Chapitre 30

 

Sanctuaire, Grèce, début Juin…

Cris de douleur et de colère. Ahanements dans l’effort. Halètements de fatigue. Dans l’atmosphère déjà chaude de ce début de journée, les témoignages auditifs d’une séance d’entraînement semblable à celle de veille, et sans nul doute identique à celle du lendemain n’en parvenaient qu’avec plus d’acuité au Taureau assis au niveau du deuxième rang des gradins. L’ombre sur l’arène sableuse là-bas, en face de lui, se recroquevillait à vue d’œil, au fur et à mesure que le soleil gagnait rapidement les plus hautes marches de sa course journalière.

Les yeux plissés, Aldébaran leva la tête en direction du disque aveuglant. Il appréciait cette chaleur sèche, lui qui avait grandi plongé dans la lourde et moite langueur de Brasilia, ou plutôt de ses faubourgs. Il prenait même plaisir à observer le cheminement du soleil si marqué sous ces latitudes, insensible à ses morsures, allant jusqu’à se gorger de son énergie bienfaisante. L’été qui s’affirmait chaque jour sans cesse un peu plus était décidément sa saison préférée.

L’été, ou les étés plutôt… Reportant un regard encore clignotant sur la petite troupe qui se démenait en contrebas, il ne put retenir un soupir de nostalgie. Combien en avait-il déjà vu passer ? Combien avaient réussi, combien avaient échoué… Alors même que ces questions traversaient son esprit sans se raccrocher au passage, telles des pensées informes aussitôt effilochées par l’instant présent, il prit conscience qu’il connaissait la réponse à chacune d’entre elles. Il en eut presque le vertige.
« Je me fais vieux, on dirait… » Un sourire d’amusement erra sur ses lèvres à cette idée. Allons donc… si lui-même se qualifiait de la sorte, que devrait-il alors dire au sujet de Dôkho… Nul doute que ce dernier n’apprécierait pas plus que ça la comparaison. Et c’était bien parce que le respectable chevalier de la Balance constituait l’exemple à suivre, qu’Aldébaran en fut rasséréné. Nombreuses seraient les générations qui viendraient à leur tour fouler la poussière de cette arène sous ses yeux. Il n’avait pas à en douter.

Néanmoins… Ceux qui luttaient aujourd’hui, tant contre leurs camarades que contre la chaleur, constituaient un groupe à part. Exceptionnel. Douze au plus se verraient accéder à la charge la plus prestigieuse du Sanctuaire. Au plus, car disposer du septième sens constituait une condition nécessaire, mais non suffisante. Encore fallait-il le maîtriser…
Il était trop tôt pour juger des aptitudes respectives de chaque aspirant, bien qu’Aldébaran perçût déjà de manière inconsciente quels seraient les heureux élus. Sagement, il préférait cependant réserver son pronostic. Nul n’était à l’abri d’une surprise.

Un vague tumulte étouffé lui parvint du bout de l’arène, mais il n’y prit pas garde, trop absorbé encore par la particularité incongrue de la situation actuelle. Que Saga ait décidé d’avancer considérablement le moment où leurs successeurs potentiels devaient être identifiés et entraînés ne l’avait pas surpris outre mesure. Après tout, même si leur avenir à court terme connaissait une embellie – toute relative, cela dit – depuis que tous savaient qu’une chance de s’en sortir leur était accordée, aucune garantie ferme et entière n’était encore ressortie de leur préparation à tous. Loin de là. La logique et la sauvegarde du Sanctuaire avaient présidé à cette décision… Il n’en demeurait pas moins qu’en son for intérieur, le Taureau voyait là les prémices d’un changement radical dans ce qu’avait été sa vie jusque là. Non pas qu’il doutât, il s’était toujours placé au-delà de ce douloureux questionnement, sans le moindre effort. Mais il prenait conscience que quelle que soit l’issue du combat qu’ils s’apprêtaient tous à mener, plus rien ne serait jamais comme avant. La profonde refonte de leurs relations, les prises de conscience des uns et des autres, les vérités révélées, l’acceptation mutuelle à laquelle tous consentaient bon gré mal gré… tout cela ne pourrait être effacé. Les fondements mêmes de la conviction collective animant ce Sanctuaire depuis des siècles s’en trouvaient remaniés sans qu’il fut possible d’imaginer ne serait ce que le moindre retour en arrière. De fait… ces jeunes gens, là, en contrebas, que devait-il réellement aujourd’hui leur enseigner ?

L’écho d’une voix colérique rebondit jusqu’à lui, l’extirpant cette fois définitivement de ses réflexions. Reportant son attention sur le petit groupe anormalement constitué au centre de l’arène, il aperçut Aiors en son centre, paraissant houspiller plus que de raison un apprenti penaud. Il aurait dû s’en douter.

Ce fut à peine si le Lion se rendit compte de la large paume qui venait de se poser, décidée, sur son épaule droite.
« Ne discute pas ! » Sous le regard étréci de rage du chevalier d’or, la jeune aspirante referma la bouche, avant de baisser la tête. « Il faut te répéter les choses combien de fois ?! Ta position n’est pas bonne, bon sang ! Tu mériterais que ton adversaire cesse d’avoir pitié de toi… Et toi, tiens ! » Le Lion venait de faire volte face pour agresser l’autre sans préavis : « Depuis quand t’a-t-on donné l’ordre de retenir tes coups face à quelqu’un qui ne respecte même pas ce qu’on lui enseigne ?
- Mais, Seigneur, elle…
- Et alors ? Tu crois que ça va te rendre plus fort, de respecter la faiblesse de ton adversaire ? L’un comme l’autre ne méritez que…
- Aiors, ça suffit. »

Le cadet des Xérakis eut la malencontreuse idée de vouloir s’en prendre dans la foulée à cet alter ego campé derrière lui, qui se permettait d’intervenir aussi cavalièrement. Mal lui en prit. Une série de craquements à la limite de la rupture se propagea sans une once de pitié au cœur de ses omoplates et seul un ploiement des genoux sauva la mise de son épaule, mais aussi et surtout signifia qu’il se pliait à l’injonction du Taureau.
« Onela, je vais te montrer une dernière fois le mouvement. Le chevalier du Lion a raison, ta jambe est mal placée et déséquilibre ta garde. Regarde. » Ecartant Aiors l’air de rien mais avec toute la fermeté requise, Aldébaran s’avança, joignant le geste à la parole. Néanmoins, la voix sévère qui éclata dans l’esprit du Lion était parfaitement identifiable :
« Va t’asseoir, et arrête de faire n’importe quoi. »

Un instant, il fut tenté de se rebiffer… avant de tourner les talons, sans un mot. Aldébaran ne lui jeta pas le moindre coup d’œil tandis qu’il demeurait assis sur un gradin éloigné, le regard fixé sur le groupe d’apprentis de nouveau en place. Aiors n’attendait toutefois pas d’attention particulière, compte tenu de son attitude déplacée. Il l’avait sans doute bien mérité… du moins, c’était ce que la partie encore raisonnable de son esprit lui soufflait inlassablement, comme pour lutter contre la montée en puissance d’une rage sourde, rongeant ses derniers vestiges de jugeote. Il en avait conscience… mais ne faisait rien pour l’empêcher. Il n’en avait plus envie. Il en avait d’ailleurs si bien conscience qu’en voyant le Taureau revenir vers lui d’un pas décidé, il devinait déjà la teneur de la leçon de morale qui était sans nulle doute sur le point de lui être servie.

Ca lui apprendrait. Aldébaran se tint coi. D’abord étonné, bientôt offensé presque de ce silence, Aiors s’agita un instant sur l’inconfortable bloc de calcaire avant de lâcher, exaspéré :
« Bon, ça va, j’aurais pas dû, tu es content comme ça ?!
- Tu comptes passer tes nerfs sur tous les gens que tu croises aujourd’hui ? Si c’est le cas, trouve quelqu’un d’autre.
- Je ne… » Si. Evidemment. Se mordant les lèvres, Aiors piqua du menton. Le Taureau finit par observer son vis-à-vis avec plus d’attention. Mâchoire serrée, regard orageux, et les deux inévitables petites rides entre les sourcils. Le Lion était contrarié, et il y avait de quoi.
« Ca m’étonnerait que cela te fasse plaisir de l’apprendre, mais nous sommes tous au courant.
- Je peux savoir comment ?
- La prochaine fois que tu te défouleras sur Angelo, tu prendras soin de barricader tes pensées. »
Et de deux. Creusant les épaules, joignant ses mains entre ses jambes tendues, Aiors laissa échapper un œil vers le ciel. Saga le lui avait toujours seriné quand il était gosse, dans le dos d’Aioros bien entendu. Les dieux, ça n’existait pas. Ni seul et unique, ni sous forme de panthéon. Il n’empêchait qu’en cet instant, il aurait bien aimé avoir sous la main une espèce de déité, n’importe laquelle, juste pour la maudire l’espace de quelques heures salvatrices.
« A propos, tu es fier de toi ? »
Cela en fut trop.
- Je ne te permets pas ! » Le regard étincelant, Aiors s’était brusquement redressé, comme piqué par une mouche. « Ce qu’a fait Angelo est…
- Ah ? Parce que c’est lui qui a ressuscité Marine peut être ? » A l’évocation de ce prénom, les poings du Lion se serrèrent et ce fut d’un voix sifflante qu’il répondit :
- Tu sais très bien ce que je veux dire.
- Oui, je sais. » Aldébaran le regarda d’un air entendu. « Et je sais aussi que tu ne t’es même pas posé la moindre question à ce sujet.
- Parce qu’il n’y en a aucune !
- En es-tu tellement certain ? Si tu en es encore réduit à considérer Angelo de cette manière, alors…
- Ca n’a rien à voir. » Devant l’air buté, presque boudeur, d’Aiors, les épaules du Taureau se haussèrent.
- Quelle que soit la façon dont tu as décidé de voir les choses, il n’empêche que c’est à toi qu’il revient de régler cette situation. » Interloqué, le cadet des Xérakis vit son massif compagnon se lever à ses côtés. « Ce n’est pas Angelo le problème aujourd’hui, et tu le sais très bien. Pour une fois, arrête de t’en prendre à la terre entière et de te trouver des excuses. Je croyais pourtant que tu avais compris la leçon. »
Et le Taureau de le planter là, avant de rejoindre ses ouailles.

 

Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire, pendant ce temps là…

Camus aurait bien pu attendre Rachel et Aiors dans son temple mais d’une part sa réserve personnelle de café ne s’était pas reconstituée depuis deux jours et d’autre part, il était tenté d’aller prendre la température de la situation auprès des hautes instances. Après tout, rien ne lui garantissait que le Lion serait présent, et l’idée de poireauter pendant des heures pour pas grand-chose ne l’agréait que modérément.
Aussi fut-il satisfait non seulement de percevoir l’odeur incomparable du café flottant dans les immenses cuisines du Palais mais aussi et surtout d’apercevoir la silhouette de Rachel toute de noir vêtue, perchée sur un tabouret en face de Thétis.
« Mesdames… » La pseudo inclinaison du buste qu’il eut à leur attention fit sourire les deux femmes, qui lui désignèrent le fond de cafetière posée entre elles deux.
- Tu arrives à temps. » Fit Rachel en faisant tomber les dernières gouttes dans une tasse. « Le prochain risque de râler.
- Je vois que tu es déjà prête.
- On ne sait jamais, ça pourrait faire venir notre retardataire. »
Ainsi, le Verseau avait eu le nez creux. Son alter ego du cinquième temple n’avait pas confirmé sa présence.
- Qu’est ce qu’on fait dans le cas contraire ?
- On reporte. Thétis allant mieux… » Cette dernière se raidit imperceptiblement, sous le regard à la fois ironique et compréhensif de Rachel, qui la rassura par ailleurs d’un effleurement de la main.
- Tiens, c’est vrai ça… » Camus avait tiré à lui le dernier tabouret restant. « … Ton poignet est déjà consolidé ?
- Presque. » La jeune femme fit jouer avec précaution sa fine articulation dépourvue de tout bandage. « En temps normal, Mü aurait laissé faire la nature. Mais je devais retrouver rapidement ma mobilité, alors il a accéléré la régénération de l’os, grâce à son cosmos. C’est encore un peu fragile ceci dit.
- En tout cas, content de voir que tu te sens mieux.
- … Merci. » Thétis avait perçu derrière le ton neutre du Verseau une sollicitude sincère de sa part, qui n’avait pas grand-chose à voir avec une banale fracture. Aussi lui adressa-t-elle un sourire chaleureux, bien qu’empreint d’une imperceptible tristesse. Oui, elle allait mieux. Peut être pas bien, mais mieux. La blessure serait longue à cicatriser, elle l’avait compris au contact d’Angelo, puis de tous ceux qui l’avaient entourée de leurs inquiétudes. Elle avait été bien égoïste de se réfugier et de se laisser aller dans sa propre souffrance, alors que tant d’eux avaient subi et surmonté leurs propres douleurs. Elle devait se montrer à la hauteur, et mériter leur respect. Pour la première fois, elle devait vivre avec un échec et des conséquences qui n’appartenaient qu’à elle, et non à son entourage. Sans doute cela la renforcerait-elle, en vue d’améliorer ses défenses psychiques. Porter une croix, la sienne en l’occurrence, se muait dans son esprit en une victoire sur elle-même, victoire certes incompréhensible pour autrui, mais salvatrice pour une Thétis dont l’empathie n’avait de cesse de se nourrir des malheurs des autres.
Tout n’était pas réglé, cela dit. Rachel venait par ses dernières paroles de lui rappeler qu’il lui restait encore un dernier écueil à appréhender, à apprivoiser, en vue d’une harmonie nécessaire, qu’elle souhaitait du reste, mais dont elle ne savait comment y parvenir sans y sacrifier une partie de son cœur. Elle savait que son sursis ne durerait pas éternellement. Seulement, elle aspirait à s’y préparer encore un peu. Juste un peu.
« Et toi, comment vas-tu ? »
Thétis vit la pureté glacée du regard de Camus se troubler l’espace de quelques instants, avant qu’il ne réponde à Rachel, fataliste :
« Il me semble m’être déjà mieux porté, mais je suppose qu’au contraire je devrais être satisfait de la situation actuelle.
- Hum… » L’héritière Dothrakis avala une gorgée du breuvage brûlant sans sourciller, avant de rétorquer : « Si tu crois que qui ce soit ici a la prétention d’affirmer ce qui est le mieux pour toi, tu te trompes.
- Content de te l’entendre dire, mais tu oublies Milo dans l’histoire. » L’espace d’une seconde, Camus se demanda ce qui pouvait bien lui passer par la tête, pour aborder ce sujet avec autant de franchise, et sans le moindre détour. S’il continuait dans cette réflexion, il risquait fort de couper court… sauf qu’il ne le souhaitait pas particulièrement se rendit-il compte. Il était cloîtré ici, quoi qu’il fasse. Pire encore, il était cloîtré avec lui-même. Et jusque là, il ne pouvait pas dire que le résultat de cette confrontation, bien peu engageante de prime abord, soit très concluant. Non pas qu’il ressentait le besoin de s’épancher plus particulièrement, non. Mais peut être qu’une simple phrase, un simple mot, suffiraient à débloquer ce qu’il considérait aujourd’hui comme une incessante et irritante sensation de blocage autour de laquelle il tournait sans relâche, mais surtout sans trouver la moindre issue cohérente.
- Milo n’affirme rien. »
Dardant son regard délavé sur les deux femmes, le Verseau eut une hésitation. Rachel avait parlé, mais le hochement de tête de Thétis en disait tout aussi long.
« Il est d’ailleurs le seul dont ce n’est ni la raison, ni l’évidence, ni la logique qui le font agir.
- Tu parles de ton cousin, Rachel. » Fit Camus, avec circonspection.
- Quand bien même. Cela ne lui aura pas toujours rendu service, c’est vrai, mais en l’occurrence, il agit de la meilleure manière qui soit, bien qu’il ne s’en rende toujours pas compte, cet animal… » Un soupir échappa à la jeune femme.
- Je ne te suis plus.
- Evidemment. »

Evidemment… comment le pourrais-tu ? Sa journée, Rachel l’avait commencée depuis plusieurs heures déjà. La nuit régnait encore en maîtresse absolue malgré les timides incursions de l’aurore quand elle avait retrouvé Aldébaran et Milo à la pointe nord de l’île. Ils l’avaient rejointe dans l’obscurité, à travers un terrain malaisé de n’être que rarement foulé, sans cependant s’en plaindre. Ce qu’ils s’apprêtaient à réaliser n’aurait pas manqué de réveiller leurs compagnons et cela, les deux hommes tout comme l’héritière Dothrakis ne le souhaitaient pas. Chacun avait droit à ses quelques heures de répit, fussent-ils tous ou presque enlacés par Morphée. Un rêve, ou ne serait-ce qu’un repos bienfaiteur, ne pouvait que contribuer à cette sensation d’être vivant, quelque part.
Le silence de fait avait constitué leur seul compagnon pour ce troisième test des axes. Le silence d’une fin de nuit, mais aussi le silence des cosmos, des esprits. Le plus parfait des silences. Etait-ce à cause de lui justement ?
Entièrement centrée sur les deux chevaliers d’or, à l’écoute pleine et entière de leurs auras s’enflammant avec mesure mais aussi avec force, elle avait laissé leurs puissances respectives s’écouler en elle, telle une pluie bienfaisante qui retourne à la terre. Tous ses sens en éveil, le septième dominant tous les autres, elle avait perçu jusqu’aux tréfonds de son être la moindre parcelle de cosmos s’infiltrer, s’associer, se fondre au sien propre, déjà riche de ceux du Bélier, de la Balance, des Gémeaux et du Sagittaire. Ils avaient tous deux unis leurs énergies en une symbiose d’un naturel parfait, elle en avait reçu le fruit avec une facilité dont elle n’était pas encore revenue. A peine si le contrecoup de sa libération la déséquilibra-t-elle ; déjà elle s’était redressée sous leurs yeux ébahis. Ce n’était pas tant elle qui s’était endurcie, non, mais bien l’adjonction des empreintes des autres membres des XII qui avaient fait leur office.
Pourtant, cette satisfaction soudaine avait été ternie, par la simple réminiscence de l’aura du Scorpion à présent ancrée en elle. Ce chagrin qui l’avait tout à coup étouffée, cette colère impuissante et manifeste qui s’était insinuée dans ses veines jusqu’à étreindre son cœur… Ils ne lui appartenaient pas. Etait-ce cela que Thétis ne cessait de percevoir à chaque minute ? Il y avait de quoi devenir folle.
Elle avait su que les choses avaient été exposées, dites, entre Milo et Camus, et pourtant une insuffisance douloureuse perdurait, une insuffisance que ni l’un ni l’autre ne pourrait combler. Pas tant qu’ils demeureraient dos à dos, séparés par une porte que nul ne saurait ouvrir à part eux.

