Chapitre 32

 

17 juin 2004 - Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire, …

Retour à la case départ, ou presque. Quelques mois plus tôt, elle se tenait déjà là, devant cette même fenêtre ouverte sur la nuit, surplombant les douze temples dont l’ombre des silhouettes massives se superposait sur l’obscurité bleutée. Les inquiétudes d’alors lui paraissaient en cet instant presque insignifiantes… Une seule et unique certitude demeurait. Elle ne fuirait plus. Dernière ligne droite avant un nouveau tournant, ou avant le pied du mur, peu importait à présent. Pourtant quelque chose lui disait que, peut-être, il pouvait subsister un élément, minuscule, infime, susceptible d’aiguiller le destin vers la voie souhaitée. Mais elle ne parvenait pas à en saisir la nature. Celle-ci lui échappait, encore et encore. Et plus elle y pensait, plus cela lui échappait.

Tournant le dos à la nuit extérieure, elle se dirigea d’un pas souple sur le parquet silencieux vers la commode. Premier tiroir ouvert… pas de cigarette, évidemment. Des tubes d’anxiolytiques, ça par contre… Elle les écarta en silence, pour tomber sur un paquet d’enveloppes non décachetées. Et là encore, elle ne s’en étonna guère. Après tout, si Saga avait dû se résoudre à effectuer les contrôles médicaux dont visiblement l’hôpital central de New York tenait absolument à lui rappeler les échéances, cela aurait signifié qu’un doute lui serait resté au sujet de sa santé. Ce qui n’était pas le cas. Et quand bien même il lui serait venu à l’esprit de faire fi des alertes de son corps, il avait un jumeau tout prêt à lui remettre les yeux en face des trous le cas échéant. Pas de quoi s’inquiéter.
Dans un soupir, elle repoussa le tiroir avant de faire volte face et de distinguer la silhouette de son compagnon assis au bord du lit. Elle ne distinguait pas son visage, mais elle devina qu’il l’observait. Allons, il avait réussi à dormir quatre bonnes heures… Un record pour lui ces derniers temps.

Elle s’approcha, pour poser la paume de sa main sur la joue du Pope. Elle vit le regard qu’il leva vers elle, parfaitement éveillé. Se penchant pour effleurer ses lèvres, elle s’installa à ses côtés tandis qu’il enroulait son bras autour de sa taille svelte.

« Pénible, n’est ce pas ?
- D’attendre ? Oui… je commence à en avoir assez. » Ni l’un ni l’autre n’avait reçu de patience en héritage. Si tous deux redoutaient l’avenir proche, c’était surtout parce qu’ils devaient subir les journées qui les en séparaient. Avec leur lot infini de questions sans réponse. Ils se posaient d’ailleurs certainement les mêmes… avec de notables nuances de points de vue.
« Tu as parlé à ton père ? » Les doigts de Saga qui se crispèrent sur la hanche de la jeune femme tinrent lieu de réponse. Elle continua, sur un ton de reproche : « Tu aurais dû. Peut être détient-il la réponse ?
- J’en doute. Cela voudrait dire que son enseignement a été incomplet, et il en crèverait plutôt que de l’avouer.
- Je vois que les chiens ne font pas des chats… »
Rachel, lorsqu’elle lui avait suggéré de se rapprocher d’Andréas concernant le rôle si particulier que le signe des Gémeaux avait à tenir face aux Portes, n’avait pas été à proprement surprise du ton rogue de la réponse qu’elle avait reçue. Plutôt résignée. Cela ne l’avait cependant pas empêchée d’espérer un effort louable de la part de Saga, compte tenu de l’impasse dans laquelle tous deux se retrouvaient. Effort a priori toujours au-delà de sa portée.
- Je suppose… » Il s’était levé, « Je suppose que je le saurai le moment venu.
- Oui… sûrement. » Elle lui laissa le bénéfice du doute, bien que la voix du Pope trahissait tout sauf la sérénité et la conviction. Que pouvait-elle bien lui dire ? Lui comme elle avaient pris conscience de l’ensemble des conséquences de cette redistribution des tâches. Saga n’avait plus la possibilité d’appuyer sa compagne. Pas s’il devait conserver suffisamment d’énergie pour lancer un processus… dont il n’avait pas la moindre idée. Il n’en demeurait pas moins que seule Rachel serait en mesure d’épauler les membres des XII, au cours des inévitables affrontements à prévoir face aux Gardiens. Il ne lui restait plus qu’à espérer qu’ils ne soient pas trop nombreux, sinon… Il fallait que les axes fonctionnent. Il n’y avait pas d’autre choix.
« Et Nathan ?
- Mon père ? Je ne vois pas ce qu’il pourrait nous apprendre qui…
- Rachel, ce n’est pas de ça que je veux parler. » Nu, il s’était adossé au rebord de la fenêtre et la contemplait, la moitié de son visage impassible faiblement éclairée par les lueurs nocturnes. Elle ouvrit la bouche… avant de ravaler ses protestations, de remuer quelques idées puis de laisser tomber, plutôt sèchement :
- Tu veux gérer seul avec ton père ? Je ferai pareil avec le mien, merci.
- … ça va, message reçu. »

Le silence revint, et elle finit par se laisser aller contre les oreillers en désordre. Nathan, elle y pensait plus qu’elle ne l’aurait dû. Après tout, il l’avait bien déjà laissée tomber une fois, non ? Il n’avait fait que remettre ça, elle devrait y être habituée à force.
Oh bon sang, elle avait tellement honte ! Bien à l’abri derrière ses remparts mentaux, elle se laissa aller quelques minutes à ces remords confus auxquels elle se raccrochait pour ne pas aller accompagner son père au cours de son dernier voyage. Elle n’avait pas été à la hauteur, voilà ce qu’il lui dirait sûrement s’il avait encore pu parler. Retrouver son père tant d’années après pour le décevoir de la sorte, elle n’avait pas de quoi pavoiser, et encore moins les ressources pour aller se confronter à lui. Elle ferait d’abord ses preuves ; et lui, il l’attendrait. Ne pars pas encore… S’il te plaît. Ses pensées lui échappaient plus souvent qu’à son tour, se diluant dans les brumes grises du surmonde. Sans se l’avouer, elle espérait qu’elles lui parviendraient. Et qu’elles seraient suffisantes.

« J’ai reçu un coup de fil aujourd’hui. » Elle rouvrit les yeux. Et ses narines palpitèrent. Où avait-il bien pu les cacher ? Elle le rejoignit à la fenêtre, se calant entre les cuisses puissantes de son compagnon, avant de s’emparer de la cigarette dont l’extrémité incandescente se plut en quelques circonvolutions joueuses avant de se laisser attraper.
- C’était ?
- Devine. » Elle eut un soupir… avant de poster la cigarette à ses lèvres.
- Tu as été aimable, j’espère.
- Ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça. Visiblement… il a essayé de te joindre.
- Je sais. Mais je n’ai pas voulu lui parler.
- Je peux savoir pourquoi ? » Elle hésita, avant de lever les yeux vers Saga, et son visage à peine altéré par un pli soucieux en travers du front. Posant sa main sur le bras qui la maintenait contre lui, elle répondit doucement :
- Parce que je lui ai fait une promesse que je ne peux pas tenir. »
Il hocha la tête, sans un mot. Pas besoin de détails supplémentaires pour imaginer ce que le Dragon avait bien pu faire promettre à la femme qu’il avait aimée. Les deux hommes ne s’étaient jamais appréciés. Et alors que pour la première fois Saga aurait souhaité lui rendre un service, il s’avérait que même avec la meilleure volonté du monde, ce vœu pieux demeurerait malgré tout hors de sa portée.

