Chapitre 26

 

Demeure des Antinaïkos, Sanctuaire, le lendemain matin…

Le grincement du volet qu’il refermait lui arracha un soupir. Saga avait fait ce qu’il avait pu au cours des quinze dernières années pour maintenir la demeure familiale dans un état à peu près acceptable, mais les siècles jouaient décidément contre lui. Il ne restait pourtant pas grand-chose de qu’avait été l’antique bâtisse à son origine, les générations successives ayant modifié et remodelé la structure au gré des époques. Néanmoins aujourd’hui, cette maison accusait son âge vénérable.

Régulièrement, il y revenait, tant pour juger des dégâts du temps que pour l’aérer et maintenir un semblant de vie entre ces murs. La réapparition subite d’Andreas, pour désagréable qu’elle fut, l’avait incité à faire rouvrir la demeure, pensant que son bien-aimé père l’occuperait. Ce dernier n’avait pas poussé la correction jusque là. Les housses sur les meubles n’avaient pas été déplacées, les ombres dans les coins avaient définitivement gagné leur combat, malgré les rayons de l’aube qui arpentaient timidement le parquet poussiéreux.

Le glissement feutré d’un pas derrière lui ne l’empêcha pas d’ouvrir l’avant dernière fenêtre du rez-de-chaussée pour en raccrocher les persiennes.

« Qu’est ce que tu fais là ? » Se contenta-t-il de demander, sans même se retourner.

Andreas ne répondit pas. S’avançant encore de quelques mètres dans l’immense salle à manger, il se planta au milieu, son regard errant dans la pièce sans but particulier. Sa voix finit néanmoins par résonner sous les hauts plafonds ornés de poutres en chêne, noircies par les années.

« Ta mère passait tout son temps dans cette pièce. Il y avait toujours du monde ici, tous les enfants du Sanctuaire s’y retrouvaient et lorsqu’il s’agissait de les chercher, on savait où les trouver… Ils perdaient leur temps dans les jupes de Sofia au lieu de s’entraîner. Cela ne me plaisait pas mais je n’ai jamais réussi à faire en sorte qu’elle change cette mauvaise habitude. »

D’un geste brusque, Saga rabattit le loquet qui joignait les pans de bois, avant d’enclencher les barres de fer rouillées dans les encoches de chaque volet. Il se retourna :

« Tu devrais sortir. Je vais finir de fermer.

- Elle n’appartenait pas au Sanctuaire. » Continua Andreas, comme sourd à l’injonction du Pope. « Elle était grecque mais elle ne savait rien de l’existence de cette île et de son mode de vie avant qu’elle n’y mette les pieds pour la première fois. Je crois… Je crois qu’elle ne s’y est jamais vraiment faite. Elle ne comprenait pas pourquoi nous imposions aux enfants la discipline et l’entraînement qui devaient être les leurs. Pour elle, nous étions des espèces de monstres sans cœur. A force, j’avais perdu le compte de nos disputes …

- Pousse-toi, il me reste cette fenêtre là-bas.

- Tu sais, plusieurs fois elle a voulu partir, en vous emmenant loin d’ici, Kanon et toi. » Andreas dévisageait son aîné, qui se tourna vers son père. « Mais au dernier moment, elle restait, toujours.

- Je ne me rappelle pas. » Commenta Saga d’un ton sec. « Maintenant…

- Je l’aimais, sinon je ne l’aurais jamais emmenée ici. »

Le parquet craqua, tandis qu’Andreas se dirigeait vers une commode recouverte d’un drap blanc, poussée contre le mur. Relevant le tissu, il glissa sa main en dessous pour en extraire un cadre doré. Il passa ses doigts sur le verre, mais la pellicule de poussière était si fine qu’il n’eut aucun mal à retrouver l’image qu’il cherchait.

« Elle était très belle… Lorsque je suis parti, je n’ai rien pu emmener. Rien, pas même un souvenir. » Il ne quittait plus le cadre des yeux et sa voix n’était plus qu’un murmure. « Vous veniez de naître tous les deux, elle était très fatiguée, mais je n’ai pas pu m’empêcher de prendre cette photo ce jour là. Elle rayonnait de bonheur… Elle était tellement heureuse… Je n’ai jamais oublié son sourire à cet instant.

- Si tu l’aimais à ce point-là, alors pourquoi l’as-tu laissée mourir ? »

Le reproche et la colère qui sourdaient sous ces mots étaient à peine voilés. Sans doute, de même que Kanon, Saga avait-il dû tourner et retourner cette question dans sa tête depuis le retour de son père. Il n’en connaissait pas la réponse.


« Je… » Les traits du vieil homme se contractèrent brièvement, « Le Sanctuaire vivait une époque paisible depuis longtemps mais cette année-là, nous sommes entrés en conflit avec un groupe de dissidents.

Certains chevaliers de bronze et d’argent qui avaient quitté le Sanctuaire depuis de nombreuses années avaient mis en place une structure indépendante, au sein de laquelle ils entraînaient et éveillaient au cosmos des enfants. Shion l’aurait accepté si les recrues ainsi formées lui avaient prêté allégeance … Malheureusement, il s’est vite avéré que ce groupe n’avait pas du tout l’intention de se réclamer du Sanctuaire, et se servait de la puissance du cosmos à des fins personnelles. Laisser de telles personnes agir en toute impunité, sans aucune forme de contrôle, se révélait trop dangereux tant pour le Sanctuaire que pour le monde en général. Shion nous a alors demandé à Nathan, quelques autres et moi-même d’intervenir. Nous devions les retrouver et les ramener au Sanctuaire. Si cela s’avérait impossible… Les supprimer était la seule solution. »

Un moineau se posa sur le seuil de la porte demeurée ouverte, son pépiement insouciant perçant le silence alourdi par la pénombre. Mais sans doute cette dernière l’effraya-t-elle. Il s’envola à tire d’aile.

« Vous étiez tous encore jeunes, mais votre niveau me semblait alors suffisant pour vous emmener avec nous… Je pensais que combattre à nos côtés serait une bonne expérience. Shion et ta mère ont refusé, arguant que ce serait trop risqué. C’est la raison pour laquelle aucun d’entre vous n’a jamais entendu parler de ce conflit.

Tout est allé très vite. Malgré le niveau parfois élevé de certains dissidents, nous n’avons eu aucun mal à nous en débarrasser et il n’en restait plus que quelques uns sur lesquels nous avions du mal à mettre la main. Mais le plus difficile était passé. Ce jour-là… J’avais emmené Sofia à l’extérieur, pendant quelques jours. Elle étouffait ici et je voulais lui faire plaisir… Ils nous sont tombés dessus dans le nord du pays. Ils étaient trois. Si j’avais été seul, je n’aurais eu aucun mal à les tuer. J’avais peut être refusé le poste de chevalier d’or, mais j’avais conservé le niveau qui était le mien… C’est à elle qu’ils s’en sont pris. Sans doute avaient-ils compris qu’elle n’était pas chevalier et qu’elle ne pourrait rien contre eux…Je ne sais pas ce qui s’est passé. Tout ce que je me rappelle c’est que je voulais la protéger, à n’importe quel prix. Je n’avais que cette seule idée en tête et… je n’ai pas été suffisamment attentif. J’ai manqué de concentration. Je la maintenais derrière moi, et je n’avais qu’une crainte. C’était que l’un d’entre eux ne nous contourne. J’étais tellement obsédé par cette idée que je n’ai pas vu le danger venir d’en face. J’ai cru voir un mouvement sur le côté. Je l’ai vraiment cru. J’ai baissé ma garde trop tôt, et le coup l’a percutée, elle. »

Le visage d’Andreas disparut dans l’ombre, s’inclinant vers le cadre qu’il tenait toujours entre ses mains. Il le retourna. Avec méthode, il déplia les attaches une à une, avant de soulever le cache. La photo ainsi libérée disparut dans la poche intérieure de sa veste. Il acheva d’une voix lointaine :

« Sous le choc, je ne réagissais plus. Ils ont failli me tuer. Ce n’est qu’au dernier moment que j’ai réussi à reprendre pied, et à me débarrasser d’eux. Elle était morte depuis plusieurs minutes déjà, quand j’ai… »

Le bref éclat de douleur qui brilla dans les yeux de son père fut si fugitif que Saga douta de l’avoir aperçu. Les traits reprenaient déjà leur dureté habituelle, tandis qu’Andreas se tournait vers son aîné :

« J’avais un point faible, et mes adversaires n’ont pas hésité à l’utiliser. Ne pas avoir su le reconnaître, voilà quelle a été mon erreur. » Il baissa les yeux vers la main droite de Saga : « Quand je vous ai donné ces anneaux, à ton frère et à toi, je n’espérais qu’une chose : que vous ne fassiez pas la même bêtise. Pour que vous n’ayez jamais à connaître la perte d’un être cher. »

Le bruit étouffé des pas qui s’éloignaient sortit Saga de sa torpeur. Il était seul. Machinalement, il alla fermer les derniers volets et un ultime reflet sur le cadre abandonné mourut, quand il verrouilla la porte d’entrée. Sa main resta posée un long moment sur la poignée, les rayons d’un soleil qui s’était élevé depuis l’horizon mordant ses épaules immobiles. Il avait eu la réponse à sa question. A ses questions. Cruelle certes, mais la vérité. Et la franchise. Il se retourna pour chercher la silhouette de son père. Celle-ci avait disparu dans la lumière.

Arènes du Sanctuaire…

« Tu es décidément encore plus matinal que moi ! » Ce fut un Aiors tout sourire qui tendit la main à Aldébaran, posté en bordure de l’arène au milieu de laquelle s’entraînaient déjà les aspirants à la charge de chevalier d’or, sous le regard vigilant de quelques chevaliers d’argent.


Tout en rendant la poignée de main, le Taureau répondit :

« C’est la moindre des choses qu’au moins l’un d’entre nous soit présent alors qu’ils viennent juste de démarrer cette phase de leur apprentissage. Le changement de rythme n’est pas facile pour eux. Au moins qu’ils sachent pourquoi on les lève alors qu’il fait encore nuit noire !

- Ce n’est pas une période facile, c’est vrai… » Aiors balaya l’arène du regard. « Une vingtaine… Parmi eux, beaucoup vont échouer. J’espère que cette idée ne va pas les démotiver.

- Bah… Compte tenu du niveau qu’ils auront acquis quoi qu’il en soit, ils ne resteront pas sur le carreau. C’est ce qui compte.

- En tout cas… » Le Lion s’étira tout en étouffant un bâillement, « j’espère que nous pourrons assurer notre rôle d’enseignant quand tout cela sera terminé ! J’ai bien envie de former moi-même celui qui me succédera.

- Celui... ou Celle ! » Fit malicieusement Aldébaran, lui désignant du doigt l’un des quatre éléments féminins que comptait le groupe. « Et oui, Le futur Lion sera peut être une future Lionne !

- Ah ? » Interloqué un instant, Aiors se reprit cependant assez vite : « Et bien, c’est Thétis qui va être contente… les temps changent pour de bon, finalement.

- Ca n’a pas l’air de t’enchanter…

- Mais si ! Ne me fais pas dire ce que… Ca t’amuse hein, de me faire tourner en bourrique de bon matin ?! » L’hilarité du Taureau était éloquente et ce fut de bon cœur qu’Aiors se joignit à lui. Surpris par les éclats de rire qui résonnèrent de gradin en gradin, les apprentis suspendirent leurs mouvements d’échauffement, avant d’être sévèrement rappelés à l’ordre par un chevalier d’argent qui ne se considérait manifestement pas là pour s’amuser.

Pourtant l’un des aspirants laissa traîner un dernier coup d’œil du côté de l’élite des forces du Sanctuaire. Ils riaient. Allons donc, c’était bon signe ! Et Ethan reprit sa position, sous le regard soupçonneux de celui qui lui servait de maître par intérim.

« Star Hill, c’est ça ?

- C’est ce que Mü a proposé en tout cas. » Confirma Aldébaran. « Je pense aussi que c’est le meilleur endroit. Au fait, il paraît que ça ne s’est pas trop mal passé hier…

- C’est ce que j’ai entendu aussi. Je comptais passer voir Angelo ce matin, mais vu l’heure… je risquais de me faire recevoir !

- Je l’ai vu hier soir remonter du premier temple, il avait l’air vanné.

- De toute manière, ce ne sera pas une partie de plaisir, tu dois t’en douter… » Aldébaran hocha la tête en guise de réponse. Hormis les apprentis, l’appréhension insidieuse mais légitime qu’il ressentait à l’approche de leur premier test en commun lui avait servi de réveil matin. Même s’il avait confiance en ses propres capacités, et en celles de ses camarades, il se demandait bien ce qu’il allait advenir d’une mise en commun de leurs cosmos. Ce que cela supposait ne laissait pas de l’inquiéter quelque peu. Un coup d’œil au Lion, dont le front s’était orné d’une ride soucieuse, lui confirma que ce dernier ne perdait pas non plus de vue certaines difficultés.

« Aiors, je peux te poser une question ?

- Vas-y.

- Si Angelo et Shura n’avaient rien trouvé, quelle aurait été ta réponse ? »

L’air interdit, Aiors contempla son alter ego. Qu’est ce qu’il lui prenait tout à coup ? Cette question… Une simple question, mais dont la réponse touchait à une intimité profonde qu’il n’avait pas l’intention de… Soudain, il comprit. Il sut que de toute manière, Aldébaran en connaîtrait la réponse tôt ou tard, et plutôt tôt d’ailleurs, peut être même dans quelques heures. Et le Taureau ne voulait pas que ce soit involontaire. Pas son genre de se confronter à ce qui ne le regardait pas sauf si on lui faisait suffisamment confiance pour lui en faire part.

Un soupir lui échappa, tandis qu’il s’asseyait sur l’un des gradins de pierre. Ecartant les bras, comme subitement pris d’une indécision complexe, il les replia néanmoins, pour poser ses coudes sur ses genoux :

« Et bien, disons que… Je pense que j’aurais quand même accepté. Je l’aurais fait parce que dans le cas contraire, mon frère ne me l’aurait jamais pardonné. Mais, au fond de moi-même… » Il glissa ses doigts dans sa tignasse cuivrée, avant que ses mains ne se rejoignent sur sa nuque qui s’inclina. « … Je ne voulais pas. On aura beau me dire tout ce qu’on veut sur ce que nous représentons et ce qui nous représente, ce que moi, je veux faire de ma vie, compte tout autant. Je me doute que tu ne cautionnes pas mais tu m’as demandé une réponse, alors…


- … Je savais que tu ne me mentirais pas. » Aldébaran s’installa aux côtés du Lion, un sourire serein aux lèvres : « Nos vies à tous sont très différentes. Même si personne ne me détournera de la tâche que je me suis fixé, je respecte le choix de chacun.

- Pourtant, Milo…

- J’ai peut être été un peu dur avec lui, c’est vrai. C’était à moi de comprendre, pas à lui. Les choses sont d’ailleurs plus claires à présent.

- Tant mieux.

- Au fait, comment va Jane ?

- Bien. » Le regard d’Aiors s’adoucit. « Là où elle est, elle ne risque rien, et elle s’est remise de ses blessures.

- J’espère avoir l’occasion de la rencontrer un jour, elle a l’air d’être une femme courageuse.

- Oh mais elle l’est !

- Certainement, puisqu’elle supporte une pile électrique comme toi…

- Je ne suis pas… Décidément, c’est ma fête aujourd’hui ! » Aldébaran esquiva le coup de poing lancé sans préavis par son compagnon et tout en se levant, s’exclama :

« Ah ! Voilà Camus ! »

Le Verseau descendait les escaliers d’un pas lent, tout en se dirigeant vers ses alter ego. D’une main il maintenait sa veste sur une épaule tandis que l’autre était dévolue à une cigarette à demi éteinte. Aussi les salua-t-il d’un geste rapide en marmonnant un vague « bonjour ». Balançant sa veste sur un gradin, il finit par ôter les lunettes sombres qui cachaient son regard. Ni Aiors, ni Aldébaran, ne purent réprimer le haut le corps qui les saisit, devant les yeux injectés de sang du nouvel arrivant.

« Camus ! Mais… qu’est ce qui t’est arrivé ? » Aiors était à la limite de détourner la tête. Il n’avait jamais raffolé de l’aspect glacial que le responsable du onzième temple entretenait savamment sur sa petite personne avec un certain à-propos, toutefois, dans le cas présent il aurait payé cher pour retrouver cette vision habituelle, ou n’importe quoi d’autre, plutôt que ce visage exténué et exsangue.

- J’ai passé une nuit de merde. » Laissa enfin tomber le Verseau qui reporta son attention sur l’arène en contrebas. Le Lion en étouffa un soupir de soulagement.

- Tu es sûr que ça va aller ? » Dubitatif, Aldébaran l’observait toujours, avec une attention inquiète. Rares étaient les occasions où Camus montrait autre chose que de l’impassibilité ou, dans ses bons jours, une tendance à l’ironie teintée de cette distance permanente qu’il cultivait avec soin. Rares… à vrai dire, jamais. En près de vingt années, c’était bien la première fois que le Taureau était confronté à un Verseau vraisemblablement déstabilisé.

- Alors ce sont eux ? » Lança Camus par-dessus son épaule, ignorant la question qui venait de lui être posée. « Il y a encore du boulot, à ce que je vois…

- Tu sais, on peut remettre ça à demain et laisser la place aux autres. Si tu es trop… » Quand Aldébaran avait une idée dans la tête, il ne l’avait pas ailleurs, cela Camus l’avait bien intégré. Aussi, désireux de couper court, il répondit avec calme :

- Je me suis engagé à être là. C’est bien tout le monde ou personne non ?

- Oui, mais tout le monde en pleine possession de ses moyens. » Et toc. Le pire, c’était que le Taureau avait raison. Réprimant un geste d’agacement, Camus fut sur le point de répliquer avant d’être pris de vitesse par Aiors :

« En parlant de tout le monde, où est Milo ? Je pensais le voir arriver avec toi.

- Il n’est pas dans son temple. »

C’était vrai. Lorsqu’il était passé à proximité de la huitième maison, Camus n’avait perçu que le vide. Pas trace du cosmos du Scorpion ni ici, ni ailleurs dans le Domaine Sacré. Une sourde appréhension l’avait envahi tandis qu’il descendait vers l’arène, persuadé comme il l’était d’être bientôt confronté à Milo, devant Aiors et Aldébaran qui plus est. Mais son angoisse s’était très égoïstement dissipée en constatant son absence. Un peu de répit lui était accordé.

- On avait dit sept heures… Il est presque la demie. » Commenta le Lion, après un coup d’œil jeté à sa montre. « D’ici qu’il ait mal compris, et soit directement allé sur Star Hill…

- De toute manière, on ne va pas attendre ici pendant des heures. Autant aller directement là-haut. »

Sans un mot, Camus suivit ses compagnons. Son esprit s’était catégoriquement refusé à toute analyse lucide de la situation depuis la veille. Ni la perspective du test, ni les implications complexes qui allaient en découler n’était parvenu à le faire émerger de cette sensation cotonneuse dans laquelle il se débattait sans pourtant faire autre chose que s’y enfoncer un peu plus. Le même écho lancinant et douloureux ne cessait de rebattre son esprit, aussi le sommeil avait perdu le combat au cours de la nuit précédente. Il frissonnait déjà à l’idée de la soirée à venir.


Pourtant, tandis qu’il gravissait à présent la pente escarpée menant au sommet culminant du Sanctuaire, une certaine forme de panique avait entrepris de l’étreindre, inexorable, et le voile anesthésiant derrière lequel il s’était réfugié se déchirait petit à petit. Quoi qu’il arrive à partir de l’instant où son propre cosmos entrerait en contact avec celui de ses pairs, ces derniers sauraient à leur tour. Il n’existait aucune échappatoire à cette évidente conclusion. Il ne savait pas ce qu’il craignait le plus : qu’ils sachent pour Milo, ou qu’ils découvrent sa déchéance ? Il retint de justesse un rire désespéré. Comme s’il allait avoir le choix de ce qu’il allait montrer !…

Les derniers pas qu’il fit pour gravir les degrés ultimes avant le plateau calcaire avaient comme un arrière goût de ceux du condamné montant sur l’échafaud.

« Pas de Milo. »

Son cœur cessa de battre une seconde. Comment ça, « pas de Milo » ? Relevant la tête, il vit Aldébaran tourner sur lui-même, observant les alentours. « Non, il n’est pas là, il n’y est même pas passé.

- Mais il n’y avait personne en bas ! » Aiors s’était juché au bord du précipice, observant le Domaine Sacré en contrebas. Quelques étincelles dorées papillonnèrent autour de lui avant de disparaître aussi vite qu’elles étaient apparues :

« J’avais oublié. » Soupira-t-il, dépité. « On est complètement coupé du reste du Sanctuaire ici. Je ne perçois rien.

- De toute manière, il n’y était pas. » Voyant Aldébaran se tourner vers lui, Camus sut ce qu’il allait lui demander, et se surprit à le supplier intérieurement de n’en rien faire. Le Taureau perçut-il ou non sa prière muette, le Verseau ne le sut pas, toujours était-il que son imposant compagnon ravala la question qu’il s’apprêtait à poser et regarda ailleurs.

- Et bien, on va attendre un peu. On ne sait jamais… » Avec un vague sourire relativement peu optimiste néanmoins, le Lion s’adossa au mur du temple couvert de lierre qui occupait le terre plein central. « Il finira bien par venir. »

Ils attendirent. Encore. Longtemps. Pour rien. Milo ne se montra pas, ni une demi-heure, ni deux heures plus tard.

« Il ne viendra pas. » Le Verseau ramassa sa veste qu’il avait posée sur un bloc de rocher à proximité, la repliant sur son bras, avant de tourner les talons.

- Camus… Il faut qu’il vienne.

- Aldé, je crains malheureusement que ce ne soit plus à moi qu’il faille demander ça. A plus tard. »

Ce ne fut qu’une fois la silhouette altière disparue dans la pente qu’Aiors demanda :

« Tu crois qu’ils se sont engueulés ?

- Possible, oui.

- Mais enfin, pourquoi ? »

Le Taureau se gratta pensivement la joue avant de répondre d’un ton duquel la tristesse n’était pas absente :

- Certaines vérités ne sont sans doute pas bonnes à dire… Mais il semblerait que les dissimuler ne soit plus possible. »

Temple de la Balance, Sanctuaire…

Il fallait bien commencer. Rachel, en convoquant Dôkho et Mü n’avait pas jugé bon de leur en donner les raisons, et quant à eux, ils ne demandèrent pas d’explication. Ces deux-là avaient d’ores et déjà intégré certaines nécessités. La jeune femme aurait bien voulu qu’Angelo et Shura soient présents eux aussi, mais le Capricorne n’était pas au mieux de sa forme. Nul ne savait encore s’il comptait se rendre en Espagne une ultime fois, ou pas. Shura indisponible, Angelo n’aurait pas servi à grand-chose, compte tenu de ses projets.

Les Gardiens l’obsédaient. Elle avait compris qu’elle et ses compagnons n’auraient pas suffisamment de temps devant eux pour s’organiser lorsqu’ils tenteraient d’approcher des Portes. L’hésitation ne serait pas de mise. Seuls des réflexes suffisamment conditionnés seraient en mesure de leur apporter la réactivité nécessaire pour se débarrasser des Gardiens aussi rapidement que possible. Et pour cela… son propre corps devrait être en mesure de réagir de manière quasi instantanée à la sollicitation immanquable des chevaliers d’or, au moment fatidique. Réagir… et encaisser. Pas vraiment une sinécure en l’occurrence.


Elle avait repris l’entraînement. Non pas qu’elle l’ait jamais laissé de côté, mais sans une forme physique parfaite, elle savait que les risques de se voir incapable de tenir le choc en seraient démultipliés. Et cela, elle ne le voulait à aucun prix. Elle avait besoin d’eux, mais ils avaient aussi besoin d’elle. Aucune défaillance ne saurait être tolérée, sous peine de terminer six pieds sous terre plus tôt que prévu. Et avec un tarif de groupe.