Le timbre cristallin de Thétis s’infiltra sous le voile de ses pensées moroses :
« … Tu ne peux pas l’ignorer Camus, je le sais.
- Qu’il souffre ? » Ce n’était pas une question du Verseau, tant sa voix sourde trahissait sa lassitude. « J’ai sans doute mésestimé beaucoup de sa part, je le reconnais, mais je ne peux rien défaire. Lui comme moi devons vivre à présent avec cette vérité entre nous. Cela vaut sans doute mieux après tout… » Mais il en doutait. Et rien ne pouvait témoigner plus que cela de l’impasse obscure de laquelle il avait certes commencé à se dégager, mais demeurant encore bien trop présente pour qu’il ne dispose ne serait-ce que de la possibilité d’entrevoir la situation sous un angle différent.
« Sa colère… » Murmura Rachel, comme pour elle-même. « Elle est toujours là. Milo, il… Ce n’est même plus de la souffrance, c’est au-delà de ça. »
Son regard et celui de Camus se croisèrent avant de s’accrocher. Et elle comprit que lui ne se complaisait plus seulement dans ses chaînes ; il était dans la plus totale incapacité de s’en libérer. Il les avait forgées pendant vingt ans. Vingt ans de trop. Quand bien même il aurait souhaité, voulu voir autre chose, il n’en avait plus la possibilité. Prisonnier de lui-même, il n’avait que le loisir de contempler la main tendue, sans y répondre. Ce geste ne suffisait plus.
Thétis cueillit délicatement la rondelle de citron qui flottait à la surface de son thé refroidi, avant de la découper en quartiers entre ses doigts, d’un air absent. Elle n’avait été surprise de rien lorsque Rachel s’était ouverte auprès d’elle de ses doutes et de ses inquiétudes quant au Scorpion et au Verseau. Elle était arrivée aux mêmes conclusions depuis longtemps. Et si elle devait pourtant en avoir pris l’habitude au cours des derniers mois, elle ne pouvait s’empêcher de souhaiter de toutes ses forces que l’un des deux, Milo en l’occurrence, parvienne enfin à lire au fond de lui-même. Pour qu’il draine cette tristesse hors de lui. Pour que la signification profonde de la véritable amitié, signification qu’il abritait en lui, prenne enfin tout son sens. Pour que le jour se lève enfin sur celui qui le redoutait plus que tout.

« Ah ben c’est sympa, ça… Merci les filles… » Elles sursautèrent dans un bel ensemble quand la voix de Kanon détonna dans les cuisines, et que des pas affairés résonnant sur les dalles de pierre brisèrent le silence déprimant qui régnait dans la pièce.
- Même pas une goutte. » Rajouta-t-il d’un air désolé en levant le pot vide de la cafetière devant ses yeux.
- Refais-en, qu’est ce que tu veux que je te dise… » Saga était entré à la suite de son frère, pour se diriger directement vers une bouteille d’eau placée là à son attention. Entre deux gorgées au goulot, il rajouta : « Et puis franchement, te servir un café après un entraînement, je me demanderai toujours comme tu arrives à faire ça.
- Petite nature.
- Parle pour toi. » Camus suivait la joute verbale des jumeaux un sourire ironique au coin des lèvres, tandis que Rachel, en équilibre précaire sur son tabouret se penchait dangereusement au niveau de Kanon, accroupi devant un placard ouvert :
« Pas la peine de chercher, il n’y en a plus.
- De quoi ?! » Le tee-shirt qu’il transportait enroulé autour de ses épaules nues et luisantes de sueur glissa au sol tandis qu’il se relevait avec brusquerie. « Et sachant ça, vous n’en avez même pas laissé un peu pour…
- On a envoyé en chercher, arrête de râler.
- C’est pour le principe ! » Il s’était glissé derrière Thétis, lorgnant sur sa tasse, avant qu’elle ne le repousse d’un index planté au beau milieu du front :
« Petit un, c’est du thé, et petit deux, tu sens mauvais. Dehors. »
Le son de la télévision qui venait d’être allumé dans la salle adjacente ne suffit pas à couvrir d’abord les gloussement étouffés puis le franc et massif éclat de rire de l’aîné des jumeaux, si communicatif que l’hilarité fut bientôt générale.
« Oh, ça va toi ! » Protesta le cadet. « Et si moi je pue, tu pues, je te rappelle…
- C’est ça, passe devant, j’arrive ! »
La porte claqua sur un Kanon indigné et ce fut une Rachel encore secouée par le fou rire qui rejoignit le Pope, dans la salle du personnel où trônait un vieux poste de télévision.
« Qu’est ce que tu regardes ?
- Je vérifie. »
Les images de CNN défilaient sur l’écran, mais Saga portait une attention toute particulière au bandeau d’informations défilant en continu en bas de l’image. « Ils ont évacué le site, ça y est. Mais je voudrais m’assurer qu’ils continuent à verrouiller la zone. Je n’ai pas envie de trouver des civils sur notre route lorsque nous serons là-bas. »
Se rapprochant de lui, elle scruta l’écran à son tour avant de se détendre imperceptiblement, à l’instar de son compagnon.
« C’est bon. Visiblement, leur histoire d’usine chimique a l’air de tenir la route. » Commenta-t-il, satisfait. « Du moins, encore assez longtemps, enfin, je l’espère… » La question muette contenue dans l’émeraude qui venait de se saisir d’elle, fit tiquer Rachel, qui eut un geste d’ignorance :
- Je ne sais pas Saga. La présence des Portes est d’une telle permanence depuis quelques semaines, que c’est à peine si je parviens à distinguer les modifications qui les concernent.
- A moins qu’il n’y en ait eu effectivement aucune.
- C’est possible.
- Alors quand ?
- Tu es à ce point pressé de compléter ta collection de trophées ? » Fit-elle d’un ton badin, superposé à l’une de ces sempiternelles bouffées d’angoisse qui se saisissaient d’elle au moment le plus inopportun.
- Je me passerais bien de celui-là. » Il avait malgré tout perçu la fébrilité de la jeune femme et sa paume brûlante s’en vint caresser une joue fraîche, avant qu’il ne l’attire à lui avec douceur. « Nous connaissons le délai global, mais nous approchons de l’échéance. J’ai besoin d’une date précise Rachel.
- Je comprends, mais malheureusement, je n’ai pas toutes les données nécessaires. Encore un point d’une évidence parfaite, n’est ce pas… »
L’amertume de la jeune femme était partagée par le Pope et sans même se concerter, chacun lut chez l’autre la promesse de ne pas partir sans laisser une trace des événements en cours. Au moins pour les générations futures. Au moins pour qu’elles aient de meilleures chances qu’eux de s’en sortir, sans être sacrifiées sur l’autel d’une tradition éculée et inutile. Quand bien même ils auraient su… A force de retourner le sujet, Saga était parvenu à des conclusions sensiblement équivalentes à celles de sa compagne. Modifier l’équilibre du monde pour surseoir à la naissance des Portes relevait d’une responsabilité que même eux auraient refusé d’assumer. Pour la simple et bonne raison que le monde ne va pas comme on voudrait qu’il aille, quelles que soient les pichenettes qu’on veut bien lui asséner. Le Sanctuaire, de par sa nature, et le secret qui l’entourait, ne possédait pas cette toute puissance. Tout au plus aurait-il pu limiter quelques attentats, retarder quelques guerres pour au final n’assister à rien d’autre qu’au spectacle d’une humanité avide de se rattraper en matière de vilénies, de traîtrises, de mensonges et de joyeux massacres collectifs. L’inéluctable n’a pas pour vocation d’être annihilé.
Les Gardiens auraient cependant pu être contenus, si effectivement, ils avaient eu connaissance de leur existence mais aussi et surtout de la façon de les affronter… des douleurs auraient sans nul doute pu être évitées, certains d’entre eux auraient ainsi eu la possibilité de voir arriver l’échéance finale avec une sérénité qu’ils peinaient aujourd’hui à reconquérir. Mais même cela n’aurait rien changé aux fondements même du problème. Ensemble. “Etre” ensemble. Unis en une seule et même entité. De leurs individualités réaffirmées, parvenir à se fondre en un tout supérieur à la somme des parties. Et cela, même s’ils avaient su…
Rachel à cet instant se détourna de l’homme qui la retenait contre lui, réaffirmant ses barrières mentales, avec suffisamment de tact pour qu’il n’y perçoive aucun rejet. Quelqu’un avait su, et ce quelqu’un était Shion. Sans doute ce dernier serait-il satisfait de constater qu’en dépit des gémonies auxquelles elle le vouait toujours, Rachel avait fini par admettre que si les méthodes étaient condamnables, le résultat n’était pas si catastrophique que ça. Pour sa part, elle acceptait de commencer à surmonter ses doutes. Les jumeaux aussi. Et d’autres encore. Mais jamais, au grand jamais, elle ne se plierait à de telles manœuvres subversives pour donner une chance à la prochaine génération qui serait en butte aux Portes. Jamais. Oui, au cas où cela tournerait mal, elle leur laisserait, à ces jeunes gens, toutes les informations nécessaires. En toute transparence. En toute honnêteté.

« Il n’en reste vraiment pas ?
- Pardon ?
- Du café. » Elle le contempla, interloquée avant d’éclater de rire :
- Tu peux bien te foutre de ton frère tiens !
- Je demandais au cas où tu aurais été assez charitable pour m’en garder dans un coin… » Ils étaient revenus dans la cuisine où Thétis devisait toujours avec Camus, mais visiblement sur un autre sujet, tant tous les deux semblaient détendus. Rachel eut un sourire apaisé. Tout était encore possible… reportant son attention sur le Pope, elle proposa, taquine :
« Tu as toujours l’option “café italien du quatrième étage”…
- C’est ça… Pour que la cuillère tienne droite toute seule au milieu de la tasse, merci bien ! »

 

Temple du Cancer, pendant ce temps-là…

Et en effet… Aioros, perplexe, contemplait le contenu de la tasse qu’un Angelo enfermé dans sa salle de bain l’avait invité à se servir d’une voix agacée, en l’entendant entrer chez lui. Noir de chez noir. C’était bien simple, la queue de la cuillère semblait s’arrêter net à la surface d’un café tellement dense que le Sagittaire craignait d’y laisser son estomac si d’aventure, il y trempait les lèvres.
Silencieusement, il avait commencé à fureter dans le coin cuisine, à la recherche d’un sucre qu’il ne trouverait probablement pas, et se résignait à présent à allonger le breuvage infernal d’une bonne dose d’eau claire. Il se retourna un instant vers la porte fermée de la salle d’eau. Histoire de vérifier qu’il ne serait pas pris en flagrant délit de sacrilège.
Le crissement de la lame du rasoir sur une peau dure qui lui parvenait, assourdi, le rassura néanmoins ; Angelo n’était pas prêt de se montrer. Il allait y passer pas loin de dix bonnes minutes, songea-t-il tandis qu’il surveillait le filet d’eau s’échappant du robinet ouvert, comme chaque jour sans doute. L’italien n’avait guère le choix de toute manière, sauf à se balader avec une tête de repris de justice. Il n’avait déjà pas l’air particulièrement aimable rasé de frais, alors avec une barbe de quelques jours…
« Aïe !... Merde ! » Un vacarme ponctué de dégringolades d’objets et autres portes claquées fit sourire Aioros.
- Tu t’es coupé ? » Lança-t-il d’une voix innocente en direction des grommellements furieux qui s’échappaient de la pièce close.
- Tu as déjà essayé de te raser avec la gueule ravagée ?!
- …
- … Oublie ce que je viens de dire. »

Angelo finit par s’extirper de la salle de bains, l’air mauvais, une boule de linge sale sous le bras qu’il expédia négligemment dans un panier à l’entrée de ses appartements, avant de se planter devant le Sagittaire, paisiblement installé dans un fauteuil sous la fenêtre.
« Qu’est ce qui t’amène, toi ?... Non, attends, laisse-moi deviner. » Il avait levé un index péremptoire. « Tu viens tester ma motivation à défoncer la jolie petite gueule de ton frérot, je parie…
- Angelo, arrête. »
Le Cancer, sur le point d’en rajouter dans le théâtral, ravala ses paroles devant le sourire badin de son invité malvenu. Les lèvres pincées, il redressa le menton, avant de hausser les épaules et de se détourner. Quelle matinée de merde…
« Qu’est ce qui te rend si sûr de toi ? Tu as un argument imparable à m’opposer ? Le minet est venu pleurer dans le giron du pieux et sage Aioros ? » Il fouillait dans les poches d’un jean abandonné sur une chaise et en extirpait enfin un briquet quand le Sagittaire répondit, d’une voix où pointait l’amertume :
- Aiors est assez grand pour régler ses problèmes tout seul.
- Ouh… » Angelo ne put empêcher un sourire ironique d’ourler ses lèvres tuméfiées. « Alors, ça fait quel effet de ne plus être le centre de son monde ?
- Je suis venu ici dans de bonnes dispositions ; ne m’oblige pas à t’envoyer te faire foutre. »
Le Cancer observa son vis-à-vis avec une attention accrue, bien planqué derrière la fumée de sa première cigarette de la journée. Aioros à cran, ça, c’était nouveau. Sans doute n’appréciait-il pas particulièrement la façon dont s’était comporté son cadet… Après tout, l’attitude du Lion ne faisait pas honneur à la noble vision qu’entretenait l’aîné des Xérakis de leur charge à tous. Et en cela, c’était bien la première fois que le Sagittaire et le Cancer se trouvaient être totalement d’accord.
« Il ne t’a pas loupé, on dirait… » Si Angelo n’avait pas quitté Aioros des yeux, ce dernier n’était pas en reste. Il désigna le visage de l’italien d’un hochement de menton. « Tu ne devrais pas rester comme ça.
- C’est Mü qui se fait attendre. » Grimaça Angelo, tout en jetant un coup d’œil au miroir accroché au mur, face à la fenêtre. « Et en plus, il m’a cassé une dent, ce con… » Sa joue enflée le faisait souffrir depuis la nuit dernière et il espérait que la pharmacopée - pour le moins douteuse cela dit - de l’atlante serait en mesure de lui éviter un passage à l’hôpital.
« Ah, quand on parle du loup… » Le Cancer se retournait déjà, la silhouette élancée du Bélier achevant à peine de se matérialiser au beau milieu de la pièce principale. « Ca fait trois plombes que je t’attends.
- Au moins. Tiens.
- C’est une blague ? » Angelo venait de soulever le carré de tissu couvrant un bol fumant, avant de le laisser retomber aussi sec. « Tu ne crois quand même pas que je vais me coller ce… ce… ça sur la tronche ?
- C’est toi qui vois mon ami, mais si tu veux retrouver un minimum d’aspect normal, je n’ai pas d’autre solution à te proposer.
- Je te déteste.
- De rien. »
Méfiant, l’italien jeta un nouveau coup d’œil à la mixture pâteuse et noirâtre qui remplissait à demi le récipient brûlant, avant de demander :
« Et pour ma dent ?
- Je ne peux rien faire pour toi. Tu es quitte pour un aller-retour.
- Comme si j’avais que ça à faire aujourd’hui ! » Levant les yeux au ciel à défaut de ses mains présentement occupées, il allait tourner les talons avant de se rappeler de la présence de ses deux alter ego :
« Vous comptez rester là ? Non parce que… Ah mais c’est pas vrai ça ! »

La porte d’entrée venait de s’ouvrir sur une tête ornée d’une chevelure sombre en bataille, laquelle fut bientôt suivie d’un corps entier vaguement voûté aux mains enfouies au fond des poches qui pénétra sans plus de façon dans la demeure du Cancer. Ce dernier rabattit son clapet une seconde fois. Il pouvait bien expédier les deux autres aux Enfers, mais pour le dernier arrivant, c’était inutile, il y était déjà.
« Je redescends pour ma part. » Fit la voix soudain hésitante de Mü. Son regard venait de croiser celui du Capricorne… et ce qu’il y vit lui rappela par trop insidieusement leur dernière conversation. Il ne sentait pas le courage de l’affronter. Pas en ce moment. « Angelo, si tu as encore besoin de moi, je serai aux archives.
- Ca m’étonnerait. » Marmonna l’italien, avec toutefois un vague signe de tête à l’attention du Bélier que ce dernier décida de considérer comme un remerciement avant de s’évaporer.
Shura s’était avancé dans la pièce sans un mot, et laissé choir sous la fenêtre, le dos contre le mur et les jambes allongées devant lui. Il ne quittait pas le Cancer des yeux cependant.
« Tu as un commentaire à faire ? » Lui demanda l’autre, acerbe.
- Aucun. » L’espagnol ne souriait pas, mais une lueur fugitive d’amusement illumina l’espace d’un instant son regard sombre et fatigué.
- Angelo… » Aioros s’était redressé dans son fauteuil et, les coudes posées sur ses genoux, entrouvrit les mains comme pour appuyer son propos. « Je crois que tu devrais aller lui parler.
- Tu sais que tu en as de bonnes toi ? Et pour lui dire quoi ? Tu ne serais pas en train de me suggérer d’aller m’excuser par hasard ?
- Si j’avais été à sa place, moi aussi je t’aurais collé une raclée. Et tu m’aurais laissé faire… exactement comme hier soir.
- Pour ma part, je trouve ça largement suffisant.
- Il n’a pas compris.
- Qu’il s’en démerde. » Un soupir à la limite de l’exaspération ponctua le silence. Angelo, posant sèchement sur la table le récipient laissé par Mü, finit par asséner d’une voix sourde :
« Je te jure, Aioros, sur ma propre tête – et tu sais à quel point j’y tiens - que je n’ai jamais voulu que ça se passe. Je n’avais aucune mauvaise intention, je n’aurais même jamais imaginé qu’un tel truc puisse me tomber dessus. Je ne peux même pas l’expliquer. C’est comme ça… C’est tout.
- Mais tu ne regrettes pas. » Cela n’avait rien d’une question.

