Chapitre 29

 

Hôpital d’Athènes, Grèce, deux jours plus tard…

Il avait autre chose à faire. Mais même la litanie des tâches qui l’attendaient, s’égrenant sans relâche sous son crâne, ne parvenait pas à lui faire tourner les talons. Hésitant, le Pope demeurait sur le seuil de la porte entrouverte derrière lui sur le bourdonnement lancinant du couloir. Sans compter qu’il en était venu à détester ce genre de lieu, par la force des choses sans doute. Cette odeur âcre d’éther qui paraissait exsuder des murs, des sols, des plafonds, des gens même oeuvrant dans l’établissement, avait une fâcheuse tendance à lui filer une nausée dont il se serait bien passé.

Il n’avait encore jamais vu ça, avait asséné le médecin en charge du service. Bah, encore un cas particulier de plus, à porter au bas de la liste déjà bien achalandée à laquelle cet hôpital était confronté depuis des décennies. D’ailleurs, il n’avait assorti son commentaire d’aucune émotion particulière, comme si, une fois de plus, il allait faire son possible, sans savoir ni pourquoi et encore moins comment.
Le Pope avait de fait réprimé un sourire narquois en voyant le dossier – volumineux – que le médecin trimballait partout avec lui. Présumé décédé était inscrit en travers d’une couverture jaunie par le temps, signe que lesdits documents venaient certainement d’être désarchivés. Peut être allait-il devoir en être de même au cas où son propre père… Il secoua la tête. Il ne voyait pas ce qu’Andreas pouvait bien venir faire là-dedans.

Le corps de Nathan Dothrakis, gisant sous un entrelacs de fils et autres tubes, semblait hors du temps. Il n’avait pas repris connaissance. Si son enveloppe ne laissait apparaître aucune marque de blessure, l’ensemble de ses organes vitaux portait des stigmates de brûlures intenses, d’après les explications que Saga avait glanées. Il survivait néanmoins, par miracle. Coriace. Comme sa fille. Mais en l’état actuel des choses…
« Tu aurais mieux fait de mourir, Nathan. Pour de bon cette fois. »

Une infirmière le bouscula en entrant, et marmonnant une excuse, il se décala de quelques pas, pour la laisser accomplir son travail. Elle ne faisait que contrôler les constantes. Visiblement, pour l’heure, le cas Dothrakis demeurait une exception et nulle solution ne semblait pointer, en vue de le sortir de son coma.
Suspendu entre la vie et la mort, il ne se décidait cependant pas à franchir le pas ultime. Une étincelle de cosmos vibrait doucement à la lisière du surmonde, et Saga la percevait sans difficulté aucune. Le vieux s’accrochait. Le Pope en vint à se demander si une petite poussée de dernière minute ne serait toutefois pas la bienvenue, avant d’aussitôt fermer son esprit à cette éventualité. Le temps viendrait bien assez tôt de régler ce souci.

Sans un bruit, il finit par se détourner enfin, avant de refermer la porte derrière lui. Néanmoins, tandis qu’il patientait devant les portes de l’ascenseur, un sondage mental discret en direction des étages supérieurs acheva de le renseigner. L’absence d’une cosmo-énergie familière était flagrante. Enjoignant une heure plus tôt un Shaka pâle et tendu qui l’attendait depuis deux jours comme le messie, à demeurer à l’hôpital encore quelques temps histoire de se remettre complètement sur pieds, il n’avait pas espéré autre chose du chevalier de la Vierge qu’une transgression de ses ordres. Ce qui n’avait pas manqué d’arriver. Quitte à prendre l’habitude de ne pas être obéi, autant que ça serve à quelque chose.

Saga se demandait dans quelle mesure un tiraillement inconscient l’avait enfin incité à partir, mais en débouchant d’une ruelle sombre sur le parvis du port, aveuglant sous un soleil plus estival que printanier, il ne put que se rendre à l’évidence. Une part de lui-même persistait à décider à sa place.

La haute silhouette de son jumeau, aux côtés de celle, fine et mince de Thétis, se tenait sur le ponton privé du Sanctuaire. Une légère brise soulageait les corps écrasés sous la chaleur, et ce fut au travers d’un voile tissé d’azur et d’or que Saga s’avança avant de poser sa main sur l’épaule de Kanon.
« Je me disais aussi… » Fit celui-ci, tout en se retournant sans manifester la moindre surprise. « Qu’est ce que tu fais ici ?
- Je t’expliquerai. Thétis ? » Il la vit faire volte-face avec un pincement au cœur.
Du poignet recouvert de plâtre qu’elle soutenait de sa main valide, ou de son visage, hagard et livide, il ne sut pas ce qui le heurta le plus, mais ne pouvant faire autrement, il dut soutenir son regard, étrangement… différent et qui lui rappelait vaguement une ombre du passé.
« Comment vas-tu ? »
Il n’eut aucune réponse. Elle se contenta de le voir, sans le regarder, avant de poser des doigts hésitants sur le bastingage, s’appuyant sur celui-ci pour sauter légèrement sur le pont du bateau.
Kanon avait esquissé un geste de soutien, immédiatement réprimé. Elle n’avait pas besoin de lui. Sous le regard interrogateur de son aîné, il haussa les épaules et tous deux la rejoignirent. L’embarcation s’ébranla sur un geste impérieux du Pope, le ronronnement sourd des moteurs occupant soudain l’espace du silence.
Les deux hommes, installés l’un à côté de l’autre sur la banquette à tribord, observaient sans mot dire la jeune femme, postée à l’avant. Le vent fouettait son visage, malmenant sa longue chevelure, la tordant, l’imbibant de sel… mais elle demeurait immobile.
« Elle est comme ça depuis deux jours. » La voix rauque et profonde de Kanon surmonta étrangement le bruit des moteurs et le claquement de la coque sur le plat de la mer, mais Saga n’en pencha pas moins la tête vers lui.
- Qu’est ce qui s’est passé ?
- Je croyais que tu le savais.
- C’est toi que j’ai suivi, pas elle. Et même ainsi, je n’ai vu que des images, ressenti certaines choses, mais rien de précis.
- Ses amis ont été tués. » Fit le cadet des Antinaïkos, avant de reprendre sous l’œil circonspect de Saga. « D’accord… ils ont été massacrés.
- A ce point-là ? » Kanon hocha la tête, sans rien ajouter. Des choses vilaines, ils en avaient vues dans leur vie, ils en avaient perpétrées leur content, le sang et la mort constituaient pour eux des compagnons indéfectibles et ce, depuis leur enfance. Il en fallait pour les ébranler… Et le silence de Kanon était éloquent. Dans un soupir, le Pope, pensif, reporta son attention sur le dos de Thétis. N’avait-il pas fait une erreur ? Non pas de la laisser partir, non, même s’il y avait de quoi remettre en question la pertinence d’une telle exposition au danger, mais avant… bien plus tôt.
Jamais il n’avait envoyé la jeune femme directement au contact. Les missions les plus… dangereuses, sales, voire sordides, il les avait réservées à des hommes tels que Shura, Camus et bien entendu Angelo. Trois chevaliers d’or sur lesquels il s’était reposé en toute “confiance”. Il ne l’avait jamais regretté du reste. Leur efficacité s’était toujours mesurée à l’aune du détachement dont ils étaient capables, et dans ce domaine, Camus avait depuis longtemps remporté la palme. Oui, même devant Angelo.
Mais Thétis… Il l’avait utilisée pour sa féminité. Négociations, tractations, elle avait excellé dans cet art délicat. Son empathie n’était pas étrangère à cette réussite, associée au simple fait qu’elle soit une femme. Quand d’autres auraient fait parler leurs poings, elle, elle se contentait d’être, tout simplement, désarçonnant le plus brutal de ses interlocuteurs. Ce n’était pas uniquement sa douceur qui lui valait d’être efficace néanmoins ; elle savait quand on lui mentait. Surtout quand les tergiversations émanaient de gens dépourvus de cosmos, ou incapables de le maîtriser suffisamment pour se rendre compte qu’elle les manipulait. Non pas qu’elle appréciait particulièrement de se comporter de la sorte, mais elle avait des ordres. Et conscience des limites à ne pas dépasser.

Saga avait employé chacun au mieux de ses capacités, avait-il toujours pensé, mais en cet instant, il se demandait si cette stratégie ne lui avait pas valu d’occulter certaines réalités. Sciemment. En voulant la protéger, lui avait-il vraiment rendu service ? Parce qu’après tout, c’était bien de cela qu’il s’agissait, ainsi qu’il s’en rendait compte devant la terrible fragilité qu’elle dégageait en cet instant. Elle était l’égale de ses pairs, et il ne l’avait pas traitée comme telle. Parce qu’il n’avait pas pu. Il l’avait vu grandir, prendre sa place, témoigner peu à peu de sa puissance… pourtant elle demeurait encore à ses yeux la gamine triste aux yeux remplis de larmes qui avait débarqué au Sanctuaire, il y avait… tant d’années. Il se mordit les lèvres. Kanon percevait-il tout cela lui aussi ?
En se tournant de nouveau vers son frère, il le vit, son visage sombre, une ligne dure en travers du front.
« Elle est en vie. C’est ce qui compte. » Kanon n’en dirait pas plus. Mais Saga ne décela aucune trace de reproche dans ces quelques mots.
« Et Rachel ? » Le Pope tressaillit.
- C’est vrai. Tu ne pouvais pas savoir…
- Si. Je n’avais pas le choix Saga, sinon, nous y serions restés tous les deux et… » L’aîné des Antinaïkos leva une main apaisante, stoppant net son frère.
- C’est Nathan. » Et de lui résumer la façon dont s’étaient achevées les choses du côté du Sanctuaire, avant de conclure : « … et là, je reviens de l’hôpital. Pas brillant.
- Je ne me suis rendu compte de rien. » Fit Kanon, passant ses mains sur son visage crispé avant de rattraper une flopée de mèches rebelles malmenées par le vent. « Pour moi, cette énergie n’était pas différente de celle de Rachel. C’est elle que j’ai reconnue derrière, et je… je n’aurais jamais imaginé me tromper aussi lourdement.
- Moi non plus, je n’ai rien vu. Je t’avouerais que… j’avais trop peur de la perdre et…
- Je sais. » Distraitement, Kanon avait posé ses doigts sur le poignet de son frère. « Je sais… » Répéta-t-il, songeur, le regard rivé sur l’avant du bateau. Le rivage du Sanctuaire se profilait à l’horizon.

 

Salle d’entraînement du centre, Sanctuaire, Grèce…

Evidemment. Les regards quelque peu inquiets de deux chevaliers d’argent postés à l’extérieur qui les accueillirent n’apprirent rien de plus au Pope qu’il ne savait déjà.
« Seigneur, » fit cependant l’un d’eux, hésitant, « elle est là depuis deux heures et nous ne savions pas si nous pouvions… » Il eut un geste vague en direction d’un groupe d’aspirants qui attendaient là, quelques mètres en contrebas. Leurs futurs remplaçants, ainsi que put le constater Saga, repérant quelques visages devenus familiers et l’un d’entre eux plus particulièrement.
- Prenez la salle derrière les arènes. » Rétorqua-t-il d’un ton bref, sans s’arrêter tout à fait à leur hauteur.
- Bien. »
Kanon et Thétis à ses côtés, le Pope observa quelques secondes les adolescents qui venaient d’emboîter le pas à leurs maîtres par intérim, une tâche prenant peu à peu le chemin de la permanence. Le regard d’Ethan croisa le sien. Toujours plein d’interrogations… et d’une espèce de confiance mâtinée d’admiration qui eut le don à la fois de l’agacer mais aussi de le soulager. Quelque part.

L’écho de leurs pas sur le sol dallé ne parvint pas à se superposer aux chocs sourds et répétés avec une vitesse intrigante leur parvenant depuis le cœur du bâtiment. Et cette résonance ne cessait de s’amplifier tandis qu’ils approchaient.
Un crissement sous leurs pieds les fit piler net sur le seuil. Du sable qui arracha un profond soupir de résignation au Pope :
« Tu comptes en massacrer combien comme ça ? » Il s’était avancé et se postant derrière un énième sac malmené en tous sens autour de l’anneau planté dans le plafond de pierre, il le saisit avec fermeté, l’immobilisant malgré le coup de pied rageur qui s’abattit à quelques centimètres de sa main. Un regard furieux constitua la seule réponse qu’il reçut.
« Rachel… » Kanon s’était rapproché à son tour, et observait la jeune femme, à mi chemin entre l’amusement et l’inquiétude. « Remarque… » Continua-t-il en désignant du doigts les lambeaux de toile de jute autour d’elle, « J’aime autant qu’il s’agisse de ces sacs plutôt que de moi.
- Vous étiez injoignables.
- J’avais mes raisons. » Ignorant la réponse de Kanon, elle se tourna vers Thétis, tout en rattachant ses cheveux dans sa nuque d’un geste nerveux. Et se figea.
Cette douleur… Cette souffrance… Ces questions ! Ce regard, ce fichu regard que Thétis, sans le savoir renvoyait à l’héritière Dothrakis, ce reflet, ce souvenir, cet abîme sans fond, sans espoir… Le hurlement que la blonde retenait au creux de son ventre, il sembla à la brune qu’il venait soudain de remonter, d’être sur le point de crever une surface opaque et trouble, maintenue envers et contre tout depuis quatre longues années. Rachel entrouvrit la bouche pour… pour dire quoi ? Qu’est ce qu’elle pouvait trouver comme mots ? Aucun, absolument. Et encore eut il fallu qu’elle le veuille… Ce qui n’était pas le cas, se rendit-elle compte avec un détachement effroyable. Non, c’était trop dur, trop difficile. Parce qu’elle savait exactement quelle forme de colère impuissante habitait en cet instant le cœur de Thétis, Rachel se refusait à ne serait ce que l’effleurer. Ne pas y penser. Ne pas toucher. Ne pas souffrir. Non. Par pitié… Pardon…
Saga vit les traits de sa compagne se modifier sensiblement jusqu’à ce que son beau visage ne soit plus qu’un masque figé dans une froideur presque repoussante. Sa voix, blanche, résonna tout à coup, sans qu’elle ne quitte Thétis des yeux :
« Il ne nous reste plus beaucoup de temps. Thétis, avant d’aller te reposer, va voir Mü pour ça. » Elle eut un hochement de tête en direction du poignet blessé. « Il saura quoi faire. Quant à toi Kanon, fais le point avec ton frère, on se voit après. »

Le dos qu’elle leur offrit alors valait congé. A tous. Pourtant Saga demeura, le visage douloureux et stupéfait de Thétis marqué au fer rouge derrière ses paupières. Rouvrant les yeux, il s’adressa à Rachel :
« Tu joues à quoi ? » Grinça t il sèchement. « Elle n’a pas besoin de ça.
- Moi non plus ! » Faisant volte face, elle tendit une main comme pour le repousser. « Je ne peux pas ! Bon sang, mais tu l’as vue… Tu l’as vue ?! »
Elle avait crié. Non. Supplié. Désarçonné, Saga l’observa un instant, scrutant la panique qui venait soudain de traverser les nervures dorées de son regard, avant de se rendre compte qu’enfin elle ressurgissait, la vieille angoisse, l’ancienne peur, qu’elle n’avait jamais disparu, qu’elle flottait là, proche, si proche d’eux, d’elle.
« … Et si je me trompe… Encore une fois… Je n’ai pas le droit de me tromper… »
D’autorité, il écarta son bras, avant de l’enlacer.
« Cela n’a rien à voir, Rachel.
- Par tous les Dieux, c’est exactement la même chose ! » Sa voix étouffée par son étreinte parvenait cependant au Pope, véhémente et douloureuse. C’était donc cela… Cette ombre nouvelle dans les yeux de Thétis, il l’avait déjà vue, dans un regard qu’il connaissait par cœur, un regard dans lequel il s’était noyé à tant de reprises… Pas étonnant qu’elle ait voulu le fuir, même au mépris de l’appel au secours silencieux de Thétis. Elle ne pouvait pas l’aider, alors qu’elle-même n’avait jamais trouvé les ressources suffisantes pour se sortir de ce cercle infernal.
« Regarde ce qui se passe… » Plus calme, Rachel avait fini par accepter l’étreinte et reposait contre lui, bercée par le rythme apaisant du large torse se soulevant au gré d’une respiration maîtrisée. « Thétis… Je donnerais n’importe quoi pour que ce ne soit jamais arrivé. Pas à elle. Surtout pas à elle. Et moi qui ne peux pas l’aider… Je sais ce qu’elle ressent, mais je ne peux rien faire…
- Pardonne-moi. Ce n’était pas mon intention. » Il lui sembla qu’elle haussait les épaules, et, sous l’effet de la légère pression exercée sur ses bras, il la relâcha, hésitant.
- Il a essayé de me prévenir. » La voix de la jeune femme, soudaine lointaine, se mua en un murmure amer. Posant sa main sur le sac pendu, devenu l’objet de toute son attention, elle poursuivit, comme à regret : « Je n’ai pas voulu comprendre. Ce qu’il a fait… est une leçon qu’il m’a donnée.
- Ton père a une étrange manière d’enseigner dans ce cas.
- Il semblerait que jouer avec la mort soit la seule chose qui me fasse encore réagir. »
Saga percevait en cet instant à quel point elle s’était éloignée de lui au cours des dernières semaines. Même à présent qu’il se tenait à ses côtés, il ne la regardait pas autrement que comme une femme terriblement seule. Elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même, certes, mais il s’en voulait de ne pas avoir su trouver la faille pour lui prouver à quel point elle avait besoin de lui. Après tout, c’était là son rôle en tant que Pope, mais aussi et surtout en tant qu’amant que de satisfaire un besoin dont elle n’avait plus conscience. Tel un écho, les mots qu’elle prononça alors le confortèrent malheureusement dans cette impression :
« Toutes mes décisions, je les ai prises seule. Même les plus malheureuses. Surtout celles-là d’ailleurs… et le résultat est édifiant. » Elle le regardait de nouveau, un sourire triste au coin des lèvres. « Mais si seulement il n’y avait que ça… Mes motifs non plus n’étaient pas les plus pertinents.
- Rachel, tu n’avais pas le choix.
- Bien sûr que si. » Aucun mot, ni aucun argument ne pouvait justifier ce qui s’était déroulé quatre ans plus tôt, mais Saga avait toujours mis un point d’honneur à ne pas enfoncer Rachel plus que nécessaire. Lui n’était pas présent. Il n’avait pas été témoin. Tout ce qu’il en savait tenait dans ce qu’elle lui avait rapporté et dans ce qu’il avait décelé en elle, au fond de son cœur. Il l’aimait trop pour lui jeter la pierre.
« J’aurais pu accepter le marché que Dimitri me proposait. Je savais que j’étais capable de me débarrasser de lui. Après. Plus tard. Alors pourquoi ?
- Tu as paniqué.
- Non. Je crois… que c’était par pur égoïsme. Je n’ai pensé qu’à moi, qu’aux risques que j’allais prendre, je n’ai vu que ma propre vie, mes propres intérêts. Je me suis comportée comme un monstre, Saga. Un véritable monstre. »
Il secoua la tête, dans un silence accablé. Devant l’absence de tout signe de surprise de la part de son compagnon, elle s’immobilisa, avant de reprendre, lentement.
« Tu savais n’est ce pas… Tu l’as toujours su et pourtant…
- Tu étais revenue. C’est tout ce qui comptait.
- Nous…
- Nous ne sommes pas des saints. »
Aussi coupables l’un que l’autre finalement. Ils auraient pu en être horrifiés. Ils auraient même dû l’être. Mais tandis qu’ils s’entre-regardaient, redoutant de lire chez l’autre de la désapprobation, ou pire encore, du dégoût, ils ne virent qu’un simple doute se muer en un soulagement penaud. Encore un silence de plus qu’ils partageraient… un de ces silences sur lequel par contre, ils tâcheraient d’éviter de revenir.
« Dôkho m’a accusé d’essayer de me racheter, avec l’apparition des Portes. Et il avait raison. » Reprit-elle, hésitante. « Ce que j’avais été incapable de réaliser plus tôt, j’avais décidé de le faire à présent, une fois, dix fois s’il le fallait, au mépris de moi-même. Pour ne pas recommencer. Pour ne pas refaire la même erreur. Mais mon père… »
Tenir sa place. Au même titre que tous et toutes. Pas inférieure, ni supérieure, non, juste égale. Ne pas renier une appartenance, l’accepter, l’assumer. Pour survivre.
« Je pensais qu’en m’effaçant devant l’intérêt commun, je serais capable d’assurer mon rôle correctement, de ne pas sacrifier des vies sur lesquelles je n’ai aucun droit. Je pensais que… ça suffirait. Que c’était ce que je devais faire, cette fois. »
Elle s’était persuadée. Envers et contre tout. Saga la contemplait, soudain conscient de sa totale impuissance. Non pas qu’il la découvrait, mais il avait voulu se laisser convaincre par ce qu’elle lui avait dit, à plusieurs reprises, par l’assurance qu’elle lui avait donnée de ne pas l’écarter le moment venu, de s’appuyer sur lui tôt ou tard.
Mais elle n’en avait jamais eu l’intention.
Elle lui avait menti.

Comme ignorant l’incompréhension amère qui tout à coup contractait les traits de son compagnon, elle poursuivit, tournée sur elle-même :
« Mais chacun veut réussir. Non pas pour les autres, ni au nom d’une quelconque mission sacrée, mais pour soi. Pour voir le soleil se lever, pour aimer ou pour souffrir, peu importe, mais au moins pour se donner une chance d’accomplir sa vie. Moi… je n’ai pas osé. Parce que la dernière fois que j’ai souhaité cela, j’ai trop perdu. Et aujourd’hui… C’est pourtant ce qu’il faut que je fasse. Que je lutte pour moi-même, au même titre que tout le monde. Au même titre que toi. » Elle se rapprocha, posant sa main brûlante sur la joue du Pope, écartant l’ombre qui avait peu à peu envahi son visage.
« Toi… Tu es tout ce qui me reste. Ce qui m’importe. Et je voudrais… je voudrais que tu cesses de souffrir. Je croyais que t’épargner mes égarements, mes doutes, mes questions serait suffisant. Je me rends compte que c’est impossible… et pourtant, pourtant… » Il saisit son poignet, le serrant à le briser, pour l’empêcher de s’éloigner. « Si je me trompe encore une fois, et que j’échoue, je ne supporterais pas l’idée de ce que tu pourrais subir, à cause de moi.
- Parce que tu crois que… » Il avait serré les dents, mais les mots ne s’embarrassèrent pas de cette tentative pitoyable visant à taire ce qu’il ne pouvait plus. « … Tu crois que je l’accepterais ?
- Saga… !
- Je ne te laisserai plus jamais partir seule. Quoi qu’il arrive.
- Ton frère…
- Ca fait longtemps que Kanon a compris. Alors quel que soit le choix que tu feras, je te suivrai. »
Une honte cuisante monta aux joues de la jeune femme, néanmoins, elle soutint le regard émeraude vrillant le sien. Il lui offrait sa vie, tel un gage permanent. Lui non plus n’avait plus rien à attendre et pourtant, derrière le vert limpide devenant en cet instant les limites de tout son univers, elle percevait encore une once d’espoir. Il ne voulait pas vivre. Il voulait qu’ils vivent tous les deux. Il ne lutterait pas seul.
« Si je dois souffrir encore, qu’au moins je puisse te venir en aide. Qu’au moins cela serve. Je me tairai. Je ne montrerai rien. Mais je ferai tout pour que nous réussissions. » Confirma t il. « N’hésite plus. Je te le demande… Fais moi ce cadeau. »
Elle laissa glisser son bras autour de la nuque de l’Antinaïkos, s’accrochant à lui, scellant un accord muet, recherché mais pourtant redouté. Elle sentit sa taille enserrée, une cascade azur s’écoulant autour de leurs deux corps soutenus, enlacés, fatigués. Cette fois, il n’y avait plus de retour possible.