Sa puissance physique, elle la récupérait petit à petit. Elle n’avait guère le choix en outre, pas avec un Kanon sans pitié en face qui ne lui laissait rien passer. Ce partenaire-là, plutôt qu’un autre. Elle avait confiance en lui. Si elle avait pourtant l’habitude de Saga, même pour ce type de corps à corps bien différent de ceux auxquels ils s’adonnaient habituellement, elle avait souhaité que Kanon prenne le relais. Le cran à passer était aussi difficile pour le Pope que pour elle, et la dureté de la discipline qu’elle avait choisie de s’infliger ne collait pas avec ce que Saga était capable de lui asséner. D’ailleurs, il s’était incliné de bonne grâce devant son souhait. Lui aussi avait confiance en Kanon, même s’il n’avait pu s’empêcher de glisser à son cadet un jour où il la croyait suffisamment occupée à autre chose : « Ne va pas me la tuer quand même… »

Cela l’avait faite sourire. Et lui avait rappelé de bons souvenirs, de ceux qui réchauffaient le cœur, quand le besoin de se raccrocher à une époque heureuse se faisait sentir.

« Après vous messieurs. » Mü et Dôkho se tenaient devant elle, concentrés. Elle leur était reconnaissante de ne pas avoir cherché à discuter. Ce fut dans un bel ensemble que les deux cosmos dorés se déployèrent dans le hall central du temple de la Balance. Ce brusque dégagement d’énergie serait bien évidemment perçu par tous ceux présents au Sanctuaire et un minimum dotés d’un brin de cosmos. Toutefois, elle avait préféré laisser Star Hill à ceux qui en avaient le plus besoin pour l’instant, bien à l’abri derrière le champ de force permanent qui entourait le site. Ils ne se gêneraient pas, quoi qu’il en fût, et c’était bien là l’essentiel.

Il y avait quelque chose de changé. Elle connaissait très bien ces deux auras mais pourtant, en cet instant, elle décelait une modification notable autour d’elles. Ainsi, c’était donc cela… un lien ténu mais solide les liait l’une à l’autre. Un lien qui auparavant n’existait pas. La résultante du test de la croix cardinale s’étalait sous ses yeux, brillant d’une lumière neuve et saine. Le premier axe. Les deux cosmos n’étaient pas encore mêlés, mais une fréquence commune s’était accordée avec eux, les mettant en résonance, un peu comme deux reflets se faisant face. Pas tout à fait identiques, bien sûr, car cela aurait au contraire signifié une destruction quasi instantanée des deux hommes. Justement. Ces quelques différences, visibles, étaient imputables à leur personnalité respective.

Et à présent, son tour arrivait d’apporter sa pierre à l’édifice, qui bien que tangible, demeurait fragile.

Une douce lueur platine pointa, d’abord entre ses mains fines, avant de remonter le long de ses bras et d’entourer son corps. Elle s’étendit ensuite dans toutes les directions, occupant bientôt l’espace disponible, mais sans empiéter sur les deux cosmos qui lui faisaient face.

« C’est à vous de venir vers moi. De puiser dans mon énergie.  » Elle était déjà dans le surmonde, et ils l’y avaient suivie. « Je vous demande de le faire ensemble, et non pas séparément. C’est la meilleure façon de se placer en conditions réelles.

- Dis nous quand tu seras prête. » La voix de Mü vibrait d’une intensité inhabituelle, comme alimentée par le cosmos qu’il maintenait ouvert.

- Non. C’est à vous de prendre la décision. C’est vous qui serez en danger, pas moi. Vous n’aurez pas le temps de me demander mon avis lorsque vous serez en plein combat.

- Mais… » Le Bélier ne continua pas. Il savait que c’était inutile.

Dôkho et lui ne se consultèrent pas à proprement parler. Le lien qui s’était créé entre eux prit le pas sur leurs individualités et à peine la pensée, ou plutôt son intention, eut-elle le temps de se former dans leurs esprits que déjà leurs cosmos se mêlaient, se mélangeaient pour ne plus former qu’une seule entité.

L’espace d’un instant quelque peu incongru, Rachel se surprit à se demander comment Dôkho pourrait continuer à masquer ce qu’il lui avait révélé la veille, en étant en osmose aussi étroite avec le Bélier. Le Bélier que tout à coup, elle…

Ses pensées éclatèrent soudain en mille morceaux, sous l’effet de la douleur indicible qui vrilla son cerveau, quand les deux cosmos unis la submergèrent et l’investirent avec une violence rare. Malmenée, sa propre aura vacilla, tordue par la puissance du souffle, quand tout son corps lui-même lui parut exploser de l’intérieur. La débauche d’énergie ne lui laissa aucun répit, et compressée, tiraillée, elle courait après son souffle qui venait de lui être tout bonnement retiré.


Bandant chacun de ses muscles au maximum, elle se redressa pourtant, difficilement, péniblement, son unique but en cet instant étant de reprendre la main, de se rassembler elle-même, de créer une unité autour de son cosmos qui crépitait à n’en plus finir. Elle se vidait. Aspirée dans un tourbillon sans début ni fin, son énergie se déversait sans limite dans celles des deux chevaliers d’or, devenus en cet instant des goules impitoyables. Elle chercha, chercha… et par delà sa souffrance trouva le seul et unique point tangible auquel se raccrocher. L’équilibre exact entre les deux cosmos. Se ruant dessus avec toute la force dont elle était encore capable elle s’y agrippa, s’y amarra, partageant ainsi sa puissance à parts égales entre les deux hommes qui comme par magie s’orientèrent selon un axe naturel, non plus formé de deux repères, mais de trois. Une stabilité relative s’établit alors. Les courants d’énergie s’ordonnèrent, les turbulences s’apaisèrent.

« Rachel ! » Un cri angoissé lui parvint, mais elle n’aurait su en déterminer la provenance. Toute son attention était entièrement dirigée sur le maintien de ce balancier dont elle était devenue le centre. Et maintenant…

« Je vais vous libérer… » Sa voix était à peine reconnaissable. « Préparez-vous ! »

Elle lâcha prise. Et le chaos survint. Les deux cosmos du Bélier et de la Balance, suractivés, retournèrent à leurs porteurs à la vitesse de la lumière et seul un réflexe primaire de survie permit à chacun de résister pour renvoyer au dessus d’eux le surplus d’énergie ainsi créé. Une double explosion assourdissante résonna sous les hauts plafonds du temple dont les colonnes tremblèrent, et se fissurèrent pour certaines, sous l’onde de choc.

Tous trois furent projetés plusieurs mètres en arrière, atterrissant durement sur le sol pour Rachel, heurtant brutalement le mur pour Mü et Dôkho. La lueur aveuglante qui occultait la bâtisse autour d’eux s’amenuisit peu à peu, ne laissant plus derrière elle que quelques particules électriques voletant de ci de là.

« Bon sang… » Le Bélier fut le premier à reprendre ses esprits. Il se releva, chancelant, avant de s’appuyer contre la première dorienne qu’il trouva sur son chemin. Il peinait à reprendre son souffle. Tout son corps lui faisait un mal de chien et se tenir debout relevait du supplice. Il jeta un coup d’œil du côté de Dôkho. Celui-ci, sonné, secouait la tête pour reprendre ses esprits. L’idée de l’âge de la Balance angoissa Mü mais le chinois ne lui laissa pas le temps de s’inquiéter plus avant. Il lui désignait déjà le corps inerte de Rachel qui gisait à l’autre bout du temple.

Avait-elle perdu connaissance ? Non, Mü était persuadé que non. Il percevait son esprit un peu trop vivement pour cela. Elle était présente, mais son corps… Avec précaution, il la saisit par les épaules pour la retourner vers lui. Ses yeux étaient bien ouverts… mais révulsés. La tétanie l’avait entièrement prise en son pouvoir, et sa conscience éveillée lui était de la plus totale inutilité.

« Mü… sors-moi de là… »

La voix était fatiguée, mais un brin d’agacement perçait sous l’épuisement. Connaissant la jeune femme, cela n’étonna guère le Bélier. En souhaitant de toutes ses forces ne pas avoir perdu la main, il leva son bras droit, le ramena vers l’arrière, avant de le laisser plonger à toute vitesse vers le cou de Rachel. Son index tendu s’enfonça profondément dans la peau tendre juste à la base de la clavicule, d’un geste sec, avant de ressortir aussi vite qu’il était entré.

Un sursaut brutal agita le corps sur le sol, qui se tendit selon une courbe des plus improbables, avant de retomber dans les bras de l’atlante. Ce dernier vit avec un certain sentiment d’horreur le blanc des yeux palpiter, jusqu’à ce que les habituelles pupilles sombres ornées de fils d’or réapparaissent enfin. Elle hoqueta à deux ou trois reprises, avant de s’appuyer sur les mains pour se redresser.

« Dôkho, ça va ?

- C’est à moi que tu demandes ça ? » Le vieux chevalier d’or la regardait partagé entre le soulagement et l’inquiétude, tout en tâchant de faire taire les protestations de son corps qui considérait en avoir suffisamment déjà fait au cours des trop nombreuses années passées.

- Et bien… » Grimaçante, la jeune femme acheva de se mettre debout, appuyée sur le bras de Mü. « Est-ce qu’au moins vous avez vu la différence ? » Elle leva les yeux : « … je crois qu’il est inutile de me répondre, finalement… » Les impacts sur le plafond parlaient d’eux-mêmes.

- Je n’avais jamais ressenti une telle puissance auparavant. C’était tout bonnement… incroyable. » Confirma cependant Mü, songeur.

- Rachel… Tu saignes.

- Hein ? » Elle leva son bras gauche à hauteur des yeux. Elle aurait dû s’y attendre. La blessure autour de son poignet, qui avait remplacé le tatouage qu’elle portait s’était rouverte, une fois de plus, et de longues traînées écarlates s’éparpillaient le long de sa peau, pour goutter à l’extrémité de ses doigts et à présent, de son coude.


Etonnant… Elle ne ressentait pas la moindre douleur à cet endroit, au contraire de ce qui avait été son corps qui en cet instant lui faisait l’effet d’une bouillie hachée menue. Sans un mot, elle recouvrit son poignet de sa main droite, l’enserrant fermement.

« Il faut que je bande ça avant de remonter au Palais… » Dit elle avec une hésitation, en regardant Mü.

- J’ai compris. Je reviens. » Il se volatilisa si vite que l’écho de sa voix demeura bien après son départ.

Elle aurait bien aimé l’éviter, mais la force de l’esprit a parfois ses limites. Ce fut avec un soulagement à peine masqué qu’elle s’adossa à la colonne derrière elle, contrôlant son propre souffle avec une réussite discutable. Elle n’en observa pas moins Dôkho avec attention. Le doyen des chevaliers d’or accusait visiblement le coup mais… elle en demeura stupéfaite. Quelques minutes à peine les séparaient de l’effort intense fourni pour contenir leurs puissances mêlées, pourtant le cœur de la Balance avait déjà repris son rythme habituel, cette lenteur extrême témoignant de la maîtrise hors du commun de cet homme sur son propre corps. Déjà, les stigmates de l’exercice s’effaçaient peu à peu de son visage, ses traits recomposant cette sérénité qui était la sienne. Cela en était tellement ahurissant qu’elle ne put s’empêcher de se demander si Dôkho avait réellement libéré l’intégralité de son cosmos.

Le regard qu’il lui jeta alors fut éloquent. Oui, il l’avait fait. Sans hésitation. Dans le noir intense de ses pupilles luisait une flamme qu’elle ne lui connaissait pas. Une étincelle étrange et vive. Farouche. Se pouvait-il que… ? Un chevalier éprouvé tel que Dôkho était donc encore capable d’éprouver quelque chose qui ressemblait à de la rancune ? Malgré elle, un sourire triste se dessina sur ses lèvres, mais elle ne chercha pas à le cacher.

« Quand je pense à tes interminables discours sur l’inutilité de la vengeance… » Murmura-t-elle, maintenant toujours son poignet devant elle, sans toutefois empêcher le sang de suinter entre ses phalanges blanchies. « Je vais finir par croire que tu me mentais.

- Pour ce que ça a servi… » La Balance haussa les épaules d’un air las.

- Et à présent, c’est toi qui veux Leur faire payer.

- C’est différent.

- Non, c’est exactement la même chose. »

A vrai dire, c’était même encore pire, mais Rachel se garda de le lui faire remarquer. Après tout, si cette colère pouvait permettre à Dôkho de trouver les ressources suffisantes pour combattre de toute son âme et dépasser les limites de son corps âgé, pourquoi pas ? Mais en terme d’inutilité, il se posait là. Certes, elle s’était vengée avec toute la cruauté requise et cela ne lui avait ni rendu ses enfants, ni épargné les cauchemars. Mais elle avait fait face à un être humain qui à présent souffrait, elle l’espérait au moins autant qu’elle. Dôkho, que cherchait-il ? Rendre justice à son maître à ses camarades morts au cours de la dernière Ouverture. Mais qu’il s’agisse des gardiens ou des Portes, cette volonté n’aurait pas plus d’effet qu’un coup d’épée dans l’eau. Car leurs adversaires n’avaient pas de conscience. Une vengeance n’a de sens que lorsqu’on peut rendre les coups. Quand à la douleur répond la souffrance. Quand la tristesse se fait l’écho de la peine. Mais Elles ? Que pouvaient-elles bien connaître de tout cela, Elles qui n’étaient rien de plus qu’un phénomène immuable protégé par des êtres qui avaient perdu jusqu’au souvenir même de leur propre humanité ?

Rachel était persuadée que Dôkho savait tout cela. Et pourtant, il souhaitait au plus profond de lui-même que la mort de celui qui lui avait tout enseigné ne demeure pas impunie.

- Tu sais, Rachel… Il se pourrait qu’au fond, mes raisons soient identiques aux tiennes. On rachète ses fautes comme on peut, n’est ce pas ? »

Les yeux pailletés d’or se dilatèrent. Il y avait un air d’excuse plaqué sur le visage du vieux chinois, mais en même temps, une certitude vieille comme le monde. Et lui, oui, même lui, n’avait pas été à l’abri de cet admirable travers humain qu’était l’égoïsme.

- Le sait-il ? » La voix de la jeune femme n’était plus qu’un souffle fragile, et à cet instant, elle regrettait déjà d’avoir posé la question.

- Je suppose qu’il s’en est toujours douté. Il te connait bien tu sais. Mais je ne crois pas qu’il t’en veuille. Sinon il te l’aurait dit avant de te laisser reprendre le cours de ta vie. Allons… » Il la saisit par le bras pour la soutenir. « Voilà Mü qui revient. »

La Balance eut à peine le temps de terminer sa phrase qu’effectivement le Bélier se matérialisait devant eux avec en mains tout le nécessaire requis. Bien qu’ébranlée, Rachel s’était déjà reprise et rien dans son visage ne laissait soupçonner l’agitation de ses pensées. Par ailleurs, aussi surprenant que cela puisse paraître, le retour de Mü avait un effet apaisant. Tandis qu’il s’affairait auprès d’elle, elle percevait la tranquillité et le calme de son cosmos.


Elle l’avait toujours ressenti ainsi, même lorsqu’ils étaient encore tous des enfants. Quand Mü se trouvait dans une pièce avec ses compagnons, ou avec quiconque, les tensions s’apaisaient souvent comme par miracle. En cela, son empathie était différente de celle de Thétis. Quand l’une drainait la souffrance de ceux qui l’entouraient sous peine d’en être étouffée, l’autre les calmait, les anesthésiait presque. Elle-même n’était pas à l’abri des effets de cette capacité hors du commun. Aussi, ce fut l’esprit tranquille qu’elle le laissa la soigner. Un esprit tellement tranquille que ses pensées dérivèrent en toute impunité vers un autre sujet censé resté bien soigneusement cadenassé dans un recoin inaccessible de son cerveau.

Le visage penché sur son poignet était si particulier… Difficile en voyant le Bélier de ne pas penser à Shion. Ils se ressemblaient beaucoup tout en étant différents. Sans doute l’absence de sourcils et la délicatesse de ces visages lisses de toute imperfection suffisaient à occulter les nuances plus subtiles qui existaient entre deux représentants d’une même race. Les atlantes… Race légendaire et disparue pour la plupart des gens, mais dont quelques êtres subsistaient, membres à part entière du Sanctuaire qui n’avait jamais aussi bien porté son nom pour ce peuple maudit.

L’avait-il manipulé lui aussi ? Cette pensée troublante s’insinua dans l’esprit de Rachel, avant qu’elle ne se barricade avec précipitation, sous le coup d’œil d’avertissement que lui lança Dôkho. L’affection qui existait entre le Pope d’alors et son élève était profonde. Beaucoup avaient d’ailleurs pensé qu’ils étaient père et fils… bien qu’il n’en fut rien. Non, il n’existait aucun lien de parenté entre ces deux êtres hors du commun, mais peut être bien que ceux du cœur avaient largement pallié cette déficience. Shion ne parlait jamais de ses origines, ni de son peuple. Même face à une bande d’enfants insouciants et en proie à une curiosité dévorante, il n’avait jamais cédé, fidèle à ce qui apparaissait aujourd’hui à Rachel comme une promesse sans dédit. Il n’avait jamais non plus répondu aux questions de Mü, Mü qui n’avait pas réellement grandi avec eux, ballotté comme il l’avait été entre la Grèce et le Tibet jusqu’à ses seize ans. Mü qui avait inlassablement cherché à savoir qui il était. Alors quoi ? Shion avait-il sciemment caché à son élève des informations qui auraient pu le tranquilliser en vue de l’obliger à chercher par lui-même ? A moins qu’il n’ait rien dit d’autre la vérité, il ne savait rien, tout simplement. Ô Shion… Que penser à présent ? Rachel se rendait compte qu’elle remettait tout en cause depuis qu’elle savait. Tout, jusqu’au moindre détail. Et cette idée la terrifiait.

« J’ai terminé. » La douce voix de Mü la sortit de sa torpeur et ce fut par un sourire d’où n’était pas exempte une certaine tendresse qu’elle le remercia.

Le soleil l’aveugla quelques secondes, lorsqu’elle parvint à l’entrée du temple de la Balance. Quant à la vision des marches innombrables qui s’imposa à elle dans la foulée, elle lui arracha un soupir de résignation. Un bref gloussement amusé lui parvint de la gauche et le Bélier, levant négligemment une main vers elle, la soulagea :

« Allez, pour cette fois ! » Il ne lui laissa pas le temps de le remercier à nouveau.

« Elle l’a mieux encaissé que la première fois… » Commenta Dôkho, pensif, tout en observant le Palais.

- C’est vrai. Mais elle s’y était préparée, ceci explique cela.

- Tout de même… Sa dépense d’énergie a été conséquente. Que va-t-il se passer si nous sommes plusieurs à la solliciter ? Sans oublier la résultante de la combinaison des croix… Elle a beau être puissante, bien plus que son père ou sa grand-mère, cela ne sera pas suffisant. »

Dôkho était inquiet. Il ne doutait pas de la volonté de la jeune femme, mais…

- D’autres l’ont fait avant nous ». Mü s’était assis sur la plus haute marche du septième temple, avant d’ajouter paisiblement : « Et ils s’en sont tous sortis. Elle a Saga avec elle.

- Saga qui, à mon humble avis, n’est pas au courant de ce genre d’initiative…

- En tout cas, il l’est maintenant. » Le Bélier n’eut pas besoin de désigner le plafond noirci du temple derrière lui.

- Je doute qu’il la laisse s’épuiser ainsi. Malheureusement… Il n’a guère le choix. » La Balance ne sut pas réprimer l’amertume qui se dégagea de ses propos. Tout aurait pu être tellement différent… Etait-ce vraiment la seule et unique solution ? Ne connaîtraient-ils donc jamais la paix, tous ces êtres qui l’entouraient ? Lui était vieux. Sa vie et sa jeunesse étaient déjà loin derrière. Mais eux ?

Un petit caillou dégringola le long des marches pour venir buter contre sa chaussure. Levant les yeux, il vit Mü qui effritait un morceau de pavé calcaire entre ses doigts, d’un air absent. Dôkho avait pris part à l’entraînement du Bélier, aux côtés de Shion. Si Mü ne servait pas des techniques du chinois, il les connaissait presque parfaitement, et s’en était inspiré pour créer ses propres arcanes de combat. Le cœur de la Balance se serra. Il espérait que le Sanctuaire avait comblé une partie de la solitude de l’atlante, mais à vrai dire, il n’y croyait pas vraiment.


« Tu sais… Je ne crois pas qu’il l’ait fait exprès. » Mais… De quoi lui parlait-il ? Les yeux sombres de Dôkho papillonnèrent un instant, tandis que la voix de Mü rebondissait à la surface de ses pensées :

« Shion, il… il n’a jamais voulu chercher. Je n’ai pas su pourquoi, réellement, mais à mon avis, il avait peur de ne rien trouver. Il m’avait, moi, et ça lui suffisait. Je croyais que ça pourrait me suffire à moi aussi. Mais quand il est mort… » L’atlante baissa ses yeux sur ses mains, qui laissèrent filer la poussière rocheuse.

- Pourquoi me dis tu ça, Mü ? » Dôkho en tremblait.

- Parce qu’il était tout ce que j’avais, et il le savait. Il ne se serait jamais servi de moi de cette façon. » Le regard violet du Bélier plongea avec franchise dans celui de son alter ego, qui murmura, déstabilisé :

- Tu savais ?

- Oui. Il m’a aussi appris à lire dans les étoiles. Et pour mon cas… un déroulement différent des événements n’aurait rien changé. J’aurais cherché quand même, tôt ou tard. Et ça se serait terminé comme cela le devait. C’est ma seule consolation. »

Quelle ironie… Et quelle tristesse. La seule personne que peut-être Shion aurait aimé préserver de la folie humaine, de ses peines et de ses douleurs, avait eu son lot elle aussi, sans qu’il ne puisse rien y faire. Et surtout… sans qu’il n’ait eu besoin d’intervenir. Sa seule mort avait contribué à la souffrance profonde de celui qu’il considérait comme son propre fils.

«  Je regrette pour les autres, mais je l’ai su beaucoup trop tard. La machine était déjà lancée, depuis des années. A présent… Dôkho, si cela peut te rassurer, oui, le Sanctuaire compte énormément pour moi. » Le Bélier sourit au vieux chevalier qui le surplombait. « Et il compte d’autant plus aujourd’hui que tu es à mes côtés, toi qui as tant fait pour moi. Tu es le seul lien qui me reste avec celui qui était comme mon père. »

Dôkho ressentit profondément la confiance que lui accordait l’atlante. Non pas qu’il n’en avait jamais douté, mais il lui sembla qu’une page lourde de souvenirs se tournait à présent, pour laisser la place à un futur qui restait à construire. Pour celui qui lui faisait face, sans doute, mais aussi pour tous ceux qui avaient choisi de combattre ensemble. Escarpé était encore le chemin à parcourir pour parvenir à cette prise de conscience commune, mais petit à petit, chacun déblayait sa propre route pour retrouver ses semblables. Et remettre son destin entre leurs mains.

Le Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire…

Saga était… en colère. Ou plus exactement, en pétard. Ce fut en tout cas la première réflexion que se fit Rachel en l’apercevant tandis qu’elle pénétrait dans le bureau du Pope, un Pope au regard étréci de fureur sous lequel il tenait un Aiors et un Aldébaran des plus penauds.

« Et c’est tout ce que vous avez à me dire ?! Non mais vous vous foutez de moi !»

Un assaisonnement en règle, décidément.

« Qu’est ce qui se passe ? » Le moment de répit auquel Rachel aspirait ne serait pas pour cette fois. Contournant son compagnon qui, curieusement, ne s’adoucit pas le moins du monde en la voyant, elle s’approcha des deux chevaliers d’or.