La jeune femme sentit l’étreinte autour d’elle se resserrer, et son cou encerclé par des doigts brûlants. Son front s’abandonna, tandis que déjà la chaleur familière naissait au creux de son ventre pour remonter le long de ses reins. Il quitta l’appui de la fenêtre, sans s’éloigner d’elle cependant. Ils ne rejoignirent pas le lit dans la pénombre… la fraîcheur et la dureté du mur de pierre contre lequel elle s’adossa la firent frissonner, tout comme les mains impérieuses qui soulevèrent ses hanches pour l’attirer, l’ouvrir… Il l’envahit, presque brutalement, tandis qu’elle croisait ses jambes derrière lui, qu’elle agrippait ses épaules en un sursaut de surprise, bientôt tempéré par la vague sensuelle qui déferla dans les tréfonds de son corps. Plus loin, toujours plus loin… Un gémissement lui échappa dont elle ne savait si les meurtrissures de son dos plaqué contre la pierre, ou la brûlure de son ventre sans cesse renouvelée en étaient l’origine. Elle l’oublia lorsqu’il investit ses lèvres, envahit sa bouche, dans ce même rythme lancinant, envoûtant… jusqu’à ce que le contrôle ne se perde, sombrant dans une sarabande ininterrompue, ponctuée de soupirs, de mots incomplets, jusqu’à, non pas un cri, ni deux, mais un râle étouffé, échappé, ponctuant la jouissance qui les vit se chercher, se retrouver, s’enlacer, avant de glisser à terre en un épuisement ne laissant place à plus aucune forme de pensée cohérente. L’épuisement de l’oubli.

 

Domaine Sacré, Sanctuaire, dans la matinée…

Saga avait repris ses entrevues à la chaîne avec la plupart des chevaliers revenus au Sanctuaire. Après avoir donné ses ultimes consignes au groupe envoyé à Asgard, il avait du essuyer le feu nourri de questions qu’Hilda lui avait assené une bonne demi-heure durant, et à l’issue duquel elle avait abdiqué, avec une insatisfaction mal dissimulée. Saga n’avait pas lâché un mot sur les raisons de la soudaine ingérence du Sanctuaire dans le domaine de la Polaris, et elle savait qu’elle n’avait aucune justification à attendre de la part du Pope. Après tout, Asgard s’était soumise au Domaine Sacré depuis trop de siècles pour qu’il puisse lui venir à l’idée d’en contester les décisions, pour nébuleuses qu’elles fussent. A vrai dire, l’irritation de la volcanique prêtresse trouvait ses fondements dans ce soudain intérêt qui était porté à son domaine, dont elle se doutait qu’il n’avait sans doute rien de tout à fait désintéressé. Et à l’idée de devoir peut être précipiter les siens dans un chaos dont elle ne pouvait appréhender la nature, elle s’insurgeait… de la plus inutile des manières. Elle avait depuis longtemps compris qu’il ne servait pas à grand-chose de tergiverser avec le maître du Sanctuaire. Ce dernier s’était d’ailleurs chargé de le lui rappeler froidement avant de clore la conversation.

Les derniers chevaliers d’argent, parmi ceux en charge de la formation des aspirants chevalier d’or, venaient à leur tour de le rejoindre. A eux, il n’avait pas caché grand-chose. Il n’avait pas eu le choix. Décider d’élargir les responsabilités déjà lourdes qu’il leur avait confiées revenait automatiquement à confesser le risque de ne jamais revenir pour ceux qui en temps normal auraient du prendre la relève.
De fait, les visages étaient tendus par une appréhension légitime. Il les écouta, patiemment, tandis qu’ils exposaient leurs doutes quant à leur capacités à mener à bien – et à son terme – un entraînement au cours duquel ce seraient les maîtres par intérim qui trouveraient leur limites, bien plus vite que les élèves. Saga savait tout cela. Il n’appréhendait que trop clairement cette future génération de chevaliers d’or, incomplets et mal dégrossis. Si le Sanctuaire perdurait dans le cas d’une ouverture des Portes, leurs remplaçants auraient fort à faire, et sur leurs épaules trop fragiles reposerait une responsabilité des plus écrasantes. La situation, il la retournait dans sa tête depuis deux jours, et il n’entrevoyait pas de solution qui le satisfasse entièrement. Quant à imaginer au mieux que certains d’entre eux survivraient et seraient susceptibles de revenir… Volontairement, il écartait la meilleure et la plus belle des hypothèses. Parce que lorsqu’il l’évoquait, nourri d’une folle espérance, la joie fugace qui l’étreignait se teintait irrémédiablement d’une ombre malsaine. Celle de ses doutes. De son impuissance. Et y songer ne faisait que le rendre encore plus pessimiste, si tant est que ce fut encore possible.

Il leur renouvela sa confiance et ses certitudes quant à leurs capacités. Après tout, que pouvait-il bien faire d’autre ? Il puisa au fond de ses dernières réserves pour leur exhiber un Pope fort, sûr de lui malgré le danger auquel il allait s’exposer. Il avait appris au cours de ces quinze dernières années qu’une direction ferme constituait encore le meilleur moyen de s’assurer d’une certaine sérénité au sein du Sanctuaire et ce fut avec un soulagement non feint qu’il les laissa retourner à leurs tâches, plus rassérénés qu’ils ne l’étaient en entrant dans son bureau. Quant à lui… il laissa errer son regard au-delà de la fenêtre ouverte, s’attardant sans vraiment les voir sur les reliefs escarpés marquant la naissance de Star Hill à l’arrière du Palais. Il lui restait encore des décisions à prendre. Il avait beau avoir conscience qu’aucun autre choix ne s’offrait à lui, la mauvaise grâce qu’il y mettait ne serait-ce qu’en pensées ne contribuait pas à la décider une bonne fois pour toutes. Dôkho avait raison, bien sûr. Prendre le temps d’y réfléchir. Faire ce qu’il fallait. Mais cette idée…

 

Arènes du Domaine Sacré, Sanctuaire, pendant ce temps-là…

Les XII, pour la plupart d’entre eux, s’étaient retranchés au cœur du Domaine, laissant le reste de l’île aux argents et aux bronzes revenus. Non pas qu’ils eurent reçu quelque ordre en ce sens, mais d’eux-mêmes, ils avaient choisi de se recentrer sur ce qui constituait l’essence même de leur existence.

La tension n’était finalement pas retombée à l’issue des dernières révélations du Bélier. Elle avait même plutôt pris le chemin inverse. Mais pour désagréable qu’elle fut, elle recelait en son sein un aspect positif ; elle avait le mérite de rassembler tout le monde autour d’elle, ne dispensant à personne un traitement de faveur quelconque. Chacun était stressé… et chacun savait pourquoi.
Peut être l’annonce faite par le Pope y était-elle pour quelque chose… Dès le lendemain, la moitié de la garde dorée allait devoir s’envoler pour les Etats-Unis à l’issue d’un dernier Conseil. Saga n’avait pas particulièrement précipité les choses ; tous savaient que cela se déroulerait ainsi, peu ou prou. Simplement, le délai raccourci annoncé par Mü presque immédiatement suivi de cette soudaine fracture au sein de leur groupe avaient contribué à rendre encore un peu plus tangible une imminence que certains auraient volontiers pris le temps de digérer.
Peut être aussi que les reflets matinaux dans les miroirs des uns et des autres les avaient dissuadés d’aller exhiber leurs trombines déprimées à ceux qui n’avaient sûrement pas besoin de les contempler en ce moment. La confiance devait continuer à régner en contrebas. Pour le bien de tous.