Elle ne lui avait même pas demandé comme se portait Nathan. Elle le savait de toute manière, mais accepta enfin de se confronter à l’insistante petite flammèche qu’elle percevait à la lisière de sa conscience. Lui aussi avait fait ce qu’il avait estimé nécessaire, elle ne pouvait lui en vouloir, et comprenait qu’elle n’avait pas la possibilité de s’inquiéter. En agissant de la sorte, il avait sans doute transgressé les voies du destin que Shion lui avait réservées, mais la paix émanant de ce cosmos pâlissant avait quelque chose de curieusement réconfortant.
« Ma fille… Je t’ai montré le chemin… J’ai confiance en toi. Il est temps de suivre ton cœur… »

 

Paris, France, dans la nuit…

La sonnerie crispante retentissait depuis plusieurs secondes maintenant, mais n’était qu’un élément irritant à la surface de son rêve. Rien qui ne méritait qu’il y attache de l’importance. Cependant, un coup de pied parfaitement ajusté dans les tibias l’extirpa bien malgré lui de ses songes, et alors qu’un ronchonnement s’échappait de sa gorge encore endormi, il prit enfin conscience de l’appel péremptoire de ce qui lui servait de téléphone portable. Il avait toujours abhorré ces objets. De vrais boulets dont tout un chacun se chargeait avec une allègre inconscience. Et le sien de boulet semblait prendre un malin plaisir à se planquer dans le tas de vêtements dispersés au pied du lit.

Les écartant d’un geste désordonné, il faillit le louper, celui-ci jaillissant d’une poche oubliée pour glisser hors de sa portée, avec un clignotement moqueur signalant sa position, là-bas, loin sous le fauteuil. Saleté, saleté, saleté !

Un halo lumineux s’agrandit dans son dos, tandis qu’il se relevait, un œil morne à demi ouvert, rivé sur l’écran. Il y avait des numéros comme ça, qui donnaient envie d’aller se recoucher derechef…
« Oui.
- Et bien ! Je commençais à désespérer…
- Saga ?
- Presque. » Au téléphone, c’était pire. Le Cancer ne parviendrait jamais à les distinguer, l’existence même d’ailleurs de cette possibilité relevant d’un mystère insondable à ses yeux.
« Tu as vu l’heure ? Qu’est ce que tu veux ?
- Y a pas à dire, j’adore ton humour…
- Mais quoi ! » Bon sang, qu’il avait horreur d’être réveillé brutalement… et en plus pour se faire agresser, c’était vraiment la meilleure ! Ruminant son énervement croissant tandis que Kanon déblatérait il ne savait quoi à l’autre bout du fil, Angelo ne put cependant empêcher la réalité – la vraie, celle de son quotidien – de revenir toquer patiemment mais fermement à la porte. Passant une main crispée sur sa nuque, il osa un coup d’œil autour de lui. Etait-il possible que… Le regard d’une Marine plus réveillée que lui, attaché sur sa personne avec une fixité inquiétante acheva de le faire plonger dans un sentiment qui, s’il ne s’était pas appelé Angelo, aurait pu s’apparenter à une angoisse soudaine.
« … et on peut bien se demander ce que tu fous, pendant qu’ici ça devient du grand n’importe quoi ! » La voix colérique de Kanon le ramena sur terre.
- Qu’est ce qui s’est passé ? » Finit-il par demander d’une voix sourde tout en s’éloignant vers la fenêtre, le dos tourné au lit qu’il venait de quitter. Un silence accusateur lui répondit, avant que le cadet des jumeaux ne reprenne : « il y a deux jours, Thétis et moi… » Et le cauchemar éveillé commença.
Sans un mot, il écouta le récit des derniers événements. Derrière les phrases sèches et concises de Kanon, le Cancer intégrait peu ou prou d’autres éléments volontairement laissés dans l’ombre, mais pour l’heure… Deux jours. Bien sûr. C’était donc ça. Alors que le frère du Pope entrait dans les détails techniques, il se revoyait, lui, sur les quais de la Seine, Marine marchant devant, s’arrêtant parfois pour lui lancer quelques phrases, tout sourire, tandis que, l’esprit libéré momentanément d’un poids vieux comme le monde, il se laissait traîner, emmener, oublieux de tout un pan de sa vie. Et puis… ce resserrement soudain, cette pression au creux de sa poitrine, l’air lui manquant l’espace de quelques secondes… ce tiraillement incongru, comme pour le faire se retourner, regarder, ressentir…
Elle l’avait tiré de sa torpeur dont il n’avait su combien de temps elle avait duré. Il avait lu une inquiétude sur son visage, mais trop fugace pour qu’il y accorde l’attention requise. Il s’était “absenté”, avait il considéré, sans aller plus avant dans sa réflexion. Mais pourtant, combien il aurait dû… Cet écho si familier…
« … Elle ne l’encaisse pas. » Kanon, à quelques milliers de kilomètres de là, lui parut tout à coup profondément épuisé. « Elle… Elle est là, juste à côté, je ne sais même pas si elle m’entend parler. Elle ne dort pas. Mange à peine. Mü a…
- Passe-la moi. » Une main agrippée au téléphone, l’italien avait posé l’autre contre le mur au dessus de lui, pour s’y appuyer.
- Mais…
- Passe-la moi, je te dis ! » Sans doute Kanon entendit-il une note dans la voix du Cancer qui le dissuada de discuter plus avant. Quelques secondes et murmures plus tard, une Thétis méconnaissable parla, douloureusement hésitante.
« Angelo ?
- Hé… ma belle, qu’est ce qui t’arrive… » Il avait tenté d’y mettre une pointe de tendresse, tandis qu’il s’adressait à elle, sur un ton moins revêche que celui réservé à Kanon. « Tu…
- Pourquoi ? » Rivés sur la nuit au-delà de la vitre, les yeux d’Angelo se dilatèrent. Cette question… Elle le heurta de plein fouet, le giflant presque, tandis qu’elle répétait entre deux sanglots : « Pourquoi ?... A quoi… servons nous ? Si c’est pour ça… pour ça… alors… Pourquoi continuer ?... Angelo, dis-moi pourquoi ?! » Ce fut comme s’il la voyait se briser sous ses yeux, s’émietter petit à petit, se disperser, disparaître. Bien au-delà de sa voix soudain éteinte, il la percevait avec autant d’acuité que si elle avait été là, sous ses yeux, tout à côté. Une vibration d’une intensité gênante le coupa tout à coup du moment et du lieu, le renvoyant de là où…
« Thétis… » Il avait appuyé son front contre la vitre, les yeux fermés. « Je vais rentrer, d’accord ?
- Tu ne me réponds pas…
- Pas maintenant. Je te promets que je vais le faire, à mon retour. Je te promets… » Sa mâchoire se crispa l’espace d’un instant. « Repasse-moi Kanon, s’il te plaît. » Il fut presque soulagé d’entendre à nouveau la voix grave de l’Antinaïkos et dit brièvement :
« Il faut qu’elle se repose.
- Tu crois que je ne le sais pas ? » Rétorqua l’autre avec humeur.
- Demmerde-toi avec ton frère. Il a tout ce qu’il faut pour ça.
- Je n’ai pas envie de la droguer.
- Peut être, mais tu n’as pas le choix.
- Angelo… » Kanon ne cachait plus son inquiétude. « Je ne sais pas quoi lui dire.
- Je me doute… » Moi non plus, je ne sais pas… mais il faudra trouver, acheva-t-il à part lui. « Je rentre. »
Il n’attendit pas de réponse, rabattant le clapet dans un claquement sec. Merde.

Tout ce que Marine vit quand il se retourna enfin vers elle, ce fut un homme au visage d’une dureté inflexible, voilé d’une ombre malsaine. Son corps noué, et ses poings serrés, exsudaient une colère galopante, dévorante, et qu’elle savait mortelle. Muette, elle le regarda se rhabiller rapidement avec des gestes d’une précision millimétrique, elle le vit fourrer ses quelques affaires restantes au fond de son sac. Devant elle évoluait à présent une machine de guerre parfaite, et opérationnelle. Elle n’avait entendu que les quelques phrases prononcées par Angelo. Mais elle n’avait pas besoin de plus.
Il était prêt. Alors, enroulée dans un drap crème, elle s’avança au devant de lui, toujours sans un mot. Elle brûlait de demander, de savoir… Mais les termes de leur accord étaient on ne peut plus clairs. Ne rien dire. Ne pas poser de questions. Il pouvait repartir comme il était venu. Du néant, vers un autre néant. Un long frisson la parcourut à cette idée. Ce qu’il dégageait en ce moment… le danger l’environnait, elle le devinait, elle retrouvait cette sensation oubliée depuis tant d’années, cette sorte d’attention permanente dont aucun d’entre eux, aucun des XII, ne se déparaissait jamais, à aucun moment. Si elle avait cru qu’Angelo pouvait se permettre de s’en débarrasser, elle s’était lourdement trompée. Non pas qu’elle l’avait réellement cru, non, mais elle l’avait espéré. Un peu.
Elle se rendit compte qu’il la contemplait, songeur, malgré son masque sombre. Masque de Mort… Il n’y avait pas qu’une simple marotte macabre derrière ce surnom. En cet instant, jamais il ne l’avait aussi bien porté. En d’autres temps, elle aurait reculé, prudente. Mais elle accepta la main qui se posa sur sa joue, et le corps qui s’appuya contre le sien.
« Tu n’aimerais pas savoir. » Fit-il, le visage enfoui dans les boucles rousses. « Des gens m’attendent.
- Importants ?
- Oui… Oui, je crois. »
Autant que toi semblaient dire les yeux cobalt qui se reposèrent de nouveau sur elle. « J’ai des choses à faire. » Murmura-t-il.

Quoi qu’elle fasse… Où qu’elle aille… Il serait toujours là. Le Sanctuaire. Et toujours il influerait sur sa vie. Elle n’y pouvait rien. De longues minutes après que la porte se fut refermée sur le silence de la nuit, elle demeura debout au milieu du salon à l’observer, rigide dans le drap qui la couvrait. Il l’avait embrassée. Dans ce baiser, elle avait retrouvé sa propre tristesse, son impuissance, sa frustration. Tout ce qu’elle avait voulu fuir en somme venait en l’espace d’une heure de la rattraper, et de s’emparer d’elle sans pitié. Elle avait vécu des années avec ces sentiments désagréables chevillés au cœur et voilà qu’elle les retrouvait, ses vieux amis… Allait-elle seulement le revoir ? Etait-il possible que l’homme qui venait de passer cette satanée porte demeure encore suffisamment longtemps en vie pour qu’elle puisse croire en l’impossible ? Car l’impossible prenait peu à peu corps au creux de son ventre. Ce baiser… Ce baiser avait aussi un arrière goût d’adieu.

Il faillit se laisser surprendre. Malgré le silence. Ses semelles souples sur le pavé n’émettaient pas le moindre bruit, et l’heure indue ne donnait corps qu’à quelques échos de véhicules circulant sur les avenues. A moins que ce ne fût le résonnement de ses propres pensées, confuses et bousculées, qui l’empêcha de s’en rendre compte tout de suite.
Ils étaient là. Deux lui sembla-t-il. Là-haut, juchés sur les toits des immeubles. Ils le regardaient. Nul besoin pour lui de lever la tête pour en avoir confirmation. Ah ils étaient bien planqués les salauds… A se demander si l’un de ses pairs aurait pu les détecter. Leur cosmos était si… vide. Mais l’absence de toute vie, Angelo connaissait. Il maîtrisait si bien son sujet qu’un titillement infime aurait suffi à lui faire prendre conscience de leur présence de façon quasi immédiate, si ce n’était cette fichue réflexion qui avait occulté un temps ce signal.
Il continuait à marcher pourtant, mais son pas ralentissait. Qu’est ce qu’ils foutaient là ? Il réprima le ricanement moqueur qui lui montait aux lèvres. Imbécile. La même chose que les autres, bien sûr. Angelo s’était piégé tout seul, comme un grand. Pas à un seul moment il ne s’était vu dans la même situation que Shura, Aiors et à présent Thétis. Forcément. Il n’avait rien à perdre lui. Enfin… jusqu’à aujourd’hui. Il était bien temps de s’en rendre compte d’ailleurs. Mais comment ? Comment pouvaient-ils savoir ? Elles ? C’étaient Elles qui les surveillaient ? A moins qu’Elles ne sachent déjà tout d’eux ? Jusqu’où pouvaient-Elles aller ? Jusqu’au fond de leurs cœurs ?
Les récits, les mots de ses camarades prenaient peu à peu une tournure irritante dans son esprit. Il les avait déjà entendus, certes… mais il ne les avait pas écoutés. Derrière les combats, et les blessures, il y avait pire, bien pire. L’inquiétude. L’angoisse. La… peur. Non pas pour soi, mais pour l’autre, pour celui ou celle à aimer, à protéger. Le malaise grimpa en lui, à la manière d’un lierre coriace et étouffant. Il ne connaissait pas cette sensation, mais sa nouveauté, il s’en serait volontiers passé. Sauf qu’à présent, il pourrait bien faire des pieds et de mains, c’était là, et bien là. Va t’en dépêtrer…
Marine était-elle en danger ? Deux d’entre eux étaient là, et le pistaient, mais elle, à quelle assurance pouvait-il donc bien prétendre qu’elle n’était pas actuellement déjà… morte ? Non, il le saurait. Et il saurait aussi si elle se trouvait présentement sous le coup d’une menace. Non, pour l’instant… Pourquoi ne fondaient-ils pas sur lui ? Angelo avait momentanément oublié le souci causé par Thétis. Toute son attention concentrée sur ses deux suiveurs, il avançait, mais toujours plus lentement. Comme hésitant. Comme donnant l’impression d’avoir oublié quelque chose. Le doute ne le quittait pas. Il avait beau se reposer sur ses certitudes, rien ne lui garantissait qu’il avait raison. Il pouvait faire demi-tour. Il avait encore le temps. Après tout cela valait mieux que…

Il s’arrêta. Presque. Pas tout à fait.
Avant de repartir. Sans changer de direction.
Et se mit à siffloter.

Au bout d’un moment, les mouvements au-dessus de sa tête cessèrent. Les deux présences s’évanouirent. Il fut seul.

Un taxi se trouvait là, isolé à sa station. A peine si le chauffeur leva les yeux vers son passager noctambule quand celui-ci lui indiqua sa destination. Tandis que le véhicule croisait la rue montant en direction de la Butte aux Cailles, Angelo tourna la tête vers les bâtiments endormis sous les réverbères.

C’était la seule solution pour te protéger, ne m’en veux pas… Mais, Marine, prends garde à toi… ils savent…

 

Domaine Sacré, Sanctuaire, Grèce, le lendemain…

Les cartes déployées de l’USGS* avaient remplacé tableaux et photos aux murs du bureau du Pope. Où que le regard portait, il tombait invariablement sur un enchevêtrement de plans à dominante ocre, tant par l’absence manifeste de verdure dans les zones exposées que par la densité des courbes de niveau serpentant dans un bel ensemble pour former les canyons du Colorado.
« Le rayon d’influence des Portes n’a pas dépassé… cette limite, là. » D’un geste assuré, Saga traça un cercle au feutre noir, centré sur une croix elle-même entourée. « Du moins, d’après les rapports de l’armée.
- C’est étonnant tout de même… Pourquoi ont-Elles stoppé leur expansion aussi brutalement ?
- Aucune idée, Kanon. De toute manière… on n’a pas beaucoup d’idées sur quoi que ce soit Les concernant. » L’ironie sous-jacente de ce commentaire arracha un sourire à Rachel, qui ne leva cependant pas les yeux des liasses de documents fraîchement imprimées.
- Où en sont-ils ?
- J’ai donné l’ordre d’évacuation, je suppose que c’est en cours.
- Au final, il ne restera qu’Elles et nous… et les Gardiens. » Aioros, debout aux côtés de Saga devant la carte centrale ne détachait pas le regard de la croix signalant la position des Portes, grattant machinalement son moignon d’oreille caché sous ses boucles brunes.
- Et le tout dans un cul de sac. » Dôkho s’était pour sa part détourné, et observait d’un air circonspect les plus jeunes autour de lui : « Vous en êtes conscients, j’espère.
- Même si ce n’était pas le cas, je ne vois pas ce ça changerait.
- Heureusement qu’Angelo n’est pas là pour entendre ça…
- Aioros, il n’est peut être pas très net dans sa tête, mais ce n’est pas un lâche. » Rétorqua Kanon en haussant les épaules.
- Je le sais très bien, ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Simplement, je crois que l’idée de nous retrouver piégés comme des lapins ne l’enchantera pas spécialement.
- Elle ne me convient pas non plus, mais nous n’avons pas le choix.
- Si seulement… » Le Pope se mordit les lèvres avant de se tourner vers la Balance : « Je sais que ça fait longtemps mais… te rappelles-tu combien de Gardiens ont dû affronter nos prédécesseurs ?
- Tu oublies que je n’y étais pas.
- Shion ne t’a rien raconté ?
- Il n’a plus fait allusion à cette bataille dès l’instant où ses compagnons ont été enterrés. Plus jamais. Je crois qu’il se sentait responsable de ce désastre, même s’il n’y était pas pour grand-chose. Reparler de tout ça…
- Peut être, mais s’il l’avait fait, on ne serait pas là aujourd’hui en train de se demander par quel côté on va se faire rentrer dedans.
- Remarque, si tu ne l’avais pas tué, toi, aussi… Ca va, » Kanon faillit s’étranger de rire devant le rictus offensé de son aîné, « J’ai rien dit. »
- En l’occurrence… » Aioros posa le bout de son index à l’entrée de la nasse, « … ce sera par là. Une fois que nous serons trop avancés, ce sera très facile pour Les Gardiens de non seulement nous couper toute retraite, mais aussi et surtout de nous priver de nos moyens tous en même temps.
- Sauf si on arrive à les attirer à l’extérieur.
- Et tu comptes faire ça comment, très chère ? » Demanda un Saga désabusé à Rachel qui venait de relever la tête, dardant son regard luminescent sur le plan en face d’elle.
- En leur faisant croire que nous allons passer par en haut, par exemple.
- Ils ne sont pas complètement idiots. La logique voudrait que quelques uns d’entre eux restent auprès des Portes ; de plus, il ne nous est pas possible de nous séparer, sauf si tu disposes du don d’ubiquité, auquel cas il serait grand temps de nous en faire part.
- C’est malin.
- Allez va, avoue… c’est pour ça que je suis ton beau-frère adoré... » Un paquet de feuilles roulées serré s’abattit sur la nuque de Kanon qui ploya sous le coup. « Mais, hé !
- Ils ne m’ont pas paru si calculateurs pour ma part. » Marmonna le Pope, tout en se laissant tomber sur son siège. « Je les ai même trouvés assez basiques. J’ai eu l’impression que leur seule tâche se réduisait à Les protéger, sans autre forme de procès.
- Alors, c’est que Leurs ordres ont changé. » Asséna froidement Aioros. « De mon côté, je peux t’assurer qu’ils savent parfaitement ce qu’ils font et à qui ils ont affaire.
- Idem. » La réponse laconique de Kanon était éloquente.
- J’ai bien peur que nous ne parvenions pas à connaître leur nombre avant de les avoir en face de nous, alors… » Rachel posa des doigts conciliants sur la main de Saga qui s’acharnait sur son briquet, « nous ferions mieux de choisir la meilleure façon de nous débarrasser de ceux qui restent. »

Dôkho ne s’était pas rendu de gaieté de cœur ce matin là au Palais. La vision de Nathan à l’agonie demeurait trop fraîche dans son esprit pour qu’il soit certain de pouvoir apporter quoi que ce soit de constructif à la discussion d’autant plus que Rachel serait présente elle aussi. Une Rachel qui ne s’était pas montrée particulièrement concernée par le sort de son père. Bien entendu, il se doutait qu’il n’en était rien, néanmoins… il ne pouvait se défendre d’un sentiment de malaise vis-à-vis de la jeune femme. Avait-elle réellement pris conscience de ce qu’impliquait l’intervention de Nathan ? La Balance connaissait à la perfection toute l’étendue des pouvoirs des Dothrakis, sans cesse renforcés au fil des générations. Cela faisait plusieurs semaines qu’il s’était persuadé qu’elle disposait de toutes les capacités pour accomplir la mission lui incombant, et avec succès. Or, si Nathan était intervenu… Ce dernier s’était rendu compte que sa fille n’était pas prête. Non pas physiquement, mais son esprit n’avait pas encore accepté l’idée de sa position centrale, ne s’était pas libéré des entraves qui l’enchaînaient au passé. Malgré elle ? Il n’en était pas certain. Et tant que son indécision perdurerait…
Il prit soudain conscience du poids d’un regard sur lui. Elle l’observait sans mot dire, une ride profonde barrant son front altier. Elle venait sans conteste de suivre pas à pas le cheminement des pensées de leur aîné à tous. Réprimant un haut le corps, il lui adressa un sourire hésitant, auquel cependant elle ne souscrivit pas.
« Dôkho… Je ne voulais pas que ça arrive.
- Rachel, je…
- Ne t’excuse pas. J’ai confiance en toi… et je t’en demande autant à mon égard.
- Nathan ne sera sans doute plus là le moment venu et il sera trop tard si…
- J’ai compris la leçon. »
Il n’y avait pas d’agressivité dans le ton de la jeune femme mais une fermeté nouvelle et sans appel. Elle rajouta :
« Seul le présent compte. »
Elle ne lui ferma pas son esprit, mais se retira en elle-même, laissant Dôkho libre de ses pensées. Mais il n’en eut soudain plus besoin. Un poids venait de s’envoler de ses épaules.

« … Ca risque d’être difficile, Saga. » Kanon, un coude posé sur le rebord du bureau, acheva d’expliquer : « Il n’y avait que Thétis avec moi, ce n’était pas compliqué de nous projeter ensemble dans cette dimension, en plus des deux Gardiens. Mais un lot de chevaliers d’or… » Il fit la moue. « La dépense d’énergie sera beaucoup trop importante en regard de ce qui nous attend… après.
- Nous sommes deux.
- Faux. » Il adressa un sourire d’excuse à son aîné. « Toi, il faudra que tu gères au maximum tes réserves, et tu le sais.
- Et ça ne servira pas à grand-chose au final, si ne serait ce qu’un seul d’entre nous est diminué par l’affrontement avec les Gardiens. Kanon a raison, Saga.
- Rachel, ce sera pourtant le cas. » Adossé contre le mur, les bras croisés, Aioros continuait : « Nous pouvons, et nous devons nous en tenir un maximum à nos strictes ressources physiques pour les affaiblir un tant soit peu… mais à un moment donné où un autre, il faudra en finir si nous voulons passer. Et tu sais mieux que personne quels seront les moyens nécessaires. »
Elle alluma la cigarette qu’elle faisait tournoyer entre ses doigts fins depuis quelques minutes, avant de reporter son attention sur le Sagittaire et le cadet des Antinaïkos.
« Pensez vous tous les deux être capables de vous appuyer sur moi le moment venu ?
- C'est-à-dire ?

