Chapitre 27

 

Base militaire, Etat du Colorado, Etats-Unis d’Amérique…

 

Assis derrière son bureau, dans cette pièce aveugle qui lui servait de repli stratégique, éclairée par une lumière “ naturelle ” - qualificatif des plus galvaudés quand il s’agissait de deux tubes au néon blafards collés à un plafond aussi gris que les murs qui l’entouraient - le Général Corman n’avait pas décollé son regard des documents qu’il tenait dans chaque main.

A gauche, une lettre manuscrite, paraphée d’une signature ample et nerveuse qui ornait le tiers inférieur de la page. Rien ne préjugeait de son origine si ce n’était un sceau, profondément marqué dans la cire noire s’étalant dans l’espace restreint laissé par la signature.

Quatre semaines… Quatre longues et minuscules semaines. Lui qui commençait à s’impatienter de ne pas savoir où on le promenait… Il aurait mieux fait de se méfier de ce qu’il souhaitait. Il n’avait pas eu de nouvelles ? Voilà qu’on lui donnait des ordres ! Cet homme mystérieux et froid qu’il avait rencontré quelques mois plus tôt… Ce même homme lui ordonnait, à lui, un Général de l’armée américaine, d’évacuer ses bases et ses postes de surveillance dans un rayon de 10 kilomètres autour du site des Portes. Et fissa. Il allait forcément se passer quelque chose… Quoi, il aurait bien été en peine de le dire, ni même de l’imaginer tant la teneur de cette lettre était concise et sèche. Evacuer, un point c’était tout. Il ne s’agirait que de lui, il aurait volontiers envoyé paître ce “grand Pope” pour ingérence inacceptable dans SES responsabilités et SES obligations. Mais ce qu’il tenait dans sa main droite ne lui laissait pas d’autres choix que de se plier à ces directives. Un autre courrier, cette fois imprimé à en-tête du Pentagone et signé par un état major dont il n’atteindrait jamais le niveau que dans ses rêves les plus fous, lui intimait d’obéir. Certes, il y en avait deux pages, couvertes de diverses formules alambiquées de prudence et de procédure mais dans l’esprit… c’était bien de cela qu’il s’agissait.

D’un geste rageur, il froissa les feuillets, avant de les expédier en direction de la poubelle en acier posée à côté de la porte. Poubelle qu’il rata de trente bons centimètres.

Tous les postes de surveillance ? Et il allait faire quoi, lui, des curieux qui s’obstinaient à venir rôder autour du no man’s land qu’il avait patiemment mais solidement isolé ? Les ordres qu’il avait donnés étaient clairs : tirer à vue et sans sommation. Que ce soit un écureuil, ou un journaliste, peu importait. D’ailleurs, en terme de scores, ils en étaient à une petite dizaine de représentants d’espèces poilues à quatre pattes et à trois gratte-papiers. Sale engeance que cette race-là… A chaque fois c’était pareil. Quelques hurluberlus se trouvaient toujours pour ne pas croire en la divine parole. Bien fichue pourtant, leur pollution chimique échappée de l’usine à proximité ! Pas assez apparemment pour les trois crétins qui s’étaient persuadés que les vilains militaires cachaient des informations capitales au bon peuple américain. Le jour où l’idée les effleurerait que, peut être, protéger la population nécessitait de passer par l’élaboration d’un pieux mensonge, lui, Corman, serait élu Président. Autant dire, jamais.

 

Après tout… Un rire désabusé lui échappa. Ils seraient morts quand même non ? A vrai dire, l’armée faisait preuve de miséricorde en l’occurrence. La présence des soldats était susceptible de dissuader les curieux. Quant aux plus téméraires… Corman haussa les épaules. L’un d’entre eux avait réussi à passer au travers des mailles du filet. Personne ne l’avait vu revenir. Sans doute valait-il mieux mourir une balle dans le crâne que comme ces pauvres gars qu’on lui avait ramenés lorsque les têtes pensantes du Sanctuaire lui avaient rendu visite… Un frisson désagréable parcourut son échine, quand les visages déformés de terreur des deux cadavres lui revinrent en mémoire.

« Grand bien leur fasse… » Murmura-t-il, avant de refermer la bouche aussi sec, et de jeter un coup d’œil craintif autour de lui. Ouf, il n’y avait personne pour l’entendre marmonner. Le vieux Kenton, il l’avait maudit des journées entières quand il se trouvait là à ses côtés, inamovible. Mais à présent qu’il refroidissait six pieds sous terre, Corman se rendait compte que sa présence lui manquait. Kenton savait. Il aurait peut être même pu lui donner les raisons de cette évacuation brutale. Et Kenton l’écoutait.

Avec un soupir, il décrocha son téléphone :

« Base 4 ? Ici, le Général Corman, base 1… Oui passez-moi votre supérieur. »

La chaleur était écrasante. En ce début du mois de juin, le désert minéral se dissolvait dans la brume qui s’élevait du sol, nonchalante. Encore que. Les tourbillons des thermiques qui naissaient çà et là troublaient sans crier gare la lourde chape accablante, mêlant à l’atmosphère brûlante des nuages de cette poussière rougeâtre qui semblait tout recouvrir. Tout sauf Elles. S’étalant à présent sur près de deux cents mètres de longueur, et jusqu’au fait des falaises de grès, Elles se teintaient chaque jour un peu plus d’une ombre malsaine, une obscurité pas tout à fait complète, mais au cœur de laquelle pulsait sans répit une lueur rougeoyant par des interstices sur le point de se rompre à chaque instant.

Il se tenait là, debout, à Leurs pieds. Conformément à Leurs ordres, il était demeuré sur le site, se contentant de gérer les déplacements de ses compagnons, et leurs actions. Gérer… mais sans comprendre. Jusque là, il s’était bien gardé de remettre en cause Leurs décisions. Toutefois, l’échéance ultime approchait.

« Que cherchez-Vous ? » Cette question, il n’avait pu l’empêcher de prendre possession de ses pensées au cours des dernières semaines. Il avait toujours pourtant obéi, sans discuter, au cours des millénaires passés à Leur service. Il était l’un des premiers de ceux qu’Elles avaient arrachés à la mort ultime, les dépouillant de leur enveloppe et de leur âme humaines. De ceux qui s’étaient confondus avec Elles pour l’éternité. Ses compagnons étaient plus “jeunes”. Naturellement, il était leur chef. Mais pour combien de temps ? Sans doute jusqu’à l’instant où il ne serait plus en mesure de répondre à leurs incessantes questions.

« Nous aurions pu en tuer quelques uns… Un seul même aurait suffit. Jamais Vous n’avez été si puissantes, c’est le signe. La fin. »

A chacune de ses réapparitions, il s’était demandé s’il s’agirait de la dernière. Mais aujourd’hui, il n’avait aucun doute. L’humanité avait atteint un tel niveau de déliquescence, que ce qu’Elles déverseraient serait à la hauteur de cette déchéance. Il ne pouvait en être autrement. Il était temps de stopper le galop de cette espèce destructrice et égoïste. Plus que temps. Alors pourquoi ?

Pourquoi ne pas abattre le dernier rempart, ceux qui sans cesse se dressaient devant Elles depuis des milliers d’années ? Il n’était pas aveugle. Et pour peu que sa mémoire ne lui fasse pas trop défaut, il avait retenu chaque affrontement, chaque détail, chaque défaite mais aussi chaque victoire. Ils étaient forts. Très forts. Plus qu’ils ne l’avaient jamais été. Ne pas s’en débarrasser était une hérésie.

Hérésie… Il lui sembla que ce terme avait déjà frappé aux portes de son esprit par le passé. Ses souvenirs, si nombreux, se chevauchaient sans ordre précis lui occultant le détail qu’il recherchait. Il finit cependant par mettre le doigt dessus. Cinq cents ans auparavant… une similitude si frappante qu’il ne comprit pas comment il avait pu passer à côté.

« S’agit-il donc de cela ? » La surprise n’était pas à proprement parler un sentiment dont les êtres de son espèce étaient coutumiers. Sa question n’appelait qu’une réponse claire. Il n’y en eut pas cependant. Le seul son qu’il ressentit comme pouvant passer pour une réponse fut une espèce de… rire.

« Ca ne peut pas fonctionner. Ils nous ont déjà bernés une fois… Rappelez-Vous ! » Mais il savait déjà que ses protestations ne serviraient à rien. Il n’était pas là pour donner son avis. Elles semblaient s’en amuser d’ailleurs. Avaient-Elles une mémoire ? Pour la première fois, il se surprit à s’interroger à ce sujet. Ils avaient été vaincus ce jour là… Et des peuples entiers avaient disparu de la surface de la terre, les hommes s’étaient massacrés pour de futiles richesses, la face du monde en avait été changée. Alors quoi ? Maintenant qu’ils pouvaient s’entretuer en claquant des doigts, qu’ils étaient capable de détruire jusqu’au néant, que l’équilibre était irrémédiablement rompu, il n’était pas envisageable de…

Elles lui ôtèrent son esprit. Ou plutôt reprirent ce qui Leur appartenait l’espace de quelques instants. Le corps devant elle s’avachit mollement dans la poussière, réduit à l’état de poupée morte qu’il était en réalité. Il ne pouvait rien. Aspiré dans les méandres flamboyants des Portes, il ne résistait pas. Il était à Elles. Les images s’imposèrent. Elles étaient lointaines, mais il savait que ce qu’Elles lui montraient se déroulait en cette seconde quelque part dans le monde.

Du bois couleur de miel. Une longue planche nervurée, plongée dans une semi pénombre, à peine nuancée de lueurs tremblotantes, de minuscules flammes vacillantes… Un cercueil. Des silhouettes sombres qui errent sans but, ou immobiles. Le silence est là, poisseux, un silence si opaque que rien ne semble pouvoir le transpercer. Il ne voit rien d’autre que cette boîte oblongue, comme si lui-même était penché dessus. Une main longue et nerveuse se pose à plat sur le bois, doigts écartés. Ils tremblent. Pourtant, ils restent là, comme pour réchauffer ce qui ne peut plus l’être. Soudain, l’image se trouble, sous l’effet d’un élément nouveau, étrange, incongru, qui vient se mêler au silence. Un choc presque imperceptible pour l’oreille humaine, un écho infime…

Une larme tombe et vient s’écraser sur le bois. Comme c’est étonnant… Elle coule le long de la douce courbe du cercueil, pour aller se perdre sur le sol. Alors la main bouge, elle se crispe, les doigts se referment en un poing férocement serré qui s’appesantit sur le couvercle à jamais fermé. Il se soulève… Mais retombe sans force. Abandonné.

Il se sent tiré en arrière. Elles le ramènent à Elles. A ce corps d’emprunt qu’il n’a pas eu d’autre choix que de laisser. Mais tandis qu’il s’éloigne, il ne peut que voir encore la scène. Le dos d’un homme, abattu par la douleur, courbé sur l’objet de sa souffrance, et qui pleure une dernière fois sur ce qu’il n’a pas su protéger.

Le retour à l’enveloppe qu’il s’était choisi fut brutal. La première chose qui lui vint à l’esprit fut qu’il devrait rapidement se préoccuper de trouver un autre hôte… Abandonner ne serait que quelques secondes son corps d’emprunt induisait chez ce dernier une accélération de sa dégénérescence, incompatible avec son utilité première.

Gêné aux entournures, il finit cependant par lever ses yeux vides sur Elles.

« Le choix Vous appartient. » Murmura-t-il en s’inclinant. « Nous serons à Vos côtés. »

Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire, Grèce…

Rachel s’éveilla avec un goût amer, et une vague douleur dans le bras gauche. Elle ne s’était même pas rendue compte qu’elle s’était assoupie au beau milieu de l’après-midi. Sans doute son test de la matinée en compagnie d’Aioros et de Kanon avait-il un peu trop abusé de ses forces… à moins que ce ne fut elle qui en ait trop présumé.

Mais il n’y avait pas que ça… Tout en examinant son poignet, autour duquel elle n’eut pas d’autre choix que de nouer un nouveau bandage, elle tâcha de discerner ce qui avait pu à ce point laisser un tel sentiment de résignation au fond de son cœur. Elle reconnaissait pourtant cette sensation de sécheresse et de douleur retenue… Shura. Elle n’aurait pas imaginé le percevoir d’aussi loin, d’autant plus qu’elle n’avait pas encore approché le cosmos du Capricorne avec suffisamment d’implication pour cela. A moins que… Songeuse, elle jeta un coup d’œil aux draps sur lesquels elle s’était jetée de fatigue tantôt. Le sang avait perlé sur leur blancheur.

« Papa ? »

Depuis leur dernière confrontation, lors des révélations de Dôkho, Nathan avait élu domicile au Palais. Saga avait bien tenté de protester, mais Rachel avait coupé court. Si le Pope se demandait encore pourquoi le vieil homme s’immisçait dans les affaires internes du Sanctuaire, personne en tout cas ne s’était avisé de lui fournir les explications nécessaires. Au final, il avait fini par comprendre que Nathan ne cherchait pas outre mesure à se mêler de ce qui ne le regardait pas. La plupart du temps, il se contentait de demeurer dans les jardins derrière le Palais, assis sur un banc de fer forgé, sous un olivier aussi ancien que le Domaine Sacré lui-même. Nul ne savait ce qu’il observait, ni ce à quoi il pensait. Il était là, tout simplement.

« Rachel ! » Un sourire se profila sous la barbe immaculée qui cerclait le menton du vieux Dothrakis. La jeune femme le rejoignit dans l’ombre morcelée de l’arbre vénérable, pour s’asseoir à ses côtés.

« Tu as l’air fatiguée…

- Je le suis, c’est vrai. » Répondit-elle avec simplicité. « Je savais que ce serait difficile mais… j’ai une question à te poser.

- Je t’écoute. » Elle hésita une seconde, et l’observa à la dérobée. Il y avait quelque chose de profondément changé en lui. L’espèce d’inquiétude persistante et fébrile qui régnait dans son regard depuis son retour avait disparu. Pour la première fois, il paraissait être en paix avec lui-même. Etaient-ce les projets enfin connus de Shion qui avaient eu un tel impact sur lui ? Sans doute pas, car cela n’effaçait en rien ses erreurs, elle savait qu’elle n’avait même pas besoin de le lui rappeler. Le regard doux qu’il porta sur sa fille la renseigna quelque peu. Nathan avait fini par comprendre qu’il ne pourrait pas changer le passé. Aujourd’hui, ses yeux, si semblables à ceux de Rachel, abritaient une once d’espoir, de confiance dans l’avenir. Avait-il raison, ou bien tort, elle aurait bien été en peine de lui répondre, mais elle décida de s’accommoder de cette vision, réconfortante au beau milieu des doutes qui l’assaillaient de toutes parts, fussent-ils les siens, ou ceux de son entourage proche.

Elle tendit son poignet devant elle, le posant sur son genou, avant de prendre la main gauche de son père dans la sienne :

« Ce tatouage… Que signifie-t-il exactement ? »

L’encre d’un bleu presque noir à l’origine était aujourd’hui délavée sous la peau de Nathan. Pourtant, la délicatesse et l’élégance des lignes et courbes qui s’entrelaçaient autour de son poignet se distinguaient toujours, telle une empreinte, une ombre du passé qui peu à peu s’évanouissait sans disparaître tout à fait.

Son regard songeur demeura quelques minutes fixé sur le dessin, observant sans les voir vraiment les mains encore jeunes de sa fille qui entouraient la sienne, tavelée et déformée. Un soupir lui échappa.

« Je ne l’ai jamais vraiment su. » Finit-il par avouer, sans parvenir à cacher totalement son dépit. « Ta grand-mère le portait elle aussi, ce cercle orne également l’entrée de notre maison, ainsi que de nombreux bijoux de notre famille. J’ai toujours pensé que c’était là le symbole de notre appartenance à la lignée d’origine du Sanctuaire, et rien de plus, du moins rien de plus important que le tatouage rituel que porte chaque membre de la garde dorée… »

Avec douceur, il dégagea ses doigts pour les poser ou plutôt effleurer le bandage de Rachel.

« Tu as mal ?

- Pas vraiment, non. » Fit-elle, évasive. « Disons que je le sens, mais c’est très supportable. On ne voit même plus les lignes. » Ajouta-t-elle après un court silence. Nathan hocha la tête.

- Je n’ai jamais été témoin d’un tel phénomène. Mais cela tend à prouver, si tant est que certains en doutaient, qu’il existe un lien entre les Dothrakis et les Portes.

- Mais dans ce cas… tu devrais en être toi aussi affecté non ?

- Ce n’est plus moi le chef de famille. »

Un instant, elle le fixa, décontenancée. Pourtant, dans les yeux si semblables aux siens qui soutenaient son regard, ce n’était que certitude. Nul ombre ne venait ternir l’éclat de l’or qui y scintillait, paisible.

Elle finit par se détourner. Le soleil haut dans le ciel heurtait de plein fouet les larges fenêtres qui ornaient la façade arrière du Palais bordant ce carré de jardin miraculeusement conservé au sein du chaos minéral. Le reflet sur les vitres l’aveuglait, néanmoins, elle ne cilla pas.

« Ca tombe mal… Moi non plus. » Si ça ne se voulait pas de l’ironie désespérée, en tout cas, cela y ressemblait fort. Derrière sa mâchoire serrée à se briser, elle ne savait pas si elle retenait des larmes trop longtemps enfouies, ou un rire hystérique. Un peu des deux sans doute.

- Tu ne devrais pas parler ainsi ». La voix de son père était douce, mais le reproche voilé qu’il lui adressait était perceptible.

- Je me trompe, peut être ?

- Oui, tu te trompes. » Ils s’entre-regardèrent jusqu’à ce que Nathan ne finisse par prendre à son tour le poignet de sa fille entre ses mains.

« Ce tatouage… Ce cercle… Regarde autour de toi. Regarde bien. »

Elle hésita. Mais devant le hochement de tête persuasif de son père, elle reporta son attention sur ce qui l’environnait. Le Palais, le jardin, les douze temples qui serpentaient en contrebas, l’horloge… La dénomination de cette vieille tour fissurée l’avait toujours interpellée. Aussi loin qu’elle se souvienne, elle n’y avait jamais vu la moindre indication du temps qui passe. La partie la plus élevée du bâtiment était garnie sur ses quatre côtés d’un cadran constitué d’une curieuse matière minérale sombre dans laquelle était profondément gravée une roue zodiacale. Un cercle parfait en entourait d’autres, entre lesquels s’encadraient les douze signes. De vagues rumeurs couraient à propos de cette “horloge”, encore une série d’histoires à dormir debout, des contes pour enfants turbulents… D’aucuns disaient à voix basse que certaines nuits, on pouvait y voir s’allumer sans raison apparente des feux follets d’un bleu inquiétant, clignotant quelques instants avant de disparaître aussi mystérieusement qu’ils étaient survenus. Leur grand jeu lorsqu’ils n’étaient encore que de jeunes enfants, se rappela-t-elle avec nostalgie, était de se persuader les uns les autres, si possible au cours de nuits sans lune, que les flammes n’étaient là que pour trahir ceux d’entre eux qui avaient désobéi à leurs parents ou pire encore, au grand Pope, ce qui laissait présager de terribles punitions en perspective. L’horloge ne s’était jamais illuminée. Mais les corrections, elles, n’avaient jamais manqué de tomber.

Quoi qu’il en soit, la tour se dressait toujours au beau milieu du Domaine, millénaire, source de légendes inlassablement répétées par des centaines de générations de gamins avides de sensations fortes.

