Chapitre 28

 

 

Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire, dans la soirée…

 

Elle donna quelques coups légers de son index replié contre le chambranle de la porte, restée entrouverte, avant de passer la tête dans l’encadrement :

« Je te dérange ? »

Assis derrière l’immense plateau arrondi qui lui servait de bureau, Saga avait relevé la tête, et quelques mèches azuréennes glissèrent sur ses épaules.

« Thétis ? Qu’est ce que tu fais debout à cette heure ?

- Je n’arrive pas à dormir. » Dit-elle en pénétrant dans la pièce. Vêtue d’une vieille paire de jeans sur lesquels elle portait un pull trois fois trop grand pour elle, elle s’avança, une tasse de thé fumante dans chaque main. Elle lui en tendit une :

« Et comme je sais que toi, tu ne dors jamais, et que je te trouverai ici, je t’ai amené ça… » Tout en prenant la tasse avec précaution, il lui répondit :

- Merci… dois-je en déduire que tu enterres la hache de guerre ? » Elle haussa les épaules pour toute réponse, et se carra dans un fauteuil, en repliant une jambe sous elle. Elle prit une gorgée du breuvage brûlant avant de s’éclaircir la gorge :

- Tu fais quoi ?

- Et bien… » Il lui désigna la pile de courrier qui s’entassait sous son coude. « Je m’assure que tout sera prêt avant notre arrivée.

- Notre…

- Les Portes. » L’échéance se rapprochait à toute vitesse, se rendit-elle compte. Non pas qu’elle l’avait oublié, mais l’idée même de l’affrontement final induisait un malaise qu’elle préférait ignorer. Pour l’instant.

« Thétis ?

- Hum… Je suis allée voir Shaka aujourd’hui. »

 

Il s’y attendait, mais cela n’empêcha pas le Pope de lever les yeux au ciel.

- Il me semble pourtant t’avoir demandé de…

- Je connais tes ordres, » Le coupa-t-elle, « mais j’avais besoin de savoir ce qui s’est passé.

- Bien… Et alors ? » Saga avait contourné son bureau, et était venu s’installer en face d’elle. Froidement, il examina la jeune femme. Il la trouva fatiguée, les yeux cernés. Ses longs cheveux blonds étalés autour d’elle, eux-mêmes, semblaient ternes. Il reprit d’une voix plus conciliante :

« Tu as appris ce que tu voulais savoir ? » Elle hocha la tête. Il vit ses lèvres se mettre à trembler et une ride se creuser entre ses yeux. Un instant, il crut qu’elle allait craquer. Mais, inspirant profondément, elle se redressa pour le regarder droit dans les yeux :

- Tu sais n’est ce pas ? Alors, dis-moi pourquoi.

- Ne te l’a-t-il pas expliqué ? » Le doute traversa le regard de Thétis, une seconde. Néanmoins devant l’air tranquille de Saga, elle comprit que Shaka ne lui avait pas menti.

- Si, mais… je ne suis pas sûre d’avoir voulu entendre… » Elle avait répondu dans un souffle et, nerveuse, finit par se lever pour aller à la fenêtre ouverte sur la nuit.

Les mains blotties autour de la tasse chaude, elle se perdit dans les étoiles. Au bout de quelques minutes, la voix feutrée de la jeune femme parvint de nouveau à Saga :

« Il faut énormément de courage pour accomplir un tel sacrifice… Et pour choisir cette voie.

- Personne ne l’y a obligé. Il a choisi. Seul.

- Comme à chaque fois. Parce que finalement, c’est bien ainsi qu’il a toujours vécu non ? Dieu ne doit pas être un compagnon des plus agréables, pour lui avoir imposé ça… » Elle se retourna vers le Pope, les traits tirés. « Et maintenant ? Il va devoir affronter la vie, seul de nouveau ? »

 

Un long silence tomba entre eux. Les sanglots mal réprimés de la jeune femme finirent par extirper Saga de son siège, qui lui entoura les épaules d’un bras fraternel. Il lui dit avec douceur :

« Ce qui est fait, est fait. Il est prêt à assumer sa décision. Nous devons lui faire confiance.

- Peut être. Mais je ne sais pas si je serais capable de supporter ce qu’il va subir. Il n’est pas armé pour encaisser ce qu’il souhaite… Il s’agit de lui, Saga !

- Thétis, tu ne peux pas remédier à tous les malheurs du monde. Tu ne peux pas toujours être à l’écoute de chacun, sinon, tu vas finir par t’y perdre.

- Je ne peux pas faire autrement ! Je ne peux pas ! » Elle se dégagea avec violence avant de continuer, tendue comme un arc : « Si tu savais combien je déteste cette empathie parfois ! Je la hais ! Je voudrais… tellement… »

Vivre pour moi-même… Acheva-t-elle dans un silence plaintif. Elle s’égarait, peu à peu. Saga le comprit en la voyant, confuse, tiraillée entre le besoin de porter secours, et le désir de s’aider elle-même. Elle se détourna, sans pouvoir cependant cacher ses mains, tremblantes.

« Angelo m’a dit il y a quelques temps de me méfier de ce que je souhaitais… » L’horloge du couloir fit entendre la demie de deux heures. « J’aurais dû comprendre. Je pensais vraiment que Shaka serait plus heureux s’il retrouvait son humanité, et que dans ce cas… Mais ce n’est pas aussi simple. »

Il y avait une profonde amertume dans la voix de la jeune femme.

- Tu croyais encore que chaque personne avait droit au bonheur ? » Lui demanda calmement Saga.

- Je suis trop naïve n’est ce pas…

- Non. Trop optimiste plutôt.

- Je ne peux pas l’aider. » Cela n’avait rien d’une affirmation. Le Pope perçut la soif qui l’altérait d’entendre le contraire, de ne pas en rester là, de trouver une solution miracle… mais Saga ne savait plus mentir. Il avait épuisé son quota au cours des années passées. Aussi ne dit-il rien, se contentant de siroter le thé qui tiédissait dans sa tasse. Elle lui lança un regard courroucé, chargé de reproches.

« Thétis… Personne ne vivra ta propre vie à ta place. A trop vouloir améliorer celle des autres, tu es en train de rater la tienne. Reprends-toi… tant qu’il en est encore temps.

- En l’occurrence, celle des autres comme tu dis, va dépendre de moi. Tu trouves que c’est le bon moment ? » La jeune femme n’était pas coutumière de l’ironie, mais il fallait bien avouer que sur ce coup-là, elle ne l’avait pas loupé. Saga n’eut pas d’autre choix que d’enfoncer le clou :

- Tu veux finir comme ton oncle ? C’est ça que tu veux ? Coupée de tout et de tous, incapable de te raccrocher à la réalité, dominée par tes émotions ? Il en est mort, je te rappelle.

- Arrête ! » Elle leva une main, comme pour le gifler. « Tu ne penses pas un mot de ce que tu dis ! Il savait ce qu’il faisait, tu n’as pas le droit de…

- Non, Thétis. » Il avait saisi son bras pour le rabaisser avec douceur. « C’est vrai, j’estimais beaucoup Aphrodite, mais il n’a compris que trop tard où cela l’avait entraîné. Et parce que je sais, et parce que TOI tu sais, je ne veux pas te voir suivre le même chemin. Pourquoi crois tu qu’il m’a demandé de te remettre son journal ? Il voulait te sauver malgré toi. Jusqu’au bout il aura été à l’écoute des autres.

- C’est lui qui m’a formée, Saga… En quoi pourrais-je être différente ?

- En plein de choses, mais surtout... Tu en es consciente. Il ne l’était pas. Et il ne t’aurait pas entraînée s’il ne t’en avait pas jugée digne. Montre-lui qu’il avait raison de te faire confiance. »

Elle baissa la tête, vaincue.

« Mais je ne sais pas comment faire. » Ajouta-t-elle, cependant, le regard dans le vague comme à l’écoute des échos divers lui parvenant en permanence.

- Tu trouveras un moyen. Commence déjà par prendre les décisions nécessaires.

- Tu me proposes d’attaquer par le plus difficile… » Malgré elle, un rire désabusé s’échappa de sa gorge, avant qu’elle ne s’éloigne du Pope, tout en le désignant du doigt :

« Ce visage… Il y a quinze ans, je ne savais plus ce que je devais penser. Pendant des mois, j’ai essayé d’imaginer ce qu’il allait devenir, seul, et coupé de toi. Je t’en ai beaucoup voulu tu sais… »

Le besoin d’une cigarette se fit urgemment sentir. Tandis qu’il manoeuvrait pour attraper le paquet malencontreusement abandonné un peu trop loin sur son bureau, Saga la vit se saisir d’un cadre posé sur une étagère. Un cadre sorti des cartons par son cadet.

« … Mais je me suis longtemps demandée si c’était pour l’avoir éloigné de moi, ou si c’était à cause de pari crétin.

- Ah.

- Comme tu dis. » Au travers des volutes bleutées, le regard de Thétis s’était fait un peu trop aigu pour qu’il puisse l’ignorer. « Vous avez vraiment cru que je n’étais pas au courant ?

- J’admets que ce n’était pas très intelligent de notre part mais…

- … Quand on se croit au dessus du lot, rien d’étonnant n’est ce pas ? » Elle haussa néanmoins les épaules. « Bah… c’est toi qui t’es fait avoir. Kanon savait ce qu’il faisait. Je n’ai rien dit. Je voulais voir jusqu’où il était capable d’aller. » Du bout de l’index, elle redessina machinalement la silhouette de Kanon, qui posait aux côtés de son aîné. Vieille photo. Un témoin du passé.

« Ce n’était plus qu’un souvenir. Quand il est revenu, j’ai cru que cela le resterait. Mais je suppose qu’il est inutile que je t’en dise plus…

- Tu sais, c’est difficile de bien marquer les limites…

- Tu n’as pas besoin de te justifier. Je sais ce qu’il en est. » Elle esquissa un sourire triste devant l’air gêné de son Pope, avant de reprendre en toute franchise :

« C’est terrible tu vois... Ce désir physique qui prend aux tripes et dont on ne se débarrasse pas… Surtout quand ne sait pas quoi penser, ou espérer. » Saga voyait assez bien en effet. Des années à être partagé entre l’espoir et la désillusion… Il en avait eu plus que son content. Il hocha la tête, en silence.

« Il a tellement changé… Parfois, il est comme avant, et parfois… Je ne le reconnais pas. Je suis injuste… » Un soupir lui échappa. « Les années ont passé, pour ton frère comme pour moi. C’est normal en un sens. Mais c’est d’autant plus difficile qu’entre temps il m’a semblé que quelqu’un d’autre était capable de lire en moi comme Kanon le faisait… avant. »

 

Ainsi… Si même Thétis éprouvait cette sensation, alors Saga ne se trompait guère. Son cadet avait perdu une grande part de ses facultés à faire confiance à autrui. Par sa faute. Le Pope comprit qu’il était finalement la seule personne avec laquelle Kanon pouvait faire preuve de franchise, et s’ouvrir sans craindre d’être rejeté. Paradoxal pour le moins, mais ils s’étaient tout dit. Ils n’avaient plus à rien à se cacher l’un à l’autre. Chacun vivait avec l’absolue certitude de savoir. Pas étonnant que la jeune femme ne puisse lire en Kanon. Ce dernier ne lui en donnait tout simplement pas l’autorisation.

« Shaka est quelqu’un de bien. Il a foi en l’homme malgré sa condition. Il m’a toujours écoutée, et je sais qu’il me comprend mieux que quiconque. » Thétis avait poursuivi, plus pour elle-même que pour Saga. Se cherchait-elle des raisons en particulier ? Toujours était-il que son impuissance était criante dans ses grands yeux azur.

« Je ne me suis pas rendue compte qu’il était inaccessible. Je crois… je crois que je lui ai fait beaucoup de mal. »

Oui, elle aurait dû le laisser tranquille, se détacher de lui, et ne conserver que son amitié. Bien que l’intérêt du Sanctuaire et les objectifs qu’ils devaient tous atteindre constituaient la raison principale au choix effectué par le chevalier de la Vierge, elle ne pouvait s’empêcher de se sentir profondément coupable. Peut être que si ce lien si particulier n’était pas venu à se créer entre eux, alors la sérénité de cet homme n’aurait pas été ébranlée. Peut être même que tout aurait fonctionné parfaitement bien si le doute ne s’était pas insinué dans son esprit. Peut être… A cette idée, elle frissonna. Il ne pouvait y avoir de retour en arrière pour lui.

- Je ne pense pas. » Le fauteuil eut comme un soupir quand Saga s’y laissa tomber, un cendrier à la main. Sa voix profonde résonna dans la nuit silencieuse. « Je ne saurais pas l’expliquer mais je suis à peu près certain que cela devait se produire. Pourquoi, je n’en sais rien. Mais avec ce qui passe depuis quelques mois… » Il eut un geste vague en direction de la fenêtre. « Je sais bien que je n’ai pas vraiment été un modèle de sollicitude et d’attention pour vous tous mais, crois-le ou non, j’ai toujours su à qui j’avais à faire. Néanmoins, je n’aurais jamais imaginé qu’un jour nous en arriverions à un tel degré…. D’intimité.

- Toi y compris ?

- Moi y compris. »

Thétis comprit que Saga ne se faisait guère d’illusion sur la façon dont les autres le percevaient ces jours-ci.

Fut un temps où il aurait très certainement lutté contre cette vision qui ne contribuait pas selon lui à asseoir toute l’autorité d’un Pope, mais aujourd’hui, s’il ne s’en accommodait pas avec grâce, il acceptait néanmoins de laisser son entourage se faire sa propre opinion.

« Nous sommes tous logés à la même enseigne, » Conclut-il d’une voix songeuse, « ce que beaucoup d’entre nous auraient volontiers emporté dans leur tombe s’exprime malgré tout. Mais ce n’est la faute de personne. C’est comme ça, c’est tout. Certains ont d’ores et déjà admis cette évidence… et d’autres pas.

- J’imagine que je fais partie du lot ?

- D’après toi ? »

 

Les doigts de la jeune femme se crispèrent sur le cadre qu’ils trituraient depuis un moment. C’était trop difficile. Parasitée par la somme des émotions qui convergeaient vers elle dans un flot continu, il lui était devenu impossible de s’isoler. Sans doute aussi ne l’avait-elle pas souhaité, angoissée par ce qu’elle risquait de découvrir au fond d’elle-même. Mais à présent, elle n’avait plus guère le choix. Si elle n’avait pas pu de son côté assurer pleinement son rôle lors du test de la croix mutable, c’était aussi et surtout parce qu’elle s’était refusée à contempler certaines vérités en face. Les mensonges dont elle s’était persuadée avaient rejailli sur ses camarades. Sans la plus totale transparence, cela ne pourrait jamais fonctionner.

« Il faut que je m’éloigne. » Murmura-t-elle avant de reposer sur l’étagère le cadre dont le verre légèrement fissuré dans un coin témoignait de sa fébrilité. « Je ne me sens pas capable de regarder Shaka en face lorsqu’il reviendra. Et puis… » Elle se tourna vers Saga qui l’observait, son regard émeraude curieusement teinté d’une inquiétude indéfinissable. « C’est vrai. Je me suis abritée derrière les autres pour ne pas voir. Il est sans doute temps que je sache.

- Pour tout te dire… » Saga se leva, pour se planter devant elle. « L’idée de te savoir hors du Sanctuaire ne m’enchante pas spécialement. Surtout seule.

- Mais… » Les yeux azur de la jeune femme s’agrandirent. « Hé ! Non mais pour qui tu me prends !

- Je sais, je sais… » Il avait posé sa main sur le poignet de Thétis, en guise d’excuse. « C’est juste que… Sois prudente. »

Les visages d’Aiors, d’Aioros ou encore de Shura miroitèrent dans leurs pensées respectives. Elle hocha la tête : « C’est promis. Saga… » Elle se haussa pour poser ses lèvres sur la joue du Pope. « Merci. Pour tout.

- File. J’ai encore du travail. »

 

Posté à la fenêtre, il suivit des yeux la silhouette mince qui traversait d’un pas sûr la cour du palais en contrebas. Il avait toujours fait preuve de beaucoup d’indulgence, parfois trop, envers Thétis. Peut être parce qu’il considérait que tous les événements du passé étaient trop sombres ou brutaux pour la gamine triste et pourtant lumineuse qui avait un jour débarqué dans leurs vies. Il avait tenté de ne pas l’y mêler mais au final, elle en avait été éclaboussée au même titre que beaucoup d’autres. Il y avait de quoi s’en vouloir. Il n’aurait jamais souhaité à quiconque de se trouver confronté aux mêmes éternelles interrogations auxquelles il avait sacrifié nombre d’années de son existence. Pourtant, c’était bien ce qu’elle était en train de vivre, par sa faute. Son esprit erra jusqu’au rez-de-chaussée, où dormait son jumeau. Son souffle calme, la paix de son corps… Un autre jour, il l’aurait envié. Mais ce soir-là… « Kanon… mérite-t-elle que tu lui imposes de telles incertitudes ? Elle, elle ne t’a jamais fait de mal… »

Il ressentit le besoin dévorant de tenir Rachel dans ses bras. Elle aussi était perdue dans un profond sommeil à quelques mètres de là. Il percevait sa présence aussi sûrement que celle de son frère. Sa présence… En silence, il quitta son bureau, oubliant la paperasse qui pourtant exigeait encore son attention, pour longer le couloir faiblement éclairé menant à ses appartements. Il ne lui fallut que quelques minutes pour quitter ses vêtements, et se glisser, le corps nu et brûlant, contre celui de sa compagne qui remua quelque peu dans son sommeil avant que ses doigts ne vinssent dans un réflexe se mêler à ceux de Saga.