« Bah… » Le Sagittaire avait tout à coup retrouvé son sourire, peut être un peu triste, ou plutôt nostalgique : « Je sais tout ça, Angelo… Si on pouvait l’expliquer, la vie serait sans doute plus simple… mais aussi moins… surprenante. Moins cruelle aussi. » L’italien voulut répondre, mais ce sourire qui lui faisait face, ornant un visage caché derrière le masque de la honte… Il se rappela. Et comprit.

- C’est bon, je vais aller le voir. Discuter. » Fit-il avec un hochement de tête. « J’espère juste qu’il acceptera.
- Mon frère t’apprécie plus que tu ne l’imagines. Montre-lui qu’il a raison d’avoir confiance. »

Après le départ du Sagittaire, Angelo jeta un coup d’œil en direction du bol, leva un sourcil, puis trouva un sursis auprès de Shura qui n’avait pas décollé de son coin de mur. Tout en s’asseyant sur les dalles face à lui, il lui tendit une cigarette et ramena le cendrier entre eux.
« Tu as mal ? » Fit le Capricorne, un index pointé sur la joue enflée de son vis-à-vis.
- M’en parle pas. » Les traits de l’italien se contractèrent, comme si évoquer la douleur lui en faisait réellement prendre conscience. Néanmoins, il semblait préférer reporter son attention, distraite mais constante, sur son pouce gauche qu’il grattait tant bien que mal, la cigarette coincée entre les doigts de sa main droite, signe d’inquiétude chez le Cancer dont il n’avait jamais réussi à perdre l’habitude. Et son regard qui exerçait de nombreux allers-retours furtifs vers la chaise, ou plutôt le téléphone auquel elle servait de support, située à quelques pas de là n’était pas en reste.
« Elle n’a pas appelé ?
- Hein ? » Angelo avait sursauté, et levant les yeux vers Shura, il le contempla d’un air stupide.
- Si on m’avait dit que je verrais ça avant de mourir… » Un rire naquit au creux de la gorge du Capricorne, et s’en vint déborder ses lèvres, avant que sa main lasse ne vienne à passer sur son visage. Ce geste parut étouffer son rire, l’étrangler.
- Shura, je…
- Ca me fait plaisir pour toi. Franchement. » L’espagnol s’était détourné, devant le regard soudain trop perçant de son vieux compagnon de route. « J’aurais jamais pensé qu’un truc pareil puisse t’arriver, à toi, mais finalement… Ouais, c’est bien.
- Ecoute…
- Non, vraiment. Je suis content. »
Les doigts d’Angelo se resserrèrent, tandis que son mégot encore fumant allait se réfugier contre la plinthe.
« Tant mieux. Après tout, tu l’as mé…
- Arrête ! »
Le bras tendu à l’horizontale, le Cancer venait de planter son poing dans le mur, à quelques centimètres à peine du visage de Shura, qui n’avait pas cillé. « Arrête ça, bordel… »
Les deux hommes s’entre-regardèrent de longues secondes, en silence. Avec lenteur, le Capricorne porta sa cigarette à ses lèvres, aspira une profonde bouffée, l’emprisonna dans ses poumons, avant de la laisser s’échapper en de longues, très longues volutes bleutées.
« Fais pas le con, Shura. Tu ne peux pas me faire ça, pas à moi. » Angelo ne se rendit même pas compte que sa voix se brisait. « On a tous besoin de toi… Bon sang j’ai besoin de toi ! »
L’espagnol eut un sourire. Harassé.
« Tu es en vie, je suis en vie, et on va le rester. » Détendant son bras, l’italien laissa retomber sa main sur l’épaule de son alter ego. Et la serra. « Tu comprends ?
- Ca, pour rester en vie, c’est sûr, tu auras besoin de moi. » Finit par dire Shura d’une voix douce, saisissant le poignet devant lui pour l’étreindre à son tour, avant de l’écarter. « Je n’ai pas envie de te voir crever. Pas maintenant en tout cas.
- J’en ai autant à ton égard. » Le Capricorne hocha la tête, sans répondre. Repliant ses jambes, il se redressa, sous le regard noir d’Angelo. « Tu devrais aller t’occuper de ça, là… » Dit-il en désignant d’un geste vague le visage levé vers lui, « On se retrouve dès que Rachel le souhaitera. »

Un sursis. Voilà tout ce qu’Angelo venait de gagner. Longtemps il resta assis par terre, à contempler la porte à demi refermée derrière Shura. Il n’aurait jamais cru que cela puisse être aussi difficile. Il avait eu de la chance finalement… Lui, le Cancer réfugié derrière sa propre solitude pendant des années, n’aurait jamais pu imaginer tout ce que la perte d’un être cher pouvait représenter en terme de souffrance avant aujourd’hui. Dans le miroir que Shura venait de lui tendre, il avait contemplé sa propre vie, le parfait reflet inversé de celle de son ami. L’espagnol venait de tout perdre, alors qu’il avait tout eu. L’italien n’avait jamais rien eu, et risquait à présent de tout perdre.

 

Quelque part, au cœur du Sanctuaire…

La poussière tardait à retomber sur le plateau minéral, achevant de se disperser dans l’air chaud autour des deux silhouettes qui n’avaient pas baissé leur garde. Rachel venait de contrôler son dérapage avec une certaine réussite qui devait beaucoup à la chance, tandis que Kanon, mâchoire serrée, tâchait d’oublier les quelques gouttes de sang qui perlaient sur sa pommette droite. Oh, pas grand-chose… Mais elle l’avait touché. Et le sourire carnassier qu’elle arborait là-bas, à une dizaine de mètres de lui, en disait long sur la satisfaction qu’elle en retirait.
« Très bien… Si tu le prends comme ça… »  Ce fut à peine si elle le vit se déplacer. Elle prenait seulement conscience de sa disparition quand son cosmos perçut, lui, un mouvement d’une rapidité sans commune mesure avec le festival précédent sur son flanc droit. Ce fut juste. Mais suffisant pour qu’elle s’élance d’un bond, son corps souple s’arquant en une courbe parfaite au-dessus de son assaillant, avant de se réceptionner sur une pointe de pied, qu’elle relâcha aussitôt d’une impulsion brève pour contre attaquer, filant à ras de terre. Kanon, qui l’avait vue lui échapper, acheva de se retourner, bloquant le poing qui fusait vers ses côtes d’un preste revers du bras. Cette fois, ce fut son visage qu’un sourire illumina brièvement, jusqu’à ce qu’il relâche la torsion douloureuse imprimée au poignet de la jeune femme. Celle-ci se rejeta en arrière, concentrée, sans lâcher une seconde du regard l’homme qu’elle affrontait dans le cadre de son entraînement devenu biquotidien.

Entraînement… Depuis quelques jours, cette nécessaire occupation avait passé la vitesse supérieure, et plus exactement depuis qu’il était revenu avec Thétis. Rachel ne s’était jamais dérobée, ni n’avait rechigné depuis l’accord qu’ils avaient passé tous les deux en vue de l’affrontement contre les Portes. Néanmoins aujourd’hui… il y avait plus qu’une volonté à caractère d’obligation dans les gestes et l’énergie qu’elle dégageait. Elle jetait ses forces dans ce pseudo combat comme si cela devait être le dernier, comme si l’instant présent devait être le moteur essentiel d’un avenir qu’elle paraissait entrevoir à présent avec une résolution nouvelle. D’un côté, le cadet des Antinaïkos en était satisfait et soulagé. Il n’avait que trop perçu chez elle la valse des hésitations qui tôt ou tard trahissent le corps et l’esprit, et mènent au trépas… Tout cela avait été biffé d’un trait tiré d’une main affirmée. Laquelle ? La sienne ? Oui, il y avait des chances. Il y retrouvait trop la marque de cette femme connue depuis tant d’années pour en douter. De l’autre… il ne pouvait se défendre d’un certain étonnement inquiet. Nathan arpentait l’ultime frontière, et sa fille n’avait jamais été aussi vivante qu’en cet instant. Si c’était là le résultat auquel il avait voulu parvenir de par son geste désespéré, il avait réussi au-delà de toute espérance. Etait-il réellement possible qu’elle ait mis de côté toutes ses hésitations, et qu’elle ait enfin trouvé les raisons auxquelles raccrocher le rôle qu’elle allait devoir jouer ?

« Alors ? C’est tout ? Tu t’attendris mon cher…
- Je ne suis pas censé t’abîmer, je te rappelle.
- Pour ça, il faudrait déjà que tu me touches. »
En effet. Rachel ne s’était pas améliorée, non. Elle avait purement et simplement retrouvé son niveau d’antan. Ils en avaient tous les deux parfaitement pris conscience. C’était un ultime coup de pied asséné à une vitesse hallucinante au cœur d’une série déjà rapide qui avait valu à Kanon cette légère estafilade. Toute son attention accaparée par le souci de parer l’ensemble des coups, il n’avait pas vu celui-ci, qui rompait avec le rythme qu’elle avait imposé. Non pas que cela l’inquiétât outre mesure. En situation réelle, il ne se serait pas laisser piéger, il n’avait pas le moindre doute à ce sujet.
A présent…
« Pas faux. » Admit-il, amusé. « Il semblerait que je ne puisse pas en faire plus pour toi, si nous respectons les termes de notre contrat.
- Pas de coup en cosmos actif, hein… Ce ne serait effectivement pas raisonnable, je te l’accorde. » Elle baissa sa garde un instant, se redressant : « Mais question rapidité… Une dernière pour la route ?
- Ma foi, pourquoi pas ? »
Tandis qu’ils s’élançaient l’un vers l’autre, Kanon se surprit à ne pas du tout avoir envie de se laisser dépasser. Sans doute cette course permanente à l’excellence dont l’habitude était puissamment ancrée en lui depuis son plus jeune âge n’était-elle pas étrangère à ce désir soudain, même face à Rachel. Lui aussi en cet instant souhaitait tout à coup exercer la large palette de ses possibilités physiques, pour convaincre. Pour se convaincre.Cette fois, aucun des deux ne se déroba. Les coups de poings et les coups de pieds portés à une allure trépidante dans l’intervalle plus que restreint entre leurs corps n’étaient ni feints, ni retenus, attaque et défense s’exerçant avec une simultanéité parfaite de chaque côté. Seul une altération de l’équilibre de l’autre, par un coup judicieusement placé au plus près du centre de gravité de l’adversaire était susceptible de procurer un certain avantage, et c’était à l’occasion de ce type de combat que Kanon se rappelait qu’affronter une femme n’avait rien d’une sinécure, pour lui qui était grand, face à elle dont le centre de gravité était plus bas. Néanmoins, prenant le risque d’abaisser légèrement sa garde, il ploya sur ses genoux pour insinuer son poing sous le bras de son adversaire et heurter sa hanche gauche. Déséquilibrée, Rachel esquissa un pas de rétablissement vers l’avant… tout en profitant, malgré la douleur qui irradiait soudain son côté, de l’ouverture ainsi exposée pour lancer son genou gauche vers le haut, en direction du plexus de son vis-à-vis. Kanon se rejeta en arrière juste assez vite pour éviter le coup dont il perçut cependant le souffle d’un peu trop près, et leur joute s’annula d’elle-même lorsque qu’ils bloquèrent réciproquement leurs poings l’un contre l’autre.
De longues secondes ils s’observèrent ainsi, arc-boutés sur leurs jambes, les bras crispés, la sueur perlant à leurs fronts, tandis que ni l’un, ni l’autre, n’acceptait visiblement de céder un pouce de terrain. La voix de Rachel s’éleva alors, tendue par l’effort à soutenir :
« Kanon, je peux te poser une question ?
- Dis toujours.
- Est-ce que tu m’as déjà considérée comme une rivale ? »

Les yeux émeraude s’élargirent de stupéfaction. Les genoux de Kanon firent tout à coup mine de céder, tandis que l’équilibre de leur opposition se déplaçait soudain en faveur de Rachel… avant qu’il ne se reprenne, desserrant les poings, pour immédiatement s’emparer des poignets de la jeune femme avec une certaine brutalité.
« Qu’est ce que c’est que cette question ? » Grinça-t-il, tout en l’obligeant à baisser les bras, face à lui. Elle ne le quittait pas des yeux, se rendit-il compte, mal à l’aise ainsi pris sous le feu intense de son regard.
- Ce que nous n’avons pas encore eu le temps d’éclaircir depuis ton retour. » Elle ne cillait pas, pas un seul instant, malgré l’étau sans cesse plus solide autour de ses poignets.
- Pourquoi… maintenant ?
- Parce que je ne veux plus de malentendus. Parce que… nous n’aurons bientôt plus le temps. »
Kanon comprit qu’elle ne lui laissait aucune possibilité de se dérober à une réponse, quelle qu’elle fût d’ailleurs. Il relâcha son emprise dans un soupir excédé, avant de reculer jusqu’au bord du plateau rocheux et de se tourner vers le large.
« Tu savais ?
- Je m’en doutais, oui. » Un instant, elle observa le dos qu’il lui présentait, dont le dessin harmonieux lui apparaissait par intermittence entre les longues mèches azuréennes balayées par le vent, puis, en quelques pas, vint se poster à ses côtés.
Il osa un oeil dans sa direction, pour ne contempler qu’un visage serein, au regard perdu sur la ligne d’horizon. Il ne savait que penser, ou que croire. Après tant d’années… Non pas qu’il ait jamais oublié, mais à l’instar du reste, de tout le reste, il avait enfoui au plus profond de sa mémoire chacun de ces instants. Leur souvenir, durant la longue séparation d’avec son jumeau, lui avait fait trop de mal. Fallait-il donc que même cela, il doive l’affronter de nouveau ? Et son frère ?
« Non… » Elle avait murmuré. « Cela ne m’appartient pas, je ne te demanderai jamais de revenir là-dessus. Ni à Saga.
- Alors… Si nous devons laisser cela au passé, pourquoi en parler maintenant ?
- Parce que, moi, je ne t’ai jamais considéré comme un rival. Je voulais que tu le saches. Et ce ne sera jamais le cas, même à présent, même… plus tard, si nous survivons à tout cela. » Elle se tourna vers lui, ses traits brouillés par sa lourde chevelure soumise aux caprices des bourrasques. D’une main, elle l’écarta, la retenant dans sa nuque. Tout en elle respirait l’honnêteté, le souci de dire vrai, d’être vraie. Kanon avait l’impression que son visage était tout à coup empreint d’une douce lumière, une clarté intérieure qu’il percevait avec son esprit plutôt qu’avec ses yeux.
« Rachel… » Il posa ses deux mains sur les épaules de la jeune femme : « Est-ce que tu te rends compte de ce que…
- Et toi, est ce que tu te rends compte de ce que vous avez failli gâcher tous les deux ? Tu ne les as pas vues, ces barrières, celles que vous vous êtes imposés, ces frontières à ne pas dépasser, et qui vous ont fait tant de mal ? Qui vous ont diminués ? Qui vous ont… déchirés ? Oui… Tu l’as laissé gagner… » Prenant le visage qu’elle connaissait si bien entre ses mains, elle ajouta sans le quitter des yeux, « … en croyant que ça vous sauverait tous les deux. Qu’ainsi les choses seraient en ordre. Peut être même que cela suffirait pour tout effacer. Mais vous sauver de quoi, par tous les dieux ?! »
Ebranlé, Kanon oscillait entre le doute et la crainte, celle de poursuivre plus avant la réflexion de la jeune femme. Il ne pouvait croire que cela fut si simple. Si évident. Des barrières, oui, sans doute, mais qui ne les auraient pas considérées ? De quelle justification valable auraient-ils pu, son jumeau et lui, se réclamer pour les abattre ? Ils avaient outrepassé des limites insurmontables et ce, dans leur pleine inconscience, pour se rendre compte trop tard du puits sans fond qui les attendait au bout de la route, sans espoir aucun de trouver le moyen de le contourner. Il ferma les yeux, pris de vertige, mais ce fut pour revivre avec autant de précision que si cela se déroulait à l’instant même, leurs retrouvailles douloureuses…