Plongée dans ses souvenirs et comme hypnotisée par la bâtisse, Rachel n’en décrochait pas. Le cadran. Il était omniprésent au sein du Sanctuaire. Gravé au fronton du Palais, marqué sur la dalle de marbre inaugurant la première marche de l’interminable escalier menant au sommet du Domaine, il semblait constituer un repère permanent, celui auquel se référait chacun et chacune sur l’île, celui qui à la fois isolait mais aussi signalait le dernier rempart protecteur du centre vital du Sanctuaire. Même le tatouage rituel que chaque membre de la garde dorée portait à l’endroit de son choix dérivait de ce dessin.

Elle l’avait toujours su, sans en prendre réellement conscience. Vérifier sur elle-même n’était guère possible ; aussi jeta-t-elle un œil sur le poignet de son père. Oui. Il s’agissait bien de cela. Ces lignes entrelacées, différentes de prime abord du cadran, sans même posséder de signification particulière pour qui n’y prêtait attention, n’étaient rien d’autre qu’une stylisation complexe des douze signes du zodiaque, signes qui avaient là une particularité singulière, celle de s’entremêler étroitement les uns aux autres, sans distinction de pourtour, ni de limite, tel une ronde étrange et infinie qui ne cessait de revenir sur elle-même. Une ronde autour du Dothrakis.

« Beaucoup de choses se sont éclaircies ces dernières semaines… » Murmura pensivement Nathan, comme pour lui-même. « Peu à peu… Tout ce qui a été perdu est redécouvert. » Son regard se perdit dans les ombres mordorées que le feuillage de l’olivier projetait à ses pieds.

« Sans doute avons-nous fait preuve d’un trop grand orgueil. Trop longtemps nos ancêtres ont cru que cette marque n’était rien de plus que le symbole de notre famille, la preuve de notre “supériorité” sur tous ceux qui sont arrivés après, qui ont été greffés à ce Sanctuaire à la création duquel Bias Dothrakis avait participé. Mais à la vérité… » Il serra les doigts de sa fille entre les siens. « … Nous avons perdu de vue l’essentiel.

- Servir.

- En cela, nous ne méritions en effet que de perdre nos combats contre les Portes. » Asséna-t-il à la suite de Rachel qui, les yeux dilatés, contemplait fixement son poignet bandé.

Servir les hommes. Le vœu pieux de Bias Dothrakis et Agésilas Antinaïkos lorsqu’ils avaient sollicité jusqu’aux Dieux pour concrétiser leur rêve. Dédier son existence à cette humanité qui souffrait de ses propres exactions, la soulager des maux qu’elle s’infligeait dans son aveuglement, en être partie prenante, s’y enchaîner, voilà ce qu’avaient souhaité ces deux hommes lassés des souffrances, des cris et des larmes de toutes ceux et de toutes celles qui subissaient les folies de leurs semblables.

Etre toujours là, hier, aujourd’hui et demain. Pour eux. La transmission de ce tatouage, de génération en génération, constituait le reflet de cette relation inaliénable qui n’aurait jamais dû cesser. Permanent, indélébile, comme pour rappeler à chaque instant le devoir incombant à chaque Dothrakis, et à chaque membre des douze, à ceux qui détenaient le pouvoir ultime, ce septième sens cadeau des dieux.

Quant à sa signification profonde… De nouveau la danse des signes reprenait consistance, il sembla à Rachel la sentir à même sa peau, tel un infime picotement, une vibration discrète mais présente, au diapason de son propre cosmos. Elle était la dernière représentante de sa famille, et si cette idée lui avait cruellement mordue le cœur tantôt tant ses tenants et ses aboutissants demeuraient encore des plaies trop vives et trop ouvertes pour être supportées, elle eut soudain la sensation que cette solitude venait de trouver un échappatoire.

Oui, elle était née pour servir. Ils étaient tous nés pour cela. Cette évidence l’aurait faite ruer dans les brancards, il y avait encore quelques années, quelques mois même… Elle avait la possibilité de considérer qu’elle en était réduite à n’être qu’un instrument finalement, une chose dédiée à une unique tâche, celle de protéger, de se sacrifier, pour permettre à d’autres de vivre. Ce point de vue ne lui échappait pas. Mais… son regard erra le long des temples qui s’étageaient au flanc de la colline escarpée. Ils étaient tous logés à la même enseigne. Eux. Elle. Si elle rejetait sa propre condition, elle les rejetait, eux. Elle serait seule. Libre, mais seule. Délivrée du poids de ses responsabilités et dégagée des sentiments de ceux qui l’entouraient, mais encore et toujours seule.

Et elle se rendit compte que ce n’était pas là son souhait profond. Non par reconnaissance coupable d’un quelconque égoïsme, mais bien parce que dans sa chair, elle percevait avec une acuité toute neuve que sa propre vie ne tenait que parce qu’ils existaient. Sans doute cela avait il toujours été ainsi. Depuis des siècles et des siècles. Ils étaient partie intégrante les uns des autres, sans autre distinction que celle de leur personnalité propre. De leur humanité.

D’un geste protecteur, elle couvrit son bandage de la paume de sa main. Ce sang qui s’écoulait d’elle par cette marque ne constituait en rien un châtiment, une punition. Ni même un témoignage d’hostilité de la part des Portes envers celle qui appartenait à la génération qui allait devoir les affronter. Non, ce sang manifestait le pouvoir d’une poignée d’hommes et de femmes, d’un pouvoir des temps anciens, d’une force oubliée surgissant des limbes du passé pour affronter Celles qui n’avaient de cesse que de rétablir un équilibre qu’Elles considéraient comme légitime. Un équilibre qui ne pouvait être celui auquel aspirait le genre humain.

Rachel portait en elle le souvenir originel de ceux qui pour la première fois s’étaient opposés avec toute la force de leur foi et de leur désespoir à l’inéluctable, à l’ordre établi depuis l’aube de la création. Cette lutte n’avait jamais eu de cesse, s’était amplifiée encore et encore, au fur et à mesure que les hommes avaient conquis une place toujours plus large dans le sang et les larmes certes, mais aussi dans la joie et l’allégresse. Ils n’étaient pas parfaits ces hommes. Et alors ? Eux non plus.

Tendant sa main devant elle, ses doigts écartés, elle observa le chatoiement du soleil, entre ombre et lumière. Tous… Saga… les visages dansaient devant ses yeux soudain embrumés. Non, elle n’était pas parfaite, ni aucun d’entre eux, mais la soif de vivre ne les avait jamais abandonnés. Parce qu’au bout, il reste l’espoir.

« Par delà les siècles… nous n’avons toujours fait qu’un. Pour vaincre. Pour survivre. Notre destin est entre nos mains… »

Nathan n’avait effectivement jamais connu la manifestation du pouvoir des Dothrakis, et pour cause. Il n’avait que deux ans lorsque le sang de sa mère avait commencé à couler, mettant par la même en évidence le lien étroit l’unissant alors avec les douze représentants du zodiaque, lien qui avait pu leur permettre de se dresser devant les Portes, mais lien insuffisant alors que leur propension à l’humanité n’avait de cesse de décliner depuis plusieurs générations déjà… Quand bien même les rangs des chevaliers d’or auraient compté des jumeaux lors de la précédente naissance des Portes, cela n’aurait pas changé grand-chose au résultat.

Toute cette souffrance inutile avait-elle influé sur les choix de Shion ? Rachel repensa à la lettre qu’il avait laissée à Saga. L’ancien Pope aurait pu être le père de Nathan, lui qui avait toujours aimé Moïra en silence, lui qui l’avait certainement vue se débattre dans la douleur et l’incompréhension d’un phénomène qui la dépassait. Il était déjà trop tard lorsque enfin il avait compris. Shion avait souhaité que cela ne se reproduise pas, ou du moins, que ce soit profitable d’une quelconque manière. Mais rien ne s’obtenait gratuitement.

Le poing de Rachel se referma lentement. Rien ne pouvait l’excuser, mais à présent, elle percevait avec une certaine confusion les motivations du vieil atlante.

« Tu devrais peut être commencer à associer Saga à ta démarche. » Proposa tranquillement Nathan, ramenant sa fille vers le moment présent. « Je comprends ton souhait de connaître parfaitement ceux qui t’accompagneront, mais tu gères mal ton énergie.

- Qu’est ce qui…

- Ton état de fatigue. Ton stress. Tu les promènes avec toi, n’importe qui ici pourvu d’un minimum de cosmos est capable de les ressentir à des dizaines de mètres à la ronde. A ce rythme-là, tu ne seras plus bonne à grand-chose dans un mois. » Si sous couvert de ces conseils fort sages, Nathan espérait masquer son inquiétude, il se fourvoyait. Rachel ne put faire autrement que d’être ébranlée par l’angoisse émanant de son père, une angoisse qui exhalait des relents d’une autre, très, trop proche d’elle.

« Il en serait certainement tranquillisé, même si c’est insuffisant. » Confirma le vieil homme en hochant la tête.

- Je n’ai pas envie de rajouter plus de poids à ses craintes. Je voudrais qu’il puisse continuer à compter sur moi.

- Tu n’en as pas les moyens. »

Son père avait raison, reconnut-elle intérieurement. Mais elle savait Saga trop fragile de son côté pour cela. En son for intérieur, elle comptait plus que tout sur Kanon. C’était sans doute là une responsabilité écrasante qu’elle imposait au frère de son compagnon, mais elle n’avait guère d’autre choix.

- J’y songerai. » Dit-elle, conciliante.

- Bien. » La croyait-il ou pas, en tout cas rien ne laissait entrevoir la réponse dans le regard impénétrable qu’il lui lança avant de se lever. « En attendant, laisse passer au moins la journée avant de continuer. » Elle le vit disparaître dans l’ombre du salon qui s’ouvrait au rez-de-chaussée. Finalement… ce n’était pas si mal qu’il soit revenu.

Paris, France…

Il pleuvait sur Paris. Angelo, le nez collé aux immenses baies vitrées du hall des arrivées de Roissy Charles de Gaulle, faisait la moue, tout en observant le ciel grincheux. Et pour couronner le tout, il se rendait – enfin – compte qu’il ne savait pas par où commencer. Il s’était résolu à trouver Marine pour “régler le problème”, mais il ne disposait pas du plus petit embryon de piste. Enfin si, si tant est que considérer le fait qu’elle n’ait pas pris de correspondance soit la preuve éclatante qu’elle demeurait à Paris et non pas ailleurs… en France.

Tout en poussant un profond soupir, il se retourna vers l’intérieur du hall. Celui-ci grouillait de monde. Le Cancer resta un moment immobile, à observer le flot humain qui déferlait en continu devant lui ; étonnant comme les gens pouvaient tous se ressembler, finalement. Le regard sombre, il regardait autour de lui, à la recherche d’une solution. Il finit par aviser le comptoir d’Iberia, à l’autre bout du hall, près de l’une des innombrables sorties : une option comme une autre, après tout.

L’air dégagé, appuyant un coude au comptoir, il se planta sans plus de façon devant une hôtesse assise, les yeux rivés sur son écran. Il ne signala pas sa présence, attendant simplement que, mise mal à l’aise par l’aura d’Angelo comme tout un chacun, elle finisse par lever la tête. Ce qu’elle fit, immanquablement.

« Vous désirez ? » Demanda-t-elle sur un ton soupçonneux. Angelo prit un air surpris et tout de suite après, lui adressa son sourire le plus éblouissant :

« Un renseignement… Voilà, il y a moins d’une semaine de ça, j’ai atterri ici, dans un vol en provenance de Madrid et il m’est arrivé quelque chose d’absolument démentiel dans l’avion… je suis tombé amoureux. »

Ahurie, l’hôtesse le contemplait bouche bée. D’une pichenette sous le menton, Angelo lui referma la bouche, tout en poursuivant, l’air charmeur, sans oublier l’indispensable pointe d’exagération italienne :

« … Vous vous rendez compte ? ! » Il leva les bras au ciel, « C’est dingue, tout ce qui peut arriver… Seulement voilà. Un tel coup de foudre… Je n’ai même pas pensé à demander à cette demoiselle, ne serait-ce que son nom… » Il se pencha un peu plus au-dessus du comptoir, jusqu’à river son regard bleu cobalt à celui de l’hôtesse, hypnotisée, « … Vous pouvez imaginer dans quelles souffrances je me trouve depuis ?… C’est intolérable. Est ce que vous accepteriez d’aider un pauvre homme comme moi, en proie à une telle torture ?… » Sa voix s’était faite murmure, et une profonde tristesse se peignit sur son visage tandis qu’il se redressait avec un soupir mélancolique.

L’hôtesse, profondément troublée, l’observa un instant, un doute au fond des yeux, qui fondit comme neige au soleil devant le regard sombre et la peau mate du bel italien à l’air tragique.

Après avoir jeté un coup d’œil derrière son épaule, elle dit à voix basse :

« D’habitude, je n’ai pas le droit de communiquer ce genre d’informations. C’est strictement confidentiel, vous comprenez… » Angelo lui jeta un ultime regard, où se lisait toute la misère du monde. Elle craqua de façon définitive. S’affairant sur son clavier, elle demanda :

« Bon… donnez-moi le jour et l’heure de votre arrivée.

- Lundi 29 Mai, onze heures et quart.

- Connaissez-vous la place de votre… la jeune femme ?

- Non, mais je me rappelle de la mienne et de sa position par rapport à moi.

- Ca devrait suffire, avec le plan de l’avion… Je vous écoute.

- 14 A, et elle était deux rangs devant moi, dans le même alignement.

- Très bien, alors… 11 A… Ah, ça y est, j’y suis. » De nouveau, l’hôtesse regarda autour d’elle et murmura entre ses dents :

« Oh la la… je risque ma place moi !… c’est bien parce que vous m’avez l’air sympathique, que je fais ça…

- On me le dit souvent, c’est vrai… Alors ?

- Marine Michelet (1) … Elle habite au 4 passage Barrault, dans le 13 ème.

- Mademoiselle, laissez-moi vous dire que vous êtes un ange ! » Et de se hisser par dessus le comptoir pour lui plaquer un baiser sonore sur le front, avant de jeter sa veste sur son épaule et partir en courant.

Un long moment, l’hôtesse resta à contempler la porte de sortie de l’aérogare tournant sur elle même, rêveuse, avec un drôle de fourmillement au bout des doigts, « … Elle en a de la chance !… », et elle se prit à envier la femme qui avait pu prendre un tel homme dans ses filets.

Angelo s’engouffra dans le premier taxi venu, et tout en lui indiquant l’adresse qu’il avait obtenue, il s’affala sur la banquette arrière, un vague sourire aux lèvres. Un coup de foudre, tu parles ! Un instant, il s’esclaffa comme un gosse, avant d’apercevoir le regard suspicieux du chauffeur dans le rétroviseur. Il y répondit par son air renfrogné habituel et n’ouvrit plus la bouche, jusqu’à ce que le véhicule s’arrêtât enfin dans une petite rue pavée, bordée de part et d’autre d’immeubles proprets de hauteur raisonnable. Le silence qui y régnait avait quelque chose de fascinant, sachant que Paris bruissait à quelques dizaines de mètres de là.

« Bon, et maintenant ? Je vous attends ? » Le chauffeur avait passé la tête en dehors de sa portière pour interpeller Angelo, qui observait le n°4, le nez en l’air.

- Hein ? Ah, non, non, vous pouvez y aller. »

Un petit immeuble de deux étages qui ne payait pas de mine se dressait face à lui, avec une grande porte toute de bois et de verre à côté de laquelle était encastré un interphone. De l’index, il suivit les noms puis :

« Je l’ai trouvée… » Deuxième gauche. Son doigt s’approcha du bouton, hésita, resta en suspension. Sonner était-il une bonne idée ? Il pourrait au moins vérifier si elle était là et aurait peut être moins l’air d’un imbécile s’il restait dehors à poireauter toute la journée pour rien. Le doigt recula puis décidé, enfonça le bouton. Une fois. Deux fois. Pas de réponse. Au moins, il était renseigné.

Sifflotant, il pivota pour observer les alentours ; pas grand monde à cette heure-ci… Ce fut alors qu’il avisa un petit bar à l’angle du passage à une dizaine de mètres de là, depuis lequel il aurait un point de vue idéal sur ce fichu immeuble. Alors quitte à attendre, autant le faire avec quelques verres de bière. Et puis qui sait ? Peut être même pourrait-il glaner un ou deux renseignements…

Odeur de café, odeur de tabac. Parfait. Se postant à une table collée à la fenêtre, il commanda un demi, avant de jeter un coup d’œil circulaire autour de lui. C’était vraiment un tout petit bar… mais qui n’avait rien de glauque. Bien au contraire. Quelques tables minuscules mais pimpantes, des fleurs sur un zinc impeccable, des tableaux accrochés aux murs peints d’une couleur jaune paille.

« Doivent pas bien souvent voir le soleil par ici… » Se fit-il comme réflexion, avant de reporter son attention sur les cadres. Marrant ça… Il se démancha le cou, se recula sur sa chaise d’un air perplexe : « J’ai déjà vu ce paysage quelque part… mais où ? »

- Ce tableau vous intéresse ? Ils sont tous à vendre vous savez… » La voix de la serveuse derrière lui le fit sursauter et il se retourna sur une jeune fille brune et svelte, aux cheveux courts et à la nuque rasée, dont le visage – et sans doute le corps – se trouvait être percé… un peu partout. Il lui adressa un sourire circonspect tout en lui tendant sa chope :

- Vous pouvez m’en remettre une autre ? Vous serez gentille… Ils viennent d’où ces tableaux ?

- J’ai une collègue qui travaille ici à mi-temps. C’est elle qui les fait. Ils plaisent bien d’ailleurs… On en a encore vendu un ce matin ! » Il hocha la tête sans répondre. Décidément, ces croûtes lui disaient quelque chose… « Nom de Dieu ! Ca y est ! »

« Dites… C’est la première fois que je vous vois dans le coin vous… » Elle était encore là, elle ? « Vous n’êtes pas français, si ?

- Non, italien. Je suis venu… rejoindre une vieille amie.

- Si par hasard elle n’était pas là… Revenez me voir ! » Et après lui avoir adressé un clin d’œil des plus ostensibles, elle finit par s’éloigner.

« Et ben voyons… » Amusé, Angelo l’observa un moment. Mouais… Pourquoi pas. Une belle petite paire de fesses bien fermes, plutôt mignonne… Mais à la base, il n’était pas là pour ça. Laissant échapper un léger soupir de regret, il reprit son poste d’observation. Il ne pouvait pas la louper.

Le jour déclinait quand, au beau milieu des anonymes qui peu à peu avaient redonné vie à la rue en rentrant chez eux, une tête d’un roux éclatant fit enfin son apparition. La tempe posée contre la vitre, Angelo, le regard étréci, suivit le cheminement de la jeune femme, jusqu’à ce qu’elle s’engouffre dans l’immeuble.

Glissant son paquet de cigarettes aux trois quarts vide dans la poche arrière de son jean, il se dirigea d’un pas tranquille vers le comptoir.

« Vous partez ? » La serveuse, qui entre deux commandes de son unique client de l’après midi n’avait cessé de se déhancher entre les tables jamais autant nettoyées que ce jour là, avait l’air déçu.

- Qui sait, je reviendrai peut être… » Ironisa le Cancer en laissant quelques billets sur le zinc. « J’ai beaucoup apprécié votre professionnalisme. »

Un regard gourmand l’accompagna jusqu’à la sortie avant de le voir disparaître dans les ombres s’allongeant imperceptiblement dans la rue.

