité :

«  Je… J’ai vu. Tu m’entends Camus ? J’ai VU ! » Le hurlement du Scorpion lui explosa à la figure, tandis que ce dernier le saisissait au col et le secouait, « Tu m’entends ! J’ai vu ! Regarde-moi ! »

Toujours aux prises avec Milo, le Verseau se laissait malmener sans réagir. Une fois encore. Une fois de plus. Confronté cet abandon, Milo serra une dernière fois ses doigts sur le col de Camus avant de le projeter violemment vers le mur, contre lequel le Verseau rebondit avec brutalité avant de s’y adosser, de s’y coller, espérant sans trop y croire qu’il pourrait peut être s’y fondre et disparaître. Alors, lentement, ses paupières se soulevèrent.

Ce regard… Encore ce regard.

Etreint par le dégoût et l’horreur qui le compressaient dans un étau inexorable, Milo le voyait, ce regard, le même, sans vie, sans rien d’autre qu’un désespoir éteint et infini qui voilait l’âme de cet homme devenu un étranger. La gorge serrée par une colère aveugle, Milo serrait convulsivement le poing sans plus distinguer la violence qui l’animait de ce qu’elle recouvrait, une douleur immense et sans fond. Et ce vide !


Ce vide laissé par l’amitié lorsqu’elle s’évanouit, lorsque la trahison de la confiance se fait jour, lorsque tout ce à quoi on a toujours cru s’écroule, se délite, disparaît. La douleur était si cruelle qu’elle le fit reculer, lui aussi, avant qu’il ne se détourne, ne pouvant plus supporter le poids écrasant de ces yeux à l’agonie.

Le mensonge. Les mensonges… Ils se mêlaient les uns aux autres, s’entrechoquaient, tandis que Milo incapable de réflexion, se laissait submerger par eux, assommé par leur nombre, leurs incohérences, leurs conséquences… Et par delà cet amoncellement, il percevait malgré lui une détresse qui n’était pas la sienne, une honte insurmontable qui ne lui appartenait pas, mais qui déchiraient son cœur, qui le faisaient saigner au-delà de toute expression. Il aurait voulu le frapper, il aurait voulu lui parler, il aurait voulu le haïr, il aurait voulu lui pardonner… Et impuissant, il restait là, sans un mot, incapable de soutenir la vue de celui qu’il ne comprenait pas.

« Je crois… Qu’il vaut mieux que je m’en aille. »

La voix de Camus, calme malgré un frémissement étrange, retentit et perça la brume des pensées de Milo. Comme dans un rêve, celui-ci suivit des yeux le Verseau qui, le regard plongé dans l’ombre, se dirigeait vers la porte d’un pas lourd.

Ce fut comme un déclic. Le cosmos si familier qui s’affaiblissait, qui s’éloignait soudain, fit bondir le Scorpion qui, d’une main plaquée contre la porte, la referma violemment à quelques centimètres de Camus. Cette fois, ce fut lui qui saisit le Verseau par le bras, pour l’obliger à lui faire face :

« Non. Tu ne t’en vas pas.

- Pourquoi ? » Par un inexplicable effort de volonté, Camus avait recouvré sa froideur. Une froideur impassible, celle qu’il opposait aux autres, celle dont pourtant il avait toujours volontairement limité les effets avec Milo.

Ce dernier, blessé, ravala néanmoins la peine brutale qui le submergeait, avant de répondre d’une voix dure :

« Je veux des réponses. Tu me dois au moins ça.

- Je ne te dois rien du tout. » Il s’éloignait. Pas physiquement, non, mais Camus barricadait son esprit à une vitesse hallucinante, si bien que Milo n’eut bientôt plus en face qu’un mur, lisse et sans défaut, bien loin de celui qu’il avait vu perdre pied à peine quelques minutes auparavant. Il se rendit alors compte qu’au final, celui qu’il avait toujours considéré comme son ami ne lui avait jamais ouvert son âme. Un goût amer envahit sa bouche. Son satané penchant pour le refus d’affronter la réalité… Il ne s’était pas posé la question, à aucun moment, tout paraissait normal, alors à quoi bon aller fouiller là où, pensait-il, il n’y avait rien à trouver… S’il avait fait cet effort de compréhension envers Camus, s’il avait, quelques années auparavant tenté de dialoguer avec lui autrement, peut être que tout cela ne se serait jamais produit… Il aurait su. Il aurait peut être même pu le protéger. Le protéger… De nouveau les images abruptes de la nuit le frappèrent de plein fouet, leur crudité, leur force, leur réalisme… Car tout cela était monstrueusement réel. Comment était-ce possible ?

« Tu me mens, Camus. Tu me mens… depuis combien de temps ?! » Il ne l’avait pas lâché, et malgré la douleur certaine que devait ressentir Camus sous les doigts qui s’enfonçaient dans son bras, ce dernier ne bougea pas un cil, son regard glacial toujours plongé dans celui de Milo, sans paraître pourtant le voir.

- Arrête. » Fut le seul mot qui tomba de ses lèvres. Pas un de plus.

- Arrêter quoi ?! Tu ne m’as rien dit… Je te faisais confiance Camus !

- Moi aussi. Alors pourquoi m’as-tu suivi ?

- Je… » Milo hésita. Sous la glace du regard, le reproche inquisiteur le heurta tout à coup et il se surprit en position de l’accusé. Prêt à justifier son acte, il ouvrit la bouche pour le faire lorsqu’il prit conscience que le Verseau ne cherchait là rien d’autre qu’un moyen de se dédouaner. Alors, il explosa :

« Ne joue pas à ça avec moi ! C’est toi ! Toi que j’ai vu hier soir se faire baiser comme une pute par un monstre ! Toi et personne d’autre !! » Les mots giflèrent Camus mieux que ne l’aurait fait Milo lui-même. Et le châtiment n’en continua pas moins :

« Depuis quand ? Depuis quand fais-tu ça ?! Depuis quand es tu devenu ce… cette chose ?! » Dans les yeux dilatés du Scorpion se lisait toute la rage qu’il ne pouvait contenir en cet instant, une rage irrépressible mais salvatrice. Parce que s’il n’y donnait pas cours, Milo devait faire face à une souffrance telle que seule sa colère présente était en mesure de la contenir, de l’assourdir pour qu’il n’y sombre pas.


« Réponds-moi ! » En dépit des cris du Scorpion, le silence qui les suivit fut assourdissant. Les lèvres closes, Camus se contentait de le regarder, sans réaction aucune, sans un mot, sans rien. Submergé par ce qui ressemblait bien à du désespoir, Milo relâcha son étreinte et, son bras retombant mollement dans le vide, il s’éloigna de quelques pas, ses épaules soudainement voûtées. Leurs regards accrochés l’un à l’autre, chacun se débattant pour ne pas partir à la dérive, ils se faisaient face, comme tant et tant de fois au cours de leur vie, mais pour la première fois, ils s’affrontaient, se défiaient presque, se faisaient du mal.

Alors, d’une voix brisée par les cris, Milo murmura, découragé :

« Pourquoi Camus… Pourquoi cette souffrance ?... Pourquoi cette vie ?... Je t’en prie, au nom de tout ce qui nous lie, dis-moi, explique-moi… » Les tripes du Verseau se tordirent de douleur, en voyant Milo s’affaisser lentement sur une chaise, les traits de son visage si parfait s’altérer peu à peu sous le poids de l’angoisse. Il ne put rien faire d’autre que de voir aussi le geste machinal qu’il eut de repousser une boucle azur qui tombait devant ses yeux, d’une main qui tremblait.

« J’ai échoué… Si je pouvais aujourd’hui donner ma vie pour effacer ce que je t’inflige, je le ferais sans une hésitation. Tu ne mérites pas ça. C’est à moi de payer pour avoir eu l’audace de souiller de mes sentiments un être tel que toi… »

- Ne me demande pas de te répondre… » La voix de Camus s’éleva, étrangement teintée d’un trouble indéfinissable. « Tout mais pas ça, Milo. S’il te plaît…

- J’ai besoin de savoir Camus… Ce que tu t’infliges est… » Le Scorpion se mordit les lèvres. “Inhumain”, fut le terme qu’il retint à temps, mais Camus n’eut aucune difficulté à le lire dans le bleu du regard attaché sur lui. Oui, et alors ? Oui, il ne restait plus qu’une étincelle d’humanité dans cet homme, une seule et unique petite flamme qui lui permettait de s’y réfugier, pour tout simplement… rêver. Une douce chaleur se répandit alors dans la pièce.

Etait-ce un morceau de son rêve ? Camus eut un haut-le-corps devant le cosmos déployé par Milo, dont la lueur dorée et puissante l’entoura, transformant chaque chose qui l’entourait en un monceau d’or presque aveuglant.

« Camus… Dis-moi pourquoi… » Tétanisé par la voix qui résonna alors dans son esprit, Camus ne put rien faire d’autre que de répondre à cet appel si puissant, à cet effleurement de sa propre conscience au travers des limbes du surmonde, par celle de l’autre, par lui qui lui tendait la main par delà la réalité. Il la saisit cette main irréelle qui jaillit de nulle part, il la serra, oh quelques secondes à peine, mais son contact, pourtant illusoire, lui offrit le dernier courage de la vérité.

- Tu ne comprends donc pas ? Oh Milo… Milo… » L’ombre du Scorpion se profila entre les voiles de brume du surmonde, puis la lumière vint le baigner peu à peu, éclairant son visage. Les larmes qu’il retenait dans la réalité flottaient comme en suspension derrière lui. Camus baissa la tête.

- Camus ! » Il ne pouvait y avoir de mensonges dans le surmonde. Il ne pouvait y avoir de dissimulation, ni de faux-fuyant. Alors le Verseau releva les yeux, se noyant dans le bleu de ceux qu’il ne voudrait jamais voir disparaître.

- Je n’ai jamais voulu ça… Mais je ne te méritais pas. J’avais ta confiance, je ne voulais pas la perdre… Tu es si important pour moi… Je sais que je n’en ai pas le droit au-delà de notre amitié mais je t’aime trop pour supporter ton regard sur moi et ta méfiance. C’est pour cela que je t’ai menti. Parce que je voulais que tu gardes de moi l’image de celui que tu considérais comme ton ami... Parce que je ne voulais pas que tu me haïsses… Parce que je t’ai toujours aimé. »

Il ne s’attendait pas à autre chose, mais le froid intense qui le saisit et le brisa lorsque le cosmos de Milo se rétracta brutalement, le laissant seul et démuni fut plus qu’il n’en pouvait supporter. Et les quelques mots du Scorpion prononcés d’une voix blanche achevèrent de le terrasser :

« Va-t-en. »

La nuit qui l’environnait s’insinua inexorablement dans ses veines. Elle se fraya le chemin que la colère avait dissimulé à son cœur.

« Qu’ai-je fait… Par tous les Dieux, qu’ai-je FAIT ! »

Après les cris, le silence accusateur l’écrasait soudain sous son poids. Finie la protection offerte par sa rage, envolé le voile de son aveuglement… Milo demeurait seul avec cette douleur qu’il avait fuie, qui l’avait rattrapé. Enfin. Trop tard. La petite flamme qu’il percevait encore au fond de son esprit s’amenuisait encore et encore, puis s’éteignit, si fragile… Camus…


« Je… Je suis un monstre… Je… » Oh il ne voulait pas ! Il n’avait pas voulu ! Ce n’était pas… Pourquoi ne courait-il pas ? Pourquoi le laisser ainsi partir ?

« Non… Je l’ai… » Epouvanté, le Scorpion voulut se rattraper mais ne put rien faire d’autre que glisser à terre, assommé par sa propre honte. Il l’avait trahi. Ce qu’il avait cru reprocher à Camus, il venait lui-même de l’accomplir, sans vergogne, avec cruauté. Tout cela parce qu’il voulait savoir « pourquoi ». Simplement « pourquoi ». Cette souffrance… cette torture que son ami le plus cher s’imposait. Il l’avait lue dans ses yeux cette nuit-là, son âme même qui s’enfuyait, le laissant seul, si seul… Ce châtiment.

Maintenant il savait. Inexplicablement, une larme s’échappa, glissant, unique et cristalline, le long de sa joue.

« Pardon Camus… Pardon… »

Temple du Cancer…

Le premier coup de semonce des emmerdements à venir venait d’être tiré. Angelo avait pensé qu’une forme de répit leur serait accordée avant d’entrer dans le vif du sujet, bien mal lui en avait pris. Il regrettait pour Milo. Vraiment. Même si ni lui ni Rachel ne savaient exactement ce que le Scorpion avait bien pu découvrir ce soir-là, il ne fallait pas être idiot au point d’imaginer que cela ressemblait à une verte prairie remplie d’oiseaux gazouillant la joie de vivre. A vrai dire, Angelo aurait préféré ne rien savoir. C’était d’ailleurs peut être bien la première fois de sa vie qu’il se faisait une telle remarque, mais c’était pourtant la vérité. Certes, il avait été souvent le premier au courant des divers ragots et autres rumeurs courant de ci de là, mais il prenait conscience que ceux-ci étaient généralement inconséquents voire totalement superficiels, au regard de ce qui heurtait aujourd’hui deux êtres humains, avec toute la douleur que cela pouvait supposer.