« Mon jumeau… Pendant toutes ces années, seul… Ne t’ai-je donc pas manqué ? »

- Si… Si tu m’as manqué ? Oh, Kanon… Tu ne comprends donc pas que je te livre la vérité ? Que si je ne t’ai pas cherché, c’était pour ne pas souffrir ? Chaque jour depuis quinze ans, chaque matin, j’ai vécu avec le froid de ton absence… Ca fait quinze ans que je suis incomplet, que je tourne en rond sans trouver ce qui m’a manqué le plus. Oh, mon frère… J’étais si égoïste, j’ai refusé de penser que cette souffrance, tu la partageais. Mais les années ont passé, j’ai vécu avec ce vide au fond de moi et j’ai eu peur d’affronter une nouvelle douleur en te retrouvant… »

Et aujourd’hui, qu’en était-il ? Malgré la satisfaction mutuelle qu’ils avaient eue à se retrouver, malgré la volonté de Kanon de surmonter son amertume, et celle de Saga de s’extirper de sa culpabilité, il restait encore ce silence entre eux, coupable d’être indicible. Pourtant, chaque parole, chaque geste… Il s’agissait de concevoir l’inconcevable, simplement pour… recouvrer leur sérénité. Leur père le lui avait fait comprendre à peine deux jours plus tôt. Accepter pour vivre et faire vivre.
Rachel contemplait le double de son compagnon, pensivement, tandis que détourné d’elle, il faisait tourner d’un air absent le sceau familial autour de son annulaire. Elle retrouvait chez lui tant de choses… Kanon lui avait reproché de ne pas l’avoir fait rechercher plus tôt. Le malentendu…
« Tout ce que je voulais, c’était respecter ta décision, malgré mon désaccord. » Dit-elle alors, d’une voix calme. « C’était ton choix, je ne croyais pas que tu le regretterais aussi vite.
- Oui… Oui, j’étais persuadé que… c’était la meilleure chose à faire. Mais, que les dieux m’en soient témoins, je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi de subir ce que j’ai subi. Mais j’ai insisté, je me suis enferré comme un imbécile, le temps n’a fait que recouvrir ce qui finalement est toujours là. » Il baissa les yeux vers elle : « C’est vrai, je t’en ai voulu. J’admets avoir cru que tu me maintenais éloigné parce que tu avais peur qu’il ne t’échappe. Parce que toi-même tu refusais de voir tout ce qui nous liait.
- J’aime ton frère pour ce qu’il est, plein et entier. A savoir avec la part de toi qu’il a en lui. J’ai été très longtemps en colère contre toi, croyant que tu ne te rendais pas compte de la torture que tu lui avais imposée. Pour moi, vous deux séparés… il n’y avait rien de pire. Pour lui, pour toi et de fait… pour moi. Etre impuissante devant un être amputé de lui-même… je ne pouvais pas supporter. C’était égoïste de ma part, c’est vrai, mais ce n’était pas moi qui disposais de la solution. A présent… tout ce que je veux, c’est avoir la certitude que nous sommes deux à souhaiter la même chose.
- Rachel…
- Non, attends, laisse-moi terminer. Je ne veux plus voir aucun d’entre nous lutter contre lui-même, ça nous a fait à tous beaucoup trop de mal, les dieux seuls savent ce que serait devenu le Sanctuaire si… si les Portes n’étaient pas revenues. Je ne sais pas ce qui va se passer, je prie pour que chacun s’en tire du mieux possible, j’espère que, quoi qu’il arrive, la leçon sera bénéfique. Nous avons cette chance… » Elle posa une main sur son cœur, l’autre sur le cœur de Kanon. « Ce Cosmos dont nous sommes conscients, cette extension de nous-mêmes. Il nous permet de voir au-delà de tant de choses… au-delà de nos peurs et de nos doutes. Nous ne sommes pas des dieux, mais quelque part, nous sommes un peu plus que des hommes. C’est cela qui nous autorise à lutter pour le salut de tous. Mais c’est aussi cela qui nous offre cette occasion unique de vivre au-delà des carcans et des restrictions imposés au plus grand nombre. Le refuser reviendrait à nous détruire, chacun et ceux qui nous entourent. Il s’agit de notre liberté de vivre comme nous l’entendons, nous l’avons trop chèrement payée pour ne pas l’accepter. Aujourd’hui, je souhaite que nous soyons libres, libres d’aimer, libres de ressentir, libres d’être ce que nous sommes. »
Saisissant la main gauche de la jeune femme posée sur son torse, Kanon en étreignit les doigts fins entre les siens.
- C’est donc cela qui te motive ?
- J’appartiens à un cercle. » Le tatouage autour de son poignet, entre eux, n’avait jamais paru si marqué et vivant qu’en cet instant. « J’appartiens à ceux qui sont les miens. Je ne suis pas grand-chose à l’échelle de notre monde, mais si je gagne cette liberté, nous la gagnons tous. Nous demeurons ensemble pour vivre une seule et même vie.
- Je ne sais pas si… » Il se mordit les lèvres. « … Si le but que nous devons atteindre est réellement celui-là. Mais… pourtant, j’aimerais qu’il le soit. » Un sourire revint sur ses traits, quelques plis rieurs marquant le coin de ses yeux, sourire auquel elle répondit, dans un accord silencieux.

 

Les arènes, Sanctuaire, Grèce…

Désœuvré ? Oui, certainement. Un sourire sans joie étira ses lèvres minces, dans l’ombre de la dorienne à demi écroulée, plantée en haut des gradins. Andreas se tenait là, pour fuir les rayons cuisants du soleil, mais aussi et surtout pour faire oublier sa présence. Mais même sans ça…
Qu’avait-il cru au final ? Revenir ici, et reprendre le cours de la vie du Sanctuaire là où Shion l’avait forcé à le laisser ? Il s’était imaginé des évidences, celles en tout cas qu’il s’était évertué à considérer comme les règles uniques à suivre et à respecter. Force, puissance, ambition… Rien de tout cela n’aurait dû lui être enlevé. La direction du Sanctuaire devait leur revenir, à Nathan et à lui, selon ce que leur avait assuré le Pope assassiné. Il avait fallu partir, s’enfuir, pour mieux servir le Domaine Sacré. En tout cas, c’était ce dont il était demeuré persuadé tout au long de ces vingt dernières années. Un mensonge. Il fallait bien qu’il l’admette à présent. Shion leur avait menti à eux aussi. Nathan et lui avaient vite intégré leur inutilité manifeste, face à une direction imprimée au Sanctuaire que non seulement ils ne cautionnaient pas, mais surtout ne leur laissant aucune place.

Le père de Rachel avait eu plus de courage que lui. Et sans doute aussi avait-il fait preuve d’une plus grande ouverture d’esprit que la sienne. Il était certes un peu tard pour s’en rendre compte. A ce point obnubilé par ce qu’il considérait comme devant lui revenir de droit, il n’avait pas vu, ou pas su voir les doutes animant son vieux compagnon, ni sa peine devant le destin programmé de sa fille. Il s’en voulait à présent. Et il aurait bien aimé le lui dire avant qu’il… Cette manie de toujours s’approprier ce qu’il croyait mériter, pouvoir, richesse, amitié même, lui jouait aujourd’hui un bien sale tour.
Centré sur ses idées sombres et contradictoires, il ne sentit pas le chevalier du Taureau s’approcher de lui et ce ne fut que lorsque l’ombre dans laquelle il s’abritait prit une ampleur anormale qu’il leva les yeux sur sa droite.
« Des nouvelles ? » Demanda son massif interlocuteur.
- Stable. » Andreas, lorsqu’il quittait le Sanctuaire, passait de longues heures au chevet de Nathan. Toutes aussi inutiles les unes que les autres d’ailleurs, l’esprit de son compagnon de toujours demeurant obstinément coupé de la réalité. « Il récupère doucement, » poursuivit-il avec une certaine mauvaise grâce, « mais ne semble pas avoir la capacité de revenir.
- Vous ne parvenez pas à entrer en contact avec lui dans le surmonde ?
- Non. » A vrai dire, il n’avait même pas fait de tentative. Trop conscient qu’il risquait de ne pas pouvoir faire face à ce qu’il y trouverait. Aldébaran n’insista pas cependant, qu’il eut compris ou non ce que recouvrait cette réponse concise et sèche. Les pouces coincés dans sa ceinture, il désigna le bas de l’arène du menton :
« Alors ? J’ai vu que vous les observiez.
- Certains sont très jeunes…
- Pas plus jeunes que vos propres enfants lorsque vous avez commencé à développer leurs capacités. »
“Ca n’a rien à voir”, faillit rétorquer le vieil Antinaïkos avant d’opter plutôt pour un silence neutre. Evidemment, c’était exactement la même chose. En quoi ces adolescents démontraient-ils moins de capacités que celles dont ses fils avaient preuve ? En vertu de quoi auraient-ils mérité un manque de considération ? La dureté soudaine de ses traits masquait son agacement, à l’idée que Nathan aurait pu lui poser exactement les mêmes questions.
« Ce n’est pas bien ce que vous avez fait, vous savez.
- Pardon ?
- Les abandonner comme ça, il y a vingt ans… ce n’était que des gosses.
- Tu n’as rien dit toi non plus, il me semble… alors que tu m’avais reconnu. » Rétorqua le vieil homme dans un sursaut de colère.
- J’ai obéi aux ordres de mon Pope.
- Moi aussi, figure-toi. » Le ton était amer, mais Aldébaran n’en eut cure. Après tout, on l’avait bien obligé à taire la vérité, sans aucune justification, une vérité qu’il avait toujours considérée, et qu’il considérait encore comme bien plus importante que n’importe quelle raison d’état.
« Ca n’excuse rien. Ils avaient besoin de leur père. Votre soi-disant “mort” a été un coup terrible pour eux.
- Permets-moi d’en douter.
- Vous ne devriez pas être aussi dur avec eux. Ils vous aimaient… malgré tout. »
Malgré tout. Il n’avait pas besoin d’Aldébaran pour concevoir tout ce que cette expression pouvait receler de pièges et de non-dits, néanmoins il lui sut presque gré d’avoir prononcé à voix haute cette maigre consolation.
« Et eux ? » Nathan suivait du regard la petite troupe d’aspirants se dirigeant vers la sortie des arènes, à l’issue d’une journée encore bien remplie. « Ont-ils besoin de leur famille pour vivre et s’entraîner ici ? Cela ne les diminue en rien, en rien du tout. Tout comme cela a été ton cas, si je me rappelle bien.
- Je vous ai connu d’une mauvaise foi beaucoup plus convaincante. » Le Taureau avait répondu d’une voix tranquille, nonobstant les derniers mots d’Andreas, qui parurent d’ailleurs s’évaporer au contact de leur destinataire.

Aldébaran, le gamin trop grand pour son âge, timide et empoté, qui avait un jour débarqué au Sanctuaire pour recevoir un entraînement digne de ses capacités brouillonnes repérées par un chevalier d’argent missionné à l’époque en Amérique du Sud… il s’était révélé quelques mois à peine après son arrivée. Epanoui. Et l’homme mûr qu’il était devenu rendait hommage à l’adolescent qu’il avait été, ne s’écartant jamais de cette ligne de conduite qu’il s’était fixé et qui n’appartenait qu’à lui seul. Sans doute était-ce là son garde-fou personnel. Etre capable de ne pas se poser de question ne constituait pas un indice de bêtise, mais bien le signe d’une sagesse indispensable au cœur du Sanctuaire. La sagesse de celui qui n’éprouve pas le besoin de chercher des réponses, lorsque ces dernières lui apparaissent naturellement comme des évidences.
« Ces enfants que tu crois aider et sauver grâce au Sanctuaire… tu en fais des machines de guerre. En ce sens, tu n’es pas différent de Nathan ou de moi. Tu ne peux pas nous reprocher d’avoir fait ce qu’il fallait pour que ce but soit atteint.
- Ils ont le choix.
- Tu es trop naïf.
- Et vous, vous oubliez que Shion n’est plus là de puis quinze ans. »
Sous le regard interrogateur et vaguement soupçonneux qu’Andreas lui lança, le Taureau poursuivit, tout en lui faisant face :
« Votre fils aîné nous a confié, à Aiors et moi, la libre gestion des centres d’entraînements et ce, depuis des années. Il ne nous a donné qu’une seule consigne : faire de ceux qui en sont capables et surtout qui le souhaitent des êtres aptes à se défendre et à défendre le Sanctuaire. De ceux qui le souhaitent. Depuis que Shion est mort, aucun des gosses qui sont passés par l’un de nos centres n’a fait l’objet de la moindre contrainte. Tous ceux qui aujourd’hui occupent un poste, qu’il soit de bronze ou d’argent, l’ont voulu et ont trouvé d’eux-mêmes les raisons suffisantes à leur choix. Tous savent que leur cosmos leur permet de tuer. Et tous ont d’autant plus conscience de la fragilité des vies qu’ils se sont engagés à protéger.
- Et que fais-tu des autres ? De tous les autres qui échouent ? » Demanda Andreas sur un ton qui se voulait de défi pour mieux masquer le trouble désagréable, presque honteux, qu’avaient éveillé en lui les paroles du Taureau. « Quand ils ont perdu leur fierté, et leur honneur, quand ils se retrouvent sans rien de ce qu’ils avaient espéré ? Au nom de quoi peux-tu affirmer que ceux qui n’accèderont pas à la charge de chevalier d’or comme peut être la moitié de ces gamins, là, en bas, se contenteront d’un rôle subalterne, oubliant bien sagement ce qu’ils auront tout de même appris ? Oui, ils n’auront pas acquis la maîtrise suffisante de leur septième sens, mais qu’est ce qui les empêchera pour autant de s’en servir ?
- La confiance. Celle que le Sanctuaire a mise en eux, depuis le début. La responsabilité, qu’on leur enseigne dès leur arrivée. Le respect de l’autre, la justice. Même si certains d’entre eux ne seront pas appelés à occuper une place prestigieuse, ce n’est pas pour autant qu’ils en deviendront inutiles et méprisables. Chacun a le droit d’occuper une place sur cette terre, et ceux-là le feront sans nul doute avec fierté parce que le Sanctuaire leur aura offert cette chance.
- Tes convictions sont honorables, Aldébaran. » Fit le vieil homme, après un silence méditatif.
- Elles sont surtout celles que vous n’auriez jamais du perdre de vue… Mais vous êtes en train de vous en rendre compte, n’est ce pas ?
- Shion ne…
- Shion avait fini par le comprendre lui aussi. Il l’avait toujours su, mais le détachement du Sanctuaire des réalités extérieures l’en avait détourné. Il était presque trop tard, en tout cas, cela l’était pour lui. »
Il n’y avait aucune espèce de doute dans les propos du Taureau. Les bras croisés, il observait Andreas avec une acuité qui alerta soudain ce dernier, le déstabilisant tandis que dans son esprit, une évidence entamait un chemin à sens unique et sans retour possible.
« Comment as-tu compris ?
- Il m’a convoqué la veille de sa mort. »
Andreas était conscient de sa prise de risque alors qu’il posait cette question… mais il savait par ailleurs que l’incertitude ne lui était plus permise. Aldébaran acheva d’éclaircir la vérité redoutée.
« Il m’a prié ce jour-là de lui promettre de ne jamais trahir le Sanctuaire, de lui rester fidèle jusqu’au bout et ce, quoi qu’il arrive. Il m’a dit… il m’a dit que les choses allaient changer, qu’elles devaient changer et m’a demandé de ne pas m’y opposer. Je me rappelle qu’il m’a serré la main en me faisant jurer de protéger l’âme véritable du Sanctuaire. Sur l’instant, je n’ai pas compris ce qu’il voulait dire par là et puis… le lendemain… » Les sourcils épais et broussailleux du Taureau se froncèrent l’espace d’un instant, avant que son visage ne retrouve sa sérénité habituelle. « Je n’ai jamais oublié la promesse que je lui avais faite, malgré le déchaînement de violence et de haine qui a suivi son assassinat. Je ne me suis pas opposé à Saga à cause d’elle, même s’il a fallu quinze longues années avant que je ne comprenne réellement le message de Shion. Aujourd’hui… » Baissant les yeux une seconde, Aldébaran releva néanmoins le menton, avant de tourner la tête vers les douze temples étagés jusqu’au palais derrière Andreas et lui, éclatant d’une blancheur presque aveuglante sous le soleil. « L’âme du Sanctuaire, elle est là. Elle a toujours été là d’ailleurs, mais s’est égarée en route. Shion savait pour Saga, c’est pour cela qu’il vous a envoyé au loin… Il savait aussi certainement pour nombre d’entre nous… Il a voulu que nous retrouvions de nous-mêmes les fondements du Sanctuaire, que nous nous retrouvions les uns les autres. L’avenir seul nous dira si son souhait a été exaucé… ou pas. »
Andreas contemplait son massif interlocuteur avec une certaine stupéfaction. Il ne faisait aucun doute qu’Aldébaran avait parfaitement identifié la démarche de Shion, et plus particulièrement les moyens que l’ancien Pope avait mis en œuvre pour parvenir à ses fins. Pourtant, rien dans son discours ne laissait entrevoir le moindre jugement de valeur de sa part quant à cette découverte. Au souvenir de sa propre colère, de la détresse de Nathan, du désespoir de Rachel, lorsqu’ils avaient tous été confrontés à la vérité, il saisit à quel point l’homme qui lui faisait face était aujourd’hui en harmonie avec lui-même.
« Tu es prêt, Aldébaran. » Andreas avait suivi le regard du Taureau et lui aussi à présent contemplait les douze ultimes remparts du Domaine Sacré. Il continua, de cette voix certes usée par l’âge, mais si ressemblante à celle de ses fils : « Shion ne s’était pas trompé sur ton compte. Tout ce que nous pouvons espérer à présent, c’est que tes compagnons soient capables du même courage et de la même prise de conscience.
- Il n’ y a que vous pour en douter. »