- Vous servir du lien qu’on a créé ensemble pour vous débarrasser du ou des Gardiens que vous aurez sur le dos. » Aioros se rapprocha, les sourcils froncés :
- Tu veux qu’on combatte deux par deux, en respectant les axes ? » Elle eut un signe d’assentiment. « Pourquoi ?
- Tout simplement parce qu’elle s’épuisera moins. » Dôkho qui avait suivi le raisonnement de la Dothrakis expliqua : « Les mises en résonance que nous faisons presque chaque jour avec Rachel imprègnent son cosmos de nos entités propres. Si d’ores et déjà le lien est existant, alors l’appel à son énergie pour contrer l’aura des Gardiens sera facilité. Elle n’aura pas besoin de se concentrer plus que nécessaire pour se mettre en harmonie avec deux d’entre nous.
- Nous ne pouvons pas prévoir la façon dont les choses vont se dérouler. » Contra Saga. « Rien ne nous dit que nous serons répartis comme il convient, sans oublier que si les Gardiens sont trop nombreux, deux chevaliers d’or ne seront pas suffisants. Ca reste de la théorie.
- Qu’il faudra pourtant mettre en pratique. » Rachel, les yeux rivés sur son compagnon, percevait ses doutes, mais elle n’en continua pas moins. « Dans le cas contraire, je ne garantis pas qu’il me restera suffisamment de ressources pour les XII en même temps.
- Et s’il faut que tu interviennes sur plusieurs axes à la fois ?
- Tu seras là non ? » Saga ouvrit la bouche pour répliquer, sans rien trouver à répondre. Après tout, c’était bien là ce qu’il s’acharnait à vouloir non ? Contrarié, il se renfonça dans son siège. Jetant un coup d’œil au Pope, Aioros temporisa :
« On peut essayer de s’organiser de la sorte. Et si ça ne fonctionne pas malgré tout, chacun d’entre nous pourra s’appuyer également sur ceux qui font partie de la même croix, n’est ce pas Dôkho ?
- C’est une possibilité, oui. » Reconnut ce dernier. « Après tout, l’énergie de chaque croix est… assez énorme pour annuler, au moins temporairement, celle des Gardiens. Ca nous fera gagner du temps.
- Sauf qu’on revient toujours au même point. D’un côté, ou de l’autre, c’est autant de forces gaspillées inutilement.
- On t’a déjà dit que tu étais têtu comme garçon ?
- Au moins autant que toi. » Les jumeaux se sourirent férocement, avant que Saga ne lève les mains en signe de reddition.
« Dans l’hypothèse où nous n’en saurons pas plus d’ici là, j’accepte vos propositions. Et dans ce cas… » Il se tourna vers Rachel, l’air interrogateur.
- Aldébaran et Milo seront avec moi cette après midi, » Confirma-t-elle. « Aiors et Camus suivront après-demain. Je ne voudrais pas sauter sur Angelo dès son retour, et quant à Thétis… » Un soupir lui échappa tandis qu’elle écrasait son mégot dans le cendrier posé devant Saga.
- Angelo a intérêt à se bouger les fesses. » Menaça Kanon entre ses dents. « Après tout, les morts inutiles, ça le connaît.
- Tu ferais mieux de garder ce genre de commentaires pour toi. » Aioros contemplait les marches menant au Palais depuis la fenêtre ouverte, mais à vrai dire, ce qu’il voyait n’était que la confirmation de ce qu’il percevait au cœur de son propre cosmos depuis plusieurs minutes déjà : « Il arrive. »

 

Domaine Sacré, Sanctuaire, quelques minutes plus tôt…

Angelo n’avait pas eu un emploi du temps aussi chargé depuis des lustres. Rectification : il n’avait jamais eu un emploi du temps aussi chargé. Et ce fut avec un profond soupir qu’il avait débarqué au pied du Domaine Sacré sous l’œil goguenard du passeur. Visiblement, le Cancer devait porter sur sa figure un panel à peu près complet de toutes les sortes d’ennuis susceptibles d’exister en ce bas monde. Il n’était d’ailleurs pas loin d’y croire lui-même.

« Tu as pris le souterrain. » Cela n’avait rien d’une question. En refermant la porte de derrière des appartements du dixième temple, Angelo ne répondit d’ailleurs pas, s’avançant dans le salon où Shura défaisait son sac d’un pas aussi sûr que s’il s’était trouvé dans sa propre demeure.
- Tu es rentré quand ? » Demanda l’italien, déposant une bière déjà transpirante devant son alter ego, avant de décapsuler la sienne.
- Il y a une heure.
Chemise noire, pantalon noir. Shura respirait la gaieté et la joie de vivre, c’était indéniable. Mi-figue, mi-raisin, le Cancer l’observait, respectant contre toute attente le silence duquel Shura ne paraissait pas disposer à sortir. Après tout, lui non plus ne se sentait pas d’humeur particulièrement diserte. Toute velléité de discussion s’était mystérieusement évanouie en lui à partir du moment où il avait débarqué. Il n’empêchait que s’il s’était arrêté chez le Capricorne, par la force de l’habitude sans doute, c’était aussi parce qu’il espérait à son corps défendant, pouvoir déverser dans une oreille complaisante une part du trop-plein d’emmerdements qu’il remuait depuis son départ de Paris.
Or en l’occurrence… non, décidément, le visage fermé et le mutisme de Shura ne l’incitait pas particulièrement à en rajouter une couche. Ce dernier avait eu sa part.

L’espagnol finit par se saisir de la bouteille posée sur la table basse pour la porter à ses lèvres, d’un air absent. Tout de même… faisant fi de ses propres préoccupations, Angelo lui jeta un coup d’œil par en dessous. Que Shura ne soit pas particulièrement bavard, cela ne dérogeait pas à ses habitudes en soi, mais à ce point là… Le Cancer eut un sursaut quand les petits yeux sombres de son hôte muet plongèrent brutalement dans les siens. Heurté de plein fouet par l’abîme de souffrance miroitant à la surface des pupilles, lacs d’un noir profond emprisonnés dans un entrelacs rougeâtre, il soutint cependant pendant de longues secondes ce regard halluciné que son ami lui imposa, avant de se détourner.
L’échine glacée, Angelo eut du mal à relier les deux gouffres dans lesquels il venait de plonger malgré lui, et la voix gutturale qui demanda soudain :
« Tu vas au Palais ? »

Comme si de rien n’était.

- Hein ?... heu, oui, je dois voir Saga, pour un truc. » Un truc. Ledit truc lui sembla tout à coup d’une ridicule insignifiance face à la noirceur à laquelle il venait d’être exposé. Non pas qu’il n’en soit pas familier, mais s’agissant de la sienne seulement. Celle des autres, il s’en était toujours bien soigneusement tenu à l’écart. Et dans le cas présent… il allait faire de même. Il n’aurait pas mis à sa main à couper qu’il ne risquait pas de devoir s’y confronter, surtout s’il prêtait attention aux fourmillements de son propre cosmos reconnaissant son complément naturel, mais pas tout de suite. Pas maintenant. Une chose après l’autre.
Et puis d’abord… depuis quand, lui, fort justement désigné sous le charmant sobriquet de Masque Mort pendant des années, était-il aussi réceptif aux malheurs des autres ? La fatigue nerveuse accumulée au cours des dernières semaines devait avoir sa part de responsabilités dans cette soudaine et inacceptable faiblesse. Peut être même exagérait-il la situation dans laquelle Shura paraissait se morfondre. Après tout, le Capricorne n’était pas le premier ni le dernier à subir ce genre d’épreuves. Il s’en remettrait. On s’en remet toujours de ces choses-là.
« D’ailleurs, je vais y aller. » Marmonna l’italien, avant de poser sa bouteille vide sur le coin de la table. Ca ne servait à rien de rester là. Sans le concevoir clairement, il percevait avec une certaine confusion que Shura souhaitait demeurer seul. Cette impression le mit mal à l’aise cependant.
- Tu te sens bien ?
Par tous les Dieux, ce serait plutôt moi de te demander ça !… Mais Angelo garda ses protestations pour lui, avant de répondre à voix haute :
- Bah, il paraît qu’il y a toujours pire. »
Shura hocha la tête avant de s’effacer devant le Cancer, qui se dirigeait vers la sortie.
- En tout cas, tu as la tête d’un mec qui a fait une très grosse connerie.
Et toi, celle de celui qui est sur le point d’en faire une… Mais une fois encore, l’italien ravala les quelques vérités qui lui chatouillaient le bout de langue, se contentant d’adresser un dernier sourire ironique à son vieux compagnon.

Il avait vraiment cette tête-là ? Tandis qu’il gravissait cette fois de façon tout ce qu’il y avait de plus officielle les sacro-saints escaliers menant au Palais, l’idée qu’il devait lui-même avoir l’air passablement dérangé– du moins, plus que d’habitude – creusa sa route dans son esprit, jusqu’à le faire piler net devant la vénérable horloge sur pied qu’il croisa dans le couloir menant au bureau du grand patron. La porte vitrée abritant le balancier lui renvoya pire que ce qu’il avait commencé à imaginer. Oui, le grand couillon aux yeux cernés et au pli amer coincé en travers de la bouche lui faisant face en cet instant lui ressemblait étrangement.
Le soupir qu’il poussa dans le silence en se détournant de ce reflet accusateur l’agaça un peu plus par les échos moqueurs dont il était empreint. A croire qu’une part de lui-même avait décidé, justement aujourd’hui, de lui pourrir un peu plus la vie si tant était que cela fut possible… Et le regard noir de Saga qui le cueillit à peine eut-il passé la tête par l’entrebâillement de la porte le conforta dans l’idée qu’une journée à marquer d’une pierre noire ne faisait que commencer.

« C’est maintenant que tu arrives ?
- Vous êtes vraiment obligés de tout faire en double, ton frère et toi ? » Refermant le battant d’un coup de talon, Angelo s’avança dans le bureau, puis se laissa tomber sur le siège face au Pope, qui l’avait attendu, seul.
« Il y a un problème.
- Le contraire m’aurait étonné. » Et en effet, Saga le contemplait, une vague ironie plaquée sur son visage et cigarette au coin des lèvres, visiblement résigné à ajouter une couche à l’accumulation déjà conséquente d’une quantité non négligeable d’emmerdes.
- Marine est vivante. »

Le Pope n’était pas encore tout à fait certain d’avoir balayé l’ensemble du spectre des soucis, problèmes et autres tracasseries humaines, même s’il commençait à penser en toute honnêteté avoir fait le tour de la question. Comme quoi, il ne fallait jamais jurer de rien.
« Tu te rappelles… la fille, là, rousse, mauvais caractère, hautaine… » Fit Angelo à grand renfort d’amples gestes de la main devant l’absence de réaction de son Pope
- Tu te fiches de moi ?
- … et femme d’Aiors. » Acheva l’italien, négligeant l’interruption, avec néanmoins une infime altération dans la voix.
Les deux hommes s’entre-regardèrent, en silence.
« Vu ta tête, je suppose que tu n’étais pas au courant ? » Dit lentement le Cancer, sans quitter Saga des yeux, tandis que ce dernier se levait enfouissant ses mains dans les poches à la recherche du briquet perdu.
- J’aurais dû ?
- C’était pour avoir confirmation. »
Il n’empêchait. Alors celle-là, c’était la meilleure. Comment avait-elle pu réussir à abuser douze chevaliers d’or et un Pope dans la foulée ? Il l’avait toujours su puissante, bien plus d’ailleurs que ce que sa condition de chevalier d’argent laissait supposer, mais de là à faire croire à sa mort et à aveugler tout un Domaine Sacré, il y avait un monde. Enfin, un sens, pour être plus exact. Mais bon sang, il était où ce foutu briquet ?!
Le crépitement d’une flamme sous son nez régla la question, et l’aîné des Antinaïkos alluma sa cigarette au feu offert par Angelo.
« Bon… » Une main appuyée au rebord de la fenêtre ouverte, Saga savoura quelques bouffées avant de reprendre sur un ton désabusé : « … On n’en est plus à une résurrection près. Et avec un peu de chance, ce sera la dernière. Après tout, jamais deux sans trois… Je peux savoir comment tu as découvert ça ?
- Ce n’est pas vraiment ça le problème.
- Angelo, ta façon de voir les choses me surprendra toujours. Si “ça” n’est pas un problème, alors je… »
Saga comprit qu’il ne se ferait jamais moine quand il jeta un coup d’œil au Cancer à ses côtés. Ce dernier, le regard fixé sur les temples en contrebas, était sombre. Du moins, encore plus que d’habitude. Sombre, oui, mais… une option inédite s’était superposée à l’air renfrogné dont il était coutumier. Une espèce de… tension, d’inquiétude, et en même temps…
« Dis-moi que ce n’est pas vrai.
- Je vais avoir du mal. »
La vie privée du Cancer, personne ou presque ne pouvait se targuer d’être en mesure ne serait ce que de l’évoquer au Sanctuaire. Chasse gardée, défense d’entrer. A l’extrême limite, Shura était susceptible d’en savoir un peu plus que ses alter ego, et encore, Saga n’en avait aucune certitude. Non, de l’homme qui se tenait à sa droite, raide comme un piquet, il ne savait pas grand-chose, exception faite de ses aptitudes de tueur et de son caractère mal embouché. En soi, cela s’était avéré amplement suffisant, il fallait bien l’admettre. Aussi, c’était avec une curiosité presque coupable que le Pope observait à présent l’italien, histoire de juger de son degré d’implication dans la seule relation qu’il aurait dû fuir comme la peste. Le résultat de son examen n’avait rien de rassurant.
- Et merde.
- Je ne te le fais pas dire. Saga…Crois le ou pas, je t’assure que j’aurais aimé que ça n’arrive pas. En tout cas pas en ce moment. Et pas avec… elle. »
La cascade de conséquences inévitables qui allaient s’ensuivre, qu’Angelo avait eu tout le temps de ruminer au cours de son voyage de retour, Saga l’entrevoyait de plus en plus nettement, avec une inquiétude grandissante et en toile de fond les oscillations moqueuses d’un cercle zodiacal.
« Aiors…
- … Va forcément le savoir. Je ne pourrais pas le lui cacher, même si je le voulais. Alors… » Croisant ses doigts sur sa nuque, Angelo s’étira, ses vertèbres craquant dans le silence. « … Je n’ai pas le choix.
- Tu veux que je m’en charge ?
- Merci, mais je peux encore assumer mes conneries tout seul et à vrai dire, ce n’est pas vraiment pour ça que je suis venu te voir. » Le regard cobalt que le Cancer tourna vers le Pope n’avait rien perdu de sa vigilance. « J’ai été piégé. » Avoua-t-il. « Je ne sais pas  encore comment, mais lorsque je suis parti hier soir, j’avais deux Gardiens aux fesses. Je ne suis d’ailleurs pas certain qu’il n’y en ait pas eu un troisième. » Saga fronça les sourcils, sous l’effet de l’incompréhension :
- Mais tu…
- Je me suis tiré, oui. Si je ne l’avais pas fait, ils s’en seraient pris à elle.
- Tu m’as l’air bien sûr de toi.
- Et Aiors ? Et Shura ? Et Thétis ? C’est de l’eau de boudin ? Pourquoi crois-tu que justement ces trois là, qui sont les seuls d’entre nous à avoir des centres d’intérêts extérieurs au Sanctuaire, ont été visés ? Ce n’est pas tant le fait qu’ils se soient trouvés loin d’ici, non… Ils ont tous des personnes à protéger. Ce que les Gardiens recherchent, c’est ça. Taper là où ça fait mal. »
Aiors, ses doutes et ses questions… Aioros s’en était ouvert au Pope, soucieux de découvrir un frère cadet aussi déboussolé, et éloigné des valeurs directrices de son existence. Shura, et son sens de la famille. Il était rentré dans la nuit, mais ne s’était pas encore présenté au Palais. Pour ce que Saga en percevait confusément en tout cas, le cosmos latent du Capricorne s’ornait de stigmates douloureux du plus mauvais augure. Quant à Thétis… Saga ne put réfréner un profond soupir. Elle s’était refusée à regagner son temple, et demeurait au Palais, murée dans le silence. Que Kanon fut à ses côtés ou pas, cela ne changeait rien à la profonde solitude dans laquelle elle s’engonçait, à la manière d’un lourd manteau protecteur.
« Je te demande de la rapatrier au Sanctuaire. » La voix éraillée de l’italien extirpa Saga de ses amères réflexions. « Il n’y a qu’ici qu’elle sera en sécurité.
- Pourquoi ne t’en occupes tu pas toi-même ?
- Parce que moi, elle ne m’écoutera pas. »
Si la situation n’avait pas été aussi empreinte de complications diverses et variées, Saga en aurait explosé de rire. Angelo avait concrétisé le fabuleux exploit de tomber sur une femme capable de lui tenir tête… Néanmoins, sans doute que le Pope ne parvint pas tout à fait à empêcher un vague sourire de traverser son regard :
« … Je me passe de tes commentaires. Elle n’est au courant de rien, sache le. Et ce n’est pas de son plein gré qu’elle acceptera de revenir. » Angelo s’était tu, et Saga comprit que ce ne serait pas demain la veille qu’il glanerait une justification quant à l’attitude de Marine.
Il répondit cependant :
« Je m’en occupe. Par contre… tu sais qu’elle risque de vouloir se défendre… je ne voudrais pas que tu viennes me reprocher des dommages collatéraux.
- Tant que ça reste dans le domaine du raisonnable… » Haussant les épaules, Angelo s’éloigna de la fenêtre, récupérant au passage son paquet de cigarettes sur le bureau.
- Une dernière chose. Quelle que soit la situation actuelle, il n’en reste pas moins qu’elle s’est enfuie du Sanctuaire. » L’italien, une main sur la poignée de la porte, se figea.
« Tu sais ce que ça signifie, Angelo.
- En tant que chevalier d’or, je n’oublie pas que j’ai des responsabilités. J’ai fait ce que j’avais à faire.
- Ta décision est-elle seulement objective ?
- Sans doute pas. Mais je considère qu’elle est juste. »

 

Site des Portes, Etat du Colorado, Etats-Unis d’Amérique…

Le dernier convoi s’ébranlait tant bien que mal. Le ronronnement assourdissant des dizaines de moteurs tournant à plein régime emplissait le tunnel, se répercutait à l’infini contre les épaisses parois de béton et achevait de terrasser le Général Corman d’une migraine qu’il aurait volontiers qualifiée pour le moins d’épique. Planté sur une marche surplombant la route souterraine, il observait les procédures d’évacuation du site d’un œil vaguement agacé par la lenteur des véhicules.
Il n’avait pas attendu les ordres du Sanctuaire pour anticiper cette démarche. Compte tenu de l’évolution à “l’extérieur”, cela faisait plus de quatre mois qu’il avait lancé ce chantier pour permettre la sortie de ses troupes sans trop de pertes à la clé. Aucun d’entre eux n’avait la possibilité de quitter la base à l’air libre. Trop dangereux. Aussi, mobilisant la plus grande partie de ses troupes, il avait affecté ses hommes à la construction de ce tunnel de sortie, ce qui avait de toute manière constitué une saine occupation pour des hommes de plus en plus désoeuvrés au fur et à mesure que leur périmètre d’action se réduisait comme peau de chagrin.
Corman se départit de sa concentration pour jeter un œil vers les trois hommes qui se tenaient en retrait derrière lui.
Drôles de cocos ceux là aussi… sauf que sans eux, ce qui avait été accompli en quatre mois aurait pris deux années pleines au bas mot. Ces envoyés du Sanctuaire ne s’étaient pas mêlés à la population de la base, malgré leur présence quelque peu longuette. Cela faisait près d’un an qu’ils étaient là. Juste là. Corman avait bien tenté de s’en débarrasser, arguant qu’il n’avait besoin de personne d’autre que de ses propres hommes, et se persuadant à part lui que ces inconnus ne faisaient rien d’autre que le surveiller. Mais toutes ses démarches s’étaient révélées vaines. Indéboulonnables. Et puis… lorsqu’il avait émis le projet de ce chantier, il s’était retrouvé avec une proposition d’aide en bonne et due forme, paraphée et signée par “leur” patron.
A présent que cette base, et les autres, achevaient de se vider, Corman ne pouvait que se satisfaire du travail effectivement réalisé. Mais tandis que les camions succédaient aux véhicules légers sous ses yeux, il revivait dans sa mémoire les tous premiers jours de la participation de ces trois là, avec un frisson glacé le long de l’échine.
Il s’agissait de “chevaliers d’argent”. C’était du moins ainsi qu’ils s’étaient présentés. Bon, ils avaient bien rajouté un ou deux détails avec des termes étranges et dignes de romans de science fiction de seconde zone mais à vrai dire, Corman les avait bien vite oubliés quand il avait été confronté à ce qu’étaient réellement ces “chevaliers”.
Ce à quoi il avait assisté dépassait l’entendement de n’importe qui. Lorsqu’un seul de ces hommes était capable d’ouvrir une brèche dans le sol en une fraction de seconde, là où un bon mois de terrassement lourd aurait été nécessaire, il y avait de quoi soit prendre ses jambes à son cou, soit rester figé d’horreur. Corman avait opté pour la seconde solution. Et il était resté figé une bonne semaine avant d’intégrer bon gré, mais surtout mal gré que sa définition de “impossible” venait de prendre un sérieux coup dans l’aile. Ses subordonnés n’avaient pas été en reste non plus, mais comme leur général, avaient fini par s’accommoder de cette situation pour le moins extra-ordinaire. Quatre mois. Et bien…
« Mon Général, l’évacuation est terminée. » Corman reporta son attention sur l’homme figé au garde à vous devant lui.
- Il ne reste plus que nous alors… Qu’on nous amène nos véhicules ! »
Tout en regardant le soldat détaler vers le fond de la superstructure, le gradé ne put retenir un soupir de frustration. Alors voilà. C’était donc ainsi que tout devait se terminer ? Il n’avait fait que poireauter pendant de long mois, pour surveiller une chose qu’il ne pouvait comprendre même s’il avait eu un aperçu cuisant du danger qu’elle représentait ? Merci et au revoir ?