Se rencognant dans l’angle de la porte qui faisait face au bâtiment où logeait Marine, il prit le temps de patienter quelques minutes supplémentaires. Elle ne l’attendait pas. Et de fait, ne risquait pas de s’échapper. Bien qu’elle n’ait été que chevalier d’argent dans une vie antérieure, Angelo se méfiait suffisamment de celle qui avait formé moult apprentis pour masquer son cosmos. Il ne doutait pas une seconde qu’elle serait capable de le repérer s’il se montrait par trop imprudent.

La rue finit par se vider et ce fut dans une lumière rasante qu’il sortit de sa cachette, au moment où une vieille dame s’apprêtait à refermer la porte du numéro 4. Il se matérialisa à ses côtés, mais si furtivement qu’elle ne perçut qu’un souffle éphémère. Se déplacer à la vitesse de la lumière possédait des avantages certains, songea-t-il, tandis qu’il retenait le battant de justesse.

L’écho de ses propres pas dans l’escalier résonnait sinistrement à ses oreilles. Il l’avait trouvée, soit. Et maintenant ? A vrai dire, il n’avait qu’une vague idée de ses projets immédiats. L’imminence de l’affrontement contre les Portes, et de sa confrontation inévitable avec Aiors au sein du cercle auquel il appartenait, l’avait fait presser l’allure… sans réfléchir plus avant. En d’autres temps, il aurait pu faire abstraction de cette réapparition subite et inexpliquée, il s’en serait même allègrement tapé le coquillard et aurait oublié jusqu’à l’existence même de cette… anomalie. Mais aujourd’hui… il lui semblait qu’il n’avait pas d’autre choix. Oublier, il ne pouvait pas, et mentir encore moins. La vision de l’entrée du deuxième gauche lui fit ravaler nerveusement sa salive. Il lui restait encore une solution. Rapide et efficace. Une de ces moyens qu’il affectionnait tout particulièrement. Tandis qu’il cognait à la porte, le reflet du regard de Marine obscurcit cependant sa mémoire. Un éclat particulier y brillait lorsqu’elle avait craché le nom du Sanctuaire. Un éclat qu’il connaissait bien.

« J’arrive ! Une seconde ! » Une voix féminine avait retenti, étouffée par l’épaisseur du bois. Celui-ci s’écarta au bout de quelques instants :

« Je ne t’attendais pas si tôt… » Une tête surmontée d’une serviette blanche agitée avec vigueur surgit dans l’encadrement. « Je ne suis pas encore…

- Surprise. »

L’étoffe glissa sur le parquet. Le visage livide de Marine apparut, encadré d’une foison de boucles humides. Ses lèvres s’entrouvrirent, muettes, l’affolement ternissant à toute allure le brun de ses yeux, avant que, d’un violent mouvement du bras, elle ne referme la porte qui claqua à quelques centimètres du nez d’Angelo.

Le silence retomba brutalement.

« Je suis toujours là. » La voix enrouée de l’italien retentit dans la cage d’escalier déserte.

- Va-t-en !

- Non.

- Je t’ai dit de me laisser tranquille !

- Je ne peux pas. » Cette panique dans la voix… Combien de fois le Cancer avait-il entendu de semblables intonations au cours de sa carrière ? Son poing s’était serré quand il reprit :

« Ouvre cette porte. Tu sais très bien que tu n’as pas d’autre choix.

- Non… » Bien entendu. La supplication venait toujours ensuite. L’évidence de l’enchaînement faillit le faire sourire.

Un cliquetis se fit entendre, ponctuant l’entrebâillement du battant.

« Masque de Mort, je t’en…

- Je m’appelle Angelo. » Il avait glissé son pied entre le panneau et le chambranle, et d’un coup sec, repoussa le premier qui alla rebondir contre le mur. La jeune femme s’était déjà écartée d’un saut tenant plus du réflexe qu’autre chose.

- Tu n’as pas le droit d’entrer chez moi comme ça. » Protesta-t-elle d’une voix sifflante.

- Tu n’as pas le droit de revenir à la vie. »

Elle recula. Un pas. Et puis un autre. Tout son corps, tendu comme un arc, exsudait la peur. Adossée à un mur maudit qui lui coupait toute retraite, elle détourna le regard un bref instant. La fenêtre… devant laquelle l’italien s’était déjà glissé, anticipant son geste.

« Tu ne peux pas t’enfuir. » Ce n’était pas une menace. Juste une constatation. Sans doute aurait elle eu moins peur si l’indice d’un quelconque sentiment avait orné la voix de son visiteur inattendu. Mais en l’occurrence…

- Je peux crier. » Argumenta-t-elle, bravache.

- C’est vrai. Mais tu seras morte bien avant qu’on ne t’entende. » Elle leva les yeux vers lui, juste une demi seconde. Il n’avait pas l’air menaçant, mais la vigilance qui le maintenait droit comme un i ne la trompait pas.

Elle se redressa, lentement. Elle ne traverserait pas le mur, inutile d’y rester collée de désespoir.

« Qu’est ce que tu me veux ? Me tuer ? Alors, qu’est ce que tu attends ? »

Le menton de la jeune femme pointé vers l’avant en signe de défi offrait une voie royale vers une gorge vulnérable. Le regard d’Angelo quitta cependant son terrain de jeu favori, et remonta jusqu’au visage de celle qui le provoquait.

- Il se trouve que je suis devenu très curieux avec l’âge. Alors, avant de régler notre petit problème, j’aimerais avoir une explication.

- Une expli…

- Non, en fait, je n’aimerais pas. Je veux. » Désarçonnée, Marine vit avec une certaine stupeur le Cancer lui tourner le dos pour ôter son blouson de cuir et le laisser négligemment choir sur une chaise dans l’entrée. Un fauteuil accueillit finalement l’italien qui croisa ses longues jambes devant lui, une cigarette coincée au coin des lèvres.

« J’attends.

- C’est… c’est une plaisanterie ?

- J’ai l’air de plaisanter, là ? »

Non, pas vraiment. Détachant sa main qui était restée posée contre la paroi, elle s’avança, pas à pas, sans le quitter des yeux, avant de finalement s’asseoir sur le rebord du fauteuil qui faisait face à celui de son hôte indésirable. Assise comme sur le point de se lever et de se mettre à courir. Pour où, ça, c’était une autre histoire.

Il avait considérablement changé. Elle ne s’en était pas fait la remarque lors de leur première rencontre, puisqu’elle n’avait – malheureusement – eu aucune difficulté à le reconnaître. Mais à présent qu’elle le voyait dans la lumière du couchant, et immobile, elle en prenait toute la mesure. Le temps et le soleil avaient dû s’y mettre à deux pour accentuer la dureté des traits d’Angelo, dureté encore un peu plus soulignée par quelques nouvelles cicatrices, fines certes, mais qui lardaient la peau mate de marques claires et incongrues. Et ce n’était pas sa coiffure qui allait arranger le tout. Elle avait gardé le souvenir d’une tignasse rebelle et désordonnée, à l’image de son propriétaire ; aujourd’hui, impitoyablement raccourcis, ses cheveux d’un bleu toujours aussi sombre se dressaient sur son crâne sur à peine quelques centimètres d’épaisseur et sa nuque était entièrement dégagée. Certes, les épis étaient toujours là, mais disciplinés. Plus ou moins.

« C’est quand tu veux. »

Il ne la quittait pas des yeux. Elle avait beau essayer de lire sur son visage ce que recouvrait cette demande incongrue, rien n’y faisait.

« Et ça va te rapporter quoi ? » Demanda-t-elle enfin, sur un ton revêche qu’elle regretta presque immédiatement.

- Tu n’es pas en position de faire la maligne. Je me fous que tu te considères hors des règles du Sanctuaire… Si je te donne un ordre, j’entends que tu l’exécutes. » Angelo vit bien le sursaut d’orgueil que la jeune femme tenta pourtant de réprimer, sans succès. Les éclairs que lançait son regard, eux, étaient tout aussi éloquents.

- Et après ?

- Après ? Hum… » Un rire tenant plus du ricanement s’échappa des lèvres serrés du Cancer. « Je jugerai.

- De quel droit… !

- … je jugerai, » Continua-t-il sans se préoccuper des protestations d’une Marine dont la colère avait momentanément pris le pas sur la frayeur, « si tu as le droit de continuer à mentir. Je te laisse une chance si tu préfères. A toi de voir si tu veux en profiter… ou pas. »

 

Hôpital d’Athènes, Grèce…

C’était atroce. Cette sensation. Il tenta de bouger mais son corps s’était transformé en plomb. Il lui était impossible de lever ne serait-ce que ses paupières.

Bien malgré lui, il se sentit replonger vers le néant. De nouveau, il se vit errer dans un monde gris et informe, sans aucun repère pour se diriger ; il pouvait bien tourner en rond, rien ne risquait de le lui indiquer. Il ne s’était jamais senti aussi seul de toute sa vie. D’habitude, quand il appelait, on lui répondait. Dieu lui répondait. Mais là, plus rien. Silence total. C’était comme si son monde s’était volatilisé autour de lui. Il n’y avait plus personne pour l’aider, pour le conseiller. Il était tout seul.

 

« Vais-je donc errer ici à jamais ? Si je ne trouve pas la sortie par moi-même, que va-t-il advenir de moi ? » L’angoisse le saisit à la gorge, et l’air peina à entrer dans ses poumons. Il ouvrit la bouche pour prendre une inspiration : rien à faire. Paniqué, il fit un tour sur lui-même, en vue de trouver un signe, un indice, n’importe quoi qui lui indiquerait comment se sortir de là. Soudain, son regard fut accroché par une ombre imprécise, cachée par la brume. Il cria, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Désespéré, il se mit alors à courir vers la forme inconnue, mais qui constituait en cet instant le seul repère tangible dans son égarement. La distance ne se réduisait pas ; au contraire, il eut l’impression qu’elle augmentait. Alors, dans une ultime tentative, il lança sa main vers la silhouette dans le lointain. Et tandis qu’il tombait vers l’avant, son bras fut accroché, au dernier moment, l’empêchant de se noyer définitivement. Il aspira une grande goulée d’air et ce fut ainsi qu’il s’éveilla sur son lit d’hôpital, les yeux exorbités, à demi arraché à son matelas, ses doigts crispés autour du poignet de Saga assis à ses côtés.

Epuisé, il retomba lourdement sur le dos. Le Pope se dégagea avec douceur, avant de remonter le drap, tombé au sol. Au bout de quelques minutes, Shaka rouvrit les yeux et le regarda :

« C’était toi ? L’ombre dans mon rêve… » Saga acquiesça d’un signe de tête et répondit :

- Ca fait trois jours que tu es sous perfusion non-stop, pourtant tu n’as pas repris connaissance une seule fois. Je me suis douté que tu t’étais égaré dans le surmonde, alors je suis venu te chercher. Comment te sens-tu ?

- Comme si j’avais couru une dizaine de marathons d’affilée, » La Vierge fit la grimace « … où comme si j’étais passé sous un rouleau compresseur. Les deux, en fait, je crois… »

- Qu’est ce qui s’est passé ? »

Leurs deux regards se rencontrèrent. Le vert émeraude du Pope sonda le bleu turquoise de la Vierge, apparemment en quête d’une réponse. Mais Shaka comprit que la vraie question de son vis-à-vis était ailleurs. Ce qu’il voulait savoir en réalité, c’était “pourquoi”.

« Beaucoup de choses se sont déroulées depuis un an, » Commença-t-il d’une voix calme, « des choses qui m’ont amené à réfléchir sur mon entourage et sur moi-même. En réalité, c’est une phrase de Camus qui a tout déclenché. Le jour où nous avons du t’évacuer d’urgence sur New York, il m’a demandé si j’avais perdu la foi ; je crois que c’est à ce moment-là que tout a commencé. »

Ses yeux s’égarèrent vers la fenêtre ouverte, par laquelle entraient les chauds rayons du soleil. Il reprit :

« Pendant que j’étais aux Etats Unis, Je ne suis pas resté seul un instant, ou presque. Alors j’ai eu tout le temps… De les observer. Je me suis rendu compte que je ne les connaissais pas. En tout cas, pas comme ils étaient réellement. Et surtout… J’ai vu leur peine, leur détresse. Non pas que je n’étais pas affecté mais… Pas comme eux. »

La voix de Shaka, hésitante, s’était presque évanouie sur ces derniers mots. Le champ de vision de Saga ne fut plus qu’un or mouvant, tandis que l’indien baissait la tête, honteux. Un instant, le Pope fut tenté de le rabrouer devant cet excès de contrition, mais retint ses paroles de justesse. Shaka avait besoin d’exprimer ce qu’il considérait comme une faute de sa part, lui l’être si parfait. Le lui reprocher ne ferait que l’encourager dans ses incertitudes.

« Le désespoir de Rachel, lorsqu’elle a compris qu’elle risquait de te perdre… La colère des uns, les remords des autres… Tous ces sentiments, si… humains, m’étaient étrangers. Le détachement dans lequel j’ai été élevé depuis ma naissance ne me permettait pas de comprendre. En même temps, je me suis trouvé au milieu d’eux et, malgré moi, j’ai absorbé toutes ces émotions. Je ne les ai pas forcément partagées avec autant de force, mais elles ont éveillé certains souvenirs que je pensais disparus à jamais…Et puis, je suis allé chercher ton frère, avec Angelo… et Thétis. » La Vierge eut un profond soupir :

« Ce n’était pourtant pas la première fois que je m’éloignais ainsi du Sanctuaire, mais pendant ces quelques jours, j’ai eu l’impression qu’il n’existait plus. Je n’étais plus avec des chevaliers d’or, mais avec des êtres humains. Toute notion de classe ou de puissance avait disparu. Nous n’étions que des humains qui allaient à la rencontre d’un de leurs semblables. »

« Elle m’a parlé normalement ce soir là. Comme à un membre de sa famille, à un ami. Nous nous sommes toujours bien entendus, mais en m’abordant comme elle l’a fait, sans gêne, ni déférence, elle m’a fait prendre conscience que je pouvais exister autrement que comme Shaka, le chevalier de la Vierge. Je l’ai enviée cette nuit-là… Comme j’ai envié Angelo le lendemain.

- Angelo ?! » Saga avait pourtant décidé de laisser Shaka parler sans intervenir. Mais cette dernière phrase lui parut tellement inconcevable de sa part, qu’il douta d’avoir bien entendu. « Toi, tu as envié Angelo ?

- Etonnant n’est ce pas… Remarque, même en le disant aujourd’hui, j’ai du mal à en croire ma propre voix… » Une vague ébauche de sourire vint effleurer le visage exsangue de l’indien. Saga eut soudain pitié. Shaka avait cruellement conscience de ce qui l’avait handicapé pendant des années, alors que tous, et le Pope le premier, avaient toujours pensé à lui en tant que divinité, le plus naturellement du monde. Pendant que ses compagnons se débattaient plus ou moins sereinement avec la part d’humanité qui s’agitait en eux, Shaka, lui, demeurait impassible. Ou du moins, ils avaient tous cru qu’il en était ainsi, un peu comme une évidence indiscutable, un fait établi ne nécessitant aucune remise en cause.

Quel pope admirable il avait fait décidément… l’aîné des Antinaïkos se mordit l’intérieur des joues pour éviter de jurer haut et fort. Celui dont tout le monde pensait qu’il ne pouvait ni faillir ni se tromper était finalement celui qui avait le plus douté. Et il n’avait rien vu. Autant Camus, plus ou moins tout le monde savait sans vraiment oser se l’avouer – ce qui n’était guère glorieux, il en convenait – autant Shaka les avait tous abusés avec maestria. Sa seule consolation fut de se persuader que Shion n’aurait sûrement pas fait mieux, voire même pire. L’ancien Pope ne jurait que par les traditions et n’aspirait qu’au renforcement de la puissance du Sanctuaire, il eut été fort étonnant qu’il se préoccupe de la santé morale de ses ouailles… Saga fut tiré de ses pensées moroses par la voix douce de Shaka qui continuait :

« Oui, je l’ai envié de pouvoir crier sa colère quand Kanon a refusé de nous suivre, je l’ai envié de posséder cette liberté de lever le poing sur ton frère, je l’ai envié d’être autant lui-même. Au fond de moi, j’avais cette même fureur parce que derrière le refus, j’imaginais toute la souffrance que cette décision allait engendrer… mais elle ne sortait pas.

- Tu l’as convaincu non ?

- Moi ? Ou les menaces d’Angelo ? Ou les larmes de Thétis ? Ca aussi, je me le suis demandé.

- Vous trois. Ensemble. »

De cela, le Pope en était persuadé. Si Kanon et lui ne s’étaient pas appesantis plus que nécessaire sur cet épisode aussi pénible pour l’un que pour l’autre, ils n’en avaient pas moins tous les deux su se parler et se comprendre. La décision de Kanon, pour difficile qu’elle fut à prendre, résultait aussi de ses convictions ébranlées par un trio aussi peu assorti que possible. Un trio qui par sa seule présence avait réveillé des souvenirs rejetés depuis des années.

« Toujours est-il que te revoir parmi nous, alors que mourir était la seule alternative que tu avais trouvée pour fuir ton passé, m’a fait prendre conscience de la force qui résidait en chacun d’entre eux. Alors… peut être que c’était moi qui me trompais depuis le début. Et quand vous tous avez été capables de prendre la décision de jouer votre vie en dépit de vos hésitations, de vos priorités, j’ai compris. Mon propre choix n’avait aucune valeur. »

Les doigts fins de Shaka se convulsèrent nerveusement sur le drap immaculé. Se rendre ainsi compte que sa propre réalité était biaisée, que toutes les certitudes qu’il croyait acquises depuis toujours étaient finalement fausses, avait de quoi ébranler n’importe qui. Sauf que le chevalier de la Vierge n’était pas n’importe qui, et c’était encore pire.

Devant le teint de plus en plus pâle de l’indien, et le voile de fatigue qui ternissait son regard, Saga eut un doute :

« Je suis venu trop tôt. Tu as besoin de te reposer, et pas de…

- Non, attends. » Le Pope sentit son bras agrippé alors qu’il se levait. « Je t’en prie. » Malgré l’épuisement, il résidait encore suffisamment de force dans la main qui le retenait pour que Saga hésite, avant de se rasseoir.

« J’ai failli les tuer, » Reprit Shaka d’une voix sourde, « Aioros, Thétis, ton frère… A cause de mon incapacité. Mais j’ai eu le temps de voir. De… ressentir. Ils m’ont fait confiance tous les trois, et malgré ça, je n’ai pas pu être à la hauteur. Et je n’aurais jamais pu l’être si je n’avais pas pris cette décision. »

Les deux hommes s’entre-regardèrent. La Vierge murmura :

« Soit je conserve l’oreille et la confiance de Dieu, et je perds définitivement mon humanité, soit je me détache de cette spiritualité, je deviens un homme et j’apprends à tracer mon propre chemin. Saga… je vais bientôt avoir 36 ans, et je ne sais pas… vivre.