 

Star Hill…

Thétis ne détecta la présence de la Vierge qu’au moment où il posait le pied sur le plateau minéral de Star Hill. Elle savait qu’elle ne devait pas s’en étonner ; si ce lieu isolait effectivement le reste du Sanctuaire de la manifestation de leurs cosmos, l’inverse était tout aussi vrai. Néanmoins, elle commençait à perdre l’habitude d’être surprise. Voilà ce qui arrivait à demeurer trop longtemps au cœur du Domaine Sacré, en permanence entourée d’auras dont la puissance débordait à qui mieux mieux de leurs propriétaires respectifs.
Assise sur un bloc de marbre, à l’ombre étroite du lierre désordonné retombant des ruines du temple, elle ne savait plus soudain si elle devait rester là, se lever, parler, se taire… bref, elle se contenta de le regarder s’approcher d’elle, lui qui tentait de son côté de masquer bon gré mal gré une certaine hésitation.
« Tu es en avance. » Fit-il tandis qu’il s’asseyait à ses côtés. L’ombre ne parvenait pas jusqu’à lui cela dit, mais il ne semblait pas s’en formaliser. Au contraire. Thétis prit le temps de l’observer, avant de répondre. Il avait changé… Elle n’avait pas eu le loisir de s’en rendre compte au cours des jours précédents, les rares fois où ils s’étaient croisés sans trouver le temps, ni sans doute le courage, de lâcher plus que les quelques mots anodins que l’on dit sans y penser, ceux de la politesse, ceux de l’amitié établie à laquelle on ne pense même plus. Ce changement n’était-il dû qu’à la simple disparition de la tika écarlate sur son front lisse ? Non… Non, comprit-elle, prenant petit à petit conscience de la troublante lumière diffuse qui se dégageait de son visage. Une lumière qui n’avait rien à voir avec la clarté aveuglante des rayons solaires dardés sur lui. Tout en lui respirait un apaisement nouveau, malgré les imperceptibles tensions animant le cœur de son cosmos. Son cœur. Si l’aspect fragile, presque évanescent de ce même homme avec lequel elle avait réellement parlé pour la dernière fois dans une chambre d’hôpital l’avait alors effrayée, aujourd’hui, elle n’en retrouvait pas la moindre trace, ni la moindre réminiscence. Et pourtant, il était encore différent du Shaka qu’elle avait toujours connu. Sa force, sa puissance, exsudaient de lui dans une prudente et saine retenue comme à leur habitude, néanmoins… Il avait perdu Dieu ! Et conscient de cela, comment était-il parvenu à retrouver cette force intérieure à laquelle il avait volontairement renoncé ? Elle en était stupéfaite. Il ne l’avait pas seulement retrouvée, il l’avait transcendée. Voilà ce qu’elle lisait en lui, comme sur les pages d’un livre ouvert. Tout était là, revenu, mais plus encore. Sa sagesse, et non plus celle de Dieu, avait pris le dessus, alimentée de cette humanité toute neuve qu’il venait de s’offrir au prix du plus grand des sacrifices. Il avait abandonné sécurité et certitudes, se livrant aux dangers et embûches des chemins de l’homme, pourtant, il en ressortait plus fort, plus serein, plus audacieux peut être… Il n’avait pas peur. Il n’avait plus peur.
« J’avais besoin de me retrouver un peu seule avant que nous ne commencions.
- Tu viens souvent ici ?
- Quand la pression en bas est trop forte. » Il hocha la tête, sans rien ajouter. Il l’avait toujours comprise… Cela demeurait, elle s’en sentit inexplicablement soulagée.

L’espace d’un instant, le temps et le passé s’abolirent, la renvoyant en ces temps bénis où aucune question existentielle ne venait empoisonner sa vie. Où tout lui apparaissait simple et limpide, où chacune des personnes qui l’entouraient occupait une place bien définie, et ordonnée dans son cœur. Elle ne put se défendre de quelques regrets lorsque le présent la rattrapa soudain… Lorsque la main tiède de Shaka se posa sur son poignet :
« Thétis… » Il parut chercher ses mots quelques secondes puis : « Ne te sens pas responsable. »
Le cœur de la jeune femme manqua un battement. De quoi lui parlait-il ? Fallait-il donc…
« C’était inévitable, » enchaîna-t-il tandis qu’il plongeait la turquoise de son regard dans celui de Thétis et que sa voix s’imprégnait de tons lointains, « nous luttons tous contre des évidences qui font partie de nous. Tôt ou tard, elles nous rattrapent. Et nous rendent la paix à laquelle nous aspirons, sans pourtant oser l’accepter. Tu l’as compris n’est ce pas ?
- C’est injuste. » Sa main avait pivoté et à présent, ses doigts étreignaient avec force ceux de la Vierge. « Si nous estimons que cela en vaut la peine, pourquoi n’avons-nous pas la possibilité d’aller jusqu’au bout de notre propre volonté ? Pour simplement… savoir ? Et choisir ?
- Savoir n’est pas choisir. Tes choix, tu les as faits, depuis toujours. Connaître les chemins de traverse ne t’affranchit pas de la seule route que tu suivras quoi qu’il arrive. Ils t’y ramèneront sans cesse.
- Tu n’as donc aucun regret ?
- Aucun. » Il lui sourit et elle put effectivement constater l’absence de toute trace d’amertume ou de mélancolie sur son visage. Débarrassé de ses entraves, il entrevoyait l’avenir avec une sérénité à toute épreuve, prêt à accepter ce qu’il lui réserverait, la vie ou la mort, peu lui importait. Pourvu qu’il ait accompli son voyage.
- A présent, tu es plus libre que moi… » Murmura-t-elle, avec une note de fatalisme. « … car si je comprends, je ne parviens toujours pas à l’accepter. Même si j’étais prévenue. » Devant le regard interrogateur de son alter ego, elle ne put retenir un sourire, se moquant d’elle-même : « Angelo m’a dit un jour de me méfier de ce que je souhaitais. Je l’ai entendu… mais je ne l’ai pas écouté. Si je n’avais pas cherché à franchir tes barrières, si je ne t’avais pas obligé à…
- … Alors je ne ferais pas partie de toi. »

 

Rachel s’était immobilisée à mi-pente, à la limite exacte entre l’instant où elle cessait de percevoir dans son esprit le bruissement incessant du Sanctuaire, et celui où les échos de Star Hill commençaient à s’insinuer dans son propre cosmos. Elle n’entendait pas à proprement parler. Mais son septième sens soudain aiguillé palliait tous les autres. Ses lèvres s’étirèrent, s’ornant d’un sourire nostalgique. Et soulagé. Il y avait des phrases, des mots, synonymes d’éternels retours. Sur les autres comme sur soi-même. Une logique, un cheminement contre lesquels on ne pouvait pas grand-chose et auxquels tout un chacun se trouvait confronté un jour ou l’autre. Parfois dans la simplicité et la vérité, parfois dans la souffrance et dans le mensonge. Mais dans tous les cas, une amitié ou un amour non partagés ne restaient pas lettre morte. Dans tous les cas, l’un ou l’autre imprimait chez celui ou celle qui les recevait une marque, une empreinte qui jamais ne s’effaçait, contribuant à forger une part supplémentaire de l’être que l’on devenait. Shaka et Thétis auraient pu ne jamais s’en rendre compte, Kanon aurait pu ne jamais l’accepter. Et, alors…
Elle s’assit au bord du sentier, dos à la falaise et les jambes pendantes dans le vide, toujours prise entre les deux points d’équilibre si caractéristiques de ce lieu. Le Domaine Sacré s’étendait sous ses yeux, mais elle n’en percevait pas la tension grandissante. Et ainsi centrée sur elle-même, elle se laissa aller l’espace de quelques instants à ces bribes du passé que le présent venait de lui remettre en mémoire. Etaient-ils alors tous trop jeunes et trop impatients d’aller de l’avant pour avoir fait preuve de tant d’inconstance et d’insouciance ? Sans doute, même si cela n’excusait rien. Le visage ravagé d’Aioros ne constituait pas l’accusation muette et permanente de la seule folie de Saga, non. Mais de sa jalousie aussi. De sa possessivité exacerbée, tare familiale dont il avait toujours été le digne dépositaire. La rébellion du Sagittaire ? Beau prétexte pour couvrir rien de plus que la manifestation d’un sentiment bassement humain… Elle n’avait pas été en reste. Ce qu’elle avait toujours reproché à son propre père, sa versatilité, sa frivolité même dans la tenue de ses relations avec autrui dès lors qu’elles n’avaient rien à voir avec la conduite du Sanctuaire, elle n’avait pas été fichue elle-même de s’en tenir à l’écart. Elle ne valait pas mieux que lui de ce point de vue. Et si elle pouvait – et elle y tenait – lui en vouloir pour Dimitri, elle ne voyait personne d’autre qu’elle-même comme bouc émissaire patenté pour ce qu’avait subi Aioros. Il avait fallu que cela arrive pour qu’elle cessât de se mentir, pour qu’elle regardât la vérité en face, et l’intégrât une bonne fois pour toutes. Elle n’avait pas voulu voir, ignorant superbement cet amour dont il l’entourait depuis l’enfance, timidement, fidèlement, sans avoir jamais tenté d’occuper une place qu’il savait promise à un autre. Il aurait suffi de rien. De rien. Le temps avait fait son œuvre cependant. La cicatrisation avait été lente, mais saine au final. Aujourd’hui, l’acceptation était mutuelle, sue et reconnue. Elle ne pouvait plus ne serait-ce que concevoir sa propre existence sans cette présence diffuse, cette assurance d’un lien indéfectible entre Aioros et elle, partie intégrante de sa vie, nichée dans un coin de son cœur et vivant en harmonie avec l’entrelacement constant qui l’unissait à Saga. Il avait fallu en passer par l’obscurité et la douleur pour cela…

Elle releva la tête, en direction du plateau calcaire de Star Hill qu’elle ne pouvait cependant pas encore apercevoir de là où elle se trouvait. C’était de la lumière qui s’en échappait. Une douce et paisible lumière qui ne laissait d’espace à aucune ombre. Un instant, elle tendit son esprit dans la direction opposée, vers le Palais en contrebas. Elle savait qu’elle n’en percevrait pas grand-chose, pourtant, comme au travers d’une brèche éphémère, elle entraperçut des sourires, celui du Pope, vaguement moqueur pour cacher sa gêne, celui de Kanon, guère moins ironique que celui de son jumeau mais débordant de franchise, celui d’Aioros enfin, rayonnant d’une sérénité à toute épreuve avec en coin, une tendre connivence.
Elle se releva, époussetant son jean. “On y arrivera, je te jure, Shion qu’on y arrivera. Au-delà de toutes tes espérances.”

 

Ce fut l’onde rasante du cosmos platine de Rachel, s’arrondissant au sommet avec une puissance maîtrisée, qui sortit Vierge et Poissons de leur conversation. Elle leur laissa à peine le temps de la saluer, lançant avec bonne humeur :
« Et si on s’y mettait ? »

 