Il grimpa dans le Hummer blindé venant de s’immobiliser devant lui, tout en observant du coin de l’œil les trois envoyés du Sanctuaire embarquer dans celui qui le précédait. Visiblement ils avaient également reçu l’ordre de partir. Donc… Donc il ne resterait vraiment plus personne. Remâchant ses réflexions, il ne prêta pas tout de suite attention à l’autre homme montant dans le 4x4 par la porte opposée jusqu’à ce que :
« Qu’est ce que vous faites là vous ? » L’ordonnance du défunt Kenton venait de s’installer à côté de lui.
- Le Général Kenton avait ordonné que je sois affecté dans votre équipe mon Général. Je suis rentré de ma permission seulement hier.
- Ah… Bien, bien… Mais vous auriez tout aussi bien pu rester sur Washington que ça n’aurait rien changé.
- Je le vois bien mon Général.
- Votre nom déjà… ?
- Orwell, mon Général. »
Corman n’avait pas la moindre idée ce qui allait se passer à partir de maintenant. Enfin… si, une petite quand même. De nouveau le souvenir du chantier revint le titiller, ainsi qu’un vague relent de vexation. Lorsqu’il s’était enquis quelques semaines plus tôt auprès de l’un de ces trois hommes si particuliers de la nature de la force dont il disposait – sans grand espoir néanmoins d’obtenir une réponse claire – il s’était vu répondre courtoisement que cela n’était pas grand-chose. Comme si cela coulait de source. Ben voyons…
« Est-ce que ce sont vos… “semblables” qui viendront s’occuper de ces… Portes ? » Avait-il fini par demander en désespoir de cause, espérant peu ou prou en tirer quelque renseignement que sa hiérarchie s’obstinait à lui refuser. Et ce fut un franc un éclat de rire qu’il récolta, se sentant tout à coup aussi penaud qu’un gamin naïf.
- Bien sûr que non ! » Avait répondu l’autre après s’être ostensiblement tenu les côtes. « Les XII sont bien plus puissants que nous ! ». Et qu’il se débrouille avec ça.
A force d’y penser, et de se remémorer les récits parfois sans queue ni tête du vieux Kenton, Corman en avait tiré les seules conclusions raisonnablement envisageables. Enfin, raisonnablement était sans doute un bien grand mot, mais rien ne pouvait plus l’étonner. Les deux étranges visiteurs qu’il avait reçus plusieurs mois plus tôt, les têtes pensantes de ce Sanctuaire auquel les grands de ce monde avaient dû faire appel… Il s’agissait d’eux. Eux et sans doute d’autres du même acabit, allaient venir ici. Et allaient se confronter aux Portes.
Qui plus est… ses doigts absents triturèrent l’épais dossier qu’il avait conservé par devers lui, le seul qui n’avait pas rejoint les cartons de son bureau. Les conséquences de l’expansion des Portes s’étaient singulièrement stabilisées au cours des dernières semaines. Aucun ordre relatif à un agrandissement du no man’s land ne s’était avéré nécessaire. Comme si… Comme si Elles avaient décidé d’attendre.
L’imminence d’une issue revint le tourmenter, tandis que la lueur du jour grandissante marquait l’extrémité du tunnel au devant de son véhicule. Mais quelle issue ? Comment les choses pouvaient elles s’achever ? Mal, s’il en croyait tout ce que Kenton avait laissé échapper comme informations au détour de quelques unes de leurs conversations. Le vieux général se complaisait dans un pessimisme inquiétant s’était il toujours convaincu, mais à présent que la course du temps s’incurvait curieusement en une accélération soudaine, Corman voyait ses certitudes s’évanouir les unes après les autres. Et si Kenton avait eu raison ? Si, comme il l’avait laissé entendre, ces… Portes recélaient une puissance destructrice au point d’engendrer le Chaos, que pourraient donc bien faire les envoyés du Sanctuaire ? Malgré l’impression de force et de sérénité que dégageaient ceux qu’il avait déjà rencontrés, ils n’en restaient pas moins des êtres humains. De cela, il ne parvenait pas à en douter. Or, en face… Non, ces choses allaient bien au-delà. Elles étaient si… écrasantes. Elles n’engendraient que peur, angoisse et désespoir. Corman s’était bien gardé d’en faire montre, mais la moindre image, le moindre écho en provenance des Portes, lui avait glacé le sang, sans cesse, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus se confronter à Leurs retours indirects sans sombrer dans le néant. Oui, il fallait tenter quelque chose, oui, il fallait s’y opposer… Sauf qu’il lui semblait aujourd’hui que même Dieu en serait parfaitement incapable.
Le Sanctuaire serait seul face à Elles. Seul pour sans doute être vaincu.

Le soleil brûlant du désert plomba le Hummer dès qu’il fut à l’air libre et ce, bien malgré la climatisation soudain poussée à fond. Les rochers, les falaises, le sable, la poussière… Ce paysage monotone défilait derrière les vitres fumées, et Corman, les yeux fixés sur cette désolation minérale, se retrouva frappé par la récurrence de cette image. Voilà ce qui attendait le monde si les Portes laissaient le champ libre aux forces inconnues qu’Elles retenaient encore. Et lui, et tous ceux qui l’entouraient, et les centaines de millions d’autres, disparaîtraient. A jamais. Devait-il accepter une telle inéluctabilité ? Non pas qu’il se croyait en mesure d’agir de quelque manière que ce soit. Il n’avait pas cette arrogance, à l’image de son propre pays qui, pour une fois, avait accepté de remettre son destin entre les mains d’autrui. Mais peut être…
« Orwell.
- Mon Général ?
- Kenton ne vous a sûrement pas laissé à mes bons soins pour rien. Alors… Vous allez faire quelque chose pour moi. »

 

Temple du Bélier, Sanctuaire, Grèce…

Le sommet d’une tête pâle au-dessus d’une pile de livres anciens attira l’attention de Shura, tandis qu’il descendait l’ultime marche menant à la salle des archives. Il se doutait bien qu’il y trouverait Mü malgré le soleil régnant en maître à l’extérieur. Peut être tout comme le Capricorne n’était-il pas enclin à partager l’inévitable et moralement obligatoire sensation de joie qui se devait de s’accorder avec un temps aussi radieux ? Fort possible en effet, même si un sourire amical accueillit l’espagnol quand il s’approcha de son alter ego.
« Je suis content que tu sois de retour. » Se contenta de dire le Bélier sans se départir de sa sérénité. Shura lui sut gré de ne pas en rajouter, même s’il n’était pas dans le genre de Mü de s’enquérir bêtement de la façon dont s’était déroulé l’enterrement. Quoi qu’il en soit, un peu de tact, ça faisait toujours plaisir.
« Qu’est ce que tu fais ?
- Oh… Aiors s’est mis en tête de procéder à un test préliminaire avant de rejoindre le site des Portes. » Mü referma le manuscrit sur la table devant lui, avant le poser sur la pile à sa droite, sous le regard curieux de Shura. « Cette idée ne m’enchante pas particulièrement, mais en même temps… j’en ai discuté avec Rachel, qui pour sa part ne l’écarte pas en totalité. Elle m’a demandé de voir ce que je pourrais trouver à ce sujet.
- Je croyais qu’il n’existait aucun document relatif aux Portes dans les archives.
- C’est vrai, mais par contre, des traités d’astrologie consacrés à l’écliptique, il y en a… » L’atlante dressa un index amusé vers un pan de mur entièrement revêtu d’étagères pleines à craquer. « … un certain nombre.
- Et ça donne quoi ?
- Pour l’instant… rien de bien intéressant. Tu veux boire quelque chose ? » Etirant les bras au dessus de sa tête, et faisant jouer une nuque encore douloureuse avec précaution, le Bélier quitta sa chaise inconfortable pour servir un café à son hôte, sans attendre sa réponse. Un remerciement muet au fond des yeux de l’espagnol accueillit la tasse brûlante.
« Qu’est ce qui t’amène ici, Shura ? » Finit par demander Mü, observant depuis quelques instants son vis-à-vis le nez levé vers les rayonnages, mais dont l’attention ne semblait pas décidée à se fixer sur quoi que ce soit. Il le trouva fatigué. Comme beaucoup de ses compagnons d’ailleurs, mais il n’empêchait… Il était relativement rare de voir un Shura les yeux creusés par un sommeil ayant pris la clé des champs. Toutefois, c’était sans doute une réaction normale. Après tout, il venait d’enterrer sa sœur, dans des circonstances difficiles et même quelqu’un comme lui avait le droit d’accuser le coup.
- Les Gardiens… Qu’est ce qu’on sait sur eux, exactement ? »
Si Mü fut surpris par la question, il n’en montra rien. Haussant les épaules, il se resservit du thé de la bouilloire qui tiédissait à l’entrée de la salle :
- Pas grand-chose de plus de ce que tu n’en sais déjà. Même combat que pour ce qui concerne les Portes, nous n’avons aucune information à leur sujet, en dehors de ce qu’Angelo et toi avez trouvé en Espagne.
- Les mémoires de Bartolomeo n’indiquent rien à leur propos.
- C’est bien ce que je dis. »
Shura porta la main à la poche arrière de son jean, avant de l’en retirer, avec un discret soupir. Inutile d’y penser, on ne fumait pas dans l’enceinte des archives, trop dangereux. Mü retint un rire et était sur le point de lui proposer de remonter vers son temple, quand le Capricorne se tourna vers lui, plantant son regard sombre dans le mauve lui faisant face :
« Et toi ? Tu en penses quoi ?
- Je ne comprends pas ta question.
- Je veux dire… d’après toi, qu’est ce qu’ils sont ? D’où viennent-ils ?
- Shura, je n’ai pas de réponse, tout ce que je te dirais ne serait que pure…
- Tu as bien une idée non ? »
D’où lui venait cette lubie ? Accentuant légèrement sa concentration, le Bélier observa l’espagnol avec plus d’attention. Qu’y avait il derrière cette fatigue apparente, démentie par la volonté farouche qu’il lisait dans son regard ? Que cherchait-il à savoir ?
En effet, le Capricorne ne semblait pas disposé à lâcher le morceau aussi facilement. Il avait besoin d’une réponse réalisa soudain le premier défenseur du Domaine Sacré, une réponse si importante pour lui qu’elle paraissait en cet instant constituer un objectif vital pour lui. Une petite voix très raisonnable et se voulant persuasive se fit écho dans l’esprit de Mü.
Abréger cette conversation serait de bon ton, constituait en substance la teneur du discours qu’elle lui débitait, avec un certain sentiment d’urgence.
Pourtant, devant celui qui lui faisait face, attentif, soigneusement renfermé derrière des barrières mentales plus solides encore que celles habituellement dressées autour de lui, le Bélier, sans vraiment savoir pourquoi, avait envie d’essayer de répondre à cette question. Peut être qu’ainsi un peu de la tension habitant le corps et le cœur de Shura s’amoindrirait, pour son bien, et celui de son entourage.
La petite voix pressante le mit en garde de nouveau, mais cela ne l’empêcher pas de commencer lentement, tout en cherchant ses mots :
« Je pense que… ce sont des humains. Enfin, c’était. A un moment donné ou à un autre, ces êtres ont perdus leurs corps, morts sans doute, sans possibilité de se réincarner.
- Mais les Portes n’existent-elles pas depuis l’aube du monde ? Quel serait le rapport entre eux et Elles ?
- Le même qu’entre l’apparition de l’humanité et l’évolution de notre planète. A mon avis, les Gardiens sont devenus “une nécessité naturelle”, une sorte d’extension des Portes, au moment où le règne humain a commencé à occuper une place dans l’ordre des choses.
- Une adaptation ?
- C’est possible, en effet. On sait maintenant que l’humanité, et surtout sa façon d’évoluer, constitue ce contre quoi luttent les Portes. Quoi de mieux pour la combattre que son propre reflet ? Oui… Elles ont dû choisir d’utiliser des êtres humains comme toi et moi pour Les aider dans Leur tâche.
- Ces… Gardiens n’ont rien d’humain, Mü. » La voix de Shura s’était assourdie tout à coup. « Absolument rien.
- L’un n’empêche pas l’autre. Au risque d’énoncer une hérésie, je dirais qu’ils sont sortis du cercle des réincarnations… par le bas.
- Pardon ? Tu sais, je ne suis pas spécialement…
- Je sais. » Le Bélier eut une sourire. « C’est une image. Si on considère que depuis la nuit des temps l’humanité tente d’évoluer - peu importe le sens qu’on peut donner à ce mot – alors eux ont peut être décidé de ne pas poursuivre dans cette voie. Ou Elles les ont décidés. Ce qui revient de toute manière exactement au même.
- En supposant qu’ils aient eux-mêmes fait ce choix… Pourquoi ? »
Le Capricorne s’était détourné, se détachant du regard de son compagnon. Son visage, partiellement dans l’ombre, donnait une impression d’absence, pourtant, son esprit se tendait vers son interlocuteur, avide.
- Pourquoi ? » Mü, de nouveau, se demandait ce qui pouvait bien motiver cette conversation. Définir plus précisément leurs adversaires ? Il était vrai que connaître la nature profonde d’un ennemi constituait un avantage indéniable au cours de n’importe quel combat. Une faille était susceptible d’apparaître. Pour faire la différence. En d’autres temps, Mü se serait persuadé que l’unique motif de la soudaine curiosité de Shura résidait dans cette connaissance. Mais aujourd’hui… malgré le refuge mental duquel l’espagnol ne semblait pas disposé à sortir, le Bélier ressentait autre chose. Une soif inextinguible, presque malsaine, de savoir. Et certainement pas pour des raisons évidentes.
« Et bien… Je n’ai pas de réponse précise à t’apporter, simplement mes constatations. Ils semblent avoir perdu jusqu’au souvenir qu’ils étaient humains, sauf pour des considérations physiologiques. Ils ne peuvent agir qu’en prenant possession de corps, après les avoir détruits de l’intérieur. Les deux apprentis, il y a plus d’un an, l’ami de Thétis… et ces anonymes qu’Aiors, Aioros et toi avez affrontés. Mais cela, je pense que ce sont les Portes qui le leur ont enseigné. Ce sont Elles qui ont tué les deux soldats, de cette manière, juste avant que Saga et Rachel ne Les voient pour la première fois. Le fait même que les Gardiens soient capables de modifier leur fréquence montre qu’ils n’ont plus rien d’humain.
- Qu’est ce tu veux dire ?
- Tout simplement que ce sont notre âme et notre conscience qui nous différencient les uns des autres. Qui font ce que nous sommes. Qui font de chacun de nous un être unique. » Mü vit la tête de Shura se relever, avec une certaine hésitation.
- Notre âme et notre conscience… Notre passé, nos sentiments…
- Oui, tout cela. » Acquiesça paisiblement le Bélier.
- Ils n’éprouvent rien, dans ce cas.
- Non, en effet. Ils n’aiment pas, ils ne souffrent pas, ils n’ont aucun sentiment de joie ou de peine. »
Lorsqu’un sourire atrocement douloureux parut sur le visage de Shura en cet instant, Mü sentit son sang se figer dans ses veines. Et les mots qu’il prononça par la suite d’une voix morne, achevèrent d’anéantir le Bélier :
- Ils en ont, de la chance.
- Shura, non ! Tu ne peux pas…
- Je me demandais où tu voulais en venir. » Sursautant, Mü fit volte-face pour se trouver face à Shaka qui, adossé au mur de l’entrée, semblait avoir suivi la conversation depuis… depuis quand ? Ahuri, l’atlante le contemplait. Il n’avait absolument rien perçu de la présence de son vieil ami qui, se détachant de la paroi, s’approcha du duo.
Visiblement, Shura non plus ne s’en était pas rendu compte, et il venait de faire un pas en arrière, les traits crispés sous le regard aigu de la Vierge.
« Tu n’y penses tout de même pas ?
- Fiche moi la paix, Shaka. » Grinça l’espagnol, le visage fermé. Un instant désarçonné, Mü tenta tant bien que mal de reprendre contenance, et se plantant aux côté de Shaka, il voulut poser une main sur l’épaule du Capricorne, qui la lui déroba.
- Shura… » Reprit-il malgré tout, « Tu ne sais plus ce que tu dis.
- Ah ? Tu crois ? » Un bref éclat inquiétant traversa le regard noir qui soutenaient ceux des deux autres chevaliers d’or. « N’ai-je pas le droit, en toute conscience justement, de décider de ne plus souffrir ?
- Je conçois que ces dernières semaines n’ont pas été…
- Tu conçois ? Tu te fiches de moi, même moi je n’aurais jamais imaginé pouvoir concevoir ce que je vis en ce moment ! Je donnerai n’importe quoi, tu m’entends, n’importe quoi, pour que ça s’arrête ! » Cette fois, la colère, la fureur, avaient totalement envahi l’aura de l’espagnol, qui reculait encore un peu plus devant Mü et Shaka. Il était halluciné. Ses yeux, d’une fixité effrayante, voulaient fuir et en même temps, attendaient… attendaient une très hypothétique confirmation de son mal-être, de cette solution désespérée qu’il s’était mis à envisager à l’issue d’une nuit sans sommeil, encore une, hanté par sa culpabilité et sa douleur.
- Tu ne peux rien arrêter, Shura. » La voix douce et calme de Shaka venait de résonner, sans qu’il ne baisse totalement sa garde, inconsciemment relevée. « Ca ne pourra que s’atténuer.
- Oh je t’en prie, pour ce genre de leçon, tu repasseras dans quelques années, une fois que tu sauras de quoi il retourne. Si tu crois que tout sera beau et rose, tu te trompes, Shaka. Je crois que tu ne te rends même pas compte de l’énorme connerie que tu as faite. » L’agressivité dans la voix de Shura ne cachait cependant pas une certaine envie de sa part, qu’il confirma d’ailleurs : « … Toi, tu as toujours eu la possibilité d’échapper à tout ça… Toi, tu…
- Moi, ça ne m’a pourtant pas empêché de souffrir non plus, au risque de te décevoir. » Coupa la Vierge, sèchement. « Oui, j’oubliais ma douleur, très vite, trop, à mon goût. Et dans le même temps, j’en oubliais d’exister. C’est ça que tu veux, Shura ?
- JE NE PEUX PLUS ! » Il avait hurlé de fatigue. « Je ne… peux… plus. Il faut que j’oublie, il le faut, je croyais que je pourrais, mais non, je ne suis pas assez… fort… ma promesse, je ne suis pas capable de la tenir… » La voix du Capricorne mourut dans un silence empoissé de honte. Recroquevillé contre le mur vers lequel il s’était acculé tout seul, il ne bougeait plus, épuisé. Sans même se consulter, les deux autres le prirent chacun par un bras pour le soutenir et une fois qu’il fut installé de force sur la chaise, Mu posa un genou à terre devant lui, cherchant son regard, perdu :
« Je te l’ai déjà dit, je SAIS ce que tu peux ressentir. Moi aussi, j’aurais tout donné pour oublier… Même encore aujourd’hui, je… » Il se mordit la lèvre inférieure. « … personne ne peut décider à ta place, mais tu n’es pas plus faible que qui que ce soit d’autre. Si tu te laisses dominer, cette douleur te détruira… Elle a failli me tuer, ne commets pas la même erreur.
- Sans doute tenais tu trop à la vie pour ça… » Mü se rendit compte qu’il le regardait, tristement. « Pour ma part, je crois qu’elle ne m’offrira plus grand-chose dorénavant.
- En effet, si tu refuses ce qu’elle peut t’apporter. » Shaka s’était appuyé du poing sur la table à côté de Shura, et le contemplait, la tête penchée de côté. « Mais si tu décidais de l’accepter ? »
Ils s’entre-regardèrent encore quelques instants, avant que l’espagnol ne se relève, et ce fut en silence que le Bélier et la Vierge le virent grimper les quelques marches menant à l’extérieur. « Merci Mü de m’avoir accordé de ton temps. » fut tout ce qu’il murmura avant que la lourde porte des archives ne se referme sur lui.
L’atlante percevait le regard interrogateur de Shaka posé sur lui. Il eut un soupir :
« C’est le désespoir qui le rend ainsi. Ca passera, avec le temps.
- Alors c’est ça… » Le voile de sérénité drapé sur le visage de la Vierge venait de se déchirer et il s’était lourdement laisser tomber sur la chaise précédemment occupée par Shura. Il leva la tête vers Mü : « … C’est donc si difficile ? »
Un rire, piteusement étouffé, secoua le corps du Bélier, mis à mal par la tension nerveuse.
- Oui, Shaka… bienvenu parmi nous ! Et encore, dis toi que tu as de la chance : tu es entouré d’experts en la matière…
- Je ne sais pas si je dois m’en réjouir…
- Bah… » Mü avait repris son sérieux. « Nul ne sait ce qui t’attend au tournant. J’espère juste que tu n’oublieras jamais que tu n’es pas seul. Que tu ne l’oublieras plus du moins. »
Shaka perçut la pique sous-jacente et un sourire contrit se peignit sur ses lèvres.
« Je suis désolé, Mü. Mais tu comprendras que…
- Oui. Il n’empêche que tu as risqué ta vie tout seul dans ton coin. Tu commences bien, tiens.
- Je suis sensé en tirer des conclusions ?
- C’est toi qui vois. On ne vit pas que pour soi, on vit aussi pour les autres.
- Oh… première leçon, on dirait...
- Et deuxième leçon : tu vas me faire le plaisir d’aller te remplumer. Tu t’es regardé dans une glace, avant de revenir ? »
La Vierge jeta un coup d’œil dans la vitre d’une des bibliothèques l’environnant. Et réprima une grimace. Son alter ego n’avait pas tout à fait tort. Déjà que le pantalon large en toile et le tee-shirt à manches longues qu’il arborait avaient comme une légère tendance à le faire disparaître, mais sa clavicule saillante au dessus de son col trop lâche n’arrangeait pas le tableau.
« Ce n’est vraiment pas le moment pour être en dessous, physiquement. Aldé se fera un plaisir de…
- C’est bon, j’ai compris ! Je m’en vais ! » Et ce fut sous le regard lourd de reproches de Mü qu’il disparut à son tour. Regard qui s’adoucit une fois que son propriétaire fut enfin seul. Bon… autant que je m’y remette, ça me changera les idées…

 

Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire, Grèce…

Angelo s’attendait à voir Kanon, il en fut pour ses frais. Un revue mentale rapide lui apprit que le cadet des jumeaux s’acharnait contre Rachel quelque part sur l’île, une Rachel visiblement peu encline à s’en laisser compter. Cela eut le don de le rasséréner. Quelques jours plus tôt, au moment de son départ, il était resté sur la détestable impression que la jeune femme subissait les événements. Contre toute attente, l’intervention de Nathan semblait avoir eu un impact bénéfique… même s’il était sur le point d’y laisser sa vie.
Un an auparavant, il se serait encore esbaudi de cette propension qu’avaient ses semblables au sacrifice. Aujourd’hui, plus rien ne l’étonnait. Il était à la limite de trouver ça presque normal. Presque.
Ce fut perdu dans ces réflexions nouvelles pour lui, qu’il pénétra dans le salon du rez-de-chaussée où il savait pouvoir trouver Thétis.
Il s’était préparé à tout un tas de cas de figures, profitant des rares moments où il avait pu se départir de l’image de Marine, décidément bien ancrée dans son esprit. Sur la base des quelques mots arrachés au téléphone, il avait envisagé la colère dévastatrice, la crise de larmes incontrôlable, les gémissements infinis… bref un panel relativement complet selon ses propres critères.

Il était lamentablement tombé à côté de la plaque.