Tirant une cigarette du paquet qu’il portait dans la poche arrière de son jean, il stoppa net sur une marche du grand escalier menant au quatrième niveau du domaine sacré pour l’allumer. Il se rendit compte que ses mains tremblaient. Gêné, il enfouit sa main gauche au fond de ses poches, pour s’empêcher de gratter de nouveau sa cicatrice. Il inspira la fumée à grandes bouffées ; avec tout ce bordel, il avait failli oublier le cas Marine ou plutôt celui de « celle qui devrait être morte mais ne l’était pas ». Repenser à ses alter ego eut tôt fait de lui replonger le nez dedans. « Et merde ! Qu’est ce qu’il faut que je fasse maintenant ? »

Il aurait dû en parler à Saga. Après tout, un chevalier d’argent censé être six pieds sous terre dans le cimetière dont il voyait le sommet depuis l’endroit où il se trouvait, se baladait en toute impunité, avec assez de révélations sur le Sanctuaire pour provoquer une révolution…

En même temps, la réaction de Marine avait été si brutale envers lui et tout ce qu’il représentait qu’il s’imaginait mal cette même Marine aller vider son sac auprès d’oreilles inconnues.

« Je ne peux décemment pas leur asséner une nouvelle pareille en ce moment… Je ne vois pas ce que ça changerait de toute manière. »

Et quant à tout raconter à Aiors, il ne fallait même pas y songer. Angelo connaissait le caractère emporté du Lion et ne sentait pas le courage d’affronter sa colère, pas maintenant en tout cas.

« Donc, je garde tout pour moi, c’est ça ? Parce que si je lâche le morceau à n’importe lequel d’entre eux, ça fera pas un pli : même pas 24 heures avant que ça ne revienne aux oreilles du principal intéressé… »

Angelo se prit à tous les détester cordialement sur le moment. C’était parfois usant de devoir vivre avec ces gens-là… Et de nouveau, l’image de Marine s’imposa à lui. Les propos qu’elle avait tenus ne cessaient de tourner dans son esprit. Cette colère vis à vis du Sanctuaire !… Non, c’était plus que ça, c’était de la haine qu’il y avait dans sa voix, quand elle l’avait supplié de continuer à la considérer comme morte. Pourquoi une telle réaction de répulsion ? Et puis, cette indifférence. Lorsqu’il lui avait parlé d’Aiors, elle n’avait même pas cillé, comme s’il s’était agi d’un vulgaire étranger. Cette femme-là ne ressemblait plus à la Marine qu’il avait côtoyée à l’époque. Il aurait donné cher pour connaître toute la vérité… Allons bon, voilà que le naturel revenait au galop. Il ferait mieux d’oublier tout ça… Comme si c’était facile tiens ! Et il allait faire quoi, lui, quand face à Aiors, il faudrait qu’il se lie avec lui pour… Miseria…

Et ce fut l’esprit envahi de questions tournant à l’obsession qu’il finit par ouvrir machinalement la porte des ses appartements. Tout à ses pensées, il ne se rendit pas tout de suite compte que quelqu’un l’avait suivi et lui parlait.


Finalement, la voix derrière lui finit par percer ses barrières, et il se retourna avec brusquerie, tout en lançant d’un ton mordant :

« Nom de Dieu, vous ne pouvez me laisser tranquille à la fin ? ! »

Aiors le regarda, l’air ahuri devant la violence d’Angelo puis son visage se ferma. Il recula de quelques pas en disant :

« Excuse-moi de t’avoir dérangé. » Et il tourna les talons.

Un instant interloqué, Angelo eut suffisamment d’esprit pour tendre la main vers Aiors qui s’éloignait déjà :

« Aiors ! Attends ! Je ne savais pas que c’était toi… » L’autre stoppa, « … je ne sais pas ce qui m’a pris, je suis désolé… » Le Lion finit par revenir sur ses pas. Une fois de nouveau en face de lui, il lui dit :

- Mais enfin, qu’est ce qui t’arrive ? J’étais simplement en train de te proposer de nous rejoindre, Aldébaran, mon frère et moi pour aller terminer la soirée au port. Toute cette histoire, c’est…

- Sympa mais je crois… Enfin, je suis crevé tu sais, alors, ne m’en veux pas, mais je préfère rester ici.

- Tu es sûr que tout va bien ? » Aiors avait penché la tête sur le côté, les sourcils froncés.

- Ouais, ouais… Besoin de sommeil, c’est tout. Puis, j’ai une rude journée qui m’attend demain.

- Ok… Je comprends. Repose-toi.

- Oui, c’est ça. » Sur un dernier signe de la main, il referma la porte sur un Aiors resté perplexe en s’éloignant de la maison du Cancer : « Angelo. Qui se préoccupe de sa santé. J’aurais tout vu… »

Temple des Gémeaux...

« Tu comptes dormir là, cette nuit ? »

Saga ne releva pas la tête, qui reposait sur ses bras repliés derrière sa nuque, mais un sourire amusé vint orner ses lèvres en entendant la voix de son frère.

« Confortable ce toit ?

- Pas trop mal. » Du coin de l’œil, le Pope observa son frère qui le contournait, sa haute silhouette se découpant dans la clarté lunaire, pour finalement venir se laisser tomber près de lui. « Mais j’ai omis de te demander l’autorisation… Après tout, c’est ton toit maintenant.

- Si je te disais que depuis mon retour, je n’ai pas mis les pieds dans ce temple, tu me croirais ?

- Non.

- Je suis outré par ton manque de tact, vraiment…

- Et moi par tes mensonges éhontés.

- Crétin.

- Imbécile. »

Accordant gracieusement le dernier mot à son aîné, Kanon croisa les jambes en tailleur avant de tirer une cigarette du paquet que Saga avait laissé traîner là, posé sur le marbre froid du sommet du temple des Gémeaux. D’un geste machinal, il tassa le tabac en tapotant le filtre contre son ongle, avant que la flamme de son briquet ne jaillisse.

La chaleur des journées de printemps commençait à déborder sur les nuits. Quelques cigales insomniaques faisaient entendre leur chant lancinant de loin en loin, le souffle de la brise marine qui balayait habituellement le Sanctuaire s’étant momentanément tari. La fumée s’éleva, paresseuse, sa blancheur bleutée se confondant avec le ciel nocturne, dont une large part au firmament semblait crevée par la pleine Lune.

« Tu viens souvent ici ?

-Ca m’arrive. La vue est moins bonne qu’à partir de Star Hill mais je trouve que d’ici, les choses sont… différentes.

- Tu m’en diras tant. » Kanon ne contemplait pas le ciel, mais les hauteurs du Domaine Sacré, son regard errant de temple en temple, pour s’arrêter sur celui de la Vierge. Saga n’avait pas besoin d’observer son frère pour connaître la teneur des pensées qui l’agitaient.

« Ca ne te plaît pas, hein…

- De quoi tu parles ?

- Ne te fiche pas de moi. » Kanon demeura silencieux assez longtemps pour que son frère tourna la tête vers lui, interrogateur, puis éclata d’un rire désabusé :


« J’ai tendance à oublier que notre lien ne fonctionne pas qu’à sens unique… » Mélancolique, il observa son mégot s’éteindre entre ses doigts. Dans un soupir, il s’allongea à son tour sur le dos, la tête posée sur la cuisse de son aîné, les mains croisées sur son ventre :

« Que ça ne me plaise pas, c’est le moins qu’on puisse dire… » Dit-il d’une voix sourde, qui parut s’étouffer, sans dépasser leur périmètre, « Devoir me mettre en résonance avec eux, c’est… gênant.

- Thétis ?

- Non ! Enfin… si.

- Crache le morceau, Kanon…

- Lequel tu préfères ? Celui où je me persuade que je n’en ai rien à foutre, ou bien celui où j’ai l’impression d’être sévèrement accro ?

- Le plus proche de la réalité.

- Justement, il est là mon problème. J’en sais foutre rien.

- On est bien avancé avec ça.

- Je ne te le fais pas dire… » Le silence retomba. Distraitement, Saga s’empara d’une mèche soyeuse et bleutée qui serpentait près de lui et dont il ne savait si elle lui appartenait, pour l’enrouler et la dérouler entre ses doigts.

« Shaka m’horripile.

- Il t’avait pourtant laissé une bonne impression lorsqu’il est venu chez toi avec les autres, il y a un an.

- Ce n’est plus pareil.

- Quelle mauvaise foi… Dis plutôt qu’il est proche de Thétis et ça ne te convient pas.

- Non mais franchement… Que veux tu que je craigne ? Tu le connais non ? Tu vois un type pareil convenir à une fille comme Thétis ? La bonne blague…

- J’admire ton sens de l’auto persuasion, vraiment… » Saga ravala l’éclat de rire qui menaçait de vexer son cadet, « Je te l’ai déjà dit il me semble : Thétis a beaucoup changé.

- Je m’en suis rendu compte, merci.

- Je ne parle pas que de ce point de vue-là. C’est une fille droite et franche, et elle en attend autant de la part de ceux qui l’entourent. Tu saisis ?

- Est-ce un message subliminal pour me dire d’être honnête avec elle ?

- Sois-le déjà avec toi-même pour commencer. »

Facile à dire. Sans plus répondre, Kanon s’attacha au ciel qui le surplombait. Quelle immobilité… Fausse impression s’il en était, pour lui qui depuis sa naissance avait appris à compter avec la volonté supérieure des astres, celle qui avait mené sa vie, et celle de son frère. Pendant de trop nombreuses années, il avait cru que plus jamais il ne retrouverait ceux qu’il aimait. Qu’il resterait et crèverait seul. Seul et démuni d’une partie de lui-même. Mais alors qu’il retrouvait enfin ce qui lui avait manqué, il en subissait également les souffrances et bien malgré lui, se perdait dans les ombres dont son frère ne semblait pas pouvoir se débarrasser. Saga lui parlait d’honnêteté mais dans quelle mesure l’aîné était il en mesure de donner des conseils en la matière ?

Non pas que Kanon le lui aurait reproché. Après tout, ce n’était pas lui qui devait se réveiller chaque jour avec pour première idée qu’il n’était qu’un assassin… d’autant plus qu’il était lui-même passé à deux doigts de mériter le titre. Mais hormis le passé, qui ne pouvait être modifié, le présent était là lui aussi, mouvant, instable, et qui appelait à son tour la confrontation entre le devoir et les sentiments. Et si Kanon ne parvenait pas à s’en dépêtrer, du moins en était-il conscient. Saga, c’était une autre histoire.

Malgré ses réticences à briser l’harmonie diffuse mais salvatrice qui les unissait tous les deux en cet instant, Kanon finit par aborder le sujet pour lequel il était venu rejoindre son frère :

« Si ma position n’est pas enviable, la tienne l’est encore moins…

- Qu’est ce que tu veux dire ?

- C’est toi qui vas devoir appuyer Rachel. Sans ta puissance, et malgré la stabilisation des cosmos à laquelle nous devrions arriver si tout se déroule comme prévu, elle ne pourra pas encaisser le choc.

- Je sais, et alors ? » Kanon sentit les muscles de la cuisse de son aîné durcir sous sa nuque. Il n’en continua pas moins, tout en ayant déjà compris qu’il s’aventurait sur un terrain dangereux :

- Et bien… Il me semble que garder la tête froide dans un tel moment risque d’être difficile, tu ne crois pas ?

- Je ne vois pas ce que…

- Saga. » D’un coup de rein, Kanon se redressa assis, se tournant vers son frère, toujours allongé,


« La femme que tu aimes va drainer dans son corps l’énergie combinée de douze chevaliers d’or. Même si nous parvenons à la maîtriser comme il convient et ainsi lui épargner de brûler vive, elle va souffrir… atrocement. Il n’y aura plus que son septième sens pour aider son corps à absorber le choc… et toi.

- Justement. Elle et moi. Je saurai exactement quoi faire, parce que je la percevrai au-delà de son corps.

- Non Saga.

- Non ? » Prenant appui sur ses coudes, le Pope se releva à demi, dévisageant son frère. Malgré la pénombre, la clarté lunaire qui effleura le regard de l’aîné Antinaïkos y fit luire un reflet inquiétant. « Je ne te permets pas de…

- Pas de ça avec moi. Que crois tu qu’il va se passer Saga ?! Bon sang, rends-toi compte ! Tu es lié avec elle en permanence. Même en ce moment, je sens qu’une part de ton esprit est demeurée avec elle. Ton angoisse te bouffe… Quand tu seras en face d’elle, quand tu vas ressentir toi-même les souffrances auxquelles elle va s’exposer, tu… » Les traits de Kanon se crispèrent un instant, et détournant le visage, il concentra toute son attention sur ses poings serrés sur ses genoux :

« Tu vas paniquer. Tu ne supporteras pas. » Le silence qui lui répondit fut glacial. Il n’attendait pas autre chose de toute manière, néanmoins, sa gorge se serra. Il venait de mettre les pieds dans un plat qu’il aurait mieux fait de contourner, même quinze années plus tard.