Elle perçut son désir impérieux au creux de ses reins, tandis qu’il se serrait contre elle. Leurs bouches se rencontrèrent dans la pénombre. Elle n’était plus cette illusion qu’il avait entretenue pendant des années. La chaleur de son corps, la tendresse de son étreinte, tout cela n’avait plus à rien à voir avec les instants volés d’antan, quand le sentiment d’urgence et de l’abandon prochain primait sur tout le reste.

 

 

Elle perdit ses mains dans la soie céruléenne qui les recouvraient, impudique, alors que les doigts de l’homme se crispait sur la chair douce. Docile, elle obéit à son injonction, l’accueillant en elle, hoquetant sous la puissance qui déferlait au creux de son corps, s’harmonisant pourtant bientôt avec cette force brûlante qui s’était saisie d’elle pour l’abandonner à l’étreinte passionnée qui l’environnait.

D’un geste tendre, il l’empêcha de s’enrouler autour de lui ; il voulait la voir, la contempler, s’abîmer dans l’or de ses yeux, se perdre encore un peu plus à l’abri de cette confiance absolue après laquelle il désespérait de courir. Il se pencha sur son visage, et quand son souffle rencontra celui de la femme aimée, il mourut en elle. Il fut retenu, jusqu’au bout. Retenu dans son corps, retenu entre ses mains, sous ses doigts qui s’enfoncèrent dans ses flancs, tandis qu’une plainte assourdie perçait le silence de la nuit.

Sans trouver la force de se détacher de son contact, il se coula néanmoins à ses côtés, les paupières lourdes d’une fatigue bienheureuse. Son bras resta là, en travers du ventre lisse de la jeune femme.

« On peut savoir ce qui me vaut ce réveil soudain ? » La voix de Rachel, bien qu’empreinte de sommeil, recelait une pointe de tendresse curieuse.

- Oh… je voulais simplement m’assurer que tu étais là.

- Satisfait ?

- Au-delà de toutes mes espérances. »

 

 

Temple du Taureau, Sanctuaire, dans la soirée…

 

« Tu ne dors pas ? »

Camus sursauta. Perdu dans ses pensées, il n’avait pas prêté attention à la massive silhouette d’Aldébaran, assis au fait des marches de son temple. Une vague lueur provenait de l’intérieur, découpant son ombre pesante sur les dalles de marbre.

- Je prends l’air. » Fit le Verseau, avant de rajouter soudain sur la défensive devant l’air sérieux de son alter ego : « Je prends vraiment l’air. »

Un sourire chaleureux mâtiné d’un certain soulagement lui répondit. Il se rapprocha, jusqu’à entrer dans le cercle lumineux. En soupirant, il s’adossa à l’une des colonnes soutenant le fronton de la bâtisse. Dans le silence qui s’établit, Camus laissa errer son regard dans la même direction que celle fixée par le Taureau. Curieux. Il n’avait jamais remarqué auparavant le point de vue depuis le deuxième temple. On entrevoyait un peu plus haut la masse sombre des baraquements dans lesquels dormaient les apprentis. Et sur la mer qui miroitait en contrebas, le bateau esseulé tanguait doucement, accroché au ponton.

« Tu les surveilles même en pleine nuit ? » Finit par demander le Verseau, dubitatif.

- Pas vraiment. Mais à cet âge là, il est bon de faire respecter la discipline. Camus… » Un raclement de gorge hésitant prévint l’interpellé que la conversation était sur le point de prendre un tour potentiellement désagréable : « Je ne savais pas.

- Je ne cherche pas la pitié.

- Je le sais bien. Mais je regrette d’avoir été à ce point aveugle. Tu as toujours été obligé de passer devant chez moi, depuis des années. Si j’avais su, peut être que…

- C’est dans le sens de la montée que tu es censé intervenir. Pas l’inverse.

- Sauf quand il s’agit de protéger l’un d’entre nous contre lui-même. »

Camus ne trouva rien à rétorquer. Il n’avait pas grand-chose à répondre de toute manière. Etonnamment, il avait l’impression que ce n’était pas de lui qu’il s’agissait en ce moment, mais de quelqu’un d’autre, d’un être étranger, incompréhensible, qu’il connaissait, mais avec lequel il ne pouvait pas dialoguer. L’évidence lui sauta aux yeux. Ce qui s’était déroulé ces derniers jours avait certes son importance… mais ne modifiait pas fondamentalement la situation. Sa situation. Il en aurait pleuré s’il lui était resté suffisamment d’amour propre pour cela. Mais se contentant de serrer les dents, il concentra toute son attention sur le bout de son pied qui effritait méticuleusement un nez de marche passablement abîmé.

- Tu n’as besoin d’en rajouter au délabrement de ce temple tu sais… » Marmonna le Taureau, tandis que quelques grains de calcaire mêlés de sables dévalaient devant lui.

- Demande à Saga de faire quelque chose.

- Bah… Non, je vais attendre qu’Angelo revienne. Il adore casser des cailloux, ça le défoule.

- Remarque, mieux vaut les cailloux que le reste.

- Qui sait, il en a peut être entamé une collection en cachette ? »

Ils s’entre-regardèrent et un rire nerveux les secoua tous les deux. Dire qu’ils n’auraient sans doute jamais osé plaisanter avec ça quelques années plus tôt… Aujourd’hui, cela leur paraissait si loin ! Une autre vie, peut être même d’autres personnes…

« Angelo a de la chance.

- La chance, ça se provoque, Camus.

- Tout le monde n’a pas les mêmes capacités. »

Aldébaran dodelina de la tête, mais sans rien rajouter. Il savait que tout ce qu’il pourrait argumenter serait inutile. Du moins, pour le moment. Cela devait être déjà suffisamment difficile pour le Verseau de se savoir ainsi exposé avec autant de brutalité après des années de silence, cela aurait relevé de l’acharnement que de lui plonger la tête dedans une fois de plus. Par ailleurs… la réaction de Milo, pour aussi folle et dangereuse qu’elle avait pu être, avait rassuré le Taureau. Il y avait là quelqu’un qui lutterait sans la moindre hésitation, et de toutes ses forces, pour protéger Camus. Malgré lui.

Un pas feutré se fit entendre, presque immédiatement suivi de l’apparition de la silhouette éthérée du Bélier. Les saluant d’un geste amical, il s’installa sans plus de façons en tailleur aux côtés de son voisin de tous les jours.

« Alors ? » Demanda-t-il de sa voix douce et calme.

- Ca s’est passé.

- Ca s’est bien passé. » Nuança Aldébaran, paisible. Camus lui jeta un coup d’œil étonné et vaguement reconnaissant.

- Alors tant mieux. »

Mü n’ajouta rien mais sa seule présence apaisa le tumulte sous le crâne de Camus. Autant il s’était très égoïstement servi de Thétis pour soulager et déverser sa souffrance, autant en cet instant, il se laisser anesthésier sans retenue. Ca non plus, ça ne durerait pas, mais bon sang que ça faisait du bien… Pourtant la sérénité n’était à proprement parler ce qui habitait l’atlante ce soir là. Sous ses dehors impénétrables, une lueur inquiète faisait miroiter le mauve de son regard.

« J’ai vu Shaka cet après-midi. » Finit-il par avouer, comme soulagé soudain de pouvoir en parler.

- Et c’est comme ça que tu obéis aux ordres de ton Pope ? » Le taquina Camus, sans méchanceté toutefois.

- Je n’étais pas tranquille…

- …Et tu l’es encore moins maintenant. » Fit Aldébaran sur le ton de la constatation. « Raconte. »

 

Ainsi c’était donc ça. Certes, ça faisait quelques jours que tout le monde avait mis au placard l’idée qui leur avait tous traversé l’esprit ce soir-là, en voyant le corps ensanglanté du chevalier de la Vierge, mais la confirmation de Mü avait un petit côté rassurant plutôt agréable.

« Rassurant… C’est vite dit. » Devant l’évanouissement des derniers vestiges de l’inquiétude d’Aldébaran et de Camus au sujet de la Vierge, Mü n’avait pu s’empêcher de temporiser. « Vous croyez peut être qu’il va reprendre ses fonctions comme si de rien n’était ?

- Allons Mü, depuis quand cultives-tu ce petit côté pessimiste ? Après tout, il…

- C’est le dernier salon où l’on cause ? »

Les silhouettes de Milo et des frères Xérakis sortirent de l’ombre, tandis que Milo reprenait : « Visiblement, tout le monde commence à prendre le rythme estival…

- Ca va, j’ai compris le message ! » Rétorqua Aldébaran dans un éclat de rire, avant de disparaître dans ses appartements pour revenir aussitôt avec le premier pack de bière suffisamment frais qui lui était tombé sous la main.

- Ah ben avec ça, la tradition est définitivement respectée… » Commenta Aiors en décapsulant une bouteille d’une pichenette. « Ca pourrait presque faire plaisir à deux personnes de ma connaissance.

- Je ne suis pas bien certain que ce soit celle-ci à laquelle ils doivent être les plus attachés.

- En même temps, Aioros, je crois qu’ils ont compris qu’on pouvait se passer de leurs avis. D’ailleurs… » Camus leva le nez en direction du Palais. « … Ca fait un bail que je ne les ai pas vus.

- Nathan reste près de sa fille d’après ce que j’ai compris. Quant à Andreas… Oui, c’est vrai qu’il se tient particulièrement tranquille ces derniers jours. » Rajouta Aldébaran.

- Peut être est-il en train de pourrir quelque part dans un coin du temple des Gémeaux ?

- Camus ! »

Une fois les rires apaisés, Aioros s’adressa à Mü, avec curiosité :

« Tu disais quoi à propos de Shaka ?

- Hum ?... Oui, qu’il risque d’être confronté à certaines difficultés. Peut être pas tout de suite, mais l’abandon de sa divinité ne doit pas être traité à la légère.

- Tu l’as senti comment ?

- Lucide.

- C’est l’essentiel non ? » Intervint le Lion. « Et puis, on sait à quoi s’attendre.

- Je ne sais pas… » Son aîné parut moins confiant tout à coup. « Au-delà de sa condition humaine qui nous a effectivement manqué pour réussir notre test, Il reste toujours un problème en suspend à régler.

- A priori, c’est en cours. Thétis est partie ce matin pour aller s’aérer l’esprit m’a-t-elle dit, et en me confiant vos précieuses personnes. » Mü marqua un temps d’arrêt, tandis que ses compagnons lui jetaient un coup d’œil interrogateur. « Disons que je suis censé soigner les bobos que vous avez là-dedans. » Fit-il enfin, en désignant d’un doigt discret sa propre tempe. « En espérant bien entendu que je fasse preuve d’un peu plus d’efficacité qu’avec Shaka.

- Nous y sommes. » Le Taureau eut un regard sévère pour l’atlante. « C’est pour ça que tu es aussi inquiet ?

- J’aurais dû intervenir, oui. Ca faisait des semaines, des mois, qu’il n’était pas au mieux de sa forme. Il m’en avait même parlé… Et je ne l’ai pas vu venir.

- Tu m’excuseras, mais je ne vois pas bien ce que ça aurait changé…

- Si, Aioros. J’ai la même culture que lui. On aurait peut être pu trouver une solution moins… expéditive.

- S’il ne t’a rien demandé, c’est qu’il avait ses raisons non ? » Hasarda Milo, d’une voix incertaine. « Ca ne sert à rien de te mettre martel en tête pour ça… »

Camus faillit en avaler sa bière de travers. Décidément…

- Tu as sans doute raison… » Soupira le Bélier. « Mais quelque part… » Il se tut. Il en avait perçu suffisamment de Milo pour savoir qu’il n’était pas toujours aisé de comprendre ceux que l’on considérait comme ses amis. Mais à la différence du Scorpion, Mü avait eu toutes les cartes en main pour réagir, ce qu’il n’avait pas fait à temps. Quand un homme dont la maîtrise a été parfaite à chaque instant de sa vie, perd soudain pied, ça se remarque. Shaka avait douté. Lui à qui ce n’était jamais arrivé…

« N’empêche… » La voix d’Aldébaran se faufila entre les pensées moroses du Bélier, «  Mü, je crois que tu t’inquiètes pour rien. Il a fait du chemin depuis non ?

- Qu’est ce que tu veux dire ?

- Simplement que s’il avait dû se voir séparé de Dieu à son arrivée ici, il n’aurait pas survécu à un tel outrage… » Ce furent plus les mots que l’éclat de rire d’Aldébaran qui arrachèrent un sourire à l’Atlante. Le massif Taureau n’avait effectivement pas tout à fait tort.

« Aldé ? Tu nous expliques ? » Aiors avait levé un sourcil interrogateur, tandis que son frère secouait la tête, à la recherche d’un souvenir un peu trop lointain pour être rattrapé.

- Vous ne vous rappelez pas ?

- Ils étaient trop jeunes. » Commenta Camus avec une ombre de sourire. « Mais je crois voir ce que tu veux dire…

- Shaka a été l’un des seuls aspirants à une charge de chevalier d’or… à avoir eu de la concurrence. » Aldébaran avait levé la tête vers ses compagnons restés debout tout en racontant : « Selon la tradition, lorsqu’un tel cas se présente, seul un combat peut départager les deux apprentis. Et c’est ce qui s’est passé pour Shaka.

- Tiens donc… Il ne nous en a jamais parlé, il me semble…

- Surtout, il ne s’en est jamais vanté, » fit le Taureau dans un soupir, à l’adresse d’Aiors, « parce qu’il n’y avait vraiment pas de quoi. »

On en apprenait tous les jours… Sous l’œil curieux de ses compagnons, Aldébaran s’installa plus confortablement contre une colonne derrière lui avant de poursuivre de sa voix grave et tranquille :

« J’ai assisté au combat. Dans une telle situation, il est d’usage que le Sanctuaire soit représenté au moment de l’affrontement, et Shion m’avait demandé de l’accompagner en Inde. Il ne m’avait pas dit grand-chose des deux prétendants et j’avoue avoir été surpris lorsque je les ai vus. On ne pouvait pas trouver plus différents que ces deux là… L’autre, dont je ne me rappelle plus le nom, était un pur indien. Le teint sombre, les yeux aussi noirs que ses cheveux… l’exact opposé de Shaka en somme ! On nous les a présentés comme étant de forces parfaitement égales. Ils avaient eu le même maître, le même entraînement, et étaient du même âge. En bref… notre séjour risquait d’être long.

- Mille jours ? » Suggéra Milo, un sourire en coin.

- Je n’ai rien dit, mais je l’ai effectivement pensé très fort. Même s’il ne s’agit que d’un vieux proverbe… j’ai vite compris que ce ne serait pas simple de les départager. Enfin… Quoi qu’il en soit, le combat a fini par démarrer. Je n’avais pas eu l’occasion de discuter, avec aucun des deux. Je les découvrais en quelque sorte et… je peux bien l’avouer maintenant, Shaka m’a fait une très mauvaise impression. »

Vingt ans… Aldébaran s’en rappelait pourtant comme si c’était hier. Cet adolescent mince, limite dégingandé, le visage figé et les yeux clos, qui s’était avancé d’un pas si sûr pour combattre…

- Tu veux dire… en terme de puissance ? » Demanda le Lion, dubitatif.

- Non. Mais je n’avais jamais vu quelqu’un faire preuve d’autant d’arrogance face à un adversaire. Il a engagé le combat en étant persuadé de gagner. Il dégageait une assurance vraiment malsaine. Je ne pensais pas que quelqu’un de son âge pouvait exprimer autant de mépris envers un camarade avec qui il avait grandi. C’était… je ne sais pas. Je me rappelle avoir regardé Shion, persuadé qu’on ne pouvait pas l’accepter. Mais il m’a juste demandé d’observer. L’autre était pas mal dans son genre aussi… mais il était plus méfiant. Ca s’est senti tout de suite. Il a laissé venir Shaka… bref, il a agi avec bien plus de sagesse que son adversaire.

- C’est étonnant, c’est vrai. Je n’ai pas le souvenir que Shaka ait fait preuve de suffisance au Sanctuaire. » Aioros, l’air surpris, continua : « Même à son arrivée.

- Tu n’étais pas encore titulaire. » Rappela Camus. « Moi, je m’en rappelle. Et je me rappelle aussi qu’il a vite pris conscience qu’il ne serait pas le bienvenu s’il ne modifiait pas son attitude.

- Par ailleurs, je crois que ce qui s’est passé en Inde à ce moment-là, lui a servi de leçon. » Le Taureau avait hoché la tête comme pour appuyer ses dires. « Sa trop grande assurance a causé sa perte. Il s’est découvert trop tôt. L’autre a eu quatre jours pleins pour observer ses techniques, et y déceler les failles. Oh, c’est sûr que Shaka frôlait la perfection. Contre n’importe qui d’autre, il aurait gagné, mais son adversaire était d’un niveau excellent.

- Attends… Tu es en train de nous dire que Shaka… a perdu ? » Milo, les yeux dilatés, observait Aldébaran, n’en croyait pas ses oreilles. « Mais alors… comment…

- … Il s’est retrouvé ici ? Hum… Je me suis longtemps posé la question. Aujourd’hui, je crois que c’était un test. De Shion.