Au sud du temple du Lion, plantées sur le dernier replat en pente douce avant la falaise, se dressaient des arènes, peu usitées du fait de leur taille ridicule rapportée à celle de l’enceinte principale du Sanctuaire. Néanmoins, quand l’un d’entre eux avait besoin de s’isoler pour travailler un arcane, ou lorsque la nécessité s’en faisait sentir, il savait que ce lieu lui était réservé, et que rien ne l’y obligeait à adopter le comportement auquel il devait se conformer dès lors qu’il sortait de l’enceinte du Domaine.
Et ce jour-là, c’était à croire que tous, ou presque, avaient eu la même idée. Ou les mêmes besoins.

S’étaient-ils concertés à un quelconque moment, Rachel en doutait, tandis qu’elle commençait à songer à aller rejoindre Aiors et Camus qui devaient être en train de gagner le sommet de Star Hill. Après tout, elle aussi s’était rendue là, peut être attirée inconsciemment par les échos de leurs cosmos… mais peut être pas. Une espèce d’obsession confuse, un tiraillement silencieux… Elle venait de passer de longues minutes à les observer. Ils s’étaient succédés par paire ou par trio sur le sable trop blanc sous le soleil de juin, en des combinaisons pour le moins… improbables. Assister à un ersatz d’affrontement entre Shaka d’un côté et Aldébaran de l’autre avait de quoi interloquer le plus aguerri et le plus connaisseur des combattants, et elle n’avait pas été en reste. Quand bien même l’aurait-elle voulu, elle n’avait pu masquer un petit sourire en coin en avisant la Vierge soudain si frêle devant un Taureau très à l’aise avec son sa propre masse et son envergure. Au final, Shaka ne s’en était pas trop mal sorti, pour quelqu’un qui n’avait pas fait de ses atouts physiques l’ossature principale de ses techniques de combat. Les réflexes étaient toujours là, la vitesse d’exécution aussi. Mais des gestes défensifs. Encore et toujours défensifs. Un autre adversaire qu’Aldébaran aurait sans aucun doute tenté de pousser Shaka dans ses retranchements, mais le brésilien parut s’accommoder des limites auxquelles son adversaire semblait tenir. Sans qu’elle ne puisse s’en expliquer le pourquoi, Rachel avait perçu au final de la satisfaction chez le Taureau. A ses yeux, pourtant, l’attitude trop attentiste de la Vierge n’était guère encourageante pour la suite. Sa propre expérience des Gardiens, bien que partielle, associée au récit du Lion et du Sagittaire, la confortait dans l’idée que la force brute constituerait un atout majeur, à ne surtout pas négliger. Mais il apparaissait que certains avaient mieux intégré le message que d’autres…

 

Quoi qu’il en était, tout paraissait réuni pour que ce conclave improvisé s’apparentât à une banale séance d’entraînement : assouplissements dans un coin pour les uns, commentaires plus ou moins techniques pour ceux qui attendaient leur tour debout sur les gradins de pierre, entre allers et retours des belligérants déjà éprouvés, affrontements au corps à corps pour les autres. Rien que de très ordinaire en somme.
Sauf que… Si les coups étaient portés avec plus de retenue qu’à l’accoutumée, chacun d’eux recelait une tension inhabituelle, une puissance qui, pour purement physique qu’elle fût, ne semblait n’aspirer qu’à une seule chose : être libérée. Aussi, tout le soin qu’ils mettaient tous à ne pas se laisser dépasser par ce bouillonnement se traduisait par ces mouvements d’autant plus précis qu’ils pouvaient être mortels, particulièrement ce jour-là. Aldébaran et Shaka venaient de céder la place à Aioros et Milo, ainsi qu’à Mü et Angelo lorsqu’à regret, elle se décida enfin à tourner les talons pour rejoindre l’autre extrémité de l’arène… où la présence de Thétis se manifesta dans ses pensées avant même que cette dernière ne surgisse de l’ombre.
Elles se sourirent, et si Rachel se demanda si la jeune femme venait se joindre à ses compagnons, elle comprit vite en apercevant sa chevelure encore humide de la douche dont elle sortait qu’elle avait déjà eu son content plus tôt dans la journée, ce qu’elle se vit confirmer dans la foulée par un éclat de rire :
« Résister à Aiors est… épuisant !
- Ca fait longtemps qu’il est parti ?
- Un petit moment, oui.
- Cette fois, c’est moi qui vais être en retard à ce rythme… » Devant l’air résigné de la Dothrakis, Thétis eut un sourire de compassion :
- C’est le dernier axe n’est ce pas ?
- Heureusement. »
Rachel se retourna une dernière fois sur les chevaliers d’or qui faisaient voler la poussière au centre de l’arène, Thétis à ses côtés. Déjà, les habituelles protestations de mauvaise foi d’Angelo leur parvenaient, tandis qu’il s’acharnait à poursuivre un Mü trouvant particulièrement divertissant de s’évaporer juste sous le nez du Cancer dès que celui-ci fondait sur lui. Amusées, elles finirent par éclater d’un rire franc en l’entendant :
« Non mais c’est d’un pénible !
- N’est ce pas…
- Tu trouves ça drôle ? On en reparlera quand tes misérables techniques défensives te… Arrête ça, bordel ! Ou…
- Derrière toi, Angelo.
- … ou je te jure que tu vas te retrouver dans un endroit très chouette pour tes prochaines vacances ! » L’italien avait fait volte-face avec une telle rapidité que cette fois, le Bélier n’eut pas assez de temps, et le poing de son adversaire passablement à bout de nerfs ripa le long de son avant bras qu’il avait levé dans un réflexe.
« Ah quand même… » Angelo, un rictus carnassier aux lèvres, se rejetait déjà en arrière, ramassé en une boule de muscles tout prêts à se détendre à la moindre velléité de mouvement de la part de l’atlante. Ce dernier, depuis toujours conscient des limites de ce genre de jeu, surtout avec un adversaire de la trempe du Cancer, paraissait réfléchir à un autre type de plaisanterie, tandis qu’il relevait prudemment sa garde.
« Comment va Saga ? » Thétis venait de poser une main sur l’avant-bras de Rachel, cette dernière suspendant le pas qu’elle s’apprêtait à faire vers la sortie des arènes.
- Ma foi, il… Kanon ne t’a donc rien dit ?
- Il ne parle pas beaucoup de son frère tu sais... Il n’en a jamais beaucoup parlé de toute manière. » Il n’y avait aucune once de reproche dans la voix de la jeune femme, au contraire. Plutôt une sorte de tendresse bienveillante à l’égard des jumeaux, comme si elle ne pouvait rien contre cela, et comprenait pourquoi.
- Disons que ça fait un souci de plus dont il se serait bien passé. » Finit par répondre Rachel, en haussant les épaules, d’un air las. « Lui et moi pensions avoir clairement identifié la façon dont allaient se dérouler les choses, il va falloir qu’on reprenne pas mal de points depuis le début... Pas très réjouissant en somme.
- Vous ne serez pas tous seuls, » rappela une Thétis indulgente, « et si je peux aider en quoi que ce soit, surtout, n’hésitez pas tous les deux.
- Merci, te savoir à nos côtés est toujours… » La soudaine pression qui s’exerça sur son bras, et le sentiment d’urgence qui se dégageait de l’étreinte des Poissons renfonça les derniers mots de Rachel au fond de sa gorge, tandis que sans même en avoir conscience, elle pivotait sur elle-même, reportant son attention sur l’arène derrière elle… Mais déjà la voix de Thétis avait contourné ses barrières mentales : “Aioros, il…”

Il était en colère. Il n’y avait pas le moindre doute à ce sujet. A présent, même elle le ressentait, un poing resserré inexorablement autour des liens invisibles la reliant au Sagittaire, comme pour les amonceler et les tordre en un amas malsain et poisseux. Cette impression était si nouvelle qu’elle demeura d’abord stupéfaite, peinant à comprendre la scène qui se déroulait devant elle. Ce ne fut que lorsque Thétis la lâcha pour s’élancer vers le centre des arènes qu’elle se secoua. Cette fois, ça n’avait vraiment plus rien d’une sensation diffuse.