- Je vois… » Furent les deux seuls mots lâchés par Saga, avant qu’il ne se mette debout, tournant le dos à son frère. Le rejet brutal que ressentit ce dernier fut plus douloureux qu’il ne l’aurait cru. Saga le repoussait, sans égard et sans concession, se détachant de lui, de son esprit, lui fermant la porte que pourtant ils maintenaient ouverte entre eux depuis leurs retrouvailles.

Et en le voyant s’éloigner, Kanon paniqua. D’un bond, il fut sur lui, saisissant son poignet pour l’obliger à se retourner :

« Arrête ! Tu n’as rien compris !

- Oh bien sûr que si. Je n’ai vu que notre père… Mais toi, toi ! » Saga voulut retirer son bras, mais les doigts de son cadet ne le lâchèrent pas. Il gronda entre ses dents : « Je ne pensais quand même pas que tu sauterais sur la première occasion de cette manière…

- Tu racontes n’importe quoi… » Soudain pâle de colère, Kanon dut faire un effort surhumain pour ne pas s’emporter à son tour. « Je ne veux rien. Ou si, une chose. Que nous réussissions. Je viens de retrouver tout ce qui a fait ma vie, le Sanctuaire, Thétis, Rachel… Toi. Ce n’est pas pour vous perdre une deuxième fois.

- Et tu espères me faire gober ça ? Lâche-moi !

- Non ! Non, je ne te lâcherai pas, pas avant que tu ne comprennes que je te dis la vérité ! » De rage, le Pope voulut s’arracher de nouveau à l’étreinte de son jumeau, jusqu’à ce que tout à coup, il ne rencontre son regard. Celui de Kanon. Le sien aussi. Cette même couleur. Cette même volonté. Ce même voile de larmes qui menaçaient d’obscurcir ses propres yeux. Ebranlé, il cessa de se débattre, sans quitter son cadet du regard :

« J’avais confiance en toi… » Murmura-t-il d’une voix altérée, « Je croyais que…

- Je ne veux pas te tromper ; je ne veux plus de tout ça.

- Alors pourquoi ?

- Pour toi. Pour elle. Parce que je souhaite que nous survivions tous. Parce que je veux mettre toutes les chances de notre côté.

- C’est impossible. Il n’y a que moi qui puisse entrer en résonance avec elle. Toi, tu ne la connais pas suffisamment.

- Ce que je sais, je l’ai appris à travers toi. Et je connais bien mieux Rachel que ce que tu peux imaginer. Sa solidité, sa volonté… Elle peut y arriver, mais elle a besoin d’un soutien solide.

- J’ai toujours été là pour elle. Je suis le seul à savoir… » Lentement, Kanon desserra ses doigts, qui avaient imprimé leur marque rougeâtre sur la peau de son frère. Sans qu’il n’ait besoin de l’entendre, il avait compris que son aîné regrettait son accès de paranoïa. Néanmoins, cela n’était pas suffisant. Il ne parviendrait pas à le convaincre.

« Je ne peux pas faire ça, Kanon… ce serait une erreur. Au contraire, nous courrions à notre perte. C’est ce qu’il y entre Rachel et moi qui nous permettra de réussir. »

Encore un instant, le cadet observa son aîné avec attention. Saga ne doutait pas. Pas une seule seconde. Ravalant un soupir, Kanon leva les yeux au ciel :

« J’espère que tu as raison.

- Tu me demandes de te faire confiance… j’en ai autant pour toi. »


De nouveau, ils s’entre-regardèrent. Kanon aurait donné n’importe quoi pour accéder à la requête de son frère. N’importe quoi. Mais quoi qu’il se dise, le doute persistait, là, tel un aiguillon perfide qui venait le chatouiller de plus en plus douloureusement. Déchiré entre le soutien qu’il voulait lui apporter, et ses certitudes, Il finit par se taire, cadenassant ses doutes avec soin.

« Je vais la rejoindre. Tu rentres au Palais ?

- Non, je… Je vais rester encore un peu là. C’est sympa comme perchoir après tout. » Leurs mains s’effleurèrent. « Tâche de dormir. »

Kanon le contempla tandis qu’il s’éloignait, sa silhouette s’amenuisant au fur et à mesure qu’il gravissait les marches. Il s’en voulait. Il aurait dû avoir confiance en son frère. Il ne devrait pas douter de ses capacités. Mais ce n’était pas tant sa puissance qui l’inquiétait que son absence de maîtrise. Car après tout, personne n’était suffisamment aveugle pour ne pas se rendre compte de la fragilité du Pope.

« Si tu échoues, tu vas la tuer… »

Au Sanctuaire, le lendemain matin…

L’éboulement des débris de la roche calcaire, qui se faisait entendre à intervalles réguliers les alerta. Shura, les yeux obstinément fixés sur la ligne du chemin qui montait vers eux, vit apparaître au bout de quelques minutes le sommet d’un crâne orné d’une chevelure courte et raide, dont le bleu pourtant sombre chatoya un instant dans l’affleurement d’un rayon de soleil très matinal. Un visage renfrogné suivit bientôt, surmontant le corps du Cancer, les mains engoncées au fond des poches.

« Tu es en retard. » Commenta le Capricorne, d’une voix réfrigérante.

- Je n’ai pas entendu mon réveil. » Angelo avait haussé les épaules, tout en se rapprochant de ses alter ego.

- Il n’empêche. Ca fait une heure qu’on t’attend.

- Tu m’excuseras de ne pas avoir une montre à la place du cerveau, comme certains ! » Dans l’agressivité coutumière du Cancer, il y avait plusieurs degrés que ses compagnons avaient fini par identifier plus ou moins clairement au fil des années, adaptant ainsi leur comportement au niveau de grognement qui leur faisait face. Ce matin là, Shura comprit que sur une échelle de un à dix, Angelo devait en être pas loin de douze. Aussi ravala-t-il la répartie ironique qu’il avait sur le bout de la langue, jetant un rapide coup d’œil à Mü et Dôkho qui n’en pensaient visiblement pas moins.

« Et puis d’abord, pourquoi Star Hill ? » Pesta l’italien, « Il n’y a pas d’autres endroits sur cette foutue île, où on aurait pu faire ça ?

- Star Hill est le seul lieu d’où nous pourrons nous prémunir des interférences extérieures… et aussi faire en sorte que les autres n’en soient pas affectés. Nous aurons tout le calme nécessaire. » Un léger amusement pointait dans la voix calme de Mü, « Pourquoi ? Tu n’aimes pas Star Hill ?

- Laisse tomber. »

Angelo détestait ce chemin, cette montagne, ce temple, bref, tout. Il détestait tellement cet endroit que c’était la première fois qu’il y mettait les pieds depuis quinze ans. A moins qu’il ne faille en inverser les causes. A peine son regard se posa-t-il sur la petite bâtisse éclatante de blancheur sous le lierre qui grimpait à l’assaut des murs de marbre, qu’il s’en détourna, un certain malaise déjà ressenti revenant le tarauder mal à propos. Après tout qu’est ce qu’ils en savaient les autres ?

Ce n’était pas eux qui avaient découvert le corps encore chaud de Shion, un trou béant à la place du cœur, baignant dans une mare de sang dans laquelle pataugeait un certain Saga, la main crispée autour de l’organe rougeâtre. Nuit de merde, endroit de merde. Et quelque chose lui disait que la journée qui démarrait ne vaudrait pas beaucoup plus.

« Très bien. Il est temps de commencer. » Le Bélier ferma les yeux, dès les derniers mots de Dôkho, et presque instantanément, une onde palpable se déploya autour de lui en cercles concentriques qui bientôt se mêlèrent pour ne plus former qu’un unique halo pâle et pailleté d’or. Pourtant, il n’y avait là nulle puissance supérieure qui s’en dégageait si ce n’était le niveau habituel du Bélier et devant l’air dubitatif du Cancer et du Capricorne, la Balance eut un sourire rassurant :

« Nous ne sommes pas là aujourd’hui pour libérer notre cosmos. Il sera bien temps de le faire lorsque nous serons devant les Portes…

- … mais pour cela, nous devrons être en mesure de nous coordonner parfaitement. »


La voix de Mü leur parvint, lointaine tout à coup. « Nous ne sommes que le premier maillon de la chaîne, mais c’est la solidité de l’énergie que nous allons dégager qui va conditionner en grande partie notre réussite. Et pour cela…

- Il me semble pourtant que Bartolomeo parlait de mettre en commun leurs puissances respectives au moment de leur préparation. » Objecta Shura.

- Oui, mais cela suppose d’être accordés dès le départ. Pour eux, c’était le cas. Pour nous… » Dôkho avait le mérite d’être lucide. Dès les premiers mots des explications relatées par Shura et Angelo, il avait compris que ce ne serait pas aussi simple que cela en avait l’air et qu’acquérir certains préalables serait incontournable. En ce sens, il faisait néanmoins preuve d’un peu plus d’optimisme que le Cancer, sur le visage duquel se lisait une vague résignation. Lui était persuadé que tout cela ne servirait très certainement à rien, mais avait mis ses doutes de côté, devant la volonté collective. Pourtant Dôkho percevait derrière le fatalisme affiché par l’italien une tension sous-jacente inhabituelle, qu’il ne parvenait pas à définir.

« Je vous attends. » Alors, sous l’injonction du Bélier qui semblait avoir pris naturellement l’ascendant sur ses condisciples, ces derniers l’imitèrent.

S’il n’y avait guère de différence entre l’aura de Mü et celle de Dôkho, toutes deux aussi douces et paisibles l’une que l’autre, il en était tout autre quand finalement celles de Shura et d’Angelo se déployèrent. Le Capricorne se caractérisait par un cosmos uniforme empreint d’une certaine dureté, tandis que celui du Cancer crépitait, hétérogène, l’or laissant ça et là le place à des gerbes orangées, à la limite de l’écarlate.

« Nous sommes encore trop éloignés l’un de l’autre… » Un premier niveau de conscience fut dépassé, et ce fut depuis les limites du surmonde que Mü s’adressa à eux, « Faites jouer les axes. »

Et donnant l’exemple, il amplifia quelque peu son cosmos, suffisamment pour toucher celui de la Balance. Serein, Dôkho n’eut aucun mal à s’accorder avec cette aura familière qui lui rappelait soudain celle de son vieil ami Shion. L’enseignement de ce dernier avait parfaitement été assimilé par son élève et tous deux se trouvèrent bientôt en phase.

« Quand tu veux Angelo.

- Ca va, ça va… » Le Cancer, malgré son insatisfaction, trouvait cependant un minimum de réconfort à pouvoir éviter le Bélier et la Balance, par trop éloignés de lui de manière générale, et à devoir avoir affaire à Shura. Et de fait, leur vieille camaraderie leur permis de passer outre les hésitations avant d’entrer en résonance.

De quatre entités distinctes, ils passèrent à deux. Deux cosmos… Deux puissances. Leurs corps, parfaitement immobiles, se dressaient toujours au sommet de Star Hill, tendus mais maintenant sans trop de difficultés l’harmonie que chacun venait de créer avec son partenaire. Derrière ses yeux fermés, Shura examinait avec une certaine curiosité la résultante de leur test au niveau du surmonde. Il voyait Mü et Dôkho en face de lui à la fois en tant que personnes individuelles et en tant que pures énergies confondues. Une telle conjonction des corps et des esprits était nouvelle pour lui, mais aussi et surtout quelque peu déstabilisante. D’autant plus que lui-même, pourtant conscient de sa propre existence, se sentait disparaître au travers du lien qu’il venait de créer avec Angelo. Il ne parvenait plus à distinguer ce qui était lui de ce qui était le Cancer.

Cette énergie était la sienne et en même temps celle de l’autre. En bref, pas de quoi se sentir particulièrement rassuré, même si Angelo, comme lui-même, conservaient les limites qui étaient les leurs et les définissaient en tant qu’individus. Enfin, jusqu’à présent.

« Nous sommes sur la bonne voie… Dôkho, Shura, vous devez procéder à la consolidation. »

Nous y voilà. Le Capricorne commença à se demander si finalement Angelo n’avait pas raison quand il attira vers lui l’équilibre délicat que tout deux venaient de créer. Pour atteindre l’objectif de leur quatuor, à savoir générer une synthèse parfaite de leurs cosmos en vue d’amorcer le cycle d’énergie qui allait s’alimenter au fur et à mesure jusqu’à être maîtrisé par Rachel, ils devaient tous les quatre être capables de créer une seule et unique source de puissance à partir de leurs cosmos respectifs. Tandis qu’il se concentrait, tâchant d’aligner sa propre fréquence sur celle de Dôkho, une part de son esprit se rattachait aux explications issues du journal, que Mü et Shaka leur avaient détaillées. Bien entendu, le Bélier initiait la démarche. Mais le soin revenait à Angelo en dernier lieu de transmettre le fruit de leur association à la croix fixe. Ainsi étaient définies les attributions symboliques du Cancer, celles de constituer un passage, une « porte » aussi ironique soit cette signification dans la situation qui les préoccupait… Entre les deux, Balance et Capricorne jouaient le rôle de passerelle et de stabilisation d’un axe à l’autre.