« Personne ne sait où est Milo, il n’est pas venu au rendez-vous. » Expliqua posément Aldébaran, quelque peu soulagé d’échapper à l’ire hiérarchique à l’instar d’Aiors qui s’octroya une infime seconde le droit de se départir d’une rigidité qui lui seyait mal. Ce dernier renchérit :

« Il n’est pas son temple, ni même dans le Domaine. On l’a cherché mais…

- On est sur une île, pas en plein centre d’Athènes. » Rétorqua Saga, acerbe. « Trouvez le, bon sang !

- Camus ? » Ce simple prénom eut le don de faire tressaillir le Taureau qui s’adressa de nouveau à la jeune femme :

- Oui, il était là. Mais il ne sait rien de plus.

- Pourquoi ça ne m’étonne pas… » Murmura-t-elle comme pour elle-même avant de se tourner vers le Pope :

« Je vais aller le chercher.

- Ah ? Parce que tu penses que tu es en état de le faire ? » Le ton n’était pas plus amène, voire même encore un peu plus agressif, si tant que cela fut possible. L’héritière Dothrakis se mordit les lèvres. C’était bien la voix de Saga qu’elle avait entendue tantôt résonner dans son esprit quand elle tentait de s’accorder avec Mü et Dôkho.


- Laissez-nous ». Le Taureau et le Lion n’en demandaient pas plus. Ils s’évaporèrent, trop heureux de ne pas assister à ce qui allait suivre.

« Je connais bien Milo. » Dit-elle enfin, une fois qu’ils furent seuls. « Je crois deviner où il se trouve.

- Je peux savoir ce qui t’a pris ? »

Il la dévisageait. Tout en lui témoignait de l’effort auquel il avait consenti pour ne pas hurler cette question. Sa bouche réduite à un trait dur et mince et sa mâchoire qui saillait d’être trop crispée confortèrent Rachel dans cette idée. Elle aurait pu laisser passer l’orage. Ne rien dire. Ou faire amende honorable. Elle aurait pu…

- J’ai fait ce que j’avais à faire. » Quelle autre réponse ? Ils voulaient la vérité tous les deux, cette fameuse vérité qu’ils s’étaient ingéniés à contourner pendant des années. Il n’était plus temps de jouer à ce jeu-là. Elle eut mal. Le ton sec avec lequel elle avait volontairement répondu le blessa, et elle le ressentit avec une acuité douloureuse.

- Tu ne m’as pas prévenu.

- Non. Parce que j’avais besoin de savoir par moi-même. Savoir ce dont j’étais capable.

- Et madame est satisfaite ?

- Assez, oui. »

Il y a des mensonges qui sont trop gros pour qu’on puisse y croire, même pour celui qui les énonce. Ses derniers mots, Rachel sut qu’ils manquaient singulièrement de conviction, quand Saga laissa échapper un soupir excédé.

- Tu t’es vue ? Est-ce que tu sais seulement ce que j’ai en face ?

- Je ne vois pas de quoi tu…

- Ah bon ?! Alors, regarde ! »

Elle n’eut pas le temps de réagir quand la poigne d’acier du Pope lui emprisonna le bras pour la pousser sans ménagement face au miroir accroché au mur, tout à côté de la fenêtre.

Dans la vive clarté qui tombait sur eux deux, elle ne put rien faire d’autre que de se confronter à son propre reflet. Hagard. Livide. Les stigmates de la fatigue avaient imprimé sous ses yeux de larges marques sombres, et décoloré ses lèvres. Et au milieu de la masse ébène de sa lourde chevelure qui s’était échappée des liens qui la retenait, la pâleur de son visage avait quelque chose d’effrayant. Elle voulut se détourner mais ne put rien en faire. Les mains de Saga étaient remontées jusqu’à ses épaules qu’elles enserraient fermement, et elle le voyait, derrière elle, la colère le disputant à la peine et à l’inquiétude.

« Comment veux-tu que je réagisse Rachel… Comment, dis-moi ? »

Il ne criait plus. Sa voix lasse s’étrangla quand il laissa son visage retomber dans la nuque de la jeune femme, et que ses bras l’entourèrent, la serrèrent à l’étouffer.

Elle ferma les yeux.

- Je n’ai pas le choix Saga… Nous n’avons pas le choix. » Souffla-t-elle, tout en s’appuyant contre lui. « Tu sais aussi bien que moi comment les choses vont se passer lorsque nous devrons atteindre les Portes.

- Oh oui, je le sais. Et je sais aussi que nos forces seront diminuées par Leur présence. Tes forces. Si dès à présent tu t’épuises alors que rien ne te contraint…

- Tu seras là, non ? »

Elle fut surprise de le sentir se détacher d’elle et se retourna, à la recherche d’un regard émeraude qu’il lui déroba.

- Pour cela, encore faudrait-il que tu le veuilles. » Laissa-t-il tomber, amer.

Elle comprit alors qu’il lui en voulait, mais plus encore, qu’il s’en voulait surtout à lui-même. Il avait fermé les yeux sur une évidence, comme pour ne pas lui faire face, mais faire semblant d’ignorer les événements ne les empêchait pas de se dérouler, bon gré, mal gré. Et ne pas y prendre part à cause de cet aveuglement qu’il avait bien voulu se laisser imposer constituait à ses yeux une faute impardonnable de plus.

Rachel baissa la tête. Empêtrée dans son dilemme, elle aurait donné n’importe quoi pour que d’un coup d’un seul les choses se simplifient, pour ne plus avoir à jongler entre le souci qu’elle avait de préserver l’homme qui partageait sa vie, et le devoir qu’elle se devait d’accomplir. Elle avait commis une erreur. Le tenir à l’écart avait eu les conséquences inverses de ce qu’elle escomptait et si elle l’avait pu, en cet instant, elle se serait volontiers giflée.

« Je te l’ai dit… Il fallait que je sache. » Elle s’était rapprochée pour glisser ses doigts entre ceux de l’homme qui lui tournait le dos. « Lorsque Aioros et son frère ont utilisé mon cosmos pour gagner leur combat, quelque chose en est resté en moi. Une sorte d’empreinte. Mais je n’étais pas sûre.

- De quoi tu parles ? » Faisant volte-face, il l’observa, soudain intrigué, malgré les idées sombres qui tournoyaient dans son esprit.

- C’est difficile à expliquer mais… depuis ce jour-là, il me semble qu’une part d’eux-mêmes s’est mélangée à mon propre cosmos. Comme une sorte de… fantôme, de souvenir qui m’accompagne. En même temps, c’est tellement… flou ! Je sais que c’est là, mais je ne parviens pas à l’isoler. Je voulais en avoir le cœur net, savoir si ce n’était pas une hallucination. »

Elle haussa les épaules. « La même chose s’est produite avec Dôkho et Mü. Alors, oui, c’est vrai, je suis allée jusqu’à la dernière limite, j’admets que cela pouvait être dangereux. Mais, je ne sais pas pourquoi, j’étais persuadée que ça allait fonctionner. Et d’ailleurs… » Elle leva ses mains jusqu’à son regard. Le halo platine qui pointa resta cependant concentré entre ses paumes. « Regarde. »

Mais Saga n’eut même pas besoin de baisser les yeux. Par delà le cosmos de sa compagne, il percevait sans effort ces traces pourtant étrangères mais qui se mêlaient sans difficulté à l’aura de Rachel. Il les reconnaissait.

« Il y a une part d’eux en toi. » Elle eut un signe d’assentiment, tandis qu’il emprisonnait les doigts de la jeune femme entre les siens, et que la douce lueur s’étiolait déjà. Il avait compris où elle voulait en venir, et quelque part, en fut presque… jaloux. L’idée que d’autres que lui puissent ainsi s’associer avec ce qui constituait l’essence même de celle qui partageait sa vie le troublait de manière fort désagréable. Sans doute le lut-elle sur son visage ; elle sourit alors, d’un de ces sourires qu’elle ne réservait qu’à lui :

- Ces liens que j’ai créés malgré moi, et que je vais continuer à réunir, nous seront à tous très précieux. Les barrières tombent, Saga… Le récit de Bartolomeo du Scorpion, aussi anachronique et naïf qu’il puisse nous apparaître, est la clé de tout. Si nous voulons réussir, c’est à une harmonie semblable que nous devons parvenir. Eux, toi et moi.

- Mais où se situent les limites Rachel… Il est facile pour tout le monde ici de le laisser entraîner trop loin.

- C’est vrai. Mais je crois aussi que chacun d’entre nous apprendra très vite à discerner la frontière à ne pas franchir. Et quoi qu’il en soit, ce qui fait que chacun est ce qu’il est, ne disparaîtra pas.

- Je l’espère. » Conclut-il, toujours dubitatif, et il sursauta presque quand il perçut une chaleur apaisante, bien différente de celle qu’il percevait au travers des mains de la jeune femme. Elle le “touchait”, par son esprit qu’elle lui ouvrit totalement. Une intime caresse qui le bouleversa bien plus profondément qu’il ne l’aurait imaginé, une confiance totale, et par-dessus tout, le désir farouche d’un “après”. Ces pensées là n’appartenaient qu’à elle, et elle ne les partageait qu’avec lui. Il put ainsi lire ce qu’elle ne lui avait pas encore dit, mais qui coulait de source. Oui, elle avait besoin de lui, mais pas tout de suite. Elle devait d’abord poursuivre sa mise en résonance avec leurs autres compagnons et ce ne serait qu’à partir de ce moment qu’ils pourraient, tous ensemble, se préparer au combat qui les attendait.

Il s’inclina. A son tour de croire. Non pas qu’il doutât d’elle, ni de l’importance de ce qu’elle s’apprêtait à réaliser, mais l’idée des souffrances qu’elle allait s’infliger confortait un malaise qu’il n’avait de cesse de combattre depuis plusieurs semaines déjà. Il ne voulait pas perdre tout ce qu’ils avaient en commun, tout ce qui faisait de leur relation ce qu’elle était, à savoir son trésor le plus précieux, mais en même temps, il savait pertinemment que la part de lui qui était en elle, souffrirait tout autant. Et il fallait bien reconnaître que s’avouer cette vérité tout en sachant qu’il ne pouvait rien y faire n’avait rien de bien réjouissant.

Il finit par glisser ses doigts nerveux dans la nuque de la jeune femme, avant de l’embrasser avec tendresse :

« Sois raisonnable. » Murmura-t-il, son souffle mêlé au sien.

- J’essaierai. »

Kanon était déjà au courant de la défection pas si surprise que ça de Milo quand il rejoignit son frère. Ce dernier avait beau être penché sur les derniers rapports reçus de l’armée américaine avec toute l’impassibilité requise, son cadet avait du mal à faire abstraction du florilège d’invectives muettes que l’esprit de son aîné égrenait avec une belle régularité.

« Tu as fini de râler, oui ? »

Saga leva les yeux vers son jumeau, avec de replonger dans sa paperasse, sans répondre. Un court instant, Kanon craignit lui aussi de faire partie du lot de tous ceux que le Pope vouait aux gémonies en silence, et le souvenir de leur dernière conversation, houleuse, lui revint en mémoire.


Mais bientôt, Saga repoussa d’une main tout ce qui encombrait son bureau, avant de se rejeter contre le dossier de son fauteuil, dans un profond soupir de résignation.

« Donne-moi une cigarette, j’ai oublié les miennes en bas. » Lança-t-il à son frère qui refermait la porte derrière lui. « Et, oui, je sais, râler ne sert à rien.

- J’ai croisé Camus tout à l’heure… Je l’ai connu plus expansif.

- A ce point-là ? » Kanon hocha la tête, un air entendu plaqué sur le visage, avant de se laisser tomber dans le fauteuil sous la fenêtre. Il revenait de l’entraînement, visiblement. Il ne paraissait pas fatigué outre mesure, mais quelques gouttes de sueur collaient ça et là des mèches céruléennes contre ses tempes. D’ailleurs, son visage tourné vers l’extérieur se tendait vers la brise qui pénétrait par la baie grande ouverte.

« C’est moche ce qui est en train de se passer, mais j’ai bien peur que ce ne soit là que le début des ennuis.

- Pourquoi ? On n’est pas encore complètement plongés dedans ?

- Pas jusqu’au cou non… Tu ne les connais pas comme je les connais. » Ajouta le Pope après une hésitation que son frère balaya d’un geste. « Pourtant, je commence à me rendre compte que les années ont autant pesé pour eux que pour nous. Et ce qu’il va en ressortir…

- Alors Angelo avait en partie raison.

- Le problème c’est qu’Angelo a rarement tort, et c’est bien ça qui m’inquiète. Shura d’abord, Milo et Camus maintenant. Qui sera le prochain ? »

Kanon ne répondit rien, mais un tic nerveux crispa le coin de ses lèvres. Etonnamment, Saga ne parvenait pas à discerner ce que son cadet ruminait, même s’il s’en doutait plus ou moins. A vrai dire, il le soupçonnait de masquer volontairement une partie de ses pensées pour ne pas l’inquiéter. Ou le mettre en colère ce qui, en ce moment, revenait au même.

Pourquoi, depuis quelques temps, avait-il l’impression de reconnaître une sensation oubliée ? Le sentiment d’une enveloppe protectrice qui l’accompagnait constamment ne le lâchait pas depuis que son frère était de retour à ses côtés. Bien entendu, cet appui, Kanon le lui avait offert, toute retenue envolée, cette nuit-là au bout du monde lorsque enfin ils avaient pu se parler, s’ouvrir l’un à l’autre, se retrouver. Mais au fil des jours, Saga prenait conscience que ce cadeau que lui faisait son jumeau lui était trop familier pour être considéré comme si récent. Les anciens réflexes avait repris leur place entre eux, les marques qui délimitaient leurs personnalités respectives étaient de nouveau présentes et elles étaient à l’image de ce qu’elles avaient pu être à une époque où la frontière se situait entre leur gémellité d’un côté, et le reste du monde de l’autre. Floue, mouvante, fascinante. Cela avait-il donc toujours été ainsi ? Une violence incongrue et sauvage dévala l’échine du Pope au souvenir de leur affrontement, de ce sang qui avait coulé, son propre sang et celui de son frère, se mélangeant avec la perfection qui n’appartient qu’aux deux qui deviennent un et indivisible. S’était-il finalement battu contre lui-même ce jour-là ? Ou contre celui dont il ne pouvait, il ne devait se séparer ? Il frissonna, appréhendant d’éclaircir cette idée qui affleurait à sa mémoire, une idée qu’il avait voulu enfouir si loin que…

- Et Milo ? Quelqu’un l’a retrouvé finalement ? » Saga sursauta, comme tiré brutalement d’un sommeil éveillé. Une seconde désorienté, il reporta son attention sur Kanon qui l’avait observé sans mot dire jusque là. Son visage était de marbre, mais dans le regard identique au sien attaché sur lui, le Pope crut lire une angoisse nouvelle mêlée de tendresse. Un reflet qui s’effaça presque instantanément.

- C’est… C’est Rachel qui est partie à sa recherche. Elle pense savoir où il se trouve. Et puis, c’est son cousin après tout. » Saga haussa les épaules. « Si une mise au point doit être faite, autant que cela soit fait par quelqu’un qui le connaît bien.

- Et qui le maîtrise. » Commenta Kanon, vaguement amusé.

- Aussi, oui. Au fait…

- Oh ben il serait temps que j’aille prendre une douche, moi. » Le cadet des Antinaïkos s’était déjà levé, les deux derniers mots de son frère ayant été prononcés avec un changement de ton suffisamment éloquent pour lui. Trop tard cependant. La main de son frère le retenait déjà par l’épaule.

- Tu savais ce qu’elle avait projeté de faire, n’est ce pas ?

- Heu… Pas vraiment non.

- Kanon… » Ce dernier se retourna, tout en saisissant le poignet de Saga pour écarter sa main avec douceur :

- Disons que je m’en doutais. » Convint-il. «  Les gardiens ne sont pas à négliger, elle a raison.

- Tu aurais pu m’en parler.

- Eh ! Vous êtes assez grands tous les deux pour que je n’aie pas à jouer les messagers ! »


Kanon avait éclaté de rire et devant son hilarité, Saga ne put s’empêcher de sourire à son tour. Allons, il avait sans doute raison après tout. C’était ridicule. Il ne pouvait en vouloir à Rachel de ne lui avoir rien dit ; c’était à lui de lui prouver qu’il était capable d’être avec elle, même et surtout face à la souffrance. Et pour cela, il savait que son frère serait à leurs côtés.

Il le regarda s’éloigner dans le couloir. Mais même après qu’il avait disparu, sa présence demeura, apaisante et vigilante. Une présence qu’il portait dans le cœur.

Quelque part à l’extrémité ouest de l’île, Sanctuaire…

L’écho de la mer se faisait sans cesse plus présent, tandis qu’elle descendait avec précaution l’étroit sentier à flanc de falaise. De ce côté-ci de l’île, le vent était incessant, raison pour laquelle le Sanctuaire ne s’était jamais étendu jusque là. Le minéral y régnait par conséquent en maître.

S’appuyant contre un rocher à mi-pente, Rachel ramena une énième fois son abondante chevelure dans sa nuque, la liant le plus solidement possible. Malgré cela, les quelques mèches qui s’échappèrent une fois encore pour venir agacer sa vision la firent pester de plus belle.

Ce fut avec un soulagement manifeste qu’elle posa enfin le pied sur la mince langue de sable fin qui soulignait le bas de la côte, léchée de ci de là par les vagues qui venaient y mourir. Le sifflement du vent avait disparu.

Dans ce repli de la roche, les forces de la nature n’avaient pas droit de cité. Et la grotte naturelle qui se dressait au fond constituait un havre de paix.

Elle ne s’était pas trompée. Les quelques rayons de soleil qui parvenaient à se frayer un chemin jusqu’au refuge éclairaient une paire de jeans délavés terminés par deux pieds nus, plantés dans le sable. Mais si elle ne l’avait pas aperçu, Rachel aurait eu des difficultés à détecter la présence de Milo. Son, cosmos, entièrement masqué, était imperceptible, même à cette courte distance.

« Je pensais qu’avec les années, le niveau de la mer aurait fini par rendre cet endroit inaccessible. » Dit-elle, tout en se glissant à ses côtés avec précaution pour ne pas déraper dans l’eau, avant de se laisser tomber près de son cousin, assis sur une banquette de calcaire.

- Où serais tu allée me chercher dans ce cas ?

- Je n’en ai pas la moindre idée, je l’avoue ! »

Elle se tourna vers lui. Un petit sourire triste ornait les lèvres du Scorpion, dans un visage défait. Son cœur se serra ; rarement elle l’avait vu aussi abattu. Posant une main inquiète sur son bras, elle reprit :

« Que s’est-il passé, Milo ? »

Il était content de la voir, bien qu’il ne soit pas surpris qu’elle l’ait retrouvé. Il se doutait qu’elle viendrait ici en premier lieu, dans cet endroit où, tout gamins, ils aimaient à venir jouer ensemble. Sans doute avait il inconsciemment souhaité qu’elle l’y découvre… Mais à présent, devant cette question directe, il ne savait plus quoi dire. Tout était tellement confus dans son esprit, qu’il ne parvenait pas à en extraire la moindre pensée construite. Et cela durait depuis deux longues journées.

Le bleu étincelant de son regard se reporta sur l’horizon. La seule décision qu’il avait été capable de prendre avait été la fuite, rien de bien glorieux en soit, et dont il devait rendre compte à présent. Les raisons de cet acte lui paraissaient à la fois si nombreuses et si vides de sens, qu’il ne voyait pas comment il serait capable de les justifier. Pour cela, encore eut-il fallu qu’il parvienne à y croire lui-même…

« Je… je n’ai pas pu. » Le son de ses propres paroles résonna désagréablement à ses oreilles. Pitoyable. Il pouvait faire mieux, non ? Mais il eut beau chercher dans sa mémoire, il ne put qu’admettre qu’il n’avait jamais fait mieux, finalement.

« Camus, il… »

Rachel le vit se lever brusquement, pour aller se planter dans l’eau qui mouilla le bas de son pantalon. Les mains engoncées dans les poches, il lui présentait son dos, voûté tout à coup sous l’amas de boucles azur.

« Je sais, pour Camus. » Si cela pouvait l’aider à parler… Elle ne savait pas ce qu’il avait pu découvrir mais peut être était cela le plus difficile, finalement, à admettre. Un rire désabusé lui répondit :

- Allons bon… je vais finir par croire que j’étais le seul à être aveugle, si ça continue. » Mais même cette pseudo bravoure lui parut surfaite. De l’amertume, oui, voilà, tout ce qu’il entendit sous ses propres mots.


« Et tu sais quoi ?! » Il s’était retourné pour regarder sa cousine, à la fois furieux, et angoissé. « Ce n’est pas le pire, de savoir… Non, je… »

Comment ? Comment mettre des phrases, des mots sur ce qu’il avait vu ? Quand bien même il l’aurait voulu, la boule étouffante au fond de sa gorge, dont il ne parvenait pas à se débarrasser, l’en aurait empêché. En parler revenait à mettre une dose de réalité supplémentaire dans ce cauchemar. Et si à cela il rajoutait cette honte diffuse mais bien présente qui ne le quittait plus… Il baissa la tête, vaincu.

Rachel pouvait se montrer patiente quand elle le voulait vraiment ; elle aurait même pu attendre des heures en silence s’il l’avait fallu. Mais devant le mutisme du Scorpion et l’agitation confuse de ses pensées, elle finit par comprendre qu’elle pourrait bien patienter des jours entiers, elle n’obtiendrait rien de plus. Or, elle n’avait pas des jours entiers devant elle, justement.

Milo sursauta lorsque les doigts fins mais puissants de la jeune femme se refermèrent sur son épaule. A peine eut-il le temps de se redresser et de plonger dans son regard que déjà, il se sentait happé par une force insidieuse mais inexorable. Le regard si étrange de Rachel qu’il croisa alors l’environna soudainement, sans lui laisser la moindre option de retour, et il n’eut pas d’autre choix que de plonger dans la nuit constellée d’or qu’elle lui imposait.

« Milo, que s’est-il passé ? » Demanda-t-elle de nouveau. Elle faisait preuve de douceur dans son incursion mentale, tout en affirmant sa présence. Interdit, il hésita encore un instant, résista, mais détaché momentanément de ses repères si solidement ancrés, en l’absence de ce monde extérieur dont il dépendait avant tant d’impuissance, il finit par rendre les armes. Elle pouvait voir n’est ce pas ? A défaut de lui raconter, il lui montrerait… Voilà, c’était encore la meilleure solution. Il s’effacerait, et tout deviendrait plus facile. Une seconde encore il tergiversa, avant d’abandonner, définitivement.

Elle s’était attendue à tout, sauf à ça. L’espace d’un bref instant, elle se demanda même si l’esprit de Milo, sous le choc, ne déformait pas purement et simplement ce à quoi il avait vraiment assisté, mais force lui fut de reconnaître qu’il n’y avait là nul mensonge, ni perversion de la réalité. Ce qu’elle voyait était la vérité, dans toute sa crudité et sa violence. Oui, le ressenti du Scorpion était présent dans chacune des images qui la percutait, son dégoût, sa peur aussi, mais les faits n’en étaient pas moins ce qu’ils étaient. Cruels. Inhumains.