En fin de journée, au Sanctuaire…

Il n’avait rien avalé de la journée, et étrangement, il n’avait pas faim. Il avait pourtant passé l’après midi à exercer son corps jusqu’aux limites de l’épuisement, les efforts consentis sans relâche l’empêchant de réfléchir. Et cette saine fatigue, ajoutée à la chaleur moite et lourde des thermes du Domaine Sacré dont il venait de sortir, avait achevé d’anesthésier son esprit, lui octroyant quelques heures de paix et d’oubli… du moins le crut-il jusqu’à ce qu’il aperçoive une silhouette familière adossée à l’une des doriennes alignées devant lui. Un instant Aiors fut tenté d’amorcer une large boucle visant à le détourner ostensiblement du Cancer… avant qu’il ne poursuive finalement son chemin d’un pas résolu, un chemin qui ne manquerait de l’amener devant celui qui l’attendait tranquillement, les mains dans les poches et une cigarette au coin des lèvres, vêtu d’une chemise sombre de coupe italienne portée avec une négligence étudiée sur une paire de jeans vieille comme le monde.
Tandis qu’il s’approchait, le Lion put remarquer que le visage de l’italien portait encore les stigmates de leur explication musclée de la veille. Sans en être étonné outre mesure – malgré sa colère rentrée, il avait conscience de ne pas y être allé de main morte – il se demanda néanmoins quelle mouche piquait le Cancer pour que près d’une journée plus tard, il n’ait toujours pas fait soigner ce qui ressemblait à une dent cassée au vu de la bosse certainement très douloureuse déformant sa joue gauche. Questionnement intérieur que le cadet des Xérakis chassa bien vite. Après tout, qu’est ce qu’il pouvait bien avoir à en faire, lui, de l’état dans lequel Angelo avait été mis par ses soins ? Il n’avait que ce qu’il méritait.
Ce fut drapé dans cette certitude qu’il acheva de se rapprocher de l’italien d’un pas rapide, pas franchement tout à fait encore disposé à s’arrêter à sa hauteur. Il n’eut cependant pas le choix. Se décollant de sa colonne, Angelo avait tendu un bras, agrippant au passage le coude de son alter ego.
« Lâche-moi. » Fit Aiors, plongeant un regard empli d’animosité dans les yeux cobalt de l’italien, sans toutefois chercher à se dégager.
- Si je le fais, tu vas m’écouter ? » Devant l’absence de réponse du Lion, Angelo décida néanmoins de desserrer son emprise. L’autre demeura là, silencieux, le visage fermé.
Ce ne serait pas une partie de plaisir. L’italien s’en était douté toute au long de cette foutue journée mais, confronté à présent à son bourreau de la veille, il se surprit à se demander ce qu’il allait bien pouvoir dire finalement. S’excuser n’était pas au programme, il s’agissait là de l’unique certitude dont il disposait.
« Je sais que tu m’en veux, » commença-t-il d’une voix calme, « et j’admets que c’est légitime. Je suppose… je suppose que si les rôles avaient été inversés, j’en aurais fait autant.
- Si les rôles avaient été inversés, tu m’aurais tué.
- C’est pas faux. »
Si le Lion avait fini par ouvrir la bouche, les mots qu’ils avaient laissés tomber étaient d’une sécheresse déprimante. Il n’avait visiblement pas douté de la réponse d’Angelo, ni du fait que ce dernier avait parfaitement intégré qu’Aiors avait fait preuve de clémence en le laissant partir sans rien de plus grave que quelques ecchymoses.
« Aiors, tu sais aussi bien que moi que nous ne pouvons pas en rester là. Pas en ce moment en tout cas.
- Depuis quand te caches-tu derrière le Sanctuaire pour te trouver des solutions ? » Ironisa le Lion.
- Depuis toujours justement. Mais aujourd’hui, c’est entre toi et moi. Personne d’autre ne viendra se mêler de ça.
- Alors dans ce cas, tu ferais mieux de laisser les choses en l’état.
- Ca ne règle rien.
- Qu’est ce qui te fait croire que j’ai envie de régler quoi que ce soit… avec toi ? » Le mépris cinglant de ces paroles fit l’effet d’une brûlure cuisante à un Cancer qui, prenant une profonde inspiration, compta mentalement à rebours de dix à zéro avant de répondre :
« Je n’aurais pas cette prétention… simplement, il n’y a pas que nous en jeu dans l’histoire.
- Ah ? Parce que maintenant, il faut prendre les morts en considération ?
- Elle est en vie, Aiors, que ça te…
- Pas pour moi. » La fêlure, pourtant imperceptible, qui se profila sous ces derniers mots, n’échappa pas à Angelo. Il n’avait pas oublié les larmes. Ni celles de la veille, ni celles d’il y avait douze ans. Il n’avait pas besoin qu’Aioros se fendît d’une explication de texte pour le compte de son cadet. Le Cancer n’éprouvait aucune difficulté à imaginer le ressentiment profond de son interlocuteur face à la double trahison dont il venait d’être la victime, à son insu.
« Elle est morte, Angelo. Morte. Et j’entends bien qu’elle le reste. » Avait poursuivi le cadet des Xérakis, entre ses dents serrées, en tâchant cependant de fuir le regard d’Angelo. « Restons-en là.
- Aiors… » Ce que l’italien avait l’intention d’ajouter, il parut soudain décider de s’en abstenir. Avant de s’écarter du chemin d’un Lion interloqué bien malgré lui devant le dos qu’il lui présenta.
« Et bien quoi ? » Fit le Cancer au bout de quelques minutes, jetant un coup d’œil sombre par-dessus son épaule. « Tu n’es pas encore parti ? SI on en reste là, comme tu le souhaites, nous n’avons plus rien à nous dire il me semble. »
Ce qui émanait d’Aiors n’était même plus de la colère ; il s’agissait d’une frustration tenace mâtinée d’une exaspération non pas dirigée contre Angelo, mais contre lui-même. L’italien la percevait avec autant de précision que si elle avait été sienne, mais même sans l’appui du cosmos, il n’aurait eu aucun mal à deviner les tenants du combat intérieur martyrisant les méninges du Lion. Tiraillé entre son déni de la réalité et sa volonté de comprendre. Il pourrait s’en défendre de toutes les façons possibles et imaginables, une nuée de questions l’assaillait sans relâche depuis la veille, des plus basiques aux plus douloureuses, et le fait de savoir que la seule personne à pouvoir y répondre était la même que celle qui… Une demi seconde peut être, le Cancer crut que le changement d’approche pour lequel il avait opté serait lui aussi insuffisant, tant le lien entre Aiors et lui se distendait, comme sous l’effet d’une force persévérante et impitoyable, jusqu’à être sur le point de se rompre. Il crut le perdre, quand :
« Pourquoi ?
- Ca fait beaucoup de questions ça. » L’italien s’était retourné, affrontant le regard qu’Aiors acceptait enfin de lui opposer. Un regard dur. Ombrageux. Méfiant.
- Tu m’as trahi Angelo. » Affirma lentement le Lion.
- C’est vrai. J’ai pensé que tu n’avais pas besoin de savoir. Que même, tu n’en aurais pas eu envie.
- Qu’est ce qui a pu te faire croire une telle chose ?
- Tu as toujours voulu être maître de tes choix et de ta vie non ? Tu as plutôt bien réussi jusqu’ici d’ailleurs. A quoi bon briser ce bel élan ?
- Dois-je croire que tu as fait preuve de… sollicitude à mon égard ?
- On peut dire ça, oui. » Rétorqua Angelo, faisant fi de l’ironie sous-jacente des propos de son alter ego, qui ne laissa pourtant pas démonter pour autant :
« Baiser celle qui était ma femme ne cadre pas avec ma définition de la sollicitude. » La tension était de nouveau palpable, et discrètement, le Cancer effleura mentalement les contours du cosmos de celui qui lui faisait face. A la limite de la rupture. Aiors venait de puiser très loin au fin fond de ses ressources pour conserver sa maîtrise, en dépit des mots qu’il venait de prononcer.
- Je n’avais pas prévu ça.
- Tu me l’as déjà dit. Mais tu m’excuseras de ne plus accorder une confiance aveugle à tes affirmations.
- J’étais là, bordel. Je t’ai vu crever de douleur lorsqu’elle est… “morte”, il y a douze ans et…
- Pour ce que tu en avais à foutre…
- Peut-être. Oui, tu as raison, c’est vrai. Mais les choses sont différentes aujourd’hui, tu ne peux pas me dire le contraire, tu le sais très bien. Je voulais éviter que tu te retrouves la tête sous l’eau une fois de plus, parce qu’après tout, ta vie, elle est plutôt pas mal, Jane est une fille bien et je me suis dit que ce serait moche que tu… Bref, j’ai cherché une explication. Au départ. J’ai cru que je pouvais régler le problème, que tu n’en saurais jamais rien, et qu’au moins, tu pourrais reprendre ta vie là où tu l’as laissée. Si tant est qu’on survive aux Portes.
- Et même ça, tu croyais pouvoir me le cacher ?
- Je sais, je me rends compte que de toute manière… » Angelo haussa les épaules. Il aurait tué Marine que cela n’aurait pas changé grand-chose. Aiors l’aurait su. « J’ai fait une connerie. Enfin… plusieurs. Ecoute, il faut que… »
Il ne termina pas sa phrase. Trop concentré sur la façon dont il devait aborder les choses, il n’avait pas perçu l’infime altération de l’aura du Lion, signe annonciateur d’un bouleversement soudain de son état d’esprit. Aiors s’était détourné, et éloigné de quelques pas sur le chemin empierré, comme sur le point de s’en aller… Mais il demeura planté là, cherchant manifestement à recouvrir son intégrité.
« Elle… je croyais qu’elle… Qu’elle était heureuse avec moi. Je l’étais, moi. Je voulais croire que nous aurions pu… » Aiors serra les poings, lentement. L’avait-elle berné, ou était-ce lui qui s’était trop longtemps bercé d’illusions ? Les deux sans doute. L’avait-elle aimé seulement ? A cette idée, un vertige brouilla sa vue, qui lui donna un instant l’illusion qu’il chutait en tournoyant au cœur d’un gouffre lumineux. Cette perversion du réel s’estompa progressivement, pour laisser place de nouveau au décor minéral, à peine égayé par un bouquet d’oliviers déformés par le vent, en contrebas du site. Comme tout paraissait si gris tout à coup… Dans le désespoir, puis la tristesse, et enfin la nostalgie, qui avaient constitué ses compagnes successives jusqu’à ce qu’il rencontre Jane, il était demeuré une minuscule lueur, faible mais pourtant bien tangible, symbolisant malgré les coups funestes du destin l’idée qu’il avait été heureux et surtout qu’il avait rendu heureux un autre être humain. Aujourd’hui… la lueur avait disparu. Irrémédiablement. Son souvenir se résumait à une tâche sombre et poussiéreuse sur les remparts de son esprit, une souillure incongrue et salissante. L’horreur d’un doute s’insinua, vrilla son âme sans la moindre pitié. Et si… et si en réalité il en était tout bonnement incapable ? Et s’il perdait Jane, celle qui l’avait sauvé, qui l’avait rendu au monde ? Elle…
Cette vérité l’effrayait et le dégoûtait à la fois, mais il ne parvenait pas à s’en détourner, comme fasciné par le reflet de sa propre bêtise. De sa propre… naïveté ? Oui, c’était de cela qu’il s’agissait. Et pour le reste ?
« Et l’enfant ? La petite fille, mon… » Les mots semblaient brûler sa gorge tandis qu’il pivotait à demi vers Angelo, offrant son profil au Cancer qui ne s’était pas avancé. « Elle voulait, enfin… je veux dire…
- … Elle voulait te la laisser. » Répondit l’italien à l’issue d’une longue hésitation.
Le droit ne lui revenait en rien d’offrir cette réponse au Lion. Ce n’était pas son histoire. Ce n’était pas sa vie. Ce n’était pas à lui de le faire. Mais devant la détresse de celui qui lui faisait face, là, à quelques mètres de lui mais pourtant environné d’une solitude poignante, il comprenait qu’il n’avait pas d’autre choix. Parce qu’il était trop dur de se refuser à cette soif inextinguible de savoir, quel qu’en fut le prix. « Il y a eu un accident. Mais… elle voulait vraiment qu’elle soit élevée par son père. »
Angelo sentit plutôt qu’il ne vit l’attention d’Aiors se focaliser sur lui. Une sollicitation, presque impérieuse, l’obligea à abaisser ses remparts mentaux, qu’il avait maintenus jusque là relevés en un hermétisme parfait. S’il fut quelque peu blessé malgré la conscience de ses actes du manque de confiance qu’Aiors lui témoignait, il tâcha de ne rien en montrer, et le laissait envahir son esprit.
« Tu vois ? Je ne t’ai pas menti… » La voix rocailleuse du Cancer perça le voile de curiosité tâtonnante du cadet des Xérakis, qui s’immobilisa dans ses pérégrinations, comme tout à coup fasciné par un élément qui n’aurait pas dû se trouver là. Alors, avec une douceur dont il ne se serait jamais cru capable, Angelo le repoussa en dehors de son propre cosmos, refermant la porte sans brusquerie.
« Mais alors… pourquoi ? » Murmura Aiors dans un souffle de douleur retenue. « Pourquoi ? » Cette fois, l’italien fit les quelques pas qui le séparaient de son alter ego et, sans cependant esquisser le geste qui aurait été de trop, répondit posément :
« Tu le lui demanderas toi-même.
- Comment ?! » L’effarement se lisait dans les yeux dilatés du Lion, qui eut un mouvement de recul, comme bousculé par ce soudain retour à la dure réalité. « Qu’est ce que… ?
- Je t’ai dit que j’avais fait plusieurs conneries. La plus belle, c’est d’avoir flanqué Marine dans le collimateur des Gardiens.
- Et… tu…
- Et Saga s’occupe de la faire ramener dans le seul endroit où elle aura une chance de sauver sa peau. Ici. Aiors… Je n’avais pas d’autre choix. »

Les deux hommes se dévisagèrent un moment en silence avant que le Lion ne demande d’une voix tendue :
« Et pour ça aussi, tu comptais m’accorder un peu de ta sollicitude ?
- Non, à la base, si je suis venu te trouver aujourd’hui, c’était uniquement pour t’en informer. » Mentit Angelo. L’autre hocha la tête, les dernières traces de la fragilité dont il avait fait preuve tantôt s’effaçant peu à peu de son visage, pour laisser place à des traits figés dans la perspective d’une nouvelle confrontation désagréable.
« Bon, faut que j’y aille, j’ai rendez vous à la fraîche avec ton frère pour lui taper dessus… en tout bien tout honneur, bien entendu. » Rajouta le Cancer avec un vague sourire narquois. « Je pense qu’on s’est tout dit et vu que je n’ai plus rien à te cacher, j’ose espérer qu’on pourra passer au-dessus de tout ça le temps de régler leur compte aux Portes. Après, si tu veux, tu auras le droit de me faire la gueule pendant autant d’années que tu le souhaiteras, je devrais pouvoir supporter. Ciao. »
Plantant là le cadet des Xérakis, le Cancer s’éloigna d’un pas rapide. Il venait d’épuiser son maigre stock de magnanimité et ne sentait plus le courage de continuer à affronter celui dont il aurait bien aimé ne pas être le bourreau en ce jour. Ni un autre d’ailleurs. Tous les deux n’avaient pas franchement la même conception de l’existence, mais l’italien commençait vaguement à se rendre compte que sa perception personnelle commençait petit à petit à se déformer, quitte à épouser celle de personnes comme Aiors, par trop différentes de lui. Autant éviter d’accentuer un peu plus la contamination.

« Angelo ! »
Allons bon… Il ralentit, et finit par s’arrêter. Il se retourna vers le Lion, dont la silhouette dans le soleil couchant le surplombait :
- Quoi ?
- Est-ce qu’elle compte pour toi ?

- … Je suppose. »
Il n’en fut pas certain, mais le Cancer crut déceler un acquiescement muet dans le signe de tête d’Aiors. Celui-ci rajouta cependant d’une voix neutre, après un silence :
« Si tu as le temps, tu devrais aller faire soigner ta dent. »

 

Le temps, il ne l’aurait pas. La voix de Saga éclata, autoritaire, dans son cerveau déjà bien fatigué, alors qu’il s’apprêtait à rejoindre l’embarcadère.
« Angelo, ramène tes fesses au Palais.
- Mais bordel, qu’est ce que je vous ai fait à tous aujourd’hui ?! » Au même moment, il décela une anomalie à la lisière de sa conscience. Une espèce de vague diffuse de colère hargneuse plus ou moins dirigée… contre lui. Et plutôt plus que moins. Oh merde. Il chercha, puis trouva dans un réflexe le cosmos du Sagittaire :

« Aioros ? Ne m’attends pas finalement.
- Qu’est ce qui t’arrive ?
- Laisse tomber. »

 

Au Palais, Domaine Sacré…

« Lâchez-moi ! Je vous dis de… me… lâcher !! » Un grognement étouffé suivi d’un juron ponctua cette dernière exclamation, avant qu’un grondement de rage typiquement féminine ne précède l’ouverture de la porte à toute volée, dont les battants allèrent se fracasser contre le mur de pierre.

« Debout. »
Sous l’œil glacial d’un Pope planté au beau milieu de la pièce, le garde qui venait d’atterrir plutôt lourdement à ses pieds se releva tant bien que mal avec une précipitation craintive.
- Seigneur… » Trouva-t-il néanmoins le courage de balbutier, « nous vous amenons le déserteur, conformément à vos ordres. Mais… elle…
- Dehors. » L’ordre claqua tel un fouet sur les épaules des trois défenseurs du Palais qui s’empressèrent de déguerpir. Clopin-clopant. Elle ne leur avait visiblement pas facilité la tâche.

Marine de l’Aigle. Sa fureur pour le moins n’était pas retombée, ainsi qu’en attestait l’éclat métallique du regard ombrageux qu’elle dardait par en dessous sur le maître du Sanctuaire la toisant de toute sa hauteur encore accentuée par le noir de ses vêtements, celui-là même qui l’aurait achevée d’un unique coup douze ans auparavant s’il avait eu connaissance de sa forfanterie. A cette heure, elle était en vie. Mais pour combien de temps encore ?
Elle n’eut pas le loisir d’approfondir la question cependant, la voix éraillée par le tabac retentissant soudain dans son dos l’ayant déjà faite se retourner avec vivacité :
« Je suis là.
- Toi !!! »
Elle oublia tout, du Sanctuaire honni où elle se trouvait jusqu’au Pope détesté qui s’apprêtait à la juger, pour marcher d’un pas rageur sur le nouvel arrivant. « Toi… » Répéta-t-elle sourdement une fois qu’elle fut devant lui.
La claque retentit avec une vigueur et une sécheresse telles que son écho ne rebondit qu’une unique fois d’un mur à l’autre avant de retomber lourdement dans un silence minéral.
Évidemment, la molaire explosée d’Angelo se trouvait du côté gauche. Et évidemment, Marine était droitière. Crispant sa mâchoire hurlante d’une douleur offensée, il ferma les yeux avec force, ce qui ne l’empêcha pas de subir le déluge d’insanités bien senties qui se déversa sur sa tête :
« Toi !! Mais comment ai-je pu être assez conne pour te faire confiance ?!! Je le savais ! Je savais que les salauds dans ton genre, ça ne change jamais ! Tu n’es qu’un enfoiré, Angelo, un enfoiré ! Quand je pense que…
- Ferme-là ! » La gifle avait pris le chemin du retour, et ce fut une Marine ahurie d’un tel outrage que le Cancer saisit fermement par le bras, la secouant le minimum nécessaire pour qu’elle intègre bien ses paroles : « Tu préfères quoi ? Que je te laisse crever la bouche ouverte ? Parce que figure-toi ma grande que c’est ce qui te pendait au nez si je ne t’avais pas faite ramener ici !
- Ah oui ?! » Elle tentait de se dégager, sans succès, mais tout son aplomb, lui, n’avait pas tardé à prendre le dessus. « Et la faute à qui ? A toi je suppose ! Je ne t’ai rien demandé ! Je me fous complètement de savoir dans quel merdier tu t’es…
- Ce n’est pas le problème !
- Si ! Justement !
- Non mais tu le fais exprès ou quoi ?! Je te dis que… »

Un gloussement mal réprimé, suivi d’un raclement de gorge plus académique les stoppa net :
« Si vous voulez, je peux revenir plus tard... » Fit Saga sur un ton contenu, les mains jointes devant sa bouche, tentant de retenir le rire malencontreux qui s’acharnait pourtant à vouloir exploser.
- Oh toi, ça va hein ! » Grogna l’italien en pétard devant une Marine stupéfaite de cette soudaine insolence à l’égard du Pope, « Pas la peine d’en rajouter, y a rien de drôle !
- Tout à fait d’accord. Néanmoins… » L’aîné des Antinaïkos continua d’une voix suave, « … Marine étant là contre son gré, et ayant déserté contre le mien, il me semble qu’une petite discussion “constructive” s’impose entre nous trois. Sans vous commander, bien entendu. »
L’avertissement contenu dans cette dernière phrase fut toutefois parfaitement intégré par les deux belligérants, qui suivirent le Pope dans son bureau avec une mauvaise grâce que n’auraient pas renié deux gamins frondeurs venant de se faire tirer l’oreille.