- Tu veux rire… Tu l’as dit toi-même : l’issue du combat décide de qui sera apte à endosser la charge de chevalier, de n’importe quel rang d’ailleurs. » Fit Aiors, une ride en travers du front. « Avec tout le respect que je lui dois… Shion n’aurait jamais dérogé à cette règle, accroché aux traditions comme il l’était.

- En tout cas, il l’a fait ce jour-là. » Le Taureau s’étira, ankylosé à force de rester assis. « En fait, c’est lui qui a arrêté le combat avant que ça ne se termine mal pour Shaka. Cela n’enlevait rien à l’évidence qu’il avait perdu, mais Shion… après s’être entretenu avec les deux garçons, a décidé de repartir avec Shaka.

- Mais… et l’autre ? » Protesta Milo. « Qu’est ce qu’il est devenu ?

- Je crois qu’il est demeuré au service de Bouddha. Il n’a pas contesté.

- Il n’a pas… » Le Scorpion ravala la réflexion acide qui lui brûlait la langue. Il appréciait Shaka, bien entendu, mais si cela avait été lui qu’on avait dépouillé d’un destin aussi brillant, il ne serait pas laissé faire. Pas la moindre seconde. Fallait quand même pas exagérer non plus…

- Mais pourquoi un test ? Qu’est ce qui a pu motiver Shion à prendre cette décision ?

- Je te l’ai dit Aioros, je n’en sais pas vraiment plus… C’est juste que tout le temps où on est resté là-bas, j’ai eu l’impression que Shion n’attendait rien du combat à proprement parler. Avec du recul… je crois qu’il cherchait quelque chose de précis. Et à mon avis, s’il avait trouvé tout de suite, l’affrontement n’aurait même sans doute jamais eu lieu. Maintenant te dire pourquoi Shaka… » Aldébaran haussa les épaules.

Pourquoi Shaka… Un frisson désagréable s’insinua entre les épaules de Mü. Il avait plus ou moins écouté son massif voisin, et plutôt moins que plus, car cette histoire il la connaissait déjà. Forcément, il y était. Aldébaran, sans doute trop habitué à côtoyer Mü depuis toujours, n’avait pas signalé sa présence en Inde. Après tout, cela allait de soi non ? Shion était le maître du Bélier actuel, et ce dernier ne se rappelait pas avoir été souvent séparé de l’ancien Pope tout au long de son enfance, puis de son adolescence. Pourquoi Shaka… Cette question, il l’avait posée au vieil atlante, le soir même de leur retour. Lui non plus n’avait pas compris cette décision…

 

« Maître, Shaka a perdu… Il ne peut pas occuper la charge de la Vierge !

- C’est vrai Mü. » Le Pope lui avait souri avec bonté. « Mais vois-tu… je crois cependant qu’il fera un excellent chevalier d’or.

- Mais… Mais non ! S’il n’a pas été capable de vaincre son adversaire, cela veut dire qu’il n’est pas assez puissant, et qu’il ne pourra pas défendre le Sanctuaire !

- Quelle logique redoutable… C’est moi qui te l’ai enseignée ?

- Maître, pourquoi vous moquez-vous de moi… Je ne comprends pas. » Mü n’avait alors que quatorze ans, et à vrai dire, il ne saisissait pas toujours les raisons profondes de certains des agissements du Pope. Celui-ci faisait partie du lot. Shion l’avait alors regardé, longuement, avant de poser sa main tavelée sur l’épaule de son élève :

« Il y a parfois des choix à faire, simples pour certains, difficiles pour d’autres. Shaka n’est pas le plus puissant… Mais c’est peut être lui qui te sauvera la vie un jour. »

 

« … Et toi Mü ?

- Quoi, moi ? » La voix d’Aldébaran venait de tirer le Bélier de ses souvenirs.

- Tu étais là aussi… Shion ne t’a rien dit ? » Mü contempla le Taureau d’un air presque stupide, avant de serrer les dents. Il finit cependant par lâcher d’une voix sourde :

- Non… Non. Rien du tout. » Un mensonge qui lui sembla tout à coup aussi lourd que le regard d’Aioros, qui s’appesantissait curieusement dans son dos depuis plusieurs minutes.

« Bah… c’est loin tout ça. Shaka a fait ses preuves depuis le temps, je ne doute pas une seconde de lui. » Conclut Aiors. « Il va revenir, et tout va rentrer dans l’ordre. S’il a pris cette décision, c’est dans l’intérêt de nous tous. » Mü jeta un œil torve au Lion, mais celui-ci était tout ce qu’il y avait de plus sincère.

- Et Thétis, elle est partie pour combien de temps ? » Demanda Milo.

- Le temps de prendre une décision, je suppose. » Camus enviait la jeune femme. Au moins, elle, elle avait cette possibilité.

Milo et Aiors s’entre-regardèrent, mais avant même que l’un des deux n’ouvrent la bouche, ils se firent rappeler à l’ordre par Aldébaran :

« Non, pas de pari. Vous n’apprécieriez pas s’il s’agissait de vous, je me trompe ?

- Rabat-joie. » Marmonna Aiors avant de reprendre plus haut : « De toute manière, une fois que vous serez prêts, » Il regarda son aîné par en dessous, « Je suppose qu’on procédera à un test général à blanc non ?

- Tu veux dire… tous les douze ?

- Et bien… oui !... Quoi ? » Les regards effarés qui se tournèrent vers le Lion le hérissèrent quelque peu : « On ne va quand même pas affronter les Portes sans une vérification préalable, non ?

- Ma foi, oui, si tu veux participer au remake de l’Atlantide avec le Sanctuaire… sauf ton respect, Mü. » Rajouta précipitamment le Scorpion, pour tenter de rattraper une boulette à classer dans la catégorie prestige.

- Trop tard. » Confirma le Bélier en levant les yeux au ciel.

- Vous n’êtes pas sérieux, dites… Même si toutes les croix sont au point, on n’a aucune certitude de pouvoir mener le schéma à son terme. On ne PEUT PAS en rester là.

- Et tu comptes t’y prendre comment, dis moi ? » Camus observait le Lion, une vague lueur ironique au fond des yeux.

- Attendez… Il n’a pas tout à fait tort, » Intervint sagement Aldébaran, « pour l’instant, tout ce que nous avons réussi à faire, c’est intégrer quatre cosmos à partir de rien… et que ce soit pour la croix fixe, ou plus encore pour la croix mutable, cette énergie sera multiplié par deux, puis par trois. Aioros…

- Je sais. » L’ombre ayant envahi tantôt le visage du Sagittaire n’avait pas totalement disparu. « Mais en pratique, je suis d’accord avec Milo : c’est impossible à mettre en œuvre. Et a priori, Angelo et Shura n’ont ramené aucune information à ce sujet.

- Ca n’est pas une raison suffisante. » Contredit le Lion, passablement irrité, « Je n’ai pas envie d’arriver devant les Portes en me demandant si ça va marcher… ou pas.

- Mais ma parole, Aiors, je te pensais un peu plus sûr de toi quand même !

- Ca n’a rien à voir avec… » Le cadet Xérakis ravala son mouvement de colère en se rendant compte que le Verseau ne faisait que le taquiner. « Camus… est ce que tu te rends compte des enjeux ?

- Oui, ne t’inquiète pas. C’est juste que… » Un peu de cendre tomba à ses pieds, qu’il dispersa d’un coup de semelle. « Je suis relativement confiant de ce point de vue. Malgré tout ce qui s’est passé ces dernières semaines, il y a une chose que j’ai remarquée, et vous aussi, forcément. Lorsque nous sommes tous réunis, j’ai vraiment l’impression que… je ne sais pas comment l’expliquer, mais… » Il fronça les sourcils, à la recherche des mots qui s’échinaient à le fuir, quand Mü suggéra :

- Que nous formons un tout ?

- C’est à peu près ça, oui. Je pense que lorsque nous serons tous ensemble, les choses devraient se mettre en place, naturellement. » Milo observait sans mot dire son vieil ami. Il s’était toujours étonné, mais plus encore à présent, de cette facilité avec laquelle Camus parvenait à séparer d’un côté sa vie personnelle, et de l’autre son rôle au sein du Sanctuaire. Personne n’avait jamais eu à se plaindre du Verseau, dans l’accomplissement de sa tâche. Efficace, pragmatique, disponible, il se mettait au service de la communauté sans discuter, comme si tout le reste n’existait pas. Sa propre existence n’influait pas sur ses actes, du moins jusqu’à ces derniers jours. Et même encore maintenant, Milo retrouvait le Camus qu’il connaissait, qui était une fois de plus parvenu à occulter ses difficultés pour accorder son attention à ses pairs. Le dilettantisme, voire l’indifférence, qu’il affichait vis-à-vis des gens en général tendait ces derniers temps à s’effacer dès que les enjeux dépassaient le niveau des simples relations entre individus.

- En supposant que tu aies raison, il va se passer quoi… après ? » Inconsciemment, Aiors avait levé la tête vers le Palais dont la masse imposante composait une ombre opaque dans l’obscurité de la nuit. Il y avait une note d’impuissance dans ses paroles.

- Rachel se prépare. Elle est tout aussi consciente des risques que nous.

- Elle sera seule.

- Non, il y aura Saga.

- Mü… » Le Lion eut un signe de dénégation, partagée mentalement par Milo. « Tu ne sais pas mentir.

- Vous ne devriez pas douter de Saga. » Intervint Aioros.

- Ca n’a rien à voir avec ses capacités… Mais si je devais, moi, non seulement voir ma propre femme risquer sa vie, mais aussi et surtout l’aider à le faire… je suis désolé, mais cette idée m’est insupportable. Alors, oui, je doute. » Le silence accueillit les mots d’Aiors. Un silence gêné.

Le Sagittaire les regarda, un par un, avant de murmurer :

« Il m’a dit qu’il ferait ce qu’il faut.

- Aioros…

- Il me l’a promis, Aiors. » Le gardien du neuvième temple était tendu. La lumière tombant sur le métal ornant son visage luttait sans succès pour se frayer un chemin vers son regard, mais celui-ci demeurait obstinément dans l’ombre. « Je le crois. Je dois le croire. » Sinon, moi non plus, je n’en serais pas capable…

 

- Je vais voir ce que je peux faire. Et en discuter avec Rachel pour voir ce que nous pouvons réellement envisager. » Continua Mü. « Mais je crois qu’il va falloir nous débrouiller par nous-mêmes sur ce coup-là. De toute manière…

- … en être arrivés jusque là…

- … pour se planter à la fin…

- … il faudrait vraiment que nous le fassions exprès. » Conclut Mü à voix haute, tandis qu’une petite voix lui soufflait dans un coin de son esprit « … ou que Shion se soit trompé… Ô Maître, j’espère que tout cela n’était pas vain… Que vous ne leur avez pas imposé tant de souffrances sans espoir au bout du compte. » Mü n’obtiendrait aucune réponse, il le savait. Mais lui aussi voulait y croire.

 

 

Paris, France, au petit matin…

 

Andouille. Non. Triple andouille. Oui, voilà. Au moins.

“Quel con… Mais quel con !” Enfin, quoi qu’il en soit, Angelo pourrait bien se le rabâcher des centaines de fois que ça ne changerait rien à une évidente conclusion. Il n’était qu’un imbécile notoire. Un vrai, un champion toutes catégories.

Il n’osait même pas se retourner. Pourtant elle dormait, il percevait son souffle régulier, il lui semblait même voir son corps nu émergeant d’un drap négligemment chiffonné en travers du lit qu’il venait de quitter, un corps apaisé.

La pluie battait contre les fenêtres dans la pâle lueur blafarde du matin se levant sur la capitale française. Depuis une bonne heure, il observait sans vraiment les voir les gouttes qui s’écrasaient avant de couler le long des vitres. Par intermittence, elles disparaissaient sous la buée de sa respiration.

Il finit tout de même par la regarder. Elle était belle. Et ça aussi, c’était une évidence. Même maintenant, alors que certaines réalités lui retombaient dessus, il retrouvait la même sensation que celle qui l’avait saisi lorsque qu’à peine quelques heures plus tôt, il lui faisait encore l’amour, une fois de plus parmi celles dont il avait perdu le compte au cours de la nuit. Une espèce… d’inéluctabilité, de logique dont il se retrouvait bien malgré lui totalement dépendant.

Il n’empêche… Jamais, au grand jamais, il n’aurait dû ! Saleté de cosmos… Il l’avait sentie se rapprocher de lui la veille, mais il n’avait rien fait pour l’en empêcher. Au contraire. Il n’avait même pas été fichu de se rendre compte que lui-même allait vers elle, la reconnaissant comme un être, l’être qui lui était le plus proche en ce monde. Il ne pouvait que maudire son inappétence pour les relations humaines. Il avait fallu attendre trente cinq ans pour qu’une telle catastrophe lui tombe dessus. Et au plus mauvais moment possible, qui plus est ! Et elle, par-dessus le marché ! Pas une étrangère, ou une inconnue, non, non. Trop facile, pensez donc… Depuis qu’il était réveillé, il repoussait de toutes ses forces un visage de son esprit, mais décidément, Aiors avait le don de s’imposer, surtout quand on ne lui avait rien demandé.

Déjà qu’il avait lutté pour ne pas laisser échapper une pensée malheureuse au cœur du Domaine Sacré, pensée qui sans nul doute lui aurait attiré les pires ennuis... Les pires ? Non. Les pires, ils pointaient le bout de leur nez à partir de maintenant. Là aussi, il lui semblait qu’un épée de Damoclès en forme de roue du zodiaque venait d’élire domicile au dessus de son crâne et n’attendait que le moment opportun pour lui retomber dessus et l’écraser consciencieusement. Il était coincé. Il pensait pourtant avoir traversé le plus difficile avec le test de la croix cardinale… Raté. Le lion l’attendait au tournant.

“Merde… et merde.”

 

Elle remua dans son sommeil, se tournant vers lui. Il retint sa respiration. Elle ne s’éveillerait pas maintenant constata-t-il. Mais percevait-elle sa présence ? Fort possible en effet. Si lui-même ne parvenait pas à se débarrasser de l’empreinte du cosmos de la jeune femme, il ne voyait pas comment l’inverse pourrait être possible en ce qui la concernait.

A priori, c’était le bon moment pour paniquer. A pas de loup, il alla ramasser ses vêtements oubliés dans le salon, sur lequel la chambre s’ouvrait. Pestant intérieurement contre un nombre de boutons qu’il considérait soudain comme invraisemblable, il se dépêcha de refermer son jean et sa chemise et tout en bataillant avec sa dernière chaussette, il s’attacha à ne pas perdre de vue le lit. Pour être certain qu’elle ne remarque rien, se persuada-t-il.

Toujours en silence, il enfila son blouson, avant de poser la main sur la poignée de la porte. Voilà le geste qu’il n’avait pas achevé la veille, mais qui aurait pourtant contribué à lui faciliter grandement l’existence. Mais cette fois encore, il hésita. Masquant tant bien que mal son cosmos, il se surprit à retourner vers la chambre. La clarté s’intensifiait dans la pièce, allumant quelques reflets flamboyants aux boucles répandues sur l’oreiller. Il la regarda. Sa main, décidant de faire sécession, s’approcha d’une épaule nacrée, comme pour l’effleurer jusqu’à ce que le peu de jugeote qui lui restait ne vienne à la rescousse. Son poing serré se retira.

Un instant, l’idée saugrenue lui vint de laisser une trace de son passage… et fut chassée aussitôt par un Angelo soudain rageur. Ce n’était pas de lui ça. Il referma la porte derrière lui.

 

Marine ouvrit les yeux sur le jour. Elle avait été tentée de manifester sa présence. Mais à quoi bon ? Les efforts d’Angelo pour demeurer discret ne lui avaient pas échappé. Elle avait perçu la chaleur de sa main près d’elle l’espace d’un instant, chaleur qui s’était évanouie en même temps que sa présence. Elle eut froid. Tirant le drap à elle, elle crispa ses doigts sur l’étoffe. Mais cela ne suffisait pas à dissiper la glace qui s’insinuait lentement dans ses veines. Se pouvait-il que la solitude fût un tel poison ? Elle n’y avait jamais prêté attention mais à présent qu’elle venait de toucher du doigt ce qu’elle n’avait jamais imaginé, il lui sembla que tout le reste s’était évanoui dans une grisaille malsaine. En tout cas, il y avait une chose de certaine. Elle se retourna sur le dos, le regard fixé au plafond. Elle n’avait fait qu’entrevoir ce qui devait sans doute ressembler à peu près au bonheur, mais elle, elle n’était définitivement pas apte à en profiter. Cette fuite ne l’étonnait pas. Bien sûr, elle aurait espéré qu’il en soit autrement. Mais ce n’était pas ça la vraie vie. Elle connaissait la vérité alors même qu’elle se perdait dans ses bras. Sans se l’avouer. Malgré tous les arguments que pouvait lui souffler son cosmos bien décidé à ne pas lâcher l’affaire, elle savait qu’il n’y aurait pas de lendemain. Qu’il ne pouvait y en avoir. C’était trop tard.

 

 

Le lendemain soir, au Sanctuaire…

 

N’importe qui d’autre aurait pu croire qu’il n’y avait personne. Mais Saga referma la porte de la pièce, après y avoir fait quelques pas. Il fut assailli par la chaleur qui y régnait, chaleur qui trouva son origine dans le crépitement des braises.