Enfin, elle fut unique. Si dans le monde tangible, rien n’apparut réellement, ils la « virent » ou plutôt la perçurent via le surmonde, cette énergie unique et condensée, presque instable, déjà si puissante mais pourtant encore fragile, sans l’appui des autres chevaliers d’or. Mais le soulagement qu’éprouvèrent Shura et Dôkho fut soudain recouvert d’une sensation nouvelle. Dépourvus brutalement de leur propre entité, dénués de toute forme de contrôle, qu’il fut mental ou physique, ils perdirent leurs repères, si tant que le terme de « repères » puisse s’appliquer aux grises étendues sans fin qui les entouraient. Ce cosmos qui était une partie d’eux-mêmes, qui leur était aussi nécessaire pour vivre que l’air qu’il respiraient, qui représentait l’extension de leurs pensées, de leur esprit, de leur être profond… Il n’était soudain plus à eux. En quelques instants, tout ce qui les caractérisait, tout ce qui faisait d’eux des individus distincts et à part entière, venait de s’effacer, ou plutôt non ! De se diluer, de se mêler, pour former un embryon de conscience commune, issue de leurs esprits respectifs.

Avec effroi, Angelo perçut toute sa volonté couler hors de lui comme l’eau file entre les doigts. Il tenta bien de se raccrocher ici et là à quelques lambeaux de sa propre conscience mais il ne put finalement que s’avouer impuissant devant la force dévorante de cette énergie qu’ils venaient de créer à partir d’eux-mêmes. Il sentait qu’elle lui échappait alors que c’était à lui, à lui ! De s’en saisir, pour la maîtriser avant, cette fois, de la dissiper. Cependant, tout contrôle lui échappait, et bien au contraire, ce fut cette chose inconnue mais vivante qui s’imposa à lui. Si le corps qu’il avait laissé à Star Hill commençait à grelotter de froid sous l’effet de la dépense d’énergie qu’il était en train de consentir, celui qu’il s’imaginait posséder dans le surmonde tremblait, mais d’angoisse. Il lui sembla que les silhouettes familières qui l’entouraient disparaissaient peu à peu derrière les longues écharpes de brume qui erraient entre eux et alors qu’il était sur le point de leur crier de revenir, il comprit qu’il venait de nouveau de franchir un niveau de conscience. Il s’éloignait de plus en plus de son enveloppe charnelle, de tout ce qui le rattachait physiquement au monde, pour n’être plus qu’un esprit… Des esprits. Le Cancer eut beau fermer les yeux, détourner la tête, tenter par tous les moyens de se débattre, de se dégager de cette emprise d’autant plus effroyable qu’elle lui était totalement étrangère, il ne put rien faire d’autre que de subir… Subir l’approche et l’enveloppement par les pensées de ses trois compagnons. Telles des bulles jaillissant des profondeurs, les consciences de Mü, Dôkho et Shura remontaient à la surface de ce à quoi ils avaient donné naissance. Ici et là, des portes s’ouvraient, laissant libre tout passage, offrant à la vue les souvenirs, les pensées, les réminiscences de chacun, mettant à nue les personnalités, les actes, les sentiments… Submergé par cet afflux d’informations dont il se serait bien passé, Angelo se refusait à voir, à entendre, à sentir jusqu’à ce qu’il s’aperçoive qu’il ne pouvait être en reste. Qu’il le veuille ou non, son propre esprit devait participer à cette communion qui pour forcée qu’elle fut, était incontournable.

Et ça, c’était totalement hors de question. Non ! Personne ne devait voir ! Personne ! Ce fut alors qu’il paniqua.

« Angelo… » La voix de Shura surgit, comme résonnant à la surface d’un rêve, « C’est à toi ! Dissipe l’énergie ! Angelo ! Qu’est que tu… Merde !!! »

Le Capricorne entendit un craquement. Bref, unique. Puis le silence… jusqu’à une explosion de cosmos qui le vrilla jusqu’à l’extrémité de chacun de ses nerfs.

Son corps, compressé, étiré et de nouveau écrasé, ne put laisser échapper le hurlement qui s’étouffa dans sa gorge lorsqu’il se vit disparaître en une fraction infinitésimale de seconde… avant d’atterrir plus que rudement sur le sol. Ou plutôt un sol.

Prenant appui sur une main, l’espagnol se redressa tant bien que mal, pour voir Dôkho faire de même à quelques mètres de lui. Puis il regarda autour de lui. Ils n’étaient pas à Star Hill. Ils n’étaient même pas au Sanctuaire. Ils étaient…

Une clameur s’éleva, glacée de douleur. Un cri, long, sans fin, éternel, un écho sombre se répercutant dans un monde violacé et minéral, sans lumière mais baignant dans un halo malsain formé d’obscurités mouvantes, nombreuses, trop nombreuses.

« Mais… Où sommes-nous ? » Ce fut Dôkho qui répondit, d’une voix blanche :

- Le Puits des Morts. »

Sous leurs yeux effarés s’étalait en contrebas de l’éperon rocheux sur lequel ils avaient atterri un gouffre béant et insondable, d’une largeur incommensurable, bordé d’innombrables chemins arpentés par des centaines, des milliers d’ombres qui semblaient toutes se diriger vers ce point de non retour. Et ce gémissement continu et lancinant qui leur vrillait les tympans jaillissait de ces êtres désincarnés qui erraient là, tournoyant, hésitant à pénétrer dans le Puits qui pourtant les attirait inexorablement.

- Qu’est ce qu’on fait ici, bon sang ?! » D’une pâleur extrême, Shura se tourna vers la Balance, qui ne parvenait pas à détacher son regard de la bouche des Enfers.

- C’est Angelo qui nous a expédiés ici. » Murmura-t-il, « Il s’est servi de l’énergie que nous avons combinée pour nous y amener, tous les quatre. Et en entier.

- En entier ? Je ne comprends pas.

- Vois par toi-même. » La main de Dôkho se posa sur l’épaule de l’espagnol, qui sursauta. S’il n’avait jamais « expérimenté » l’une des techniques du Cancer, il en connaissait suffisamment la théorie pour savoir que le gardien du quatrième temple ne pouvait expédier que des âmes en ce lieu et que seul lui-même pouvait s’y mouvoir avec toute son intégrité physique. Néanmoins, en cet instant, Shura y retrouvait non seulement son esprit mais aussi et surtout son corps. Ce qui signifiait qu’il avait disparu de Star Hill.

- Mais pourquoi ? Comment ? Et où sont Mü et Angelo ? » Devant l’irréalisme de la situation, Shura ne cherchait qu’une chose : se raccrocher à une chose tangible. Se tournant en tous sens, il chercha les deux silhouettes familières quand soudain :

« Mü ! Non ! Où vas-tu ?! » Le Bélier avait commencé à descendre la pente qui menait droit sur le Puits. Il ne la dévalait pas, non, mais le regard fixé sur un point bien particulier, il marchait, tranquillement mais sûrement, paraissant avoir tout oublié de ses camarades. « Mü !

- Non. » Alors que Shura s’élançait vers l’atlante pour le rattraper, il fut brutalement arrêté dans son élan par Dôkho qui venait de le saisir avec fermeté par le bras. « Si tu t’approches du Puits, tu ne pourras plus jamais t’en éloigner. Là est toute la force de cet endroit. Personne ne s’en échappe.

- Mais… et Mü ? » Le Capricorne voulut se dégager, sans succès. « On ne peut pas le laisser… » Il s’arrêta net, suivant la direction pointée par l’index du chinois. Angelo. Il ne l’avait pas vu dans l’obscurité ambiante, mais le Cancer se tenait un peu plus haut qu’eux, leur tournant le dos.

- Il n’y a que lui qui puisse nous sortir de là. »

Dôkho était déjà près de l’italien quand Shura le rejoignit. Ce dernier, saisissant son ami par le coude, lui fit faire volte-face :

« Angelo ! Mais enfin qu’est qui t’a pris ? Mü est en train de…. Oh par tous les Dieux. »

Le regard du Cancer était vitreux. Absent. Vide. Son corps était là mais à l’image d’un pantin que son maître aurait abandonné, sans plus de volonté, dénué de toute vie, et de toute énergie. La boule d’angoisse qui se forma au creux de la gorge du Capricorne le força à déglutir péniblement.

« Angelo ? Tu m’entends ? Tu… » Sans grande conviction, il le secoua. Rien n’y fit. Sans réellement le vouloir, il se retourna sur le vide derrière lui. Mü était toujours là, avançant avec lenteur, mais se rapprochant dangereusement de la nuit dévorante. Mais Angelo, lui, ne voyait rien. N’entendait rien.

« Dôkho… » La Balance devait savoir. Il n’y avait pas d’autre solution. Il fallait ramener le Cancer de toute urgence. Sinon… Un frisson parcourut l’échine de Shura, comme si le cheminement de Mü dans son dos courait sur ses propres nerfs.

« Une partie de son cosmos a explosé, pour emmener nos corps ici… Tous les quatre. Malgré l’utilisation qu’il a faite de l’énergie que nous avons condensée, il est probable qu’il ait surpassé ses forces. Surtout qu’il ne l’a pas fait volontairement.

- Comment ? » Stupéfait, Shura se tourna vers Dôkho, « Tu veux dire…

- Il erre quelque part dans le surmonde à l’heure qu’il est. Je vais tâcher de le récupérer. »

Les yeux sombres de la Balance se fermèrent, tandis qu’il invoquait une partie de sa puissance. Shura n’eut pas le temps de s’en étonner, toute son attention rivée sur Mü, dont le pas inexorable le menait encore et toujours vers le Puits.

« Je viens avec toi.

- Non, Shura. Tu dois rester conscient pour veiller sur nos trois corps.

- Mais enfin ! Que veux tu que je fasse si… » Son geste de protestation impuissante se perdit dans l’atmosphère poisseuse qui l’entourait, inutile. Dôkho était déjà “parti”. Grommelant un juron, il pivota sur lui-même, de manière à avoir ses trois compagnons dans son champ de vision. Prudemment, il effleura l’esprit de Mü, sans grand résultat. Le Bélier était lui aussi déconnecté de la réalité, si tant est que ce monde particulièrement sordide puisse correspondre à une quelconque forme de réalité. Ou du moins, pas celle à laquelle il aspirait à court terme. Un instant, le Capricorne se demanda dans quelle mesure Angelo pouvait trouver une quelconque forme de satisfaction dans la fréquentation d’un tel monde. Peut être bien qu’il n’en trouvait aucune finalement.

Passer trop de temps dans le surmonde n’était pas conseillé, au vu des effets indésirables sur le mental que des séjours répétés étaient susceptibles d’engendrer.


Or, il sembla à Dôkho, tandis qu’il se projetait simultanément sur plusieurs niveaux de conscience parallèles, qu’il s’y retrouvait plus souvent qu’à son tour ces derniers temps… Il ne s’en inquiétait pas outre mesure néanmoins. Son âge et son expérience faisaient de lui sans doute l’être le plus à même de mener ce genre de pérégrinations au sein du Sanctuaire et tout ce qu’il espérait à présent, c’était que son corps parviendrait à suivre la cadence. A présent, il ne s’agissait plus uniquement de projections mentales, non, mais il se devait en sus d’être présent et suffisamment solide pour assumer son rôle au sein du zodiaque. Le doute ne lui était pas permis, pourtant il le taraudait insidieusement depuis quelques jours. Dans le cas présent, il savait que s’il ne parvenait pas à ramener Angelo parmi eux, ils resteraient tous prisonniers de ce lieu, sans espoir de retour. Et inutile de compter sur qui que ce soit d’autre pour les tirer de là. Même un Saga ou un Kanon, pourtant tous deux experts dans le domaine des dimensions parallèles, n’avait pas la possibilité de s’aventurer dans le domaine des morts.

L’aspect de la brume qui l’environnait le tira de ses réflexions moroses. Il avait brusquement changé. Le gris habituel semblait repoussé aux limites tandis qu’un halo rougeâtre se matérialisait de loin en loin, sans pour autant cependant éclaircir son horizon. Les larges écharpes de brouillard s’enroulaient autour de ses jambes et de ses bras, ne lui permettant pas de distinguer quoi que ce soit au-delà de la longueur de son propre bras. Il amorça encore quelques pas circonspects avant de buter brutalement sur quelque chose qui était tapi sur le sol. Et la sensation qui remonta le long de ses nerfs, fut suffisamment désagréable pour qu’il se doutât que ce quelque chose devait ressembler de près ou de loin à un être humain. S’arrêtant net, il prit une inspiration avant de ployer les genoux, plongeant dans la brume qui ne cessait de s’épaissir. Sans vraiment pouvoir s’expliquer comment et pourquoi, il se retrouva pourtant debout dans un monde entièrement rouge avec à ses pieds… un enfant. Un enfant assis par terre, les genoux repliés sous son menton, et enserrés convulsivement entre deux bras maigrichons. Un enfant d’une dizaine d’années au visage à demi dissimulé dans l’ombre mais dont la tignasse bleutée et en désordre ne laissait guère de doute sur son identité. Interloqué l’espace d’un instant, Dôkho l’observa songeur, avant de s’accroupir à côté du gamin.