- C’est pourtant ce que tu as choisi. »

Etreint par une compassion inattendue, Saga resserra la main de Shaka dans la sienne, en voyant la détresse briller dans ses yeux. Il comprenait sa peur. Il était lui-même le plus parfait exemple d’une humanité soumise à l’aléas des choix : il avait fait de multiples erreurs, il était tombé aussi bas qu’il était possible de le faire, il avait tué, assassiné, connu les affres de la solitude, failli mourir et aujourd’hui… il n’entrevoyait pas grand-chose d’un hypothétique futur, lequel dépendait un peu trop de ceux qui l’avaient accompagné bon gré mal gré au cours des années passées. Oui, il était un homme et en tant que tel, il était seul devant son chemin, et personne ne choisissait ou jugeait pour lui. Et Shaka, maintenant, devait à son tour se confronter à la difficulté du choix et de l’inconnu.

« Mais ce soir là… Comment… Enfin… » Le Pope hésitait. Pouvait-il lui avouer que l’espace de quelques secondes, lorsqu’il avait dû lutter pour pénétrer le cœur du temple de la Vierge, il avait cru que son occupant…

- Me suicider ? » Un sourcil levé, Shaka contemplait l’aîné des Antinaïkos. Ce dernier, masquant sa confusion derrière un sourire crispé, hocha la tête sans un mot.

« Non… » La Vierge secoua la tête doucement. « Je veux bien t’avouer que face au vide autour de moi, il m’a été parfois été difficile de trouver une issue, mais je n’y ai pas pensé. Pas vraiment. Alors… je Lui ai demandé de me rendre ma liberté. Il ne m’a pas questionné. Je crois même qu’Il l’attendait. Mais pour naître homme, il m’a fallu… mourir. Perdre la faculté de l’entendre, de converser avec Lui, cela nécessitait que je sois lavé de tout ce qu’Il avait ancré en moi. La divinité qui coulait dans mes veines a définitivement disparu à présent. Il me laisse seul. » Le coin des lèvres de Shaka se crispa. « Voilà où j’en suis à présent. »

L’amertume qui pointait sous ces derniers mots ne pouvait échapper au Pope :

- Tu regrettes ?

- Non… Non. C’est juste que… Je ne sais pas, j’ai l’impression d’avoir été amputé d’une partie de moi. Ce n’est plus là, mais pourtant, je le ressens encore comme une ombre, un fantôme. La sensation est… désagréable. Mais j’imagine que ça va passer. Comme le reste. »

Saga percevait la fatigue de son alter ego sans difficulté. Il était tenté de s’en aller, mais certaines de ses questions n’avaient pas encore obtenu de réponse. Il ne les avait pas posées, cependant.

L’effleurement timide d’un cosmos encore fragile le rassura. Au-delà des frémissements de cette aura malmenée, il percevait sa puissance, intacte. Le retour à l’humanité de Shaka ne l’avait pas dépourvu du septième sens, ni de ses capacités. Très égoïstement, il en fut satisfait et soulagé. Il avait besoin de la Vierge, au même titre que tous les autres. Si ce dernier avait dû voir sa force mutilée par l’abandon de sa divinité, alors le Sanctuaire aurait pu dire adieu à la dernière chance qui lui restait de remplir sa mission. Sans doute Shaka lut-il ce raisonnement en Saga, mais il ne parut pas s’en formaliser. Il avait beau ne plus disposer de l’appui de Dieu, cela ne lui ôtait en rien son sens des valeurs, et la force de son jugement. Dieu ne l’avait pas choisi depuis son enfance par hasard. Au final, l’homme et le dieu étaient parfaitement complémentaires.

« Je suis toujours là… » Crut la Vierge bon d’ajouter cependant, d’une voix lasse. « Je le dois.

- Et maintenant ? Tu as donc trouvé les raisons qui te manquaient ?

- Ai-je le droit de me montrer égoïste ?

- Tu sais, je crois que nous le sommes tous plus ou moins.

- Alors dans ce cas… »

Le regard turquoise plongea dans le vert intense du Pope, avec une franchise rare de la part de son propriétaire. Ainsi… Saga comprit soudain que Shaka ne s’était jamais livré au cours de sa vie, pas une seule fois. C’était là, la première fois que l’indien acceptait de parler sans la protection de garde-fous, qu’il se projetait volontairement vers une autre personne sans retenue d’aucune sorte.

« Je veux vivre. » Asséna-t-il, sans l’ombre d’une hésitation. « Je veux tout connaître. Je veux savoir ce que sont la peine et l’allégresse, la tristesse et la joie. Je veux savoir ce que sont le plaisir, la colère, l’envie. Je veux éprouver mon cœur et mon corps, je veux me sentir exister. Je sais, » Il avait levé la main pour stopper les objections de Saga, « que ce ne sera pas facile. Que vivre n’est pas la panacée. Mais je suis prêt à en accepter les contraintes. »

Réduit au silence, le Pope l’observa. Etonnant cet éclat qui paraissait tout à coup avoir rendu quelques couleurs au pâle visage lui faisant face… Il ne savait pas encore.

Il déchanterait à coup sûr s’il avait la moindre idée de ce qui l’attendait au bout du compte. Mais qui était-il, lui, Saga, pour se permettre de lui donner des conseils ? Chacun était seul avec lui-même face à l’adversité et aux événements jalonnant l’existence. Et chacun réagissait à sa manière. Au final, il ne savait rien de ce nouveau Shaka. Que connaissait-il de lui après tout ? Rien, absolument rien. Et l’indien lui-même allait découvrir seul ce qu’il valait. Il était inutile de l’effrayer plus qu’il ne devait déjà l’être.

Une dernière question restait cependant en suspend, et sans plus de détours, le Pope finit par la laisser sortir :

« Ce sont bien là toutes tes raisons ?

- A vrai dire… oui. Je sais à quoi tu penses… » Un sourire triste. « Mais non. Cela n’aurait pas été un argument suffisant, et surtout, il aurait été profondément inutile. Elle… »

Ce fut le cosmos de Shaka, empreint d’une profonde mélancolie, qui acheva l’explication. Surpris par cette marque de confiance supplémentaire que la Vierge lui accordait, Saga tarda à comprendre l’écho de ce qu’il percevait. Une douceur tiède l’environnait, presque palpable. Pourtant, elle n’appartenait pas à Shaka, non, elle se présentait comme la réminiscence d’un beau souvenir. Un souvenir q’il conservait précieusement, mais qu’il partageait à présent avec son Pope. Thétis. L’empreinte de cette dernière se profilait derrière cette sensation apaisante. L’aîné des Antinaïkos vit, ou plutôt “ressentit” le contact qui avait eu lieu, et le lien qui en avait découlé, entre Shaka et la belle gardienne du douzième temple. Il perçut le trouble sans cesse grandissant de l’indien, son incompréhension d’abord, puis sa volonté d’acceptation brimée et rejetée par sa nature profonde aux dépends de ses souhaits les plus fous, sa douleur aussi devant une union des corps face à laquelle toute l’ampleur de son impuissance s’était imposée à lui. Etrangement, les sentiments de la jeune femme étaient eux aussi ancrés dans ce cosmos universel. Il avait lu en elle. Il connaissait la nature de sa lutte. Son propre espoir s’y était raccroché encore un peu… jusqu’à ce jour fatidique. Saga eut l’impression très nette d’assister à une scène qui s’était déjà produite, mais qui se déroulait de nouveau à l’instant même, sur un plan suffisamment lointain pour qu’il ne puisse y prendre part, mais assez proche pour qu’il ne rate aucun détail, ni n’en perde la moindre sensation. La croix mutable se tenait devant lui, déjà liée, quatre cosmos pulsant au sein d’un unique cœur… Une accroche solide y scintillait plus que de raison.

« C’est absolu… » Le ton de Shaka était calme, apaisé subitement après la somme d’émotions diverses que son cosmos venait de déverser dans celui de son Pope. « Peut être ne m’en serais-je jamais rendu compte si cette mise en résonance ne s’était pas produite. Regarde… Vois la perfection. Leur perfection. Je ne peux pas aller contre ça. Personne ne le peut. Sans doute est-ce écrit quelque part… mais je crois que même si j’avais le pouvoir de l’effacer, je n’en ferais rien. Ce serait… criminel.

- Rien n’est jamais tout à fait décidé Shaka…

- Pour ma part, je pense que si. Et dans leur cas, c’est l’évidence même. J’ai été aveugle trop longtemps. Même si ouvrir les yeux pour la première fois et assister à cette réalité me fait mal à un point que je n’aurais jamais imaginé, et bien, je n’ai pas d’autre choix que de l’admettre. Parce qu’on ne peut pas se substituer à ce qui est. »

« Je suis désolé.

- Tu n’as pas à l’être. » Saga avait serré la main de Shaka dans la sienne, brièvement, mais avec force. Il était lui-même ébranlé par ce à quoi il venait d’assister. Il s’agissait d’une chose qu’il savait, qu’il devinait, mais qu’il ne tenait pas pour acquise. Les principaux concernés en étaient-ils eux-mêmes conscients ? Au bout de quelques instants, le Pope dut bien se rendre à l’évidence. Certainement pas. Il n’était même pas sûr qu’ils aient tous deux parfaitement pris la mesure de ce que la nature de leur création en tant que parties intégrantes de la croix mutable pouvait recouvrir comme signification profonde.

Dommage que son cadet ne fut pas là, une remise dans le droit chemin fourmillait dans son poing droit tout à coup.

- Quoi qu’il en soit… Tu ne peux pas non plus décider pour elle. » Tout en se défendant de la moindre velléité de consolation envers Shaka, le Pope, même s’il n’y croyait guère, voulait penser que tout ne pouvait pas être aussi évident. Pendant des années, il avait cru que sa vie avait basculé irrémédiablement un jour de juin, lorsque celle qu’il aimait s’en était allée. Pourtant le destin lui avait réservé des surprises… Certes, pas toujours de très bon goût, mais au final…

- C’est vrai. » Dans la réponse de Shaka, il y avait un brin de fatalisme, sans être non plus empreint de frustration. Pour lui, il n’y avait aucun doute. Il paraissait même s’en satisfaire. Sa tête retomba doucement sur les coussins.

« J’ai une mise en commun de cosmos à achever… » Fit-il en souriant à Saga qui se levait de nouveau, définitivement cette fois. « Je dois vite revenir. Il ne nous reste plus beaucoup de temps.

- Repose-toi, c’est ce que tu as de mieux à faire. Je n’ai pas de doute sur ta réussite lorsque tu reviendras. Je ferai en sorte que tu ne sois pas importuné. Pour te dire toute la vérité… ce n’est plus vraiment pour toi que je m’inquiète à présent.

- Tu devrais avoir plus de confiance que ça, Saga…

- Ce n’est pas à moi qu’il faut le dire. » En fait, si, et même si le Pope rechignait à l’admettre, les quelques mots que Shaka venait de lui adresser avec une sérénité bienvenue l’apaisaient quelque peu. Oh, ça ne durerait pas, mais ce serait toujours quelques gouttes de tranquillité au sein d’un océan d’angoisse. « Je vais rentrer.

- Saga, merci d’être venu.

- Tu as failli mourir dans mes bras, c’était la moindre des choses.

- Dans ce cas, il serait bon pour tous de ne plus avoir à en arriver à de telles extrémités. » La main sur la poignée de la porte, le Pope se retourna une dernière fois vers l’homme allongé, soudain bien seul et perdu dans les draps qui le recouvraient :

- La leçon a été profitable. En tout cas, je l’espère. »

 

Début de soirée, au Sanctuaire, Grèce…

La nuit n’était pas encore tombée. En même temps, à l’approche de l’été, les journées paraissaient s’étirer interminablement en longueur... Ce soleil permanent, synonyme de joie, de bonne humeur, d’optimisme minait Camus plus que de raison. S’il en avait eu le pouvoir, il se serait fait un malin plaisir à étouffer cette clarté trop forte, à ternir ces couleurs trop vives, bref, à mettre en harmonie le reste du monde avec lui-même.

Bon sang, même la mer s’y mettait… Le clapotis lui parvenant depuis l’embarcadère était si paisible qu’il en devenait une musique presque agréable.

Le bateau était là. Son pilote également, qui lui tournait le dos, et qui ne se retourna pas plus, tandis que le Verseau grimpait sur le ponton. L’écho de ses pas résonnait pourtant sans discrétion aucune, tant le bois qu’il arpentait était ancien. Il signalerait sa présence une fois qu’il serait à bord, comme d’habitude. La discrétion forcée des deux marins qui assuraient la liaison entre le Sanctuaire et le continent constituait sans nul doute le point le plus positif des séjours de Camus sur l’île. Encore qu’à présent… Il s’arrêta au milieu de la passerelle, pour allumer une cigarette. Autant la savourer maintenant, plutôt que sous les embruns qui ne manqueraient pas de lui laisser cet habituel arrière goût de sel dès qu’il toucherait terre.

Ce soir-là, il n’avait même pas pris soin de cacher qu’il s’apprêtait à quitter le Domaine Sacré, une fois encore. A quoi bon ? Tout le monde devait être au courant maintenant. Il aurait bien aimé en vouloir à quelqu’un en particulier, mais même ce luxe lui était refusé. Saga ? Pour quoi faire ? Tôt ou tard, cela devait arriver. Rachel ? Thétis ? Angelo ? Qui d’autre encore ? Un dernier visage s’en vint chatouiller la lisière de ses pensées, mais il refusa de s’y attarder.

D’un geste désinvolte, il lança son mégot à la mer avec de se saisir de la rambarde de l’embarcation.

« Non, attends. » Une main empoigna fermement son bras, pour le tirer en arrière.

- Qu’est ce que… Milo ! » Furieux de s’être ainsi laissé surprendre, Camus voulut se dégager, mais les doigts du Scorpion n’avaient visiblement pas l’intention de le laisser s’échapper.

- Lâche-moi. » L’ordre ne parut pas atteindre son destinataire, qui regardait en direction du bateau. Le pilote de ce dernier ayant perçu la secousse de l’embarcation lorsque Camus s’y était agrippé, s’était retourné et observait avec curiosité les deux hommes. Milo lui adressa un signe de tête et de sa main libre, griffonna dans l’air quelques symboles rapides. Un éclair de compréhension passa dans le regard de l’homme qui s’inclina avant de mettre les moteurs en marche.

« Mais, enfin… » Le bateau s’éloigna alors sous le regard sombre, voire franchement mauvais d’un Verseau quelque peu… agacé. Cette fois, il parvint à s’extirper de l’étreinte d’un geste brutal.

« Je peux savoir ce qui te prend ?

- Il faut qu’on parle tous les deux.

- Ici ? Maintenant ? » Milo haussa les épaules sans répondre. Ici ou ailleurs… Qu’est ce ça pouvait bien changer après tout… L’assurance du Scorpion était on ne peut plus feinte. A présent que Camus avait échappé à son emprise, il demeurait les bras ballants, indécis, comme surpris d’avoir réussi à trouver tantôt les ressources nécessaires pour s’opposer à celui qu’il fuyait depuis trop de jours.

C’était à peine s’il osait regarder Camus qui, les bras croisés, l’observait sans un mot. Ce dernier était en colère, visiblement. Néanmoins Milo savait que cette irritation tenait plus d’un projet soudainement contrarié que d’un ressentiment plus profond dirigé contre lui. Enfin… il le savait, certes, mais un soupçon de doute planait à une altitude suffisamment basse pour qu’il ne puisse relever la tête avec toute la confiance requise.

Il savait que cela allait être difficile… mais il n’aurait jamais imaginé que ce le serait à ce point. Aucun des deux ne pouvait fuir cette confrontation. En d’autres temps, et d’autres lieux, peut être qu’ils auraient pu parvenir à une relation neutre, avec l’apaisement des souvenirs et le passage des mois, ou des années. Malheureusement, le confort de ce choix ne s’offrait pas à eux. Rachel le lui avait d’ailleurs bien fait comprendre mais à présent qu’il se retrouvait face à ses responsabilités, Milo considérait cette tâche par trop insurmontable. S’il n’osait pas y rattacher le terme de lâcheté, il n’empêchait que cela y ressemblait fortement.

« Camus, je… » Mais pourquoi le Verseau ne se détournait-il pas lui aussi ? Le Scorpion aurait bien aimé pourtant, celui lui aurait évité de se confronter au regard de glace qui ne le lâchait pas. D’où pouvait-il donc tirer une telle assurance ? Une profonde inspiration lui permit cependant de continuer la phrase sans doute la plus pitoyable qu’il ait jamais prononcée : « … je voulais te présenter mes excuses. Tout ce que je t’ai dit, je ne…

- … le pensais pas ? Oh Milo, je t’en prie… »

Ca partait mal. Achevant la phrase de son vis-à-vis, Camus n’avait pu s’empêcher d’y déverser une cruelle pointe d’ironie. Il ne le croyait pas. Et il avait raison. Milo avait tourné et retourné la question dans sa tête, n’avait rien trouvé de “mieux” comme entame. Lamentable. Vraiment lamentable.

« C’est tout ce que tu as me dire ? Ca aurait pu attendre demain dans ce cas. Bonne soirée.

- Non, arrête ! C’est ridicule, on ne peut pas en rester là !

- Ah bon ? » Le Verseau, qui avait commencé à s’éloigner fit volte-face : « Il me semble pourtant à moi qu’on s’est tout dit.

- Non, tu sais très bien que c’est faux. Camus…

- Oh… Attends, laisse moi réfléchir… mais oui, suis-je bête. Dans la situation actuelle, tu appliques bien sagement les consignes qu’on t’a données une fois de plus, c’est ça ? Il faut que Milo et Camus coopèrent, hein… Sinon la belle mécanique risque de s’enrayer.

- Arrête… » S’étant avancé de quelques pas, Milo tendit le bras vers son alter ego, avant de le laisser retomber. Il continua d’une voix lasse : « Ce n’est pas toi, ça… Tu n’es pas comme ça.

- Qu’est ce que tu en sais ? » Un légère fêlure se profila dans le ton de Camus.

- Tu as raison. Je n’en sais sans doute plus rien. J’aurais pu pourtant, si celui que je considérais comme mon meilleur ami ne m’avait pas rejeté.

- Du chantage maintenant ? De mieux en mieux dis-moi… » Mais cela sonnait faux à présent. Même Milo put s’en rendre compte. Il n’en répondit pas moins :

- Je me fiche de tout ça. Oui, c’est vrai, je n’aurais peut être pas trouver seul le courage de venir te voir, mais je suis là maintenant. Je ne ferai pas machine arrière. »

Le Scorpion était sincère. Camus ne pouvait faire autrement que de le constater, lui qui le connaissait si bien. De toute manière, Milo n’avait jamais eu aucune aptitude particulière au mensonge et c’était bien là qu’une grande part de la douleur sourde couvant chez le Verseau trouvait sa source. Les mots prononcés quelques jours plus tôt étaient véridiques, eux aussi.

Dans les ombres qui s’étiraient de plus en plus, la rigidité de Camus avait quelque chose d’effrayant. Comme figé, il aurait pu rester planté là des heures entières, à l’instar d’une de ces innombrables statues dressées ici et là dans le Domaine Sacré, n’offrant qu’une illusion de vie.

S’il n’avait pas non plus escompté une réceptivité optimale, Milo avait néanmoins espéré que l’homme en face de lui daignerait l’écouter. Au moins. Visiblement, il avait fait preuve d’un excès d’optimisme sur le sujet. Après tout, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même, les mots assassins qu’il avait lâchés n’ayant contribué qu’un peu plus au repli de Camus sur lui-même, si tant était que cela fut possible.