Lorsqu’elle le relâcha, tant physiquement que mentalement, elle peina à trouver les ressources suffisantes pour reprendre pied dans le moment présent. La scène résonnait d’un sombre écho dans son esprit qui se refusait encore à croire ce à quoi il venait d’assister. Pourtant, lorsque ses yeux croisèrent ceux de Milo, elle y vit le reflet de ce qu’elle-même aurait souhaité de ton son cœur oublier. Celui d’un regard. Un regard qui ne leur appartenait ni à l’un ni à l’autre, mais bien à celui qu’elle ne reconnaissait plus, celui qui déniait sa propre existence, sa propre dignité d’homme. Camus. Elle l’avait toujours su empreint d’un mal être dont l’origine ne lui avait pas échappée, toujours connu le plus souvent renfermé, espérant néanmoins qu’un jour la vraie vie le rattraperait ainsi qu’elle l’avait fait avec nombre d’entre eux, pour lui offrir un peu de cette paix intérieure sans laquelle personne n’est capable de supporter les aléas de l’existence…

« Par tous les Dieux… Comment est-ce possible ? Comment… a-t-on pu laisser faire ça ?! » La voix de la jeune femme n’était plus qu’un murmure, comme craignant de participer un peu plus à une descente aux enfers inexorable si elle parlait trop haut. « Nous n’avons rien vu… »

Elle en avait presque oublié la présence de Milo en face d’elle, tant le choc de l’horreur la maintenait tournée vers elle-même, quand un mouvement brusque à ses côtés lui fit relever la tête. Elle se rendit alors compte de la terrible portée de son questionnement.

« Je… j’aurais dû m’en rendre compte ! » Balbutia-t-il, son visage marqué d’une crispation violente, « Il était mon ami et je… je ne me suis rendu compte de rien ! Pourquoi ? » Il l’avait saisie par les épaules, ses doigts profondément enfoncés dans la chair de la jeune femme, ses yeux hallucinés plongés dans les siens, à la recherche d’une réponse inaccessible. « Pourquoi !

- Parce qu’il t’aimait. »

Angelo avait raison. L’instant de faiblesse auquel Camus avait malencontreusement cédé quelques semaines plus tôt devant le Cancer ne souffrait aucune discussion. Et oui, par amour, un être humain était capable d’aller bien au-delà des limites imposées par l’éthique ou la morale. Le sang qui gicle de deux gorges d’enfants… Par amour. Serrant les dents, elle se libéra de l’emprise de son cousin sans effort ; les mains de celui-ci retombèrent, inertes, avant qu’il ne se détourne à nouveau.

« Je lui ai dit des choses, Rachel… Des choses… » Sa voix frémissait. « J’étais en colère, il… Il ne m’a pas fait confiance ! » Le poing du Scorpion s’abattit avec hargne contre la paroi rocheuse. « Il ne m’a rien dit, à moi ! Son seul ami, et il ne m’a rien dit !!


- Il voulait te protéger. Vous protéger, tous les deux.

- De cette façon-là ? C’est ça ?! Il m’a menti Rachel, pendant des années ! Et il… J’aurais pu l’aider.

- Tu crois ? »

Elle voyait que la fureur le disputait à une souffrance profonde que Milo s’efforçait de tenir à distance. Qu’il refusait d’accepter l’évidence.

« Regarde ta réaction, Milo… » Elle se rapprocha de lui, et dans un élan de tendresse, passa son bras autour du cou de son cousin, qui s’était laissé retomber sur la banquette de pierre, massant d’un air absent son poing endolori. « S’il t’avait dit la vérité, qu’aurais tu fait ? Il te connait bien tu sais, peut être même mieux que tu ne te connais, toi. Ton amitié, c’est tout ce qu’il lui reste, c’est tout ce qu’il a jamais eu. Il a préféré se taire pour ne pas perdre ta confiance. Tu peux comprendre ça ?

- Non. Je ne comprends pas qu’il ne m’ait pas appelé au secours quand il a plongé… Et d’abord, comment en est-il arrivé là ? Comment a-t-il pu sombrer de cette façon ?! Camus est quelqu’un d’intelligent, jamais il…

- Ce n’est pas une question d’intelligence. Pour je ne sais quelle raison, il a sans doute cru à un moment donné que… tout cela était mal. Que t’aimer lui était interdit. Pour se comporter comme il le fait, c’est qu’il doit souffrir terriblement… Il a besoin de toi aujourd’hui, sûrement plus que jamais.

- Il a refusé mon aide non ?! Comment pourrais-je lui faire confiance à présent ! Mets-toi à ma place, Rachel…

- Je ne peux pas. Mais par contre, je peux me mettre à la place de Camus. Et je t’assure que si tu ne vas pas vers lui, il ne fera que s’enfoncer un peu plus. C’est à toi de lui montrer qu’il se trompe, parce que pour lui, il est déjà trop tard. »

Malgré la chaleur ambiante, Un frisson glacé dévala l’échine du Scorpion en entendant les derniers mots de sa cousine. Ce n’était pas tant les mots d’ailleurs, que le ton employé, retenu, tendu. Il sentit la main fine trembler contre lui, et sans un mot, il la saisit pour la serrer. Il finit cependant par répondre, lugubrement :

« Je crois qu’il est trop tard aussi pour moi. Je le vois bien va… Tu l’as dit toi-même : il voulait me protéger, c’est ma faute s’il en est arrivé là. Mais j’ai été infect avec lui et… ma colère ne disparaît pas. Je ne sais pas si je pourrais lui parler… Ce matin… J’ai eu peur d’y aller. Mü m’a raconté comment s’était passé son test avec Angelo, Shura et Dôkho. Et le peu qu’il m’en a dit… Il verra que je lui mens. Et je n’ai pas envie non plus de voir les réactions d’Aldébaran, ou d’Aiors. Vis-à-vis de lui.

- Tu sais… tu ne devrais pas préjuger de leurs opinions. » Elle laissa échapper un sourire. « Tel que je connais Aldé, il est très certainement déjà plus ou moins au courant. Il est aussi fin observateur qu’Angelo, mais en plus discret, heureusement. Quant à Aiors… Une fois la surprise passée, il s’en accommodera. Pas son genre de juger à tort et à travers.

- Tu t’avances un peu là…

- Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, le petit Aiors que tu te plaisais à faire tourner en bourrique quand vous étiez gosses, est devenu adulte. Comme toi. Il serait peut être temps d’ailleurs que tu te le rentres dans le crâne. » Acheva-t-elle, en tapotant du bout de l’index la tempe du Scorpion qui se dégagea avec humeur.

- Hé ! Non mais de quoi je me mêle ?!

- De ce qui concerne tous aujourd’hui, Milo. » Elle retrouva son sérieux aussi sec. « Chacun doit prendre ses responsabilités maintenant, parce que nous sommes tous dépendants les uns des autres. Au-delà des problèmes que tu rencontres avec Camus, c’est l’ensemble de nos relations qui en dépend. Et notre réussite. Si tu ne le fais pas pour toi, fais le pour lui, et aussi et surtout pour nous tous. Je compte sur toi. »

Il joua encore quelques secondes distraitement avec les doigts de la jeune femme entre les siens avant de se lever, dans un profond soupir :

- J’essaierai. Je te promets que je vais le faire. Je ne vois pas bien où ça va me mener, mais… » Il haussa les épaules, avec un embryon de sourire toutefois. « Je sais qu’il a besoin de moi. Je vais tâcher d’être à la hauteur… pour une fois.

- Je ne sais pas si ça pourra t’aider mais… » A son tour, elle quitta le renfoncement rocheux, pour le suivre le long de la falaise, jusqu’à la naissance du sentier qui s’élevait au-dessus d’eux. « Tu devrais chercher la réponse à une question.

- Laquelle ?

- Et bien… Demande-toi pourquoi tu es en colère.

- Mais, je…

- Non, ne dis rien. Réfléchis-y, c’est tout ce que je te demande. »


Toute son attention dirigée sur ses pieds qu’elle tâchait de poser sur les trop rares espaces secs entre deux vagues, elle buta contre un Milo ahuri qui avait pilé net.

« Ce n’est pas la peine de me regarder comme ça hein… La réponse, je ne l’ai pas, elle t’appartient. Je crois qu’elle est importante cela dit… Bon ! Tu bouges, ou il faut que je passe devant ?! »

Temple du Verseau, Sanctuaire, dans la nuit…

Il n’y arrivait pas. Il avait beau se débattre comme un beau diable, essayer de s’enfuir, de courir, toujours ces maudits murs auxquels il se heurtait sans arrêt… Et pourtant, il se jetait encore une fois contre eux, pour les détruire, les briser, pour qu’il puisse sortir ! Mais rien à faire. Il ne pouvait s’en libérer. Même la colère finit par disparaître sous la chape de désespoir et de frustration qui s’abattit sur lui. Il tapait du poing contre le sol, à s’en faire éclater la main, mais malgré le sang, il continuait, il continuait, un cri coincé au fond de la gorge…

« … mus !...veille-toi ! »

N’y avait-il donc personne pour l’entendre ? Personne pour l’aider à sortir de cet enfer ? Pourquoi ? POURQUOI ?

Il hurla.

« Camus ! Réveille-toi ! »

Tel un ressort brusquement libéré, il se redressa assis sur son lit, muscles bandés à l’extrême, dégoulinant de sueur.

« Camus ! »

Qui ? Qui lui parlait ? Il y avait quelqu’un juste à côté de lui, qui lui tenait les poignets avec fermeté et qui l’appelait. Encore assommé par son cauchemar, il ne parvenait pas à s’en extraire suffisamment pour entendre autre chose que son prénom, déformé par les brumes du sommeil. Et cette pénombre !

« C’est moi, Camus… » La lumière jaillit brusquement du chevet, un halo bienveillant qui s’épanouit sur ses draps en désordre, sur le mur blanchi à la chaux derrière lui, englobant enfin celui qui l’avait tiré momentanément de sa prison.

Thétis.

Entortillée dans un immense châle immaculé dont les franges effleuraient la peau nue de ses cuisses, le visage encadré de mèches folles s’échappant d’un chignon dressé à la hâte, elle le contemplait, à la fois effrayée et volontaire.

« C’est moi… » Répéta-t-elle avec plus de douceur, mais sans le lâcher. « C’est fini… Calme-toi. »

Il se rendit compte qu’il tremblait, ses doigts s’agitant convulsivement même après que la jeune femme ne les avait saisis entre les siens. Encore sous le choc, sa tête balança d’avant en arrière quelques secondes, tandis qu’il tentait de réguler son souffle anarchique, sans pouvoir cependant prononcer le moindre mot. Peu à peu, les battements de son cœur s’apaisèrent, sa vue s’éclaircit, et il put enfin regarder celle qui, quelque peu rassurée, accepta de libérer ses mains, avant de s’asseoir au bord du lit.

« Thé… Thétis ? Qu’est ce que tu fais là ? Comment es-tu rentrée ?

- Tu n’as pas verrouillé ta porte, comme d’habitude. » Répondit-elle en souriant, avant de se lever pour aller fermer la fenêtre demeurée ouverte, et qui laissait pénétrer le vent fort qui s’était levé en fin de journée. « Et habille-toi, tu vas attraper la mort, trempé comme tu es. »

Le silence retomba dans la chambre, alors que le souffle du vent s’apaisait, ne résonnant plus qu’à l’extérieur. Sans même le consulter Thétis disparut dans la cuisine, s’affairant à dieux seuls savaient quoi, tandis que maladroitement, il se glissait dans un pull et une paire de jeans. Le sifflement de la bouilloire le renseigna bientôt.

Adossé au chambranle de la porte, il l’observa préparer deux mugs de thé et n’eut pas d’autre choix que d’accepter celui qu’elle lui fourra d’autorité dans la main.

« Merci. Mais tu ne m’as pas répondu… » Dit-il d’une voix ayant retrouvé son calme.

- Tu m’empêchais de dormir, figure-toi. » Elle se dirigea vers le salon et machinalement, Camus alluma quelques lampes dans son sillage. Elle s’installait déjà dans un coin du canapé, ramenant ses jambes sous elle. « Assieds-toi.


- Thétis, tu n’es pas obligée de… » Désarçonné, le Verseau observait sa voisine habituelle dont l’index lui faisait signe de s’installer. Il lui était certes reconnaissant de l’avoir tiré de ce cauchemar absurde mais il ne devait pas être loin de 3 heures du matin et…

- Je suis bien réveillée maintenant et si je dois aller me recoucher, j’aimerais le faire en étant sûre de ne plus être dérangée. » Elle avait eu beau essayer de mettre un soupçon de sévérité dans ses propos, Camus n’y croyait pas un instant. Cela ne ressemblait pas à Thétis, et quand bien même c’était bien essayé, l’inquiétude latente au fond de son regard azuréen suffisait à démentir son apparente colère.

Après une dernière hésitation, il finit par l’imiter, se carrant dans le coin opposé du canapé, ses longues jambes étendues sur la table basse. Il tourna la tête vers elle :

« Je n’ai quand même pas crié assez fort pour que tu m’entendes, si ?

- Non. » Elle effleura son propre front du doigt, « C’est “là” que je t’ai entendu. Ton rêve m’a atteinte, je ne sais pas trop comment. Enfin… » Elle baissa les yeux sur sa tasse. « Si, je crois que je sais. Il y avait beaucoup de douleur dans ces images. »

Il prit soudain conscience que déjà le cauchemar s’estompait et il tenta de rassembler les quelques souvenirs épars qu’il en avait. Impossible. Ceux-ci coulaient hors de son esprit comme l’eau entre les doigts. Tout ce qu’il lui restait, c’était cette sensation poisseuse bien connue, cet arrière goût métallique dans la bouche et le sentiment tout bonnement affligeant de n’être plus grand-chose de valable. Alors qu’avait-elle vu ? Il aurait été bien incapable de le dire, et une brève bouffée d’angoisse le saisit à cette idée. Il l’observa avec plus d’attention, cherchant à déchiffrer sur le visage qui lui faisait face un indice, n’importe quoi qui pourrait l’aider à adopter le comportement qu’il se devait d’aborder. Mais tout ce qu’il vit fut de la fatigue et en même temps… un sourire. Elle lui souriait de nouveau.

« Ca va aller Thétis… » Murmura-t-il, laissant sa nuque reposer contre le sommet des coussins dans son dos. « Je suis désolé d’avoir gâché ta nuit.

- Tu n’as pas à t’excuser. » Elle avait répondu sur le même ton feutré, comme soucieuse de ne pas altérer le silence autour d’eux. « Je ne peux malheureusement plus faire grand-chose contre ça. Chaque jour, je ressens un peu plus les cosmos de tous et comme tu étais le plus proche de moi… je n’ai pas voulu te laisser ainsi.

- Merci d’être venue. Tu devrais aller te reposer, demain va être une journée éprouvante pour toi.

- Je sais. Mais je n’ai vraiment pas envie d’y penser pour tout te dire… »

Ils s’entre-regardèrent sans un mot. Chacun à leur manière, ils appréhendaient le moment où ce qu’ils avaient soigneusement cadenassé au fin fond de leur esprit allait leur sauter à la figure, sans autre forme de préavis. Ne pas se réfugier dans les bras de Morphée constituait un palliatif, le moyen d’arrêter le temps, ou du moins de s’octroyer la sensation de pouvoir le maîtriser un minimum. Lui non plus n’était pas désireux de retrouver le sommeil. Pas si c’était pour se retrouver de nouveau aux prises avec ce qu’il avait depuis trop longtemps cessé de combattre.

« Pourquoi n’as-tu jamais rien dit ? »

Il sursauta. Cette question, posée d’un ton tranquille avait fusé, vrillant son cerveau sans état d’âme. Que savait-elle ? Etait ce qu’elle avait vu dans son rêve qui l’y incitait ?

« Non. » Elle répondit aux interrogations muettes de Camus sans tergiverser. « Je crois que je l’ai toujours su, enfin du moins dès que j’ai été en âge de comprendre. Mais je ne suis pas la seule, tu sais…

- Parce que ça ne regardait personne. » Il aurait bien aimé répondre autre chose, mais ce bon vieux réflexe de sauvegarde en avait décidé autrement. Et avec le ton revêche de rigueur, s’il vous plaît. Elle ne sembla pas cependant s’en formaliser :

- C’est vrai. » Dit-elle avec un léger sourire. « Tu as raison, ça ne regardait personne. Sans doute. »

La douce chaleur qui se dégageait de la faïence entre ses mains se diffusait dans son corps, apaisant bien malgré lui sa fébrilité.

« Allons Camus… Elle vient de te le dire elle-même, ce que tu croyais bien à l’abri ne l’est pas tant que ça finalement… »

« C’était trop tard. » La voix grave mais mélodieuse du Verseau s’éleva dans le silence, en même temps que son regard glacé, qui alla se perdre au plafond. « Quand je l’ai compris… Ce n’était plus possible. Je devais me taire. Dans le cas contraire, j’aurais fait du mal à quelqu’un.

- Milo ? » Son hésitation laissa finalement place à un assentiment. Oui, Milo.


- La première personne sur qui je suis tombé en arrivant ici, c’était lui. Heureusement pour moi d’ailleurs, quand on voit avec quelles difficultés tous ceux qui venaient de l’étranger comme moi se sont intégrés… Désolé. » Rajouta-t-il avec une certaine précipitation, devant le visage de Thétis qui se rembrunissait. Toutefois, elle eut un geste de dénégation :

- C’est inutile. Ce que tu dis est vrai. Je reconnais que nous n’avons rien fait pour faciliter l’arrivée de ceux qui ne faisaient pas partie du Sanctuaire à l’origine… Je m’en excuse. J’imagine que ça n’a pas dû être facile.

- Bah… On s’y est fait. On n’avait pas trop le choix de toute façon… Je n’ai jamais trop compris pourquoi il m’avait plus ou moins pris sous sa responsabilité. Toujours est il qu’à force de le voir me traîner derrière lui, vous avez dû vous habituer à ma présence... On a fini par devenir amis lui et moi. »

Distraitement, il porta sa tasse à ses lèvres ; le thé était devenu tiède. Il percevait l’attention silencieuse de Thétis attachée sur lui. Sans doute se serait-il arrêté là qu’elle ne lui en aurait pas voulu. Thétis n’en voulait jamais à personne de toute manière… Quelle chance elle avait.

« On s’entraînait ensemble, on sortait, il m’embarquait souvent dans ses virées sur le continent, sans compter la quantité incroyable de conneries qu’il a pu faire et pour lesquelles j’ai dû le couvrir je ne sais combien de fois… Nous sommes devenus adultes. Pour Milo, je crois que ça n’a pas changé grand-chose au fond. Sa vie a continué comme elle avait commencé. Pour moi… »

Comme tout cela était loin finalement… Ces souvenirs-là, il ne s’était plus appesanti dessus depuis des lustres. Il était alors un adolescent, à peine devenu un homme, mais il n’avait pas encore perdu toute estime de lui-même. Une époque bénie.

« Quelque chose ne collait pas. » Reprit-il au bout d’un moment. « Mais je ne voulais pas m’en rendre compte. Je me disais que c’était absurde. Mon imagination ou que sais-je… Mais j’ai commencé à douter de moi-même. De ce que j’étais réellement. Saga, en assassinant Shion et en prenant le pouvoir, m’a rendu un service pour lequel je ne sais toujours pas si je dois le remercier ou le détester. »

Il se redressa, posant avec précaution son mug sur la table devant lui, avant de ramener ses pieds sur le sol. Ses coudes se posèrent sur ses genoux.

« J’avais 21 ans quand c’est arrivé. Il régnait une telle confusion à ce moment-là… Je n’ai pas cautionné ce qui s’est passé, et j’étais prêt à suivre ceux qui se rebelleraient. Le problème c’est que Milo, lui, n’a rien fait. Oh il a protesté, mais ça s’est arrêté là. Ce n’est que plus tard que j’ai su qu’il ne faisait que suivre les ordres de Rachel. Alors, je suis parti. Avec le recul… oui, je crois que j’ai fui. Non pas le Sanctuaire, ni Saga, mais moi-même. Il fallait aussi que je m’éloigne… de lui. Pour savoir. »

Un rire désabusé retentit alors, tandis que son visage disparaissait derrière une mèche céruléenne.

« J’ai su. Et quand je suis revenu, quelque chose s’était cassé. »

Sa voix aussi. Une inspiration stoppée net chez Thétis le renseigna sur la fragilité de sa propre maîtrise en cet instant, et ce qu’il vit alors sur les traits de la jeune femme lui rappela douloureusement ce qu’il avait commencé à observer sur son propre visage, il y avait si longtemps. Cependant, il se raccrocha au regard posé sur lui pour continuer :

« Le revoir a été à la fois le plus grand bonheur de ma vie et aussi ma plus grande perte. Je l’aimais, oui, mais il ne devait pas le savoir. Ni lui, ni personne. J’avais peur… Peur de voir disparaître chez lui cette lumière, cette chaleur qui l’ont toujours accompagné s’il venait à apprendre que la personne en qui il avait le plus confiance le trahissait depuis des années. Ce que j’étais, ce que… je suis, » Il buta sur ces mots, avant de reprendre, bravement, « ne pouvait que le salir. Que le souiller. Je détestais cette idée. Et c’était encore pire de savoir que je devais lui mentir. Parce qu’à partir de ce moment-là, oui… Je mentais consciemment. Il fallait que je conserve au moins cela, son amitié. Au moins ça… Son respect, sa confiance… Si seulement je n’étais pas… Oh bon sang… »

Il se détourna.

La vague de honte et de colère qui le submergea éclaboussa Thétis qui se raidit malgré elle. Elle n’eut pas besoin de le regarder pour savoir. Sans un bruit, elle se leva pour se rapprocher de lui, posant ses mains sur les épaules agitées d’un tressautement étrange. Son cosmos délicat se déploya avec précaution, entourant son alter ego d’une onde apaisante, l’or s’enroulant peu à peu autour de lui. Le maelström des pensées de Camus parut retrouver un semblant d’ordre, de calme, son corps se relâcha par à-coups.

De nouveau, il reporta son attention sur elle. De nouveau le temps était suspendu. Il lui sembla que toute notion de conséquence était subitement envolée. Que dans cet intervalle sans repère, son calvaire avait fait une pause, le temps pour lui de laisser couler hors de son esprit torturé toute cette souffrance qui le maintenait entre ses chaînes.


Elle l’observait, vigilante, mais il ne décela pas au fond de son regard cette ombre tant redoutée. Il n’y avait là que confiance et écoute. Pas de jugement, pas de méfiance.

« Thétis… j’ai… » Il ravala sa salive avec difficultés. « Ma vie est devenu un non-sens. Je croyais que cela pourrait s’arranger… je me suis trompé… J’ai voulu mais… »

Alors il baissa la tête. Accablé. Et cette fois, conscient de l’être.

Il recommença à parler, avec nombre d’hésitations d’abord, sans même oser lever les yeux sur elle, puis plus vite, plus calmement, comme se détachant une fois encore de cet être qu’il abhorrait, dont il contait les actes sans plus aucune émotion, un être extérieur à lui-même, un parasite presque, qu’il ne savait plus contrôler. Tout fut dit, comment la déchéance, insidieuse, vint jusqu’à lui, le courtisa, le prit en son pouvoir, comment il tenta de se débattre au départ, pour finalement abandonner, se réduisant à cette chose qu’il ne reconnaissait plus en ces instants, cet ersatz d’être humain qu’il devenait l’espace de quelques heures, cette poupée sans autre volonté que celle de punir celui qui était derrière et qui souffrait. Le punir d’exister au moyen de ce qu’il était. Quel paradoxe… La seule solution qu’il avait trouvée, dont il n’aurait jamais pensé qu’elle l’entraînerait dans les bas fonds d’un tel enfer. Les départs, de plus en plus fréquents, de plus en plus lointains, et les retours aussi, toujours avec une étincelle d’espérance, que peut être cela avait cessé, que le temps avait fait son œuvre… pour au bout du compte se retrouver confronté une fois de plus à ce sentiment dévorant, qui ne lui octroyait aucune paix, ni celle du corps et encore moins celle du cœur. Et l’engrenage, impitoyable, qui s’était enclenché, qui l’avait pris, malmené, broyé, le détruisant à petit feu, aussi sûrement qu’un suicide lent et douloureux. Il ne lui restait plus rien. Plus rien sauf une poignée de main, un sourire, des mots, une voix…

« … Je l’ai perdu, Thétis. J’ai tout perdu. Si seulement j’avais pu cesser de l’aimer… Si seulement… Maintenant, c’est trop tard. Il ne me reste plus rien. »

Elle le prit dans ses bras. Le serra contre elle. Qu’aurait-elle pu dire ? Si monstrueux que fut ce récit, si difficile qu’il fut à entendre, c’était bien un homme qui venait de le lui raconter. Non pas un étranger, mais une personne qui faisait partie d’elle au même titre que tous ceux qui l’entouraient, et cette souffrance était aussi la sienne. Une douleur d’autant plus insoutenable que nulle lueur d’espoir ne brillait par delà cette noirceur. La seule à laquelle il aurait pu se raccrocher s’était brutalement éteinte deux jours plus tôt, après plus de vingt ans de vigilance et d’attention, en vain.