« Imbécile ! »
Milo n’avait pas anticipé la jambe du Sagittaire qui, fouettant sèchement l’air au ras du sol, venait de défoncer l’arrière de son genou droit. Le Scorpion s’apprêtait alors à toucher le sol après un bond de la dernière chance lui ayant permis d’éviter précédemment un coup de poing rageur, mais décidément, Aioros était trop rapide pour lui… à moins que ce ne fût lui qui était affreusement lent. Il bascula vers l’avant, pour se rattraper de justesse des deux mains contre le gradin de pierre qui s’avançait à tout allure vers sa figure, mais alors même que ses coudes se pliaient pour amortir la chute, une main cruelle le saisit à la base du cou pour le retourner brutalement.
Il se retrouva confronté au visage ombrageux de son adversaire, qui le fusilla du regard, « Tu es… », avant de lui asséner un coup de poing magistral à l’épaule, « …inutile ! », laquelle alla s’encastrer contre l’angle acéré du bloc de calcaire, bientôt suivie du dur rebond de sa tête.
« C’est comme ça que tu comptes combattre ?! » La voix sifflante de fureur d’Aioros parut se répercuter à l’infini dans l’enceinte, soudain silencieuse. « C’est comme ça que tu as l’intention d’assumer ton rôle ?! » Le Sagittaire venait de reculer de quelques pas, mais pas pour signifier que le combat était terminé. Non, il prenait de l’élan. « Réveille-toi, Milo !! »
Sonné, le Scorpion affalé sur les gradins, rouvrit les yeux pour voir Aioros s’élancer une nouvelle fois vers lui… avant d’être stoppé net par le coude d’Aldébaran qui s’enfonça dans le plexus du Sagittaire aussi facilement qu’un couteau dans du beurre. Le souffle purement et simplement coupé, Aioros eut un haut le corps tandis que ses jambes, elles, poursuivirent l’espace d’une fraction de seconde une absurde course indépendante. Et quand bien même il aurait retrouvé la force nécessaire pour continuer son expédition punitive, le bras d’Angelo enroulé autour de son cou en une clé tout ce qu’il y avait de non réglementaire l’en aurait définitivement empêché.
« Ang… Angelo ! » Eructa le Sagittaire, tout en se débattant.
- Un problème ?
- Lâche… lâche-moi ! Je ne peux plus… respi…
- Oh. C’est vrai ? Et comme ça… » L’italien resserra sa prise de quelques millimètres. « Ca va mieux ? »

Les borborygmes inintelligibles qui lui répondirent parurent satisfaire le Cancer qui, relâchant brutalement son étreinte, vit Aioros s’écrouler à ses pieds, se tenant une gorge plus que douloureuse. Quant au crystal wall que Mü avait dressé en toute hâte entre les deux belligérants, il disparut alors que les deux jeunes femmes se rapprochaient de leur groupe.
« Aioros ! » Ce dernier, peinant à se redresser, leva les yeux vers Rachel qui venait de se planter devant lui. S’il espérait une main secourable, il en fut pour ses frais. Sous le regard furieux de la jeune femme, il posa un genou à terre, puis l’autre, avant de revenir à sa hauteur. « On peut savoir ce qui t’a pris ? » Il ne répondit pas tout de suite. Jetant un œil par-dessus l’épaule de la Dothrakis, il aperçut Milo qui se relevait à son tour, Thétis à ses côtés. Le Scorpion avait visiblement plus de mal que lui à reprendre ses esprits. Quant à son épaule… le sang qu’elle avait laissé sur la pierre suintait à travers l’étoffe de son tee-shirt déchiré. Il le désigna du menton :
- Et lui ? Tu ne lui demandes pas ? » Si Aioros avait visiblement laissé tomber son souhait de parachever la trempe dont il venait de gratifier Milo, il n’avait rien perdu de cette hargne qui lui était si peu coutumière. Rachel se retourna, s’assurant par là même que son cousin se remettait, et grimaça en avisant la traînée écarlate qui souillait la commissure de ses lèvres.
- C’est malin. Et on peut savoir ce que tu cherchais à prouver ?
- Comme si ce n’était pas évident… » Il écarta Rachel du bras, comme pour s’avancer vers Milo, mais les regards vigilants et vaguement désapprobateurs de ses camarades le plantèrent à quelques mètres de son infortuné adversaire, qu’il apostropha néanmoins :
« Alors ? C’est sur toi que je vais devoir compter dans quelques jours ? Qu’on va devoir tous compter ? » Le Scorpion résista tant qu’il le put mais sous le regard accusateur de son ami d’enfance, finit par baisser les yeux, de nouveau vaincu. « Tu n’y es pas, Milo. Tu n’y es pas du tout. Et si tu as l’intention de te montrer aussi efficace devant les Portes que tu l’as été aujourd’hui, et les jours précédents, autant que nous restions tous au Sanctuaire… Au moins nous pourrons nous vautrer dans notre honte à l’abri des regards ! » Le Sagittaire avait levé le ton et les efforts qu’il fournissait pour garder son calme faisaient battre une veine à sa tempe.
« Mais bon sang, tu vas réagir à la fin !! Tu vas te rappeler ce que tu es ou faut-il encore que je…
- Aioros, maîtrise tes nerfs. » Dôkho venait d’arriver et le geste rageur qu’avait esquissé Aioros en direction d’un Scorpion à peu près aussi animé qu’une poupée de chiffons se suspendit dans les airs. Le visage sombre, la Balance passa entre ses jeunes compagnons, avant de poursuivre : « La démonstration parlait d’elle-même, il est inutile d’en rajouter.
- C’est vrai ça, fous-lui la paix Aioros… » Laissa tomber Shura, sur une note désabusée.
- Non mais je rêve ?! On parle dans le vide depuis des semaines, c’est ça ? Chacun d’entre nous a accepté de prendre sur lui il me semble, pour être prêt. Pour tous les autres. Et…

« Rachel ? Qu’est ce qui se passe avec Aioros ? » Saga venait d’être mis au courant. Par Kanon sans doute qui depuis le début, n’avait pas dit un mot, se contentant d’observer la scène, bras croisés et lèvres pincées. Il ne prendrait pas partie, c’était évident. Mais connaissant le cadet Antinaïkos, Rachel se doutait qu’il n’était pas loin d’approuver le Sagittaire.
- Il vient de filer une correction à Milo.
- Je sais, mais… J’ai du mal à le croire. Tu veux que je descende ?
- Je ne pense pas que ce soit utile. Dôkho est là, ton frère aussi, mais ça tu le sais.
- Ce n’est vraiment pas le moment pour ce genre d’accrochage ridicule… » Le soupir du Pope parvint jusqu’à sa compagne, qui en aurait certainement été amusée en d’autres temps. Mais pour l’heure, elle partageait sans réserve l’avis du maître du Sanctuaire qui reprenait : « Qu’est ce qui lui prend ? Ce genre d’agression ne lui ressemble pas.
- Il lui prend qu’il est ce qu’il a toujours été, tout simplement. » Pensivement, la jeune femme observait le Sagittaire tandis qu’il rappelait, a priori à tous ses compagnons, mais plus particulièrement à celui qui avait fauté à ses yeux, les raisons de leur action à venir, et ce qu’elle recouvrait en terme d’investissement personnel. Aioros, le meilleur d’entre tous… Sans doute celui qui avait à ce jour la conscience la plus aigue de sa place dans leur cercle et de son rôle, de son individualité destinée à s’effacer au profit de l’intérêt général. Il savait que seul, il serait inutile. Mais il savait aussi que sa présence, aussi anonyme soit-elle, contribuerait à la réalisation de leurs objectifs communs. Et de fait… il n’admettait pas que ses camarades n’aient pas intégré cette notion essentielle. Parce qu’elle était vitale pour eux tous. Donner le meilleur de soi, pour les sauver, et se sauver. Et accomplir son devoir, par la même occasion.