La femme assise dans le fauteuil découpé dans la lumière du couchant se tenait parfaitement immobile, le dos droit, décollé du dossier. Au-delà de sa rigidité, son cosmos lui-même ne dégageait aucune vibration, aucune chaleur, aucune vie, présent inévitablement, mais comme réduit à sa plus élémentaire expression.
Elle n’esquissa pas le moindre mouvement malgré les pas s’approchant d’elle, malgré la haute silhouette s’imposant à son champ de vision. Elle ne le voyait même pas. Dans le regard fixe dardé droit devant elle, Angelo aperçut son propre reflet. Terne. Lointain. Il jeta un œil derrière son épaule, à la recherche de ce qu’elle pouvait bien contempler de cette façon, et aperçut un vase, posé sur la table basse. Un vase contenant un bouquet d’une dizaine de roses écarlates.
« Thétis ? » La main hésitante qu’il agita devant le visage de la jeune femme n’engendra aucune réaction. Elle était… absente.
Le Cancer demeura quelques minutes ainsi, planté devant elle, en silence. Elle ne pouvait se trouver que dans un seul endroit.

« Thétis… »

Il crut sa voix étouffée par les longues écharpes de brumes grisâtres qui l’accueillirent lorsque, projeté dans le surmonde, il s’y dressa dans son enveloppe mentale. Etrangement, elle n’était guère différente de son apparence physique, à l’inverse de nombre de ses compagnons. Il n’était ni plus jeune, ni plus vieux, ses vêtements étaient à peine plus sombres… seuls ses cheveux prenaient une teinte proche de ce qui l’environnait. Un gris fumé, celui sans doute qu’il arborerait dans quelques dizaines d’années, si tant était qu’il demeure en vie suffisamment longtemps pour observer son reflet dans la glace de l’avenir.
Les contours imprécis du Palais se dressaient dans son dos, à une échelle qu’il pouvait se permettre de considérer comme humaine. Tant qu’il ne les perdait pas de vue, il ne courait aucun risque. Néanmoins, cette hypothèse n’était valable qu’à partir du moment où celle qu’il recherchait ne s’était pas éloignée plus qu’il ne l’espérait. Il s’agissait d’un souhait, pas d’une certitude.
De nouveau, il lança le prénom de la jeune femme, sans trop de conviction. Il savait que cela ne servirait à rien de hurler à ce niveau de conscience. Si elle ne voulait pas l’entendre… Il décela cependant sa silhouette familière au détour de quelque brume effilochée. Elle n’était pas seule cela dit. Une ombre, plus grande, mais tout aussi fine se tenait à ses côtés, et il sembla au Cancer que leurs mains étaient jointes. Néanmoins, cette ombre demeurait inconsistante, telle une empreinte, la projection d’une entité se trouvant ailleurs, loin, et certainement pas dans cette limite du surmonde, marquant la frontière ténue entre la conscience et l’inconscient. A mesure qu’il se rapprochait, même si ses yeux ne lui donnaient aucune information sur l’identité de cet inconnu, les frémissements de son propre cosmos témoignaient d’une reconnaissance ancrée profondément en lui. Un parfum suave et identifiable entre mille acheva de conforter l’italien dans ce qu’il avait commencé à saisir, sans s’en rendre compte.
Un regard aussi clair que les eaux les plus pures d’un lagon se posa sur lui, bienveillant et chaleureux. Un visage d’une beauté stupéfiante sembla émerger de l’ombre, avant d’y replonger aussi sec, et si la bouche à peine entrevue mima quelques mots, il ne les entendit pas. Pas vraiment. Mais il en ressentit la signification profonde au cœur de son être.
« Non… Ne pars pas !... Reste, reste encore un peu… » Angelo vit les mains de Thétis se tendre en vain vers la silhouette qui déjà s’évanouissait dans la grisaille, se réduisant bientôt à une unique étincelle dorée et virevoltante, qui s’en vint mourir au bout des doigts graciles. « Non…
- Thétis… » Le Cancer l’avait saisie par le coude, l’empêchant de sombrer. « Ce n’est pas notre monde.
- Angelo ? Tu es là…
- Oui, mais je veux que tu reviennes avec moi.
- Non ! S’il te plait, non… » Elle agita la tête, faiblement. « C’est trop…
- … Difficile ? C’est vrai, mais, toi tu es vivante. Lui ne peut plus rien faire. Allez… »
Il n’attendit pas son accord. Posséder la capacité de manipuler ce qui errait dans le surmonde n’avait pas que des désavantages.
Le retour à la réalité fut brutal pour la jeune femme. Accusant le contrecoup, son dos figé depuis des heures s’affaissa contre le dossier, tandis que son regard, enfin libéré, se portait avec hésitation aux quatre coins de la pièce évitant soigneusement le Cancer. Ce dernier, assis au coin de la table basse les coudes posés sur ses genoux, attendait.
Elle finit par accepter sa présence. Si elle paraissait libérée de l’emprise qu’elle s’était elle-même imposée, rien en elle ne rappelait en cet instant la jeune femme lumineuse qu’il avait encore en mémoire quelques jours plus tôt. Kanon n’avait pas menti. A la limite, il avait même minimisé la gravité des conséquences de leur combat contre les Gardiens. La lueur vive et franche qui relevait auparavant le bleu azur de ses yeux s’était enfuie, laissant derrière elle une ombre terne, reflet d’une obscurité grandissante et malsaine. Angelo lisait en elle une profonde incompréhension, aggravée par la déliquescence des repères auxquels elle s’était toujours rattachée. Thétis avait perdu une chose précieuse.
« Angelo… Ils les ont tués. » Bien sûr, cette vérité était cruelle. Mais il percevait sans pouvoir se l’expliquer que cet événement ne constituait pas le cœur du problème, aussi ne dit-il rien, se contentant de patienter. Il savait que personne, pas même Kanon, ne savait ce qui avait pu la plonger dans une telle détresse… et bien malgré lui, il commençait à se demander avec une certaine appréhension en quoi il devait se sentir plus particulièrement concerné.
« Nous ne sommes pas différents d’eux finalement… » Reprit-elle d’une voix sourde, sans le quitter du regard.
- Je n’ai pas eu à les affronter, mais d’après ce que j’en sais, je ne crois pas que nous ayons quoi que ce soit en commun. » Il avait répondu sagement, occultant à part lui la rencontre qui avait failli avoir lieu pas plus tard que la veille. Sans les avoir véritablement vus, il n’en avait pas moins ressenti de par leur présence une sensation pas tout à fait inconnue.
- Tu te trompes. » La tension revenait peu à peu habiter la jeune femme, et elle s’était redressée, posant sa main droite bien à plat sur sa cuisse, le poignet gauche plâtré reposant sur le dossier du fauteuil. « Peut-être même que nous nous trompons tous, parce que nous ne voulons pas regarder la vérité en face.
- Thétis, je ne…
- Ils étaient comme nous. Ils étaient humains. Et ils le sont encore… quelque part. » La voix des Poissons vacilla sur ces derniers mots, tandis qu’un voile d’horreur obscurcissait un peu plus son regard. « Tu comprends ce que je veux dire… Tu comprends, n’est ce pas ? » Elle se pencha soudainement vers Angelo, enserrant son poignets entre ses doigts, durs comme de l’acier. « N’est ce pas ! »
Il eut un haut-le-corps. Elle l’aurait giflé qu’il n’aurait pas réagi autrement.
- Non. » Rétorqua-t-il, froidement. « Non, je ne comprends pas. » Il soutenait son attention, sans se détourner. Le cobalt affrontait l’azur, mais ni l’un ni l’autre ne cédait, et ce, malgré la fragilité manifeste de celle qui se refusait à lâcher le bras du Cancer, comme avide de certitudes.
- Ce qu’ils ont fait… Le Sanctuaire l’a fait, vous l’avez fait, tu l’as fait ! » De colère, Angelo fut sur le point de lui retourner le compliment… quand il prit tout à coup conscience que, non, Thétis n’avait jamais tué. Du moins, pas avant ces quelques jours. Réduit au silence, il cessa de crisper son avant bras pour se dégager, mais ce fut elle qui le lâcha, pour se laisser aller dans son fauteuil le visage détourné vers les derniers rayons pourpres du soleil.
« Thétis… Ne compare pas ce qui n’est pas comparable. » Il se massait distraitement le poignet, tout en continuant : « Personne ne t’a jamais menti que je sache. En acceptant l’entraînement d’Aphrodite, en demandant à le remplacer, tu savais pertinemment ce que tout cela signifiait. Alors ne viens pas me jeter à la figure une réalité que tu refuses. Ton oncle t’a enseigné ses techniques, il t’a montré à quel point elles pouvaient être mortelles et tu l’as accepté en tout connaissance de cause !
- Je ne les ai jamais utilisées pour massacrer qui que ce soit, contrairement à… » Il la vit se mordre les lèvres, et acheva à sa suite, d’un ton morne :
- … Contrairement à moi ? »
Une crainte sourde se lisait dans son regard quand elle le reporta sur lui. Elle n’avait pas souhaité en arriver à une telle accusation mais combien – combien ! – cette question lui pesait…
« Je sais… » Dit-elle, hésitante, « Je sais que tu as toujours rempli tes missions telles qu’on te les a imposées. Mais… Je sais aussi que… des gens innocents sont morts, de ta main, que… » Un sanglot sec ponctua les dernières paroles de la jeune femme, horrifiée par ce qu’elle-même était en train d’asséner à celui en qui elle avait pourtant toujours eu confiance. En d’autres temps, jamais elle n’aurait osé… Mais elle ne comprenait plus. Confrontée à l’évidence, elle ne pouvait s’en contenter. Il devait se trouver des explications, des réponses, des justifications ! Comment accepter qu’il ne puisse y avoir de raisons légitimes ?
Angelo s’était levé, brusquement, et les mains profondément enfouies au fond des poches, il s’était rapproché de la fenêtre grande ouverte, tournant le dos à Thétis. Soulagée du regard dur du Cancer et nouvellement investie d’un courage un peu lâche, elle reprit, après un long silence :
« Les Gardiens… j’ai senti qu’un lien nous unissait à eux. Ils n’ont pas totalement oublié leur humanité, même s’ils n’en ont aucune conscience. Ils ne m’étaient pas étrangers. Ils ont été ce que nous sommes aujourd’hui… je crois. Et si c’est vrai, qu’est ce qui nous empêche de devenir un jour comme eux ? De quel droit pouvons-nous nous réclamer pour juger que nous sommes “meilleurs” qu’eux ? Ou qu’Elles ? A quoi tout cela servirait-il ? »
Sans la voir, il ressentait les larmes qu’elle versait silencieusement. Thétis qui croyait toujours envers et contre tout en la bonté humaine… Thétis qui n’avait jamais versé une goutte de sang de sa propre volonté… Thétis qui s’était persuadée que le rôle qu’elle tenait n’avait d’importance que par le confortable effet dissuasif de sa propre puissance… Les questions qu’elle se posait venaient presque trop tard finalement. Préservée trop douillettement tout au long de son enfance, puis de son adolescence et de sa vie d’adulte, elle n’avait jamais eu l’occasion de se confronter à leurs réponses.
Angelo avait encore la possibilité de couper court à cette discussion qui abritait le germe de la stérilité en son sein. Il l’aurait d’ailleurs sans doute fait, face à quelqu’un d’autre. Mais il portait sa part de responsabilités face à la situation inextricable dans laquelle Thétis venait de se prendre les pieds. Certes, il n’était pas le seul, les missions avaient toujours été reparties équitablement entre les membres des douze, mais à aucun moment, l’un d’entre eux n’avait émis la possibilité qu’elle puisse en accomplir certaines qui lui auraient sans aucun doute permis de mettre ses certitudes à l’épreuve. Mais quoi qu’il en soit, oui, il demeurait, lui, le parfait représentant de ses compagnons dans tout ce que leurs tâches pouvaient receler d’ingrat et de difficile. Voire même au-delà.
« J’ai tué. J’ai assassiné. J’ai massacré. Et j’aimais ça. » Les traits de la jeune femme se figèrent, tandis que les premières ombres du soir remplaçaient les traînées pâlissantes du jour sur le sol. « Ce n’est un secret pour personne, même pas pour toi apparemment. Ca m’a beaucoup facilité la vie au début. On m’a appris à ne pas me poser de questions. On m’a dit que tout ce que je devrais faire, ce serait d’obéir. Simplement obéir. Alors… j’ai obéi. On était content de moi. »

La voix de stentor d’Aldébaran résonna de loin en loin depuis le bas du Domaine Sacré. La journée était enfin terminée pour bon nombre d’apprentis. Puis le silence retomba, rompu épisodiquement par les stridulations des cigales revigorées à l’approche de la nuit.
« Le sang, c’est comme tout. A trop en abuser, on finit par s’en lasser. Je n’étais pas le seul pourtant à accomplir les saletés dont personne ne voulait… mais je faisais trop de zèle. Shura me le disait souvent d’ailleurs… En même temps, il a toujours été mieux équipé que moi pour aller plus vite en besogne. Et puis… il y avait une chose qui m’empêchait d’y voir clair. Cette chose… je l’ai tuée, comme les autres, peut être avec un peu plus de raffinement d’ailleurs. A partir de ce moment-là… »
Le crépitement d’un briquet laissa place à de larges volutes bleutées de fumée, qui s’évanouirent vers le ciel et lorsque Angelo fit enfin volte-face, sa cigarette rougeoyait au coin de ses lèvres.
« Thétis, j’avais pris conscience de l’absurdité de mon existence telle que je la menais. Personne ne pourra jamais rien changer à ce que nous sommes, et aux responsabilités qui nous incombent, à toi comme à moi, mais on peut vivre en accord avec celles-ci. On peut le faire quand on a défini ses propres limites. Moi, je n’en avais même pas la notion la plus élémentaire. Et de ce point de vue… » Il se rapprocha d’elle, pour reprendre sa place sur la table basse, attirant à lui le cendrier posé à l’autre bout. « … Tu as raison. Rien ne m’aurait différencié des Gardiens… avant.
- Et aujourd’hui… quelles certitudes as-tu que tu n’es plus comme eux ?... » Elle frissonnait réalisa-t-il, mais pas de froid. Sa voix s’était faite murmure, presque celle d’une gamine. La femme qui lui faisait face était en totale empathie avec lui. Sans doute derrière les mots prononcés par Angelo avait-elle vu les images qu’ils traduisaient, ressenti ses sentiments tour à tour d’impunité, puis d’impuissance et enfin d’horreur. Sans le vouloir vraiment, il venait de partager avec elle un pan entier de sa propre vie, la vraie, pas celle que ses cauchemars s’acharnaient à déformer. Et des deux, il ne savait laquelle était la pire. Ecrasant sa cigarette, il prit la main tremblante de Thétis entre les siennes, et la serra.
« Il y a encore un an, je t’aurais répondu “aucune”. Mais aujourd’hui, je sais que je ne reviendrai plus jamais en arrière. »
Les barrières de la jeune femme achevèrent de céder, tandis qu’elle percevait par delà les mots d’Angelo les doutes dans lesquels il s’était débattu, les convictions qu’il avait fini par acquérir au contact de ses semblables, de ceux qui étaient devenus ses compagnons, d’abord par obligation, ensuite par respect, et enfin par amitié. Elle le laissa l’enlacer et l’oreille posée contre son épaule ressentit plutôt qu’elle n’entendit les paroles qu’il prononça :
« Aucun d’entre nous ne sombrera plus. Et tant que nous serons ensemble, que nous aurons conscience de ce que nous sommes avant tout, je te promets que nos existences et nos actes ne seront jamais vains. C’est ce qui fera toujours la différence. »

 

Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire, Grèce…

Shaka referma la porte avec précaution. Il tiqua lorsqu’un léger grincement signala le glissement du penne, mais relâcha sa respiration devant le silence persistant dans la pièce qu’il venait de quitter.
Il avait été mis au courant de l’état de Thétis dès son retour. Certains de ses compagnons avaient croisé la jeune femme juste avant qu’elle ne se cloître au Palais et même les moins aptes d’entre eux à lire au-delà des apparences ne s’y étaient pas trompés. Elle accusait très mal le coup.
Une profonde appréhension avait accompagné la Vierge tandis qu’il se rendait au Palais. L’inquiétude de ce qu’il allait trouver, couplée à une hésitation légitime au regard de leurs relations particulières l’avait rongé tout du long, avant qu’il n’arrive enfin devant sa porte. D’ailleurs, c’était à peine s’il avait fait attention à Angelo, croisé dans les escaliers alors qu’il quittait apparemment le Palais. Un Angelo au visage fermé, avait-il eu cependant le temps de remarquer, et visiblement peu enclin à faire la causette.
Il l’avait trouvée endormie. Sans réponse de sa part lorsqu’il avait cogné à sa porte, il était entré, et l’avait vue, son corps abandonné sur un sofa, son visage aux traits tirés profondément plongé dans un sommeil réparateur. De longues minutes, il était resté debout devant elle, à la regarder. Alors qu’il s’attendait à percevoir un cosmos malmené et souffreteux émanant d’elle, il avait été surpris de déceler soudain un apaisement épuisé. Comme si elle venait de fournir un effort surhumain, comme si la lutte qu’elle avait menée venait de trouver un aboutissement pas forcément satisfaisant mais tangible.
En toute inconscience, il s’était penché pour effleurer son front du bout des doigts, avant de les retirer brusquement. Il y avait autre chose en elle. Sur elle. Une marque indélébile, profondément incrustée dans sa chair et son âme.
Si une pointe aigue et glacée pénétra en cet instant très lentement dans son cœur bondissant, il n’en fut cependant pas surpris. Ce qu’il avait compris quelques jours plus tôt s’était concrétisé. Enfin. A la limite, il s’en était trouvé presque soulagé. Il n’aurait sans doute pas déniché le courage nécessaire pour vivre avec cette certitude entachée d’un doute qu’il se plaisait à entretenir. Au moins, il était définitivement fixé.
Il avait fini par détacher son regard d’elle, pour aller fermer la fenêtre, avant de baisser les lumières. Qu’elle se repose.

Il hésita un instant dans le couloir puis, au lieu de se diriger vers la sortie, il s’achemina vers le salon du rez-de-chaussée. Même s’il risquait de s’y retrouver seul, il préférait pour l’instant cette option plutôt que celle, peu réjouissante, de se retrouver dans la même situation, mais dans son temple. Il lui aurait semblé que cela aurait été pire. Etonnant d’ailleurs, surtout à présent. Dans un soupir, il se laissa tomber dans un fauteuil avachi par les années, au coin de la pièce effectivement déserte.
La clarté lunaire pénétrait par les larges baies vitrées, mêlant son éclat argenté à celui des halos chaleureux des quelques lampes allumées chaque soir par les domestiques du Palais, sur ordre de leur Pope. Oui, étonnant car cette habitude perdurait depuis des années, sans qu’il ne s’en soit jamais rendu compte jusqu’à maintenant. Un peu comme si… Comme si Saga avait toujours souhaité que cet endroit, surplombant les douze temples étagés, constitue en chaque instant un repère, un phare commun aux XII, un lieu vers lequel se tourner et se retrouver.
Cette solitude, Shaka en prenait conscience ce soir-là. La sienne, celle de ses compagnons. De par leur charge, si exceptionnelle et unique au sein du Sanctuaire, chacun devenait seul par la force des choses. Un temple, un chevalier. La permanence et la vigilance. Saga avait visiblement compris cela avant lui, et peut être même avant eux tous… Shaka lui fut soudain gré de cette attention qu’il n’avait jamais perçue. En cet instant, il en avait besoin.
Laissant sa nuque se reposer contre l’arrondi du dossier, il fermait les yeux lorsque des pas rapides résonnèrent dans le corridor derrière lui et se redressant pour pivoter vers la porte, il tomba nez à nez avec Kanon.
« Je… Je venais voir comment allait Thétis. » Marmonna le Gémeau au bout de très longues secondes gênées devant un Shaka surpris. Comment ? Il venait d’avoir la soudaine impression que Kanon s’excusait d’être là… « Je ne voulais pas te déranger.
- Tu ne me déranges pas. » Fit la Vierge, d’une voix où perçait une certaine forme de chaleur. « Elle dort, si ça peut te rassurer. Je voulais la voir, mais je n’ai pas eu le cœur de la réveiller.
- Enfin… » Kanon n’avait pu réprimer un soupir de soulagement et ce fut à ce moment là que l’indien se rendit compte que le cadet du Pope n’était pas en reste d’une tension nerveuse presque palpable.
« Une nuit de plus, et j’aurais été obligé de lui faire avaler une saloperie pour qu’elle dorme. » Le cristal des verres tinta quand Kanon les posa négligemment sur le bar, avant de se baisser pour attraper une paire de bouteilles aux trois-quarts vides. L’une des deux demeura cependant bloquée en l’air, hésitante :
« J’allais te servir, mais…
- Vas-y. Je te fais confiance pour doser ça de façon raisonnable. »
Les glaçons se fendillaient encore lorsque Shaka reçut son verre, détenteur d’une belle couleur ambrée. Un digestif fruité sans aucun doute, au goût plutôt agréable constata-t-il tandis que la chaleur du breuvage se répandait dans son corps. Néanmoins, le regard émeraude fixé sur lui le ramena à des réflexions plus prosaïques. Il ne dit rien cependant, se contentant de soutenir l’attention dont il était le point de mire.
« Je suis content de voir que tu vas mieux. » Commença Kanon, choisissant ses mots avec soin. « Tout le monde a eu très peur.
- Ton frère me l’a dit. J’en suis désolé, mais je n’avais pas le choix.
- Comme chacun d’entre nous. » Le double sens de cette dernière réponse n’avait pas échappé à la Vierge, mais Kanon crut bon de rajouter :
« Shaka… je souhaite que tout soit clair entre toi et moi, je n’ai jamais voulu que tu…
- … Souffres ? Tu n’y es pas pour grand-chose Kanon. Tu as raison, il semblerait que choisir ne soit plus à notre portée ces temps-ci. Je ne t’en veux pas. Ni à toi, ni à Thétis d’ailleurs.
- Pourtant… » Il y aurait de quoi. Pour un homme comme Kanon, oui, très certainement. Mais lui… Il ravala un soupir, qui lui resta malgré tout en travers de la gorge. Il ne s’agissait pas de colère, ni de jalousie. Juste… de l’amertume teintée d’une résignation impuissante. Peut être qu’en d’autres temps, et en d’autres lieux, les choses se seraient déroulées différemment. Sûrement même. Seulement, personne ne disposait de la liberté de décider des données du problème. Chacun n’avait pas d’autre possibilité que de s’en accommoder, plus ou moins confortablement en fonction de son caractère. Il n’était pas dans la nature de Shaka de se réfugier dans une colère inutile, Dieu ou pas Dieu à ses côtés. Mais il ne pouvait sans doute pas empêcher sa nature humaine soudain retrouvée de se lamenter sur son sort, au moins pour une durée équivalente à celle du minimum syndical. Ou peut être même un peu plus, après tout, il fallait bien tester.
« Thétis tient beaucoup à toi, » Shaka suspendit ses réflexions, alors que Kanon reprenait, les yeux toujours plantés dans les siens, « mais je peux le comprendre.
- Néanmoins, elle t’appar…
- Non. » La Vierge haussa un sourcil devant ce ton péremptoire. « Non, c’est moi qui lui appartiens. Je n’ai aucun droit sur elle. Juste… des devoirs.
- Kanon… »
Un instant, une fraction de seconde même, Shaka en vint à se demander s’il ne se trompait pas de jumeau. Définitivement, non, pourtant.
Médusé, il se redressa sur le fauteuil, comme pour observer son vis-à-vis avec plus d’acuité. Qu’est ce qui avait bien pu se passer dans la tête de Kanon pour que, soudain, il jette aux orties cette carapace épaisse et cornée au cœur de laquelle il s’était soigneusement tenu depuis son retour, cette surcouche parfois irritante, susceptible d’en rajouter à une arrogance naturelle déjà largement affichée ?
« J’ai failli la perdre. Ce n’est pas ma vie que j’ai vu défiler devant mes yeux, mais la sienne. Avec ce qu’elle est, ce qu’elle vit, ce qu’elle aime. Si je m’arrogeais le droit de l’en dépouiller, alors c’est moi qui la tuerais. Et ça, je m’y refuse. Elle sait ce qu’elle peut attendre de moi, et j’ai compris ce que j’attendais d’elle. Qu’elle soit libre. Il n’en sera jamais autrement. »
Les mots de Kanon, prononcés d’une voix sourde, se diluèrent dans le silence nocturne. Les coudes posés sur les genoux, assis face à Shaka, il tenait son verre entre ses mains, le regard au-delà de son vis-à-vis. Une acceptation profonde de tout ce qu’il s’était refusé jusqu’alors émanait de lui. Son frère, ses compagnons d’armes, la femme qu’il aimait. Le lent processus de retour à la vie qu’il avait entamé au contact de son aîné s’achevait.
Le cosmos de la Vierge effleura celui du Gémeau avec délicatesse. Il trouva une réponse, certes encore quelque peu confuse, mais présente et confiante. Dégagée de ses entraves. Dépourvue de sa méfiance. Pure. Le lien qui s’était tissé dans le cadre de la croix mutable retrouva naturellement son écho entre les deux hommes, sans cette retenue qui les avait maintenus loin l’un de l’autre quelques jours plus tôt. Ils ne se touchèrent pas, mais il sembla à Kanon que la main de Shaka se posait sur les siennes tel un gage d’amitié.
Peut être cela fut-il tout à coup trop pour celui qui était encore fragile de cette humanité toute neuve, ou pour celui qui la redécouvrait de son côté. Quoi qu’il en soit, chacun se retrouva en lui-même, se détachant de l’autre, mais avec douceur.
« Shaka, tu devrais aller te reposer encore un peu. Tu as une tête à faire peur.
- On me l’a déjà dit, mais merci de t’en inquiéter. » Rétorqua la Vierge, avec un soupçon d’ironie. « Je préfère rester encore un peu là, si ça ne te dérange pas.
- Bien sûr que non. » De nouveau debout, Kanon posa son verre vide sur le bar derrière lui. « Pour ma part, la journée commence tôt demain.
- A demain alors. »
L’indien perçut le mouvement de Kanon qui, passant à ses côtés, s’éloignait vers la Porte demeurée entrouverte. Il portait son verre à ses lèvres quand :
« Shaka ?
- Oui ?
- Si les choses devaient… Enfin… » Les yeux turquoise de Shaka se dilatèrent, mais il ne se retourna pas, « … Protège-la.
- Je…
- Promets-moi. » Le cristal souffrit sous les doigts soudain crispés de la Vierge et ce fut avec une profonde inspiration qu’il répondit au bout de quelques instants :
- Je te le promets. »
Son serment tomba dans le silence. Kanon était déjà parti.