« J’étais en colère. » Dit calmement le Scorpion. « Sans doute trop pour me rendre compte que je te blessais. Tu as le choix de me croire ou pas, mais je te dis la vérité. »

En effet, Camus avait le choix. Ou du moins, il aurait bien aimé le croire… A dire vrai, tout en lui aspirait avec la dernière énergie à accepter cette explication simple, mais un autre Camus, celui qui s’apprêtait encore quelques minutes plus tôt à faire oublier avec une application maniaque toute définition de sa propre dignité murmurait insidieusement dans son esprit qu’il ne méritait certainement pas que qui que ce soit fasse preuve d’honnêteté à son égard.

Aussi tiraillé entre l’espoir et l’abattement, se contenta-t-il d’un hochement de tête signifiant tout et son contraire. Milo choisit néanmoins le parti d’y voir un geste d’encouragement. Il n’avait guère d’autre alternative, de toute manière.

Il reporta son attention vers le large, observant sans vraiment le voir le bateau qui contournait à présent à la pointe est de l’île.

« Tu y allais, n’est ce pas ? »

Il n’osa pas se retourner sur Camus pour saisir la portée de sa question. Le souffle qui se bloqua une fraction de seconde dans son dos, et le frisson glacé qui courut le long de son échine suffirent à persuader le Scorpion que tout ce qu’il aurait pu apercevoir en cet instant aurait été le regard hantant ses jours et ses nuits.

- A quoi bon… cela n’a plus aucune importance à présent, il faut que tu le comprennes. » La voix habituellement agréable de Camus semblait en cet instant brûler la gorge de ce dernier. « Je sais ce que j’ai à faire, et je m’en détournerai pas. Je sais aussi… que ce qu’est devenue ma vie va être exposé, que chacun pourra s’en repaître au travers de mon cosmos. Je… Laisse-moi au moins le droit d’accomplir mon devoir la tête haute. C’est tout ce…

- Arrête, par pitié ! » Faisant brutalement volte-face, Milo se confronta enfin au regard cristallin qui émergeait à peine de l’ombre. « Tu mélanges tout ! C’est à moi que tu parles, pas à un étranger ! Bon sang, Camus… » De nouveau, les images atroces revinrent le frapper en plein cœur, une fois de plus, une fois de trop. A cette occasion, le Verseau ne put rien faire d’autre que de partager l’incompréhension mais aussi la souffrance qui tenaillait celui qu’il avait perdu. Ce dernier, barrières abattues, la laisser couler hors de lui, débarrassée des entraves de la colère.

Troublé, il eut un geste de recul, comme pour en éviter les éclaboussures.

« Est-ce que tu te rends compte de ce que tu nous infliges, à tous les deux ? » La question avait été posée sur un ton doux, presque hésitant, mais profondément amer. « As-tu pensé un seul instant que peut-être, j’aurais moi aussi voulu te protéger ?

- Milo… » Stupéfait, Camus le dévisageait. La cristallisation de ses sentiments pour son vis-à-vis l’avait-il donc aveuglé à ce point là ? Milo, son ami Milo, l’insouciant et joyeux Scorpion de ses souvenirs, de ceux qu’il avait entretenus au fil des années jusqu’à les considérer comme reflets du présent, n’avait plus rien à voir avec l’homme blessé qui lui faisait face.

- Et oui, moi aussi, j’ai changé. » Conclut sourdement le grec, qui avait perçu la confusion émanant du Verseau. « Et si je refuse de concevoir ce que tu es devenu, ça n’a rien d’un caprice. Je sais encore reconnaître ce qui a de l’importance pour moi. »

Ainsi, c’était donc cela… L’écho de ses propres paroles résonnait dans son esprit, tandis que la voix de Rachel s’y superposait, lointaine. « Demande-toi pourquoi tu es en colère… » L’amitié… Un seul mot finalement existait, pour une multitude de définitions. Ils étaient tous ses amis, oui, mais parmi eux, un seul se trouvait dont Milo pouvait se targuer d’être vraiment proche. Un seul qu’il connaissait non seulement par une adolescence commune, mais aussi par ce qu’il était. Par son esprit, son cosmos, tout ce qui constituait l’essence profonde de Camus. Le Scorpion avait oublié au fil du temps que les bases du lien qui les unissait n’avaient rien de commun avec la simple camaraderie, sans doute parce que cela coulait de source et qu’il n’y prêtait plus attention. Capable de lire dans l’autre comme dans un livre ouvert, de percevoir une pensée sans avoir à la traduire dans son propre langage, de deviner une humeur à partir d’un simple geste ou d’un simple regard… Milo avait eu tout cela à portée de main, mais trop nonchalant, trop distrait, il ne s’en était pas rendu compte. Ou peut-être ne l’avait-il pas souhaité. Oui, sans doute la vérité était-elle là… Il avait vu les absences de Camus, il en avait même perdu le compte, mais chaque fois, il s’était refusé à tenter de savoir, à comprendre. Son inquiétude, il l’avait soigneusement refoulée, se persuadant qu’il possédait encore toute latitude pour juger de l’occurrence d’un problème ou pas, touchant celui qui était son ami.

Confronté au pire, il n’avait pu que se réfugier dans la colère. Contre lui-même. Il avait laissé faire en quasi-connaissance de cause, dédaignant la main inconsciemment tendue vers lui, quémandant son secours.

Au travers de l’ouverture qu’il maintenait à présent avec Camus, dont le cosmos recroquevillé sur lui-même commençait à se détendre, timidement, avec parcimonie, Milo ne pouvait se défendre d’une profonde douleur physique, répercutée par le Verseau lui-même.

Il ressentait ce qu’il subissait, ce qui touchait l’un, touchait maintenant l’autre. Cette souffrance était au-delà du concevable et le Scorpion aurait donné n’importe quoi pour qu’elle soit arrachée d’eux.

Leurs deux auras mêlées dans le surmonde, unies étroitement, les avaient subitement isolés de ce qui les entourait.

« Milo, c’est trop tard… Je ne crois pas que je serai capable un jour d’effacer tout cela, ni d’oublier. Ni même de revenir en arrière.

- Ni toi, ni moi, ne pourrons y parvenir, mais je peux t’aider.

- Les Dieux savent à quel point je souhaiterais qu’il en soit ainsi mais tu ne peux rien faire pour moi.

- Pourquoi ?

- Parce qu’il s’agit de toi. »

Il s’éloignait de nouveau. « Non, Camus non ! » Milo ne voulait pas y croire. Il était le seul à posséder le pouvoir de l’appuyer, de lui prêter assistance et le Verseau refusait de le comprendre. De l’admettre.

« Attends encore un peu… Tu sais, je crois que… Si… Si tu ne m’avais pas aimé, alors je t’en aurais voulu à mort.

- Tu n’es pas coupable Milo. Il m’arrive d’être encore assez lucide pour ne pas avoir l’arrogance de rejeter la faute sur qui que ce soit d’autre que moi-même. Tu ne me dois rien…

- C’est vrai. Et si je te propose mon aide, c’est pour toi, pour nous. Tu as voulu nous protéger, laisse-moi le faire avec toi.

- Les choses ne sont pas aussi simples que tu le penses… Ce… Ca. » Il sembla au Scorpion que le bras de Camus se déployait dans les étendues grises, rejetées dans l’ombre par la flamboyance de leurs deux cosmos, comme pour englober l’énergie immatérielle qui les entourait. « C’est trop difficile pour moi. Te savoir si près, te percevoir, te sentir, c’est plus que je n’en peux supporter. » Le Verseau n’aurait jamais imaginé qu’un jour, il exprimerait cette angoisse face à celui qui justement en était la cause. Mais peut être n’avait il pas cru non plus qu’il pouvait exister une autre voie que celle avec laquelle il s’était aveuglé pendant tant d’années… Les mots s’égrenaient hors de son esprit, avec une facilité déconcertante : « J’ai peur de me perdre, Milo, si je suis trop proche de toi.

- C’est pour cela que tu fuis ? Par tous les Dieux Camus, regarde où ta fuite t’a mené… Tu t’es déjà perdu. »

C’était vrai. Lui, qui avait toujours mis un point d’honneur à maîtriser ses émotions, chancela soudain, tout comme il l’avait fait bien malgré lui devant Thétis quelques jours plus tôt. De nouveau son esprit s’obscurcit, se réfugiant dans les ombres mouvantes devenues ses compagnes de chaque instant, se raccrochant à cette idée obsédante : il n’avait pas le droit. Il n’en était pas digne. Il ne méritait aucune place d’honneur. La seule chose qu’il devait exiger de lui-même, c’était accepter de subir. Ca, il savait faire.

« Non, Camus… Tu te trompes. » Une secousse délicate mais pourtant ferme le retint de justesse, avant que ses propres barrières ne se referment sur lui. « Tu n’as aucun droit de t’imposer un quelconque châtiment. C’est toi seul qui l’as décidé, c’est toi seul qui as choisi ce chemin, mais il ne te mènera nulle part.

- Je n’ai pas d’autre solution ! » L’angoisse vrilla l’or pâle du cosmos glacé qui se délita tout à coup en longues flammèches affolées.

- Bien sûr que si mais tu as refusé de les voir. »

Dans la nuit à présent complètement tombée, les deux hommes se tenaient toujours face à face au bord de l’eau paisible. Si la résonance de leurs deux cosmos leur permettait de lire au plus profond d’eux mêmes, les yeux, eux, voyaient la tension physique qui les habitait, témoignant de leurs doutes respectifs, de leurs hésitations à croire l’autre. Milo finit par murmurer d’une voix dont la fermeté voulue n’était qu’apparente :

« Jamais je ne te l’aurais enlevée. Jamais. Elle est toujours là, notre amitié. C’est sur elle que tu dois t’appuyer.

- Milo, je…

- Elle est la seule chose que je peux t’offrir, » Le Scorpion luttait avec l’inexorable étreinte qui étouffait sa gorge, « mais elle est ce que j’ai de plus précieux. Ne la rejette pas. »

Camus baissa les yeux sur la main qui s’était tendue vers lui. Elle tremblait. Alors, après une hésitation, il la serra. Il vit la lumière revenir habiter le bleu intense du regard posé sur lui, et un sourire errer sur le visage qu’il connaissait par cœur. Il lui sembla alors qu’il devait être en train de sourire, lui aussi. Tristement.

 

Paris, France…

« On ne m’a pas laissé le choix… Et j’aurais dû l’accepter ?! »

Angelo se demanda si le regard meurtrier que lui lança Marine était en rapport avec l’exclamation blessée qu’elle venait de laisser échapper, ou avec l’énième cigarette qu’il venait d’allumer. Un peu des deux sans doute.

La jeune femme finit d’ailleurs par quitter le fauteuil avec lequel elle semblait ne faire plus qu’un depuis le début, pour aller ouvrir ostensiblement la fenêtre. Elle y demeura un instant, tournant le dos à son hôte indésirable. C’était risqué. Mais curieusement, quelque chose lui disait qu’elle n’était pas menacée. Pas dans l’immédiat du moins.

Le Cancer observait la mince silhouette en silence. Il suffisait d’un rien pour qu’il parvienne à y voir la gamine qu’elle lui avait décrite tantôt, avec une mauvaise grâce étouffée peu à peu sous le poids des souvenirs. C’était vrai, elle n’avait rien demandé. Elle n’y avait même pas été obligée.

La nuit était tombée depuis un moment déjà, et un air passablement frais pénétrait par les vitres grandes ouvertes. Ni l’un, ni l’autre n’avait vu le temps passer. Enfin, Angelo certainement moins que Marine, dans tous les cas.

« Tout ce que je voulais, moi, c’était être libre, et ne plus dépendre de personne… » Murmura-t-elle, d’une voix brisée.

Marine Mitsotakis ne faisait pas partie des sempiternels lots de pauvres orphelins que constituait le Sanctuaire aux quatre coins de la planète en vue non seulement d’alimenter sa force de frappe mais aussi et surtout d’assurer son fonctionnement quotidien. A vrai dire, rien à voir, ou presque. Certes, elle avait perdu ses parents très jeune, mais la sœur de sa mère l’avait recueillie et l’avait élevée comme sa propre fille, aux côtés de ses autres enfants. Marine avait eu une enfance heureuse, choyée. Rien ne la prédestinait à se retrouver un jour au Sanctuaire, rien, si ce n’était le coup du sort. La mort d’un chef de famille, de trop nombreux sœurs et frères adoptifs, une mère de remplacement dépassée par les événements, la sensation soudaine et brutale de se sentir de trop, de ne pas occuper une place méritée, de faire plus de mal qu’autre chose… C’eut été quelqu’un d’autre, le Cancer se serait gaussé dans les grandes largeurs d’un cliché aussi énorme. Mais la fierté farouche qu’il avait lue dans le regard noisette soudain assombri, mâtinée d’un vieux relent de souffrance ne lui avait pas donné envie de rire. Pas du tout. Peut être parce qu’à cet instant-là, la jeune femme lui avait renvoyé un reflet qu’il ne connaissait que trop bien.

Il l’avait laissée continuer. Il voulait savoir. Le Sanctuaire, beaucoup de grecs en avaient entendu parler. Certains y croyaient, d’autres n’y voyaient qu’une énième légende à mettre sur le compte d’une mythologie locale déjà fort bien achalandée. Mais le fait même que son existence soit ainsi perpétuée au travers d’histoires de grands-mères constituait une preuve irréfutable de sa réalité. Du moins en avait pensé ainsi une gamine de 10 ans, désespérée au point de se tourner vers des fables. Pendant des semaines et des semaines, elle avait harcelé son entourage à ce propos, désireuse de démêler le vrai du faux, interrogeant inlassablement ce qui restait de sa famille, ses amis à l’école, les gens du village où elle demeurait jusqu’à ce qu’enfin, elle ne tombe sur un vieillard complaisant que tous considérait comme sénile, mais qui avait l’immense avantage aux yeux de la gamine d’avoir eu un fils ayant appartenu au Sanctuaire. Beaucoup se moquaient de son histoire qu’il ne cessait de rabâcher et ce fut avec une satisfaction non feinte qu’il put une fois de plus replonger dans sa mémoire face à une Marine sérieuse et concentrée.

Le Sanctuaire, c’était bien ça. Elle pouvait se mettre à son service. Elle pouvait y travailler, gagner un peu d’argent. Elle pouvait soulager ceux qui l’avaient recueillie. Elle pouvait leur rendre une petite partie de ce qu’ils lui avaient offert. Son âge était suffisant pour y être acceptée et surtout, son propre parcours témoignait d’un dernier avantage considérable qui faisait d’elle la candidate parfaite. Elle était orpheline.

Elle ne s’enfuit pas. Au contraire, elle exposa son projet aux siens, dignement. Sa mère d’adoption se récria, pour la forme sans doute, même si les larmes qu’elle laissa échapper en abandonnant Marine derrière elle aux bons soins de l’orphelinat tout proche laissèrent leur empreinte dans le cœur de l’enfant. Elle n’attendit pas longtemps, quelques semaines tout au plus, avant de s’engager sur un chemin qui allait s’avérer quelque peu différent de celui qu’elle avait imaginé.

« Si seulement il n’y avait pas eu Shion… » Elle avait conscience qu’en cet instant, tout s’était joué.

Un autre jour, une autre heure peut être, et elle serait sans doute demeurée une servante anonyme perdue au milieu de ses consoeurs. Mais la sensation des doigts sévèrement plantés de chaque côté de son menton, et de ce regard parme si étrange plongé dans le sien propre à la recherche de les dieux seuls savaient quoi, elle ne parvenait pas à l’oublier, malgré les années. L’ancien Pope avait examiné chaque gamin, les analysant, les scrutant comme des bêtes curieuses, jusqu’à sortir du rang la petite Marine qui n’avait rien demandé à personne.

Angelo l’avait vu serrer le poing de rage, comme cherchant à écraser une partie d’elle-même. « Le cosmos… » Avait-elle laissé échapper tantôt. Elle avait visiblement lutté contre sa nature profonde depuis sa disparition. Malgré l’habitude puissamment ancrée en lui, le Cancer percevait à peine une pâle vibration émanant de la jeune femme qui se découpait sur la nuit. Elle l’avait étouffé, brimé, ce cosmos maudit qui lui avait valu d’être enrôlée contre sa volonté dans les camps d’entraînement. Elle avait fait des pieds et des mains pour persuader ses maîtres qu’elle n’était qu’une erreur, que le Pope s’était très certainement trompé en la choisissant, elle. Sans résultat. Ce ne fut que bien plus tard qu’elle comprit que ceux qui l’avaient prise en charge avaient également ressenti la puissance brute au fond de son corps n’attendant que d’être enfin exprimée.

Lorsqu’elle avait évoqué devant l’italien ses premiers jours de formation, Il aurait presque pu continuer son histoire à sa place. Ou complètement. Il en devinait les mots avant même qu’elle ne les prononce. La sévérité, la violence physique, la détestable impression d’avoir basculé dans un cauchemar éveillé où toute velléité de rébellion apparaissait comme une douce illusion s’éloignant sans cesse un peu plus chaque jour. N’être plus qu’un objet, une machine vouée à être manipulée, décortiquée, modifiée, sans plus aucune volonté que celle qu’on voulait bien leur octroyer, de façon exceptionnelle. Voilà l’écho que les mots de l’ancien chevalier de l’Aigle avaient éveillé dans la mémoire d’Angelo, pas aussi hermétique qu’il l’aurait souhaité.

 

Rien cependant dans son visage ne laissait entrevoir l’épuisant combat qu’il menait avec ses propres souvenirs. En se retournant, Marine ne vit qu’un homme au regard sombre, et au visage dur. Elle eut la fugitive impression que sa mâchoire s’ornait d’un angle supplémentaire mais elle ne l’aurait pas juré. Il était toujours là. Et ne semblait pas disposé à partir, pas avant en tout cas qu’elle en termine. Elle n’avait pourtant fait que le plus facile.

Une bouffée d’épuisement s’abattit sur elle, subitement. Elle n’aurait pas imaginé que ce fut aussi pénible de revenir sur ce qu’elle s’était efforcée d’oublier de toutes ses forces. Le maudissant intérieurement, elle s’éloigna de la fenêtre pour le contourner avant de disparaître dans la minuscule cuisine à l’arrière du salon. Il fallait qu’elle se réveille. Qu’elle parvienne à faire la part des choses, à se raccrocher à un présent, certes des plus incommodes, mais qui avait au moins le mérite d’être tangible.

Une tasse de café se matérialisa comme par magie sous le nez de l’italien qui n’eut pas d’autre choix que de s’en saisir précipitamment sous peine de la voir dégringoler sur ses genoux, avec les conséquences inconfortables qui allaient en découler.

« J’imagine que si je ne te l’avais pas amené, tu te serais servi toi-même non ? Tu n’en es plus à ça près… » Fit-elle, sarcastique, sous le coup d’œil vaguement interrogateur du Cancer. En cela, elle n’avait guère changé. Elle avait déjà un caractère de cochon, ainsi qu’il avait pu le constater les rares fois où il avait été amené à la côtoyer… avant. Mais ce qu’il ne considérait alors que comme une preuve d’arrogance mal placée quand on traîne avec des chevaliers d’or d’un niveau largement supérieur à celui d’un vulgaire argent, trouvait son explication là aussi dans le passé qu’elle lui avait exposé.