« Angelo ? Que fais-tu ici ? Nous t’attendons tu sais… » Ce fut la voix effrayé d’un enfant qui lui répondit, et bien qu’il s’y attendait, Dôkho en fut déstabilisé :

- Il ne faut pas !... Il ne faut pas que vous voyiez… » Une paire d’yeux cobalt, dilatés à l’extrême se fixa sur le visage de la Balance. Des traces de larmes sillonnaient le petit visage épuisé. Dôkho sentit son cœur se serrer mais conscient de l’urgence qui l’avait mené jusque là, il reprit malgré tout, avec cependant une pointe de douceur :

- Reviens avec moi Angelo… Toi seul peux nous sortir d’ici. Nous ne pouvons pas rester, tu le sais bien.

- Je ne peux pas ! » De nouveau la panique se saisit du garçon qui enfouit derechef sa tête entre les bras. Quelques sanglots résonnèrent.

- Pourquoi ? » D’un geste, le chinois avait redressé le menton de l’enfant pour l’obliger à le regarder. Ce dernier résista un temps avant d’accepter la confrontation qui lui était imposée. L’horreur se reflétait au fond de son regard, tandis que ses doigts crispés s’agrippaient au poignet de l’autre.

- Regarde… » Souffla le jeune Angelo, craintif, « Regarde autour de toi… »

Hésitant, Dôkho ne relâcha son attention de l’enfant que lorsque celui-ci hocha la tête, comme pour appuyer ses derniers mots. Alors, il se détourna de lui, pour jeter un coup d’œil aux alentours.

Le rouge qui les environnait uniformément avait viré à l’écarlate, tandis que de sombres éclats jaillissaient ça et là sans raison apparente. Dôkho prit soudain conscience d’une odeur.

Il savait que ses sens étaient perturbés dans le surmonde, que ce que ses yeux voyaient ne correspondait généralement pas à une réalité tangible, mais la présence d’une odeur était un phénomène auquel il n’avait encore jamais été confronté. Métallique. Le premier qualificatif qu’il aurait donné à cette sensation était celui-là sauf que… Il se raidit imperceptiblement. L’odeur du sang, voilà ce qu’il sentait. Il n’y avait que rarement été en bute dans sa vie, mais ce genre de souvenirs ne s’estompait jamais. Comme pour confirmer son impression, il vit apparaître de longues traînées rougeâtres dans l’espace autour d’eux, des bandes plus ou moins larges qui ondulaient, se tordaient, mais qui semblaient toutes se diriger vers Angelo à ses côtés. Il voulut les écarter, mais ses mains ne firent que les traverser, sans les toucher.

« Une illusion ? »

La question que la Balance se posait parut tout à coup s’évanouir dans un puits sans fond, devant ce qui suivit.


Comme surgies du néant, des masses sans contour distinct apparurent, flottant avec indécision, et tandis que d’autres apparaissaient de proche en proche, leur nature se précisa. Des morceaux de corps. Des membres. Des têtes. Au-dessus d’eux, mais aussi tout à côté, et sur le sol. Du sang, encore et toujours du sang qui ne cessait d’exsuder de ces bouts d’êtres humains, mais qui cette fois coulait à terre goutte après goutte, des flaques de plus en plus larges et profondes se formant autour d’eux, les encerclant peu à peu jusqu’à les isoler complètement. Le profond dégoût qui avait saisi Dôkho devant ce spectacle macabre se manifesta dans le hoquet d’horreur qu’il laissa bien malgré lui échapper quand un visage grimaçant se matérialisa soudain à quelques centimètres de lui. La tête errait, détachée du corps auquel elle appartenait, un teint livide et olivâtre plaqué sur le visage, les yeux grands ouverts, morts, mais pourtant fixés inexplicablement sur la Balance, quelque soit l’angle à partir duquel l’apparition lui tournait autour. Toutefois, au-delà de l’aspect cadavérique de ce fantôme, Dôkho en reconnut le propriétaire. Alessandro Baldassari. Baissant les yeux vers le jeune garçon, il le vit tremblant, tournant la tête en tout sens pour échapper à la vision qui, pourtant, semblait à chaque instant se planter devant celui qui avait été son bourreau. Comme une accusation muette. Non, plutôt comme un rappel odieux, comme un souvenir qui n’en était pas un.

Le ballet lugubre continuait cependant dans un silence opaque. Les restes allaient et venaient sans but mais sans trêve ; quand l’un d’eux disparaissait, un autre naissait, indéfiniment, interminablement. Le film tournait en boucle.

Il ne s’agissait pas d’une illusion. Ni même d’un cauchemar. Se détournant avec effort de la scène qui, avec ou sans spectateur, se prolongeait dans son dos, Dôkho reporta toute son attention sur Angelo.

Cet endroit où ils se trouvaient tous les deux n’était rien d’autre que la projection de l’esprit du Cancer. De ce qui l’habitait. De ce qui le torturait. La faille. Celle que tous soupçonnaient plus ou moins sans l’avoir jamais décelée, celle que l’italien avait comblée vaille que vaille au fil des années, sous la forme d’un compromis avec sa propre conscience, elle venait de s’élargir brusquement, faisant voler en éclats toutes les formes de défense qu’il avait péniblement et patiemment édifiées.

C’était donc cela qu’Angelo se refusait à partager avec ses pairs. Qu’il ne pouvait accepter de laisser voir.

« Crois-tu que nous allons te juger ? » La voix de Dôkho s’insinua avec délicatesse entre les limbes de l’esprit de l’enfant. « C’est de cela dont tu as peur ?

- Personne ne peut savoir… A quel point je suis un monstre.

- Tu étais. » Corrigea la Balance, « Angelo, ce qui est fait ne peut être défait. Nul n’a le droit de te juger par rapport à ton passé. Tu n’es plus un enfant… Tu as grandi, tu as gagné ta place parmi nous. Chacun accepte l’homme que tu es devenu, avec tes doutes, tes peurs… et tes fautes. Tu n’as rien à craindre de nous.

- C’est si laid… Qui pourrait supporter ?

- Ceux qui ont confiance en toi. » Le regard de l’enfant se fit soudain attentif, tandis qu’il relevait la tête vers celui qui parlait dans sa tête avec tant d’honnêteté. Une lueur d’espoir peut être aussi, qui fit briller le bleu sombre encore inquiet.

« Tu es l’un des nôtres, Angelo. Personne n’en doute, ni n’en doutera jamais plus.

- Tu n’es pas seul. » Dôkho sursauta. Il n’y avait personne d’autre avec eux, pourtant la voix qui venait de se joindre à la sienne, il la connaissait. Celle de Shura. Comment le Capricorne avait-il réussi à les rejoindre ici, il n’en savait rien, mais toujours était-il qu’à son tour, il s’adressait à l’enfant.

« Je ne t’ai jamais jeté la pierre, Angelo. Pourtant, j’ai su tout ce que tu avais fait. Ce qui est important, c’est toi. Pas le reste. A ton tour d’avoir confiance en nous. »

Il y eut comme un flottement. Une hésitation infime. Puis le monde rouge disparut.

« Mais bon sang, tu vas te réveiller oui ?!

- Arrête de me secouer comme un prunier, abruti ! » Devant un Shura stupéfait, Angelo se dégagea brutalement de son étreinte, « Pas la peine d’en rajouter non plus… » Il se frotta les coudes en maugréant, tandis que l’espagnol jetait un regard par en dessous à Dôkho, qui haussa les épaules, sans masquer toutefois un sourire de soulagement. Shura reprit cependant très vite ses esprits :

- Peut être, mais en attendant si, au lieu de rouspéter, tu pouvais aller récupérer Mü…

- Mü ? Pourquoi ? Il est où ?... Et merde ! » Angelo venait se regarder dans la direction indiquée par Shura et ni une ni deux, il sauta au bas de l’éperon rocheux, cavalant comme un dératé dans la pente raide.


- Par tous les Dieux… » Dôkho venait de se rendre compte avec angoisse que le Bélier n’était plus qu’à quelques mètres de la large bouche obscure, dans l’ombre de laquelle disparaissaient les âmes désincarnées avec une régularité de métronome. « J’espère qu’il n’est pas trop tard. »

« Mais qu’est qu’il fout là-bas, ce con ! » Sans hésiter une seconde, Angelo traversa à plusieurs reprises le flot incessant de ce qui restait des êtres humains rayés de la surface de la terre, un flot qui se reformait instantanément derrière son passage. Toujours galopant, il amorça un virage serré avant de piler juste derrière Mü.

« Hé ! Arrête-toi ! » Il assortit son injonction par une emprise ferme sur le bras du Bélier, qui parut se figer l’espace d’un instant, mais sans se retourner.

« Mü ! » Mais contrairement à ce à quoi il s’attendait, Angelo se sentit entraîné vers l’avant avec une force irrépressible. La force du Puits, qui s’était emparée du responsable de la première maison. Quittant un quart de seconde le Bélier des yeux, Angelo jeta un coup d’œil devant lui ; il vit alors ce que Mü semblait poursuivre avec tant d’obstination.

« Ah ben celle-là, c’est la meilleure ! » Grommela-t-il entre ses dents, avant de reprendre plus haut :

« Excuse-moi vieux, mais là, tu ne me laisses pas le choix ! »

Impitoyable, le coude d’Angelo se leva et s’abattit sèchement sur la nuque du Bélier qui esquissa un oh de surprise avant de s’écrouler comme une masse contre le Cancer qui le rattrapa au vol. Passant un bras sous les épaules de son alter ego, il l’entraîna avec lui, remontant à contre courant les files infinies et grouillantes de clameurs désespérées, jusqu’à rejoindre Shura et Dôkho qui s’étaient rapprochés jusqu’à l’extrême limite au-delà de laquelle ils ne pouvaient s’aventurer.

Le Capricorne se précipita pour aider l’italien à transporter son fardeau. Angelo s’adressa alors à eux :

« On va voir si ce truc marche, maintenant. » Il eut un sourire amer, « J’ai besoin de vous deux pour qu’on puisse rentrer sans y laisser ma peau… et la vôtre. »

Ils n’eurent pas besoin d’explications supplémentaires. Malgré l’absence forcée de Mü, ils parvinrent sans trop de difficultés à se mettre en phase, avant de combiner leurs cosmos respectifs. Sous l’effet de la volonté du Cancer qui puisa dans l’énergie qui lui fut ainsi offerte, ils s’échappèrent enfin du Puits maudit.

Palais du Domaine Sacré, dans l’après-midi…

Elle était gelée. Pourtant les fenêtres grandes ouvertes laissaient le passage libre à une légère brise tiède des plus agréables, dont le souffle intermittent constituait la seule entorse au silence environnant. Passant devant l’ouverture pour aller se saisir d’un pull négligemment abandonné sur une chaise, elle jeta un coup d’œil à l’extérieur. Les jardins du Palais avait repris vigueur au sortir de l’hiver et le mois de mai avait mis aux arbres et aux massifs les couleurs tendres de la vie renaissante. Tout était si paisible… Une vision reposante après la dernière incursion que Rachel venait de s’imposer dans le surmonde. Etait-ce parce qu’elle s’y rendait quotidiennement à présent ? Il lui semblait que les Portes avaient atteint une sorte de stase, un état d’équilibre fragile mais persistant. Leur taille demeurait identique, bien que l’espèce de battement malsain et rougeoyant qui hantait ses nuits ne cessait de marteler les alentours. Non, ce n’était pas une impression. Les derniers rapports en provenance du général Corman corroboraient son analyse. Les évacuations de populations avaient été stoppées en même temps que la propagation de l’influence néfaste s’était tarie.

Le calme avant la tempête finalement… La dernière ligne droite que le Sanctuaire se devait d’embrayer avant qu’il ne soit trop tard.

Frissonnante, elle se glissa avec bonheur dans l’épais tissu de laine et tout en grignotant l’inévitable barre de céréales qu’elle gardait à portée de main pour chacune de ses plongées, elle observait les documents étalés devant elle d’un air absent.

Elle avait volontairement occulté cet aspect lors de la réunion de la veille, mais cela ne signifiait pas qu’elle l’avait oublié. Les Gardiens. Le récit que Shura lui avait fait, pour douloureux qu’il fut, avait par ailleurs confirmé certains aspects. Ce qui avait très certainement été des êtres humains à part entière à un instant donné de l’histoire de la planète n’était plus aujourd’hui qu’esprits désincarnés. L’âme elle-même les avait désertés. Ils n’étaient que des pantins à la solde des Portes… ou du moins, il s’agissait là de l’impression que cela donnait de prime abord. Mais aujourd’hui… Rachel ne pouvait s’empêcher de rapprocher les Portes du Sanctuaire, et les Gardiens des XII. Le lien qui avait été redécouvert entre le zodiaque et le Domaine Sacré était applicable dans l’autre camp.