« On est en juin, Kanon… je peux savoir ce qui t’a pris ?

- Le feu m’aide à réfléchir.

- Et moi cette fournaise m’aide à boire. Je te sers ? » L’aîné n’attendit cependant pas l’accord du cadet qui se retrouva bientôt un verre à la main. Saga contourna son frère assis par terre le canapé dans le dos, face au foyer qui rougeoyait dans son regard. Il s’installa plus confortablement derrière lui, le surplombant depuis les coussins contre lesquels il s’était adossé.

« Alors ?

- Marrant, d’habitude, c’est moi qui te pose cette question. » Kanon n’avait pas tout à fait tort, mais s’il tentait là une pointe d’humour, il avait en tout cas été déjà plus en forme, nota Saga d’après les inflexions désabusées de la voix de son frère.

« Pourquoi l’as-tu laissée partir ? » Le cadet Antinaïkos s’était retourné, le visage levé vers le Pope, comme mobile dans les lueurs des flammes.

- Parce qu’elle me l’a demandé.

- C’est dangereux.

- Elle le sait. »

Le silence de Kanon était éloquent. Ce n’était pas tout de le savoir, semblait-il dire dans le rictus qui déforma brièvement ses traits, avant qu’il ne reporte son attention sur le feu.

« Saga… Est-ce que je suis un imbécile ?

- Et bien, puisque tu m’en parles, il… » La suite de la réplique se perdit dans le choc sourd d’un coussin atterrissant avec un redoutable précision sur la tête de Saga, qui se dégagea en riant : « Alors ne pose pas ce genre de questions !

- En effet. De toute manière, je connais la réponse, pas besoin de toi pour ça. »

Kanon étouffa un soupir, avant de se lever. Sans un mot, son aîné le regarda arpenter le salon sans but, le laissant remuer les pensées chaotiques qu’il percevait sans difficulté.

« Je me suis laissé piéger. » Avoua enfin Kanon. « Ce test… était beaucoup plus difficile que je ne le croyais.

- Tes conclusions ?

- Je ne suis pas franchement prêt à les encaisser.

- Il va bien falloir, pourtant.

- Facile à dire. » Mais Kanon savait en effet qu’il n’avait plus trop le choix. Il passa deux mains lasses sur son visage, qui se rejoignirent dans sa nuque. Il demeura ainsi, le front appuyé contre la vitre fraîche. « Penser que ces quinze années n’étaient finalement qu’une parenthèse dans ma vie est dur à avaler. Depuis que je suis revenu, j’ai l’impression que tout ne fait que continuer. Seulement… Suis-je donc le seul ici à en avoir conscience ?

- Non. Mais pour ma part, je ne peux que subir. A toi de voir si tu veux être dans la même position, ou si au contraire, tu veux reprendre l’avantage.

- Je ne peux pas lui donner ce qu’elle attend.

- Oh… Et d’où sors tu une telle certitude ?

- Je n’ai pas la même patience que toi.

- La patience, ça s’apprend. » Soudain mélancolique, Saga fixait le fond de son verre, posé sur sa cuisse. « Tu as vu où mon impatience m’a mené ? Nous a menés tous les deux ? Je ne crois pas être un exemple à suivre.

- Tu marques un point. »

Le Pope rejoignit son frère. Celui-ci, les yeux fermés, semblait désireux d’échapper à cette journée, aux obligations et échéances qui le coursaient sans répit. Saga crut voir un reflet de lui-même dans cet homme soudain fatigué. Et de cela, il n’en voulait pas. Cette sensation étrange qui ne se détachait plus de lui depuis ses retrouvailles avec son jumeau revint le tirailler sourdement. Il éprouvait au plus profond de son corps la nécessité urgente de ne pas le laisser ainsi, seul avec lui-même. Un instant il se demanda si ce n’était pas finalement ce que Kanon devait ressentir chaque jour vis-à-vis de lui, tant sa présence se manifestait à chaque fois que Saga partait lui-même à la dérive. Ce besoin ineffable, presque douloureux, de ressentir l’autre en soi s’ancrait tous les jours un peu plus, se rendit-il compte. Et en lui comme en son frère.

La voix de Saga s’éleva alors, profonde, à la fois murmure et parole.

« Il n’y a rien de pire que le silence. Que tous les silences. Croire que l’autre comprendra de lui-même et s’en persuader ne mène nulle part. Les gestes eux-mêmes ne suffisent pas. Il y a des choses qu’il faut dire, et si on n’y arrive pas, il faut se forcer, même si on est maladroit, même si on blesse l’autre et si on se blesse soi-même. Moi, j’ai trop attendu. Peut être que si j’avais trouvé ce courage-là plus tôt, j’aurais pu épargner à Rachel le gâchis de sa vie. Et de la mienne par la même occasion.

- Mais quand tu as pris trop de coups, tu n’as pas forcément envie de t’exposer volontairement à en recevoir d’autres.

- Qu’est ce que tu préfères ? Prendre le risque de te faire mal, ou celui de rater le coche ?

- Franchement ? Aujourd’hui, je n’en sais trop rien. Il y a toi et… même encore maintenant, il m’arrive de me demander si ce n’est pas suffisant. Réparer ce que l’on a pu se faire subir tous les deux est trop important. Trouver de la place pour…

- Je n’ai pas l’intention de te laisser. » Leurs regards si parfaitement identiques s’accrochèrent. « Plus jamais.

- J’aimerais avoir la même certitude. » Saga leva une main hésitante, avant de la poser sur l’épaule de son jumeau, le forçant à se tourner vers lui. « Je sais que tu l’as. » Murmura-t-il. « Je te fais confiance.

- Alors… » Kanon saisit le poignet de son frère, le serrant avec force : « … Après tout, il suffit d’un seul de nous deux n’est ce pas ? Comme avant…

- Comme toujours. »

 

 

Paris, France, le lendemain soir…

 

Il pleuvait encore. Et depuis que la nuit était tombée, il lui semblait que c’était pire. Ce qui en soit était parfaitement idiot, mais le rideau incessant des traînées lumineuses devant les réverbères ne laissait pas d’ancrer en lui cette impression désagréable. Enfin… désagréable… Quand on est trempé jusqu’aux os, le terme n’était pas des plus adaptés. Un poil trop consensuel peut être…

 

Il avait marché. De quoi avoir mal aux jambes et se persuader qu’il avait fait des kilomètres, sauf qu’il n’avait pas dépassé le périmètre du quartier, la place d’Italie ayant constitué la frontière qu’il n’avait pu franchir. D’ailleurs, maintenant, il la connaissait par cœur cette place. Quelques déjections canines par ci, un tas de mégots par là, un banc occupé successivement par une bande d’étudiants, une vieille dame et aux dernières nouvelles par le clochard qu’il avait bien dû croiser à 4 reprises au cours de ses pérégrinations de la journée.

 

Il avait descendu la rue. Il avait remonté la rue. Descendu, remonté. Descendu. Remonté. Il était bien parti pourtant au début… la station de taxis lui tendait les bras, n’attendant que son bon vouloir. Une portière ouverte, un nom d’aéroport et le tour était joué. Si seulement les choses avaient pu se dérouler avec autant de simplicité… Les taxis, il n’avait fait que les regarder. De loin. Et quand tous furent dispersés aux quatre coins de la ville, quelque part, il s’était senti soulagé. Au moins, il n’avait plus d’excuse. Son corps, qui s’était figé en dépit de toutes les injonctions et autres insultes mentales lancées à son encontre, avait alors décidé de redonner la main à son propriétaire. Et il avait entamé son parcours.

Pas une fois il n’était repassé devant l’immeuble. Il s’était juste contenté de tourner autour, à une distance respectueuse, évitant soigneusement le bar par la même occasion. Ca durait depuis l’aube. La question de savoir pourquoi il demeurait là, dans une espèce d’indécision floue et inconfortable l’avait bien effleuré, mais même encore à présent, il n’était pas bien certain d’être prêt à encaisser la réponse qui allait avec. Oui, même maintenant, planté sous la pluie au bas de l’immeuble.

 

Une journée comme une autre, à ceci près qu’une vague sensation mœlleuse de vide l’avait accompagnée tout du long. Une impression de manque, certes, mais pas irritante. Plutôt agréable même si elle se fiait au nombre de fois où elle s’était surprise à s’immobiliser, à se détacher de son environnement immédiat, tant et si bien que sa collègue avait fini par lui demander d’un ton acerbe si elle comptait lui laisser tout le boulot.

Elle avait achevé son service dans ce même flottement qui décidément ne la lâchait pas. Mais tandis qu’elle marchait sur le trottoir, abritée sous son parapluie et concentrée sur l’extrémité de ses semelles claquant dans les flaques, elle prenait peu à peu conscience que le passé s’emparait déjà de ce qui ne serait bientôt plus qu’un pâle souvenir à l’instar du reste. D’ailleurs, elle se devait de laisser faire. La douleur ne disparaissait jamais, ainsi qu’elle avait pu s’en rendre compte la veille, mais du moins s’anesthésiait-elle au fil du temps. Ce qu’il y avait de positif, avec le recul, c’était qu’elle demeurait en vie. Elle ne voulait pas se rappeler qu’à un instant donné, elle avait souhaité l’inverse. Une faiblesse de sa part sans nul doute.

Quant à son visage… Elle avait bien tenté de le repousser, mais en vain. S’il ne s’imposait pas à son esprit, son corps, lui se chargeait de le lui rappeler. Un étranger… Il n’était qu’un étranger pour elle et pourtant, en l’espace de quelques heures, il lui sembla qu’elle avait tout appris sur lui. Et il avait fallu encore moins de temps pour qu’il disparaisse de sa vie. Elle pouvait au moins se satisfaire d’avoir entrevu à quelle forme de bonheur elle aurait éventuellement pu prétendre, après tout… Un sourire triste se dessina sur ses lèvres. Mais bien sûr.

 

Il n’y avait rien qui puisse faire plus pitié qu’un chat abandonné sous la pluie, Mais un Cancer, c’était pas mal aussi dans le genre, se dit-elle quand relevant son parapluie pour composer le code de son immeuble, son attention fut attirée par une loque trempée et dotée d’une chevelure bleutée qui partait à vau-l’eau comme le reste.

« Angelo !...

- Laisse-moi parler. » Son regard avait viré du cobalt au noir, et soutenait celui de Marine. « Je ne sais pas ce que je fais là. Je voulais partir, je n’y suis pas arrivé. Je voulais te laisser tranquille, mais je n’ai pas pu. Je ne peux pas l’expliquer. Enfin, si, je pourrais, mais je crois que je ne sais pas comment on fait. Il fallait juste que je te dise. Après tu pourras me dire de dégager. J’ai tué des tas de gens. J’ai jamais demandé à faire ce boulot. Je fais des cauchemars la nuit. Mon humour ne fait pas rire grand monde. J’ai mauvais caractère. J’ai des goûts douteux en matière de décoration. Je me suis comporté comme un con et je risque de recommencer. D’ailleurs, c’est déjà fait. Je suis trempé, j’ai froid et je me demande pourquoi je te dis tout ça en ce moment, surtout si tu n’en as rien à foutre. »

Il se tut. Sans la quitter des yeux. Sonnée par cette avalanche de mots débités à toute vitesse, Marine l’observait, indécise, déboussolée. Le bourdonnement sourd de la pluie incessante autour d’eux recouvrait ses pensées, soudain incohérentes. Elle ne s’attendait pas à le revoir. Et encore moins à l’entendre. Pourtant il était bien là. Il lui donnait le choix.

Elle recula insensiblement, avant de s’arrêter.

« Mon parapluie est trop petit pour deux. » Fit-elle, calmement.

- Au point où j’en suis… S’il n’y a pas assez de place, je peux faire sans. J’ai l’habitude.

- Tu risques de t’en lasser au bout d’un moment.

- C’est possible. Toi aussi, remarque.

- Peut-être. »

Ils ne pouvaient pas y faire grand-chose, et l’un, et l’autre. Devoir s’accommoder d’un tel sentiment d’impuissance face au destin n’était pas dans leurs habitudes. Rien dans ce qui se profilait à l’horizon n’était susceptible de convenir à leur nature profonde, celle qu’ils s’étaient forgés au fil des années, cette solitude peu ou prou maîtrisée, devenue la seule carapace sur laquelle ils pouvaient compter. S’ouvrir un tant soit peu à l’autre relevait de l’hérésie à ce stade… sauf qu’ils n’avaient plus guère d’autre alternative.

Elle ouvrit la porte de l’immeuble, tout en désignant le sac posé à l’abri de la pluie dans un renfoncement :

« Ne l’oublie pas. »

Sans un mot il s’en saisit, avant de s’engouffrer à la suite de la jeune femme dans l’obscurité du bâtiment.

 

Le ronronnement du sèche-linge ne suffisait pas à couvrir les soupirs qui s’échappaient de la chambre. Et encore moins le cri de victoire étouffé de Marine, lorsqu’elle se retrouva définitivement à l’aplomb de l’italien, pesant de tout son poids sur le corps de son partenaire, ses ongles enfoncés dans les épaules plaquées contre le matelas. Il aurait pu la renverser d’un geste, mais après mûre réflexion, il n’en fit rien. Cela lui plaisait, admit-il, avec un vague sourire. Elle ne s’en laissait pas compter, et ils avaient lutté de longues minutes, chacun cherchant à prendre l’ascendant sur l’autre, jusqu’à ce qu’enfin, il ne lui accorde le point. Il trouva néanmoins le moyen de lever le bras, pour glisser ses doigts dans les boucles ombrant le visage de la jeune femme. Il les repoussa, laissant sa main s’attarder sur sa joue. Elle souriait elle aussi, mais tandis qu’elle assurait un peu plus son emprise, arrachant un gémissement au Cancer, elle se pencha sur lui, murmurant :

« On va instaurer quelques règles.

- J’allais justement t’en parler. » Leurs lèvres s’effleurèrent, avant qu’elle ne reprenne :

- Je ne veux rien savoir. Du Sanctuaire, de tes activités, de tes missions… rien. Tu…

- Je me tairai. » Il lui vola un baiser. « De toute manière, ça, je l’avais déjà décidé. Et toi, tu ne me demanderas jamais quoi que ce soit.

- Je ne t’appartiens pas. » Fit-elle encore, accentuant sa pression, sans pouvoir néanmoins empêcher une colonie de doigts fureteurs s’emparer de ses hanches.

- Et quant à moi, je ne te devrai rien.

- On est d’accord ?

- On est d’accord. » De nouveau, il reprit sa bouche, mais cette fois, parvint à agripper la nuque de sa compagne pour l’immobiliser, avant de se redresser sur les coussins. Laçant ses bras autour de son cou, elle se dressa face à lui, leurs corps s’appuyant l’un contre l’autre ; les hanches sous les doigts d’Angelo entamèrent leur danse millénaire, hachant leurs souffles, accélérant leurs cœurs. Il se sentit fondre dans la douce mais impérieuse brûlure qui s’était emparée de lui. Cette chaleur, il la retrouva sur sa peau, sur ses lèvres qu’il embrassait, qu’elle lui offrait sans retenue, s’ouvrant encore un peu plus comme pour imprégner chaque particule de son être de l’homme qui l’envahissait.

Il finit par se saisir des fins poignets pour les croiser en arrière, au creux du dos de la jeune femme. Il n’aurait pas pensé qu’elle se laisserait faire et pourtant… elle se soumit, son corps nu et parfait exposé sans plus de pudeur au regard de l’italien, oublieuse de tout, le seul plaisir la faisant vibrer dans l’étreinte solide qui la retenait encore. Il alla définitivement se perdre au creux de son ventre, lui abandonnant son dernier souffle tandis qu’elle ployait soudain dans ses bras, qu’elle le serrait, doucement, abritant sa tête contre son cœur. Il demeura là un moment, avant de se dégager sans brusquerie. Ils s’entreregardèrent. Non, définitivement, ils ne pourraient pas lutter. Ce n’était plus possible. Fermant les yeux de lassitude, il s’allongea contre elle, ses bras trouvant naturellement leur place. Il ne voulait plus réfléchir. Profiter de l’instant présent, voilà tout ce qui importait. Oublier le reste, oublier tout… Oublier…

 

 

Tampa, Etat de Floride, Etats-Unis d’Amérique…

 

« Pourquoi es-tu venu ?

- Parce que… j’ai besoin de toi. » Il sembla un instant que ces mots ne l’avaient pas atteinte. Accoudée à la barrière en bois blanc qui longeait la plage, Thétis ne bougeait pas un cil, ne le regardait pas. Seule la lumière d’un réverbère planté là sculptant chaque trait de son visage dévoilait ses yeux, soudain trop brillants. Dans l’ombre derrière elle se tenait Kanon, silencieux à son tour.

 

Il trouva sa propre réponse idiote. Ou était-ce lui qui se montrait idiot ? L’écho lui renvoyait le ton maladroit, presque rogue qu’il avait employé. Difficile d’imaginer qu’elle pourrait croire un homme doté d’une telle incapacité à s’exprimer… Un soupir de résignation s’en vint le chatouiller, mais il eut le bon sens de le ravaler. Il s’était cru convaincu par les mots de son frère, mais dès qu’il avait posé le pied sur le tarmac de Tampa, il avait compris qu’il ne savait pas bien ce qu’il venait faire ici. Ou plutôt si, il en avait une assez bonne idée, il s’agissait juste des moyens à employer qui lui apparaissaient comme nébuleux. Il voulait récupérer Thétis. Il voulait qu’elle le choisisse lui. Qu’elle ouvre les yeux. Qu’elle se rende compte. Oubliés déjà les mots de Saga… Ce qu’il souhaitait, il ne pourrait l’obtenir qu’en le demandant. Tout simplement en le demandant. Mais en cet instant, une fois de plus, cette simple démarche se plaçait soigneusement hors de sa portée.