Sans un mot, elle le laissa appuyer sa tête sur son épaule. Le silence les recouvrit. Alors, tout doucement, une paix éphémère mais salvatrice descendit en lui, pour la première fois depuis une époque ancienne et oubliée, une époque où un dénommé Camus croyait encore à la vie.

Temple de la Vierge, Sanctuaire, le lendemain matin…

Ca lui coûtait. Pour de bon. En gravissant l’ultime marche menant au temple de la Vierge, il était à vrai dire sur le point de faire purement et simplement demi-tour, pour aller directement s’acquitter de son devoir. Sans chercher à intervenir, ni quoi que ce soit d’autre d’ailleurs.

Mais cela, si l’ancien Kanon, celui qui avait vécu pendant quinze longues années dans un trou perdu avec la haine chevillée au corps aurait pu le faire, le nouveau, lui, qui avait retrouvé son monde et ceux qui lui étaient chers, savait qu’il n’était plus temps de satisfaire son gigantesque ego mal placé. L’ancien, le nouveau… Allons, voilà que Saga déteignait sur lui à présent !

Il esquissait déjà un sourire vaguement ironique quand une voix dépourvue de toute chaleur lui parvint depuis l’intérieur du temple.

« Kanon. Tu n’es pas à Star Hill ?

- Toi non plus. »

Par delà l’obscurité qui régnait encore en maître entre les doriennes de la sixième maison, en dépit d’une aube déjà bien lumineuse, le cadet Antinaïkos observait le maître des lieux s’avancer vers lui, auréolé d’une lueur dorée qui semblait provenir des tréfonds de son corps, accentuée par l’imposante chevelure blonde qui ondulait à chacun de ses pas.

Le regard qui se fixa sur Kanon était tout, sauf amical.

« Qu’est ce que tu veux ?

- Te parler. Si ça peut te rassurer ça m’enchante à peu près autant que toi. »

Le ton était donné. Les deux hommes s’ingéniaient à s’éviter depuis… Depuis quand déjà ? Ah oui.


Des images traversèrent l’esprit de Kanon, les images d’une femme, d’un corps, d’un abandon… des images troublantes mais qui pour lui avait pris à peine quelques semaines plus tôt une tournure différente de celle du simple souvenir.

Le regard limpide de Shaka se voila. Kanon n’était pas connu pour la faiblesse de sa force mentale, ni pour sa pitié. Et si le chevalier de la Vierge avait encore eu le moindre doute, il venait d’en être définitivement débarrassé.

A peine ses épaules ployèrent-elles, un court instant. Déjà il se redressait, son visage arborant une neutralité soigneusement étudiée.

« Fais vite. On doit nous attendre.

- Justement, il faut que nous parlions du “on”. »

Thétis.

L’inspiration que prit Kanon valait tous les discours. Il était venu, il était là, il avait tourné et retourné le problème dans sa tête au cours des trop longues nuits qu’il avait passées à remâcher la situation, et la décision qu’il avait prise ne le satisfaisait pas. Mais alors, pas du tout. Un instant le visage de la jeune femme flotta dans son esprit, jusqu’à ce qu’il le chasse résolument. Ca ne réglerait rien.

« Je suis venu te demander ton aide.

- C’est une plaisanterie ? » Shaka, lui, en tout cas n’y croyait pas une seule minute.

- Elle ne tiendra pas le coup. » L’émeraude se planta dans l’azur qui lui faisait face, sans ciller. « Tu le sais et je le sais. Chaque jour qui passe la fait plonger un peu plus. Elle est forte, elle ne veut rien montrer mais… » Kanon se détourna.

Cet homme, tête baissée, en face de lui… Shaka l’observa en silence. Les poings serrés ne lui échappèrent pas, pas plus que le battement désordonné de la veine sur sa tempe, entre deux mèches océanes.

« Et ?

- Tu l’as déjà fait. Refais-le. Bloque son sens de l’empathie.

- Es-tu bien conscient de ce que tu me demandes ?

- Au moins autant que toi non ?

- Ne m’accuse pas.

- Il n’est plus temps pour ça. Je nous souhaite à tous les deux de pouvoir régler ce contentieux… après.

- Elle n’a pas refusé.

- Avait-elle le choix ? »

« J’aurais tellement aimé que ce soit le cas… » Par delà leur colère respective, les deux hommes s’entre-regardèrent. Mais quels mots prononcer ? Aucun par celui qui avait rejeté et qui avait perdu jusqu’à la notion de l’amour de son prochain pendant quinze ans. Aucun par celui qui avait été emmuré de sa propre volonté dans une divinité protectrice, mais qui avait détruit jusqu’à son humanité.

Kanon haïssait cette idée. Il la haïssait depuis qu’il avait vu la première fois le regard de Thétis s’éteindre aussi subitement que la lumière s’évanouit dans une nuit trop sombre, pour se durcir au-delà du concevable. Elle avait comme disparu à ce moment-là. Il ne subsistait plus grand-chose de la Tissa qu’il connaissait, de cette femme qu’il n’avait jamais oubliée, de celle qui…

Mais il n’y avait pas d’autre solution. Par tous les dieux, aucune autre…

« Bientôt, il sera trop tard. » Le souffle rauque de Kanon brisa le silence. « Le stress de la douleur sera trop fort et… Je ne veux pas qu’elle finisse comme Aphrodite.

- Tu étais au courant ?

- Non, mais Rachel m’en a parlé. »

Les traits de Shaka se contractèrent brièvement, mais avec une violence rare. Tout cela s’était-il donc déroulé à une époque où il pouvait encore ressentir la souffrance humaine ?

Peu de gens avaient su toute la vérité sur les raisons de la mort du précédent chevalier des Poissons. Ou du moins, pas de façon directe. Les rumeurs avaient par la suite accompli leurs œuvres. Mais lui avait assisté au retour du corps. Lui avait vu le visage sans vie d’Aphrodite. Mort d’épuisement, et derrière la sérénité apparente des traits délicats de l’homme, les profonds stigmates de la plus grande des douleurs avaient imprimé leur marque.

Kanon eut un haut le corps. Ainsi, c’était donc à ça que cette mort ressemblait ? Non. Non ! Pas elle ! Que les dieux aient pitié… Pas comme ça…

« Shaka…

- Je le ferai. » La Vierge passe devant Kanon pour sortir avant de rajouter :

« Mais partiellement. Nous avons besoin de son empathie, tout comme celle de Mü. D’autres appuis seront… nécessaires.

- Merci.

- Nous sommes en retard. »

Pensif, Kanon l’observa s’éloigner vers le sommet du Domaine Sacré. D’autres appuis ? A peine haussa-t-il un sourcil tandis qu’il passait en revue les implications de ces quelques mots. Devait-il entendre ce qu’il voulait, ou Shaka avait-il glissé là quelque message qui n’appartenait qu’à lui ?

D’un toucher négligent, il effleura mentalement les temples du Sagittaire et des Poissons. Son statut de bon dernier était confirmé.

Arène d’entraînement, Sanctuaire, dans le même temps…

« Tu as encore baissé ta garde trop tôt ! Pour la deuxième fois… »

Avec un amusement teinté d’une certaine inquiétude, Aioros regarda Thétis se relever, d’abord sur un genou puis enfin droite sur ses jambes, bien que quelque peu flageolante.

Les lèvres pincées, elle épousseta d’un geste agacé la hanche sur laquelle elle venait d’atterrir rudement. Elle se remit en position devant un Sagittaire ahuri :

« Thétis… Il est temps d’y aller !

- On a encore un peu de temps.

- Mais enfin, qu’est ce qui te prend ? »

C’était elle qui l’avait tiré du lit. Certes, ils avaient pris l’habitude de s’entraîner chaque jour ensemble depuis quelques années maintenant, du moins quand la jeune femme était présente au Sanctuaire, mais compte tenu du programme quelque peu particulier prévu pour la journée, il avait imaginé qu’elle aurait eu autre chose en tête qu’un banal entraînement. Raté. Et à vrai dire, elle ne lui avait pas laissé le temps de comprendre, ni même d’essayer.

Mais plus l’heure avançait, plus l’adversaire auquel il était confronté s’éloignait de la Thétis qu’il connaissait, habituellement rayonnante et combative, souple comme un chat et vive comme un torrent. Non, décidément, les quelques lambeaux de concentration qui demeuraient à la jeune femme ne lui étaient en cet instant pas d’un grand secours.

Fébrile, maladroite, elle valdinguait d’erreurs grossières en fautes de débutant, jusqu’à mordre la poussière plus souvent qu’à son tour. Elle ne l’avait pas habitué à ça.

Négligeant l’invite au combat qu’elle lui adressait d’un geste impatient, il marcha d’un pas tranquille jusqu’à elle, pour finalement poser deux mains apaisantes sur les avant-bras nus et crispés, qu’elle tenait à demi levés devant elle.

« Ca suffit. Arrête ça. »

Il eut droit à un regard courroucé. Voire même à une moue dédaigneuse digne d’une gamine. Jusqu’à ce qu’elle abdique.

« Je ne sais pas si je pourrai, Aioros. » Lâcha-t-elle finalement, en se laissant tomber sur le premier gradin de pierre qui bordait l’arène. « Je lutte, chaque jour, pour ne pas me laisser envahir, pour ne pas ressentir l’angoisse des uns et des autres, mais je sais que tout ce que je pourrais tenter tout à l’heure sera inutile. Ca me terrifie.

- Cela en est arrivé à ce point ? » Fit le Sagittaire en s’asseyant à ses côtés. Elle hocha la tête, dans un soupir :

- C’est là, ça ne me quitte plus désormais. Encore hier soir, Camus… » Une brève grimace déforma ses traits délicats, au souvenir des heures qu’elle avait passées à drainer la souffrance hors du Verseau, la souffrance morale, la pire des souffrances. Mais comme tout cela était illusoire… elle savait qu’elle ne l’avait soulagé que momentanément, qu’elle n’avait rien résolu. Au-delà de ses facultés si particulières, la conscience de ne pas avoir un véritable pouvoir d’action lui était intolérable. Tout comme pour Shaka. Là encore elle serait confrontée à sa propre impuissance, face aux tourments de la Vierge.


« Il n’y pas que ça, n’est ce pas ? » Aioros avait suivi sans le vouloir le cheminement des pensées de la jeune femme, et sa perception du cosmos avait fait le reste. Une agitation particulière, différente, pointait sous le ressac des questions sans réponse qui la hantaient.

« Et moi ?! » Hurlait son esprit paniqué. « Qu’est ce qui va se passer pour moi ? Que vais-je devoir affronter à mon tour ?! »

- En effet. » Admit-elle d’une petite voix.

- Tu aurais dû t’y attendre non ?

- Non. Honnêtement, non. » Elle secoua la tête, son regard absent fixé sur le centre de la piste en terre devant elle. « Tout cela était derrière moi. Un souvenir et c’est tout. Pas un seul instant, je n’aurais imaginé que j’y serais à nouveau plongée… J’ai construit ma vie sans lui. Aujourd’hui… je ne sais plus.

- Pourquoi tant de questions Thétis ?

- Parce que j’ai changé. Parce qu’IL a changé. Et aussi… » Elle se mordit les lèvres. « … parce qu’il y a quelqu’un d’autre qui souffre, et que je ne peux rien faire pour lui. Quelqu’un à qui je tiens.

- Si ce quelqu’un est bien qui je crois, alors, je pense que tu ne devrais pas te torturer ainsi.

- Aioros ! » Indignée, elle lui jeta un regard furieux. « A croire qu’Angelo a déteint sur toi ma parole !

- Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. » Le Sagittaire avait réprimé un sourire. « Il me semble simplement que tu n’as pas à croire que c’est de ta faute. Il est loin de nous tu sais… Sans doute trop loin pour que qui que ce soit puisse l’aider. Non pas qu’il ne le veuille pas. Mais ça ne dépend plus que de lui désormais. »

Voulait-elle le croire ou pas, Aioros n’en savait rien. Thétis pouvait parfois se montrer bornée. Admettre qu’elle n’était capable de rien, elle dont la sensibilité exacerbée lui permettait de voir bien au-delà des apparences, constituait à l’occasion une étape bien difficile à franchir pour sa propre fierté. Il l’entendit soupirer à ses côtés :

« Je ne croyais pas que le passé pouvait être autant présent… J’ai l’impression que depuis que nous sommes tous réunis ici, nos vies s’entrechoquent. Nous ne sommes pas si indépendants que ça finalement…

- Je comprends que ce soit compliqué pour toi, qui as beaucoup vécu à l’extérieur.

- Tu es toujours resté au Sanctuaire, mais cela l’est tout autant, n’est ce pas ? »

Thétis, qui observait le profil intact du Sagittaire vit le sourire pensif qu’il arborait se diluer sur ses lèvres, et l’ombre envahir son regard azur. Oh, certes, elle ne demeura pas. Mais les paroles de la jeune femme l’avaient heurté. Il se leva :

« Thétis… Tout se passera bien. » Entendit-elle avec un soulagement relatif, surprise qu’il lui tourne le dos. « J’ai confiance en chacun d’entre nous et je sais… que tu finiras par trouver tes réponses. On les trouve toujours. »

Star Hill, Sanctuaire…

Thétis n’était pas la seule à être tendue, ainsi qu’Aioros put s’en rendre compte en voyant Shaka arriver, suivi de près par Kanon.

Il ne s’agissait pas d’angoisse à proprement parler qui se lisait sur leurs visages, non, mais plutôt d’une sorte de méfiance latente, de retenue maîtrisée, d’assez mauvais augure toutefois, compte tenu de ce qu’ils s’apprêtaient tous les quatre à entreprendre. Avec son acuité coutumière, le Sagittaire perçut au-delà des poignées de main qu’il échangea avec les deux derniers arrivants le trouble qui perturbait leurs cosmos. Un trouble quasi-identique.

Elle était comme paralysée. Malgré les dernières paroles d’Aioros, plutôt positives, le piège qu’elle appréhendait lui donnait l’impression de se refermer sur elle et de l’étouffer. Pourtant, ni Kanon, ni Shaka ne firent montre d’une attention particulière envers elle. Mais leur simple présence suffisait à perturber de nouveau le précaire apaisement qu’elle s’acharnait à maintenir en elle. Le moment était arrivé. Ah, elle avait reculé… Et bien il allait falloir sauter maintenant.

Tous savaient comment s’était déroulé le test de la croix cardinale. Enfin, peut être pas en détail. Mais l’essentiel avait été retenu : le succès. Quant à la croix fixe… L’essai avorté était finalement ce qui les avait le plus marqué. Bien sûr, ce n’était que partie remise et le couac provoqué par Milo ne constituait qu’un contre temps, du moins ils l’espéraient. Néanmoins, ils se savaient attendus au tournant.

Ce fut tout naturellement Aioros qui amorça le processus. Sa maîtrise du cosmos, qui ne s’était jamais démentie au fil des années, était indiscutable. Kanon l’observait, impressionné.

Au bout de toutes ces saisons passées loin de ses semblables, il en avait presque oublié avec quelle facilité celui avec lequel il avait grandi gérait sa propre énergie, la modelant à son gré aussi aisément qu’un oiseau utilise le vent pour se mouvoir. Et d’ailleurs… oui, le plaisir qu’y trouvait le Sagittaire était perceptible.

Aussi Kanon se rendit-il à peine compte que le cosmos d’Aioros effleurait à présent le sien, tant son approche était aussi habile que délicate.

« Tu es prêt ? » Le Gémeau sursauta. Il entendait la voix de son alter ego pour la première fois depuis son retour au travers du surmonde.

- Oui. » Cela ne prit même pas une fraction de seconde, pour ne pas dire que ce fut instantané. L’aura de Kanon, si longtemps absente de l’enceinte du Sanctuaire, se déploya enfin… et sa puissance les fit tous chanceler. Shaka, qui préparait sa propre entrée dans le cercle et observait le troisième axe par le prisme du surmonde, perçut un souffle vigoureux l’environner soudain, une force stable et impérieuse qui s’installait durablement autour d’eux. Quant à Thétis, bien que s’en défendant, elle ne put que constater avec un certain fatalisme que ce cosmos éveillait en elle des échos dont elle se serait volontiers passée.

Aioros pouvait remercier les dieux de toutes les mythologies possibles et imaginables de ce don merveilleux que lui avait offert le destin, en lui permettant de distinguer avec exactitude chacune des étincelles du cosmos qui lui faisait à présent face. Dans le cas contraire… il frissonna à l’idée de ce qu’il aurait pu advenir de lui. Résistant au mur de puissance qui se dressait devant lui, il affirma sa propre force pour se porter à la hauteur de Kanon, au milieu des grises étendues informes qui les cernaient. Les silhouettes des Shaka et de Thétis, attentives, se découpaient de loin en loin, attendant leur tour d’entrer dans la danse.

Ce cosmos rappelait des souvenirs au Sagittaire. Des souvenirs douloureux. Voyant l’image de Thétis se troubler tout à coup près de lui, Aioros entreprit de refouler précipitamment ses pensées jusqu’à ce qu’à nouveau, l’essence de la jeune femme retrouve son intégrité. Mais Kanon avait perçu ce que son opposé sur l’axe voulait à présent occulter. Cette impression diffuse n’en fut que plus renforcée, lorsque leurs deux cosmos, d’abord affleurants, se touchèrent, décidés, avant de se mêler définitivement en une seule et même entité.

Les Gémeaux et le Sagittaire…. Quand les uns manipulent le temps et l’espace, jouent avec les repères humains pour les transformer et les plier à leur volonté, l’autre plonge dans le cosmos, apprend à le connaître, à l’aimer, à le respecter dans son intégrité et ses différences d’un être à l’autre. Saga et Aioros. Les deux hommes n’étaient pas si dissemblables que d’aucun le croyait, non, une même ambition les avait fait évoluer ensemble, côte à côte, les avait réunis le temps de l’enfance et de l’adolescence, une même ambition, certes, mais pas les mêmes moyens. Et malgré le passage du temps, malgré les cicatrices héritées des blessures, une frustration teintée d’amertume demeurait.

Il suffisait de regarder pour s’en apercevoir.

Kanon aurait-il dû s’y attendre ? Sans doute que oui. On a beau donner l’image d’un parangon de vertu, d’un symbole de la justice, et toute la litanie habituelle, on en demeure pas moins un être humain. Aioros n’échappait pas plus à cette règle que ses camarades, moins exemplaires que lui.

Le Sagittaire qui se tenait devant lui, et dont la silhouette disparaissait par intermittence derrière les longues écharpes d’une brume incolore, ne portait pas de masque. Cette vision, pour surprenante qu’elle fut, n’était rien à côté du visage dénudé. Un visage vierge de tout stigmate. Un visage jeune. Un visage beau.

Kanon, bien qu’ayant appris les règles régissant le surmonde par lui-même au fil de ses propres expériences, en savait suffisamment pour saisir les implications de ce qui s’offrait à sa vue. C’était ainsi qu’Aioros se considérait. C’était ainsi qu’il aurait aimé que sa vie se déroule. Compréhensible non ? En tout cas, ce fut ce que le cadet des Antinaïkos pensa, se disant qu’il aurait sans doute réagi de la même manière s’il avait été à sa place. Mais en l’occurrence… il occupait celle du frère de celui qui avait détruit la vie du Sagittaire. Et à ce niveau de conscience, où les mensonges n’ont pas droit de cité, il était difficile d’envisager les choses sous un autre angle.


Il s’y était accoutumé à ce masque argenté. Il avait pris l’habitude de ce visage partiellement caché en permanence, même malgré les boucles brunes et indisciplinées que le Sagittaire laissait volontairement retomber devant les traces de l’infamie. A présent devant ce visage pur et parfait, il était gêné.

Les yeux azur d’Aioros disparurent derrière ses paupières qu’il venait d’abaisser.

Il savait ce que Kanon voyait. Peut être à un moment donné s’était-il posé la question, mais lui aussi savait que ce qu’il était encore réellement, enfin du moins dans cette sphère de conscience, il ne pourrait le cacher encore bien longtemps. Tout ce qu’il lui restait à espérer à présent, c’était que cela suffirait. La part d’individualité qui lui demeurait à cet instant lui soufflait que Kanon, sans doute, n’avait pas à pâtir de ce passé qui le rongeait, ni lui, ni Thétis, ni Shaka.

L’aura du Sagittaire ne s’était pas départie de son homogénéité, et la solidité de leur association ne faiblissait pas. Kanon eut bien une hésitation ; le léger contact amical de son alter ego la balaya. Ils étaient prêts.

Thétis, qui ne parvenait pas à détacher son regard du visage d’Aioros se laissa surprendre par l’énergie parfaitement égale et maîtrisée de la Vierge, qui l’enveloppa. Une certitude parfaite. Une solidité absolue. Sur l’instant, la jeune femme fut soulagée de percevoir cet appui contre lequel elle allait pouvoir s’adosser. Mais sur l’instant seulement. La tension entre ses deux amis d’enfance, là-bas, qu’elle observait en train de maintenir le délicat équilibre auquel ils étaient parvenus, n’avait pas complètement disparu. Son empathie ne cessait de lui lancer des signaux d’alerte. Elle, elle savait. C’était son rôle de savoir.

La jeune femme répondit à l’appel de Shaka. A la toute puissance divine s’opposèrent bientôt la douceur et la volonté humaine des Poissons ; des notions antinomiques au possible s’il en était, pourtant, elle n’éprouva aucune difficulté à s’accorder avec son compagnon du sixième temple. Peut être parce que ce cosmos lui était familier. Peut être parce qu’elle y trouvait une résonance apaisante avec les angoisses qui la tenaillaient, avec d’autant plus de férocité qu’elles ne lui appartenaient pas. Du moins pas toutes. Ces tourments, si banalement humains, se diluaient, se délitaient dans les profondeurs du cosmos de la Vierge, si altier, si pur qu’il ne pouvait être atteint par de telles turpitudes. A la fois contraires et complémentaires dans leurs visions respectives de l’homme et de ses souffrances, ils se retrouvaient tous les deux. Ils se sourirent. Si les derniers jours passés n’avaient pas contribué à lever toutes les interrogations qui subsistaient entre eux, cette union de leurs cosmos surpassait en cette seconde toutes leurs incertitudes.

Les ors du sixième axe se mêlèrent et cette fois, ce fut elle qui alla dans sa direction, tendant son cosmos vers lui qui l’accepta avec bienveillance. La confiance mutuelle qu’ils se témoignaient se traduisit par une stabilité étonnante de leur combinaison. Aucune des deux auras ne se soumit à l’autre. Elles s’entrecroisèrent, en toute simplicité, les infimes nuances qui les distinguaient, demeurant, se complétant, sans disparaître.

Le chatoiement de l’énergie ainsi concentrée occulta le clair-obscur du surmonde, accentué par la lueur plus froide des cosmos mêlés de Kanon et d’Aioros, qui à présent se tenaient aux côtés de la Vierge et des Poissons. Sans en avoir tout à fait conscience, Shaka s’appropria le centre d’équilibre de ce qu’il maintenait avec Thétis, qui s’adressa à ses compagnons :

« Nous y sommes presque… » Sa voix claire résonna dans leurs esprits. « Kanon, je t’en prie... Prends la main. »

Se détachant avec difficultés des pensées qui lui encombraient l’esprit, le Gémeau retrouva suffisamment de maîtrise pour interroger Aioros du regard, qui hocha la tête en signe d’accord. Alors, comme repoussant le vide sans repère qui les environnait, Kanon tendit le bras vers Shaka.