La voix du Sagittaire mourut dans le silence tendu, au moment où Rachel ramenait son attention à ce qui se passait autour d’elle.
« Ca y est ? La leçon de morale est finie ? » La voix aigre d’Angelo retentit depuis le gradin où il avait fini par aller s’asseoir, résigné à subir la fin de la pieuse tirade d’Aioros. Ce dernier lui lança un regard meurtrier auquel il répondit en haussant les épaules :
« Je ne voudrais pas parler à la place de Milo, mais je crois qu’il a compris là… Alors si tu en as terminé, on pourrait peut être passer à autre chose.
- Angelo, tu sais très bien…
- Oui, je sais. Te fatigue pas. Mais je me serais bien passé d’assister à ça et…
- Aioros a raison. »

Une dizaine de regards stupéfaits convergèrent vers le Scorpion qui s’était rapproché en silence au milieu d’eux. Du dos de la main, il avait voulu essuyer son menton, mais s’y était mal pris : si le sang ne coulait plus, une large traînée maculait à présent sa mâchoire.
« Je n’étais pas… Non, je ne suis pas concentré. J’espère, enfin j’aimerais, Aioros, que tu acceptes mes excuses pour ne pas avoir été à la hauteur. » Il avait parlé calmement. Le Sagittaire, décontenancé, eut une hésitation, ouvrit la bouche… avant de la refermer, sans proférer le moindre mot. Milo dut toutefois lire dans son regard une interrogation douloureuse car il reprit, après une profonde inspiration :
« Je crois que je me suis trompé. Que je vous ai tous trompés. Je… je ne l’ai pas fait exprès. Mais… » Il inclina la tête en une sorte de marque de déférence envers ses compagnons trop ahuris par cette sortie inattendue pour réagir. « J’ai compris mon erreur. Cela ne se reproduira plus. »
Milo n’attendait pas de réponse et tous le comprirent, tandis qu’ils s’écartaient en silence les uns après les autres de son chemin pour le laisser passer. L’espace d’un instant, Rachel fut tentée de le rejoindre… mais se contenta finalement de l’observer en train de disparaître dans l’ombre de l’arche de sortie. Elle n’aurait rien pu ajouter de plus à ce qu’elle lui avait déjà dit quelques semaines plus tôt. Et il semblait qu’il venait enfin de se poser les questions sur lesquelles elle l’avait alors exhorté à se pencher. Malgré la dignité avec laquelle il venait de s’exprimer, elle n’avait pas manqué d’intercepter son regard, caché sous la farandole de ses boucles azuréennes. Si misérable. Elle en avait été touchée, à l’instar de ceux qui l’entouraient, comme elle put le constater en percevant la gêne collective qui appesantissait le silence autour d’elle. Le visage défait de Thétis d’un côté, et les traits durcis de Mü de l’autre témoignaient par ailleurs de la tempête de souffrances qui agitait l’esprit du Scorpion. Thétis aurait sûrement souhaité agir auprès de lui pour faire taire ce cri muet qui résonnait encore dans son sillage, mais elle ne bougea pas, peut être sous l’injonction mentale de Mü, ou peut être aussi parce qu’elle ne savait pas réellement quoi faire.
Rachel fut tirée de sa contemplation pensive par une, ou plutôt deux, présences à la lisière de sa conscience. Aiors et Camus l’attendaient, sûrement depuis plusieurs minutes à présent. Néanmoins, avant de s’éloigner à son tour, elle posa une main compréhensive sur l’épaule d’un Aioros penaud. La colère de ce dernier était justifiée, elle l’avait compris comme chacun de ceux qui étaient présents, et nul n’aurait à cœur de la lui reprocher. Mais si elle était saine, il n’en demeurait pas moins que sa manifestation, si violente, avait blessé l’ami d’enfance du Sagittaire, et s’il l’avait pu, ce dernier s’en serait grignoté les doigts jusqu’à l’os.
« Ne t’inquiète pas… Je ne pense pas qu’il t’en veuille.
- Je me suis emporté, je n’aurais pas dû. Je n’ai pas pensé à…
- Quelqu’un devait le lui dire. Tu n’es d’ailleurs sans doute pas le premier, mais le fait que ce soit toi est plus important qu’il n’y paraît.
- Moi ?
- Voyons Aioros, tu sais très bien que tu es le modèle à suivre !
- Je ne suis pas… ! » Ses protestations s’effilochèrent dans le surmonde devant l’éclat de rire de la jeune femme qui résonna dans son esprit. Il eut un sourire devant cette moquerie bonne enfant :
- Et bien, si cette “réputation” peut servir à quelque chose, alors tant mieux. »

 

Star Hill, Sanctuaire…

Camus était pâle. Très pâle. Trop. Quant à Aiors, il laissa à peine le temps à Rachel d’arriver :
« Bon sang, mais qu’est ce qui s’est passé ? »
Forcément. De tout ce qui venait de se dérouler, ils n’avaient pas perdu une miette, qu’ils l’aient souhaité ou non d’ailleurs. La jeune femme eut un geste d’apaisement :
- Rien de grave. Juste un accrochage entre Milo et Aioros.
- Un “accrochage” ?! Tu plaisantes ! Je n’avais pas senti mon frère aussi en colère depuis… » Le Lion se mordit les lèvres, avant de laisser échapper des paroles inappropriées. Quant à Camus, le regard qu’il jeta à Rachel était tout sauf serein. Qu’avait-il ressenti, lui ? La fureur du Sagittaire, ou la honte du Scorpion ? Elle chercha à lire dans ses traits une émotion tangible, mais n’en trouva pas. A peine une inquiétude larvée, et encore. Elle aurait aimé lui dire de ne pas s’inquiéter, que Milo trouverait les ressources suffisantes pour se reprendre, qu’il ne devait pas se sentir coupable pour tout cela… Mais elle savait aussi que cela ne servirait à rien. Le cheminement de pensées du Verseau avait pris depuis trop longtemps des chemins tellement tortueux qu’elle n’était pas en mesure de les appréhender. Les dieux seuls savaient ce qui pouvait couver sous l’épaisse couche de glace. Aussi ne fut-elle pas surprise lorsque sa voix froide s’éleva, douchant instantanément l’effervescence léonine :
« Peu importe. Nous aussi, nous avons des choses à faire. Terminons-en. »

Si Aiors fut choqué du détachement affiché par son alter ego, il se garda avec soin de le montrer trop ouvertement. Tout juste s’il esquissa une moue dénotant sa désapprobation, avant de s’approcher, comme lui, de Rachel qui s’évertuait à chasser de son esprit toute pensée parasite. Naturellement, elle savait que les deux hommes liraient en elle l’espace des quelques secondes où leurs trois cosmos entreraient en résonance et par la force des choses, elle avait pris l’habitude de dresser des barrières supplémentaires lors de chaque test des axes. Celui-ci serait le dernier… et elle en était soulagée. L’idée que le même problème se reposerait dans quelques jours lui était encore trop lointaine, aussi étrange que cela puisse paraître. D’ici là… qu’est ce que cela changerait que tel ou tel autre plonge dans son esprit, son savoir, ses souvenirs, à ce moment-là ? Tous auraient bien d’autres chats à fouetter, lesquels chats occulteraient une bonne part de leurs personnalités et intimités. Et en ce qui concernait “l’après”… Si avoir tout montré, tout dit, constituait l’inévitable rançon pour obtenir le droit de survivre, le prix à payer serait maigre. Du moins le voyait-elle sous cet angle en l’instant présent.