Les Gardiens, parties intégrantes des Portes, ne pouvaient en être dissociés ; ils « étaient » les Portes en quelque sorte, et inversement. Mais dans ce cas… Elle se laissa tomber dans le fauteuil sous la fenêtre, regardant le ciel sans vraiment le voir. Ils auraient pu tuer Shura. A trois contre un, même avec son concours à elle, il n’aurait eu aucune chance. Alors pourquoi ? L’histoire entre le Sanctuaire et les Portes était longue, à l’image de ces guerres incessantes entre des ennemis séculaires qui en viennent à se connaître si bien qu’une sorte de respect mutuel finit par s’instaurer. Les Portes connaissaient forcément le moyen que le Sanctuaire était en mesure de déployer pour les contrer. L’absence d’un seul membre des XII et toute la belle théorie s’effrondrait aussi sûrement qu’un château de sable sous le soleil d’été. Cela serait si simple pour Elles… Elles n’ont pas de conscience lui avait expliqué son père. Mais cela suffisait-il à expliquer cette erreur tactique majeure à ses yeux ? Les Gardiens constituant des extensions directes des Portes, leur attitude quelque peu passive pouvait-elle être interprétée de la même manière ? Décidément, cette conclusion ne collait pas avec ce qu’elle en avait vu, et ce que Aiors, Aioros et Shura lui avaient raconté. S’ils étaient effectivement dépourvus d’âme, ils n’étaient pas non plus démunis d’intelligence. Ils savaient être la barrière à passer pour Les atteindre.

Ce qu’elle n’avait pas rappelé concernait l’affrontement préalable avec les Gardiens. Combien étaient-ils ? Elle n’en savait rien. Bartolomeo du Scorpion évoquait dans son journal une vingtaine d’adversaires, dont certains avaient été a priori définitivement rayés des listes à l’issue des combats. Si à chaque naissance de Portes, réussie ou ratée, quelques gardiens supplémentaires avaient trouvé une fin plus ou moins miséricordieuse, combien en restait-il aujourd’hui ? Saga et elle en avaient supprimé deux, elle en était quasi certaine. Le Lion et le Sagittaire, un de plus. Trois au total mais pour combien d’autres ? Cette inconnue la préoccupait depuis le début, mais son inquiétude se renforçait tant et plus, maintenant que tous avaient donné leur accord. Oui, elle s’en sentait responsable, au même titre que Saga. Il ne lui avait rien dit à ce sujet, mais elle savait qu’en son for intérieur le Pope n’avait pas non plus perdu de vue cet aspect. Ils allaient bien devoir en parler, à un moment donné, ou à un autre… Après tout ce serait à elle de prêter son assistance à chaque chevalier d’or confronté à un ou à plusieurs Gardiens. Et même si tout le monde parvenait à se mettre suffisamment en phase pour être opérationnels devant les Portes, les conséquences que risquaient d’avoir les combats préliminaires avec les Gardiens n’étaient pas prévisibles. Ou plutôt… l’honnêteté inciterait à dire qu’elles pourraient être néfastes.

Elle n’était pas aveugle. L’angoisse de Saga, devenue permanente, était alimentée par des idées noires qui tournaient inlassablement autour de ce conflit à venir. Mais reculer se servait plus à rien à présent. La fatigue serait là, la souffrance physique aussi, les doutes et les remises en question de la même manière mais elle se devait de se lier avec chaque membre des XII, pour pouvoir être à leurs côtés quand confrontés au néant qui constituait la force des Gardiens, ils n’auraient d’autre choix que de s’appuyer sur elle pour transpercer cette défense. Jusqu’où cette assistance drainerait-elle ses forces, elle n’en avait pas la moindre idée. Tout ce qu’elle espérait, c’était qu’il lui en restât suffisamment pour assurer sa dernière mission. En face des Portes.

Elle sursauta, percevant tout à coup une pression mentale à la recherche d’une communication.

« Dôkho ? C’est toi ?

- Oui, Rachel… Pardonne moi de te contacter de cette façon, mais pourrais tu me rejoindre chez ton père ?

- Bien sûr mais…

- Je t’y attends. »

Résidence des Dothrakis, Sanctuaire…

« Andreas ? »

Le vieil Antinaïkos descendait les escaliers, chargé d’un sac, lorsque Dôkho pénétra dans l’ancienne demeure des Dothrakis. Sans même lui condescendre un regard, Andreas passa à côté de lui, se dirigeant vers la porte restée ouverte.

« Où vas-tu ?

- D’après toi ? Je m’en vais. Il est assez clair que ma présence n’est plus requise. De toute manière, ce Sanctuaire n’est plus qu’un souvenir… et je n’ai plus de fils. »

Il s’était arrêté, pour contempler la Balance d’un air signifiant que lui comme les autres étaient à mettre dans le même panier.

- Qu’est ce que tu veux Dôkho ? » Nathan, lui, contemplait son compagnon depuis le haut des marches, un voile de tristesse teintée de résignation au fond des yeux. Il avait tenté de le retenir, mais rien n’y avait fait. Il n’avait pas su trouver les mots.

- Vous parler, à tous les deux… ainsi qu’à Rachel.

- Pour quoi faire ? Tout a été dit, il me semble.

- Non Andreas. Malheureusement. »

L’inconstance de l’équilibre. Une notion si facilement occultée quand de tout temps le seul élément tangible auprès duquel elle se sentait en paix avait toujours démontré sa solidité et sa sagesse... Mais le trouble indéfinissable que Rachel avait perçu en filigrane la veille au soir au Palais n’avait pas disparu du cosmos de Dôkho. Et à présent débarrassé du bruit de fond constitué par la réunion des chevaliers d’or, il n’en paraissait que plus fort, ainsi esseulé au milieu d’eux, Nathan, Andreas et elle-même.

La fissure dans l’habituelle sérénité de la Balance était béante. Elle se rendit compte qu’elle n’était pas la seule à la percevoir, le regard de son père allant de l’un à l’autre, fébrile, tandis qu’Andreas, pourtant drapé dans son immobilité rigide, sa main crispée sur l’anse de son sac, se raidissait un peu plus à chaque seconde déroulant le silence lourd qui s’appesantissait au milieu d’eux.

« Dôkho… Je suis là. » Fit-elle, jetant un regard en biais au père des jumeaux, jugeant inutile de demander la moindre explication à ce qui ressemblait fort à une fuite. « De quoi veux-tu donc nous parler ? »

Lui qui n’avait pu encore trouver le courage de regarder la jeune femme en face finit par lever les yeux vers elle. Son cœur se serra. L’enfant puis l’adolescente qu’il avait connue avait depuis longtemps disparu, happée par la douleur qui à son tour avait marqué le visage parfait de stigmates indélébiles, ceux qui témoignaient d’une souffrance sourde mais continue. Il constata amèrement qu’elle n’en était devenue que plus belle. Une beauté tragique. Aujourd’hui, il savait que ce qu’il allait dire serait difficile à entendre, à comprendre, pour ces trois-là persuadés de porter une croix qu’ils avaient eux-mêmes fabriquée et alourdie au fil des années par leurs propres actes. Il ne pouvait se taire. Sans doute une part d’égoïsme résidait dans sa décision, devant le poids de ce secret qui lui était échu. Mais Dôkho ne perdait pas non plus de vue qu’il ne serait pas en mesure de conserver bien longtemps le silence. Pas lorsqu’il savait que très bientôt son propre cosmos, sa propre existence serait diluée avec celles de ses pairs pour se joindre à l’héritière Dothrakis qui lirait en lui comme dans un livre ouvert.

Quoi qu’il arrive dorénavant, le mensonge n’était plus de mise.

« J’ai eu un contact avec Shion… Dans le surmonde. »

- Shion ? » Réfrénant son premier mouvement de surprise, Rachel scruta la Balance avec attention. Comment était-ce possible ? Mort depuis quinze ans, l’ancien Pope devait errer dans un niveau spirituel totalement inaccessible aux mortels. Seule une maîtrise exceptionnelle de sa propre conscience pouvait éventuellement mener un être vivant à s’aventurer au-delà des limites permises, et encore, pas sans risquer d’y perdre la vie. Ou pire encore : d’y rester prisonnier. Elle connaissait les capacités hors du commun de Dôkho mais doutait cependant qu’il fut capable d’une telle prouesse. Comme s’il avait suivi le fil des pensées de la jeune femme, la Balance inclina la tête vers elle :

- Non, c’est lui qui est venu à moi…. J’avais des questions à lui poser.

- Quelles questions ? » Le ton rogue d’Andreas résonna sous les hauts plafonds de la demeure Dothrakis. La méfiance au fond de ses yeux émeraude était cette fois entièrement tournée vers Dôkho, il paraissait avoir oublié jusqu’à la présence de son vieux compagnon et de Rachel. Cette dernière ne put s’empêcher de constater à quel point le père et le fils aîné partageaient réactions et habitudes, jusque dans leurs attitudes physiques.

Cela aurait pu la faire sourire si les circonstances avaient été différentes. Seulement si. Pour l’heure, elle en fut plus agacée qu’autre chose. La mise au point unanime des XII avait contribué à renvoyer Andreas derrière les limites qu’il ne cessait de franchir depuis son retour, mais avait aussi sans nul doute renforcé la suspicion que ce dernier entretenait vis-à-vis de ceux qui tenaient les rênes du Sanctuaire, suspicion qui s’était allègrement étendue à l’ensemble des chevaliers d’or. Certes, Nathan n’était pas en reste, même s’il conservait une attitude un peu plus… circonspecte.

- Celles dont les réponses ne vont pas te plaire. » La réponse sèche de Dôkho était éloquente. Il aurait aimé ménager Rachel, mais la présence d’Andreas lui portait sur les nerfs, lui qui n’avait jamais eu de cesse que de contenir ses humeurs sans difficulté majeure… sauf quand un élément extérieur redondant et irritant finissait par le pousser dans ses derniers retranchements.


Détachant son attention du père des jumeaux, la Balance eut un profond soupir, de ceux qui précèdent une explication qui va être longue… et douloureuse. Un dernier regard à la jeune femme qui lui faisait face, sa tête légèrement penchée en signe d’inquiétude, un dernier coup d’œil à Nathan qui avait fini par s’asseoir à l’autre bout de la pièce…

« Shion avait compris pourquoi les défaites du Sanctuaire face aux Portes n’ont pas cessé de s’enchaîner au cours des derniers siècles. » Commença-t-il, légèrement hésitant, « Il savait aussi qu’Elles allaient revenir. Alors, il a agi. »

- Agi ? Comment ça, “agi” ? Il est mort depuis quinze ans ! » Stupéfaite, Rachel l’observait, un soupçon de doute au fond des yeux. Mais lorsqu’elle croisa ceux de Dôkho, ce qu’elle y lut la liquéfia. Ce n’était que certitude. En un éclair, elle se revit, penchée sur ces documents que Shion lui-même avait confiés à la Balance, tout en l’enjoignant de demeurer loin du Sanctuaire… Ces feuilles annotées d’arbres généalogiques, d’événements passés, mais dont tout le propos pourtant à première vue sans grand intérêt tournait autour des générations qui s’étaient succédées au Sanctuaire… ces mêmes générations dont ils étaient les derniers représentants. Les derniers. La chaleur persistante qui pulsait sous la peau de son poignet se rappela tout à coup à son bon souvenir. Et avec elle les images de sa plongée dans le passé, le défilement des Portes, toutes celles qui étaient nées à un instant donné de l’histoire de l’humanité, et contre lesquelles le Sanctuaire s’était à chaque fois opposé. La montée en puissance des Portes ne lui avait pas échappé lors de son périple temporel ; ou était ce plutôt la déchéance des forces du Sanctuaire ? Les deux sans doute.

Ses yeux s’agrandirent. La logique de tout cela…

« … L’humanité de ceux qui avaient justement choisi de la défendre s’est peu à peu dissipée, au fur et à mesure que les pouvoirs de l’ensemble de la chevalerie ont gagné de l’ampleur au fil des siècles. » La voix de Dôkho lui parvint par delà les brumes de ses réflexions, et Rachel reporta tant bien que mal son attention sur lui, « La puissance du Sanctuaire est devenue telle que l’ensemble de ses membres et plus particulièrement les chevaliers d’or se sont détachés des hommes. Pendant ce temps-là les Portes se sont nourries de l’évolution… Le jour est arrivé où le Sanctuaire, malgré les forces qui s’y étaient concentrées, n’a plus été en mesure de s’opposer aux Portes avec succès. Parce que sauvegarder l’humanité a cessé de dépendre uniquement d’un don divin.

- Qu’est ce que tu veux dire Dôkho ? » Nathan, qui était resté silencieux jusqu’ici, ne quittait pas du regard la Balance depuis le début de son exposé. Rien cependant dans son visage ne laissait présager des pensées qui l’agitaient.

- Simplement qu’aujourd’hui seuls des hommes peuvent venir au secours de leurs semblables, alors que les Portes ont atteint un niveau de puissance encore inégalé.