Il l’avait retrouvée à l’université, là où elle avait fait une partie de ses études, et où elle continuait à travailler, pour le plaisir ainsi qu’elle s’en était toujours défendue, profitant de ses allers-retours avec la Grèce pour maintenir des relations entre les deux instituts de recherches marines auxquels elle consacrait son temps libre. Elle l’avait laissé l’emmener dîner, sans manifester plus de surprise. Un moment il eut l’espoir qu’elle l’attendait, que son départ soudain n’était qu’un prétexte pour qu’il vienne la rejoindre, mais rien dans son attitude de la soirée n’avait confirmé cette idée. Rarement il avait été confronté à une situation aussi surréaliste… Deux étrangers n’auraient pas trouvé moins de choses à se dire que les quelques propos qu’ils avaient échangés. Pas une seule fois ils n’avaient évoqué ce qui les touchait de près, directement ou indirectement. Elle ne lui avait pas demandé de nouvelles de Shaka. Il ne lui en avait pas donné. A peine s’il avait pu l’effleurer, ce serait ce que par inadvertance. Les silences furent longs. Inconfortables.

 

Le restaurant était loin derrière eux à présent. Le paseo qu’ils arpentaient depuis quelques minutes les avait menés jusqu’aux premières plages. Derrière eux, quelques bars musicaux accueillaient des touristes désoeuvrés et des spécimens de la jeunesse locale. Sans le faire tout à fait exprès, ils avaient stoppé tous deux devant un établissement se réclamant du courant soul, élément pour le moins détonnant dans un paysage à forte tendance hispanisante. Et les notes qui s’en échappaient confirmèrent bien vite qu’ils étaient tombés sur le seul lieu du genre à des kilomètres à la ronde…

Une brise venue de la mer les enveloppa d’un air chargé de sel ; ne la voyant pas retenir ses cheveux, il s’approcha et d’un geste ample de la main les ramena dans le cou de la jeune femme. Il y posa ses lèvres.

Un frisson la parcourut. Etait-ce du désir ? Ou de la peur ? Elle n’aurait su répondre. A moins que la voix d’Angie Stone qui parvenait jusqu’à elle ne la plonge dans un questionnement qu’elle se refusait à aborder… Si seulement tu ne m’avais pas manqué…

L’éloignement qu’elle s’était imposée n’avait rien résolu, elle s’en rendait compte à présent. Elle n’avait fait que fuir. Fuir ce qu’elle ne pouvait plus supporter. Les autres, elle-même. Mais il était là. Si elle n’avait rien laissé entrevoir de son étonnement, elle n’en revenait toujours pas pour tout dire. Ce n’était pas ce qu’elle avait recherché dans sa démarche, pourtant, une sorte de soulagement l’avait envahie. Cette idée lui fit baisser la tête. Ne se réfugiait-elle pas une fois de plus dans la facilité ? Elle entrevoyait soudain une solution simple, apportée sur un plateau d’argent. Qu’est ce qui l’empêchait de la saisir, et par la même de se débarrasser enfin des interrogations sans fin, mais aux multiples conséquences ?

S’il n’avait rien dit, elle l’aurait repoussé une fois de plus. Mais ces mots… Oh elle avait bien perçu la difficulté avec laquelle ils avaient été prononcés, ce qu’ils avaient coûté à celui qui avait trouvé elle ne savait quelle ressource pour y parvenir… Ils existaient néanmoins. Et résonnaient en sourdine dans ses pensées bousculées et confuses. Depuis son retour, c’était sans aucun doute la première fois qu’elle voyait Kanon plier, et accepter de laisser paraître un sentiment qui ne soit pas lié à son jumeau. Devant cet aveu, elle comprit que l’analyse de ses propres sentiments était incomplète. Elle n’était pas en mesure de faire un choix pour la simple et bonne raison qu’elle n’avait jamais vraiment su ce que Kanon attendait d’elle. Mais aussi et surtout, elle-même ne savait pas ce qu’elle attendait de lui. Tant d’années… Tant d’années étaient passées sur eux, mettant leurs souvenirs communs dans de petites boîtes au grenier de leur mémoire, des petites boîtes qui aujourd’hui leur dégringolaient sur la tête.

« Kanon… n’est-ce pas trop tard ? » Murmura-t-elle d’une voix douce. Il passa un bras autour de sa taille et la serra contre lui, le dos frêle de la jeune femme appuyé contre son torse.

Se pouvait-il que… ? Elle ne bougea pas. Et il ne fit plus un geste. La vigilance, la méfiance presque affleurant le cosmos de la jeune femme le blessait, mais l’acceptation par cette dernière de son contact lui fit entrevoir une possibilité à ne pas laisser passer. Elle faisait un pas dans sa direction. A lui maintenant de ne pas se perdre en route.

Plongeant son visage dans la chevelure dorée qui voletait autour d’eux, il répondit dans un souffle :

- Il n’est jamais trop tard. Nous avons mal démarré tous les deux ; laisse-moi une seconde chance.

- Ce n’est pas si simple, et tu le sais.

- Thétis… » D’une main tendre mais ferme, il la retourna face à lui, « … depuis toujours, tu es mienne. Tu dois admettre ça. Vois par toi-même ; le temps n’a rien effacé. Je t’ai retrouvée, telle que je t’avais laissée il y a 15 ans. Pourquoi refuses-tu de voir l’évidence ? »

Mauvaise option. La sentant se raidir entre ses bras, il se mordit les lèvres. Pourtant… C’était bien la vérité ! Elle était à lui ! Quand même leurs cosmos confirmaient cette certitude… Il ne faisait que dire à voix haute ce qu’elle savait pertinemment depuis des années. Ce n’était pas faire preuve d’honnêteté que de l’admettre et de le dire ?

- Tu te trompes. » Fit-elle en essayant de se dégager, « Je te l’ai déjà dit ; je ne suis plus une enfant. J’ai changé ! »

Elle en avait assez. Assez de devoir sans cesse se plier à ce que les autres décidaient pour elle. Assez de devoir considérer comme acquis ce qu’on lui imposait. Assez de ne pas être suffisamment libre pour faire ses propres choix. Une fois encore, Kanon lui jetait à la figure une évidence. C’était trop simple !

Lutter pour le principe. Voilà où Thétis en était rendue en cet instant. Bien sûr que l’évidence crevait les yeux… mais même elle n’était pas à l’abri d’un sursaut d’orgueil. Depuis des mois, elle ne voyait autour d’elle que des gens se débattre avec une vie qu’ils n’avaient pas souhaitée, ou du moins dont ils perdaient le contrôle au fil des semaines, tout cela parce que curieusement, les uns après les autres se trouvaient confrontés aux conséquences du passé. Fallait-il donc qu’elle en passe par là elle aussi ? Pourquoi admettre qu’elle aussi devait se plier à cette exigence ? Sa propre existence, elle l’avait menée comme elle l’entendait. Depuis toujours. Et aujourd’hui quoi ? Elle en était réduite au même schéma, c’est ça ? Si elle se laissait faire, comme tous les autres, elle allait faire souffrir quelqu’un… Elle qui ne pouvait le supporter.

 

Sa lutte était vaine pourtant. Il lui prit les lèvres. Presque brutalement. Elle voulut se débattre, mais… de nouveau cette chaleur intense dans son ventre, ce frisson qui remontait le long de son échine, ces sensations qu’elle n’éprouvait qu’à son seul contact, un simple effleurement. Et un écho. Celui d’un cosmos parfaitement assorti au sien. Celui, flagrant, dont elle avait fait l’expérience quelques jours plus tôt. Son esprit pouvait bien résister, quand aller à l’encontre de son essence profonde, de ce qui la caractérisait plus encore que son passé et ses convictions se soldait par une course épuisante et totalement inutile.

Elle ne put que lui rendre son baiser, s’abandonnant dans ses bras, ses doigts perdus au milieu de l’enchevêtrement des mèches bleutés qui les recouvraient tous les deux.

- Oui, tu as changé… Mais ce que nous avions en commun n’a pas disparu. C’est toujours là… » Il avait cessé de l’embrasser mais sa bouche n’était qu’à quelques millimètres de la sienne, son souffle brûlant se mêlant à celui de la jeune femme, haletante. Elle voulut résister une dernière fois, posant le bout de ses doigts tremblants sur les lèvres de celui qui allait l’emporter :

- Je ne veux pas faire souffrir qui que ce soit, je ne veux pas le ressentir, ne m’oblige pas à subir ça…

- C’est trop tard, Thétis… je voudrais simplement… J’étais heureux avec toi. » Elle se mordit les lèvres ; il ne mentait pas. Kanon ne lui avait jamais menti. Il pouvait parfois se montrer virulent, maladroit, brutal même, mais il était toujours dans le vrai. Simplement, il avait perdu l’habitude. L’habitude d’aimer. Elle entrelaça ses doigts avec les siens, appuyant son front dans le creux de son épaule :

« Alors… montre-moi. Montre-moi que je ne me trompe pas… »

 

Une fois de plus. Le vertige. L’étouffement. Le soulagement. Son poids sur elle, sa peau moite contre la sienne, la force de ses bras, la douceur de ses mains… Ses doigts, crispés sur sa cuisse tandis qu’il la prenait, qu’elle sentait cette brûlure tant espérée, tant convoitée glisser en elle, se loger au creux de son ventre, palpitante, vivante. Les yeux fermés, sa tête se renversa, offrant sa gorge à ses baisers, ses lèvres entrouvertes aux siennes. Des lèvres qu’il prit presque avec sauvagerie, quand ses hanches allèrent à la rencontre de la jeune femme, trop avide de s’emparer de ce qu’elle avait de plus secret aux tréfonds de son corps. Envahie, submergée, elle ne pouvait que répondre à son désir, s’ouvrant à lui, haletante, la douleur presque… La peur d’aller trop loin… De trop lui montrer, de trop se dévoiler… Mais il la possédait. Il l’avait investie et le monde n’existait plus. Il n’y avait plus que lui, au-dessus d’elle, en elle, encore et encore, revenant sans cesse plus puissant, plus brûlant, abattant mur après mur, atteignant son âme…

Il ne savait plus où il allait. Ce désir… Si différent. Il la voulait, il l’avait toujours voulue, mais là… jamais cette faim dévorante ne l’avait ainsi saisi, jamais ce souhait d’aller chaque fois plus loin ne l’avait ainsi affolé. Se fondre en elle, disparaître dans son ventre, se blottir dans cette chaleur apaisante… Les cuisses de la jeune femme s’enroulèrent autour de ses reins, l’attirant encore un peu plus vers ce corps offert, sans plus de pudeur ou de retenue. Alors, il sut. Il chercha son regard, le trouva, l’accrocha. Il l’aimait. C’était cela qu’il voulait lui offrir. Dans la jouissance qui les surprit, qui les secoua, leurs esprits se touchèrent ; mêlant leurs doigts et leurs cris, ils s’étreignirent une ultime fois, leurs peaux constellées de sueur glissant l’une contre l’autre, arrachant un dernier baiser à leurs lèvres meurtries de plaisir.

 

Ce fut la pluie qui l’éveilla. Le tapotement des gouttes contre les stores meublait le silence de la chambre, toujours obscure, hormis les raies de lumière bleutée qui filtraient de l’extérieur ; un étonnant sentiment de détachement le saisit. Il lui sembla que le monde ne se réduisait plus qu’à ce bruit incessant et monotone, que plus rien n’existait en dehors de la pluie et de cette chaleur douce contre son flanc. Sa main reposait au creux des reins de Thétis qui dormait paisiblement, son visage délicat tourné vers lui. Un long moment, il observa son corps nu à ses côtés, suivant du regard chaque courbe, chaque ligne, chaque ombre, résistant à l’envie de la caresser autrement qu’avec les yeux. D’un geste, il repoussa le drap qui le couvrait à demi et sentit avec délices la fraîcheur de la nuit envelopper sa peau. Combien de fois avaient-ils fait l’amour depuis qu’il était revenu ? Trois fois, quatre ? Il ne le savait pas. Mais cette nuit, les choses étaient différentes. Pour lui. Il n’avait jamais aimé ainsi auparavant, il avait réussi à franchir cette barrière qu’il s’était imposé à lui-même depuis quinze ans. S’en était-elle rendue compte ? Il se prit à douter. Pourtant, il ne pouvait faire mieux. Il fallait qu’elle comprenne, qu’elle devine tout l’amour qu’il ressentait pour elle. Elle devait le faire.

 

Lorsque la lumière du jour vint enfin taquiner ses longs cils entrouverts, elle voulut lui échapper, se retournant au milieu des draps dans un gémissement de protestation. La disparition de ce qui l’avait maintenue dans un état de bienheureuse léthargie acheva de l’éveiller tout à fait. Se redressant assise, elle parcourut la chambre d’un regard circulaire, sans déceler trace de Kanon. A croire qu’il s’était envolé. Encore sous l’effet de la surprise, elle ne fit pas attention à la porte d’entrée qui s’ouvrait à l’autre bout du couloir, et sursauta lorsque une voix grave l’interpella :

« Et bien Tissa, toujours pas debout ?

- Kanon ! » Rasé et habillé, il revenait visiblement de l’extérieur, chargé de quoi préparer un petit-déjeuner pantagruélique.

Il déposa son fardeau sur la table, avant de s’asseoir aux côtés de la jeune femme, caressant d’un index négligent la courbe d’un sein, avant de le saisir en coupe dans sa main et d’y déposer ses lèvres.

- Je te croyais beaucoup plus matinale que ça…

- Je m’endors un peu plus tôt d’habitude. » Rétorqua-t-elle, en chassant sa main et en se levant, complètement nue. D’un pas souple, elle le contourna pour aller se réfugier dans la salle de bains.

« Quelle bonne idée en tout cas… je te laisse t’en occuper ! » La voix de Thétis qui lui parvint de derrière la porte était étouffée mais il y décela un brin de moquerie bonne enfant qui le fit sourire.

Lorsqu’elle ressortit, l’odeur du café chaud la mena directement à la terrasse, où Kanon l’attendait avec une tasse fumante devant lui.

Sans un mot, elle s’installa, commençant à dévorer ce qui lui tombait sous la main. Amusé, il l’observa un moment avant de commenter :

« J’ai bien peur d’avoir à porter la responsabilité de la perte de ta taille de guêpe si tu manges toujours autant après avoir fait l’amour avec moi…

- Tu as raison… je vais sans doute devoir prendre de nouvelles habitudes… » En lui répondant, elle avait levé les yeux vers lui. Et il lut sa décision dans son regard. Le soulagement qui le saisit parut éclater dans sa poitrine ; elle avait choisi. Mais au moment où il se demandait ce qui avait penché en sa faveur dans la balance, elle répondit à sa question muette :

« Tu m’as accordé ta confiance. Je l’ai vu hier soir. » Elle lui sourit avec tendresse, « Tu t’es dévoilé, comme tu ne le fais qu’avec ton frère, je le sais.

- Thétis, il faut que je te dise…

- Non. » Elle s’était levée et maintenant au-dessus de lui, posa ses doigts sur ses lèvres entrouvertes, « Tu n’as pas besoin de me dire quoique ce soit. Tu n’es pas prêt pour ça. Et peu m’importe les mots… » Elle se pencha pour l’embrasser, « ça me suffit ».

Se détournant, elle contempla la ligne d’horizon au loin.

« Ton frère m’a fait comprendre que je trouverai seule mes réponses, mais qu’elles ne seraient pas satisfaisantes. Il avait raison. Quelque soit mon choix, au final, je vais quand même faire souffrir quelqu’un.

- Shaka s’en remettra.

- Il n’a plus rien à quoi se raccrocher, est ce que tu t’en rends compte ? » Un soupir lui répondit.

« Pourquoi ne veux-tu pas l’admettre ? » Thétis s’était retournée et observait à présent le cadet Antinaïkos, qui finit par répondre :

- Je sais que tu as raison. Mais même s’il n’a pas eu ton amour, il a ton amitié, et la mienne. Et celles de tous les autres. Et puis… la décision qu’il a prise le rendra très certainement plus heureux qu’il ne l’était avant, même s’il n’en a pas encore pris conscience aujourd’hui.

- Pourrais-je seulement le regarder en face…

- Tu es seule maîtresse de ta vie. Tu ne peux pas toujours agir en fonction des autres. » Il l’avait rejointe, posant ses mains sur ses épaules. Le léger rire de la jeune femme l’étonna :

- C’est étonnant ça… Ton frère m’a déjà dit exactement la même chose.

- Lui et moi avons conservé une vision commune sur un certain nombre de sujets, on dirait…

- A ce propos… »Thétis se mordit la lèvre inférieure, hésitante. Puis :

« Saga et toi êtes tellement proches… je ne voudrais pas que t’éloignes de lui pour moi. Il a besoin de ta présence, surtout en ce moment.

- Ne t’inquiète pas pour ça. » Elle sentit les doigts de Kanon resserrer leur emprise sur elle, « Le lien qui existe entre lui et moi ne peut plus être défait désormais, mais ça ne nous empêche pas de faire la part des choses.