 

A la vérité, Saga n’avait pas réellement l’intention de demander des comptes à Marine. Ou du moins, pas devant Angelo. Et encore… après tout, qu’est ce que ça changerait ? Plus grand-chose. Elle allait devoir déjà s’expliquer devant Aiors, ce qui n’aurait rien d’une sinécure, et cela vaudrait dans tous les cas largement la valeur du châtiment qu’elle méritait. Il n’aimerait pas être à sa place.
Aussi, il ne se gêna pas outre mesure pour replonger la jeune femme directement dans un bain qu’elle avait renié depuis trop d’années. Elle ne voulait plus entendre parler du Sanctuaire ? Dommage, il n’aurait pas fallu céder à l’appel tentateur du cosmos…
« … Si Angelo avait fait demi-tour à ce moment-là, tu aurais pu dire adieu à ta précieuse petite vie. » Acheva d’expliquer le Pope, sarcastique.
- C’est intéressant… Dans ce cas, pourquoi ne pas m’y avoir laissée mijoter dans ma “précieuse petite vie” justement ? » Répondit-elle sur le même ton.
- Tu es dedans jusqu’au cou, Marine… » Angelo maîtrisait ses nerfs, avec une réussite mitigée. « Tôt au tard, ils te seraient tombés dessus.
- Par ta faute. » Rétorqua la jeune femme, toujours pas descendue de ses ergots, malgré le récit qui venait de lui être fait de la situation pour le moins inconfortable du Sanctuaire et plus particulièrement de sa garde rapprochée.
- Ouais, ouais, ça va. Tu crois que je ne le sais pas peut être ?
- C’est fabuleux ça. Tu connaissais les risques que tu me faisais courir, mais on ne peut pas dire que les scrupules t’aient étouffé. Je ne peux m’empêcher de me demander tout de même… C’est de la perversion ou de l’idiotie ?
- Tu as gagné, je me casse. » Et de joindre le geste à la parole tandis que le Cancer repoussait sa chaise d’un coup de pied rageur pour se diriger vers la porte, bousculant Kanon et Rachel au passage, sans le moindre mot d’excuse. Sidérés, les deux nouveaux arrivants reportèrent leur attention sur le Pope, et sur la chevelure rousse qui leur tournait le dos.
« Y aurait-il déjà de l’eau dans le gaz ? » Lança un Kanon taquin, alors que Rachel et lui allaient se positionner aux côtés de leur amant et frère respectifs.
- Non mais de quoi je me… » Elle avait répliqué sans prendre le temps de se retourner sur cette voix pourtant familière et à présent qu’elle avait le nez sur un tableau des plus incongrus en vertu de son référentiel temps personnel, elle ne trouvait plus vraiment ses mots. Dites-moi que je rêve…
Kanon… Rachel… Saga. Lorsqu’elle s’était enfuie, ils… tous… Se mordant les lèvres, elle prit enfin le temps d’observer. De simplement observer. Le Sanctuaire qu’elle avait abandonné derrière elle n’était que chaos, haine et violence... L’homme qui le dirigeait était un assassin doublé d’un despote sociopathe… Le jumeau de ce dernier, qui ne valait pas forcément mieux, avait été jeté dehors comme un malpropre… Et “elle”… Marine plissa les yeux sous le regard étoilé si troublant de l’héritière Dothrakis. N’avait-elle pas abandonné le navire elle aussi ? Et ce, bien avant qu’il ne parte à la dérive ? Pourtant, elle se tenait là, à la droite du Pope, sa puissance presque palpable tant elle paraissait se déployer au-delà de sa propre volonté. Elle était revenue, pour de bon semblait-il comme elle le constata, avisant les longs doigts nerveux de la jeune femme posés sur l’épaule de Saga. Elles demeurèrent encore quelques instants à s’observer en silence. La même et pourtant différente. La beauté de Rachel, qu’elle se rappelait lumineuse, s’était altérée d’une ombre indéfinissable qu’elle arborait au fond des yeux, une obscurité hantée qui avait durci ses traits, aminci ses lèvres leur offrant un pli presque amer. Un pli que Marine observait chaque jour dans la glace. Se détournant, un autre genre de reflet s’offrit à elle. Les jumeaux Antinaïkos. La perfection dans la ressemblance, dans la force, dans la soif de pouvoir, malgré les années. Et aujourd’hui, le cadet se tenait de nouveau aux côtés de son aîné, non plus dans un sombre dessein, mais pour… Les pupilles de Marine se dilatèrent. Etait-il seulement possible que le pardon fût l’issue que celui-là avait réussie à atteindre ?
« Douze ans, c’est long n’est ce pas, Marine ? » Elle sursauta sur sa chaise. La voix de Saga avait conservé cette profondeur, et cette gravité qui avait fait trembler des dizaines d’hommes et de femmes. Néanmoins, aucune menace ne s’en dégageait, juste une curiosité un peu lasse, qui n’appelait pas vraiment de réponse. Dans le même temps, il se leva, dépliant son corps immense pour la surplomber : « Tôt ou tard… Nous en arrivons tous au même point. A toi de t’en débrouiller à présent.
- Je vais devoir rester ici ?
- Je le crains. » Le regard sombre qu’il posa sur elle la fit se recroqueviller malgré elle sur son siège. « Estime-toi heureuse cependant. Sans Angelo, tu serais sans doute morte à cette heure. Considère ta présence ici comme une chance.
- Je ne crois pas que le terme soit très approprié.
- Il le sera si tu emploies le peu d’honneur qui te reste à régler ce qui doit l’être. Dans le cas contraire… force sera de constater qu’Angelo ne te mérite définitivement pas. »

 

Paris, France, la veille…

« L’oiseau s’est envolé.
- Pas de son plein gré, visiblement.
- Quel dommage… Moi qui pensais tromper mon ennui.
- L’ennui est un sentiment humain.
- Alors, il faut croire qu’à force de trop les fréquenter, ils commencent à déteindre sur moi.
- Raison de plus pour faire du ménage. »

Un rire froid accueillit cette amusante suggestion et le premier gardien donna un coup de pied négligent aux débris d’un vase, jonchant le tapis. Un témoignage criant de la lutte qui s’était déroulée dans l’appartement, sens dessus dessous. S’il leur avait manqué une dernière certitude avant de s’en prendre à la femme qui vivait ici, elle venait de leur être octroyée, mais trop tard.
« Nous n’avons plus rien à faire ici. » Confirma le second gardien. « Et le moment approche.
- En effet. » Le premier, friand des corps androgynes et qui venait une fois de plus de changer d’hôte pour s’offrir cette fois une jeune enveloppe grande et dégingandée aux attaches graciles, s’était adossé à la fenêtre pour contempler le ciel. « Nous avons néanmoins raté une occasion intéressante.
- Qu’en sais tu ?
- Pas grand-chose de plus que toi, je l’admets. Mais quelque chose me dit que celui là était un candidat idéal.
- Ou pas. »
Levant un sourcil circonspect, le premier se détacha de la baie vitrée pour suivre son alter ego – une silhouette de taille moyenne surmontée d’un visage de boxeur - qui sortait des lieux, l’air plutôt irrité. Ce dernier n’attendit d’ailleurs pas la question informulée pour y répondre, tandis qu’ils descendaient les escaliers d’un pas tranquille dans la pénombre :
« Elles ne veulent pas la même chose que nous.
- Tu blasphèmes. Tu oublies que…
- Nous sommes Elles et Elles sont nous ? … Et ?
- Il semblerait que la leçon de la dernière fois ne t’ait pas suffi. » La grimace qu’esquissa le contestataire s’était déjà évanouie lorsqu’ils surgirent tous deux sous le soleil de midi écrasant le trottoir. Ils ne s’y attardèrent pas cependant, l’instant d’après, ils avaient disparu, sans heurter le moins du monde la vue des passants dont la perception s’était limitée à entrapercevoir une ombre fugitive.
Le second gardien finit toutefois par répondre, une fois qu’ils furent à l’abri des regards, sur les toits de la ville.
- Il aurait suffi que nous nous débarrassions d’un seul d’entre eux. Un seul. N’importe lequel. Elles le savent… et pourtant, Elles nous ont seulement demandé d’accentuer leurs divisions internes. Pourquoi ?
- Pourquoi pas ? A quoi bon gaspiller notre énergie à nous débarrasser d’eux avant l’Ouverture, puisque de toute manière, ça se terminera comme d’habitude… » L’androgyne haussa ses épaules minces. « Ils ont tout oublié. Tout. Ca fait des siècles que c’est comme ça. Ce ne sera pas la première fois qu’ils seront treize, et qu’ils échoueront. L’humanité ne mérite pas de deuxième chance, et eux non plus par la même occasion. »
L’autre s’était arrêté de marcher, observant pensivement son vis-à-vis qui continuait cependant à discourir tout en s’approchant du bord de l’immeuble sur lequel ils se trouvaient, pour regarder en contrebas : « … Et ce sera la dernière fois. Ils sont résistants ces humains, ils sont coriaces, mais le peu qui en restera sera insuffisant. Et tu sais pourquoi ? Parce qu’ils seront trop terrifiés par eux-mêmes. Parce qu’une fois que l’équilibre aura rebasculé, ils n’auront plus leur place, et ils n’oseront plus y prétendre de toute façon. Regarde… »
L’autre avait fini par se rapprocher lui aussi du vide et baissa les yeux à son tour.
« Regarde… » Répéta le premier gardien. « Il ne manque presque rien pour qu’ils ne déchaînent le chaos qu’ils ont eux-mêmes généré. Cette espèce diminuée, fanée, déliquescente et puante d’arrogance… Peu importe ce qui nous fait face, qu’ils soient douze ou treize, divisés ou unis… Ce sont eux qui Les ont nourries. Leur Ouverture est logique et évidente, il ne saurait en être autrement. »

Inéluctable… Le second gardien n’en doutait pas, bien entendu. S’il avait depuis belle lurette oublié qu’il avait fait, lui aussi, partie de l’espèce grouillante au cœur de laquelle les Portes s’apprêtaient à semer les germes de la discorde et les tisons de la haine, il n’en demeurait pas moins que les bribes diffuses et effilochées de ce qui avait été son unique vie constituaient pour chacune d’entre elles une justification sans appel de ce que pouvait avoir de chétif et d’illusoire la volonté et les sentiments humains. Paradoxal cela dit. Cette même volonté, animée de ces mêmes sentiments, avait constitué depuis toujours les fondements de la lutte de l’espèce pour sa survie, en dépit des catastrophes, des guerres et des massacres qu’elle nourrissait en son sein, que les Portes ne faisaient qu’exacerber et alimenter jusqu’au point de rupture. Cette rupture si nécessairement hygiénique pour réintégrer l’humanité dans les limites qu’elle n’a pas le droit d’outrepasser… A chaque fois, les hommes étaient allés trop loin. A chaque fois les Portes étaient nées du déséquilibre ainsi engendré. Leur fichue volonté leur avait acquis des miracles, parfois, souvent. Au début. Quand ils n’étaient pas assez nombreux, pas assez puissants pour peser un poids trop létal dans la balance. Quand ils avaient encore conscience que l’union leur était indispensable pour évoluer et grandir. Et puis…

Bondissant d’un toit à l’autre, les deux gardiens survolaient la ville forte de son insouciance, de sa confiance aveugle, de ses certitudes. Leurs ombres passagères et éthérées ponctuaient de loin en loin les silhouettes anonymes de flaques obscures. Elles recouvraient les morts.

 

Cimetière du Sanctuaire, début de soirée…

Il avait pris de l’ampleur. S’étageant de la falaise la moins élevée de l’île, jusqu’au pied du Domaine Sacré, sur lequel il n’empiétait cependant pas encore, le cimetière sans fioriture du Sanctuaire hérissé de ses tombes simples et toutes identiques voyait ses limites peu à peu estompées par la nuit tombante. Les ombres s’y noyaient les unes après les autres, recouvrant les détails, les noms, les silhouettes aussi…
« Je ne pensais pas te trouver là. »
Dôkho venait de se poster aux côtés d’Andreas, devant une sépulture aussi anonyme que ses consoeurs, mais implantée à l’écart, donnant l’impression d’être encore plus abandonnée que les autres.
- Tu reviens de l’hôpital ? » La Balance hocha la tête :
- J’ai croisé Angelo aux urgences en partant. Il a tenu toute la journée, mais il a fini par s’y résoudre… Je crois qu’il n’aime pas beaucoup les dentistes en fin de compte. Les mensonges, ce n’est pas sa tasse de thé. »
Le silence retomba avant que le père des jumeaux ne demande :
« Il va partir n’est ce pas ?
- C’est possible, oui. Son corps aurait peut être pu le supporter il y a quelques années encore, mais aujourd’hui… Je regrette de n’avoir rien pu faire.
- Nathan réfléchit… mais souvent trop tard. Néanmoins, je crois que pour le coup, il savait ce qu’il faisait. »
Son plus vieil ami partirait avec la satisfaction de la tâche accomplie, lui au moins… Et après…
« Il ne reste plus que nous, Dôkho. Et nous sommes vieux. » Le gardien du septième temple eut une hésitation, qui se mua en un acquiescement silencieux.
« Tu t’en sens capable ?
- Il le faudra bien. Ils doivent pouvoir compter sur moi, je ne les laisserai pas tomber.
- Mais, tu…
- Ne t’inquiète pas. » Un sourire effleura les lèvres du vieux chinois. « La conservation de mon corps n’est que la partie visible. Cette énergie vitale que j’ai économisée demeure au service de ma force. Saga en est parfaitement conscient, et je suis certain qu’il n’en a jamais douté. Je crois même que je serais encore tout à fait capable de l’affronter… même si à la longue, je ne tiendrais pas la distance question endurance. Tu as des fils très coriaces, tu sais ? »
Andreas ne répondit pas. Coriaces… Les Gardiens le seraient-ils autant ? Sinon plus ? Une sérénité paisible émanait de la Balance, bien qu’il fût parfaitement conscient de ce qu’il allait devoir affronter très bientôt. Dôkho était prêt. Un frisson incongru parcourut l’échine du vieil Antinaïkos. Il ne resterait plus que lui, dernier représentant d’une génération révolue, d’une génération qui n’avait plus sa place au sein de ce Sanctuaire. Si encore il lui restait quelque chose à offrir… Mais il était trop tard pour cela.
Ce sentiment de vide infini ne l’avait jamais empoigné avec aussi peu de pitié que ce soir-là. Tout ce qu’il avait pu ou aurait pu réaliser était derrière lui à présent. Le temps s’enfuyait sans cesse plus vite et il n’en suivait plus le rythme. Il n’y parvenait plus. Pourtant, il s’y était attelé, toute sa vie durant. Avoir une longueur d’avance. Sur sa famille, sur ses actes, sur ses sentiments même. Aujourd’hui, il ne pouvait qu’assister, impuissant, à la déferlante de tout ce qu’il avait cru réussir à éviter et à contourner.