- Je ne vois pas ce que Shion vient faire là-dedans…

- Andreas… Les Portes de cette génération ne DOIVENT pas s’ouvrir. Parce que si Elles s’ouvrent, il n’y en aura plus jamais d’autres après. Il n’y en aura plus parce que cette planète aura été définitivement nettoyée de l’humanité qui la peuple. Il n’y pas d’autre alternative. Le Sanctuaire DOIT impérativement vaincre, ce qu’il n’a pas fait depuis cinq cents ans. Cela, Shion l’a vu. Il savait. Il a… Il a fait ce qu’il estimait nécessaire pour redonner au Sanctuaire une chance de réussir. »

L’amertume qui résonna derrière ces mots n’échappa à personne dans la pièce. La tristesse aussi, l’impuissance. Et alors qu’une part de son esprit en intégrait le ton, Rachel réfléchissait à toute allure à leurs implications. Le dernier rempart… Les derniers de leurs familles… La fin de tout. D’un côté, ou de l’autre. Ou les deux.

« A ses yeux, seuls des chevaliers capables d’humanité sont en mesure de réussir. Mais Shion savait que le Sanctuaire tel qu’il était encore quinze ans auparavant ne le permettrait pas. Il a alors décidé de lui donner une dernière impulsion avant de disparaître.

- Qu’est ce que tu es train d’essayer de dire ? Qu’il savait qu’il serait assassiné par… » Les lèvres amincies par la colère, Andreas s’était rapproché de Dôkho.

- Oui. Shion a utilisé le ciel pour connaître l’avenir. Et pas seulement le sien. Rachel… » Ignorant Andreas, la Balance se tourna vers l’héritière Dothrakis qui s’était brutalement figée, « Shion a cherché à connaître les destins possibles, pour chacun d’entre vous. D’entre nous. Il a fait en sorte que pour la plupart, la vie que nous avons menée nous confronte à cette humanité que nous avions perdue.

- Il nous a…

- Manipulés. Oui. Tous, ou presque. »

L’humanité… Avec ses doutes, ses souffrances, ses peines, le lot des hommes à partir du moment où ils ouvrent les yeux sur l’extérieur, dépourvus dès le premier jour de la protection maternelle, livrés à ce monde avec lequel ils vont devoir se débattre pour survivre, à chaque instant…

Un vide atroce creusa soudain son corps. Son ventre. Son cœur. Rattrapée par les images, mais aussi par les sons, elle agrippa le dossier de la chaise à côté de laquelle elle se tenait debout, pour ne pas se laisser choir. Ses ongles labourèrent le bois. Le déferlement de douleur broya ses entrailles, son esprit, lui coupant le souffle. Sourde, aveugle, elle luttait avec la dernière énergie pour se maintenir, pour ne pas se laisser une fois de plus noyer par le chagrin, la colère, la haine… La haine !

Le haut de la chaise vola en éclats. Dôkho, brutalement repoussé par une décharge d’énergie brute, rejeta précipitamment en arrière la main qu’il était sur le point de poser sur l’épaule de la jeune femme.

Alors elle releva la tête. Et devant ses yeux étrécis qui avaient pris la couleur de l’or en fusion, la Balance perçut pour la première fois de sa vie une terreur irraisonnée, de celles qui prennent à la gorge face à la puissance sans limite de l’inconnu.

« Rachel !... » Le cosmos de Nathan se déploya, emplissant la pièce d’une lueur platinée et froide, tandis que de toutes ses forces, il tentait de maîtriser l’énergie dévastatrice que sa fille venait subitement de laisser exploser.

Il y parvint. Comment, seuls les Dieux devaient détenir la réponse à cette question, mais peu à peu la tension électrique qui avait subitement jailli s’assourdit, s’apaisa, les poignets de Rachel toujours fermement enserrés entre les doigts de Nathan. Elle leva sur lui un regard où le bleu de la nuit regagnait ses droits sur l’or et souffla d’une voix frémissante :

« Toi… C’est toi qui as refusé que Dimitri soit élevé au Sanctuaire ! C’est toi, n’est ce pas ?

- Je… » Ebranlé, le père de la Dothrakis regarda tour à tour Andreas, dont le visage avait définitivement tourné à l’orage, puis Dôkho : « J’ai pris cette décision, oui…

- Mais sur les conseils de Shion. N’est ce pas Nathan ?... N’est ce pas ?

- Dôkho, tu étais là ! Je ne savais pas quoi faire. J’étais prêt à faire venir Dimitri jusqu’ici, après tout, il était aussi mon fils, mais Shion craignait que deux héritiers Dothrakis de la même génération au Sanctuaire ne génèrent des difficultés supplémentaires… Il y avait aussi ma femme… je ne lui ai pas rendu la vie facile, et je pensais que… » Il reporta son attention sur le visage désespéré de sa fille. « Je n’aurais jamais imaginé que les choses tournent de cette façon. » Murmura-t-il, « Jamais. Si j’avais pu savoir, je…

- Shion, lui, savait. » Asséna la Balance avec plus de dureté qu’il l’aurait voulu. « Il savait aussi que l’un de tes deux fils l’assassinerait, Andreas. Depuis leur naissance. C’était écrit. Et il a laissé faire. » L’écho mat d’un sac tombant sur le sol dallé résonna dans le silence. « Alors… s’il t’a traversé l’esprit que tu pouvais avoir la moindre responsabilité dans ce qui est arrivé, je te rassure : tu as été manipulé, comme les autres.

- C’est impossible ! » Dôkho vit la main furieuse d’Andreas fuser vers son cou, mais l’écartant au dernier moment, enserrant le poignet avec son poing.

- Oh si. Et il t’a laissé les élever comme tu l’as décidé, leur inculquant la notion de leur importance, de leur supériorité, de leur toute puissance, sachant que cela mènerait immanquablement à cette conclusion.

- Je n’ai jamais voulu ça ! Je voulais qu’ils soient forts, oui, mais pour représenter dignement le Sanctuaire, pour le défendre, ensemble ! » Andreas était sincère. Malgré sa colère, malgré sa frustration, ses mots tombaient justes. Il avait été profondément blessé des actions de son aîné, car il croyait vraiment avoir fait de lui un enfant exemplaire… et il obtenait ce résultat atroce et honteux.

- Rachel… C’est ton départ avec le Dragon qui a précipité les événements. Mais tu le sais déjà n’est ce pas ? » Chancelante dans les bras de son père, encore assommée par la douleur, elle ne put avoir qu’un misérable signe d’assentiment.

« Si tu n’étais pas partie, alors il est possible que tout cela ne soit jamais arrivé. » Continua Dôkho avec plus de douceur. « L’amour que Saga a toujours eu pour toi marquait ses limites. C’est aussi pour cette raison que Shion a favorisé ta rencontre avec Shiryu, ainsi que ton départ. Sans cela, peut être que Saga ne serait jamais passé à l’acte… Quant à Aioros… » La Balance haussa les épaules, avec lassitude. Immolé lui aussi. Une jeunesse et une vie gâchées. Parce qu’il fallait une victime expiatoire.

Le gouffre grignotait l’espace sous ses pieds à une vitesse affolante. Sous l’effet d’un profond vertige, ses jambes se dérobèrent et ce fut Nathan qui la guida, ou plutôt la traîna jusqu’au fauteuil qu’il avait quitté. Dôkho parlait de nouveau, mais le battements du sang à ses tempes empêchait la jeune femme de l’entendre. Tout cela… tout cela en vain ? Ces vies, ces années qui étaient en train de perdre tout leur sens, de se vider de leur substance, pour n’être rien de plus que des coquilles vides ! Tous ses actes, ses sentiments, ses larmes n’étaient-ils donc dus qu’à un seul homme qui avait joué avec les fils de sa destinée ? La sienne, celle de Saga ? De qui d’autre encore ?

« … Et j’ai aussi compris pourquoi il m’avait écarté du Sanctuaire. J’aurais pu intervenir et arrêter Saga. Déjà quelques années auparavant, je m’inquiétais de ce que devenaient les jumeaux, notamment suite à ta pseudo disparition, Andreas.

- C’est ce soir là que Shion m’a expliqué pour les Portes. Qu’il m’a demandé de me faire passer pour mort, et de revenir au moment où Elles seraient prêtes de s’ouvrir. Pour reprendre la direction du Sanctuaire à l’issue de la bataille. Je me rappelle avoir accepté parce que… Je ne sais plus. J’étais blessé, Sofia venait de mourir et… je savais que je pouvais confier Saga et Kanon à mon propre père.

- Je n’ai su la vérité que quelques mois plus tard… » Avoua Nathan à la suite de son compagnon de toujours. « J’étais réellement persuadé qu’Andreas était décédé ce jour là. Shion m’a alors fait comprendre que moi aussi je devrais disparaître, pour les mêmes raisons… mais je me rends compte qu’à la vérité, il souhaitait nous écarter du Sanctuaire, tout comme toi. »

Les mots transperçaient l’héritière Dothrakis, comme autant de lames empoisonnées. Tous… Tous ! Mais par delà cette cruelle vérité, une autre se faisait jour, plus monstrueuse encore.

« Il… Shion, il voulait que vous dirigiez le Sanctuaire… après ?

- Oui Rachel. » Son regard embrumé se tourna vers Andreas, qui paraissait avoir subitement perdu la carapace arrogante qu’il arborait depuis son retour. Un vieillard. Usé et fatigué, voilà ce que la réalité lui avait réservé comme sort.

- Dôkho… » Les traits de la jeune femme se crispèrent une fois encore. « Ces documents… C’est cela n’est ce pas le message de Shion ? Il pensait que nous mourrions tous, et a cru… Oh par tous les Dieux… il a cru que si aucun d’entre nous n’avait de descendance, alors il serait plus facile de… Pour nous, de… »

L’horreur pure remonta en elle telle une vague puissante et implacable, agitant ses épaules, faisant trembler ses lèvres, ses mains, ses doigts, sous l’emprise d’une crise névrotique imminente. Cette fois, il n’y avait plus de sol, mais le vide pour unique point d’une chute longue et infinie. Sacrifiés…

« Mais il s’est trompé ! » Deux mains puissantes agrippèrent ses coudes et son regard vide effleura le visage douloureux de Dôkho. « Il s’est trompé tu m’entends ?! Nous n’allons pas mourir. Personne ne va mourir… Le Sanctuaire vivra ! »

Vivre ? Mais comment ? Comment accepter que jusqu’ici tout n’ait été que mensonge et manipulation, que rien de tangible et de réel ne s’était déroulé, qu’elle n’avait eu aucune maîtrise de sa propre existence ? Qu’elle n’avait pas vécu, sauf pour souffrir ?

« C’est à toi d’écrire ta vie désormais. A toi, et à nous. Tes choix, et non plus ceux que quelqu’un a faits pour toi. Si nous parvenons à vaincre, alors nous aurons montré ce que l’homme vaut vraiment. Nous ne sommes pas des pantins. Tu n’es pas un pantin. Tu ne l’es plus, Rachel… Je t’en prie, crois-moi ! Votre deuxième chance est là… »

Une deuxième chance ? Quand la première n’avait jamais pris corps ? Alors, une chance, oui, peut être… sur les débris coupants et acérés d’un désastre. Elle releva la tête, observant tour à tour ceux qui avaient subi les manœuvres insidieuses d’un seul homme au nom du Sanctuaire. Parce que cela, au-delà de l’infamie, elle le percevait avec une acuité glaciale. Il n’était plus là pour juger des aboutissants de ses actes, mais Shion avait réussi au-delà de ses espérances les plus folles. Elle se sentait humaine. Plus humaine qu’elle ne l’avait jamais été.

Lentement elle se dégagea de l’emprise de Dôkho pour se redresser, et se mettre de nouveau debout.

Ce fut d’une voix cassée qu’elle finit par dire :

« Tout cela… doit rester entre nous. Personne ne doit savoir la vérité. Je refuse que ceux qui souffrent encore aujourd’hui soient confrontés à une telle réalité. Il subsiste encore trop de silences et de douleurs pour que cela leur soit asséné.

- Rachel… Je me devais de te le dire. Tu comprendras que…

- Je sais Dôkho. Merci. Papa… » Les mains du père et de la fille se joignirent. « Peut être ne cesserai-je jamais de t’en vouloir pour la naissance de Dimitri, mais ce n’est pas toi qui les as tués. » Nathan baissa les yeux, malheureux. « Je me suis vengée, tu sais… » Rachel se tourna enfin vers Andreas qui, les bras ballants, regardaient les êtres présents totalement désorienté.

« Ne t’en vas pas. Cela ne changerait rien… justement. »

Le vieil Antinaïkos hocha la tête, après une hésitation. Il ne décrocha pas un mot.

Le soleil était toujours là, éclatant de lumière au dessus du Domaine Sacré. Rachel, qui avait pris un chemin de traverse, finit par s’arrêter au beau milieu du chaos minéral surplombant les temples qui s’étageaient sous elle. Son regard erra jusqu’au petit cimetière qui marquait la sortie de l’enceinte.