- Ca me rassure dans un sens…

- Tu penses à… ? » Il éclata de rire. « Je n’imaginais pas que tu le savais !

- Je m’en serais bien passée, mais ça fait partie des inconvénients de l’empathie. J’espère que ça ne te heurte pas. » Il secoua la tête sans répondre. Ce sourire… Elle ne le lui avait plus vu depuis si longtemps… L’ombre avait momentanément déserté son regard. De quoi se rendre compte à quel point le cours des événements devait peser sur lui au sein du Sanctuaire. En revenant, il n’imaginait sans doute pas devoir faire face à autant de difficultés. Il avait retrouvé ses amis, son frère… pour finalement endosser des responsabilités dont il avait oublié jusqu’au souvenir. Lui à qui son jumeau devait la vie… Kanon était investi de nouveaux devoirs qu’il n’avait pas quémandés, touchant à ce qu’il avait de plus cher. Allons bon… à peine l’avait-elle retrouvé que déjà elle cherchait le moyen de le soulager, lui aussi.

N’apprendrait-elle donc jamais sa leçon ? Un sourire sibyllin s’en vint orner son visage avant qu’elle ne se détourne :

« Je suppose qu’il va falloir rentrer… » Fit-elle avec une pointe de regret dans la voix.

- En effet. Tout le monde est prêt, il ne manque plus que Shaka. Et plus tôt on en aura terminé… » Il n’acheva pas sa phrase. Ses traits, durcis par une crispation soudaine, venaient de retrouver le fil des soucis.

- Bien. »

 

Le taxi se dirigeait vers l’aéroport de Tampa, quand Thétis cogna sans prévenir à la vitre les séparant du chauffeur :

« S’il vous plaît ? Vous pouvez faire un détour par l’université ? » L’homme se retourna, interrogateur, mais obtempéra sur un signe de tête de Kanon. Ce dernier n’en demanda pas moins à la jeune femme :

« Qu’est ce qui se passe ?

- Ce ne serait pas très correct de ma part… Mes amis sont venus m’accueillir il y a deux jours, je ne peux pas partir comme une voleuse.

- Tu en as pour longtemps ?

- Bah… juste histoire de boire un café. Mais pars devant si tu veux, pour réserver les places. Je te rejoins.

- Comme tu voudras. »

Le véhicule n’avait pas la permission d’entrer sur le campus, aussi suivit-il les directives de Thétis, qui le dirigea sur l’arrière des bâtiments. Elle laissa son sac aux bons soins de Kanon, avant de disparaître derrière les larges portes vitrées. Par habitude, le cadet Antinaïkos jeta un œil aux alentours tandis que le taxi effectuait une marche arrière. Un samedi plutôt calme, comme sans doute dans toutes les universités du monde, se fit-il comme réflexion. Il appuya sa tête contre le siège dans un soupir. Il avait pris un coup de vieux constata-t-il, alors que ses yeux se fermaient tous seuls. Il y a quelques années, il se serait porté comme un charme, même après une nuit bien employée comme celle qu’il venait de vivre. Or là, il se surprit à espérer que le trajet soit suffisamment long pour lui octroyer de quoi piquer un petit somme réparateur. Heureusement que son aîné n’était pas là, il ne se serait pas gêné pour se foutre de lui…

 

Thétis n’avait aucun doute quant à trouver ses collègues à l’institut. Passionnés par leur travail, ils n’hésitaient pas à passer plus de temps que nécessaire en ces lieux, en tout cas plus de temps que chez eux. A croire que le centre de recherches avait fini par devenir leur seconde maison… Elle les avait toujours un peu enviés en secret. En regard de ses propres responsabilités, toute cette activité intellectuelle lui était toujours apparue comme un loisir plus qu’autre chose. Occuper son esprit de la sorte demeurait encore le meilleur moyen pour quelqu’un comme elle de se détacher du bruit de fond permanent constitué par les émotions des autres. C’était dans ces moments là d’ailleurs qu’elle ne comprenait que trop bien l’intérêt confinant à l’obsession de Mü pour les archives du Sanctuaire. Le dérivatif qu’il y trouvait valait bien toutes les moqueries de certains de ses compagnons plus enclins à respirer l’air vivifiant de l’extérieur que celui, exhalant le parfum des souvenirs, de la crypte du Bélier.

Elle voulait dire au revoir, c’était vrai. Mais en suivant le couloir familier menant jusqu’à la salle commune où tous avaient l’habitude de travailler, elle ne pouvait s’empêcher de laisser ses doigts courir distraitement le long des murs. Elle avait construit une part de sa vie ici, une part qui n’appartenait qu’à elle, qu’elle n’avait pas eu à partager avec quiconque. Une part qui faisait d’elle une femme normale, ancrée dans la réalité la plus humaine qui soit, bien loin des repères du Sanctuaire.

Tout en s’en défendant, elle ne pouvait empêcher une certaine nostalgie de serrer sa gorge. Un peu comme si… Comme s’il s’agissait de la dernière fois. Les odeurs, les couleurs si familières s’imprimaient dans son esprit avec une force nouvelle, forgeant un souvenir qui n’existait pas encore. Elle n’aurait su l’expliquer, mais sa présence découlait d’un besoin impérieux, tel un devoir qu’elle se devait d’accomplir avant de…

« Hé oh ! Vous êtes là ? » Pénétrant dans l’immense salle qui abritait un bric à brac de vieux bureaux en bois délavé, d’ordinateurs, de plans éparpillés dans tous les coins, elle fut, comme d’habitude, un instant aveuglée par l’intense lumière tombant des hautes baies vitrées dispersées tout autour de la pièce. Un peu de poussière voletait dans l’air.

Personne ne répondait cependant. Peut être étaient-ils autour d’un bon café en cette heure matinale ?

Elle s’avança dans la salle, contournant sans y penser une table contre laquelle elle avait coutume de se cogner quelques années plus tôt, quand une odeur acre s’agrippa à sa gorge, fusa le long de ses nerfs avant de trouver son origine dans son esprit. Du sang. Ca puait le sang. Pilant net, les yeux dilatés, elle demeura immobile tandis que son cosmos, à peine déployé, balayait les alentours immédiats. Mais ce ne fut pas lui qui signala à Thétis les traînées rougeâtres qui dépassaient de l’angle d’une étagère. Elle fit un pas. Puis un autre. Dans le silence absolu qui régnait, le claquement de ses talons sur le carreau se répercutait de loin en loin contre les murs. Elle finit par contourner le meuble.

« Non… NON !!! »

 

Le hurlement se fraya brutalement un chemin au travers du sommeil de Kanon, qui redressa soudain la tête, son regard vert étincelant d’urgence.

« Arrêtez-vous ! » Son poing tambourinant contre le plexiglas eut raison des hésitations du chauffeur, dont le véhicule s’immobilisa sur la bande d’arrêt d’urgence.

- Mais enfin, qu’est ce qui… » Pesta-t-il en se retournant vers son client indélicat. Il n’eut pour réponse qu’une banquette vide et une portière ouverte battant contre la glissière de sécurité.

Il irait plus vite en courant. Cette idée le lancinait, mais il préférait se concentrer dessus plutôt que sur le cri résonnant encore sous son crâne. Paniquer ne l’avancerait à rien. A rien du tout. Vite. Plus vite. Il connaissait les consignes. Il savait qu’il n’était pas de bon ton de se donner en spectacle. Mais vu l’allure adoptée… Après tout, pouvoir se déplacer à la vitesse de la lumière, il fallait bien que ça serve de temps à autres. Thétis…

 

« On a failli attendre… Enfin, je vais pouvoir me débarrasser de ça. » Une ombre glissa en travers des rayons lumineux qui tombaient dans la pièce. Un corps. Il était sur le point de s’écraser au sol quand il se figea de manière inexplicable à quelques centimètres du carreau. Le visage envahit alors le champ de vision de la jeune femme.

« Thé… tis… » Il était vivant ! Avec horreur, elle contempla le sang qui s’échappait d’une blessure béante au côté, osant à peine s’aviser qu’il tentait de parler, encore, mais que sa bouche n’articulait aucun son, à l’instar d’un poisson à la recherche de l’oxygène vital. Sa vue fut tout à coup brouillée de rouge.

« Quelle résistance tout de même… » Cette voix… Cette voix ! Elle releva enfin les yeux, avec effort, mais sans pouvoir s’ôter de la tête l’image du sang giclant sur ses chaussures à peine une seconde plus tôt. Un cauchemar. Voilà. Ca ne pouvait être que ça. Un cauchemar !

« A… Alex ?

- Ah ? C’est le nom de ce corps ? » L’homme qui se tenait à quelques mètres elle, tendit les bras devant lui, faisant tourner ses poignets, comme pour s’assurer de leur souplesse. « Ma foi… pas trop mal. Je ne regrette pas d’être venu me servir ici. » Un sourire sans chaleur ponctua cet élan de satisfaction.

Ce n’était pas… possible. Il… Le colosse blond qui se tenait en face d’elle, cette armoire à glace taillée pour le football américain, le chef du service, son collègue, son ami, son… Elle recula, comme souffletée au visage. Il s’agissait bien de lui. Mais… du coin de l’œil, elle apercevait encore le cadavre, tel une ultime barrière entre eux. S’il n’avait pas parlé, elle aurait pu presque le considérer comme un inconnu. Presque. Matthew. Un autre de ses camarades. Sans doute le plus ancien, même. Une large flaque épaisse miroitait à présent, ses reflets carmin ondulant sous le soleil.

« Tu… Tu l’as tué ? » Murmura-t-elle stupidement, tandis qu’une voix hurlait dans sa tête. Ce n’est pas lui ! Ce n’est pas Alex ! Réveille-toi, réveille-toi ! Il avait commencé à s’avancer vers elle.

« Le chevalier des Poissons. » Cela n’avait rien d’une question. Un hochement de tête se superposa à cette voix si familière : « Elles ont été surprises. Malgré Leur éternité, Elles avaient oublié que des femmes Les avaient déjà combattues par le passé. Moi-même, je ne m’en rappelle pas. Enfin… cela ne change pas grand-chose. »

Un Gardien. A grand renfort de gifles mentales, Thétis parvint à se rassembler suffisamment pour voir au-delà du spectacle dont ses yeux la repaissaient. L’enveloppe était identique. Mais le regard… le regard ! Elle se serait aventurée au bord d’un précipice sans fond qu’elle n’aurait sans doute pas eu d’impression plus identique. Il n’y avait rien. Juste… le vide. Ce qu’elle avait en face d’elle, donnant l’illusion de la vie, n’était qu’un autre de ses amis, mort.

A toute allure, sa mémoire déversait en elle les récits, les mots, les impressions de ceux de ses pairs déjà confrontés à ces… êtres tout ce qu’il y avait de moins désincarnés. Ce que Rachel et Saga, ou les frères Xérakis avaient décrit… Les combats, les coups, les erreurs, les risques… tout cela se bouscula en vagues désordonnées sous son front, soudain plissé par la concentration. Les réflexes revenaient.

 

Kanon ne connaissait pas les lieux, mais s’en fichait comme de sa première atomisation de caillou. Son esprit totalement tendu vers l’écho cosmique de Thétis, il se dirigeait en aveugle vers elle, et avant même de se rendre compte du chemin parcouru, il pénétrait dans la pièce, s’approchait du dos immobile des Poissons.

 

Deux… Trois ? Le cosmos de Thétis avait perçu l’approche des Gémeaux, mais elle-même, toute son attention tournée sur l’analyse de la situation, venait de prendre conscience d’un point crucial. Il est… seul ? A l’instant même où cette idée effleurait sa conscience, un éclat de rire la fit voler en éclats acérés.

« Certainement pas ! C’est juste que… mon compagnon a eu un léger contretemps. »

Il lisait dans leurs pensées. Sans même s’en rendre compte, Thétis tourna la tête vers Kanon, qui venait de se poster à ses côtés. Elle ne perçut rien de sa part. Il avait déjà pris les dispositions adéquates.

D’un œil froid, il observa rapidement le corps refroidissant à ses pieds, avant de reporter son attention sur le Gardien.

« L’intérêt de tout ça ? » Si elle ne l’avait pas connu, Thétis aurait pu croire que l’Antinaïkos s’était mué en Gardien lui aussi, tant il semblait dépourvu en cet instant de toute émanation du moindre sentiment humain.

- Tiens, tiens, tiens… Je ne pensais pas que le Pope du Sanctuaire s’aventurerait de nouveau hors de son territoire. »

Kanon n’eut qu’un bref sourire. Un rictus suffisamment mince et glacial pour que, l’espace d’une infime fraction de seconde, ce qui pouvait s’apparenter à un doute ne traverse tel un nuage sombre le visage d’emprunt du Gardien. « Je vois. Elles ne se sont pas trompées.

- Elles ne se trompent jamais. Tu devrais le savoir depuis le temps… » Fit une voix moqueuse.

- Lâchez moi !! »

 

La stridence du cri était telle que les deux chevaliers d’or firent volte-face dans un réflexe. Derrière eux venait d’apparaître l’inévitable pendant du premier Gardien, un corps doté d’une longue figure taciturne encadrée de mèches sombres et raides. Une femme se débattait, ou du moins tentait de le faire, enserrée négligemment par deux bras cruels.

« C’est qu’elle m’aurait presque donné du mal, celle-là…

- Arrêtez. Arrêtez ça. » La voix blanche de Thétis venait de se superposer tout à coup aux gémissements de terreur de la femme. « Pas elle.

- Pourquoi ? » Demanda d’un ton presque amusé le second Gardien. « Elle mérite moins de mourir que les autres ?

- Non, parce qu’elle… » Thétis se mordit les lèvres. C’était juste qu’elle… qu’elle… Pourquoi une telle question ?!

- Après tout, ça dépend de toi. » Le premier venait de reprendre la main, et Kanon lui fit de nouveau face. « Elles pourront bien faire un petite exception pour te faire plaisir. Si tu Les satisfais, bien entendu.

- Dis-toi… que tu pourrais sauver une vie.

- Il paraît que pour des êtres humains comme vous, cela n’a pas de prix.

- J’avoue que je serais intéressé de le constater par moi-même…

- Tu crois que cela les rendrait plus compréhensibles ?

- Peu importe. Cet aspect des choses ne nous sera de toute manière bientôt plus d’aucune utilité. »

Prise entre les deux feux de cette joute verbale dépourvue de toute verve, la conscience de Thétis valsait entre hésitations et indécisions. Ce qu’elle voyait, elle, c’était un autre de ses repères en danger de mort. Cécilia… Ses lèvres articulèrent silencieusement le prénom, et la femme s’immobilisa, ses yeux hagards rivés sur les Poissons. Tout en elle hurlait l’incompréhension et l’horreur.

« Qu’est ce que vous voulez ? » La voix rauque et profonde de Kanon venait de résonner, sévèrement.

- Nous ? Rien. Et vous ?

- Ce que vous voulez sauver… n’a aucune chance. » Le gardien à la longue figure s’adressait à eux de nouveau. « Vous devez le savoir à présent, j’en suis sûr… Vous aussi, vous avez évolué. Vous connaissez la vérité. Et sachant cela… vos efforts seront vains.

- Si vous en êtes si certains, quelle est la raison de votre présence ? » Kanon ne bougeait pas un cil. Il semblait attendre quelque chose.

- Nous obéissons aux ordres.

- Réponse insuffisante.

- Peut-être. Toi ! » Interpellée, Thétis détourna son regard de son amie vers celui qui détenait sa vie entre ses mains. « Cette femme… Tu veux la sauver, n’est ce pas… Tu peux le faire, maintenant. Et lorsqu’Elles s’ouvriront, tu auras fait ton devoir, tu n’auras rien à te reprocher. Dans le cas contraire… pourras tu oublier que tu aurais pu sauver une vie, qui pour toi vaut autant que les millions d’autres qui auront disparu ? »

 

Un filet de sueur glacée parcourut lentement son échine. Il voulait qu’elle… choisisse ? Les lèvres entrouvertes sur des mots se refusant à les franchir, elle secoua imperceptiblement la tête. Et si… Elle pouvait mentir, et… Un éclat particulier dans les yeux vides fixés sur elle l’en dissuada. Ses barrières mentales demeuraient insuffisantes. Une vie ? Pas n’importe quelle vie ! Le coton remplaçait peu à peu les muscles de ses jambes. Même si elle ne la regardait pas vraiment, la supplication muette émanant de son amie estompait peu à peu toute velléité de réflexion constructive dans son esprit. Elle ne voulait pas la sacrifier. Elle ne voulait sacrifier personne ! Aucun être humain ne pouvait établir un tel choix, c’était impossible !

« Tu te trompes. Beaucoup auraient déjà pris une décision. » Dit tranquillement l’hôte du corps d’Alex.

- Je ne cède pas au chantage. » Chaque mot était un effort.

- Il me faut une réponse. » L’autre avait resserré son emprise sur sa victime, dont la gorge meurtrie ne pouvait plus émettre le moindre son. Le regard azur de la jeune femme chercha celui, émeraude, de Kanon. Elle se garda bien d’émettre la moindre pensée en sa direction, mais le désespoir pointant au fond de ses yeux fut perçu douloureusement par le Gémeau. Un instant, un instant seulement, il ne vit qu’elle. Il n’avait aucune réponse à lui fournir. Et il eut mal.