Le Sagittaire constituait l’initiateur du changement. Ou plutôt, le signal, la dernière étape avant le recueillement ultime qui précédait le retour à la vie, celui que les Poissons assuraient, symbolisant ainsi le renouveau, la source de chaque existence qui une fois de plus allait suivre les jalons que le parcours immuable de la roue laissait derrière lui. La libération de l’accumulation d’une vie. Gémeaux et Vierge, exacts miroirs sur le zodiaque de ces deux charnières, se devaient de leur prêter assistance, d’assurer la parfaite tenue de l’équilibre sans lequel ce précieux héritage ne peut être offert, ne peut être vécu.

Malgré son apparente certitude, une hésitation freina le geste de Kanon. C’était à Shaka qu’il devait à présent faire confiance. Il n’avait guère le choix, surtout en cet instant critique, mais… Ils n’étaient pas amis.


Ne l’avaient d’ailleurs jamais vraiment été, et avaient conscience l’un et l’autre de l’être sans doute encore moins depuis que la silhouette d’une femme se dressait entre eux. Pourtant, ils étaient sur le point de s’allier plus étroitement qu’ils ne l’avaient jamais fait, ou avaient eu l’occasion de le faire. Pouvait-il compter sur la discipline et le professionnalisme de Shaka en cet instant ? Mieux encore, sur les siens propres ? Kanon retint son esprit une fois de plus. Il devait le faire. Néanmoins… cela ne l’engageait en rien n’est ce pas ?

Il agissait pour le bien commun, pour son frère, pour… pour Thétis aussi. Il ne ferait que son devoir et il en serait de même pour Shaka. Ce fut en tout cas ce qu’il lut dans le regard turquoise de l’indien qui attendait. Patiemment.

Shaka s’étonnait lui-même de l’absence de tout qu’il ressentait en son for intérieur. L’homme qui s’apprêtait à entrer en résonance avec lui était pourtant celui qui lui avait arraché ses derniers espoirs d’humanité, ses dernières étincelles d’illusion qu’il aurait voulu entretenir. Celui qui possédait ce qu’il lui restait de plus cher. Avait-il donc tout perdu, définitivement ? Il s’effaçait. Son âme… ne lui appartenait plus. IL avait pris le dessus, IL l’avait envahi. IL lui faisait accomplir SA volonté.

Leurs deux cosmos se confrontèrent néanmoins avec une certaine brutalité. Une brusquerie plus imputable à Kanon, certes, pressé d’en finir, et le choc fut à la hauteur de sa hâte. Les corps d’Aioros et de Thétis, sur Star Hill, protestèrent devant ce traitement qu’on leur infligeait au travers de leurs propres auras, soumises à cette secousse dépourvue de toute délicatesse qui boucla cependant leur cercle, et par la même occasion, lia les deux réserves d’énergie qui palpitaient devant eux.

Ils y étaient. Enfin. La seule, l’unique. L’Energie, cette trace du cosmos originel qu’ils portaient en eux, à présent renforcée, sublimée, à la fois unie et disparate, à la fois simple et complexe. Il ne s’agissait pas d’une simple somme de leurs puissances respective, non, c’était bien plus que cela. De leurs individualités, ils avaient généré un tout, qui se situait bien au-delà de tout ce qu’ils auraient pu rêver ou imaginer.

Le temps se suspendit, en même temps que leurs souffles. L’émerveillement avait pris le pas sur leurs doutes personnels, et tous quatre contemplaient leur création. Un frisson parcourut leurs corps immobiles et glacés sur Star Hill. Le silence remplaça la confusion de leurs pensées, l’espace d’un répit, d’un instant au cours duquel s’abolirent le passé et le présent.

La gigantesque lueur dorée qui les entourait de toutes parts chassa les quelques repères, éphémères, qu’ils avaient édifiés inconsciemment les uns par rapport aux autres. Ils ne se distinguaient même plus. Chacun aurait pu se croire seul… Or, il n’en était rien. Impossible quand un flot irrépressible de pensées, d’idées, de souvenirs, de sensations les submergeait, forçant petit à petit leurs dernières barrières.

Les limites disparurent. Ce que Mü ou encore Dôkho n’avaient évoqué qu’à demi-mot, presque gênés, venait de se saisir d’eux, avec une autorité ne laissant guère d’autre échappatoire. Toute forme d’individualité évanouie, ils se dissolvaient, se mélangeaient, se perdaient dans ce qu’était devenu leur cosmos. Le Cosmos. Le grand tout, celui auquel ils appartenaient à l’instar de tout être humain, celui dont ils avaient appris à force d’années d’entraînement et de souffrances, les méandres, les chemins, la force aussi. Celui qui était le commencement et l’achèvement. Le vertige les saisit tour à tour lorsque la sensation bien réelle d’une chute sans fin s’empara de leurs âmes qui peu à peu les quittaient, ou plutôt non, les rassemblaient autour de cette énergie flamboyante qu’ils avaient conçue, sans savoir où elle allait les conduire.

La conscience de leurs corps les avait abandonnés. Ils n’étaient plus que pure lumière, réunis dans l’unité. Une unité fragile. Trop fragile. La sphère autour d’eux et étrangement en eux crépitait, de longues et puissantes étincelles les environnant en un rythme aléatoire et dangereux. Une sensation diffuse de douleur s’empara de chacun d’entre eux, tandis qu’ils luttaient pour se maintenir, qu’ils luttaient contre cette force qui brisait une à une les barrières de leurs esprits respectifs. L’amertume d’Aioros, le doute de Shaka, l’inquiétude de Kanon, tout cela se déversa en une coupe commune qui fit vaciller le délicat équilibre qui les séparait de l’implosion pure et simple.

Le cadet des Antinaïkos se retrouva de nouveau face à Aioros, au sein de ce mælstrom des plus inconfortables. Ce n’était pas franchement ce qu’il aurait souhaité, mais les pensées du Sagittaire soudain obscures, malsaines presque, en émergeaient tels des écueils incontournables.


« J’ai voulu qu’il paye ! » Abasourdi, Kanon crut que son imagination lui jouait des tours devant une telle violence si inhabituelle chez Aioros. Avait-il bien entendu ?

« C’est lui qui m’a fait ça ! Il m’a tout pris. Tout… » Une onde de colère surgit au milieu d’eux, tendant encore un peu plus la corde sur laquelle ils tentaient tous de se maintenir. Les mots n’étaient rien. La rancœur qui en sourdait, elle, les frappa en plein cœur.

« Et toi… » Le visage qui aurait pu être si parfait émergea dans la lumières aveuglante, contractée par une souffrance terriblement intime. « Et toi… Tu es lui… Tu es pareil… Je te vois, je le vois ! Ce cosmos, c’est celui qui a voulu m’éliminer… qui n’a même pas eu ce courage-là ! Pourquoi ? »

Ce cri de détresse, Kanon aurait pu aussi le pousser, mais il ne dépassa pas la frontière de ses lèvres. Rivé sous le regard accusateur d’Aioros, il aurait donné n’importe quoi pour que ce dernier se taise. N’importe quoi.

« M’aurais-tu tué, toi ? »

Le Gémeau frissonna. Il y avait de l’espoir dans cette question.

- Ne me demande pas ça, Aioros… » Finit-il par balbutier, déstabilisé.

- Je veux que tu me répondes !

- Je… Je ne peux pas. »

Thétis tenta de réprimer un hurlement, peut être même hurla-t-elle, toutes les souffrances et les douleurs accumulées par ses pairs se ruant sur elle, qui devenait leur catalyseur impuissant. Elle se sentit faiblir, désireuse de fuir ce creuset de sentiments exacerbés qui se mêlaient les uns aux autres, qui s’affichaient sans plus de retenue, au vu et au su de tous.

Pourtant, elle ne pouvait rien en faire. Prisonnière de ce désir aveugle et inconscient de soulager, elle ne pouvait se dérober. Elle ne saurait sans doute jamais comment elle y parvint ce jour-là, mais quelque part, au fin fond de ses forces, elle trouva les ressources suffisantes pour tenir. Pour aider. De ses souvenirs, mis à nu devant eux, elle extraiya ceux auxquels elle-même aimait à se raccrocher quand elle perdait pied dans cette vie parfois si blessante. Son enfance… Ses amis… Les images d’un Aioros et d’un Kanon encore enfants frappèrent le Sagittaire et le Gémeau, absorbés dans leur confrontation.

Des rires cristallins retentirent, le ciel si pur de la Grèce parut effacer la lueur dorée éclatante qui les entourait, apportant la fraîcheur et l’apaisement. Le passé défila. Et dans le rôle du metteur en scène, une Thétis, flageolante, crispée, mais concentrée jusqu’à l’extrême. Il y avait autre chose qui les liait tous, bien au-delà de leurs rancoeurs personnelles, et c’était cela qu’elle voulait leur montrer : l’amour qui les avait tous unis, bien avant que l’âge adulte les rattrape, avec sa folie meurtrière. L’amour qui malgré les vicissitudes avait triomphé de la mort, si facile à donner, plus facile à offrir qu’une vie, même amputée, même incomplète.

De cela, le chevalier des Poissons ne voulut jamais s’en séparer. Jamais. Tandis que les images défilaient, quantité de visages apparaissaient et disparaissaient, mais toujours laissant derrière eux un peu de cette chaleur humaine, de cet optimisme qui aujourd’hui n’était devenu rien de plus qu’une exception.

Shaka… Certains de ces souvenirs, il s’en rappelait lui aussi. Ce qu’il voyait au travers de l’âme de Thétis était pourtant plus beau, plus brillant, auréolé d’une douceur et d’une certaine candeur qui lui transpercèrent le cœur avec cruauté. Etait-ce donc cela qu’il avait perdu ? Il avait vécu les mêmes choses, mais tout était tellement plus gris et plus terne dans sa mémoire, comme voilé par une rigidité qui s’était peu à peu renforcée au fil des années. Une vie statufiée, moulée à jamais dans l’étreinte de la divinité qui ne laisse pas la place à l’humanité.

La main de Thétis parut soudain se saisir de la sienne. Il lui sembla qu’une douce énergie passait en lui, pleine d’entrain et de vigueur, une sève nouvelle qui coulait tout à coup dans ses veines, l’éveillant ou plutôt le réveillant d’un long sommeil sans rêve.

Mais le passé avançait. Et cet excès de vie et de confiance ne pouvait pas exister sans contrepartie. Leurs quatre empreintes qui s’ancraient de plus en plus solidement dans le cosmos résonnant autour d’eux se mêlaient sans cesse plus étroitement. Il ne pouvait y avoir de secrets, ni plus de vérités à demi admises. Cette sensation familière qui taraudait la jeune femme depuis plusieurs minutes déjà, elle la connaissait si parfaitement qu’elle la faisait sienne, de façon inconsciente. Le cosmos de Kanon adossé au sien ne s’en détachait plus. Il était proche, si proche… Irrésistible, irrépressible, il était là, lui, et il l’aurait tenue dans ses bras, elle se serait abandonnée à lui, que le résultat n’aurait pas été très différent.


Un désir sourd s’enfla sous la surface, une onde de sensualité parcourut les deux êtres qui sans se toucher n’avaient jamais été aussi liés qu’en cet instant. Une vague qui déborda, sans violence mais inexorable, effleurant, englobant sans plus d’hésitation leurs deux compagnons, hébétés. Aucun d’eux n’avait le choix.

Kanon voyait au travers de Thétis, tout à coup si transparente, si claire qu’il se perdit en elle, abandonnant derrière lui ses ultimes limites, ce qui lui restait de son intégrité, comme jamais auparavant. Elle était autour de lui, pourtant il lui sembla qu’il embrassait tout l’être de la jeune femme. Il n’était plus lui, et elle n’était plus elle. Le centre, duquel le duo assurait la solidité s’amplifia imperceptiblement.

L’instant de surprise passé, l’âme d’Aioros, d’abord hésitante et fragilisée par le ressentiment qu’il pensait avoir cadenassé à double tour et qui pourtant venait de lui sauter au visage, se laissa peu à peu gagner par la confiance qui s’en dégageait, par l’union parfaite qui l’englobait avec douceur. Il y reconnaissait les personnalités de ses deux amis, enchevêtrées et l’évidence de leur absolue complétude le frappa alors.

Il saisit soudain toute la certitude qui les liait, depuis si longtemps. Il n’y avait nul malaise dans la sensualité pure qui l’environnait, et dans laquelle il se laissa glisser avec délice. Elle ne lui appartenait pas, mais elle lui était offerte en cet instant, et la force de l’amitié dont l’état de souvenir venait de disparaître au profit du présent rejoignant enfin le passé se mêla au couple, le renforçant, augmentant le noyau ainsi créé qui vibrait au creux du cosmos.

L’esprit de Shaka se troubla. Quelque part, tel un écho lointain, il retrouvait cette chaleur étrange et inconnue qui l’avait saisi à peine quelques semaines plus tôt, quand la tendresse de Thétis avait fait vaciller ses barrières. Il lui parut qu’il pouvait s’y abandonner. Oui, il le pouvait, à ce moment-là, et oublier ce qu’il était, ce qu’il se devait d’être. Ne pas résister. Croire. Il aurait pu se heurter à Kanon, mais il n’en fut rien. Ce dernier, noyé derrière ses alter ego, n’existait plus pour lui-même, sans doute pour la première fois de sa vie. Il restait une place, ouverte, bienvenue. L’incursion de la Vierge se déroula comme dans un rêve. Apaisé, Shaka les rejoignit, sombrant comme il ne l’avait jamais fait, délaissant le carcan qui l’étouffait pour s’exposer à son tour.

La tension électrique s’amenuisit. La constance s’établit. L’énergie lumineuse autour d’eux se stabilisa, une sphère parfaite naquit, les englobant dans une ronde infinie qui résonna de loin en loin, tel un chant assourdi, une résonance harmonieuse.

« Thétis… Nous y sommes… » La voix d’Aioros, inattendue, ne brisa cependant pas l’équilibre. Elle coulait de source. « Tu peux la prendre… »

Elle constituait l’ultime réceptacle. Cette union merveilleuse allait transiter en elle, pour s’évanouir en ce jour, pour rejoindre l’héritière Dothrakis, un jour prochain. Les Poissons, dernier maillon d’une chaîne qui n’avait pas d’extrémité. Son cosmos s’intensifia d’un cran, au milieu de ceux de ses compagnons. C’était le moment.

Ce qui se passa en cet instant, Shaka ne sut jamais l’exprimer clairement. Tout ce qu’il comprit après coup, ce fut qu’il était allé trop loin. Ou du moins, plus loin que ce que Dieu lui permettait. Ce qu’il pouvait accomplir, il ne devait pourtant pas y parvenir. Il n’en avait soudain plus le droit. Ce déferlement d’humanité, ce cocon dans lequel il venait de prendre place avec tant de facilité, cette chaleur et cette douceur si humaine, tout cela ne lui était pas destiné. Il n’en faisait pas partie.

Avec une brutalité inouïe, ses trois compagnons furent soudainement dépourvus d’une part d’eux-mêmes lors que le cosmos de Shaka se rétracta violemment. A l’instar d’une porte qui claque, d’une gifle qui s’abat, ils furent rejetés, repoussés, pris tout à coup dans un tourbillon instable qui les malmena dans une douleur proche de l’agonie.

L’énergie que Thétis contenait à grand-peine vola en éclats. Déséquilibrée, elle fit une tentative désespérée pour se maintenir et surtout maîtriser le flot d’énergie surpuissant qu’ils avaient créé et qui menaçait de les vaporiser d’un instant à l’autre. Une brûlure intense la parcourut quand, dédiant toute sa force à empêcher la catastrophe de s’abattre sur eux, elle se détacha de Kanon.

Une déchirure profonde lui coupa le souffle. Des larmes de douleur perlèrent au bord de ces cils, et des gouttes sanglantes constellèrent son corps affaibli au sommet de Star Hill, tandis qu’elle luttait avec l’énergie du dernier désespoir.

Elle n’y arrivait plus.


Les étendues grises du surmonde disparurent, déchiquetées, rejetées de part et d’autre devant elle, la lame de fond de pure énergie qui déferlait dans sa direction anéantissant tout sur son passage. Figée devant ce qu’elle ne pouvait plus contrôler, impuissante, tétanisée, elle ne pouvait que regarder. Regarder la mort.

L’explosion qui retentit tout à coup à ses côtés ne parvint pas à la tirer de sa léthargie. Le cosmos aveuglant qui jaillit devant elle ne la fit pas bouger d’un millimètre. L’absence soudaine de tout la traversa. Il était trop tard.

Elle retrouva son corps, affalé sur la roche, inconscient, écrasé. Ses doigts, crispés sur sa poitrine, palpitèrent, se détendirent. D’un coup d’épaule las, elle se rejeta en arrière, sur le dos, ouvrant les yeux sur la réalité. Le soleil au zénith blessa cruellement ses prunelles.

Le silence absolu. Etait-il tangible, ou était-ce son esprit qui demeurait coupé du monde ? Non, c’était bien l’absence de tout bruit qu’elle entendait.

Péniblement, elle se releva. Elle n’était pas seule. Kanon, un genou à terre, secouait la tête, sonné, tandis qu’Aioros un peu plus loin reprenait son souffle avec difficulté. Vivants. Tous ? Son regard voilé d’angoisse circulait de l’un à l’autre à la recherche de Shaka, un Shaka invisible, un Shaka dont elle ne percevait plus la moindre étincelle de cosmos.

« Par tous les Dieux ! »

L’exclamation du Sagittaire lui fit redresser la tête. Il se tenait, à peu près debout à proximité de l’unique temple qui se dressait là, avec à ses pieds une forme. Une ombre. Un « non » de panique s’étrangla dans sa gorge alors qu’elle s’élançait, ignorant la torture qu’elle faisait subir à ses membres, que ses genoux heurtaient durement le sol quand elle prit Shaka dans ses bras et saisit sa main de la sienne, couverte de gouttelettes de sang. Elle était glacée. Une décharge sans concession la secoua sans prévenir. Frémissante, elle porta toute son attention au chevalier de la Vierge inanimé qu’elle tenait contre elle. Le vide. Elle voyait sa souffrance mais… ne la ressentait pas. Les yeux dilatés de frayeur, elle le contemplait, consciente soudain d’un manque, ou plutôt d’une sensation assourdie dans sa tête, qui l’empêchait de se porter à son secours.

Les cils de l’indien papillonnèrent, avant de laisser enfin entrevoir son regard azur.

« Pardonnez-moi… » Ce n’était qu’un souffle. « Je… Je n’ai pas pu… » Il regardait derrière elle ; la présence du Gémeau dans son dos était presque palpable.

« Je n’avais pas le choix… Sinon…

- Shaka… Pourquoi ?! » Ce cosmos qui s’était enflammé à ses côtés... Qui les avait tous protégés… La jeune femme en retrouvait la trace à présent.

- Thétis… Tu… tu dois… » Les traits fins se contractèrent brièvement sous l’effort.

- Je ne te ressens pas ! » La panique était là, de nouveau. Elle ne se reconnaissait plus.

- C’est inutile… Préserve-toi… » Il la quitta du regard. Kanon, tendu, hocha la tête. Un sourire pâle flotta sur les lèvres de Shaka, avant qu’il ne referme les yeux.

- Shaka, non ! » Elle n’eut pas le temps de le secouer pour le faire réagir. Aioros l’avait déjà saisie par les épaules, pour l’obliger à se relever.

- Il est épuisé. Nous allons le ramener à son temple.

- Mais…

- Ca va aller Tissa. » Elle ne réagit même pas et Kanon se détourna. Les deux hommes glissèrent chacun un bras sous les épaules de leur compagnon groggy pour le soulever, avant de le traîner vers la pente. Les pas que Shaka tentait de faire étaient superflus.

Cela ne servait à rien. Démunie comme elle l’était de sa perception habituelle, elle se sentait profondément inutile. Le cœur en berne, elle leur emboîta le pas. Jamais la descente ne lui avait paru aussi longue. Et difficile. Elle aurait voulu les accompagner jusqu’au sixième temple. Elle aurait voulu les aider, de quelque moyen que ce soit. Mais son corps lui refusa cette faveur et s’écroula sur le parvis des Poissons, dans l’ombre des doriennes, tandis que d’un regard triste d’une colère impuissante, elle observa leurs silhouettes disparaître derrière un méandre du domaine Sacré. Elle ne sut pas s’ils parvinrent sans encombre à leur destination, chargés de leur fardeau. Elle avait sombré dans l’inconscience depuis longtemps.


Dans la nuit, au Sanctuaire…

Elle se dégagea en silence. Repoussant avec précaution le bras qui s’appesantissait nonchalamment sur sa taille, elle glissa ses jambes hors des draps, et ses pieds nus touchèrent le sol glacé.

Elle n’avait pas la moindre idée de l’heure et bien entendu, pas le moindre réveil digital à l’horizon. Elle ramassa sa montre tombée à terre et se dirigeant d’un pas étouffé vers la fenêtre, en tourna le cadran vers le faible rayon de Lune : deux heures du matin.

Le soupir discret qu’elle laissa échapper fut bien vite réprimé, lorsque le bruit des draps froissés par le retournement d’un corps se fit entendre. Un coup d’œil la renseigna cependant, Kanon ne s’était pas réveillé.

Toujours silencieuse, elle enfila sa robe, se contorsionnant tant bien que mal pour en remonter la fermeture éclair. Elle aurait bien jeté un coup d’œil dans une glace mais après tout, vu l’heure… Elle gagna la porte à pas de loup, tout en relevant ses cheveux, ses chaussures à la main.

La main sur la poignée, elle se retourna. Il n’avait pas perçu son absence. Mais sans doute son corps immense s’était-il étalé un peu plus en travers du lit… Elle se mordit les lèvres, hésita. Mais la porte se referma bientôt sur elle.

Elle se l’était pourtant promis. Juré même. Juré qu’on ne l’y reprendrait plus. « Tu parles… » Marmonna-t-elle alors qu’elle descendait rapidement les marches jusqu’à la porte latérale du Palais. Dommage qu’on ne puisse pas se donner des gifles à soi-même, c’était tout ce qu’elle méritait. Mais qu’était-elle donc à la fin ? Quelle sorte de femme pour ne pas être capable de repousser un homme, de le repousser, lui ?

La fraîcheur de la nuit la fit frissonner, lorsqu’elle émergea de l’ombre des doriennes, sous la pâle clarté lunaire. Un instant, elle s’arrêta dans sa course, soudain désorientée. Elle n’aurait pas dû…

Quelques heures plus tôt…

La nuit achevait de tomber quand elle sortit de son temple, au moment où Aioros parvenait à son niveau.

« Thétis ! Tu sais, tu n’as pas besoin de…

- J’y tiens. » Fit-elle, résolue. Elle guettait le Sagittaire depuis une bonne heure. D’une part, elle se devait de le remercier pour s’être occupée d’elle ; c’était lui qui l’avait ramassée devant la douzième maison un peu plus tôt dans la journée, faisant fi de son propre épuisement. Et d’autre part… Si lui trouvait les ressources nécessaires pour aller se présenter devant son Pope ainsi qu’il se devait, il ne serait pas dit qu’elle serait en reste, fut-elle une femme. Faisant taire les réclamations de son esprit qui se lamentait de fatigue, elle se porta à la hauteur de son compagnon. Ce dernier lui jeta un coup d’œil, ouvrit la bouche, la referma. A peine un soupir témoigna-t-il de sa désapprobation.

Saga ne fit pas preuve d’autant de délicatesse.

« Qu’est ce que tu fais là, au lieu de te reposer ?! » La tança-t-il sans douceur. « Shaka est déjà sur la touche, inutile que tu suives son exemple…

- Je vais bien. » Maudit Kanon… Elle se doutait bien que les jumeaux avaient déjà amplement débattu des événements du jour et la version du cadet n’avait très certainement rien édulcoré. Mais elle n’était pas faible ! Pourquoi fallait-il donc que tous perpétuent cette agaçante habitude de la traiter différemment ?