La chaleur glacée du cosmos du Verseau se déployait déjà environnant le Lion et la Dothrakis de cette sensation si perturbante et inexplicable. Mais la force de l’habitude leur permit à l’un et à l’autre de passer outre ce malaise familier pour se concentrer sur leurs rôles respectifs. Aiors, qui savait ce qu’il allait trouver en face, n’hésita pas plus longtemps, et la brûlure de son aura alla s’enrouler autour de celle du Verseau. Les températures extrêmes s’opposèrent quelques instants avant de s’équilibrer, et leurs cosmos de trouver leur pierre commune d’achoppement. Chacun eut alors la surprise de déceler chez l’autre l’écho quasi parfait de ses propres préoccupations. Ils s’entreregardèrent, indécis. Se découvrir un point commun était sans aucun doute la dernière chose à laquelle ils s’attendaient.
Bien que contenue, l’impatience de Rachel déborda les limites de leur mise en résonance pour les presser. Ils repoussèrent leur étonnement respectif de côté, pour reporter leur attention et énergie sur le voile platine dont la consistance s’accentuait au fur et à mesure qu’il se dépliait pour envahir à la fois leur vision du surmonde, et celle de la réalité tangible les entourant. Le chaos rocheux autour d’eux vit ses aspérités se lisser puis disparaître peu à peu sous la chape argentée se répandant sur lui recouvrant chaque creux, chaque fissure d’une lueur scintillante, dont la brillance s’aviva encore un peu plus au contact des auras du Lion et du Verseau. Ces deux derniers plongèrent sans la moindre hésitation.
Cette fois, Rachel n’eut pas le temps de se poser la moindre question. L’investissement fut total… et définitif. Telles les ultimes pièces d’un puzzle, les cosmos des deux chevaliers d’or trouvèrent et s’imbriquèrent avec un naturel parfait dans les derniers emplacements réservés à leur attention. Mais alors qu’elle s’attendait à une dissipation de leurs énergies combinées en une explosion d’autant plus maîtrisée qu’elle était encadrée par douze jalons à présent au complet, elle fut au contraire soufflée par l’embrasement soudain de son propre cosmos dont la couleur avait viré à un doré si insoutenable qu’elle dut fermer les yeux pour ne pas être aveuglée. Une douleur sans nom fulgura le long de son échine pour galoper le long du moindre de ses nerfs, tétanisant son corps en un instant, avant de se réunir et de converger vers son poignet gauche. Plus tard, elle jura encore avoir eu la certitude à cette seconde que ses os se fissuraient, se brisaient, que son bras éclatait, jusqu’à disparaître, jusqu’à lui enlever la sensation même de son existence. Les voix d’Aiors et de Camus lui parvenaient, étouffées, lointaines, si lointaines… La souffrance lui avait ôté la faculté d’entendre, de parler… mais pas de sentir. Et c’était bien là le pire. Cela dura un temps infini. Un temps au cours duquel son aura recouvrit la totalité du plateau de Star Hill, avant de se rétracter aussi violemment qu’elle s’était épanchée. Le contre coup la fit chanceler et ce ne fut que lorsque ses deux genoux heurtèrent la roche avec brutalité qu’elle prit conscience que tout s’était arrêté. Les dernières volutes dorées se dissipèrent, quelques particules de cosmos voletèrent de ci de là avant de s’évanouir à leur tour. Elle se surprit à les envier… elle en aurait bien fait autant. Néanmoins son corps ne lui fit pas ce cadeau inespéré. Son visage, encore contracté par la douleur, se baissa vers son bras inerte, mais loin d’être engourdi. Du feu courait encore dans ses muscles, et chacun d’eux lui faisait un mal de chien.

Elle approcha son autre main de son poignet et d’un index hésitant, elle palpa ce dernier à l’emplacement du tatouage. Enfin, du moins elle le supposa, ce dernier ayant purement et simplement… disparu. Elle accentua légèrement la pression. Ses yeux s’agrandirent de stupéfaction.
« Rachel ! » Aiors venait de se laisser tomber à ses côtés, Camus debout derrière lui, et penché sur la jeune femme.
« Tu as… disparue. » Fit-il, les sourcils froncés. « Tu n’étais… plus là. » Comprit-elle ou non la teneur exacte de ses propos, il n’en sut rien, mais le regard halluciné qu’elle leva vers lui valait toutes les étrangetés imaginables. De l’or. Ses pupilles avaient perdu toute trace du bleu sombre qu’elles arboraient habituellement, et cette fois, l’or avait gagné. Définitivement ? Non, un voile revenait peu à peu affadir leur éclat.
- Ce n’est pas… possible. »
Les deux hommes suivirent son regard lorsqu’elle le reporta de nouveau sur son poignet. Ce dernier arborait un chapelet de boursouflures en lieu et place du tatouage, enflammées, violacées, et visiblement douloureuses, ce qu’elle confirma d’une grimace et de quelques mots sifflés entre ses dents serrées :
« Ca me… ça me brûle… » “Atrocement” entendirent-ils en complément, dans un coin de leurs esprits.
- Attends… » Camus avait écarté doucement Aiors, et posait un genou devant Rachel. « Laisse-moi faire. »