 

Temple du Lion, Sanctuaire, Grèce…

« Aiors ? »

Il aurait pu attendre le lendemain. Le jour. Etonnamment, l’annonce de nouvelles de ce genre passait toujours mieux sous la lumière du soleil plutôt qu’en pleine nuit, quand tout le monde était censé dormir. Tout le monde sauf eux deux.

« Dis quelque chose bon sang ! »

Angelo aurait bien aimé éviter de laisser transparaître son énervement croissant, mais l’écho que les froides parois marmoréennes du cinquième temple lui renvoyaient, lui confirma son échec en la matière. Et il doutait que cela améliore les choses.
Le Lion se tenait debout, à quelques mètres de lui, suffisamment détourné pour que l’italien ne puisse observer le résultat de son récit sur son visage. Non pas qu’il n’avait pas vu ce dernier se transformer au fur et à mesure, le mat de sa peau tournant à l’olivâtre, et son regard perdant de sa chaleur à une vitesse vertigineuse. Néanmoins, il supposait que le résultat final devait être à la hauteur de la gravité de la situation.
… Attendre pour quoi faire de toute façon ? Ca n’aurait rien changé. Rien du tout. Soigneusement barricadé derrière ses remparts mentaux, le Cancer ne quittait pas son vis-à-vis des yeux, conscient du lourd silence inconfortable imprégnant la grande salle vide du temple, s’insinuant dans ses veines jusqu’à les glacer. Mais ce silence… Angelo l’écoutait aussi, et il lui semblait percevoir, avec une précision sans cesse plus redoutable, un grondement lointain, un… feulement de félin sur le point de fondre sur la proie qu’il avait conscience d’être sur le point de devenir … dans pas très longtemps.
« Mais bordel, reste pas comme ça… » Il se dandina, changeant de pied d’appui. « Tu vas finir par choper une crampe. »
Au fond de lui, il l’espérait. La crampe. Encore un effet secondaire qui malheureusement, en resterait au stade de l’espoir.
« Aiors… » Répéta-t-il, d’une voix soudain lassée.
Si seulement, il avait pu avoir le choix… Bien sûr qu’il n’aurait rien dit. Non pas tant pour sauver sa peau d’ailleurs, que pour éviter justement ce résultat. Le vrai Lion, il ne le connaissait pas depuis si longtemps que ça finalement… mais ce que ce dernier lui avait laissé entrevoir au cours des dernières semaines dévoilait aux yeux du Cancer un être qui n’avait pas mérité qu’une tuile de ce calibre lui échoit sur le crâne. Il voulut tendre la main vers le cadet des Xérakis, avant de retenir son geste, inutile. Dans tous les cas, il se serait heurté à un mur de fureur. De haine. Le bouillonnement sourd du cosmos du Lion éclaboussait l’italien, en une myriade de gouttelettes brûlantes comme de l’acide. Il le ressentait au plus profond de son corps et ne pouvait s’en protéger. Le souhaitait-il seulement ?

« Je ne peux parler qu’en mon nom. Et il n’y a… Il n’y a rien que je puisse dire ou faire. Je n’aurais sans doute pas dû… ou… peut être que… J’en sais rien moi ! » Cette fois, il avait bien conscience qu’il parlait trop fort. « Mais fais quelque chose, merde ! Crie, gueule, tape-moi dessus si ça peut te faire plai… ! »
Le flot inextinguible de sang qui jaillit dans sa bouche quand le poing meurtrier d’Aiors s’abattit sur sa mâchoire engloutit ses derniers mots, tandis qu’il valsait à l’autre bout de la salle, aucune dorienne ne se montrant assez charitable pour stopper son vol, achevé brutalement contre le mur du fond. Il n’eut même pas le temps de se redresser. Déjà, son foie allait heurter ses côtes, alors que les coups rageurs du Lion s’enchaînaient au creux de son ventre à une allure folle, hallucinante. Sa tête heurta à plusieurs reprises la pierre derrière lui, étoilant l’obscurité derrière ses paupières… et les coups pleuvaient encore. Et encore. Et encore. Il ne sut comment, il se retrouva dos contre terre, glissant dans ce qui semblait bien être le sang qu’il avait craché une seconde plus tôt, un Lion enragé à genoux au dessus de lui, cognant impitoyablement ce qui lui servait de figure. Une douleur intense s’empara d’un nerf, vrilla le long de sa nuque… généra enfin le réflexe auquel il se refusait d’obéir depuis le début de cette folie. Levant ses bras en croix devant ses yeux, il bloqua sèchement le poignet de son bourreau, tous ses muscles bandés pour résister à la pression inexorable de ce dernier coup.
« Ca… Ca suffit… » Gronda-t-il d’une voix sourde, le regard chevillé sans faillir à celui d’Aiors, aveugle dans une ombre malsaine. « Tu pourras me défoncer la tronche aussi longtemps que tu voudras… » D’un coup de rein puissant, il s’arc-bouta pour le repousser avec violence, et se dégager avant de se relever tant bien que mal. « … Que tu ne changeras pas la réalité ! »
Son souffle, si pénible à reprendre, résonnait à ses oreilles dans un tel bourdonnement, qu’il lui sembla un instant être saisi d’un vertige. Fermant les yeux, il prit une profonde inspiration, ravalant une salive au goût métallique, avant de reporter son attention sur le Lion. Celui-ci avait roulé de côté, mais était resté au sol, assis, ses avant bras posés sur ses genoux relevés. De son visage, Angelo n’apercevait rien, si ce n’était l’obscurité la plus profonde derrière une foison de boucles auburn.
« Je suis…
- Va-t-en. » Quel vide dans ces mots, les premiers qu’il prononçait… Hésitant, le Cancer esquissa un pas vers son alter ego, sans avoir réellement conscience de ses propres intentions, avant d’être stoppé net.
« Casse-toi !!! » Hurla l’autre, en relevant brutalement la tête. Angelo se figea. Puis recula. Se détourna. Et sortit.

Il avait un mal de chien. Du moins, c’était là le message désespéré que son corps moulu tentait de transmettre à son esprit… mais lorsqu’il eut refermé sa porte derrière lui, Angelo n’avait conscience que d’une unique douleur, celle que la vision d’un visage en larmes soudain redevenu enfant venait d’ancrer en lui.

 

Temple des Gémeaux, Sanctuaire…

Une nuit de plus. Une nuit où le sommeil s’entêtait une fois encore à demeurer aux abonnés absents. Il devrait pourtant avoir l’habitude au bout de ces trop nombreuses années… Mais ces autres angoisses qui avaient remplacé les anciennes ne lui laissaient décidément aucun répit, pervertissant jusqu’à sa notion du temps. Chaque journée écoulée succédait à la précédente, s’y fondant en un ensemble si parfait qu’il ne pouvait avoir d’autre impression que celle de faire du surplace. Mais sans cesse, l’inexorable se profilait au détour des aubes accueillant ses yeux parfaitement ouverts.
Son esprit ne lui laissait plus aucun répit. Empoissé par les inquiétudes permanentes relatives à leur avenir commun, il se débattait pourtant comme un beau diable en vue de faire le tri entre toutes ses actions, écartant celles dont il était certain, s’appesantissant sur celles au goût d’inachevé, se torturant à propos de celles qu’il aurait oubliées, ou qu’il refuserait d’envisager.
Seules quelques confirmations supplémentaires étaient en mesure aujourd’hui d’apaiser la tempête rageant sous son crâne.
De nombreuses réponses se dévoilaient chaque jour, il y avait contribué par ses dernières décisions, mais demeurer dans le flou quant à la nature même de ce qu’ils allaient devoir affronter devenait plus qu’il n’en pouvait supporter. Se contenter d’acquis hérités d’un lointain passé du Sanctuaire ne le satisfaisait pas. Savoir était une chose, comprendre en était une autre. Et ça…

Il quitta le parvis, et la lumière laiteuse de la pleine Lune, pour s’enfoncer entre les ombres du temple. Il savait son cadet au chevet de Thétis, et si une seconde, l’idée l’avait effleuré qu’il pénétrait là dans un domaine qui ne lui était plus dévolu, elle s’amenuisit bien vite. Aucune protection ne l’empêcha de progresser entre les hautes doriennes vigilantes, aucune distorsion spatiale ne vint altérer ses sens. Une pleine et entière confiance à l’égard du Pope régnait en ces lieux.
Le Domaine Sacré se reposait enfin. Les cosmos, assourdis, observaient une immobilité parfaite, un équilibre serein et profond. Saga les percevait sans pouvoir l’expliquer, comme les touchant du bout de ses doigts, sautant de l’un à l’autre, toujours avec délicatesse et attention. S’il avait perçu une certaine confusion tantôt au niveau du cinquième temple, elle semblait à présent s’être amenuisée. Ce calme environnant ne pouvait que lui être propice.
Positionné au centre exact du bâtiment, il relâcha ses muscles, puis l’ensemble de son corps. S’il demeurait debout, c’était uniquement par la force de son énergie, toute entière mobilisée en un unique point. Entre ses mains jointes. Cela faisait des années que, lorsque la nécessité s’en faisait sentir, il appliquait cette technique de concentration enseignée par Shaka. Non pas que les siennes lui fissent défaut ; simplement, celle-ci avait le mérite de lui assurer une certaine tranquillité de l’âme.
Le cosmos clair et vigoureux des Gémeaux se déploya au cœur de l’obscurité, accrochant aux pavés du sol et aux aspérités des murs d’infimes particules dorées et vivaces, qui recouvrirent peu à peu l’austérité du Temple. La clé. Ouvrir les dimensions, donner accès à l’espace et au temps. Le pouvoir dans toute sa perfection. Le Pope avait conscience de la complémentarité entre les XII, mais il savait aussi que cette faculté si particulière, inhérente au signe qu’il partageait avec son jumeau, lui offrait un atout majeur. Cela avait toujours été le cas. La peur de ce qui ne peut être compris, est la meilleure des armes.
Cela faisait bien longtemps qu’il ne s’était plus plongé ainsi corps et esprit, dans les mouvances des mondes parallèles. Le risque n’était jamais absent, même pour lui, ou Kanon, et il se devait d’être prudent, plus encore que lors de ses incursions dans le surmonde. Ce dernier était lié à sa réalité, malgré l’inadéquation de leurs repères respectifs. Mais la verticalité qui leur était commune constituait un garde-fou rassurant. Par contre… tout en croisant d’innombrables dimensions, Saga avait une conscience aigue des infinies possibilités qu’il avait de se perdre, de ne plus jamais retrouver le chemin du retour. L’horizontalité, couplée à la relativité du temps, constituaient un piège mortel pour qui était par trop inattentif.
Il tâchait de remonter un fil justement. Toute sa concentration exercée sur son point de départ pour ne jamais le perdre de vue, il traversait une multitude de repères, suivant un axe du temps, qu’il savait être celui de son propre monde. Qu’y avait-il au début ? Au tout début ? Les trouverait-il seulement ?

Kanon remua dans son sommeil et étouffa un gémissement. Ce fauteuil était décidément bien raide… Il ouvrit un œil, pour apercevoir la silhouette confuse de Thétis dans la pénombre, allongée sous les draps. Elle semblait paisible. La fatigue reprit bien tôt le dessus et, adoptant un angle moins inconfortable entre sa nuque et le dossier, il sombra derechef. Mais une faible, presque imperceptible, lueur avait vu le jour dans un recoin de son esprit.

La route était longue. Il lui parut qu’elle s’étirait sans cesse devant lui, dérobant l’objet de ses recherches à son attention. Pourtant, jusque là, le déroulement de son voyage s’était montré tout ce qu’il y avait de plus linéaire. Bien entendu, les règles qu’il suivait, celles de son propre monde, l’empêchaient de se disperser sur un plan horizontal, il se devait de toute manière de faire fi de ces croisements, de ces “noeuds” qu’il rencontrait à intervalles plus ou moins réguliers sur la toile. Néanmoins… Tandis que son corps se jouait des pressions et tiraillements multiples s’exerçant au cours de sa progression, il prenait conscience qu’il demeurait à la surface. Un excès de prudence sans doute… Il se surprit à sourire intérieurement. Fallait-il y voir l’effet subversif des années ? Dix ans plus tôt, peut être se serait-il jeté à corps perdu dans cette exploration, sans se soucier des conséquences. Non, même pas dix ans finalement. Une petite année tout au plus…
Il intensifia son cosmos de quelques degrés, induisant une perception plus large des détails. Autour de lui défilait rien de moins que l’histoire de la Terre. Compressée, accélérée, haletante presque, tout ce qui avait forgé et façonné la planète était là, successions et régressions, destructions et renaissances…
Du moins c’était là sa façon d’interpréter les enchevêtrements et autres bouillonnements, témoignages improbables mais pourtant tangibles de la vie des dimensions. Il ne voyait pas d’images, n’entendait pas de son, ne sentait aucune odeur, et pourtant… son cosmos réagissait avec un naturel saisissant aux messages transmis par chacun des repères qu’il croisait. Aucune possibilité ne lui était offerte de découvrir le passé, ou d’anticiper l’avenir par le biais de cette exploration, il le savait. Néanmoins, il était le seul à disposer de l’avantage de pouvoir réaliser l’impact du défilement du temps à un niveau dimensionnel. Il lui suffisait d’avoir connaissance de l’événement, de détenir suffisamment d’informations sur sa manifestation dans le monde physique. Et à partir de là…
Jamais jusqu’à cet instant il n’avait eu une conscience aussi aigue de la toute puissance résidant entre ses mains. L’univers était là, l’environnant mais aussi soumis à son bon vouloir, lui qui le maîtrisait, le dirigeait, se servait de lui comme d’un moyen pour satisfaire ses désirs. Tandis que s’affinait peu à peu chaque détail et chaque instant, il saisissait avec une appréhension rétrospective la menace que sa propre existence avait signifié pour ses pairs. Il s’en était fallu d’un cheveu… Le chaos était à portée de lui, il avait eu la possibilité de le déclencher. Ce qui l’avait retenu…

Là. Une coupure. Nette. Non… pas un sectionnement à vrai dire, mais plutôt… un imbroglio indescriptible, ponctuel, soudain, à côté duquel il venait de passer. Rassemblant ses pensées, il recula avec précaution, observant cette étrangeté. Si son corps commençait à donner des signes d’affaiblissement, il n’en eut cure. Ce qu’il observait à présent était… Les tensions de l’espace et du temps fourmillaient au bout de ses doigts. Il était en présence de quelque chose de parfaitement inhabituel, d’un phénomène qu’il n’avait encore jamais observé au cours de ses pérégrinations au cœur du tissu dimensionnel. Et son organisme le lui en donnait confirmation.
Il s’agissait d’une… singularité. Non pas que le cosmos dans son entièreté en soit dépourvu, il recelait nombre de particularités qui faisait justement de lui ce qu’il était, mais dans le cas présent… Saga percevait autour de lui une anomalie à la fois à grande échelle, et réduite à presque rien. La ligne du temps qu’il avait suivie… L’espace… Dans son propre repère humain, il s’était complu à toujours considérer ces deux notions comme des courbes, donnant à la toile l’ultime dimension à cause de laquelle il était si facile d’y perdre. Or, sans même le constater visuellement, il ressentait au creux de chaque particule de sa chair combien les courbes en ce point étaient anormales. Elles étaient… infinies. Physiquement, dans le cadre des univers multiples dans lequel il évoluait, cette observation était potentiellement acceptable, il n’en disconvenait pas. Toutefois… prudemment, il se rapprocha, se drapant dans son aura, toujours plus lumineuse. Celle-ci, sans même qu’il ait eu à intervenir consciemment, s’était muée en une enveloppe solide dont la trame rappelait étrangement celle de la représentation des dimensions. Une forme de mimétisme.
Mais cela fut insuffisant. Alors même qu’il touchait presque au but, il se sentit brutalement vidé, aspiré de toute son énergie. De tout, il venait de basculer dans le rien. Perdant pied, écarté de son propre corps, de sa masse, de l’unique repère conservé, il fut abandonné même par son propre cosmos. Ses bras, ses jambes… sa tête ! Meurtris, déformés, disloqués, son esprit déchiré, son âme… S’il poussa un hurlement, celui-ci s’évanouit dans le néant. Elles… Elles ! La gueule béante, Elles se dressaient non pas devant lui mais autour de lui, l’enfournant avec une avidité malsaine, une faim dévorante, pour… se refermer. Et il chutait en ce lieu, ce point où toutes les règles et lois maîtrisées n’avaient plus cours, où leur validité se trouvait mise à mal par rien de moins que leur inexistence. Inconscient de ses membres, de son esprit, il n’était déjà plus là.

Plus là sauf… Infime au point d’être irréel. Mais pourtant… L’éternité du cosmos. Toujours il l’avait su. Non, plus que cela même… ressenti, sans plus y penser tant cette extension de son âme, ce noyau de son être vivait en total harmonie avec ce qu’il était, ce qu’il vivait. Sans s’en rendre compte, il n’avait jamais douté de sa propre rémanence. Cette trace de lui demeurerait, se fondrait dans le Tout dont il était dépositaire au travers de la conscience qu’il en avait.
En cet instant devenu éternel, il se perdait, tandis que l’étincelle en lui s’amenuisait, vaincue par l’inexplicable, par l’hérésie. Mais tant qu’il existerait… tant qu’il demeurerait un autre lui-même, il ne pouvait pas… ILS ne pouvaient pas disparaître.

Une tétanie coriace maintenait Kanon sur son fauteuil, les yeux exorbités sur la nuit. Les ongles plantés dans le bois des accoudoirs, son sang se retirant de chacune de ses extrémités, il reculait, se recroquevillait en son propre centre à une allure vertigineuse. Son prénom résonnait dans son esprit, sonnait, rebondissait, mais il ne le reconnaissait plus. Il ne SE reconnaissait plus. Qui suis-je ?!... Ils étaient deux soudain. Deux, son jumeau et lui, deux âmes en une enveloppe unique, concentrées sur le seul cosmos qui leur demeurât. Il faillit se révulser quand il prit conscience que c’était lui-même qui venait s’abriter là, se raccrocher, se sauver par son identique perfection. Il était Saga. Et Saga était lui.

L’étincelle. Elle venait de jaillir. Réduite à rien, elle contenait pourtant toute la vitalité du Cosmos. Son essence. Sa force inépuisable. Ce levier formidable s’arc-bouta sur les limites du néant pour l’en soulever, l’en extirper, le rejeter au plus loin, n’importe où, pourvu qu’il s’échappe. Qu’il survive. Saga eut de la chance.
A la croisée de chemins qu’il connaissait, son intégrité le rattrapa, intacte. Son corps pourtant lâcha prise, dérivant au travers des arcanes d’univers inconnus mais dont il n’avait aucune crainte. Il ne les voyait même pas. Il… il ressentait SA présence. Quelques filaments lumineux le rattachaient encore à LUI. IL demeurait en lui, telle une chaleur, une brûlure, douloureuse mais rassurante, fondue dans sa chair… peu à peu elle le quittait mais il n’en ressentait aucune amertume. Ils se séparaient tous les deux, tout en conservant cette unicité qu’ils venaient de partager. De… reconnaître, tel un souvenir qui revenait, qui remontait, qui n’avait jamais disparu.

Il finit par s’arrêter, ses forces revenues. Considérablement détourné de sa route initiale, il se devait de la retrouver. Malgré toutes ses précautions, la survenue d’un torrent d’énergie torturée fit protester son corps… sans toutefois en diminuer la puissance. Ses réserves seraient suffisantes. Il dédaigna les invites des mondes parallèles qui s’offraient à lui. Tentants certes, mais les habitudes ancrées en lui depuis sa plus tendre enfance l’avaient vacciné contre ce genre d’incursions. Son propre monde était à présent tout ce qui lui importait.
Il en retrouva le fil, le temps. Loin derrière, il savait ce à quoi il tournait le dos à présent. Et tandis qu’il effectuait le chemin en sens inverse, il ne pouvait se défendre d’un malaise, de relents d’une terreur qui déjà prenait des allures de fantôme. Un fantôme pourtant étrangement proche.