« C’est la tombe de ta sœur, n’est ce pas ? » Dôkho s’était accroupi, effaçant d’un geste de la main la poussière et la terre qui couvrait la modeste dalle de calcaire à leurs pieds, altérée par les ans. « Quand était-ce, la dernière fois ?
- Le jour de son enterrement. » Le ton d’Andreas était morne.
- Ils ne le savent pas, n’est ce pas ?
- Kanon le sait. Depuis quelques jours. »
Pivotant la tête vers le père des jumeaux qui le surplombait, droit comme un i, Dôkho entraperçut son visage fermé, dont la lueur évanescente de la Lune accentuait la dureté. Ce qui aurait pu être un secret de polichinelle avait au contraire été soigneusement gardé par celui qui, dès l’instant qui avait suivi la mort de la jeune fille, n’avait plus jamais prononcé ni son nom, ni un mot qui aurait pu rappeler son existence. Déjà sa force de caractère était telle que tous les membres de sa famille, sans exception, avait respecté son silence. Peu de monde avait su… et ceux-là étaient morts.
« Je ne pouvais pas vivre avec les souvenirs des autres. Les miens me suffisaient. Les leurs… étaient ma faiblesse. Et je ne devais pas être faible. Je n’en avais pas le droit.
- Tu n’as pas à te justifier.
- Je ne me justifie pas. » Il y avait toujours cru. Toujours. Même encore aujourd’hui, en ce moment. Il avait beau faire preuve de lucidité, il n’empêchait qu’il considérait avoir agi de la meilleure manière qui fut. Selon lui. Pour lui.
« Et eux ? » Déstabilisé par le changement de ton soudain, Dôkho se redressa, interrogeant Andreas du regard.
« Oui… eux… Seront-ils prêts ?
- Tu veux dire… tous ? Et bien… Il me semble, oui. Je ne l’aurais pas cru mais… Tu sais Andreas, moi aussi je l’ai vu changer ce Sanctuaire. Moi aussi j’ai eu des doutes. Moi aussi j’ai parfois regretté l’ancien temps où le respect des traditions demeurait le garant de l’autorité. Mais lorsque je les vois, chacun d’entre eux, à la fois si différents les uns des autres et pourtant si proches et si liés, je me rends bien compte que si tous ces bouleversements n’avaient pas eu lieu, nous n’aurions jamais pu parvenir à une telle unité. Shion a outrepassé ses droits pour accomplir ce qu’il estimait être son devoir, et même si je ne le cautionne pas, je commence à le comprendre… je reconnais que quoi que l’avenir nous réserve à présent, c’est déjà une belle victoire. Les choses ne seront plus jamais pareilles dorénavant. Le Sanctuaire a redécouvert ce qu’il avait de plus précieux et qu’il avait perdu depuis trop d’années : son humanité.
- Une belle et pieuse humanité… » Un ricanement discordant altéra la voix grave d’Andreas. « Encore faudrait-il qu’elle vous sauve.
- J’ai beaucoup perdu lors de la précédente Ouverture des Portes, » rappela la Balance, avec une once de reproche, « et j’estime avoir le droit d’espérer mieux pour cette génération. Ils ont gagné le droit de vivre.
- Tous ?
- Andreas… Cesse de te raccrocher à un passé que tu ne peux pas changer.
- Et si je n’avais plus que ça ? »
Dôkho baissa les yeux. Il y avait du désespoir dans ces mots-là. Et si on lui avait dit un jour qu’Andreas Antinaïkos était capable, lui aussi, d’en être éprouvé…
- Je suis désolé. » Finit-il par dire, en toute sincérité. « Tu as beaucoup perdu, c’est vrai. Ta sœur, ta femme… Je n’ai rien eu de tout cela mais, bien que ce ne soit pas vraiment comparable, je crois savoir ce que c’est que d’avoir des fils. Si ma mission première était d’en faire des guerriers, je les ai élevés aussi, je les ai vus grandir, devenir des hommes. L’un a mal tourné, l’autre m’a donné bien des sujets d’inquiétude… Tous deux ont bénéficié de mes conseils, ils ont aussi pâti de mes erreurs. Mais je ne regrette rien de ces années-là. J’ai fait du mieux que je le pouvais, je le crois du moins, et il me semble que celui qui me reste en est tout à fait conscient. Je suis heureux qu’il ait pris ma suite. La vie lui a beaucoup donné, elle lui a beaucoup retiré aussi, mais elle a fait de Shiryu un homme complet, lucide devant ses qualités et ses faiblesses… il sera un bon maître pour ceux à qui il enseignera. Andreas… toi aussi tu as beaucoup fait pour tes fils. Ils ont suivi le chemin qu’ils ont choisi, ils se sont parfois trompés, mais ce qu’ils sont devenus aujourd’hui, après toutes ces années d’errance, ils te le doivent également. En refusant de les accepter tels qu’ils sont, c’est toi-même que tu dénies. Ils sont pourtant ce que tu laisseras derrière toi, ton prolongement… ton avenir. »
Dôkho n’eut pas de réponse, il n’en attendait pas vraiment de toute manière. Mais il savait, percevant le léger frémissement tendu du cosmos d’Andreas, que ce dernier l’avait entendu. Peut-être même l’avait-il écouté ?
Se détournant pour prendre le chemin du retour, la Balance hésita un dernier instant, avant de poser une main solide sur l’épaule de son vieil ami :
« Il n’est jamais trop tard, Andreas, pour construire un futur. »

 

Temple du Bélier, Domaine Sacré, Sanctuaire, dans la nuit…

« Tu n’arrives pas à dormir ? »
Milo secoua la tête en signe de dénégation, fourrageant dans ses boucles azur d’un air maussade. Il se laissa lourdement tomber sur une chaise inconfortable, s’y avachit dans un soupir avant de préciser au Bélier qui l’observait d’un œil, détaché momentanément des dizaines de documents d’âges et d’aspects divers étalés sur le sol tout autour de lui.
- Trop de cauchemars. Ca devient intenable. » Il vit passer devant ses yeux un livre épais mu par une main invisible qui s’en alla rejoindre ses congénères pour s’ouvrir, quelques pages tournant dans l’air immobile. Il finit par demander, plus pour se changer les idées que par réel intérêt :
« Qu’est ce que tu cherches encore ?
- Tu sais, la lubie d’Aiors…
- Ah oui, je l’avais oubliée celle-là. Ne me dis pas que…
- Ne t’inquiète pas. Cela ne nous mènerait pas à grand-chose de toute manière, pas si l’objectif final n’est pas réalisé.
- Donc en gros, ça passe ou ça casse.
- Pour faire simple, oui. »
Mü se pencha un instant vers un parchemin jauni par les siècles, posé à ses pieds, observant avec attention un schéma, complexe selon les critères du Scorpion à une heure aussi indue, dont il se détourna presque tout de suite, avec un grognement agacé. Tout en se redressant, il s’étira, ses épaules craquèrent dans le silence.
« Bon…
- Tu veux peut être que je m’en aille ? » Le Bélier contempla pensivement son invité impromptu, prit note de son ton désemparé, et finit par répondre dans un sourire :
- C’est inutile. J’imagine que si tu as fait tout ce chemin, c’était pour ne pas aller ennuyer Thétis, je me trompe ?
- Je suis découvert, je crois… Oui, je t’avouerais qu’une anesthésie passagère ne serait pas de refus. » Hochant la tête, l’atlante s’affaira à préparer de la tisane. Malgré la température constante régnant dans les archives, il avait fini par se résoudre à en sortir, et à accepter l’idée que s’il y restait encore quelques heures de plus, il deviendrait dingue. Milo l’avait trouvé au beau milieu de ses appartements, avec néanmoins de quoi occuper les quelques heures nocturnes qui lui restaient. Cette pause ne lui ferait pas de mal à lui non plus.
En tendant son mug à Milo, le Bélier savait ce que ce n’était pas ce genre de breuvage là que son compagnon du huitième temple était venu chercher. Non, plutôt l’apaisement de l’âme. Mü retint un sourire vaguement déconcerté ; lui qui faisait tout depuis des années pour ne pas laisser libre cours à une empathie dont il s’était toujours persuadé qu’elle ne pourrait que l’entraver, l’empêcher de s’extirper de ses souvenirs… Il fallait bien admettre qu’avec ou sans, le résultat ne lui offrait pas de quoi crier victoire sur lui-même. Alors… Tandis qu’il intensifiait imperceptiblement son cosmos de quelques dixièmes de degré, il eut une pensée pour Thétis. Il l’avait laissée trop longtemps seule devant cette lourde responsabilité. Elle avait bien mérité quelque repos à son tour…
Sans surprise, il vit les traits du Scorpion se détendre peu à peu, et son visage récupérer cette sérénité lisse propre à son profil de statue grecque. Constater que le passage du temps ne parvenait pas à s’agripper à ce dernier, et à le marquer de ses stigmates avait quelque chose de fascinant. Certes, Mü savait qu’il en était de même pour lui, mais enfin… cela n’avait rien à voir.

Un regard d’un azur profond le dévisageait. Bientôt reflet d’un énième nouveau soupir.
« Oh bon sang… » Croisant ses bras sur la table devant lui, Milo avait posé son front sur les bords de cet oreille improvisé, comme fourbu et marmonna sur une note plaintive : « Qu’est ce qu’il faut que je fasse… »
Et ça recommençait. Levant discrètement des yeux résignés au plafond, Mü s’attarda une seconde sur la fresque aussi ancienne que le Sanctuaire, qui décorait la voûte du modeste dôme surplombant ses appartements. La course annuelle de la Terre, jalonnée par les douze symboles du zodiaque, le long d’une ellipse gravée dans le marbre encerclant un disque couleur de Sienne, un mouvement immuable que les premiers atlantes réfugiés au cœur du Domaine Sacré avaient figuré en ce lieu, témoignage aujourd’hui presque enfantin de ce que leur peuple avait découvert et compris des millénaires avant l’homme moderne. Il l’avait tellement regardée… Et pourtant, elle semblait différente depuis quelques temps, étrange…
- Savoir ce que tu veux serait déjà un bon début. »
Le Bélier sursauta, de même que son hôte, lorsque la voix posée de Shaka et les pas lourds d’Aldébaran résonnèrent dans la pièce.
- Qu’est ce que vous faites là, tous les deux ?
- Devine.
- La discrétion, ça n’a jamais été ton fort, hein Milo… »

Allons bon, il fallait que ça tombe sur son temple ce soir… Il n’aurait pas mis sa main à couper que cette petite réunion impromptue lui changerait véritablement les idées, mais au moins, elle le sortirait de cette obsession maladive qui le tenaillait depuis quelques jours. Depuis qu’il avait eu la riche idée de se confronter à ses Némésis de service.
Il repoussa les lourds rideaux de lin de chaque côté des hautes fenêtres qu’il ouvrit en grand, après avoir pris soin de regrouper les documents abandonnés sur le sol dans un coin où ils ne risquaient pas de subir les assauts du courant d’air. Enfin… courant d’air… ce fut tout au plus une petite brise nocturne qui donna l’impression de s’animer quelque peu, tandis que le Bélier et ses compagnons prenaient place de part et d’autre du Scorpion, toujours plus ou moins affalé sur la table. La scène aurait été du plus haut comique, si la lueur qui scintillait par intermittence dans le regard du grec n’avait pas reflété une angoisse aussi troublante.
« … Ce que je veux ? » Milo laissa échapper un rire désabusé. « Que tout redevienne comme avant.
- Avant ? » Aldébaran avait haussé un sourcil.
- Avant tout ça… Avant les Portes, avant le cancer de Saga, avant… » Il posa ses paumes sur ses yeux, comme pour les renfoncer à l’intérieur de son crâne. Ne rien savoir. Comme avant. Lorsqu’il reporta son attention sur ses alter ego, la compassion muette qu’il lut dans le regard d’Aldébaran lui fit mal. Elle ne confirmait que trop le sentiment d’impuissance dont il ne parvenait pas à se débarrasser, pas même dans ses rêves.
- Tu ne peux rien défaire, Milo…
- Si tu crois que je ne le sais pas… » Shaka continua néanmoins, négligeant l’interruption :
- … alors considère que cela fait à présent partie de ta vie, sans amertume et sans ressentiment.
- Facile à dire. »
S’appuyant du plat de ses mains sur le bord de la table, le Scorpion repoussa sa chaise pour se lever. Il resta ainsi quelques secondes, les yeux dans le vague derrière une avalanche de boucles sombres avant de dire doucement :
« Je ne lui en veux pas. A la vérité, je croyais être en colère contre lui mais… C’est moi. Moi qui suis responsable de tout ça. Moi parce que je suis la seule personne à pouvoir faire quelque chose, à vouloir que tout ça s’arrête. C’est juste que…
- C’est vrai… tu es le seul. » Mü avait laissé son dos aller contre le dossier de son siège et, les bras croisés, observait Milo avec attention : « Le seul à qui Camus a réellement accordé sa confiance et son amitié depuis son arrivée au Sanctuaire. A sa façon, c’est vrai - il est comme il est, on ne le changera pas - mais au-delà des sentiments qu’il te porte, tu es effectivement le seul être sur lequel il peut se reposer. Ou du moins accepterait de le faire. Seulement… » Le Bélier avait décroisé les bras et les avait écarté dans un geste dubitatif.
- … Seulement, encore faudrait-il qu’il ait l’assurance qu’il ne te fera pas autant, si ce n’est plus, de mal qu’il ne s’en fait déjà à lui-même. » Aldébaran avait exprimé tout haut les doutes de Mü et continua, assez durement : « Alors, avec ta conduite de ces derniers jours, sans parler de cette indécision permanente que tu traînes partout avec toi et qui empoisonne l’atmosphère… Tu crois vraiment que tu es le genre d’ami qu’il mérite et sur qui il peut compter ?
- Aldébaran… » Shaka avait posé une main conciliante sur le poignet massif du Taureau. “ Je ne suis pas sûr qu’il ait besoin d’entendre ce genre de vérité, en ce moment…
- Il faut bien que quelqu’un lui mette le nez dedans tôt ou tard… et autant que ce soit moi, il commence à avoir l’habitude de toute manière.”
Milo s’était brutalement tourné vers Aldébaran, et dardait sur lui un regard flamboyant de colère… qui s’éteignit aussi soudainement qu’il s’était enflammé. Le poing qu’il avait serré se détendit lentement. Après quelque pas en direction de la fenêtre ouverte sur la nuit, il s’appuya des deux coudes au bord de celle-ci.
« Si seulement il n’y avait pas ces images… Elles me paralysent. Je me dis que quoi que je fasse, je ne les surmonterai jamais… »
Souvenirs trop tenaces. Malgré les explications, malgré les aveux, malgré ce serment d’amitié auquel tous deux s’étaient raccrochés en dernier recours, les images qui s’étaient incrustées dans sa mémoire ce fameux soir le brûlaient encore. Et encore. A l’image d’une blessure béante, qui lui remettait sans cesse en mémoire cette autre plaie, profonde, intime que Camus s’infligeait volontairement, martyrisant plus que son corps, jusqu’à mettre en péril son âme dans des étreintes calculées et vides de sens. Ils les haïssaient, par tous les dieux qu’ils les haïssaient… et savoir que cela pouvait recommencer, continuer… Non, non ! Il trouverait le moyen. C’était là, au fond de son cœur, au creux de… Sans même s’en rendre compte, le Scorpion avait relevé ses remparts mentaux. Non, il ne pouvait partager cela. Pas en ce moment. Jamais. Néanmoins… un sourire triste effleura ses lèvres. Il n’était pas en mesure de tout cacher. Il reprit, dans le silence :
« Et puis… Cette tension permanente au Sanctuaire, cette sensation de ne pas savoir de quoi demain sera fait, ou plutôt si, savoir que chaque matin, chaque journée qui commence sera identique à la précédente et qu’au bout du compte, peut être qu’il n’y aura pas de lendemain… Et encore, je peux m’estimer heureux que les nuits soient de plus en plus courtes. Je n’ai pas tant de temps que ça à passer à retourner le couteau dans la plaie. Je crois… je crois que je n’arrive tout simplement plus à réfléchir de façon cohérente et…
- Qu’est ce que tu viens de dire ?
- Hein ? » Le Scorpion jeta un œil par-dessus son épaule, en direction de Mü qui le contemplait étrangement tout à coup, après l’avoir coupé dans ses réflexions à haute voix. « Que je n’arrive plus à réfléchir ?
- Non pas ça… juste avant.
- Quoi… Que les nuits sont courtes ? »

La fixité soudaine du regard du Bélier avait de quoi interpeller ses compagnons. Sa pupille, réduite à une tête d’épingle, était perdue au milieu d’un océan lilas semblant grignoter tout l’espace, un océan impavide, immobile, recouvrant les Dieux savaient quelles interrogations complexes et profondes… Il quitta sa chaise avec une telle précipitation que celle-ci alla valdinguer contre le pied de la table, tandis que, déjà, agenouillé sur la pierre froide, il éparpillait la pile de documents soigneusement rangés tantôt.
« Mü ? » Shaka s’était à demi levé, contemplant son ami habituellement si posé avec une certaine stupéfaction. « Qu’est ce que…
- C’est ça… bon sang… c’est forcément ça… Ah !... »
Milo, qui s’était rapproché dans son dos et dont la curiosité avait momentanément pris le dessus sur son inconfortable vague à l’âme, le vit ressortir l’antiquité jaunâtre sur laquelle le Bélier s’était abîmé les yeux à peine une heure plus tôt. Cette espèce de schéma bizarre… Ayant le loisir de l’observer de plus près, il put constater que cela ressemblait à un buste de statue constituée de plusieurs pièces sans doute métalliques assemblées étroitement entre elles, mais un buste étrangement doté de deux paires de bras et surmonté de deux visages, chacun regardant dans des directions opposées. Il n’avait jamais vu un tel artefact où que ce fût… sauf… Se pouvait-il que l’amoncellement d’éléments en or, sans ordre apparent et terriblement endommagés qui lui avait été présenté comme étant l’armure mythique du signe du Scorpion lors de sa prise de poste fut de la même espèce que ce qui était actuellement sous ses yeux ? Le symbole stylisé des Gémeaux tracé au bas de la page le lui confirma pourtant.
« Mü… C’est quoi cette vieillerie ? On peut savoir ce qui te prend ? Mais… enfin… »
L’atlante avait tendu un bras derrière lui, et tout en pivotant sur lui-même, il repoussa Milo, qui lui cachait la vue. Il leva la tête. La fresque. La Terre. Le Soleil. Le Soleil…
Sa pâleur devint telle qu’Aldé eut un geste d’alerte, vite réprimé quand il vit le mince Bélier se relever enfin, pour leur faire face, à tous les trois. Une fois, deux fois, sa glotte exerça un aller-retour sous la peau de sa gorge diaphane avant que d’une voix blanche il ne soufflât si bas que ses alter ego durent tendre l’oreille pour l’entendre :
« Le temps… Nous n’avons pas assez… de temps… »

 

© Vanina BERNARDINI - 2007