La portion d’espace qui se tordit à cet instant tout à côté du trio, pour immédiatement se distendre et laisser le passage au Pope fit tourbillonner la poussière autour d’eux. Instinctivement, ils détournèrent la tête pour ne pas en être aveuglés.
« Saga ! Mais… comment…
- Rachel… » Ignorant Aiors, l’aîné des jumeaux laissa échapper un soupir de soulagement en voyant sa compagne. Elle était en vie. « Ta présence a disparu du Sanctuaire, j’ai cru que… » L’embrasement de cosmos au sommet de Star Hill papillonnait encore derrière ses yeux, et sa panique avait été trop soudaine pour qu’il songeât à se dispenser d’un raccourci dimensionnel que le Lion, médusé, observait sans mot dire derrière le Pope. Médusé… et confronté tout à coup à une divine révélation.
« Camus, qu’est ce que tu… » Il vit la main du Verseau se refermer sur le poignet de le jeune femme, et cette dernière sursauter. Il réprima son premier geste, ce réflexe aveugle de protection auquel il aurait laissé libre cours si Rachel ne lui avait pas adressé un vigoureux signe de dénégation. Ce n’était pas la première fois que le Verseau intervenait de cette manière. Serrant les poings, Saga demeura en arrière, attentif au cosmos de Camus : celui-ci, parfaitement maîtrisé, se manifesta autour de son bras droit pour aller ensuite envelopper la main de la Dothrakis. Cette dernière demeura impavide. Une simple fraîcheur de prime abord, un soulagement tel qu’elle se détendit, les élancements brûlants s’atténuant peu à peu sous la morsure du froid… jusqu’à ce que la présence d’un étau glacial n’en vienne à submerger sa douleur première, tout en l’inversant. L’inspiration précipitée qu’elle prit à son corps défendant fut le signal que Camus attendait. Il la lâcha, sans prévenir.
Le poignet torturé était à présent prisonnier d’une gangue de glace de quelques millimètres, sous laquelle la peau avait viré à un bleu lardé de veinules noirâtres. Sous le regard vigilant et vaguement inquiet de Saga, L’index de Camus se tendit, pour se poser sur ce pansement improvisé, qui vola en éclats. Emportant avec lui de multiples lambeaux de chair. Elle ne sentit rien, et observa, fascinée, la peau morte se détacher au fur et à mesure que les dernières particules de gel fondaient sous le soleil, gouttant sur le sol poussiéreux. Elle s’attendait à voir du rose… ils virent tous de l’or. Sous les yeux dilatés de stupéfaction de Saga, elle leva son bras vers le soleil. Aiors dut se forcer à refermer sa bouche bée, quant à Camus, son sourcil arqué valait pour son étonnement. En lieu et place du tatouage familial, se détachait nettement un bracelet en métal doré. Son étroitesse ne cédait en rien à la délicatesse de ses ornements, lesquels reprenaient le dessin du tatouage, mettant en relief l’imbrication complexe de la symbolique des douze signes. Son éclat était anormal ; il brillait, certes, sous les rayons du soleil, mais une luminescence intérieure s’y rajoutait, pulsant au même rythme que le cœur de la jeune femme.
Cette dernière, mâchoire serrée, retenait cependant une litanie d’imprécations que n’aurait pas renié un Cancer au mieux de sa forme ; elle ne sentait plus aucune douleur, c’était vrai. Mais ce qu’elle voyait faisait germer en elle une profonde frustration, d’autant plus horripilante qu’elle prenait racine dans ce qu’elle présupposait depuis des semaines. Cette fois… l’artefact ne faisait qu’un avec sa propre chair. Une marque au fer rouge n’aurait pas eu d’autre effet. Le métal en fusion semblait avoir été coulé à même la peau, s’incrustant en elle, suivant un chemin d’une précision redoutable, pour donner l’impression qu’il était né d’elle-même, partie intégrante de ce qu’elle était à présent, déni de ce qu’elle avait été.
D’autorité, Saga prit sa main levée dans la sienne, l’emprisonnant dans sa chaleur. Il n’avait pas besoin de se pencher pour contempler le résultat. Ce qu’il percevait de sa compagne, de son essence même était suffisamment perturbé pour qu’il n’ait pas envie d’observer plus longtemps cette empreinte indélébile. Elle prit appui sur son bras pour se relever, maudissant la faiblesse qui la fit tanguer un instant avant de n’avoir d’autre alternative que de s’adosser à lui. Le portail dimensionnel tremblotait toujours derrière eux, dans l’attente du bon vouloir de son maître.
« On se tire d’ici. » Fit ce dernier, d’un ton rogue. « J’en ai assez vu pour la journée. » Il fit mine de tourner les talons vers la brèche, un bras autour de la taille de Rachel, avant d’être arrêté dans son élan par un Aiors qui avait manifestement de la suite dans les idées :
- Star Hill est dissocié du Domaine Sacré… Comment se fait-il que tu puisses ouvrir un passage entre les deux ? » Le Pope lui lança un regard glacial :
- Je t’en pose des questions ?
- … D’accord. » Le Lion croisa les bras en hochant la tête l’air entendu. « C’est de cette façon que tu t’y es pris, n’est ce pas ? Shion aurait senti que tu arrivais, si tu t’étais rendu ici par le chemin habituel. Or, tu…
- Félicitations, tu as tout compris. Et pour la peine… » Le couple s’engouffra de moitié dans le portail, « … vous descendez à pied, tous les deux ! » avant de disparaître, brèche comprise.

Camus étouffa un rire bref dans un raclement de gorge devant l’air vexé de son alter ego.
« Non mais quel enfoiré celui-là !
- Tu aurais mieux fait de t’abstenir. Ca n’a pas dû le ravir de remettre les pieds sur Star Hill, lui rappeler pourquoi n’était pas la meilleure idée que tu aies eue.
- En tout cas, maintenant, on sait.
- En effet… et je ne vois pas ce que ça change.
- Il n’empêche que si Shion avait pu anticiper, il…
- … il se serait laissé faire de toute manière. Aiors… il serait temps d’ouvrir les yeux. »
Interloqué, le Lion dévisagea son compagnon :
- Qu’est ce que tu veux dire ?
- Shion était puissant. Même pris en traître, il avait les moyens de se défendre malgré son âge. Regarde Dôkho… Non, il savait que Saga allait le tuer, et il n’a pas tenté de l’en empêcher.
- Mais, enfin… Pourquoi ?
- Regarde autour de toi… ça paraît évident non ?
- Il savait ?
- Bien sûr.

- Mais alors, tout ce qui s’est passé, ce qui est arrivé à mon frère, aux autres, c’était… prévu ? » Camus haussa les épaules.
- Tout, je ne suis pas certain. Mais Shion avait un don de prescience. Est-ce qu’il a voulu s’assurer que tout serait en place le moment venu ? Ce n’est pas impossible.
- Tu te… Tu te rends compte de ce que tu dis ? » Aiors avait emboîté le pas au Verseau, tout en poursuivant d’une voix blanche : « Cela signifierait que l’ensemble de nos actes a été prémédité. Que ce que nous avons fait, ce que nous sommes devenus… Non, » il secoua la tête d’un air résolu. « je ne peux pas le croire.
- Le croire ou pas ne changera rien. C’est comme ça. Il va falloir faire avec. »
Tandis qu’il suivait le Verseau, Aiors lâcha la bride à son esprit quelques instants, pour tenter de percevoir ce qui émanait du Palais. L’influence de Star Hill s’amenuisait peu à peu, et déjà les présences de ses compagnons devenaient plus tangibles. Malheureusement, il n’avait pas les talents de Thétis ou de Mü pour aller au-delà des apparences. Encore que ces dispositions particulières, il n’en avait pas vraiment besoin en cette seconde : l’inquiétude, la colère, la frustration s’entremêlaient dans une confusion obscure, teintant les cosmos du Pope et de sa compagne d’une ombre supplémentaire. Ni le Lion, ni personne d’autre, n’était en mesure de les apaiser. Et se dire que, peut être, tout cela avait été…