« Je… » Elle ravala sa salive, maladroitement. « Je me refuse à faire un tel choix. Je n’en ai pas le droit. Et quand bien même je l’aurais… Aucune vie ne mérite de disparaître. Ni maintenant, ni plus tard.

- Dois-je considérer cela comme ta réponse ?

- Considère ça… Comme tu veux ! » Thétis s’était déjà élancée quand son cri se brisa contre les murs autour d’eux. Kanon, qui l’avait anticipé, s’était écarté d’un pas glissant pour lui laisser le champ libre avant de se tourner vers le premier Gardien, fouettant l’air d’un coup de pied qui ne fit qu’effleurer la tempe de son adversaire.

Au dernier moment, Thétis, filant à ras de terre, se redressa en vue de fracasser l’épaule de leur autre adversaire, quand leurs regards se croisèrent. Même pas une seconde. Un laps de temps affreusement suffisant. Comme engluée dans l’espace, elle vit l’épaule visée se rejeter en arrière et le bras qui lui était rattachée se lever de biais. Le Gardien et sa proie pivotèrent pour se trouver face à elle qui n’eut pas d’autre choix que de réorienter au dernier moment sa trajectoire pour ne pas heurter de plein fouet l’autre femme. Dans ce dernier mouvement, elle eut le temps. Tout le temps. De voir. Une main qui s’abat. Qui pénètre dans la chair telle un couteau dans le beurre. Qui s’enfonce de taille, déchirant muscles, os et organes. Qui se retire. Une entaille, un gouffre absurde. Un regard. Révulsé. Un corps. Déchiré.

 

Etait-il possible que la sensation de vide soit à ce point contagieuse ? Ce fut pourtant le seul écho que Thétis perçut aux tréfonds de son esprit quand le sang gicla une nouvelle fois, quand quelques gouttes écarlates d’une étrange tiédeur familière se déposèrent sur sa joue. Ses mains, tremblantes, reçurent un fardeau. Elles s’en dégagèrent, poisseuses.

Kanon venait d’entendre le silence. Son adversaire se mit momentanément hors de sa portée immédiate, le temps de lui laisser admirer les conséquences du choix de sa compagne.

« Enfoiré… »

 

 

Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire, pendant ce temps-là…

 

L’ombre se profila dans l’encadrement de la porte, se mêlant à celles, mouvantes, qui erraient dans le salon du rez-de-chaussée, faiblement éclairé par quelques lampes disséminées de ci, de là. Rachel ne releva pourtant pas la tête, trop occupée à batailler avec ce satané bandage qui avait décidé de ne pas rester en place, justement cette nuit-là.

 

Sans un mot, Aioros se dirigea vers l’armoire faisant office de bar commun, et se servit un gin amplement noyé dans un grand verre d’orangeade.

« Tu t’en sors ?

- Hum… Je crois que je manque singulièrement de patience aujourd’hui. » Elle fit un tour supplémentaire sur son poignet, tout en pestant intérieurement. « La bonne nouvelle, c’est que ça saigne moins depuis quelques jours.

- Et bien, au moins, tu te feras moins l’effet d’un Jésus en jupons.

- Très drôle. Vraiment très drôle. » Marmonna-t-elle, comme elle déchirait d’un coup de dent la bande immaculée, avant d’en glisser l’extrémité sous le pansement. « Au moins du niveau d’un Angelo. Depuis quand fais-tu dans l’humour douteux ?

- Bah… je ne suis sans doute pas aussi parfait que j’en ai l’air. »

Un sourire paisible accueillit la jeune femme quand elle releva la tête vers le Sagittaire qui s’était planté devant elle.

- Je vois ça, quand on manque à ce point de galanterie pour oublier de servir un verre à une femme. »

 

Elle riait encore quand il lui amena son habituel Martini blanc, avant de s’asseoir dans le fauteuil en face du sien.

« Tu auras quand même du mal à faire oublier ta personnalité irréprochable.

- Sans doute, mais ça ne me gêne pas. » Une résonance chanta doucement dans son cosmos, quand elle perçut celui d’Aioros, pour s’assourdir tout de suite après.

- Je ne me rappelle pas t’avoir vu aussi serein depuis des années. Enfin, je veux dire…

- Je sais ce que tu veux dire. » Il laissa aller sa nuque contre le dossier, sans se départir de son sourire. « Entre combattre ce que l’on refuse de voir, et l’accepter, il y a un pas à franchir. Je suis heureux d’avoir pu y parvenir enfin.

- Alors, vous êtes sur le même pied d’égalité.

- C’est vrai, même si pour cela je lui ai sans doute fait encore un peu plus de mal.

- C’était nécessaire.

- Et il nous a bien fallu une nuit entière de discussion pour cela. » Il fit tourner son verre entre ses doigts, avant de demander : « Comment va-t-il ?

- Aujourd’hui ? Ou hier ? » Elle avait tenté d’y mettre un pointe d’humour, mais la fragilité de sa voix n’échappa pas au Sagittaire. Elle ne fut pas dupe elle-même et, répondit dans un discret soupir : « Il ne cesse de remettre en doute ses propres décisions. Chat échaudé craint l’eau froide comme on dit… Autant sur le moment, il était persuadé d’avoir bien agi, autant à présent, il se demande s’il a bien fait, si ce qu’il a exigé ne risque pas au contraire de nous être négatif à tous.

- Il a besoin de ton soutien.

- Il lui est acquis, plein et entier. Mais… Ca m’est difficile de séparer mes propres angoisses de toute l’assurance que je pourrais lui offrir. Et je ne veux pas les lui imposer malgré moi. Il a beau avoir confiance en moi, je sais qu’il doute encore.

- Et tu lui donnes raison en agissant comme tu le fais.

- C’est un choix. Je ne suis pas certaine que ce soit le bon, ceci dit. » Elle n’avait pas très envie d’en parler se rendit-il compte, et il se tut. Il n’avait pas de réponse à lui apporter. Cependant, sa discussion avec Saga lui avait fait prendre conscience d’une chose importante. On pouvait faire beaucoup de mal à autrui, et même bien plus quand il s’agissait d’amitié et d’amour, plutôt que de haine. Il l’avait éprouvé dans sa chair. Cela ne changerait rien, mais le savoir l’avait réellement apaisé.

Il ressentait le dilemme dans lequel se débattaient les deux êtres avec lesquels il avait grandi. Mais eux seuls pouvaient s’en rendre compte.

« Et toi ?

- J’ai assez envie de survivre, en effet. En fait, c’est peut être bien la première fois que je le souhaite avec autant de force.

- Mince. Moi qui pensais avoir été persuasive à l’époque…

- Oh mais tu l’as été ! » Ils s’entre-regardèrent, s’évadant l’espace de quelques instants dans un passé aujourd’hui révolu. « Il m’était juste resté un petit arrière-goût d’amertume qui a disparu à présent.

- J’aurais tellement aimé que les choses se déroulent différemment…

- Je sais, tu me l’as déjà dit. »

Oui, mais je ne savais pas encore toute la vérité… Songea-t-elle, prudemment retranchée derrière ses barrières mentales. Shion devait savoir que Saga était incapable d’aller jusqu’au bout. L’avait-il lu dans les étoiles ? Ou plus simplement connaissait-il suffisamment son futur assassin pour savoir que l’amitié qu’il portait à Aioros serait plus forte que l’ambition ? Rachel se prit à espérer que ce fut le cas, bien qu’elle n’en connaîtrait jamais la réponse. Mais quoi qu’il en soit, ça ne changeait rien au résultat final.

« Je pensais avoir accepté la situation, » reprit Aioros comme pour faire écho aux pensées de la jeune femme, « mais il n’en était rien. Je regrette d’avoir infligé ça à Kanon, ce n’est pas de sa faute après tout. Aujourd’hui, je suis conscient de cette faiblesse. Je suis conscient… que je dois vivre avec, même si c’est parfois pire que de me voir dans une glace chaque matin. Je ne peux pas défaire le passé. Alors, je vais essayer de me donner une chance. »

 

Rachel l’envia tout à coup de l’espérance qui se lisait dans le profond regard azur attaché sur elle. Que ne pouvait-elle y souscrire ! Pourquoi, malgré la façon dont se déroulaient les choses, malgré les hommes qui l’entouraient, leur force, leur puissance, pourquoi ne parvenait-elle pas à se débarrasser des obscurs sentiments qui la taraudaient ? Quand un homme comme Aioros dont la jeunesse avait été irrémédiablement sacrifiée en toute connaissance de cause par deux popes successifs se montrait capable de passer outre tout en admettant sa propre colère, elle, elle n’y parvenait pas. Retrouver la confiance était au-dessus de ses forces.

 

La main qui se posa sur sa joue était fraîche et apaisante. Debout devant elle, il ne disait rien, se contentant juste de ce contact oublié. Il sentit au ceux de sa paume une joue s’arrondir sur un sourire penaud, tandis son pouce caressait la tempe qui pulsait sous les mèches ébène. Un frisson le parcourut, mais ce n’était qu’un fantôme. Un souvenir. Elle n’aurait jamais pu être sienne, même si tout cela ne s’était pas produit. Il ne lui manquait plus que cette certitude. Se penchant vers elle, il appuya ses lèvres sur son front lisse.

« On s’en sortira. Nous n’avons pas traversé tout cela pour mourir maintenant. » Murmura-t-il, d’une voix douce mais persuasive. « Tous ensemble. »

 

Soudain, il la sentit se raidir sous sa caresse. Ses propres doigts se crispèrent eux aussi, avant même qu’il ne prenne conscience d’un tiraillement. Un tiraillement angoissant. Ils s’entre-regardèrent. Et une sensation identique de danger leur tordit les tripes.

 

 

Tampa, Etat de Floride, Etats-Unis d’Amérique…

 

Le hurlement qui jaillit tira Kanon de l’état temporaire de torpeur dans lequel la boucherie s’étalant devant ses yeux l’avait plongé.

« NON !!! Vous n’aviez pas le droit !!! »

Une onde de la couleur de l’or cascada dans la pièce, jusqu’à recouvrir intégralement le sol. Son centre, son cœur, Thétis l’occupait, soudain redressée, le visage transfiguré par la fureur et le désespoir. Tout son corps, imprégné d’une énergie crépitante, se tendait, paraissait couler d’un cosmos liquéfié, prêt à exploser.

- Tissa ! Arrête ! » Avait-elle perdu l’esprit ? Lui et elle s’étaient pourtant bien gardés depuis le départ de ne surtout pas faire appel à leurs cosmos respectifs, les retours d’expérience d’Aiors étant suffisamment frais dans leurs mémoires pour qu’ils en tiennent compte. Toutefois déjà une odeur agréable mais entêtante se diffusait, s’insinuait, une modification subtile de chaque atome de l’air ambiant se démultipliant à une vitesse hallucinante. Elle ne va tout de même pas… Le parfum caractéristique de la rose démoniaque. Le pire était qu’elle ne laissait pas le choix à Kanon non plus. S’il ne se protégeait pas, il subirait des effets qu’il n’osait pas imaginer. Et la seule solution envisageable… Allait-il seulement en avoir le temps ?

 

Ce fut comme un signal. A croire que les Gardiens agissaient dans ce genre de cas conditionnés par un réflexe inné… Dès que les premières particules de cosmos papillonnèrent, le néant prit ses aises. Kanon avait eu beau tâcher d’intégrer chaque détail rapporté par son frère, ou ses compagnons, rien n’aurait pu le préparer à… ça. A la fois monstrueux et fascinant. L’absence infinie de tout. L’annihilation complète du moindre repère connu. Une aura plus obscure que le noir le plus sombre. Aucun adjectif n’existait pour définir ce qui n’avait pas de couleur, pas d’énergie, pas d’âme, rien. Et malgré cette négation, une puissance incommensurable se dégageait des deux êtres qui, inexorablement, se rapprochaient de Thétis, figée, hiératique. Elle résistait. D’une manière incroyable. Son cosmos s’était en partie replié sur lui-même, encore et encore, transformé en une foison de lignes d’énergie se croisant, se chevauchant, se pénétrant, pour constituer un rempart ou plutôt, non, une multitude de couches protectrices autour de la jeune femme, à l’image… des pétales d’une rose. Depuis quand dispose-t-elle de cette technique ?...

Ce n’était pas le meilleur moment pour se poser ce genre de questions, mais Kanon ne pouvait que s’étonner de l’association de deux arcanes, l’une offensive et l’autre défensive. Il eut le tort de croire que cela pourrait retarder suffisamment les Gardiens pour qu’il puisse choisir une option de son côté avant de perdre ses sens un à un… Mais le fin et précieux réseau protecteur créé par Thétis commençait déjà à être démantelé. Grignoté par de longs doigts décharnés et sombres qui s’inséraient sous les nœuds d’énergie, les affaiblissant jusqu’à ce qu’ils cèdent. Quant à eux… Kanon n’entendait déjà plus grand-chose. Mais sa vue était encore assez alerte pour qu’il constate que l’effet du poison peinait à affecter leurs deux adversaires. Ils semblaient gênés néanmoins… Après tout, leurs corps étaient humains. Mais ça traînait trop. Beaucoup trop.

Le Gémeau perçut la rupture avant même qu’elle ne se matérialise. Toujours dépourvu de cosmos, il se jeta en travers du maelstrom créé par la confrontation de l’ombre et de la lumière en criant :

« Thétis, pousse-toi !! » Il aurait voulu se retourner plus tôt, mais il fallait croire qu’il n’était pas assez concentré. Dans sa panique, sa cosmo énergie avait échappé à tout contrôle, et déjà, une douleur galopante partait à l’assaut du moindre nerf exposé. Incarcéré par le néant, il ne put que voir Thétis perdre pied, avant d’être projetée avec violence vers l’arrière. Il y eut deux craquements. Celui d’une table en bois qui éclate… et celui d’un os qui se brise.

 

« Kanon ! » Pas lui… Non, pas lui ! Sa souffrance … Ce fut à peine si elle se rendit compte de l’angle bizarre que formait son avant-bras droit avec son poignet. Elle ne ressentait plus rien à part l’onde lancinante qui obscurcissait tout à coup ses pensées, vibrant sur le lien invisible l’unissant à celui, là-bas, tombé dans les filets obscurs. Il pouvait s’en sortir. Il le pouvait à condition de le débarrasser de l’un des deux Gardiens. Je n’ai pas d’autre choix…

Par delà la souffrance, il perçut l’abaissement du cosmos de Thétis jusqu’à atteindre la quasi nullité. Il ne percevait plus que ça d’ailleurs et s’étonnait de rester conscient. Une infime part de lui-même, très curieusement, se trouvait détachée, comme protégée, du reste soumis à un essorage en règle. Ils… Ils m’aspirent… Il n’avait pas d’autre terme pour décrire cette sensation d’anéantissement de son énergie. Ils puisaient en lui sa force, ses réserves, mais non pas pour se les approprier, non. Pour les détruire. Mobilisant ses dernières étincelles de lucidité, il réalisa la logique du processus. La logique physique. Les Gardiens possédaient la faculté de modifier radicalement non seulement la fréquence de ce qui leur servait de cosmos, mais aussi et surtout sa polarité. En s’alignant à peu près sur la fréquence de Kanon, ils augmentaient leurs chances de s’engouffrer dans la moindre faille pour annuler la moindre velléité cosmique. Et comme ils étaient deux…

Thétis, comptant sur la concentration de leurs adversaires qui semblaient l’avoir oubliée pour l’heure, amorça le contournement du cadavre ambulant d’Alex. Personne ne l’avait jamais encouragée à se comporter de la sorte, mais Aphrodite s’était souvent complu à lui répéter que du moment qu’un geste était beau, peu importait les conditions dans lesquelles il était perpétré. Non pas que la beauté constitua en cet instant la principale de ses préoccupations, mais Thétis avait décidé que dans le cas présent, les conditions ne comptaient effectivement pas. Elle ne disposait que d’un centième de seconde. Même pas.

La logique est relative . Mais bien sûr ! Ou comment une phrase répétée et rabâchée pouvait prendre tout son sens au pire des moments… C’était maintenant. Ou jamais. Sachant que le jamais n’avait jamais été aussi proche de se matérialiser. Il n’avait plus le temps d’hésiter.

Une ligne aiguë de pure énergie se glissa sous l’omoplate gauche du Gardien, transperçant sans difficulté les tissus pour aller se ficher droit dans le cœur. Subitement ébranlé, il se retourna… pour disparaître aussi sec, de même que son compagnon, et les deux chevaliers d’or. Ce fut du moins ce qu’il crut de prime abord. Mais personne ne s’était volatilisé. Le monde, lui, par contre…

 

 

Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire, pendant ce temps-là…

 

Si effet de surprise il y eut, il n’était certes pas de même nature qu’au cours du combat que livrèrent le Lion et le Sagittaire face aux Gardiens. Rachel n’était pas seule. Saga, debout à ses côtés, pâle, avait éprouvé la même sensation d’oppression subite les ayant frappés, Aioros et elle. Et de l’extérieur se faisait entendre le galop précipité de ceux qui rejoignaient au plus vite le Palais.

Tous n’eurent pas le temps d’arriver. « Kanon… » Murmura le Pope dont l’esprit parti en quête, venait de ressentir l’aura ténue et malmenée de son jumeau. Rachel s’était levée. Dans son regard se lisait l’attente, la résignation. Elle savait.