Il n’avait fallu que quelques mois à la gamine pour se rendre compte que sa situation plutôt mal engagée pouvait receler des avantages non négligeables. A condition qu’elle y mette du sien. Cloîtrée dans son camp d’entraînement, elle s’était persuadée au départ qu’elle y resterait enfermée pour le restant de ses jours… Or, ses maîtres, eux, allaient et venaient comme bon leur semblait, tant au sein du Sanctuaire, qu’à l’extérieur. Par ailleurs, ils semblaient disposer d’un certain prestige leur conférant des privilèges intéressants. Et enfin… en dehors de leur tâche de bourreau, ils lui apparaissaient comme étant des êtres humains normaux. Peu à peu, les lettres qu’elle expédiait alors à sa famille se transformèrent. Les mensonges s’espacèrent, elles continrent bientôt de plus en plus de bribes de vérité. Elle se disait que si un jour elle voulait revenir auprès d’eux, elle n’avait d’autre choix que d’accepter pour l’heure la tâche à laquelle on avait décidé de l’assigner.

Intégrant peu à peu le système et la hiérarchie du Sanctuaire, elle comprenait que plus elle en serait un membre puissant, plus elle aurait la chance de s’en éloigner. Mais à cet âge là, tout le paradoxe de ce raisonnement ne pouvait pas encore lui apparaître en toute clarté.

Elle s’était montrée redoutablement douée. Quand ses camarades d’entraînement s’escrimaient à atteindre la vitesse du son, elle, de son côté, les distançait de plusieurs longueurs, avec une facilité affligeante. Très vite, le projet initial de la faire concourir pour une charge de chevalier de bronze avait été laissé de côté par ses maîtres. Elle méritait l’argent, au moins. Elle n’avait su que bien plus tard que certains s’étaient posés la question de savoir si elle était susceptible de détenir au fond d’elle-même le septième sens. Personne n’y avait jamais répondu. Et à vrai dire, elle avait préféré s’en tenir là.

La titularisation était arrivée, enfin, et avec elle, ce qu’elle espérait. Un peu de liberté. Voire même beaucoup puisqu’elle avait très vite pu sortir du Sanctuaire, et revoir sa famille qu’elle avait quittée quatre longues années plus tôt. Tout était bien dans le meilleur des mondes. Son départ y avait-il concouru ou pas, toujours était-il que ceux qu’elle avait laissés derrière elle s’en étaient bien sortis. Ses nombreux cousins et cousines avaient embrayé leurs vies respectives, sa mère adoptive quant à elle, se portait bien mieux que dans son souvenir… Aucun ne l’avait oubliée. Toute la chaleur de son enfance, elle l’avait retrouvée, enfin, après ces années de souffrances et de sacrifices.

« J’étais consciente de ma chance, » Avait-elle murmuré, « surtout par rapport à mes camarades, qui n’avaient plus personne pour les accueillir. Le Sanctuaire nous avait sauvés, ma famille et moi, voilà tout ce que je retenais à cette époque-là… »

Tout aurait pu rester en l’état. Partager sa vie entre sa charge de chevalier, à laquelle elle avait fini par s’attacher, par la force des choses d’abord, par conviction profonde ensuite, et ceux qui lui étaient chers et qui l’aimaient, elle le savait, constituait alors le seul horizon de sa vie. Elle s’en serait contentée. Une fois. Mille fois.

Elle s’était tue. Une première fois. Depuis le début son récit, il s’agissait là d’un silence soudain, incongru. Angelo l’avait néanmoins respecté, au grand étonnement de la jeune femme lorsqu’une fois revenue de ses souvenirs, elle avait repris conscience de la véritable situation dans laquelle elle se trouvait. Il ne l’obligeait pas à continuer, peut être parce qu’il savait qu’elle n’avait de toute manière pas d’autre choix… sauf que la tension qui régnait entre eux s’était subtilement modifiée. Un écho faible avait commencé à se manifester au cœur de son propre cosmos pourtant bridé depuis des années. Surprise, stupéfaite même, elle avait cru à une hallucination générée par son esprit mis à rude épreuve, mais il n’en était rien. Non. Ce qu’elle percevait ne lui appartenait pas, mais dans le même temps… une compréhension soudaine, nette et limpide, de cet écho se faisait jour en elle. Des pensées qui n’étaient pas siennes, et pourtant, elles trouvaient tout naturellement une place au sein de sa propre identité.

Troublée, hésitante, elle avait tergiversé quelques minutes. Les mots, eux, n’avaient cependant pas attendu plus longtemps.

La suite de l’histoire, Angelo la connaissait, peu ou prou. Devenu chevalier d’or trois années avant le Lion, il avait eu tout loisir d’observer les plus jeunes de ses nouveaux compagnons au fur et à mesure de leur intronisation. Préciser qu’il n’avait aussi que ça à faire était superflu, du moins en ce temps là. Ah les grecs… l’arrogance personnifiée pour le Cancer à qui il était pourtant difficile d’en compter sur ce chapitre. Mais il fallait dire que ceux-là avaient le sang pour eux. Tout apparaissait comme plus facile pour ces gens là, comme leur étant dû du fait de leur statut héréditaire au sein du Domaine Sacré. C’en était exaspérant. Ils existaient par eux-mêmes tandis que les chevaliers d’or venus de l’extérieur avaient l’impression de devoir sans cesse faire leurs preuves. Du moins, Angelo en avait eu l’impression, lui. Ceci expliquait peut être cela, mais se poser ce genre de question était pour l’heure totalement hors de propos.

Ils étaient chez eux. En sus de leurs obligations, ils semblaient vivre comme ils avaient grandi, ensemble, connaissant tout et tous sur cette île devenue le foyer de l’italien bien malgré lui. Un Aiors adolescent n’avait pas tardé à rencontrer une Marine pas forcément plus mûre que lui. Ce qui avait pu se passer entre ces deux là, pour qu’ils tombent aussitôt amoureux l’un de l’autre, nul ne l’avait jamais vraiment su, à l’exception des intéressés. Mais même en ce jour, la Marine adulte ne s’était pas attardée sur le sujet plus que nécessaire.

« Un de ces premiers amours où l’on se jure tout et n’importe quoi… » S’était-elle contentée de dire, avec un haussement d’épaule.

Angelo avait tiqué. A vrai dire, cette morne explication n’était que le reflet de ce qu’elle avait laissé échapper lors de leur rencontre fortuite, avec plus de vigueur certes. Mais s’il avait pu penser avoir mal interprété les mots qu’elle avait eus, il venait de s’en trouver détrompé une bonne fois pour toutes. Comment pouvait-elle parler avec autant de détachement de celui qui l’avait aimée passionnément ? A moins qu’elle ne soit parvenue à doter son cœur d’une cuirasse telle qu’Angelo lui aurait volontiers demandé quelle recette miracle elle avait bien pu employer pour arriver à ce résultat…

Il n’avait cependant pas fait montre de son malaise et conservant son détachement habituel, il l’avait invitée à poursuivre, ce qu’elle avait fait, d’une voix de plus en plus lointaine lui avait-il semblé…

Comme tout était devenu simple… La reconnaissance qui lui était alors due de par son statut de chevalier d’argent s’était teintée d’une forme nouvelle de respect. Elle était l’une des rares, si ce n’était la seule même de sa caste, à entretenir des liens avec la garde dorée, crainte tout autant qu’admirée. Des avantages supplémentaires, une surveillance relâchée… Tout s’était fait le plus naturellement du monde. Elle vivait un rêve éveillé. Un garçon gentil, une bande d’amis d’enfance soudée, le monde à portée de main, à portée de ses espoirs, un futur d’autant plus lumineux qu’il ne semblait pas pouvoir être différent d’un présent aussi parfait… jusqu’à ce que ce que tout se fracasse.

La joie devenue tristesse. Les rires devenus sanglots. L’amitié devenue haine. Lorsqu’une froide journée de février un Pope fut assassiné par un homme à peine sorti de l’adolescence. Lorsque la nuit s’abattit sur un Domaine Sacré dont l’éclat chaleureux commençait à se ternir à toute allure.

La prise de pouvoir de Saga avait plongé des hommes et des femmes dans la peur, dans la crainte de lendemains hasardeux et empreints de dangers. Elle avait aussi éveillé des désirs fous de vengeance chez un Lion dont les compagnons peinaient à freiner une fureur continuelle qui n’était plus que le contenant explosif d’une douleur profonde, aussi profonde que les plaies qui avaient à jamais défiguré son frère aîné. Une époque difficile. Marine avait été logée à la même enseigne que tout le monde. Consignée au Sanctuaire. Toute tentative de fuite se soldait dans tous les cas par la disparition pure et simple de l’inconscient de service. Son bel avenir avait alors commencé à prendre une teinte grisâtre, plutôt tenace.

Les mois avaient passé. Affreusement longs. Puis les années. Bon gré, mal gré, chacun s’était fait à cette nouvelle vie, si différente, au sein d’un Sanctuaire en totale mutation. Quant à elle… Elle était demeurée auprès d’Aiors. Non pas par pitié, ni par dépit. Elle l’aimait, avait-elle reconnu en cet instant du bout des lèvres. Et elle percevait alors à quel point ils se soutenaient mutuellement en vue de tâcher de construire malgré tout une vie sur les décombres encore fumants de la trahison. Et puis…

« C’était un accident. Un stupide accident. »

Angelo avait-il lui aussi été un accident ? Il avait frémi en entendant ce mot, en lisant l’esprit de Marine soudain ouvert et inattentif sous le poids de ses souvenirs. Il n’avait jamais eu de réponse à cette question, mais il s’agissait de l’hypothèse qu’il avait décidé de retenir. Oh, elle pouvait être fausse bien entendu. Mais une aberration ne pouvait être laissée libre dans la nature sans tenter de lui trouver une origine plausible. Angelo n’avait jamais réussi à se résoudre à l’idée que le geste de sa propre mère était inexplicable. Il y avait des choses qu’il voulait bien admettre, mais celle-là non. Alors, il s’en était tenu quitte pour l’accident. Et voilà que Marine lui servait un tel argument ?! Marrant comment les excuses qu’on s’invente pour tranquilliser sa petite personne peuvent paraître presque immorales dans la bouche des autres…

Ils étaient trop jeunes. Rien de tout cela n’avait été prévu, ni même envisagé. Elle n’avait pas paniqué tout de suite. Il convenait de réfléchir un minimum à la situation et juger des mesures à prendre… mais quand on croise un chevalier d’or à chaque détour de dorienne, il n’est guère envisageable de cacher la moindre petite altération cosmique, fut-elle assimilable à un battement d’aile de moucheron. Elle n’avait pas pu mentir. Et elle aurait même eu grandement tort d’essayer. Aiors avait été fou de joie. Forcément. La première éclaircie qu’il entrevoyait depuis trois ans, il n’allait pas se priver d’en profiter, voire même d’y déceler une espèce de revanche sur un sort qui lui apparaissait contraire depuis un peu trop longtemps. Qu’aurait-elle pu faire ? Rien à vrai dire, d’autant plus que les réelles implications de sa nouvelle situation tardèrent à se manifester. Face à elle, il y avait un homme qu’elle aimait sans doute trop pour pousser la cruauté jusqu’à effacer le premier sourire véritablement heureux qu’elle lui voyait depuis des années. Elle s’aveugla au tout début volontairement sous ce voile de bonheur qui l’environna soudain, lorsque la nouvelle se répandit. Quand elle se rendit compte, il était trop tard.

La nouvelle génération. Un héritier pour la famille Xérakis décimée dans un incendie dont seuls les deux frères avaient réchappé. Le nom serait perpétué. Ah mais il serait bon que ce soit un garçon. Un fille, c’était bien aussi, mais un garçon… peut être même serait-il doué su septième sens ! Quel honneur ce serait, tu te rends compte Marine ? Ton avenir est assuré.

Etre la mère de l’enfant d’un chevalier d’or. Appartenir à l’une des plus anciennes familles du Sanctuaire… Tu seras respectée comme jamais. Et puis… Oh mais il faut que tu te reposes ! Plus question d’entraîner les plus jeunes, trop dangereux. Aiors, tu devrais lui dire d’être plus prudente. Ce sera un enfant vigoureux. Il devra être élevé ici, au Sanctuaire. Il recevra la meilleure éducation. Mais oui, c’est ce qu’il y aura de mieux.

Piégée. Emprisonnée. Une fumée nauséabonde avait remplacé les illusions qu’elle avait entretenues depuis près de dix années. Elle pensait gagner sa liberté… elle n’avait récolté que l’aliénation. Elle s’effaçait, peu à peu. Sa propre individualité avait disparu progressivement, au fil des semaines, des mois, se réduisant à n’être rien de plus qu’un instrument utile. Ce qu’elle n’avait finalement jamais cessé d’être.

Personne ne se rendit compte que la lumière en elle diminuait au fur et à mesure que l’enfant qu’elle portait occupait la place dans son corps, et dans le cœur des autres. Pas même Aiors. Elle aurait pu laisser les choses se dérouler ainsi. Accepter ce sort qu’elle n’avait jamais sans doute jamais imaginé, d’autant plus qu’elle ne pouvait incriminer personne d’autre qu’elle-même. Mais…

Le café était devenu froid mais Angelo n’en termina pas moins les dernières gouttes qui ornaient le fond de sa tasse. Machinalement, il se resservit avec la cafetière américaine que Marine avait posée sur la table basse entre eux. Elle s’était rassise, cette fois bien au fond du fauteuil, les reflets cuivrés de ses boucles chatoyant sous la faible lueur d’une lampe, posée là. Son regard disparaissait pour partie dans l’ombre. Sa main, elle, émergeait, légèrement frissonnante. Elle continua d’une voix sourde :

« C’est vrai, j’avais le choix. Mais je n’étais pas passée par tout ça pour rien. Je refusais de le croire. De l’accepter. Oh je sais ce que tu dois penser… Pas très reconnaissante envers ceux qui l’ont sortie de sa misère hein… » Un rire qui tenait plus du ricanement désabusé lui échappa, mais alors qu’elle s’attendait à se faire rabrouer, elle ne reçut que le silence en réponse.

Renfoncé dans l’obscurité, le Cancer n’était plus qu’une silhouette assise à moins d’un mètre d’elle. Marine aurait presque pu croire que toute vie l’avait quitté tant il était immobile. Pourtant… une aura étrange l’environnait, les environnait tous les deux. Etrange car jamais elle ne l’aurait associée avec l’assassin du Sanctuaire. Sans aller jusqu’à la qualifier de douce, elle la percevait attentive, presque respectueuse. A l’écoute.

Elle se mordit la lèvre inférieure. Elle ne pouvait plus guère reculer à présent. La colère qui l’avait saisie tantôt n’avait pas tout à fait disparu. Mais elle s’assourdit pour laisser la jeune femme parler :

« J’étais enceinte de cinq mois quand je l’ai appelée. C’était elle dont j’étais restée la plus proche, elle n’avait que quelques années de plus que moi et nous étions un peu comme des sœurs. Au début, je me rappelle qu’elle a refusé. Elle m’a dit que je n’avais pas le droit de faire ça. Pas le droit… de priver un enfant de sa mère. Je l’ai suppliée. De toute façon, je n’avais qu’elle… J’ai fini par la convaincre. Après tout, je lui offrais un père de rêve, à cet enfant, un père qui de toute manière vaudrait cent fois plus que moi. Il fallait que tout soit parfait. Je n’avais pas le droit à l’erreur, je jouais ma vie, même si je n’en avais pas réellement conscience. A ce moment-là, ma vie, je la considérais déjà comme terminée … Alors passer pour morte ne me faisait ni chaud, ni froid. Elle était infirmière à l’hôpital d’Athènes. Elle s’est débrouillée pour passer dans le service où il était prévu que j’accouche. Je crois qu’elle avait encore plus peur que moi, quand j’y repense… Pour ma part, j’étais impatiente d’en terminer, de disparaître. Je ne voulais pas penser aux conséquences. Je me persuadais, chaque jour, que ce que j’allais faire était juste, pour l’enfant, pour Aiors. Qu’ils seraient heureux, même sans moi. Qu’ils n’auraient pas besoin de moi. Que tout se passerait bien… J’en étais sûre. Je… »

Après douze ans, elle aurait dû être blindée, non ? Le sanglot qui se planta cruellement en travers de sa gorge la convainquit soudain du contraire. Ravalant péniblement sa salive, elle joignit ses mains entre ses cuisses, comme si ce simple geste avait le pouvoir de lui accorder un peu de la chaleur fuyant de toute part. Mais la seule à laquelle elle put se raccrocher fut celle se diffusant imperceptiblement depuis le fauteuil d’à-côté.

« Rien ne s’est bien passé. On a dû m’évacuer d’urgence sur Athènes, deux mois avant le terme prévu. Je n’ai pas… je n’ai pas eu le temps de tout préparer. Ils ont provoqué l’accouchement, ils ont dit qu’il n’y avait pas d’autre choix. Délia… Elle était là, elle était dans la salle. Ce jour là, elle et moi, on a oublié tout ce qu’on s’était promis. Tout ce qui importait, c’était qu’on nous sauve… j’étais dans un état second, j’avais trop mal pour retenir ce qui se passait.

Et puis… Je crois que c’était une fille. C’est tout ce que j’ai eu le temps de voir, avant qu’ils… l’emmènent. Tout a basculé. Les gens se sont affolés alors que moi, j’étais bien. Je ne pouvais pas vivre. Ce n’était pas possible. Pas comme ça. Pas après ça. Alors, la seule solution qu’il me restait, c’était partir pour de bon. Parce que ce que je souhaitais avait fait pire que de se réaliser. C’était plus facile.

Il paraît que l’instinct de survie est plus fort que tout. C’est ce qu’on n’a pas arrêté de me rabâcher pendant mon entraînement… Je me souviens de Délia. Je l’ai regardée. Je ne sais pas ce qu’elle a lu en moi à ce moment-là, je ne me rappelle plus si je voulais vivre ou mourir. Elle a dû y voir la première option… »

Marine se mentait à elle-même, elle le savait. Et Angelo aussi. Si elle ressentait toujours un peu plus le cosmos qui se resserrait autour d’elle, elle n’en fit pas montre. Elle ne luttait pas contre lui. Au plus profond de son accablement demeuraient quelques étincelles argentées, vibrant courageusement. Sans doute étaient-ce les mêmes par le passé qui étaient parvenues à tirer la jeune femme vers la vie, plutôt que vers le néant, l’obligeant à prendre cette décision, celle qu’elle avait pourtant choisie en toute connaissance de cause avant que la tragédie n’arrive. Un seul instant elle avait pensé à Aiors. Uniquement à lui, à l’homme qu’il était, oubliant volontairement sa charge, ses obligations, ce carcan dans lequel il était lui aussi incarcéré sans s’en rendre compte. Elle, elle avait le pouvoir de le libérer. Au moins d’un amour qui ne lui aurait finalement apporté que du mal. Après la douleur venait l’oubli avait-elle cru…

Elle vacilla, comme prise dans un tourbillon, quand tout à coup, la voix rauque et éraillée d’Angelo résonna dans son esprit :

« Tu étais morte… Aiors a vu ton corps, Aioros aussi…

- Que… Que fais tu ? » Paniquée, elle tenta de fermer son esprit à cette intrusion brutale, et le Cancer réduisit sensiblement la pression qu’il exerçait.

- Réponds-moi… » Ce n’était pas vraiment un ordre. Non. De la curiosité, teintée d’une certaine tristesse inéluctable.

- Je… » Elle hésita, pas vraiment sûre de la conduite à adopter devant cette étrange conversation. « J’avais perdu beaucoup de sang. Quand je me suis évanouie, Délia m’a injecté un analgésique mais dosé de telle manière à ce que je me paralyse le plus rapidement possible. Ensuite… elle a arrêté mon cœur. Avec du chlorure de potassium.