« Je devrais te haïr Shion… Pourtant, ma haine, je l’ai réservée à une autre personne que toi. Et sans doute pas celle que tu pourrais imaginer… Non, à vrai dire, je crois que te détester pour ce que tu as fait serait de trop. Je te connaissais bien. Ce que tu nous as infligé te torture aujourd’hui. Cette humanité que tu nous as imposée, tu l’as aussi amplement mérité. Puisses-tu ne jamais reposer en paix. »

Temple du Bélier, Sanctuaire, un peu plus tard dans la soirée…

« Tu es vivant ? »

La voix acerbe d’Angelo retentit, sa haute silhouette se profilant dans l’ombre de la porte des appartements de Mü, laissée entrouverte. Quelques volutes de fumée bleue marquèrent son sillage, tandis qu’il s’avançait sans attendre l’invitation du maître des lieux, saisissant une chaise pour la retourner face à lui, avant de s’y installer à califourchon.

Sans un mot, le Bélier le regardait faire. Installé, ou plutôt enfoncé dans un fauteuil qui devait être aussi vieux que le Sanctuaire, le mauve vigilant de ses yeux en alerte, il ne put cependant réprimer la grimace qui tordit imperceptiblement ses traits, quand il tourna la tête vers son visiteur. Tout en levant sa main vers sa nuque pour la masser, il commenta sans aménité :

« Tu n’y es pas allé de main morte.

- C’est ça, vas-y, râle. Tu veux peut être que je te renvoie là-bas, histoire de vérifier qu’un malheureux torticolis vaut mieux que le grand plongeon ?

- Je ne trouve pas ça drôle.

- Moi non plus, figure-toi. Ca ne m’a pas spécialement amusé de te taper dessus, malgré toutes les fois où ça m’a démangé… avant. » Le front habituellement lisse du Bélier se plissa sous la contrariété :

- Si tu ne nous avais pas envoyés là-bas, rien de tout cela ne serait arrivé.

- Mü… Ne me prends pas pour un imbécile. » Claquant dans le silence, les mots d’Angelo résonnèrent sous le haut plafond. Une flamme crépita quand une seconde cigarette vint remplacer le mégot que le Cancer écrasa avec méthode au fond du cendrier. « Comme si j’avais eu la puissance nécessaire de nous catapulter tous les quatre au Puits des Morts… Corps et âme qui plus est. Alors ne viens pas me reprocher ce à quoi tu as contribué, merci. »

Ils s’affrontèrent du regard, durement. Mü aurait dû se douter que sa manœuvre ne passerait pas inaperçu, pas avec Angelo en tout cas. Il fut le premier à se détourner de leur duel silencieux, avant de se mettre debout dans un soupir :

« Je vais faire du thé. Tu en veux ?

- Café plutôt.

- Jamais pénible hein…

- Tu me connais ! »

L’italien n’était pas du genre à lâcher prise et Mü ne fut pas à proprement parler surpris de la question qui l’attendait à son retour, encombré qu’il était par les tasses.

« Et… Je peux savoir pourquoi ? Ah merci. » Angelo écarta négligemment le sucre proposé, avant de tremper ses lèvres dans le breuvage amer et brûlant, « Non, en fait, pourquoi, ça, je crois que j’ai deviné… Alors, c’était qui, cette fille ? »

Si le Bélier n’avait pas eu un mal de chien dans le cou et dans les épaules, il aurait éclaté d’un rire désespéré. Décidément, rien n’échappait à Angelo. Malgré l’urgence de la situation, il avait quand même réussi à mettre en branle ses dons d’observation suffisamment longtemps pour détecter LE détail, celui avec lequel il allait le poursuivre s’il n’y coupait pas court le plus tôt possible. Pour l’heure, il esquissa un geste vague comme pour écarter le sujet, avant de reporter son attention sur son hôte. S’il s’attendait à voir l’habituel sourire ironique qu’Angelo arborait la plupart du temps, il en fut pour ses frais. Le Cancer l’observait avec attention, d’un air sérieux presque accidentel. Ce fut par une question que Mü répondit, lentement :

« Dis-moi Angelo… Les âmes là-bas… Rejoignent-elles toutes un jour leur dernière demeure ? »

La tasse de café marqua un arrêt à mi-chemin entre la table et sa destination finale.


Un arrêt bref, avant que le Cancer n’y replonge, les yeux rivés sur la surface noire et fumante :

- Oui. » Mentit-il. « Bien sûr. Qu’est ce que tu croyais ?

- Oh… Rien. Je me posais la question. »

Pendant de longues minutes, ils demeurèrent silencieux, la cuillère de Mü tournant dans le thé dans un mouvement régulier et hypnotique, tandis qu’Angelo, le regard perdu à l’autre bout de la pièce achevait sa tasse sans un mot.

« Angelo ?

- Oui ?

- Merci.

- Pas de quoi. »

L’italien s’était levé et se préparait à réintégrer le quatrième temple quand la porte des appartements de Mü s’ouvrit sur la nuit. Surpris, tous deux scrutèrent les ombres, avant d’en voir émerger le Capricorne. Il était livide.

« Ma sœur, Imma… »

Shura ne reconnut pas sa propre voix, tandis que ces quelques mots lui échappaient. Il ne savait même pas ce qu’il faisait là, en pleine nuit, devant ces deux hommes. Tout ce qu’il voyait, il ne le décelait qu’au travers du brouillard incessant qui l’accompagnait depuis qu’il avait été mis au courant par Rachel, et aucun son ne lui parvenait, si ce n’était étouffé, sans aucun sens. Tel un automate, il se dirigea pourtant vers la chaise qu’Angelo avait tirée à son attention, et il vit à peine Mü disparaître quelques instants avant de revenir et de poser devant lui une tasse fumante dans laquelle flottaient des feuilles brunâtres et de forme étrange. Il voulut parler, mais l’index impératif du Bélier l’en empêcha tandis que la voix de Mü lui parvenait, presque déformée par l’éloignement :

« Tais-toi. Bois ça. »

Dôkho savait déjà, Angelo et Mü le lurent sur son visage quand il les rejoignit à son tour. Sans un mot, la Balance s’attarda un instant derrière Shura, avant de poser brièvement une main sur son épaule.

« Ca s’est passé pendant que nous étions au Puits des Morts. C’est pour cela qu’il n’a rien deviné.

- Les Gardiens ?

- Non. »

Angelo hocha la tête. De toute manière, ça n’aurait rien changé, si ? Non. Bien sûr que non. Toute la question était de savoir si Shura était conscient de la cruelle vérité.

Le Capricorne finit par obtempérer à l’injonction de Mü, mais sans en être réellement conscient. Peu à peu, le tremblement de ses mains autour de la tasse s’apaisa, jusqu’à en être réduit à quelques sursauts incontrôlés. Le silence l’entourait.

« Ils l’ont trouvée ce matin… Elle… Elle s’est pendue. » Chaque mot qu’il prononça jaillissait au prix d’un effort dont il ne se serait jamais cru capable. Un fer incandescent qui lui aurait fouaillé les entrailles n’aurait pas été plus douloureux que cette phrase qui le brûla au plus profond de lui-même.

« Ils n’avaient pas menti. » Sa voix se réduisit jusqu’à n’être plus qu’un souffle rauque. « Ils avaient dit que je perdrai ce qui m’était cher…

- Shura… Même si tu étais resté, tu sais très bien que… »

Angelo ne continua pas sa phrase. L’espagnol venait de se lever pour aller jusqu’à la fenêtre que Mü avait laissée grande ouverte sur la nuit, leur tournant le dos à tous.

« J’ai été tellement naïf. Comment ai-je pu croire un seul instant que ma vie demeurerait comme elle l’avait toujours été, malgré mon éloignement, malgré l’entraînement, malgré tout ça… je n’ai jamais voulu m’éloigner d’eux et voilà le résultat. Ma sœur… » Le poing du Capricorne se referma lentement le long de sa cuisse. De nouveau sa voix leur parvint, étouffée :

« Pour nous, une famille ne devrait pas exister… Ni amis, ni femmes. Nous leur faisons trop de mal. Je n’aurais pas dû… Pourquoi m’a-t-on laissé faire ?!

- Ne dis pas ça. Ce que tu es aujourd’hui, tu le dois à ta famille. Tu as cette chance…

- Une chance Mü ? Alors que trois d’entre eux sont morts à cause de moi, et tu me parles de chance ?! » Shura venait de se tourner à demi, et son profil en lame de couteau se détachait sur la nuit pâlie par la Lune. Nul n’avait accès à son regard, plongé dans une ombre sans fond.

- Une personne que j’aimais est morte. La seule que j’ai jamais eue à mes côtés, et que je n’aurais jamais plus. J’ai souffert, j’en souffre encore… mais aujourd’hui je ne regrette pas de l’avoir aimée. Même si cela n’a pas suffi à la sauver.

- Personne ne t’a demandé de choisir.

- Le choix, je me le suis imposé. Je ne saurais jamais si je me suis trompé ou pas. Je croyais que c’était le cas d’ailleurs mais maintenant, j’en suis beaucoup moins sûr. »

La tension qui émanait de Mü était palpable, et persista, même lorsque Shura se détourna à nouveau. Par delà sa détresse, le Capricorne perçut toute l’honnêteté dont venait de faire preuve son alter ego, en lui dévoilant cette partie de sa vie sur laquelle il avait au demeurant menti. Mais détenait-il pour autant la vérité ? La seule qui méritât sa considération, son adhésion pleine et entière ? Celle en laquelle il avait cru toute sa vie avait commencé à vaciller sur ses bases quelques jours plus tôt pour s’écrouler en cet instant aussi irrémédiablement qu’un château de cartes soufflé par une brise malencontreuse et inattendue. Un vide atroce avait pris la place de son cœur. Il n’avait plus de repères. Plus rien.

« Il n’existe pas qu’un seul chemin. » La voix paisible de Dôkho s’éleva à son tour, « À vrai dire… il en existe autant qu’il y a d’hommes dans ce monde. Ta vérité, c’est celle que tu t’es fixée, malgré les obstacles, les tiens et ceux qu’on a mis en travers de ta route. Ne t’en détourne pas.

- A quoi bon ? Cela ne me mènera plus nulle part à présent…

- Et ta promesse ? »

Angelo. Sa question avait claqué durement dans le silence et bien malgré lui, Shura sursauta. Il ne lui en avait pas parlé pourtant… La présence de ces trois cosmos qui l’entouraient en cet instant, ses pas qui l’avaient mené jusqu’ici comme pour se rapprocher de ce qui avait fait partie de lui l’espace de quelques heures, ce besoin irrépressible de retrouver cette forme curieuse mais bien réelle de chaleur humaine, tout cela n’était que la résultante inattendue mais ô combien logique de leur expérience de la matinée. Et il ne pouvait en écarter le fait que ses pensées les plus profondes et les plus intimes s’étaient mêlées à celles de ses compagnons pendant ces quelques instants où l’équilibre parfait les avaient unis en une seule et même entité. Si Angelo savait, les autres aussi, certainement.

« Cette promesse que tu as faite à ta sœur… C’était quoi ? Du vent ? Ca aussi, ça ne compte plus ? Shura, je ne te connais pourtant aucun talent pour le mensonge… »

Une femme avait souffert de la perte de tout ce qui constituait son existence. Souffert au point de ne plus trouver le courage nécessaire pour y survivre. Combien d’autres allaient être confrontées à la pire des souffrances si lui-même ne parvenait pas à se raccrocher à son idéal, s’il se laissait choir à son tour vaincu par la lâcheté que toute douleur abrite en son sein ? Mais bon sang que cela faisait mal…

Comme une lame trop solide d’avoir été forgée dans le feu de certitudes aveugles se brise contre la roche sombre de la réalité, un sanglot unique le cassa en deux, lui ôtant le souffle, mais libérant en lui une force salvatrice, qui déferla en une vague infinie. La force de l’humanité.

Temple des Poissons, pendant ce temps…

Thétis se retourna une nouvelle fois dans son lit, ses draps en désordre s’emmêlant entre ses jambes nues. Elle avait perdu le compte de ses tentatives pour s’endormir, résignée à ce que son esprit ne lui accorde pas la paix à laquelle elle aspirait tant. Shura. Elle avait beau faire, elle ne parvenait pas à faire abstraction de ce cosmos en peine qu’elle ressentait bien malgré elle. Dans un ultime soupir, elle finit par se redresser, et d’un pas lent, sortit de ses appartements pour traverser son temple jusqu’au porche éclairé faiblement par la lueur bleutée de la Lune. Elle posa une main sur la colonne fraîche à côté d’elle, tout en fermant les yeux. Non, Shura n’était pas chez lui, mais tout en bas du domaine sacré, chez le Bélier.

Elle se devait pourtant de le rejoindre, pour l’apaiser et dans le même temps assourdir cette douleur qu’elle percevait sans répit, avant qu’elle ne devienne sienne. Elle amorça la descente des quelques marches de son temple… puis s’arrêta. Surprise. Soulagée. Mü avait pris le relais. Une douce pulsation venait de recouvrir l’aura du Capricorne, l’enveloppant d’une douceur extrême et empreinte de calme. D’autres aussi étaient là, elle reconnut Dôkho… mais aussi Angelo. Un mince sourire lui échappa. Alors, elle tourna les talons. Elle pouvait dormir à présent.

© Vanina BERNARDINI - 2006