N’avait il pas été assez attentif à l’aller ? Ou ses propres perceptions s’étaient elles soudain aiguisées ? Toujours était-il que plus il se rapprochait de son temps, plus… les nœuds étaient denses. Le nombre de voies qui y aboutissaient et en partaient demeurait imprécis tant il était élevé. Et ces voies… si leurs longueurs respectives se montraient variables, elles n’aboutissaient pas toutes. Loin de là. Encore une singularité ? Non… rien à voir avec Elles. Absolument rien. Mais cet aspect n’avait rien de normal, si tant était qu’il puisse se raccrocher à une quelconque forme de normalité après ce qu’il venait de subir. Ces nœuds… Ils avaient été manipulés. Quand, par qui et pourquoi, étaient les seules questions qui agitaient son esprit alors qu’il s’en rapprochait. Un nœud constituait un amas de possibilités multiples, de routes pour le temps et l’espace, et de par leur nombre, représentaient les fondations d’univers innombrables, en leur sein propre, mais aussi entre eux. L’altération d’un nœud se répercutait sur chacun des mondes qui y était affilié. Modifier les fondements de la toile relevait de… Son repère à lui se trouvait là-bas. Il le visualisait. Très proche. Trop. Le fil du temps, ces nœuds modifiés, lui-même… Il était sur l’un d’eux, son cosmos déjà s’affairait à démêler les entrelacs complexes pour en tirer la signification…

Kanon ravala un cri de douleur quand son cerveau fut traversé d’une aiguille cuisante de part en part. Son esprit… pas le sien, celui de son jumeau. Il n’en avait ressenti que l’empreinte. Mais ce qui devenait déjà une ombre lumineuse derrière ses yeux eut le mérite de le faire sortir de l’immobilité dans laquelle il avait été plongé tantôt. Avec effort, il libéra ses doigts crispés de leur position et observant la paume de ses mains sous la pâle lueur nocturne, ressentit un soulagement profond, presque idiot, de reconnaître son propre corps, et surtout d’en éprouver la consistance. Mais bientôt, ce bref répit mental l’abandonna. Saga… Saga !

Le silence était assourdissant. Surtout après la folie qui venait de dévaster ses rêves. Redressée sur son lit, une sueur glacée couvrant sa peau nue, Rachel scrutait la pénombre en face d’elle, imaginant sans trop savoir comment qu’elle y découvrirait, tapie dans l’obscurité, la source de cette mortelle étreinte. L’écho de son cœur semblait rebondir dans la chambre, profond, lancinant, lugubre. Peu à peu ses doigts accrochés aux draps se détendirent cependant, et son bras glissa jusqu’à son côté. Les draps étaient froids. Son esprit, aussitôt happé par l’inquiétude, partit à la recherche de Saga, tandis qu’elle tournait son visage vers la fenêtre, découpée en un bleu profond sur le ciel nocturne brillamment éclairé. Elle le trouva, mais le perçut avec peine. Il était là, son corps, son être, mais dans le même temps, infiniment éloigné. Trop.
« Saga… qu’as-tu fait !... »
Elle s’extirpait déjà de ses draps, quand une voix familière éclata dans un coin de son esprit :
« C’est inutile, tout va bien.
- Kanon ? » Le fait même de l’entendre, le fait même de ces mots dont la signification réelle constituait tout le contraire de leur forme première, ne fit qu’accélérer ses mouvements.
- Arrête. Ce n’est pas nécessaire. » Si Rachel n’avait pas perçu au même instant la présence de Saga en filigrane derrière celle de son cadet, nul doute qu’elle aurait fait fi de ce conseil.
Mais ils étaient ensemble. De cela elle en fut tout à coup certaine. Aussi, se rasseyant au bord du matelas, ramenant un oreiller contre sa poitrine, elle prit une profonde inspiration. Allons, elle saurait de toute manière. De plus il n’était pas seul, non, il était avec la seule autre personne capable de faire ce qu’il fallait. Mieux qu’elle-même.
Docilement, elle inclina la tête.
« Kanon… va-t-il bien au moins ?
- Oui… Oui. Repose-toi. »

De cela, il n’en était toutefois pas tout à fait certain. Au moins pouvait-il espérer avoir été suffisamment persuasif… La présence de Rachel s’éloigna, s’amoindrissant avec une discrétion et une confiance dont il lui sut gré. Son attention se reporta alors sur son aîné qui gisait devant lui. Comment ce dernier avait-il pu se retrouver là, renversé dans une position improbable sur ce canapé fatigué qui n’avait sans doute pas connu d’hôte depuis des années, cela demeurait un mystère qu’il éclairerait dès qu’il aurait réussi à sortir son jumeau d’une torpeur inquiétante. S’installant avec précaution au bord du sofa, et s’appuyant d’une main sur le dossier, il tapota plus ou moins fermement la joue froide de son frère, et plutôt plus que moins tandis qu’il commençait à désespérer de le voir ouvrir les yeux.
Un mouvement involontaire d’un menton cherchant à esquiver ce qui s’apparentait à présent à des gifles, soulagea Kanon d’un poids désagréable. Presque aussitôt, un regard identique au sien émergea de l’ombre, sans toutefois quitter la protection bienfaitrice de quelques mèches azuréennes en désordre.
Hagard, le Pope laissa son visage rouler contre la main de son frère, ses yeux encore troubles s’attardant sur son environnement.
« Qu’est ce que je fais là ?
- Bonne question. »

Les appartements du temple des Gémeaux. Ceux-ci se distinguaient des logements attenant aux autres temples, en ceci qu’ils étaient souterrains. Ou presque. On ne pouvait y accéder que par le cœur du temple, lui-même surélevé de cinquante bons centimètres par rapport au niveau de la plate forme sur laquelle il se dressait. La lumière naturelle ne pouvait de fait y pénétrer que par de longues mais étroites ouvertures vitrées et grillagées, au ras du sol extérieur. Et en l’occurrence… Une paire de lampes avait été allumée pour pallier l’ombre ambiante et les rayons lunaires mouraient au contact de leur chaude lueur orangée.
Malgré la propreté ambiante, et l’absence de poussière, un sentiment d’abandon s’exhalait de chacun des meubles et objets peuplant l’endroit. Depuis combien d’années Saga n’avait-il pas remis les pieds ici ? Kanon lui-même n’y était pas descendu de puis son retour au Sanctuaire et quelque chose lui disait que ce devait être pour des raisons identiques à celles de son aîné. Reportant son regard sur ce dernier, le cadet des Antinaïkos sut que le Pope partageait le même sentiment que lui. Exactement le même.
« Alors, ce n’est pas toi qui m’as ramené ici ? » La question de Saga était hésitante.
- Non. Et si j’avais dû te ramener quelque part, je n’aurais sûrement pas choisi cet endroit. »
Kanon crut un instant avoir été trop sec, tant le silence de son jumeau s’étirait le long d’interminables secondes. « Tu peux te lever ? » Finit-il par proposer, plus conciliant.
- Je… » Les traits de Saga se crispèrent soudain, de colère, avant de témoigner d’une réelle douleur physique. « Je ne me rappelle plus.
- De quoi tu parles ?
- De ça… comment j’ai atterri ici. J’étais en train de revenir quand… quand… » L’effort qu’il déployait était manifeste… et surtout manifestement vain. « Je suis allé à la rencontre des Portes. Je Les ai “vues” mais…
- Tu… quoi ? » Kanon s’inclina vers son frère, les yeux étrécis. « Tu as fait… quoi ?! »
Ainsi, c’était donc ça… Une méchante envie de lui en coller une, pour de bon cette fois, s’en vint le titiller, et il dut prendre sur lui pour ravaler quelques répliques colorées qui auraient justifié sans nul doute à elles seules une bonne bagarre à l’ancienne. Saga dut le sentir et ce fut d’une voix lasse qu’il murmura :
« Tu m’as sauvé la vie.
- Parce que tu m’as laissé le choix peut être ? » Grinça Kanon, dépité de ne pouvoir répondre autre chose.
- Si nous y étions allés ensemble, les risques auraient été trop grands. Nous aurions pu y rester tous les deux. » Il avait raison, force fut à Kanon de le reconnaître. Néanmoins :
- Ce n’est pas une raison. Tu aurais pu au moins me prévenir… Tête de mule. » Acheva-t-il avec plus de tendresse qu’il ne l’aurait voulu. Cela ne l’étonnait pas outre mesure à vrai dire. Il en aurait fait de même, tous deux le savaient pertinemment. Aussi Saga retourna son sourire à son frère et s’agrippant à son épaule tenta de se redresser, avant de porter soudain ses mains à ses tempes dans un gémissement.
« Saga ? »

Ce fut en voyant blanchir les phalanges de son aîné que le cadet des Antinaïkos comprit où se situaient les raisons de l’angoisse qui s’acharnait à s’accrocher à lui telle une arapède à son rocher. C’était toujours là, cette sensation de brûlure au creux de leurs esprits à tous les deux, une ombre dans celui de Kanon, une douleur aigue et flamboyante dans celui de son jumeau. Sans réfléchir, il appliqua fermement ses deux mains sur celles du Pope, réveillant par ce contact pêle mêle impressions, souvenirs, paroles, sentiments, tout autant de liens ténus, presque oubliés, n’attendant que d’être enfin rappelés, perdurant au-delà de l’éloignement et des années. Tout cela se déversa en eux tel un raz de marée incontrôlable. Le douleur innommable qui ravageait le cerveau de son aîné faillit le faire lâcher prise, mais il ne pouvait pas l’abandonner maintenant. Il n’en avait pas le droit. D’autorité, il se fraya un chemin au travers de ce qui le bouleversait plus qu’il n’aurait su l’exprimer, pour chercher. Pour trouver… Non, c’est impossible !
Le corps de son frère s’arqua entre ses bras avant de retomber mollement, inerte sous lui. Il avait de nouveau perdu connaissance. Le Pope avait voulu retrouver le fil des dernières heures, savoir ce que le temps lui avait volé, ce qu’il avait cru entrapercevoir… mais une barrière plantée là, sauvagement, l’en empêchait, altérant de façon définitive un repère à jamais perdu.
Kanon se redressa, épuisé. Machinalement, il ramena le bras de Saga qui avait glissé vers le sol, et se levant, saisit le plaid plié sur le dossier du sofa pour en recouvrir son jumeau. De nouveau ce dernier s’était raccroché à lui pour ne pas sombrer. Mais cette fois, un élément extérieur en était la cause. Un élément qui ne se trouvait pas être plus éloigné que de quelques pas derrière lui, planté sur les marches menant aux appartements des Gémeaux.

« Je te jure que… » Les mots de Kanon prononcés d’une voix sourde et hargneuse eurent à peine le temps de se dissiper dans le silence nocturne que déjà Andreas se retrouvait durement plaqué contre le mur par la poigne de son fils. Sans ménagement, ce dernier le tira à sa suite jusqu’à la porte qu’il referma derrière eux, avant qu’ils se ne se retrouvent au milieu du temple. Kanon ne l’avait toujours pas lâché et cette fois, ce fut une dorienne qui hérita du dos du père des jumeaux, toujours malmené.
« Pourquoi… pourquoi lui as-tu fait ça ?! » Cette fois, Kanon laissa éclater sa rage. « Pourquoi t’acharnes-tu contre lui !! » La tête d’Andreas rebondit une fois, deux fois, contre le marbre gris, qui se teinta de quelques tâches plus sombres. Il ne résistait pas. Ne disait rien.
« Pourquoi !!! » Hurla une dernière fois le cadet des jumeaux, avant de lâcher brutalement son père, et de lui tourner le dos. Tout à coup, soutenir sa vision était plus qu’il n’en pouvait supporter.
- Rien n’a changé n’est ce pas ? » Sous l’amertume de la voix d’Andreas perçait cependant une lassitude extrême, une profonde résignation. « J’aurais dû me douter que tu le ressentirais. Après tout, il en a toujours été ainsi… Sur ce plan là aussi j’ai échoué.
- Est-ce que… » Kanon se retourna lentement. « Est-ce que tu te rends compte de ce que tu as fait ? Tu as infligé un Genro Mao Ken à ton propre fils… Mon frère !! » Un doigt accusateur se pointa sur Andreas. « Tu l’as traité de fou, mais c’est toi… toi qui…
- Je l’ai sauvé. » Rétorqua Andreas, se saisissant du poignet tendu vers lui, avec une force surprenante. « J’ai sauvé Saga de la folie justement. » Un instant Kanon fut tenté de se dégager, en l’envoyant valser à une distance suffisamment respectable pour qu’elle lui ôte toute possibilité de le massacrer dans la foulée, mais une lueur étrange dans le regard de son père le retint. Une espèce de peur, ou plutôt non, d’inquiétude, de doute. Ils s’entre-regardèrent de longues secondes avant que :
« Il a vu quelque chose n’est ce pas… Quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir. » Andreas acquiesça, d’un hochement de tête quasi imperceptible.
« Qu’est ce que c’était ? » Kanon n’espérait pas de réponse à sa question, et il aurait préféré ne rien obtenir du tout plutôt que ce que murmura son père, tristement :
- Ce qui aurait pu vous faire encore plus de mal. »
Comme dépassé par ces mots, Kanon le contemplait hébété, et Andreas finit par le lâcher, reculant de quelques pas.
« Si ça peut te rassurer, je n’ai rien détruit de son esprit. J’ai simplement compté sur sa résistance naturelle… et bloqué une infime part de sa mémoire, de manière à ce qu’il n’en retrouve plus le chemin. Ca vaut mieux pour lui. Pour toi. Et pour tout le monde. »
Comme il lui parut vieux tout à coup… Kanon n’avait pas été plus choqué que cela par l’aspect de son père à sa réapparition, vingt ans après qu’il fut “mort”, tant tout dans son apparence, son maintien, sa façon d’être était demeuré semblable à ce qu’il avait connu étant enfant. Mais en cet instant, l’ombre dans son regard, en altérant l’émeraude jusqu’à lui donner des reflets bronze, avait tout recouvert, à l’instar d’un voile lourd et chargé de tristesse.
« Tu dois te protéger de lui, Kanon. Il n’y a qu’ainsi que tu pourras vraiment l’aider.
- Depuis quand te préoccupes-tu de mon sort, ou du sien ? C’est un peu tard pour les remords. A moins que l’absence de Nathan ne te fasse sentir plus seul que tu ne l’as jamais été ? » Les paroles mordantes de son cadet firent ciller Andreas, qui se raffermit néanmoins :
- Seul, je l’ai été, et bien plus tôt que tu ne peux l’imaginer. Et ce que ton frère et toi avez vécu pendant quinze ans, moi… j’ai tenté de l’oublier tout au long de ma vie. Sans jamais y parvenir. J’ai cru avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir pour que vous ne connaissiez jamais cette souffrance, j’ai tout essayé, mais… » Le visage d’Andreas se mura dans l’ombre, tandis qu’il tournait la tête vers la porte fermée derrière lui. « Est-ce que j’ai réellement échoué ? Ou me suis-je trompé ?... » Il ne posait pas ces questions à son fils, mais à lui-même. Des questions qui devaient l’obséder sans doute, qui le concernaient lui, qui l’avaient toujours concerné.
« J’ai souhaité vous élever tous les deux différemment. Je pensais qu’ainsi, vous seriez dissociés, indépendants l’un de l’autre. Que s’il devait arriver un malheur à l’un de vous deux, alors l’autre pourrait y survivre, construire sa propre vie, sans éprouver autre chose que la perte d’un être cher, de celles qui s’atténuent avec le temps. Mais plus ça allait, et plus je m’aveuglais. Tout le contraire de ce que j’escomptais se produisait immanquablement…
- Qu’est ce tu veux dire ? » Murmura Kanon, d’une voix blanche.
- Tout ce que je faisais pour vous éloigner, vous rapprochait. A chaque fois. Alors, aujourd’hui… oui, peut être qu’après tout il devait en être ainsi. Je suis trop bien placé pour le savoir. »
Kanon percevait le cosmos de son père, de façon inconsciente, tout comme il percevait celui des gens qui l’entouraient de manière générale. Il n’y prêtait même plus attention, à vrai dire. Pourtant, tendu comme il l’était, à la fois à l’écoute de la rémanence confuse de son frère et absorbé par les mots de son père, ses perceptions n’en étaient que plus aiguisées, gênantes. Devant lui, l’empreinte bleutée habituelle caractérisant Andreas était bien présente. Doublement présente. Une aura plus douce, et plus pâle se superposait avec une exactitude parfaite à celle du père des jumeaux, les deux cosmos pourtant différents se complétant en une et seule même entité, une seule et même vie.
« … La mienne. » Dit doucement Andreas, comme pour faire écho aux pensées de Kanon. « Je suis le seul à avoir survécu, ma sœur jumelle est morte lorsque nous avions quinze ans. Comme tu le vois, elle ne m’a jamais vraiment quitté… Mais suite à cela, je… j’ai perdu ce qui faisait le sens de mon existence. J’ai refusé la charge de chevalier d’or des Gémeaux, parce qu’il était inconcevable que je l’accepte sans elle à mes côtés. La seule chose à laquelle j’ai pu me raccrocher a été le Sanctuaire, parce que ce lieu et ses valeurs nous étaient communs à tous les deux. La moitié de mon corps et de mon cœur a disparu avec elle. Parfois encore aujourd’hui, je me demande comment j’ai pu réussir à survivre ainsi amputé de moi-même. J’ai aimé ta mère, je vous ai aimés ton frère et toi, quoi que vous en pensiez, mais elle… Oh Kanon, tu sais très bien à quoi je fais allusion, je me trompe ? »

Le sang qui battait à ses tempes se figea alors, comme suspendu. Le cadet des jumeaux se désolidarisa de lui-même, se voyant désarçonné, déboussolé, fuyant un pan de la réalité occulté pendant des années… et dans le même temps plongea dans un passé à la fois lointain et redevenu trop proche, une période de sa vie, bénie mais maudite, heureuse mais douloureuse, éclatante mais embrumée. Une époque où jamais il n’avait été si proche de l’unicité absolue… Faux. Pas proche. Cette unicité, il l’avait éprouvée dans sa chair et dans son coeur. Au-delà de tout. Et s’il le savait, c’était parce qu’elle avait été partagée sans réserve. De cela, il n’avait jamais douté, pas une seule seconde malgré la violence, la haine et la souffrance, compagnes dont il avait considéré l’émergence comme les pendants d’un trop grand bonheur pour être admissible.
« J’ai voulu de toutes mes forces vous épargner. Vous permettre d’être heureux, peut être pas comme vous auriez pu le rêver, mais au moins raisonnablement. Je n’ai pas réussi, et de cela, je m’en voudrais toute ma vie. » Andreas avait poursuivi, détournant malgré tout le regard d’un Kanon assommé. « Aujourd’hui, votre destin, celui de vos compagnons, et des personnes que vous aimez est entre vos mains. Vous avez la puissance, la force… Ne vous laissez pas submerger. Je ne sais pas comment, mais servez vous de vous-mêmes pour dépasser ce que vous êtes, et le mettre au service de tous. La solution est là de toute manière, sinon, pourquoi un signe double en Gémeaux ?
En voulant aller contre l’évidence, j’ai sans doute fait une erreur que tout le monde paye aujourd’hui, mais je sais que vous êtes capables tous les deux, ensemble, d’extraire de votre lien ce qui sera indispensable, quand il le faudra. Mais pour l’amour des Dieux, gardez vous, protégez vous, pour ne pas mourir dans des souffrances pires que celles qui vous attendent sur le champ de bataille. »

Kanon ne sursauta même pas quand la main d’Andreas se posa sur son épaule, chaude et ferme.
« Vous n’avez pas été de mauvais fils. Mais je n’ai pas été un bon père. »

 

Site des Portes, Etat du Colorado, Etats-Unis d’Amérique, le lendemain…

La densité du silence environnant ne cédait en rien à celle de la tension régnant au cœur du petit groupe d’une dizaine d’individus rassemblés au pied de l’enfer.
Nul besoin d’être doté de capacités exceptionnelles pour ressentir que les lieux étaient définitivement rendus à leur état premier, à savoir un désert minéral où l’homme n’était pas le bienvenu. Néanmoins, ce n’était pas cette absence soudaine de vie, après les gesticulations humaines des mois derniers, qui était à l’origine de la crise agitant les Gardiens.
« Le plus ancien après toi, hein… » Celui d’entre eux doté de ce qui se rapprochait le plus d’un sens de l’humour, en avait visiblement perdu lui aussi la définition. « Une explication s’impose.
- Je n’ai pas de compte à vous rendre.
- Alors, nous nous adresserons à Elles. »
Les lèvres de leur chef s’étirèrent en un rictus glacé : « Faites donc, que je vous regarde vous tordre de douleur. »
Un flottement parcourut les silhouettes, une hésitation, jusqu’à ce que le premier ne reprenne la main :
- Ils ne devaient pas disparaître. D’ailleurs aucun de nous, mais à présent… » Il engloba ses alter ego d’un ample geste de la main. « Je croyais que ce ne serait qu’une formalité.
- Et cela en sera une. »
Le ton assuré du plus ancien des Gardiens ne suffit cependant pas à dissiper le doute quasi-général. Jusqu’ici, aucun d’entre eux n’avait émis de réserve à proprement parler. Quelques discussions ça et là, des interrogations quant à la pertinence de laisser la vie à ceux qu’ils n’allaient pas tarder à combattre… mais la leçon administrée quelques semaines plus tôt à celui qui se tenait en cet instant sagement en retrait avait porté ses fruits. Après tout, Elles étaient leur centre, leur source. Celles qui les avaient délivré du pire fardeau qui soit. Depuis des siècles pour certains, des millénaires pour d’autres, Elles constituaient leur unique raison d’être à tous. Chaque confrontation avait été différente, et cette ère ne faisait pas exception. Toutefois…
Un crissement incongru rompit le silence environnant. Faisant volte-face, ils aperçurent une silhouette indistincte au-delà des ondulations brûlantes courant sur la poussière.
« Et bien… Te voilà de retour.
- J’ai eu de la chance. » Un corps chancelant, qu’aucun d’entre eux n’avait jamais vu, venait de les rejoindre, celui d’un homme de taille moyenne, aux cheveux d’un blond délavé, et aux yeux sombres. Ils l’avaient néanmoins reconnu, tout comme ils avaient coutume de le faire les uns vis-à-vis des autres à chaque fois qu’Elles les rappelaient à Leur service.
« Je ne sais pas s’ils sont courageux, ou inconscients, » reprit-il, le regard fixé au sommet des Portes, « mais toujours est-il qu’ils m’ont permis de sortir de l’endroit où le treizième m’avait enfermé. » Nulle surprise n’altérait les traits figés de ses compagnons, ils savaient que les explications n’allaient pas tarder. Le nouveau venu se tourna vers son chef :
« Le Pope de ce Sanctuaire est un homme curieux. Il a remonté le temps et l’espace pour Les trouver. Je me suis greffé sur son chemin, lorsqu’il a traversé la dimension où j’ai perdu mon corps précédent.
- Qu’a-t-il appris ?
- Rien qui ne lui sera très utile. Par contre… Il semblerait que quelqu’un se soit amusé à modifier la trame des temps actuels. Et je suis certain… qu’Elles le savent. »
Ce qui pouvait passer pour un rire s’égrena soudain dans les esprits sans âme des Gardiens. Ceux-ci, passablement ébranlés, reportèrent leur attention sur Celles qu’ils ne quitteraient plus dorénavant, jusqu’à la confrontation avec le Sanctuaire. Non, ils ne savaient pas tout. Aucun n’avait jamais eu l’outrecuidance de prétendre le contraire cela dit, mais des siècles d’asservissement, fut-il volontaire, avaient contribué à forger des liens inébranlables entre Celles qui détenaient le fil du monde, et ceux qui s’en étaient détachés. Or aujourd’hui, il leur sembla tout à coup que les repères immuables gouvernant leurs actions et l’essence même de leur existence commençaient à se mouvoir dans un ballet dont ils ne connaissaient plus la mesure.