- C’est impossible. C’est ce qui est utilisé pour…

- Je sais. Je suis d’ailleurs sans doute morte, un peu… Il ne s’en est pas rendu compte. »

Ce fichu septième sens, elle l’avait. Ou du moins, elle l’avait suffisamment effleuré pour maintenir solidement son propre cosmos à l’abri de barrières auxquelles elle n’aurait jamais osé prétendre de part son rang. Malgré la situation, elle avait trouvé les ressources suffisantes pour se retrancher derrière ces murailles escomptant, comme elle l’avait prévu au départ, que la douleur d’Aiors serait trop aiguë pour ne pas altérer sa lucidité. Elle avait réussi son coup au-delà de toutes ses espérances. Il n’y avait vu que feu.

« Je me suis réveillée à la morgue de l’hôpital. Ca aussi, c’était prévu. Délia m’a ramenée avec de l’insuline… et avec quelques coups. Je me suis rendue compte qu’elle n’y croyait plus. Ce n’était pas moi que je voyais dans ses yeux… c’était un fantôme. J’ai eu peur… terriblement peur. » Elle se tourna vers Angelo. Sorti de son immobilité, il s’était légèrement penché en avant, son visage tanné par le soleil se découpant dans la lumière. Il la regardait.

« Je n’existais plus. » Murmura-t-elle, sans le quitter des yeux. « Je n’étais plus rien, tu comprends ? » Il hocha la tête, avant de lui répondre dans un souffle :

- Mais tu étais libre. » Elle acquiesça, sans un mot.

« Qui est enterré à ta place ?

- Je ne sais pas. Un anonyme. J’étais déjà partie quand Délia s’en est occupée.

- Et après ?

- Après ? » Elle eut un geste du bras, englobant ce qui les entourait. « Quelques économies, l’aide de Délia, un travail, mes dessins… Voilà ma vie, aujourd’hui. Ce que je veux qu’elle soit. Rien de plus. »

 

« Ce n’est pas ce que tu attendais n’est-ce pas ? » Dans le silence qui avait suivi les dernières paroles de la jeune femme, la voix de celle-ci, retrouvant soudain toute son agressivité, tomba brutalement. « Tu t’attendais sans doute à quelque mystère glorieux pour expliquer ma fuite ? Navrée de te décevoir, encore que cela m’étonnerait beaucoup de parvenir à heurter ton sens de l’honneur… »

La pique ironique sembla se briser net sur un Angelo muet et, troublée, Marine ravala le développement qu’elle comptait lui servir dans la foulée. Elle finit par murmurer, de guerre lasse :

« Tu es venu pour me tuer non ? Alors dépêche-toi… Qu’on en finisse. »

Elle le vit décroiser les jambes. Elle l’observa tandis que s’appuyant des deux mains sur les accoudoirs, il s’extirpait du fauteuil, dépliant son corps dans la pénombre. Elle frissonna quand son ombre tomba sur elle, occultant la lumière de la lampe posée derrière lui. Ses yeux se fermèrent. C’est terminé. Je ne fuirai plus. Un soulagement inattendu dévala en elle. Elle avait exprimé tout ce qu’elle avait soigneusement enfoui au plus profond de ses souvenirs, cette douleur sourde mais continue de la perte de sa propre chair, cette culpabilité qu’elle traînait depuis des années, ce silence perpétuel, cette négation de son propre passé. Elle était enfin libre. La mort ne serait que le dernier pas vers une délivrance qu’elle ne croyait pourtant pas attendre.

Le frottement d’un vêtement contre la chaise la tira de sa léthargie. Rouvrant les yeux, elle se rendit compte que la lumière se posait de nouveau sur elle, et que l’ombre à la fois tant redoutée et tant espérée s’était éloignée.

« J’ai jugé. » Angelo glissait ses bras dans les manches de son blouson, qu’il finit par endosser d’un mouvement d’épaule. Il se tourna vers la jeune femme : « Tu m’as demandé d’oublier ton existence. C’est ce que je vais faire.

- Masque de…

- Angelo. » Son visage disparut dans l’ombre, tandis qu’il se dirigeait vers la porte.

- Attends ! » Elle s’était avancé d’un pas. « Je ne comprends pas.

- Il n’y a rien à comprendre. Tu m’as exposé tes raisons. Ca me suffit.

- Mais, enfin, n’importe qui aurait…

- Je ne suis pas n’importe qui. » La main sur la poignée, il s’était retourné de nouveau vers Marine, dont l’air de doute donnait au visage une douceur inattendue. « C’est vrai, tu as fait preuve d’un égoïsme sans borne. Mais il fallait du courage pour ça. Un courage… que moi je n’ai jamais eu. Alors… » Il parut sur le point d’ajouter quelque chose, avant de hausser les épaules.

 

Quel était ce froid qui la saisissait tout à coup, comme elle percevait son éloignement ? Il était pourtant toujours dans la pièce, mais la température semblait s’être abaissée. Ou était-ce la sensation glaciale du vide prenant place au sein de son propre cosmos ? Ce soutien chaleureux qu’elle avait cru percevoir quelques heures plus tôt, l’accompagnant tout au long de son récit n’était pas une illusion. Il avait existé, bel et bien existé. Ce n’était pas la réminiscence d’un souvenir. Cet écho puissant à sa propre énergie, cette vibration discrète mais pourtant tangible n’avait pas été le fruit de son imagination ou la projection d’un regret nostalgique.

« Angelo… » Elle se rapprocha de nouveau. Etait-ce seulement possible ? Malgré toute son énergie, elle n’avait jamais pu se défaire de cette atroce sensation de vide qui ne lui laissait aucun répit depuis douze ans, un sentiment de perte immense qui l’avait empêchée de reconstruire une vie telle qu’elle l’avait pourtant imaginée au départ. Non pas qu’elle avait été seule, ou solitaire. Mais amis ou amants, pour autant qu’elle ait eu de l’affection pour eux, aucune relation ne l’avait jamais satisfaite, pour la simple raison que son propre cosmos ne pouvait trouver de répondant dans les êtres humains qu’elle côtoyait chaque jour. Elle avait voulu se persuader que cela passerait avec le temps, que ce n’était là qu’une habitude prise naturellement au Sanctuaire et dont elle pourrait se passer sans difficulté aucune… En cet instant précis, elle se rendit compte qu’elle s’était lamentablement trompée sur toute la ligne. Une sensation de faim avide courut dans ses veines, tandis que sa propre aura reconnaissait ce qui lui était semblable, ce qui lui répondait dans un réflexe, tel un naufragé rejoint la terre ferme après avoir perdu tout espoir. L’espace d’une seconde elle se demanda une fois encore si elle n’était pas en train de projeter un remord indéfinissable, si elle ne cherchait pas à retrouver dans cet écho un autre, plus familier, celui d’Aiors par exemple… Mais non. Non ! Celui-ci était profondément différent, plus impérieux, plus sauvage aussi et tout à la fois terriblement humain, et proche d’elle. Si proche qu’elle prit soudainement conscience qu’elle s’y reflétait comme dans un miroir. Son propre cosmos, bridé depuis des années, prenait soudain ses aises sans plus se préoccuper de sa propre volonté. Il lui échappait, courant vers cette autre source d’énergie lui ressemblant comme une goutte d’eau. Cette reconnaissance subite la fit chanceler.

Elle agrippa le blouson presque à tâtons, ses ongles crissant sur le vêtement.

« Attends. »

Il était en face d’elle. Dans la faible lumière, elle pouvait cependant apercevoir le regard cobalt posé sur elle, vaguement interrogateur. Se pouvait-il qu’il ressente la même chose qu’elle ? Elle n’aurait su le dire. Mais les yeux sombres qui la dévisageaient étaient empreints d’une mélancolie profonde, comme tournés vers l’intérieur, à la recherche d’une réponse qui ne cessait de s’échapper. Il n’y avait aucune colère, ni aucune amertume. Au contraire. Par delà le voile de tristesse sur le visage dur de l’italien, un sourire était sur le point d’éclore. Un sourire rassurant.

Avec une hésitation, elle leva les mains pour les poser sur les pans de cuir, sans détourner le regard :

« Merci, Angelo.

- Non, je crois que c’est à moi de te remercier. » La voix du Cancer était curieusement assourdie, fatiguée. A l’instar de Marine, il avait peur de briser le fragile équilibre qui se mettait peu à peu en place en cette heure avancée de la nuit. Et lui aussi demeurait attentif aux notes curieuses que son propre cosmos lui renvoyait, étrangement bavard depuis de longues minutes.

- Pourquoi ? » Elle murmurait à son tour.

- Pour avoir su dire tout ce que moi je n’ai jamais pu exprimer. Pour t’être libérée. Pour avoir prouvé que c’était possible.

- Le prix à payer est trop lourd, je ne…

- Tout a un prix. L’enchaînement aussi. »

Tous deux avaient entamé un chemin identique, celui qu’on arpente contre son gré, celui sur lequel aucun retour n’est possible. Leurs routes s’étaient pourtant éloignées à un moment donné. Ils étaient à présent aussi opposés que cela était possible, mais chacun renvoyait à l’autre ce qu’aurait pu être son destin si la course du dé avait été différente. Ils n’étaient que deux faces du même miroir.

« Je dois m’en aller.

- Maintenant ? » Elle secoua lentement la tête, comme pour refuser l’inéluctable. « Non… » Elle avait beau ne pas être petite à strictement parler, elle dut cependant se hausser légèrement pour poser ses lèvres sur celles de l’italien. Ce fut doux, délicat, mais suffisamment appuyé pour être explicite.

« Reste encore un moment. » Le souffle de la jeune femme se mêlait à celui d’Angelo, encore sous le choc. Il ne quittait pourtant pas le regard châtain rivé au sien. Sans un mot, il emprisonna les poignets de Marine entre ses doigts, les abaissant… avant de les lâcher pour saisir le visage fin entre ses mains. Il n’y avait pas de violence dans ce baiser, mais simplement un désir soudain, physique tout autant qu’émotionnel. Elle lui répondit sans retenue, emprisonnée dans son étreinte, disparaissant presque, mais assoiffée de cette chaleur, de la percevoir sur sa peau et dans sa chair, et non plus seulement au travers de son seul cosmos.

Ils s’entre-regardèrent, tandis que leurs souffles leur revenaient par à-coups. Il n’y avait plus de mot. Plus aucun. Juste cette reconnaissance. Unique et essentielle. La soie d’un chemisier glissa jusqu’au sol, pour en dénuder une autre, pâle et douce sous des mains sombres et puissantes. Les jambes fines ployèrent sous la force, se mêlant presque avec maladresse avec celles de l’homme qui s’allongeait contre elles. Boucles auburn égarées entre des lèvres avides… Doigts hésitants, se trouvant, se joignant, avant de se perdre à nouveau… Méandres d’un corps inconnu mais pourtant familier… Soupirs, gémissements, cris !... La brûlure soudaine remplacée par l’onde du plaisir, vigoureuse, imposante.

De nouveau leurs mains se retrouvèrent pour ne plus s’éloigner. Il n’était pas seulement en elle, et elle n’était pas seulement autour de lui. Leurs corps abandonnaient leur individualité et chacun ressentait la moindre étincelle du désir profond qui animait l’autre. Il voulut la regarder. Elle en fit autant. Il vit son visage se transformer, il cueillit sa jouissance sur ses lèvres, il lui offrit la sienne. L’un contre l’autre. L’un avec l’autre.

 

Star Hill, Sanctuaire…

Arpenter de nouveau ce chemin escarpé, quelques jours à peine après une première tentative qui n’en avait que le nom, avait comme un arrière-goût de déjà vu. Camus savait pourtant que ce serait différent. Il fallait que cela le soit d’ailleurs. Mais il n’en demeurait pas moins que son pas lui paraissait particulièrement lourd sur le sol caillouteux dévalant sous ses chaussures.

Allons, il aurait droit à quelques minutes de répit... Il se retrouvait seul au sommet de Star Hill, sous un ciel curieusement plombé pour la saison.

Coinçant une cigarette au coin de ses lèvres sans l’allumer cependant, il se jucha sur une avancée rocheuse surplombant le Sanctuaire. De son perchoir lui parvenait la rumeur quotidienne de l’île. Cet endroit n’avait rien de mort ni de lugubre contrairement à ce que beaucoup croyaient. Même s’il s’était toujours tenu à l’écart du rythme de celui-ci, le Verseau avait conscience de ce qui se construisait en ces lieux chaque jour, de ce qui perdurait malgré les secousses du temps. Là, les dortoirs, là-bas les centres d’entraînement, ici l’arène monumentale, centre finalement bien plus névralgique que le Palais lui-même. Il apercevait les silhouettes d’Aiors et d’Aldébaran en contrebas, celle du second écrasant celle du premier, et dominant largement la troupe qui s’agitait sur le sable de l’enceinte. Sans doute étaient-ils tout deux en train d’organiser les journées à venir pour l’entraînement des futurs chevaliers d’or, malgré les dispositions prises par Saga. Il y avait des prérogatives pour lesquelles Aldébaran ne s’en laissait jamais compter.

« Bien dormi ?

- Ma foi… » Milo l’avait rejoint, portant lui aussi son attention sur leurs deux alter ego qui quittaient au même moment les apprentis pour se diriger vers le centre du Domaine Sacré.

« C’est étrange de penser que nous devrons céder notre place un jour. » Fit Camus tout en mordillant le filtre de sa cigarette. « Je ne l’imagine pas.

- Nous ne sommes pas si vieux. Regarde Dôkho.

- Oui, mais un jour, lui aussi, se retirera.

- Cela ne l’empêchera pas de rester à nos côtés, ni d’apporter son aide et ses conseils.

- En effet. » Commenta sobrement Camus. Milo lui jeta un coup d’œil en coin. Le Verseau ne semblait pas convaincu outre mesure. Lui ne s’était jamais posé cette question, sans doute parce qu’issu d’une famille affiliée au Sanctuaire, il était né et avait grandi au milieu de dizaines de personnes occupant ou ayant occupé les postes les plus divers et variés au sein de l’île. De fait, sa mise à la retraite ne l’angoissait pas plus que ça. Et puis, il avait le temps, non ?

Le spectre angoissant de l’affrontement contre les Portes avait commencé à perdre de sa substance pour Milo depuis les explications de Mü. Toutes les conditions étaient réunies, chacun savait ce qu’il avait à faire, et quelle serait la place qu’il aurait à tenir, une fois que tous seraient prêts. Ce dernier point demeurait néanmoins en suspend pour lui. Il ne parvenait pas encore tout à fait à y accoler une certitude, bien que sa présence en ce jour, et celle de Camus, jettent une éclaircie sur ses propres doutes. Mais à partir de maintenant, ça ne dépendait plus de lui et quelque part, sa tranquillité d’esprit en était sérieusement ébranlée.

« … On n’y coupera pas ! » Un rire tonitruant éclata soudain pour se perdre dans l’espace libre qui les environnait.

- A quoi ? » Demanda Milo tout en se tournant vers le Taureau qui arrivait, Aiors sur ses talons.

- A la pluie. » Du pouce, il désigna l’amoncellement nuageux au dessus d’eux. Il souriait. Rien en Aldébaran ne laissait jamais présager une quelconque contrariété. Oublié le ratage de la semaine passée ! Il salua les deux premiers arrivants avec une chaleur égale et curieusement apaisante. Le Lion s’appliqua à en faire autant, mais Milo ne put éviter le regard qu’il lui lança, où régnait une interrogation non résolue. Ils se connaissaient parfaitement bien tous les deux, et si le cadet Xérakis le questionnait de la sorte en silence, c’était que l’attitude du Scorpion avait réellement dû le stupéfier. Mal à l’aise, ce dernier lui adressa un sourire d’excuse. Il ne pouvait faire moins, mais aussi difficilement plus.

« Alors, dans ce cas, inutile de perdre plus de temps, n’est ce pas ? »

Et c’est moi qui dis ça… Il fallait pourtant qu’il en croie sa propre voix. Sans doute l’envie d’en terminer le plus vite possible était-elle à l’origine de ce commentaire émis sur un ton presque enjoué, le désir de ne pas prolonger la torture plus que nécessaire, car dans ce domaine, Le Verseau en avait déjà eu plus que son content.

 

Le Lion marquait l’entrée dans la croix fixe. Au sein du futur agencement général, Aiors recevrait l’énergie induite par la croix cardinale, via Angelo. Cette perspective ne l’effrayait pas outre mesure. Il n’avait jamais douté de ses propres capacités et ce ne serait pas aujourd’hui qu’il commencerait. Par ailleurs, et malgré la palanquée de casseroles que traînait Angelo derrière lui, le Lion avait curieusement confiance dans le Cancer. Il avait découvert chez ce dernier une solidité et une intégrité suffisante pour qu’il puisse être quasi certain que le passage de témoin se déroulerait sans anicroche.

De fait, il abordait ce test avec une maîtrise de lui-même impeccable… et des plus habituelles.

Camus aurait bien aimé en dire autant, mais tandis que son cosmos se déployait, nimbé d’un or pâle et glacé, il comprit à quel point il était loin de pouvoir prétendre à une semblable assurance.

En face, c’était l’embrasement total. Un feu parfaitement contenu mais vivace dansait en volutes aléatoires dans l’aura du Lion, sautillant, crépitant autour de son propriétaire, un feu non pas destructeur mais source d’énergie, de joie presque. L’image, la personnalité d’Aiors transparaissaient pleines et entières dans cet embrasement. Force. Confiance. Optimisme. Il ne restait pas grand-chose en cet instant là du Lion revenu blessé quelques semaines plus tôt, heurté dans sa chair mais aussi et surtout dans son cœur. Il avait douté, mais il était revenu, prêt comme toujours à se battre. Du moins ce fut l’impression nette que le Verseau en retira, lui qui se réfugiait encore en cet instant derrière son mur favori, ne laissant rien entrevoir.

Il n’eut cependant bientôt plus le loisir de la circonspection. Aiors lui demanda peut être s’il était prêt mais il ne se rappela pas avoir eu le temps de répondre, la fournaise suffocante du cosmos de son compagnon d’armes s’étant déjà saisie de sa propre énergie. C’était maintenant. Ou jamais.

L’angoisse s’était définitivement installée chez Milo. Projeté dans le surmonde dès que les deux hommes avaient entamé leur rapprochement, il les observait se faisant face, un stress qui ne lui était pas coutumier grimpant le long de ses nerfs. C’était déjà bien suffisant que lui sache. Alors l’idée même que d’autres puissent plonger et voir ce qui ne les concernait pas lui aurait volontiers arraché un cri de protestation si Aldébaran ne s’était pas trouvé à ses côtés, et s’il n’avait pas posé une main apaisante sur son épaule. Un instant, le Scorpion se demanda si la sensation de cette main n’était perceptible que dans le surmonde, ou si le Taureau en avait fait autant sur le plateau de Star Hill. Trop occupé à se maintenir à ce niveau de conscience, Milo ne parvint pas à se raccrocher à son enveloppe physique. Il n’aimait pas ça. En fait, il n’aimait pas cette sensation soudaine que beaucoup trop de choses se dérobaient à lui. Et ça n’allait pas en s’arrangeant. Pas quand il sentit son propre cosmos sollicité à son tour par celui d’Aldébaran, alors que ses deux autres compagnons n’en avaient pas terminé de son côté.

« Aldé, attends !