Sans doute le Pope lut-il en elle ses vigoureuses revendications ; il se rassit en silence, invitant ainsi ses hôtes à en faire autant. Thétis s’étonnait de cette convocation. A quoi bon, puisque Saga devait déjà être probablement au courant de tout ? Elle l’observa avec attention tandis qu’il allumait une cigarette. Son regard fuyait. Non pas elle, mais Aioros.

Les quelques heures au cours desquelles elle s’était laissée sombrer dans un sommeil réparateur lui avaient permis de se reconstruire, de regagner un peu de cette intégrité dont elle avait été dépourvue de façon si inattendue. Bien qu’encore quelque peu anesthésiée, son empathie aussi avait récupéré en sensibilité. Pas encore assez, mais suffisamment pour qu’elle perçoive la gêne grandissante que le silence installait entre le Sagittaire et le Pope.

« Qu’est ce qui s’est passé ? » La voix grave et profonde de Saga la fit sursauter, la ramenant à la réalité.

- Kanon t’a déjà tout dit, non ?

- Oui, mais j’aimerais connaître votre perception, à tous les deux. » Une réponse aussi neutre que la question d’Aioros s’il en était.

Poissons et Sagittaire s’entre-regardèrent, indécis. Ce fut Thétis qui se jeta à l’eau la première.

« C’est de ma faute. » Son beau regard limpide s’assombrit. « J’ai lâché prise au mauvais moment. J’ai essayé pourtant mais…

- Non, Thétis. Tu n’y es pour rien et tu le sais. » Aioros, se détournant de la jeune femme, fit face à Saga : « Shaka n’a pas tenu le choc. » Et de raconter le décrochage de la Vierge à l’instant où la jeune femme prenait à son compte la combinaison de leur quatre cosmos. Elle fut sidérée par son récit. Précis et détaillé, l’aîné des Xérakis avait parfaitement assimilé la complexité du mécanisme qui avait mené à ce semi échec.

Bien mieux qu’elle d’ailleurs, submergée comme elle l’avait été par l’afflux d’émotions de chacun d’entre eux, à tel point qu’elle n’avait pas été capable de percevoir immédiatement l’intervention d’urgence de Shaka, qui les avait tous sauvés. Elle comprit qu’elle n’aurait pas pu raconter les événements d’une manière aussi… clinique. Aioros possédait cette faculté de s’effacer derrière tout ce qui était susceptible d’altérer son jugement, quand il le fallait. Elle en était pour sa part, encore très loin.

« … Et pour la suite ? » Le même ton, le même sérieux. Celui qui aurait pu être Pope, et celui qui l’était devenu s’observaient, concentrés.

- Il devrait se remettre très rapidement. Mais… » Aioros secoua la tête d’un air dubitatif. « Je crains qu’il n’y parvienne pas. Tant qu’il ne trouvera pas le moyen de se libérer, de se sortir de cette condition non humaine, il ne pourra pas rester suffisamment en phase avec nous pour mener le test à son terme.

- Tu vois une solution ?

- Non, aucune. »

La fumée bleutée d’une cigarette s’éleva, tandis que Saga se rejetait contre le dossier de son siège. De sa main libre, il se massa distraitement l’arête du nez, avant de jeter un coup d’œil à Thétis, qui se raidit imperceptiblement. Il n’y avait pourtant aucun reproche dans le regard émeraude fixé sur elle.

« J’ai conscience de ce qu’il éprouve pour moi, » Soupira-t-elle sans s’étonner outre mesure de l’absence de surprise de ses vis-à-vis. « Quelque part, je… partage ce sentiment. Néanmoins, je crois qu’Aioros a raison. J’aime beaucoup Shaka, j’aurais souhaité qu’il puisse aller vers moi, comme j’ai tenté d’aller vers lui, mais il n’en est pas capable. Je l’ai compris… aujourd’hui. » Elle ne s’imaginait pas pouvoir éprouver autant d’amertume en prononçant ces mots, mais la réalité n’avait plus le temps de s’embarrasser de fioritures. Une profonde compassion l’envahit alors, chassant son découragement. Elle ressentait certainement trop les sentiments de ceux qui l’entouraient, elle en souffrait parfois au-delà de l’acceptable, mais en cette seconde, elle se rendit compte à quel point ce don lui était précieux, et à quel point elle se sentait vivante. Elle se nourrissait d’eux, de leurs peines, mais aussi de leurs joies, elle en était partie intégrante. L’idée qu’un être qui comptait tout également pour elle puisse se trouver à ce point dépourvu de ces petites parcelles d’humanité qui constituaient son propre souffle l’attristait profondément. Elle savait pourtant que cette fois-ci, elle ne pourrait rien y faire.

« Il est le seul à être capable de trouver ses propres réponses… » Murmura-t-elle avant de se tourner vers Aioros. « … Et peut être qu’alors, tout n’est pas perdu. Il a vu. Il sait ce que nous sommes. Il l’a touché. Qui sait, ça pourrait suffire… » Les deux hommes ne répondirent rien, mais la jeune femme vit bien dans le sourire d’Aioros qu’il n’y croyait pas tout à fait.

« Nous devrions… Nous devrions lui faire confiance. » Rajouta-t-elle. Elle avait relevé la tête et soutenait le regard du Pope. Il acquiesça en silence, au bout d’un moment, avant de se lever, signifiant la fin de leur entretien.

« Va te reposer Thétis. » Dit Saga en chassant affectueusement une mèche blonde qui s’était égarée sur l’épaule de la jeune femme. « Et merci d’être venue.

- C’est normal. Aioros, tu descends avec moi ?

- Oui, bien…

- Aioros ? Je peux te voir quelques minutes ? » Le Pope avait posé une main hésitante sur le bras du Sagittaire qui s’apprêtait à emboîter le pas à Thétis. Elle les regarda, tous les deux. Puis s’inclina avec légèreté, « Je vous laisse ! » avant de disparaître dans l’ombre.


Ce fut le claquement des hauts talons de la jeune femme sur les dalles de pierre qui fit relever la tête de Kanon. La silhouette mince de Thétis se glissait déjà vers la sortie quand il l’interpella :

« Qu’est ce que tu fais ici ?

- Kanon ! » Elle s’arrêta net en face de lui, « Je pensais qu’il n’y avait plus personne… »

Au moment où ces derniers mots s’échappaient de ses lèvres, elle se rendit compte de leur absurdité ; trop absorbée par les événements, elle n’avait pas prêté attention aux notes de piano jouées en sourdine et qui résonnaient dans la bâtisse depuis qu’elle était entrée au Palais. Où était-ce parce que ces sons lui avaient été si familiers fut un temps que les réentendre aujourd’hui lui paraissait naturel…

« Je suis venue faire le point avec ton frère. » Finit-elle par répondre. « Aioros est resté avec lui.

- Ah. » Elle vit les traits de Kanon s’assombrir à l’évocation du Sagittaire, et crut bon de rajouter avec un sourire rassurant :

- Je crois que tu n’as pas à t’inquiéter. C’est quelque chose qu’ils doivent faire, sans doute. Au fait… C’était quoi ?

- Hum ? » Il se tourna vers le point qu’elle désignait du menton derrière lui. Le piano droit du salon.

« Oh ça… L’intro d’un vieux morceau de Jethro Tull dont je ne me rappelle absolument pas le titre.

- Locomotive breath ? » Proposa-t-elle au bout d’un moment, se rappelant qu’elle avait déjà entendu Kanon jouer ce morceau… dans une vie antérieure.

- Possible, oui.

- C’est gai. » Il haussa les épaules :

- Pourquoi ? Tu trouves qu’on maîtrise beaucoup de choses en ce moment, toi ? »

La jeune femme ne releva pas. Même s’il n’avait pas tout à fait tort.

Il lui apparut profondément fatigué. Sans doute ne s’était-il pas couché, pensant pouvoir encore être utile. A quoi, il n’en savait probablement rien.

- Tu devrais aller te reposer, » dit-elle avec douceur, « ça ne sert à rien de ressasser. Demain, tout ira mieux.

- Tu as sûrement raison. » Il s’étira tout en étouffant un bâillement. « D’ailleurs… tu devrais en faire autant ! Bonne nuit Thétis.

- Toi aussi. »

Elle n’alla cependant pas plus loin que la porte qu’elle venait d’entrouvrir, la voix de Kanon résonnant soudain de nouveau dans son dos :

« Thétis !

- Oui ? »

- Il y a une question que je voudrais te poser. »

Lorsqu’elle se retourna sur lui, il s’était appuyé de l’épaule contre le mur du couloir et les bras croisés, l’observait, le visage redevenu neutre :

« Tu as vraiment cru qu’il pourrait se passer quelque chose entre Shaka et toi ? » Elle ne sut pas si c’était la question elle-même, ou le ton désinvolte sur lequel elle avait été posée, mais toujours était-il qu’une sourde tension fort désagréable se saisit d’elle.

- Je ne comprends pas. » Répondit-elle froidement.

- Et bien, ça me semble clair. Ou du moins, ça l’était, tout à l’heure. Ou alors, ce doit être mon imagination… Après tout, croire que qui que ce soit puisse être proche de Shaka de cette façon relève de l’hérésie, non ? »

Elle aurait pu ne pas faire de commentaire particulier. Elle aurait pu écarter la question d’un geste et un sourire. Elle aurait pu ne pas répondre, tout simplement. Au lieu de quoi, piquée au vif par l’expression vaguement moqueuse plaquée sur le visage de Kanon, elle rétorqua aussi sec :

« Oui et alors ? Je ne vois pas en quoi cela te semble si surprenant… Shaka est un homme que j’apprécie beaucoup. Et que je respecte.

- Un homme ? » Persifla-t-il, « Es tu bien certaine que ce genre de définition colle à quelqu’un comme lui ?...

- Oui, un homme, comme toi et comme les autres ! Te sens-tu si supérieur que tu t’offres le droit de juger de cette manière ?!

- Je vois que ce n’était pas qu’une impression finalement… Voyons Thétis, soyons sérieux ! » Il éclata franchement de rire, « Toi ! Avec… Lui ! »


Se décollant du mur, il s’approcha soudain d’elle, qui recula d’un pas, puis un autre :

« Tu ne sais rien de lui… » Tenta-t-elle de se justifier, avant que son poignet fin ne se trouve brusquement emprisonné entre les doigts nerveux de Kanon.

- Je t’en prie, Thétis, tu sais très bien de quoi on parle toi et moi en ce moment. » Resserrant sa prise, il lui tordit légèrement le bras gauche derrière le dos, et la repoussa contre le mur, « Shaka ne pourrait jamais t’offrir le quart de ce que tu es en droit d’attendre, et tu en es parfaitement consciente. »

Toute la volonté de Thétis de se dégager de l’étreinte de Kanon s’envola sous le regard émeraude planté dans le sien. Son propre corps s’attendrissait déjà contre celui de l’homme qui la tenait si fermement, son souffle s’accélérait, pourtant, elle détourna la tête lorsqu’il se pencha sur elle pour l’embrasser. Ses lèvres brûlantes atterrirent alors sur l’épaule de la jeune femme, sur sa peau laissée nue par la robe sans manche qu’elle portait.

De sa main libre, il lui saisit la nuque et d’un geste brusque, la força à le regarder :

« Shaka ne pourrait jamais t’offrir… » Répéta-t-il sourdement, « … le quart de ce que moi je peux te donner. » Cette fois il trouva sa bouche. Et cette fois, elle lui rendit son baiser, de nouveau abandonnée. De nouveau soumise.

Mais pourquoi au nom de tous les Dieux avait-elle cédé ? Elle ne voulait pas, pas après avoir vu le regard douloureux de Shaka lorsqu’il s’était rendu compte qu’elle avait déjà succombé une fois. Pas après s’être rendue compte qu’elle ne savait pas elle-même ce qu’elle désirait vraiment. Pas après avoir pris conscience que ce Kanon-là…

Tout en parvenant sur le parvis de son temple, un nouveau soupir lui échappa. Tout allait de travers. Elle s’adossa à la porte de ses appartements, qu’elle venait de refermer derrière elle ; il lui sembla qu’elle était protégée. Un peu. Elle n’avait rien à attendre de Kanon. Rien du tout, si ce n’était l’oubli par l’abandon des corps l’espace de quelques heures. Alors, oui, elle oubliait tout. La souffrance dont elle était entourée perpétuellement depuis plusieurs semaines, celles des uns, des autres, peut être la sienne aussi d’ailleurs…

Le temps s’arrêtait lorsqu’elle était dans ses bras, il s’arrêtait parce qu’elle y trouvait une plénitude toujours recherchée mais rarement atteinte. Mais cela ne pouvait suffire. Pas quand elle devenait elle-même une source de souffrance pour quelqu’un d’autre qu’elle aimait à sa manière.

D’un geste rageur, elle jeta à l’aveuglette les chaussures qu’elle tenait toujours à la main droit devant elle et elles rebondirent avec fracas contre un meuble. Elle ne détenait pas la solution. Et doutait de la trouver un jour.

Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire…

Saga se réveilla en sursaut. Se redressant assis dans son lit, il regarda autour de lui. La pénombre, le calme. Jetant un coup d’œil à ses côtés, il vit Rachel blottie sous les draps, endormie, le visage paisible, éclairé par la lumière douce de la pleine lune. Pourtant…

Cela avait été comme un coup de tonnerre, un son brutal qui l’avait tiré d’un sommeil qu’il lui avait été difficile de rattraper. Avec précaution, pour ne pas la déranger, il s’extirpa des couvertures et, nu, s’approcha de la fenêtre. Le ciel était limpide et constellé d’étoiles, pas la moindre trace d’orage à l’horizon.

Se penchant par-dessus le rebord, il examina les temples du Sanctuaire en contrebas. Tout était silencieux et immobile. Malgré tout, une sensation désagréable lui courut le long de l’échine ; quelque chose n’était pas normal.

Tout en fermant les yeux, il prit une inspiration et intensifia son cosmos de quelques degrés. La nuit s’effaça, tandis que les dimensions parallèles s’ouvraient derrière ses paupières fermées. Une à une, il écarta celles qui ne concernaient pas le moment et le lieu présents. Il fut presque étonné de constater à quel point il avait retrouvé toute sa dextérité d’antan ; avec une facilité déconcertante, il allait de l’une à l’autre, cherchant l’anomalie, la distorsion qui l’avait éveillé tantôt. Enfin, il retrouva le Sanctuaire. L’image qui se matérialisa dans son esprit était semblable à un négatif ; chacun des points lumineux qu’il voyait correspondait à une personne présente dans l’enceinte du Sanctuaire. Les lumières les plus intenses appartenaient aux membres des XII, et celle de Rachel était la plus puissante.


Toutes pulsaient à un rythme régulier. Toutes, sauf une, sur laquelle il concentra son attention. Il libéra son esprit qui, tel un aigle, se mit à planer au-dessus des temples. La Vierge ! Se rapprochant, il se rendit compte que la sixième Maison était entourée d’une aura d’un rouge malsain, irrégulière, qui semblait gonfler et se rétracter dans le même temps, à l’image d’un cœur malade. Tout à coup, la présence d’un arc électrique d’une puissance incommensurable, en provenance du temple, s’imposa à son esprit.

« Shaka !… »

Faisant volte-face, enfilant rapidement un jean et une chemise qu’il ne prit pas la peine de boutonner, pieds nus, il courut hors de la chambre, descendit le grand escalier pour déboucher sur le parvis du palais, avant de commencer à dévaler les marches jusqu’au temple de la Vierge. « Mais bon sang ! Comment se fait-il que personne ne réagisse ! Aiors, Dôkho, que faites-vous ? »

Il était fou d’inquiétude en parvenant enfin devant l’entrée de la Maison. Confronté à l’aura rougeâtre qui teintait la nuit, il n’hésita cependant pas une seule seconde avant de s’y enfoncer… pour être brutalement stoppé par un champ de force.

S’élevant jusqu’en haut des colonnes, il semblait défendre le cœur du temple d’un mur impénétrable. Au travers de la paroi translucide qui le matérialisait, l’imposant lotus d’or était pourtant visible, marquant le centre du champ et à côté… gisait une silhouette indistincte.

« Shaka !… Laisse-moi passer ! Que fais-tu ? » Il avait crié, mais sa voix parut rebondir sur l’obstacle et mourir dans un murmure.

Les forces présentes s’intensifièrent tout à coup, le repoussant vers l’extérieur du cercle. Serrant les dents, il tenta de lutter, mais la force qui s’opposait à lui était trop colossale. Il ne pouvait rien faire d’autre que reculer.

A cet instant, une lumière éblouissante jaillit du lotus pour envahir le temple. Sa puissance était telle qu’elle s’infiltrait par tous les interstices des murs, débordait les doriennes jusqu’à suinter dans la nuit. Les yeux fermés pour ne pas être aveuglé, le Pope fut alors assourdi par un son strident qui le lancina jusqu’au dernier de ses nerfs. Un instant paralysé, il entendit un coup de tonnerre, comme celui qui l’avait alerté, puis ce fut de nouveau le silence et la nuit.

Rouvrant les yeux avec précaution, il ne rencontra que la noirceur la plus complète. Seul le champ magnétique luisait faiblement encore devant lui. Plus fragile cependant. Une brève concentration de sa part, suivi d’une décharge d’énergie lui suffit à ouvrir une brèche, dans laquelle il s’engouffra aussitôt. Il fit quelques pas dans la direction supposée de Shaka lorsqu’il s’arrêta net ; ses pieds nus baignaient dans un liquide visqueux et chaud. Le cœur glacé, il éleva sa main droite au-dessus de lui et une lumière dorée vint trouer les ténèbres. Ce fut alors, que baissant les yeux, il vit.

Un ruisseau de sang écarlate s’écoulait dans sa direction depuis le lotus d’or, un flot pourpre dans lequel il marchait à présent. D’un geste brusque, il libéra la lumière. Celle-ci s’en vint flotter à ses côtés tandis qu’il s’avançait, les yeux dilatés, vers le corps de Shaka. Sortant peu à peu de la nuit, il gisait nu en travers du lotus, dont les pétales dorées brisées en mille morceaux s’éparpillaient dans le sang.

S’agenouillant aux côtés de la Vierge, Saga le saisit avec précaution par les épaules pour le retourner ; il avait perdu connaissance. Sa peau pâle disparaissait sous un voile rougeâtre, depuis le haut de son front jusqu’à ses pieds. Son front, d’où avait disparu la marque insigne de sa nature bouddhique.

Sans conviction, il tenta de contacter l’esprit de l’indien. Et se heurta au silence. Il n’était plus là. Pourtant… les empreintes du cosmos paisible de la Vierge n’avaient pas disparu. Elles se maintenaient, là dans le temple autour d’eux, ici dans le corps qu’il maintenait dans ses bras. Et son visage… malgré le ruissellement écarlate qui baignait ses traits, ceux-ci étaient sereins. Peut être même comme ils ne l’avaient jamais été auparavant.

Un bruit de course tira Saga de sa contemplation. Relevant la tête, il vit Mü se précipiter, essoufflé, et s’affaler devant Shaka :

« J’arrive trop tard… j’ai ressenti ce qui se passait, mais j’ai cru que c’était mon imagination qui…

- Il a perdu trop de sang, il faut l’évacuer sur Athènes. Mü, peux-tu… » Il fut interrompu par l’apparition soudaine dans son esprit des cosmos de leurs compagnons. Thétis était parmi eux. D’autorité, il remit son précieux fardeau au Bélier et ressortit du temple.


Une douzaine de silhouettes se tenaient là, debout, dans l’ombre. Il n’avait pas besoin de distinguer leurs visages pour savoir que pas un ne manquait à l’appel. Silencieuse, Rachel sembla se matérialiser à ses côtés, l’inquiétude chevillée au bleu profond de ses yeux.

« Qu’est ce qui…

« Saga ! » Le regard du Pope croisa alors celui de Thétis, qui venait de s’élancer dans sa direction. Elle… Son visage…. Elle stoppa net en voyant les vêtements du Pope et un éclair de terreur passa dans ses yeux. Un coup d’œil renseigna Saga sur ce qui l’affolait à ce point ; sa chemise était maculée de sang. Mais il avait à peine reporté son attention devant lui, que déjà elle avait repris sa course vers l’entrée de la Maison et arrivait à son niveau. D’un pas, il glissa devant elle pour lui barrer le passage :

« Non, Thétis, il ne vaut mieux pas que tu entres.

- Laisse moi passer ! » Cria-t-elle, en tendant le bras pour le repousser. Il s’en saisit, et l’attirant brutalement sur le côté, il l’immobilisa par la taille :

- Je te l’interdis.

- Pousse-toi ! ! » Dans son hurlement, elle se ramassa sur elle-même et son cosmos s’enflamma sans prévenir. Surpris, Saga dut la lâcher.

Cependant, son étonnement ne fut pas suffisamment déstabilisant pour le déconcentrer au point de ne pas voir arriver le coup que le jeune femme s’apprêtait à lui porter ; il pivota sur lui-même pour esquiver, et une fois dans son dos, il l’immobilisa d’une poigne de fer.

- Arrête ça Thétis, ça ne sert à rien !

- Tu ne peux pas… m’en empêcher ! » Rugit-elle tout en se tortillant pour se dégager. Saga qui connaissait son agilité et sa souplesse, resserra sa prise et dit posément :

- Tu ne me laisses pas le choix… »

Un seul et unique coup. Une vague céruléenne teintée d’or jaillit du parvis du temple de la Vierge, une main longue et ferme s’abattant sans pitié au creux du ventre de la jeune femme dont le corps se tordit sous la violence du choc, avant de retomber, inerte, dans les bras du Pope.

Rachel, qui s’était écartée une fraction de seconde avant l’impact, se redressa aussi vite que possible mais avant même qu’elle ne puisse réagir, Kanon était déjà là.

« Je vais m’en occuper. » Murmura-t-il, tandis que son aîné, les traits durcis, lui remettait le corps inconscient de Thétis.

En la saisissant contre lui, Kanon ne put réprimer une irrépressible vague de colère aveugle. Inanimée, elle était d’une légèreté angoissante dans ses bras. Elle ! Il n’avait pas le droit ! Soudain, une main se posa sur ses doigts crispés, qui entouraient l’épaule de la jeune femme. Levant les yeux, il rencontra ceux qui étaient identiques aux siens, emplis de la même anxiété. De la même culpabilité.

« Pardonne-moi Kanon… Je n’avais pas d’autre solution, sinon, elle… elle n’aurait pas supporté. »

Le regard de Kanon replongea dans l’ombre. Son frère avait raison. Lui n’avait pas eu la présence d’esprit suffisante pour s’en occuper seul, alors qu’il aurait dû s’en apercevoir à temps…

« Tu as fait ce qu’il fallait. » les pupilles émeraude de Kanon quittèrent le visage exsangue de la jeune femme pour plonger de nouveau dans celles de son frère. « Merci. »

Un concert d’exclamations étouffées les fit se retourner. Mü venait d’apparaître en haut des marches, portant Shaka dans ses bras, enveloppé dans un drap blanc qui se teintait peu à peu de rouge.

« Bordel de merde… » Le sifflement qui ponctua ce commentaire élégant empreint d’un fort accent italien aurait pu être lancé par n’importe qui d’autre. N’importe qui. Estomaqués, aucun d’entre eux ne pouvait détacher son regard de cette image des plus improbables...

« Aiors, va me réveiller le pilote de l’hélico ! Aldébaran, aide Mü à transporter Shaka jusqu’à la plate forme, en bas ! Bougez-vous ! »

Les ordres aboyés d’un ton rogue par le Pope eurent le don de les sortir de leur torpeur. Ceux qui n’étaient pas concernés s’éparpillèrent, soit pour accompagner Kanon, ou Mü, suivant le niveau où ils se rendaient, comme incapables soudain de se retrouver seuls. Saga, qui demeurait sur le parvis de la Vierge en compagnie de Rachel, vit même Camus suivre Kanon, et pire encore, Angelo aider Aldébaran.