 

Sanctuaire, en fin de journée…

Elles étaient toujours là, fidèles à un poste depuis longtemps tombé en désuétude. Il eut l’impression que rien n’avait changé au cœur de cette salle creusée dans le calcaire, et dont la voûte se perdait par delà les ombres centenaires. Rien ? Un œil averti aurait remarqué sans la moindre difficulté que chaque chose n’était pas à la place pourtant inamovible que d’obscurs ancêtres lui avaient attribuée. Une seule chose. Mü l’avait remise en place depuis des années à présent, et il tressaillit en remarquant l’alignement que lui-même avait perturbé… un jour. Il demeura cependant à l’entrée de la salle, son regard embrassant un tableau familier. Toutes les douze le saluèrent d’ailleurs, à la manière d’une vieille connaissance jamais oubliée. Une douce et paisible vibration cristalline s’insinua au creux du cosmos du Bélier, réveillant en lui des réminiscences confuses, les mêmes dont il avait déjà pris conscience lorsque, adolescent, il avait accompagné quelques fois Shion en ce lieu. Les mêmes… Peut être moins incompréhensibles que jadis, certes, mais cette sensation frustrante de percevoir une vérité cruciale sans parvenir à se l’approprier perdurait encore et toujours. Il avait bien failli en déchirer le voile pourtant… mais le prix de cette connaissance avait été trop lourd à payer. Il avait reculé. Il avait oublié.
Voilà qu’alors il aurait été prêt de nouveau à se détourner, elles revenaient vers lui. Shion disait vrai… Anycia disait vrai. Sa race, leur race demeurait indissolublement liée à ces artefacts dorés qui pour inutiles qu’ils soient devenus, persistaient à vivre, cachés aux yeux de tous. Seuls. Sa pensée trouva un écho, qui se matérialisa par un tiraillement presque douloureux dans l’esprit de l’atlante. Eprouvaient-elles de la solitude ? Pour cela, il aurait fallu qu’elles aient une âme… Or, elles ne pouvaient en avoir. Non, car dans le cas contraire…

« C’est de votre faute si je l’ai perdue… »
C’est de ma faute…
La voix de Mü, engorgée d’une dure amertume, s’était élevée dans le silence millénaire, sans même qu’il s’en rende compte. « Si vous aviez accepté de mourir, rien de tout cela ne serait arrivé…
Si j’avais accepté de mourir…
« Tout ça, c’est à cause de vous… »
A cause de moi…
« A cause de vous ! »
A cause de moi !

Pourquoi… Il se laissa glisser le long de la paroi glacée, se refusant toujours à avancer ne serait-ce que d’un pas en direction de ses cauchemars. Mais ceux-ci le rattrapaient. Ils ne l’avaient jamais tout à fait quitté à vrai dire. L’arrière de la tête appuyée avec force contre la roche, il les observait encore, le visage relevé vers elles. « Vous m’avez tout pris… Non, vous auriez dû prendre ma vie aussi. Vous m’auriez rendu un fier service… » Murmura-t-il encore tandis que le sang bourdonnait à ses oreilles. « Au moins, j’aurais été avec elle dans son enfer… »
Une silhouette éthérée flottait devant ses yeux, grisâtre malgré l’aura dorée baignant la salle, une silhouette dont il ne parvenait pas à se détacher depuis son incursion involontaire au seuil du Puits des Morts. Les mots du Cancer ne l’avaient pas trompé. Il savait. Il avait toujours su s’était-il alors rendu compte. Mais les choses auraient-elles pu se dérouler autrement ? Y avait-il eu un autre chemin qu’il n’avait pas vu, ou pas voulu emprunter ? Aujourd’hui… il se retrouvait là, comme six ans auparavant, indécis, incompétent sans aucun doute, toujours au même point, prisonnier d’un cercle infini dont lui seul pouvait s’extirper, à la condition bien entendu de découvrir une porte de sortie. Il avait cru la trouver à l’époque, s’était lourdement trompé, et à présent… Que dois-je faire… Que dois-je faire ?
Ses paupières s’abaissèrent l’espace d’un instant, sous l’effet de la chape de fatigue s’abattant soudain sur son corps, avant de se relever, à peine. Entre ces cils sombres, il n’apercevait qu’un halo flou, chatoyant de la couleur d’un or affadi, de celle qui orne le sommet d’une flamme haute et vive… le feu… le feu…

Il ne peut rien faire. Tous ses pouvoirs sont inopérants contre cet enfer. Il a fini par sortir, il y a des gens à l’extérieur, des hommes, des femmes, des enfants qui n’ont pas demandé à se trouver là. Qui sont innocents de cette folie. De sa folie. Il dresse un mur de cristal dans la neige fondant à une allure folle, en suppliant intérieurement le ciel ou qui que ce soit d’autre qu’il tienne, qu’il ne se brise pas sous l’effet de cette chose qu’il ne contrôle plus. Il ne veut pas se retourner. Il ne le veut pas… Mais ses yeux voient pourtant. Son visage brûle sous le fouet du souffle cuisant qui jaillit vers lui par à-coups, agrémenté de flammes agressives qui se tordent en un ultime effort pour l’atteindre, et venir se nourrir de son cosmos déployé. En vain. Il se refuse à elles. Elles ne se serviront plus de lui. Elle ne se servira plus de lui. Pourtant… il doit lutter contre cette force irrépressible qui s’agite en lui, qui voudrait bien le ramener vers le brasier, là, à quelques mètres, au cœur duquel la masse sombre de l’habitation commence à se déliter, morceau par morceau, dans un foisonnement d’étincelles et de sifflements de la neige vaporisée. Parce que, là-bas… son âme se brise en même temps que la dernière ombre d’une poutre décharnée. Devant ses pupilles dilatées et impitoyablement sèches, un autre feu s’éteint. Et meurt. Est-ce son ombre qu’il a cru deviner, tordue dans le dernier sursaut d’une atroce souffrance ? Le vide emplit son cœur, et son ampleur est effrayante.

Elle voulait savoir, elle voulait offrir une substance à cette soif dévorante de connaissances, à cet héritage qu’elle portait en elle, lourd et fascinant à la fois. Elle l’avait convaincu. Anycia. Elle était un miracle, son miracle, celui de son avenir, d’un futur absent pendant des années mais pourtant là, et bien là, de son espoir secret… S’était-il trompé en croyant ses souhaits et désirs partagés ? Tandis qu’il contemplait sans bouger l’issue des œuvres de l’incendie qu’ils avaient malencontreusement déclenché tous les deux, son univers se réduisait à une blancheur immaculée et aveuglante, non pas celle du manteau neigeux, sombre en cette nuit maudite, mais celle d’une chevelure, d’un visage, d’un regard… La pureté absolue.
Oui, elle l’avait aimé. A sa manière. Mais sa quête avait été la plus forte. Et lui avait cru, pauvre fou, qu’il avait sa place dans son univers, qu’à eux deux ils parviendraient à extirper des limbes séculaires ce qui avait fait la grandeur passée de leur peuple. Elle était si belle… Si forte… Si inconsciente.
Il s’était aveuglé bien sûr. Ce cosmos sauvage et débridé qui l’avait attiré la première fois par son ampleur, il n’aurait jamais dû l’encourager à s’en servir. Au contraire. Elle représentait déjà un danger. Non formée, non instruite dans les risques de cette toute puissance, elle ne maîtrisait rien. Mais… elle était comme lui. Elle était sans doute la dernière. Il allait la protéger contre elle-même. Après tout, il l’avait trouvée n’est ce pas ? Ce ne pouvait être qu’un signe…
La science des armures. Shion disait qu’elle était tombée dans l’oubli, que nul ne savait plus ne serait-ce que ses principes fondamentaux à défaut de ses applications pratiques… Anycia assurait détenir les clés nécessaires, les connaissances, incomplètes certes, mais suffisantes pour retrouver les fondements mêmes de l’existence des atlantes. Elle avait besoin d’aide. De son aide. Alors…
Bien longtemps après que les dernières fumerolles avaient cessé de s’élever dans l’aube glaciale, il s’était avancé, lentement, vers les monceaux de débris calcinés.
D’elle, il ne retrouva rien. Pas même un bijou. Elle aurait pu n’avoir jamais existé… mais le vide s’était définitivement ancré, là où quelques heures plus tôt il n’y avait que passion. Cette vérité là, il n’avait pas la possibilité de la dénier. Un éclat familier avait alors attiré son regard et en bon petit soldat qu’il était, il avait renfermé l’armure d’or du Bélier dans sa boîte, intacte malgré l’incendie. Il s’en était même saisi, recouvrant sans en avoir conscience un geste nouveau mais familier, pour la mettre sur son dos.
Mais il avait eu le temps de voir. Les fissures. Les crevasses. Le délabrement. Tout cela n’avait servi à rien. Tout avait été… inutile. Elle avait voulu donner son sang. Il n’avait pas pu l’en empêcher. Puis elle avait souhaité offrir son cosmos. Il avait abdiqué. Elle avait déclenché l’enfer par excès de confiance et d’orgueil, il l’avait laissée faire… aveuglé de passion et de douleur.
De retour à Jamir, le feu avait une fois encore jalonné son chemin de croix. Tous les manuscrits, les parchemins, les documents, les notes, les écrits, les réflexions… Il ne s’était même pas téléporté à l’intérieur de cette tour qui en quelques mois avait accumulé trop d’images, et de sensations, et de désirs, et d’exaltation… d’un geste, il avait tout ramené à lui. D’un geste, il avait généré ces quelques flammes, bientôt devenues à leur tour un nouveau brasier, cette fois sagement circonscrit sur un monticule enneigé, qui quelques instants plus tard avait laissé apparaître la terre nue et boueuse.

Tout avait été détruit. Leurs recherches. Leurs connaissances. Anycia. Lui. Seuls les souvenirs restaient encore… Fichus souvenirs. Croyait-il qu’en cachant son visage entre ses mains, qu’en plantant ses ongles dans son front, il pourrait les empêcher de revenir le hanter, maintenant que le présent lui imposait sa réalité et ses exigences ?
Pas ça… Tout mais pas ça… C’est impossible…

 

Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire, Grèce…

« Dans les repères de notre dimension… » Saga avait froncé les sourcils, à la recherche des mots justes, « Elles n’occupent qu’un point unique, comme tout le reste, mais en ce point, les courbures de l’espace et du temps sont infinies.
- C’est impossible.
- Et pourtant… » Aioros avait rejoint le Pope sur son injonction. Ce dernier, qui n’avait jamais perdu de vue les capacités hors du commun du Sagittaire à percevoir les plus infimes traces de cosmos et leurs altérités, souhaitait partager sa découverte avec lui. Il avait fini par admettre que seul, il ne se sortirait pas de cette frustration qui le taraudait depuis la veille. Frustration de ne pas comprendre. De ne pas conclure. L’existence d’innombrables dimensions parallèles et leur maîtrise lui avaient la plupart du temps apporté satisfaction, quant aux questions relatives à la marche du monde, telles qu’il se les était toujours posé… mais aujourd’hui… Il ne savait déjà pas grand-chose des Portes avant. A présent, il avait la désagréable impression que c’était pire.
« Ca explique au moins la densité du cosmos des Gardiens… » Réfléchissait Aioros à haute voix, « en supposant qu’ils le tiennent d’Elles.
- C’est le cas. » Saga avait hoché la tête. « Rachel et moi avons eu toutes les peines du monde à pouvoir bouger, lorsque nous étions à Leurs pieds.
- Je suppose que ça ne doit pas être mieux à présent… » Ils s’entre-regardèrent sombrement. Cela faisait déjà plusieurs semaines que l’armée américaine n’était plus en mesure de réaliser le moindre suivi gravimétrique à proximité du site, et ce, bien avant qu’elle ne débarrasse le plancher. Hormis les suivis satellitaires, spécialement reprogrammés dans ce but, ils ne disposaient d’aucune information suffisamment précise quant aux transformations des Portes depuis… Trop longtemps.
Saga avait distraitement porté ses doigts à ses tempes, et les massait entre son pouce et son index. Sans avoir besoin de sonder plus avant le cosmos de son Pope, le Sagittaire percevait le mal de tête lancinant qui lui pourrissait la journée depuis le matin.
« Tu te sens bien ?
- Hein ? » L’aîné des jumeaux avait relevé le nez, pour faire face à un Aioros sur le visage duquel l’inquiétude avait remplacé la réflexion. « Ce n’est qu’une migraine. Pas la peine de me regarder comme ça…
- Disons que ça me fait penser justement que…
- Ca tombe mal, je ne t’autorise pas à y penser. » Saga lui adressa cependant un mince sourire narquois pour tempérer ses propos. « J’ai fait en sorte que le sujet ne revienne pas sur le tapis entre Rachel et moi, tu ne vas pas t’y mettre… maintenant. Et puis de toute manière… ça n’a rien à voir. Je traîne ça depuis ma tentative de cette nuit.
- Raison de plus. Ca ne te ressemble pas.
- Bah… qu’est ce que tu veux, je vieillis. » Un haussement d’épaules ponctua la fin de l’aparté, du moins pour le Pope. Et si Aioros aurait volontiers poursuivi plus avant ses investigations, il jugea plus opportun de ne rien en faire. Après tout, il connaissait suffisamment bien son interlocuteur pour savoir que ce dernier finirait par se retrancher dans un mutisme peu avenant s’il persistait.
Néanmoins, tandis qu’il réorientait ses pensées sur le sujet du jour, une petite partie de son esprit demeurait dans l’expectative. Après tout, la triple incursion de Kanon dans le bureau de son frère en moins de deux heures de temps, il ne l’avait pas imaginée… Il ne cherchait rien, n’avait besoin de rien… c’était comme s’il voulait s’assurer de la présence de son aîné et de son… intégrité. Cela rassurait le Sagittaire en un sens. Savoir le cadet aux côtés de l’aîné, être témoin de leur complicité retrouvée malgré les divergences et les années, tout cela confortait Aioros dans une certaine tranquillité d’esprit. Les jumeaux se complétaient. A eux deux, ils ne constituaient qu’un être unique et de tout temps, il ne s’était jamais départi de cette certitude selon laquelle, l’un sans l’autre, chacun demeurait dans l’inachèvement.
La gémellité était certainement pour beaucoup dans cette impression diffuse, puisqu’il ne l’avait jamais ressenti comme tel entre son propre frère et lui, malgré la force des liens qui les unissaient tous les deux.
Il ravala un soupir à cette idée. Il ne pouvait en effet pas dire que pour l’heure leurs relations soient d’un très grand secours à son cadet… Ce dernier lui avait livré la nouvelle avec une telle froideur qu’il avait cru un instant que… que quoi ? Que l’homme qui se tenait en face de lui n’avait plus grand-chose à voir avec son jeune frère ? Il avait voulu jeter cette idée aux orties, malheureusement, elle perdurait, là, à l’image d’un corps étranger à un équilibre de toujours. Jusqu’à il y avait peu, sans aucun doute Aiors se serait confié à son aîné, lui aurait ouvert son cœur et son âme, aurait peut être même chercher auprès de lui des réponses, ou à défaut des paroles de réconfort. A moins que… cette fois, il ne put retenir un nouveau soupir, qui lui valut un regard aigu de la part de Saga. Oui, il serait temps qu’il l’admette. Aiors n’avait plus réellement besoin de lui. Il avait toujours mis un point d’honneur à le protéger, notamment plusieurs années auparavant, en refusant de se venger de celui qui se tenait en cet instant en face de lui, pour éviter que des représailles soient exercées à l’encontre du jeune Lion fougueux. De la même manière, alors qu’il aurait pu tenter de quitter le Sanctuaire, au moins pour tâcher de reconstruire le peu d’avenir qu’il lui restait, il était demeuré, encore, aux côtés de son cadet qui venait de perdre la femme qu’il aimait…
Il ne regrettait rien ceci dit. Il avait beau y repenser, l’idée que sa vie se soit articulée autour de celui qui demeurerait à jamais son “petit frère” lui était agréable. Saine. Heureuse.
Et aujourd’hui, Aiors décidait d’affronter les aléas de sa vie, seul. Il ne pouvait lui en vouloir, c’était sans doute là, la meilleure preuve qui soit qu’enfin il était parvenu à s’émanciper comme il se devait. Seulement…
« Il s’en remettra, va. » Commenta tranquillement Saga, tandis qu’il rassemblait en un tas soigneux les anciens relevés de mesures de l’armée. D’un geste précis, il déplaça une feuille qui persistait à ne pas respecter l’alignement de la pile. « Le goût de la trahison est amer… mais il se dilue plus vite quand on a autre chose à quoi se raccrocher. Il aime Jane plus que tout, peut être même plus que toi. Ca le sauvera.
- Je vais faire abstraction du second sens de ta phrase, si ça ne te dérange pas… » Le sourire d’Aioros tanguait entre la figue et le raisin, et le Pope, un instant surpris, finit par éclater de rire : « Décidément, tu ne cesseras donc jamais de me prêter de vilaines pensées ? »

Aioros ouvrit la bouche pour répondre, mais fut interrompu par la grosse voix d’Aldébaran qui surgit dans son esprit, ainsi que dans celui de Saga.
 « Mü est avec vous ?
- Non Aldé. Pourquoi ?
- Je ne le trouve pas. » Non pas que ces quelques mots eussent quoi que ce soit de particulier en eux-mêmes, mais l’inquiétude latente qui voilait légèrement les paroles du Taureau fit naître un pli de contrariété sur le front de Saga.
- Il n’est pas aux archives ?
- Il les a quittées en se téléportant dans l’après midi et depuis… »
En voisin soucieux, Aldébaran avait bien trop l’habitude de la présence permanente et chaleureuse de l’atlante pour ne pas s’alarmer d’une absence trop prolongée sans explication. Et s’il avait pu percevoir ne serait-ce qu’une étincelle de son cosmos familier, il serait sans doute gardé d’alerter le Palais.
L’air interrogateur, Saga s’était tourné vers Aioros mais ce dernier avait déjà fermé les yeux, concentré. Le Pope percevait d’ailleurs les vibrations tranquilles de l’aura du Sagittaire pulsant autour de lui, parfaitement homogènes. Soudain, le bleu de son regard s’illumina de nouveau, teinté d’une surprise stupéfaite.
- Quoi ? » Bougonna l’aîné des Antinaïkos, déjà méfiant.
- Il… Il est… » Aioros venait de pointer un index hésitant droit vers le sol.

« Franchement, Saga…
- On a passé l’âge de jouer les aventuriers, tu ne crois pas ? » La faille dimensionnelle ouverte par le Pope se referma sous le regard consterné d’Aioros.
- Tu aurais pu au moins me prévenir. » Maugréa cependant ce dernier, en se frottant le haut des bras. Il avait toujours eu une sainte horreur de ce genre de déplacements et le froid glacial qui engourdissait ses membres à chaque fois n’y était pas étranger. Quelle que soit la distance entre le point de départ et celui d’arrivée, le transit dimensionnel obligeait les “voyageurs” à effectuer une boucle, instantanée certes, mais terriblement éprouvante pour celui qui subissait alors les tensions de l’espace et du temps.
- Pas envie d’y passer des heures… » Saga s’était déjà détourné et pénétrait d’une démarche décidée dans le halo lumineux marquant l’ultime passage vers la salle gardienne des armures d’or, située exactement sous le Palais. Et, comme vingt ans plus tôt, Aioros lui emboîta le pas.
Tout était tel que dans son souvenir, toujours aussi vivace malgré les années. Saga se fit sans doute la même remarque, mais le temps d’arrêt qu’il marqua face aux boîtes dorées en demi cercle devant lui, fut bref. Déjà, il se rapprochait de la silhouette de l’atlante, affalée contre la paroi, près de l’entrée.
« Il dort. » Constata le Sagittaire, ayant rejoint le Pope avant de poser un genou à terre à côté de Mü. « Son cosmos est… C’est étrange. Il est épuisé comme s’il s’en était servi au-delà des ses propres limites. Mü ? » Une main posée sur l’épaule du Bélier, Aioros le secoua, une fois. Puis deux. Un vague marmonnement lui répondit, tandis que Saga, surplombant l’atlante de toute sa taille l’observait les sourcils froncés, en alternance avec les armures d’or à sa gauche.
Il ne doutait pas que Mü allait très vite recouvrer toutes ses capacités, à l’instar de lui-même la veille, mais les similitudes entre les deux situations ne manquaient pas de l’interpeller. Qu’est ce que le Bélier était venu faire ici ? Qu’y cherchait-il ?
La permanence du chant inaudible mais lancinant des armures l’engourdissait peu à peu. Lui non plus n’était pas revenu en ce lieu depuis son adolescence, et il était frappé par cette vivacité émanant encore et toujours des douze symboles du Sanctuaire. Le temps s’était définitivement arrêté pour eux, ou plutôt, non. Suspendu. Sans prévenir, la voix de Shion, grave et légèrement vacillante, résonna tel un écho lointain dans son esprit : « Une très ancienne prophétie se transmet de Pope en Pope. Elle dit qu’un jour viendra où les armures seront réparées, un jour où leur renaissance sera inévitable, un jour où le dernier espoir de sauver les hommes sera anéanti… J’ai beaucoup cherché à comprendre ce mystère mais n’ai jamais rien trouvé. Ma tâche est donc de les conserver jusqu’à ce fameux jour même si… »
Même si “quoi” ? Laissant échapper un soupir d’agacement, il secoua la tête comme pour se débarrasser de cette emprise hypnotique, avant de reporter une nouvelle fois son attention sur Mü. Celui-ci avait repris conscience et, soutenu par Aioros, s’était relevé, faisant face au Pope. Dans les iris parme encore voilés, Saga ne lut aucune réponse si ce n’était une profonde lassitude mâtinée d’une lueur de désespoir qui disparut si vite qu’il douta de l’avoir réellement entrevue. Un sourire triste la remplaça. Devant l’interrogation muette de son Pope, le Bélier esquissa un “non” de la tête, pas définitif toutefois.
« On sort d’ici. » Le ton rogue de Saga s’accompagna du jaillissement d’un éclair bref, donnant naissance à un ovale tremblotant dans l’espace autour d’eux. « Après vous. »
Mü et Aioros disparurent, absorbés dans la faille. L’aîné des Antinaïkos s’apprêtait à les suivre, avant de se retourner une dernière fois. Son regard s’accrocha successivement à chacune des boîtes luminescentes.
« Qu’attendez-vous ? » Murmura-t-il. « Qu’attendez-vous… de nous ? »

 

© Vanina BERNARDINI - 2007

 

* United States Geological Survey