- Ils savent ce qu’ils ont à faire, ne t’inquiète pas. »

Le Scorpion lança un regard de travers à son massif alter ego qui lui répondit par un énième sourire. Un sourire serein. Comme s’il savait déjà.

Il n’était pas le seul. Forcément. Quelques âmes charitables s’étaient trouvées pour expliquer à Aiors ce qu’il n’avait jamais remarqué, ou du moins ce dont il n’avait jamais pris conscience. Surpris, il l’avait été, et pas qu’un peu. Limite gêné. Non pas à cause des préférences proprement dites de Camus mais plutôt par la soudaine prise de conscience que le chevalier du Verseau lui était en réalité inconnu. Difficile à admettre avec près de vingt ans de collaboration au sein du Sanctuaire… Il avait mis cette lacune sur le compte de la vie qu’il avait décidé de mener à l’extérieur du Sanctuaire après la mort de Marine. Sa présence, non permanente, l’avait forcément en partie détaché des membres de la garde dorée. Malgré tout, cette excuse lui apparaissait en cet instant bien mince, tandis que peu à peu leurs deux cosmos s’entremêlaient. Il ne pouvait pas affirmer ne pas reconnaître cette aura familière. Tous deux n’avaient pas été appelés à agir côte à côte au cours des dernières années, néanmoins, la présence du Verseau était partie intégrante du Domaine Sacré, ne serait-ce que par la résonance de son cosmos. Evidente.

Inconsciemment, le Lion ralentit la mise en commun de leurs énergies. Histoire de se composer une attitude. Après tout, ce n’était pas si terrible. Si Camus lui-même ne s’était pas affiché, sans doute souhaitait-il que cela relève uniquement de sa vie privée. Malheureusement, Aiors n’avait pas réellement pris le temps de sonder ceux de ses camarades qui avaient déjà passé le test. Oh, il avait bien posé quelques questions à son aîné, mais étrangement ce dernier s’était montré d’un laconisme qui ne lui ressemblait guère. Et Aiors, en bon frère cadet qu’il était, soucieux de ne pas se dévaloriser aux yeux de celui qui lui avait toujours servi de modèle, s’était bien gardé de faire montre d’une quelconque inquiétude. Un excès d’orgueil qu’il était sur le point de regretter.

Sous ses dehors bonhommes, Aldébaran n’en menait pas large, lui non plus. Rien à voir cependant avec son propre cas. Le Taureau n’avait rien à cacher. Absolument rien. Non, ce qui l’inquiétait résidait dans ce qui allait ressortir de cette confrontation. Il avait approuvé la décision de Saga en toute connaissance de cause. Les trois qui l’entouraient dans le surmonde… il les avait vus grandir et gagner leur charge quand lui-même était en place depuis quelques années déjà. Shion se reposait déjà sur lui à l’époque pour tâcher de maîtriser cette jeunesse fougueuse et tous avaient conservé en eux ce vieux réflexe de se tourner vers le Taureau en cas de souci. Si Dôkho faisait office de sage paternaliste, Aldébaran lui, avait endossé le rôle de grand frère. Et il n’était pas aveugle.

Etonnamment, le cosmos de Milo faisait montre d’un équilibre quasi parfait, preuve s’il en était que les multiples raclées reçues pendant son entraînement avaient porté leurs fruits. L’adolescent dissipé était devenu un homme, certes bourré de défauts agaçants, mais soucieux de la qualité de ses actions, et maître de sa puissance. Aldébaran en serait presque venu à regretter que le Scorpion ne possède aucun goût pour l’enseignement. Presque. Il manquait à Milo ce petit plus d’abnégation pour sa charge pour qu’il soit apte à dégrossir de jeunes apprentis.

Enfin… A lui de se montrer suffisamment conciliant pour que le Scorpion ne se braque pas, une fois de plus.

Ils en furent surpris tous les deux. Sans même avoir à fournir le moindre effort d’un côté ou de l’autre, leurs auras se trouvèrent sans difficulté aucune, et très vite, leurs ors sensiblement différents se muèrent en une lueur chatoyante. Fallait-il y voir une intervention divine quelconque pour que ces deux-là, si souvent opposés dans la définition de leur charge respective, parviennent aussi facilement à s’accorder ?

Aiors et Camus ne s’en rendirent pas compte, trop absorbés dans leur approche mutuelle. Le Verseau, malgré toute sa bonne volonté, éprouvait de réelles difficultés à libérer suffisamment son énergie. D’un côté, il le voulait, il le souhaitait plus tout, mais de l’autre, un frein puissant le retenait, une sorte d’habitude dont il ne parvenait pas à se dépêtrer. Il avait réussi à communiquer avec Milo… Mais il s’agissait de Milo justement. Les barrières qu’il s’était imposé au fil du temps étaient par trop fragiles ainsi qu’il avait pu s’en rendre compte la veille au soir. Dans le cas présent, c’était une autre paire de manches, face à quelqu’un qu’il estimait, certes, mais dont il ne s’était jamais senti particulièrement proche. Entre savoir ce qui était sur le point de se produire, et le vivre, il y avait un pas assez large pour qu’il hésite à le franchir.

Aiors l’attendait. Néanmoins, la patience n’était pas la principale de ses qualités pour laquelle il gagnait à être connu. Il finit par prendre l’initiative. Il ne souhaitait pas particulièrement bousculer Camus, mais toujours était-il que ce fut bien cette sensation douloureuse que perçut le Verseau quand le cosmos du Lion se rua à sa rencontre. Le feu se heurta à la glace et pour une fois, la physique et ses lois élémentaires affirmèrent leur emprise sur ceux qui les bafouaient allègrement depuis toujours. Le mur se fissura, imperceptiblement d’abord, avant de voler en éclats.

« Par tous les Dieux… »

Oui, les limites forgées par Camus étaient bien vulnérables… Quand les deux autres croix s’étaient retrouvées confrontées à ce que chacun conservait soigneusement enfoui au fond de sa mémoire au moment de l’harmonisation de la totalité de leurs cosmos, celui de Camus, lui, n’attendit pas cet instant-là. Il ne put rien faire. Absolument rien. La surface lisse et inaltérée de son aura se mua en une écorce trop fine pour masquer ce qui pulsait dessous, un amalgame ténébreux, noirâtre, sur le point de lui sauter à la figure. De LEUR sauter à la figure. Aiors eut un mouvement de recul incontrôlé devant l’altération malsaine qui grignotait peu à peu le cosmos si pur de son compagnon et le sien, par la même occasion.

Une exclamation horrifiée fusa, se faufilant entre les limbes grisâtres du surmonde. Aldébaran éprouva bien des difficultés à maintenir la cohérence de son énergie commune avec Milo, quand ce dernier tenta de s’en extirper pour voler au secours du Verseau.

« Milo, arrête, c’est inutile !

- Je ne peux pas laisser faire ça ! » Mais le Scorpion eut beau se démener, son massif alter ego ne lui laissa pas suffisamment de champ libre.

Un hoquet de stupeur secoua le corps d’Aiors, planté au sommet du Domaine sacré, immobile. Soumis malgré lui au déferlement amer et douloureux qui se déversait sans plus de retenue du cosmos de Camus, il fut pris à la gorge par une nausée irrépressible et étreint par une sensation proche de l’épouvante. Les images bleuâtres et déformées le heurtaient sans aménité, mais par delà cette perception visuelle, il y avait pire. Bien pire. Il “ressentait”. Il n’était plus simple spectateur ; le mælstrom violent des sentiments contradictoires agitant le Verseau coulait à présent en lui au travers du lien qu’il venait d’imposer à son camarade. Son individualité, qui avait commencé à s’abolir dans cette communion, venait d’être violemment éjectée au profit de la vague de souffrances sans fin le submergeant, se saisissant de lui jusqu’à la lie, le réduisant à l’état de pantin, cet état dans lequel Camus avait sombré depuis des années.

« Non ! » Milo venait d’échapper à l’emprise du Taureau, qui chancela sous l’effet retour foudroyant des deux énergies mêlées, dépourvues de l’entrave du Scorpion.

Sonné, il parvint cependant à se redresser suffisamment pour voir que déjà, le cosmos de Milo se déployait à nouveau, enveloppant le Verseau, au mépris de toutes les règles d’équilibre qu’ils se devaient de suivre.

Il va tous nous tuer… Devant l’impossibilité de rattraper le Scorpion, Aldébaran n’eut pas d’autre choix que de se porter au secours d’Aiors. Ce dernier perdait pied. Hébété par les élancements impitoyables de la souffrance de Camus, il ne semblait pas se rendre compte de l’énergie cumulée qui se rapprochait dangereusement de lui, prête à le broyer sur place s’il ne parvenait pas à s’en dégager. Et de toute manière, il en était incapable.

Le soutien du Taureau se matérialisa avec une rapidité stupéfiante. Il avait pris à son compte la fréquence du cosmos d’Aiors, en vue de se mettre en résonance avec elle. Mais ils n’appartenaient pas au même axe. Sous l’effort, son corps massif s’arc-bouta contre une masse invisible, muscles et artères saillant sous la contrainte énorme qu’il s’imposait. Du sang goutta sur la roche.

A l’encontre de toute logique, les deux auras s’entrecroisèrent pour former une toile solide, les isolant tous deux du Verseau et du Scorpion.

Comment les enveloppes charnelles de Milo et de Camus n’avaient pas implosé en dépit de l’incohérence manifeste de l’assimilation respective de leurs deux cosmos, nul n’aurait pu y répondre. Et eux encore moins.

« Ca suffit ! » L’aura paroxysmique de Milo recouvrit tel un cocon protecteur celle du Verseau, atténuant l’obscurité qui l’entachait, refoulant les suintements inconsistants qui ne cessaient de poindre ci et là. Camus sembla disparaître derrière cet écran solide qui ne cessait de s’étendre autour de lui, et peu à peu la tension subsistant entre le Lion et lui s’amenuisit jusqu’à n’être plus qu’un écho sourd, lancinant, mais supportable.

Un instant de répit plana sur les quatre hommes, suspension fragile du temps dans l’œil du cyclone. Terriblement conscients de la présence proche de chacun au sein du désordre mal contrôlé qui régnait, ils s’entre-regardèrent, figés, fixes, jusqu’à ce que la voix mal assurée d’Aiors ne s’élève dans le bourdonnement électrique des alentours immédiats.

« Je ne savais pas… Je ne… » L’effort qu’il fournissait pour surmonter le choc et la sensation diffuse de dégoût qu’il percevait encore en sourdine était perceptible. « Comment est-ce possible ? Toi ! Mais… »

Un signe de dénégation muette acheva la phrase du Lion sous les yeux hagards d’un Camus, soudain épuisé. La sensation d’un bras solide lui entourant les épaules le soutint cependant.

« Je ne voulait infliger ça à personne. » Souffla-t-il. « Je regrette.

- Tu… Tu regrettes ?! » L’exclamation coléreuse d’Aiors vibra au cœur des deux cosmos maintenus de plus en plus difficilement par Aldébaran et Milo. A présent, même le Scorpion accusait la pression gigantesque qui s’exerçait aux tréfonds de son corps, luttant pour s’opposer au courant contraire qui le refoulait vers le Taureau. « C’est une blague ! Tant que tu y es, tu ne veux pas non plus nous supplier de te pardonner, à nous qui t’avons laissé te détruire ?! »

Camus ne comprit pas tout de suite. Puis le doute se saisit de lui. Comme assommé par les implications de ces derniers mots, il jeta un œil hésitant au Lion dont la fureur blessée faisait étinceler le cosmos commun qui les entourait, Aldébaran et lui.

« Aiors, tu te méprends. » Tenta-t-il d’argumenter. « Vous n’êtes en rien responsables de…

- Quoi ! Il ne s’agit pas d’être responsable ou n’importe quoi d’autre ! Tu es des nôtres, et aucun d’entre nous n’a été capable de se rendre compte de ça. Nous avons prêté serment, Camus, nous avons juré… Et voilà le résultat ! »

Les paroles du Lion se brisèrent contre les récifs du passé. Encore un être détruit… Voilà tout ce qu’il voyait en face de lui, un symbole de son impuissance, lui qui avait pourtant fini par se persuader au fil des années qu’il n’était finalement pas si coupable que cela, que ce n’était pas lui qui avait jeté son frère sur le chemin de Saga, que ce n’était pas lui qui avait tué Marine, que ce n’était pas lui qui avait blessé Jane… Faux, faux et archifaux ! A chaque fois, il n’avait pas été présent au bon moment, au bon endroit, voilà la vérité. Il avait démérité dans les grandes largeurs des devoirs que son rang lui conférait. Il n’était qu’un incapable. Ils étaient tous des incapables tous autant qu’ils étaient, mais lui, plus qu’un autre. Lui en particulier parce qu’il n’avait toujours pas compris la leçon.

Et voir aujourd’hui l’un de ses pairs, l’un de ceux qu’il avait juré de protéger avec ferveur et dévouement lors de sa prestation de serment, ainsi jeté à terre, dépouillé de sa fierté, de son intégrité, de sa dignité, lui brûlait les entrailles de honte.

Sans même les voir, Aiors perçut les regards d’Aldébaran et de Milo s’abaisser, avant de se détourner. Mais lui ne le ferait pas. Non, il n’en avait pas le droit. Il contempla Camus droit dans les yeux, à la recherche du vrai Verseau derrière ce vide glacé et angoissant. Il lui devait ça. Au moins ça.

« C’est ce que j’ai voulu faire aussi, à ma manière… » La voix grave mais musicale de Camus s’éleva, avec calme. « J’ai respecté mon serment en protégeant… En tout cas, j’ai cru le faire. Il semblerait… il semblerait que je me sois trompé. »

Les émotions démonstratives ne faisaient pas partie de la personnalité du maître de la glace. Et quand bien même en cet instant une profonde remise en cause de toutes les certitudes qu’il croyait avoir acquises pour unique vérité délitait ses plus fortes convictions, il aurait été incapable de laisser entrevoir ne serait-ce qu’une parcelle de la lumière émergeant dans son cœur.

La rudesse de Saga à son égard, ou encore l’ironie d’Angelo, la délicatesse de Rachel, le silence d’Aldébaran, tout cela comme autant d’indices, de repères qu’il n’avait pas su voir, qu’il avait refusé de retenir en se persuadant qu’il n’était pas digne d’eux, que ses différences l’éloignaient, le coupaient irrémédiablement de ceux, des seuls qui auraient pu à un moment donné l’empêcher de sombrer. Milo… Il n’avait même pas trouvé le courage de s’appuyer sur celui qui en cet instant le soutenait à bout de bras, à bout de forces.

Cette dernière idée réveilla son cosmos affaibli. Le poids du Scorpion, anormal soudain, acheva de l’extirper des zones troubles de son esprit.

« Aldébaran ! Milo ! » Tous deux, ils… Aiors sursauta, se rendant compte tout à coup de l’éloignement manifeste de l’énergie du Taureau, de son amoindrissement galopant, de sa silhouette même qui, troublée, se diluait dans la grisaille de ce monde sans repère.

- Qu’est ce qui… ? Bon sang ! »

Aiors et Camus ne se consultèrent qu’à peine. Reprenant à leur compte les deux résonances maintenues jusque là par leurs deux compagnons épuisés, ils n’avaient pas d’autre choix. Même s’ils bafouaient les règles. Leurs corps, abandonnés sur Star Hill, se tordirent sous la pression, tandis qu’ils portaient au centre de leur cercle les deux parties inattendues d’une somme parfaite. L’union forcée résista encore quelques secondes à tous leurs efforts, tel le rapprochement de deux aimants de polarités opposées, avant de céder enfin. Camus vit avec angoisse la projection du corps de Milo disparaître dans l’aveuglante blancheur rayonnant autour de lui, et plongea un bras désespéré dans la lumière.

« Reviens avec moi, Milo, je t’en prie, reviens ! » Des doigts hésitants agrippèrent sa main, un reflet bleuté miroita dans la sphère encore instable. Il le tenait. Aldébaran surgit lui aussi à sa gauche, encore pâle mais tangible. Taureau et Scorpion puisèrent au fin fond de leurs ultimes réserves pour affermir ce que la croix fixe avait fini par créer. Elle était belle… chaleureuse. Elle frémissait, doucement, au milieu d’eux. Etrangement, rien ne l’altéra. Sans doute parce que tout avait déjà été dit, ou suggéré. Pourtant, les quatre chevaliers retrouvaient une part d’eux-mêmes dans cette harmonie de plus en plus solide. Et cette part était pour chacun d’eux identique. Il s’agissait d’un souhait. D’un seul et unique souhait. Celui de protéger.

Milo observa encore un moment le résultat de leur confrontation. Nul n’aurait su lire son regard en cet instant. Et ce fut dans un sourire mélancolique qu’il se saisit avec précaution de ce cosmos unique avant de le dissiper, abrité par ses camarades. Les dernières étincelles dorées se dissipaient dans le surmonde quand il réintégra son corps.

Aldébaran ne s’était pas trompé. Des trombes d’eau tièdes s’abattaient sur Star Hill et sur eux-mêmes, alors qu’ils regagnaient leur intégrité physique. Pourtant, cela ne l’empêcha pas de se laisser lourdement tomber sur le bloc calcaire qui marquait le départ du sentier, laissant l’eau imprégner ses vêtements mais aussi et surtout entraîner avec elle le sang qui le recouvrait. Il était fatigué. Il était heureux.

Ils avaient réussi, en effet. Mais là n’était pas le plus important.

Aiors, le jeune Aiors… Il avait eu beau faire, le Taureau n’était jamais parvenu à le voir autrement que comme l’éternel benjamin de la troupe, au même titre que Thétis, voire même plus. Il le savait compétent, et respectait son avis et ses directives pour tout ce qui concernait les centres d’entraînement. Aujourd’hui, le Lion venait cependant de franchir une étape de plus, de celles qui peuvent parfois prendre du temps à traverser. Aioros pouvait être fier de son cadet.

Milo s’était assis lui aussi, le dos contre le temple unique qui ornait le sommet. Les yeux fermés, il ne semblait pas prêter attention à l’averse. Son cosmos, encore fébrile, n’était qu’à peine perceptible pourtant, tandis qu’il apaisait les battements de son cœur. Camus lui tournait le dos. Mais il était tout à côté, debout, appuyé d’une épaule contre une colonne au marbre luisant sous le lierre. Le visage levé vers le ciel, il s’imprégnait de la pluie qui ruisselait sur sa peau. Il la laissait faire. Il n’aurait pas voulu qu’elle s’arrête.

Aldébaran vit le bleu du regard de Milo revenir à la vie et se tourner vers son ami. Ils ne pouvaient s’observer tous les deux. Pourtant, ils semblaient communiquer en silence. Sans paroles. La tête du Scorpion épuisé dodelina quelques instants, avant de s’appuyer contre la jambe du Verseau immobile. Ils restèrent ainsi. Longtemps.

Le Taureau finit par se relever, bientôt rejoint par Aiors. Un dernier coup d’œil aux alentours, aux deux silhouettes qui demeuraient en arrière. Un sourire. Deux sourires. Une claque sur l’épaule. Un rire.

Oui, finalement… Aldébaran amorça la descente d’un pas vacillant, sans se départir néanmoins d’un air soudain rêveur. Ils mériteraient tous d’enseigner…

 

 

© Vanina BERNARDINI - 2006

 

(1) Le vrai nom de Marine est Mitsotakis. Si le suffixe –akis indique une origine crétoise, « -Mitso » viendrait de Mitsos, qui signifierait Michel.