Songeur, il les regarda disparaître un à un jusqu’à ce qu’enfin le silence et l’absence retombent sur la sixième maison.

« Shaka… Qu’a-t-il fait ?

- Pourquoi me demandes-tu ça, à moi ? » Répondit le Pope à sa compagne qui marchait à ses côtés, tandis qu’ils remontaient tous deux en direction du Palais.


- Parce que tu sais. Je le lis en toi.

- Je ne suis pas le seul. » Il reporta son attention sur la jeune femme, qui murmura :

- Il a pris une décision difficile…

- S’il a bien fait ce que je crois, alors il a fait preuve de plus de courage que tous les autres réunis. » Le ton soudain acerbe du Pope alerta Rachel :

- Que comptes-tu faire ?

- Ce dont j’aurais dû m’occuper depuis longtemps. Toi là-bas ! »

Le garde qui se tenait à l’entrée des portes du Palais sursauta.

« Mon… Monseigneur ?! » Balbutia-t-il en s’agenouillant maladroitement devant celui qui venait de l’interpeller avec dureté.

- Les chevaliers d’or : transmets-leur un ordre de convocation pour dans une heure.

- Mais… mais Monseigneur, il est trois heures du matin et… regardez ! » L’index tremblant du garde se tendit vers l’embarcadère du Sanctuaire, parfaitement visible depuis le haut du Domaine. « Certains sont sur le point de…

- Dépêche-toi ! » Un instant, l’homme hésita. Mais une vague réminiscence d’un passé pas si lointain que ça finit par le faire détaler sans demander son reste.

« Je n’ai pas d’autre choix, Rachel. » Il effleura la lourde chevelure brune soulevée avec légèreté par la brise marine. « Si on continue comme ça, on va droit dans le mur. Et je m’y refuse. Autant pour toi et moi… que pour eux. S’ils ne veulent pas saisir leur chance, je les y obligerai, que ça leur plaise ou non. »

Elle saisit sa main. La serra. Se rappelait-il de cette lettre que Shion lui avait fait parvenir par delà la mort ? Sans doute ne pouvait-il pas l’oublier. Mais en cet instant, Saga venait d’embrasser pleinement cette charge si particulière que l’ancien Pope lui avait finalement imposée. La responsabilité. Ce n’était pas par grandeur d’âme, ou par charité, ni même par ambition, non. Il voulait qu’ils vivent, tous. Il ne voulait pas les perdre. Aucun d’entre eux. Elle savait qu’en cet instant, ses pensées allaient vers Shaka, vers Thétis, vers son frère… Et elle décelait derrière aussi le souci qui le rongeait pour un tel, ou tel autre. Il le faisait, parce qu’il acceptait d’être leur Pope. Enfin.

Palais, Domaine Sacré, une heure plus tard…

« Saloperie de mal de crâne… » Angelo n’avait jamais l’impression de se répéter, même quand il était confronté à ses propres insanités. Et cette remarque, cela faisait au moins la dixième fois qu’il se la ressassait, tandis que poussant la porte du salon où ils étaient attendus, il se demandait par la même occasion ce qu’il foutait là au lieu d’être dans son lit, dans son temple, loin de tous.

Tiens, Milo était sorti de son trou. Le Scorpion était là, après avoir disparu la veille, et avoir consciencieusement évité ses pairs au cours de cette longue, très longue, trop longue journée. Camus aussi à propos.

« J’ai comme l’impression que je n’aurai pas besoin de glace dans mon whisky, ça ne va pas aller en se réchauffant… »

L’aspect neutre soigneusement étudié du Verseau ne suffisait pas à masquer une rigidité supplémentaire qu’il ne lui connaissait pas. Visiblement, être dans la même pièce que Milo ne l’enchantait guère. Angelo aurait bien aimé lui en toucher deux mots, histoire de lui asséner quelques vérités, mais en l’occurrence… « J’ai mal au crâne bordel ! »

« Shura ? »

Le Cancer n’y avait pas vraiment fait attention, mais il se retrouvait aux côtés du Capricorne, déjà assis au bord d’une chaise… un sac à ses pieds. L’italien n’eut pas besoin de demander d’explications complémentaires et se contenta juste de commenter dans l’oreille de son vieux compagnon de jeu :

« Je pensais que tu serais déjà parti… Ce n’est pas un peu tard ?

- Il y a eu un contretemps. » Au ton, Angelo ne fut pas certain d’avoir envie de connaître l’origine dudit contretemps, mais Shura ne lui fit pas ce plaisir :

« Le prêtre ne voulait pas l’enterrer. » Sa voix était calme, malgré une imperceptible fêlure qui perdurait depuis. « C’est un suicide… c’est contraire aux Ecritures.

- Abruti.

- Comme tu dis. C’est réglé maintenant. Je pars ce soir. »

Angelo hocha la tête, sans répondre. De toute manière, si l’espagnol avait dû demeurer là, nul doute que ça ne lui aurait pas rendu service. Et d’ailleurs… étonnante cette convocation de dernière minute, à peine une heure après le spectacle dont Shaka les avait gratifiés.


« Qu’est ce qu’on fait là ? » Finit-il par demander toujours dans un souffle à Shura.

- Aucune idée. Mais quelque chose me dit qu’on va se faire avoiner.

- Pourquoi ?

- J’en sais rien… mais la tête du garde était éloquente. »

Mü fit son apparition, accompagné d’Aldébaran, d’Aiors et d’Aioros. Le Bélier semblait épuisé. En attendant les secours, il avait fait de son mieux pour endiguer l’hémorragie de Shaka et avait pour cela puisé dans son cosmos. Il n’avait guère eu le choix. La multitude des points de rupture du système sanguin de la Vierge l’avait obligé à plonger à un niveau cellulaire qu’il n’avait plus exploré depuis ses années d’études en compagnie de Shion.

« Comment va-t-il ? » Demanda Milo, avec hésitation.

- Il est toujours inconscient. » Mü voulait se montrer serein. C’était raté.

Son regard parme, habituellement calme et posé, s’était voilé d’une inquiétude profonde et il tenait ses mains serrées l’une contre l’autre, histoire de les empêcher de s’envoler à force de tremblements. « Il est transfusé et devrait le rester au moins deux jours. Il a perdu énormément de sang.

- Mais enfin, qu’est ce qu’il lui a pris ?

- Ca, je n’en sais rien. » Il y avait dans la voix du Bélier une légère butée, comme un reproche adressé à tout le monde et personne en particulier. Mü ne comprenait pas ce qu’ils faisaient tous ici, alors que l’un d’entre eux se retrouvait au tapis pour une raison qui n’appartenait qu’à lui, certes, mais qui ne justifiait certainement pas qu’on le laissât seul.

Milo était sur le point de poser une autre question, quand son regard croisa ceux d’Aldébaran et d’Aiors. Il se tut. Puis se détourna. Il n’y avait pourtant nul reproche dans leurs yeux, juste la plus totale incompréhension. Mais même ça, c’était encore un peu trop pour lui.

« Angelo, tu es sûr que ça va ? »

L’italien fit un bond de deux mètres de haut - au moins - en entendant la voix d’Aiors juste derrière lui.

« Ben… ben oui ! Pourquoi tu me demandes ça ?

- Ca fait trois jours qu’on ne t’entend plus. Râler, je veux dire.

- Et tu vas me faire croire que ça te manque ?

- C’est fou tout ce à quoi on finit par s’habituer… » En forme le Lion ce soir. Dommage, Angelo, lui, ne l’était pas du tout. Et à cause de ce dernier, d’ailleurs. Voilà ce qui arrivait quand lui, pas franchement habitué à faire de la rétention d’informations mentales, se retrouvait à jongler avec toutes les ficelles possibles et imaginables pour empêcher sa cervelle de déverser des informations des plus… malvenues.

- Je te dis que ça va… » Ronchonna le Cancer, décidément mal disposé. « Et vous alors ? C’est pour aujourd’hui, ou pour demain ?

- C’est ça, remue le couteau dans la plaie… » Aiors leva les yeux au ciel, avant de se rapprocher d’Angelo pour lui désigner discrètement une crinière de boucles bleues dans le coin gauche, et des mèches océanes dans le coin droit. « Tant que ces deux-là n’auront pas enterré la hache de guerre, on n’ira nulle part.

- Enterré la hache de guerre hein… Tu sais au moins pourquoi ils se sont engueulés ?

- Pas vraiment non.

- Pas vraim… ? J’te jure, si je n’avais pas mal au crâne, je… » Et voilà que ça recommençait. D’un geste plus qu’agacé, Angelo enserra ses tempes entre son pouce et son majeur, bien conscient que ça ne risquait pas d’être une efficacité redoutable.

« Dis, Angelo…

- Quoi encore ?

- Tu n’aurais peut être pas mal à la tête comme ça, si tu stoppais le juke-box qu’il y a dedans…

- Hein ? » Le Cancer jeta un regard aigu à son voisin du palier supérieur. Aiors l’observait d’un air vaguement amusé et sûr de lui.

« Depuis que je te parle là, c’est infernal. Tout ce que j’entends dans ton cerveau, c’est « just a gigolo » en boucle. Je comprends que ta tête ne supporte plus.

- Ah ça ! J’aurais pas dû allumer la radio ce matin, depuis, je ne m’en débarrasse pas…

- Bon courage… »


« C’est ça… » Pensa l’italien, en le regardant s’éloigner. « N’empêche… ça marche mon truc. Tu n’as rien vu. » La bonne vieille technique d’occupation de la surface de l’esprit en guise de barrière… Mais bon sang, que c’était pénible !

Elle ne sut pas si ce fut l’odeur des draps, très familière d’autant plus qu’elle ne les avait pas quittés depuis si longtemps que ça, ou la présence inattendue et simultanée de ses alter ego qui l’éveilla, mais toujours fut-il qu’elle se redressa brusquement dans la pénombre, une douleur sourde au creux du ventre, et des papillons dans le crâne. La chambre de Kanon. Le Palais. Les autres… Shaka ! Un vide immense dévala le creux de son corps, de nouveau saisi par l’angoisse. Que s’était-il passé ? Où était-il ? Elle ressentait son absence. Les inquiétudes des autres. Celle de Kanon. A son sujet. Elle voulut se lever, mais ses jambes vacillèrent, avant de la faire rasseoir au bord du lit.

« Ah… C’est vrai… » Saga. Elle s’était attaquée à lui, elle s’en rappelait à présent. Mais pourquoi ? Elle avait su que Shaka était en train de commettre un acte dangereux et… Elle se rendit compte avec effarement qu’elle n’avait pas pu se contrôler. Ou plutôt… que la souffrance de la Vierge avait pris le contrôle.

Elle s’était totalement laissée envahir, sans doute à cause de la fatigue, et de sa baisse de vigilance quand elle avait quitté Kanon trop énervée pour faire suffisamment attention à ce qui l’environnait. Pour s’en protéger.

Et maintenant ? Elle tendit son esprit vers ses compagnons. Ils étaient tous là, en bas. Elle n’en perçut pas grand-chose si ce n’était quelques bribes de conversation, des questions pour l’essentiel. Il allait se passer quelque chose… Quelque chose dont elle ne devait pas être absente.

Péniblement, elle se releva de nouveau, assura son équilibre du mieux qu’elle put, avant de les rejoindre enfin.

Kanon savait ce que son frère projetait de faire et s’il y avait bien une chose qu’il aurait souhaité en cet instant, c’était que Thétis ne soit pas présente. Au vu des conséquences inévitables que cela allait provoquer, elle n’avait pas besoin en plus de les encaisser. Mais forcément… on n’obtient pas toujours ce qu’on souhaite dans la vie. En la voyant apparaître et s’appuyer contre le chambranle de la porte, un profond soupir lui échappa. Allons bon. Leurs regards s’affrontèrent quelques secondes, avant qu’elle ne se détourne pour parler avec Mü, Dôkho et Aioros. Il aurait pu s’en formaliser, mais ce n’était guère le moment.

Par rapport à ce qui s’était passé en début de nuit… Son attitude n’avait pas été des plus glorieuses, il en convenait. Mais ce lien ! Ce qu’ils avaient réussi à créer tous les deux plus tôt dans la journée, avant que tout ne parte en vrille, il ne parvenait pas à s’en débarrasser. C’était là, ancré au fond de son esprit, au fond de ses entrailles. ELLE était là. Sa présence, son âme, il les avait perçues avec clarté, il les avait reçues, rien à présent ne pourrait l’en détacher. Cette soif d’elle, ce besoin de la sentir contre lui, autour de lui, de la toucher, de… Une conséquence ? Peut être. Sans doute. Mais quelque part, il y avait plus que cela. Ce qui n’aurait jamais dû cesser d’être. Elle lui avait cédé. Mais elle ne savait pas encore pourquoi. Elle aussi pourtant avait ressenti ce lien, il en était certain, il l’avait perçu dans ses gestes, dans son abandon, dans ce qu’elle lui avait offert. Tissa…

La porte qui claqua violemment l’extirpa de ses pensées avec brutalité, tandis que les murmures se taisaient tout à coup. Saga venait d’arriver. Rachel était là, elle aussi, le regard baissé, une fois n’était pas coutume. Elle se retira dans un coin de la pièce, sans un mot.

« Incroyable… pas de retardataires cette fois. » Le Pope balayait l’assemblée d’un regard glacial, sans s’attarder toutefois sur l’un ou sur l’autre.

« Très bien. » Il demeura debout. Sans vraiment savoir pourquoi, ceux qui étaient assis, se levèrent, comme brûlés par leurs sièges.

« Je ne vais pas tourner autour du pot. Vous vous rappelez ? Les documents que Shura et Angelo ont trouvés ? Et bien, figurez vous qu’il y a encore un détail. Un petit détail. Nos ancêtres, ceux qui ont réussi à survivre face à ces foutues Portes et a Les empêcher de s’ouvrir, ils ont eu quatre mois pour se préparer. Quatre mois ! »

L’émeraude étincelante se fixa tour à tour sur chacun des douze chevaliers d’or. Et l’éclat qui aviva le vert intense avait un relent de satisfaction. La surprise. L’incompréhension. La colère aussi, pour certains, soudain conscients qu’on leur avait menti.

- Mais enfin ! Il ne nous reste que…

- Moins de quatre semaines, oui. Bien calculé, Milo, je te félicite. » Commenta Saga, ironique, à l’adresse du Scorpion, visiblement furieux.


- Pourquoi ne pas nous avoir dit la vérité bon sang ! » Aiors s’était avancé, l’air peu amène.

- Pourquoi ? Ca aurait changé quoi, dis-moi ! Ou alors, attends, laisse moi deviner… peut être que j’ai été trop optimiste en pensant que notre génération vingt ou trente fois plus puissante pourrait sans difficulté se préparer ?… Oui, ça doit être ça. »

Le constat tomba au milieu d’eux comme une pomme pourrie.

« Finalement, je crois que tu avais raison Shura… On est bien parti pour se faire détruire.

- Qu’est ce que je disais… » L’air morne qui venait de se peindre sur les visages du Cancer et du Capricorne se généralisait à la totalité des personnes présentes. Avec plus ou moins de pâleur suivant le niveau d’atteinte à l’orgueil personnel de certains.

« Moins de quatre semaines en effet… et quand on voit la façon dont se déroulent les choses, il est bien évident que tout ce qu’on va réussir, c’est de se faire massacrer. Angelo, tu la fermes. » L’italien qui venait d’ouvrir la bouche, la boucla aussi sec. Si on ne pouvait plus donner son avis maintenant… Une cigarette hérita de ses mâchouillements rageurs.

« Alors de deux choses l’une : soit vous continuez à vous comporter comme vous le faites, à savoir avec autant d’intelligence que des gamins de douze ans, soit vous vous prenez en main, pour une fois dans votre foutue vie ! »

L’écho n’eut même pas le temps d’insister sur les deux derniers mots que Saga reprenait déjà, d’une voix plus sourde mais tout aussi menaçante :

« J’en ai plus que marre de vous voir défiler les uns après les autres, toujours avec une bonne raison. Au jour d’aujourd’hui, on a une croix sur trois qui a fonctionné… » Un vague sourire de satisfaction erra sur les traits des quatre protagonistes concernés, qui s’effaça aussi sec quand le Pope continua : « … Et encore. Je ne rentre pas dans les détails, ils comprendront d’eux-mêmes. Et quant au reste…

- Mais tout le monde n’est pas fautif, Saga ! » Protesta de nouveau Aiors.

- Oui, mais tous responsables ! Bordel, mais vous n’êtes donc pas foutus de comprendre ou quoi ? Il va falloir passer au dessus de vos petites misères un jour ou l’autre. Il va falloir arrêter de regarder votre nombril, en vous demandant si vous n’êtes pas les plus malheureux du monde. On n’a plus le temps pour ça. Plus le temps, et plus les moyens.

- Si tu as une solution à nous proposer, je serais curieux de la connaître. » La voix froide de Camus jaillit du fond de la pièce.

- Sans blague. Pourquoi venant de ta part, ça ne m’étonne pas ?

- Je suis conscient d’un certain nombre de choses, figure-toi.

- Puisque tu insistes… » De nouveau, le Pope les engloba tous dans un seul et même regard, dur et en même temps vigilant. « Réglez vos problèmes. Il est inutile de continuer comme ça, si on n’en passe pas par là avant. Débrouillez vous comme vous voulez, faites ce que vous avez à faire, crachez vous à la gueule si ça vous fait plaisir mais… » Un geste de lassitude finit par lui échapper : « plus aucun d’entre nous n’est en position de cacher quoi que ce soit aux autres. Je sais… je sais que ce sera difficile pour certains, mais nous n’avancerons pas dans le cas contraire. Ce qui leur a permis de vaincre il y a près d’un demi millénaire, ce n’est pas la puissance, ni la force, ni la technique, mais bien les hommes qu’ils étaient. Leur groupe. Leur cohésion. Si nous échouons, nous mourrons. Tous. Nous n’avons rien à perdre… et tout à gagner. Je vous le demande.

- Et sommes nous en mesure de perdre encore du temps ? » Finit par demander Angelo, circonspect.

- Oui, si cela nous permet d’en gagner. Ce qu’ils ont fait, nous pouvons le refaire. Mais par contre, personne ne fera à votre place ce que vous devez.

- Et Shaka ? » Mü observait son Pope depuis plusieurs minutes, en silence.

- Shaka ? Mais Shaka a déjà pris ses responsabilités, justement. » Les traits du Bélier se contractèrent. Ainsi donc… ce qu’il soupçonnait s’était effectivement réalisé. Que les Dieux lui viennent en aide…

- Saga… Crois-tu vraiment que cela suffira ? » Camus avait baissé le ton. Il n’y avait nulle ironie ou dérision dans sa question. Bien au contraire. L’aîné des Antinaïkos se tourna vers lui, l’observa de longues secondes, avant de lui répondre :

- Je le souhaite. Vraiment. Il est temps… d’avoir confiance. » Le Verseau hocha la tête. Il ne rajouta rien.


« Bon ! Et bien, même si je ne m’attendais pas à ça… » Shura s’étira, avant de se baisser pour saisir son sac. « … visiblement, j’avais anticipé. » Il s’adressa à Saga, mais en réalité, parlait à tous ses alter ego. « Je pars deux jours en Espagne. Je dois aller à l’enterrement de ma sœur. Je n’en étais pas encore tout à fait certain mais… c’est quelque chose qu’il faut que je fasse.

- D’accord. » Acquiesça le Pope, après une infime hésitation. « Je comprends.

- A mon retour… » Le Capricorne jeta un coup d’œil à Angelo puis à Rachel : « Nous pourrons nous y mettre. » La jeune femme, qui n’avait pas dit un mot, lui adressa un sourire chaleureux.

« Je compte sur toi, moi aussi. Sois prudent. »

« Sinon, c’est clair pour tout le monde ? » Une dernière fois, Saga regarda autour de lui. Son cœur se serra, derrière son apparence coléreuse. Beaucoup le fuyaient du regard. Oh non, ce ne serait pas facile. Vraiment pas. Tout ce qu’il espérait à présent, c’était qu’ils prendraient conscience de l’importance de cette démarche. Suffisamment vite.

Tous sortirent un à un. Milo n’eut pas besoin de croiser les yeux de sa cousine pour savoir ce qu’elle pensait. Si à un instant, il avait éventuellement pu croire qu’il aurait la possibilité de contourner l’obstacle qui s’était dressé devant lui du jour au lendemain, aujourd’hui, il devrait s’y confronter. Bon gré, mal gré. Depuis le parvis du Palais, il vit Camus disparaître au loin dans la nuit qui se teintait peu à peu de rose pâle. Et lui ? Que pensait-il de tout cela ?

Angelo stoppa le Pope au moment où il quittait le salon.

« Saga…

- Quoi ?! » Toujours sous l’emprise d’une part de cette colère qui l’avait animé ce soir-là, l’aîné des jumeaux se retourna un peu trop brusquement. « Toi aussi, tu fais partie des gens à problèmes ?!

- Non merci, je te laisse la prérogative.

- Je sais ce que j’ai à faire. Si tu te trouves drôle, je peux…

- Mais il faut que je m’absente quelques jours.

- C’est une blague ? Tu crois vraiment que c’est le moment de prendre des vacances ?

- Je ne fais qu’appliquer tes ordres.

- C’est bien ce que je dis : tu as un problème. » Les deux hommes se mesurèrent du regard, et Angelo comprit que Saga, sous ses dehors ironiques, commençait sérieusement à se demander si la solution qu’il venait de leur imposer avait des chances d’être constructive. La lassitude et la fatigue ternissaient son regard. Aussi le Cancer finit par répondre, sur un ton plus conciliant :

- Pas encore. Mais cela risque d’en devenir un.

- De quel genre ?

- Du genre emmerdant.

- Je peux savoir ?

- Non. Pas encore. Mais il faut que je m’en occupe. » L’éclat métallique que venait de prendre le regard cobalt de l’italien ne fut pas du goût du Pope. Il y avait certains repères, comme ça, qui rappelaient des souvenirs désagréables…

- Que tu t’en “occupes” ? Angelo, pour une fois, évite de faire des vagues, je t’en saurais gré.

- C’est de l’humour ?

- De quoi ?

- Non, laisse tomber. Bon, je peux ou pas ? Je te préviens, s’il te faut un mot d’excuse, je vais avoir du mal à te le fournir, ça fait longtemps que je n’ai plus de parents. » Certes, c’était le cas, mais sous le regard de commisération que lui lança un Saga inquisiteur, Angelo eut quelque part la sensation d’être un gamin soupçonné de ne pas être capable de respecter le couvre-feu imposé par son paternel. Ce qui eut le don de le hérisser :

« Non mais dis-moi que je rêve ! Tu ne crois quand même pas que je vais m’enfuir ?! Oh, c’est à moi que tu parles là, pas aux autres déséquilibrés !

- Tu t’enfonces.

- Saga, c’est important, bordel. Pour tout le monde. »

La dureté dans les yeux du Cancer était toujours là, mais sa détermination aussi. Sa franchise. Et pour une fois dans cette foutue soirée qu’un regard acceptait de soutenir le sien sans flancher, sans aller se réfugier on ne savait où…. Le Pope eut un soupir de résignation.

- D’accord. Fais ce que tu as à faire. S’il y a bien une personne en qui je suis obligé d’avoir confiance, c’est bien toi non ?


- Content de voir que tu as une bonne mémoire.

- Dis-moi au moins où tu vas.

- En France. » Saga aurait eu bien d’autres questions à poser, mais il sut que c’était inutile. L’italien ne dirait pas un mot de plus. Il haussa les épaules et Angelo décida de considérer ce geste comme un congé. A son tour, il se dirigea vers la sortie de la pièce.

« Angelo ?

- Oui ?

- Fais gaffe à toi. Pense à Shura.

- T’inquiète pas. Je ne risque pas de l’oublier. »

 

© Vanina BERNARDINI - 2006