En contradiction totale avec son habituelle réserve, Saga avait pris la main de la jeune femme et la serrait, à lui briser les doigts. Lui non plus n’avait pas oublié. Et désespérait tout à coup de pouvoir être plus utile qu’il ne l’avait été quelques semaines plus tôt. Elle eut un frémissement. Puis un hoquet. Dans le même temps, la réplique assourdie de la montée en puissance du cosmos de Kanon ébranla le Pope… et Aioros. Stupéfait, celui-ci prit conscience qu’il venait d’entrer en résonance avec les jumeaux Antinaïkos. Par le biais duquel des deux, il aurait bien été en peine de l’identifier, mais toujours était-il que lui-même aurait été sur place, les choses n’auraient pas été bien différentes. Sa propre perception fut bientôt enrichie de celle du couple à ses côtés. Sans y réfléchir, ni le vouloir, il engloba le cosmos platine de Rachel, emmêlé à celui de Saga, d’un or flamboyant. Il les comprenait aussi clairement que s’il s’agissait du sien propre. Le Pope, surpris de cette intrusion, eut un sursaut presque automatique de défense. Mais il s’agissait d’Aioros. En un clin d’œil ce dernier saisit les implications induites. La présence de Saga constituait le chaînon manquant. A travers lui, la présence de Kanon, naturellement liée à Aioros, et celle de Rachel, rattachée à chacun des trois, s’unissaient et se renforçaient les unes les autres.

 

Lorsque les cosmos de Kanon et de Thétis furent mis à contribution, la détonation fut assourdissante. Soudain arc-boutée, Rachel n’eut pas d’autre choix, malgré la douleur, que d’encaisser la demande d’énergie complémentaire requise par les deux chevaliers situés à des milliers de kilomètres d’elle. L’onde de choc se répercuta instantanément sur les deux hommes, les expédiant tous les trois dans un niveau supérieur du surmonde. Là, Aioros et Saga se saisirent mutuellement par le poignet, soutenant Rachel de leur main libre. L’image de cette dernière vacilla.

« Ca ne suffit pas… » Elle s’éloignait, une fois de plus. Impuissant, le Pope voulut la suivre, quand une main ferme le retint par l’épaule.

- Non ! Nous pouvons la ramener, d’ici !

- Aioros, je ne prendrai pas le risque, lâche-moi ! »

Les liens les unissant se distendaient, petit à petit. La pression exercée bien involontairement par Kanon et Thétis s’appesantissait sur eux trois, mais Rachel demeurait le catalyseur principal. Pourtant… la solution était à leur portée. Aioros la sentait, la touchait du doigt ! Si seulement Saga… Il ne pouvait cependant pas le lui reprocher.

 

Qu’est ce qu’il pouvait détester ces vastes étendues grises. Enfin… vastes… Qui sait si le Pope n’était pas en train de tournicoter dans un mouchoir de poche ? Toujours était-il que la silhouette de Rachel s’amenuisait, encore, et encore, et encore… Tout ce qu’il percevait dans son sillage n’était qu’un souffle qui de chaud, devenait sans cesse plus brûlant.

 

Cela, Camus le perçut également. En tant que dernier rempart en l’absence de Thétis, il avait fait irruption dans le salon, alors que les cosmos de ses deux compagnons et de la jeune femme se projetaient dans le surmonde. Lui aussi discernait le trouble dans lequel se débattaient Kanon et Thétis, mais sans parvenir à l’isoler avec netteté. Les trois corps étaient debout, l’un près de l’autre, moulés dans une rigidité inquiétante. Mais plus angoissante encore était la brusque montée de température dans la pièce. Et elle émanait de Rachel. Elle… Elle était en train de se consumer ! Inexplicablement, elle n’avait pas totalement libéré l’énergie accumulée et cette dernière se nourrissait du propre cosmos de la jeune femme, s’autoalimentant en un brasier incoercible.

« Camus ! » Livide, Aioros venait de réintégrer son corps. « Vite ! » L’injonction était inutile. Les yeux fermés, le Verseau avait déjà saisi les poignets sans vie de la jeune femme, tous deux soudain environnés d’un brouillard immaculé et lumineux. Les fleurs de givre s’épanouissant ci et là, sur les meubles, le sol, le plafond fourmillaient sur la peau du Sagittaire qui se recula prudemment. L’or du onzième signe se décolora peu à peu, lui-même altéré par le froid intense. Mais si la température chuta vertigineusement en à peine quelques secondes, Camus savait trop bien que son action n’avait contribué qu’à ralentir le processus. Certainement pas à l’arrêter. Si Rachel ne parvenait pas à se débarrasser de ce surplus, elle… Le Verseau sursauta. Quelque chose, quelqu’un… venait d’intervenir. Un relâchement soudain détendit le corps en face de lui, qu’il rattrapa au vol. Il interrogea Aioros du regard. Et n’obtint pas de réponse, si ce n’était un questionnement égal au sien.

Un mouvement brusque leur fit relever la tête. Le teint grisâtre, Saga venait de s’appuyer machinalement sur le dossier du fauteuil, avant de reprendre contenance. Au même instant, Rachel rouvrit les yeux.

« Qu’est ce qui… s’est… passé ? » Elle claquait des dents. Le froid engourdissait ses membres, mais aussi et surtout son esprit.

L’instant d’avant, elle errait dans le surmonde à la recherche d’une porte de sortie et à présent… L’emprise de Camus se relâcha, progressivement. Un regard à peine sur son Pope et il lui abandonna la jeune femme, dont le visage acheva de reprendre quelques couleurs au contact de l’aura inquiète mais confortable de son compagnon.

« Où sont-ils ?... » Aioros s’était tourné vers ses pairs. Hagard.

 

 

Tampa, Etat de Floride, Etats-Unis d’Amérique…

 

Ils volaient. Ou plus exactement, ils dérivaient. Soulagés des contraintes de la gravité, leurs corps éprouvaient à la fois légèreté mais aussi une toute puissance incongrue. Aucune forme d’une quelconque résistance ne s’exerçait sur eux. Aucune contrainte, aucun frottement. Et pourtant… De l’air pénétrait leurs poumons. Ils étaient vivants.

« Où sommes-nous ? » Souffla Thétis, tout en manoeuvrant pour se rapprocher de Kanon.

- Là où nous allons les tuer. » Il ne la regardait pas. Toute son attention était focalisée sur les deux Gardiens qu’il avait emmenés avec eux. Ils étaient en son pouvoir.

Encore une dimension qu’il ne connaissait pas. Non pas que cela l’étonna outre mesure, il savait pertinemment leur nombre infini ; mais celle-ci semblait posséder quelques avantages non négligeables méritant d’être notés dans un coin de mémoire. Au cas où.

L’espace. Illimité. Vide. Ils se situaient au même endroit, géographiquement parlant, mais dans un monde parallèle. Un monde… dont l’existence même était inconcevable, humainement parlant. Le son de leurs voix… ils le percevaient au travers de leur peau. Les images possédaient une odeur. Toutes leurs notions de goût se trouvaient étrangement… colorées. Ne pas se fier à leur cinq sens. Les oublier. Ils n’existaient pas. En ce lieu, leur seul repère… était le septième sens.

 

Un râle incongru se glissa dans leurs chairs. Une forme humaine, flottant au dessus d’eux, se tordait en un ballet presque gracieux, empreint d’une douce fragrance de rose. De l’écarlate au goût métallique de sang perlait en un tourbillon paresseux autour des deux chevaliers, se dispersait aussi en tous sens pour atteindre le second Gardien.

« Vous… » De nouveau un grognement indistinct. L’empreinte obscure de l’ersatz de cosmos de leurs adversaires avait totalement disparu. Le premier d’entre eux se mourait, l’aiguille de cosmos lancée par Thétis s’étant solidifiée en une tige lumineuse hérissée de pointes aiguës. Plantée en plein cœur. La jeune femme percevait les battements de la vie qui se retirait du corps d’Alex avec une acuité parfaite. Il va mourir… réalisa-t-elle, soudain. Il est déjà mort. Kanon venait de l’effleurer.

Le corps eut un soubresaut. Un fluide vaporeux et sombre s’en extirpa, avec difficulté semblait-il… mais demeura là, tanguant sans certitude, tentant de se diriger vers l’autre Gardien au visage livide. Ce dernier se projeta rapidement hors de portée de l’essence de son séide.

« Deux Gardiens pour un seul corps… Ca risque de faire beaucoup. » Commenta Kanon, sur le ton tranquille de la constatation. L’autre lui jeta un regard, qui pouvait passer pour particulièrement mauvais. « D’autant plus qu’errer ici à jamais n’a rien de bien réjouissant.

- Cela vaudra aussi pour vous deux… » Grinça l’autre entre ses dents.

- Tu crois ? »

Thétis ressentait le rire de Kanon, vibrant dans son propre corps. Pour sa part, elle n’en saisissait pas totalement les implications profondes… si ce n’était que bizarrement, elle avait la très nette impression d’être en sécurité, après les risques encourus tantôt. Mais cela, elle ne se l’expliquait pas.

Une odeur de soufre enflammé s’en vint la chatouiller tandis qu’avec une certaine nonchalance, le Gémeau croisait ses bras tendus devant lui. De cette union naquit un noyau crépitant au centre exact du torse de Kanon. Il était sur le point de provoquer une Galaxian Explosion.

« Kanon, qu’est ce que tu… » S’alarma-t-elle, alors que leur dernier adversaire se plaçait face à eux, le néant remplaçant peu à peu les pupilles sombres de son corps d’emprunt. Un frisson la parcourut au souvenir de cette aura destructrice de cosmos, de l’impuissance vécue face à cette goule écrasante… Ni lui, ni elle n’avait la possibilité de résister à une telle incohérence. Mourir ici, et maintenant, ce n’était… pas… Il ne peut plus rien faire.

Le cadet des Antinaïkos relâcha son coup. L’attaque surchargée en énergie se rua sur le Gardien, sans rencontrer la moindre résistance, sans fléchir un seul instant, parfaite, puissante, explosive. Mortelle. Aveuglée par le déferlement d’énergie se concentrant sur sa cible, Thétis détourna la tête jusqu’à ce que le grondement lancinant au creux de son ventre ne s’apaise. Disparaisse.

Il ne restait plus du corps du Gardien qu’une tête. Etrangement intacte, elle dérivait. Les dernières étincelles de vie de l’être se concentraient là. Une vague interrogation était peinte sur les traits pourtant figés, mais elle ne semblait pourtant pas appeler impérativement une réponse. Il s’agissait plutôt d’une vague surprise, ou d’un questionnement plus profond qui ne leur était pas destiné. Néanmoins, Kanon, encore auréolé d’une empreinte dorée, agrippa quelques mèches couleur de nuit au passage :

« Vous n’existez que parce que nous existons. Par notre cosmos. Mais ici… c’est à vous-mêmes que vous avez été confrontés. Ici, il n’y a rien. Ce qui fait de vous ce que vous êtes ne peut pas survivre face au cosmos.

- Vous êtes là, vous aussi… » La voix était déjà lointaine.

- Erreur. Nos corps sont présents… mais dépourvus de leurs caractéristiques humaines.

- C’est… C’est impossible.

- Le cosmos est unique. Ce sont nos esprits, nos corps, qui font de lui autant d’entités différentes que d’individus. Et c’est sur ces différences que toi et tes semblables vous appuyez pour le contrer. Mais ça… ça ne fonctionne que sur la base des principes physiques de notre monde. Ici, ces principes sont différents… et seul notre septième sens nous permet de nous y maintenir. Sans vos repères habituels, vous n’aviez aucune chance. »

Un rire résigné ponctua les explications de Kanon :

- Vous avez évolué, c’est vrai. » Le visage tenu à bout de bras par le Gémeau commençait à se ternir, à se racornir telle une feuille de papier jetée dans les flammes. « Mais cela sera-t-il suffisant ?

- Que veux-tu dire ? » Kanon et Thétis s’entreregardèrent, surpris par le changement de ton. Plus doux soudain, presque contemplatif.

- Rien que vous ne pourrez découvrir par vous-mêmes… si vous le méritez. »

Les derniers mots ne furent plus qu’un vague écho. La tête avait achevé de se décomposer.

 

La faille dimensionnelle se referma sur un geste négligent de Kanon. Un coup d’œil aux ombres projetées sur le carreau autour de lui le renseigna : Thétis et lui ne s’étaient pas absentés plus de quelques minutes. Le soleil, toujours éclatant, demeurait… et la scène de carnage également.

La jeune femme s’était éloignée de quelques pas, lui tournant le dos. Ses longs cheveux blonds, passablement emmêlés, se jouaient des rais de lumière comme pour rappeler l’éclat d’une cosmo énergie, la sienne, que le désespoir avait libérée de ses garde-fous. Les bras ballants, elle demeurait là, la tête légèrement penchée, à la recherche d’un son imperceptible. Il ne voyait pas son visage, mais devinait les larmes retenues. Une peine immense, une tristesse profonde émanaient d’elle avec une force presque indécente. Pourtant, nul sanglot n’agitait ses épaules. Nulle crispation ne fermait ses poings. Son immobilité était… effrayante.

 

Quelques jours plus tôt, il n’aurait sans doute pas su trouver les mots, ou les gestes…Et sans être tout à fait certain de faire ce qu’il fallait, il se rapprocha néanmoins. Avec douceur, il posa sa main sous le coude de sa compagne, repliant le plus délicatement possible le poignet blessé contre le ventre. Passant son bras autour d’elle, il maintint cette position, tout en forçant avec légèreté sur la taille souple adossée contre lui.

« Allez… Viens. » Murmura-t-il. « C’est inutile. »

Elle ne lui opposa aucune résistance. A peine tourna-t-elle à peine la tête vers l’arrière une dernière fois, alors qu’ils atteignaient la porte. Il vit tout à coup qu’elle baissait les yeux. Non… Elle ne devait pas voir ses propres mains, encore empoissées de sang. Un doigt sous le menton, il l’obligea à le regarder. Les yeux de Thétis étaient vides.

 

 

Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire, pendant ce temps-là…

 

« Vivants… »

La question d’Aioros était encore en suspend dans l’air, quand Saga, son regard récupérant son habituelle luminescence, se détacha de son frère. « Ils sont revenus.

- Ils ont réussi ? » Demanda Rachel, encore passablement secouée.

- Oui… Oui. Je crois. »

Un soupir de soulagement accueillit les paroles du Pope. Aioros, qui avait une idée assez précise de ce par quoi avaient dû passer Kanon et Thétis, pouvait commencer à se détendre. La récupération physique de Rachel n’était pas étrangère non plus à cette soudaine délivrance. Il avait eu vraiment peur et surtout… se rendait compte aujourd’hui du prix payé pour que son frère et lui survivent quelques semaines plus tôt.

Cependant, il vit la jeune femme quitter le siège sur lequel Saga l’avait quasiment obligée à s’asseoir, justement sous le regard de ce dernier qui virait à l’orage.

« Rachel… pour une fois, sois raiso…

- Ce n’est pas normal. » Elle avait fini par mettre le doigt sur ce qui la gênait aux entournures depuis quelques minutes. Que Kanon et Thétis s’en soient sortis, c’était une chose. Non… Une inquiétude nouvelle assombrissait son regard, quand elle se tourna vers le Pope :

« Ce n’était pas… mon énergie. » Laissa-t-elle tomber d’une voix tendue. « Je les ai suivis à travers toi… Tu ne t’en es donc pas aperçu ? » Maintenant qu’elle le disait… A vrai dire, trop concentré sur les actions de son jumeau, il n’avait pas prêté attention à la nature du surplus de puissance qui avait permis aux deux chevaliers de s’affranchir de l’emprise des Gardiens. Savoir d’où elle venait lui suffisait amplement. Sans doute aussi que même s’il l’avait voulu, le bruit de fond constitué par la force du lien l’unissant à Kanon ne le lui aurait pas permis.

 

Perdu dans ses pensées, il ne vit pas tout de suite qu’elle blêmissait. « Non… » Laissa-t-elle échapper, les yeux dilatés. « Il n’a pas pu… »

« Par tous les Dieux ! »

 

Le couloir. A peine quelques mètres plus loin. Tandis que Saga et Aioros s’approchaient, une odeur caractéristique de brûlé commença à s’insinuer, les prenant à la gorge. Le dos du chevalier de la Balance à genoux sur le tapis émergea soudain des ombres. Ils aperçurent une paire de jambes allongées sur le sol, le corps auquel elles appartenaient toujours caché par la silhouette de Dôkho. Un curieux halo de fumée flottait dans le corridor.

Le chinois tourna alors son regard sombre sur les deux hommes, debout juste derrière lui :

« Je l’ai trouvé… Comme ça… »

 

Elle les avait suivis sans un bruit. Sans un mot. Elle savait ce qu’elle allait trouver. Mais quand Dôkho se releva, presque péniblement, un cri naquit au creux de son ventre, grimpa jusqu’à sa gorge, où il demeura entravé. Seul le silence sortit de sa bouche entrouverte, quand elle s’appuya contre le mur de pierre, avant de fermer les yeux.

 

La mâchoire de Saga se crispa tant et si bien qu’Aioros se persuada un peu plus tard d’avoir entendu ses dents grincer. Mais pour l’heure, tout comme son Pope, il contemplait le corps inanimé de Nathan Dothrakis.

 

 

 

© Vanina BERNARDINI - 2006

 

« I wish I didn’t miss you anymore » Angie Stone.