- Tu as l’air de t’en foutre complètement. » Il avait rattrapé Camus et marchait du même pas que lui, tandis qu’ils descendaient le sentier. Il se tourna vers lui, sincèrement étonné : « Savoir que tu as – peut-être -  été manipulé ne te met pas en colère ?
- Dans mon cas, je ne pense que cela aurait changé grand-chose. Je n’ai pas l’impression que qui ou quoi que ce soit ait décidé à ma place de mes actes.
- Qu’est ce qui te rend si certain de ça ? » Camus ne répondit pas, et son regard glacé se reporta sur le chemin devant lui. Au bout d’un moment, Aiors finit par demander de nouveau :
« Tu ne crois pas que la volonté de protéger ceux qui nous sont chers, ou de faire ce que nous croyons être le mieux pour eux nous a été imposée, n’est ce pas ?
- En effet.
- Alors, c’est peut être pour ça que nous nous sommes parfois trompés… »
Le Verseau glissa un œil attentif au Lion à ses côtés. Il avait l’air quelque peu abattu, mais une espèce de mélancolie pas tout à fait malheureuse froissait ses traits, lui enlevant quelques années par la même occasion. Il se rappela alors combien Aiors était plus jeune que lui. Cela le fit sourire. Sans doute ce dernier n’avait-il pas eu le temps, lui, de s’enferrer dans une situation inextricable. La fuite de Marine l’en avait empêché, l’obligeant à construire une seconde vie sur les décombres de la première. Sans doute la meilleure chose qui leur soit arrivée, à lui comme à elle d’ailleurs.
Lui n’avait pas eu cette chance, ou plutôt ce courage. Il ne l’avait pas souhaité de toute manière. Les dieux seuls savaient ce qui aurait pu se passer dans le cas contraire…
« Tu… Tu l’aimes donc à ce point-là ? Oh… non, pardon, c’est une question idiote, je n’aurais pas dû. » Camus s’était arrêté de marcher, observant un Lion confus de sa curiosité coupable. Il comprit que ce dernier avait suivi le même cheminement de pensées que lui, en parallèle de sa propre vie. Chacun d’eux avait tout essayé, tout tenté pour conserver aux personnes qu’ils aimaient ce qu’ils pensaient être leur bonheur. Ils s’en étaient persuadés… pour se rendre compte, un peu tard, qu’ils s’étaient fourvoyés.
« Sans doute comme tu as aimé Marine. » Finit par répondre le Verseau, en détachant ses mots avec soin. Aiors releva les yeux vers lui :
- Dans ce cas… peut-être n’est-il pas trop tard ? Même si la situation est différente, je crois que j’en ai tiré les leçons nécessaires. J’aurais pu… j’aurais pu lui reprendre cette liberté qu’elle m’a arrachée pour son propre compte. Mais si j’avais agi ainsi, alors j’aurais continué à m’aveugler. Je me suis trompé, parce que je n’ai pas su voir ce qui lui faisait du mal. Au contraire… je croyais bien faire.
- Comme tu l’as dit, la situation n’est pas la même.
- Oui, mais si tu continues comme ça, tu le perdras définitivement. » Le Lion vit Camus se mordre les lèvres, et crut un instant être allé trop loin. Mais :
- Je n’attendrai pas ce moment. » Les yeux d’Aiors se dilatèrent :
- Tu vas partir ?
- Cela vaut mieux pour moi et surtout pour lui. Moi aussi… je dois lui rendre sa liberté. J’ai cru que je la lui avais conservée toutes ces années, mais j’ai fait une erreur : je l’ai emprisonné dans un mensonge. Je n’en avais pas le droit.
- Mais… et lui ?
- Milo sera soulagé. Je le connais, il… la difficulté, les contraintes, lui font peur. Tu sais comme moi à quel point il déteste ça. Je veux qu’il retrouve sa confiance en lui, son insouciance. C’est comme cela que je veux qu’il vive. »
Oui, il l’aimait. Aiors sentit sa gorge se serrer à l’idée que Camus était prêt à se couper définitivement de tout ce qui avait constitué son existence jusque là pour redonner à Milo la vie qu’il avait toujours eue. Il ne le verrait sans doute jamais plus, ne vivrait en lui que le souvenir de l’être cher, mais il préférait cela aux miettes dont il s’était contenté tout au long de ces dernières années, et à la souffrance qu’il lui avait infligée bien malgré lui. Le visage du Scorpion vint se superposer à celui de Camus dans l’esprit du Lion. Le Milo rieur, moqueur, de son enfance, de son adolescence, de ses années d’adulte. Il n’était plus ainsi, c’était vrai. Mais était ce réellement un mal ? Se confronter à la réalité de la vie n’était-il pas ce qui avait manqué au Scorpion jusqu’ici ? Et de fait, accepterait-il une telle décision unilatérale ?
- Je comprends… Mais… et si tu te trompais de nouveau ?
- Aiors, il faudrait vraiment que je le fasse exprès pour me tromper encore plus que je ne l’ai déjà fait.
- Tu lui as ôté une partie de sa légèreté, c’est vrai. De fait il a commencé à changer... Et le Milo d’aujourd’hui n’accepterait peut être pas que tu décides pour lui. » Devant l’air dubitatif du Verseau, Aiors insista : « Tu comptes pour lui. Vraiment. Et… Et il s’en est rendu compte. Ne t’enfuis pas. Le remède pourrait être pire que le mal. »

 

Pentagone – Arlington, Virginie – Etats-Unis d’Amérique…

« Je pensais disposer d’un délai plus important mon Général, mais nous serons prêts. » L’ordonnance Orwell se tenait devant le bureau de Corman, raide comme la justice, malgré l’injonction de repos de son supérieur. Ce dernier eut un soupir devant cette soigneuse discipline.
- Orwell, vous savez que l’ordre que je vous ai donné n’entre pas exactement dans le cadre de la mission qui m’a été confiée, n’est ce pas ?
- Oui, mon Général.
- Vous pouvez encore refuser.
- Je sais mon Général. » L’ordonnance de feu Kenton en resta là, mais son silence valait toutes les réponses.
- Combien d’unités au total ?
- Trois unités médicales mobiles, et autant d’hélicoptères.
- Où seront-ils ?
- En l’air, mon Général. » Corman plissa les yeux, se demandant tout à coup si ce jeune freluquet était en train de se payer sa tête… mais le sérieux et la concentration qu’il affichait le convainquirent du contraire.
- Ils n’auront peut être pas l’occasion de jamais revenir au sol, s’ils demeurent trop près.
- Il resteront en stationnaire au-delà d’un rayon de quinze kilomètres autour du site mon Général. Les hommes que vous avez choisis sont conscients des risques.
- Et sont-ils aussi conscients que vous de la cour martiale qui les attend si nous échouons ?
- Vous ne nous avez pas choisis pour rien mon Général. » Corman se surprit à l’espérer. Tout comme Orwell, il avait failli être pris de court. Lui aussi avait été surpris par une telle bousculade, en ce qui concernait les événements. Quant aux propos de Grisham, ils ne l’avaient pas étonné outre mesure, même s’il s’était attendu à une langue de bois un peu plus appuyée. Il avait pris les devants, et la suite lui avait donné raison. Il ne savait pas trop bien pourquoi il faisait tout cela. Jusqu’ici, il s’était contenter d’obéir aux ordres, ce qui lui avait valu une longue carrière, et un avancement que d’aucuns lui avaient envié en leur temps. Or, il avait pleinement conscience aujourd’hui qu’en prenant de telles initiatives, il allait à l’encontre des souhaits de sa hiérarchie, et sans doute de son propre pays. Alors pourquoi ? Pourquoi sacrifier un aussi beau curriculum vitae pour une cause qui risquait fort d’être perdue ?
Le champ de mort qui avait soldé la précédente ouverture des Portes, et que Kenton lui avait décrit, non pas avec force détails, mais avec une émotion douloureuse, ne laissait guère d’illusions à Corman. Tout comme il n’en avait pas gardé une multitude par devers lui pour ce qui concernait ses semblables. La guerre mondiale précédente était inévitable, et ses conséquences n’ont pas été précisément très glorieuses. Quant à la prochaine… Portes ou pas, qu’est ce qui pourrait bien empêcher son occurrence ? De tout cela il ne doutait pas. Pourtant… il avait envie d’espérer, mais différemment de ses supérieurs. Il ne s’agissait pas seulement d’empêcher ces satanées Portes de s’ouvrir ; ceux qui allaient s’y opposer devaient vivre, qu’ils réussissent… ou qu’ils échouent. Parce qu’il y a des situations, des contextes, face auxquels même la première puissance mondiale est totalement désarmée. Et parce que… Kenton avait cru en ces gens-là. Pas seulement en leurs pouvoirs, en leurs forces, mais aussi et surtout en leur humanité. En leur foi en l’homme. Et s’il y avait bien une chose dont Corman avait été dépourvu tout au long de ces dernières années... Il se surprenait à avoir envie de la retrouver. Et il lui semblait que ces hommes et ces femmes qui allaient risquer leur vie au nom de cette croyance méritait un peu plus que d’être traités comme des outils à usage unique, qu’on se garderait bien de réparer. Ou trop tard. Ce qui en l’espèce revenait strictement au même.
Corman ne prétendait pas devenir leur sauveur, il doutait même de disposer des moyens réels et nécessaires pour jouer ce rôle. Mais l’idée même qu’il pouvait rester les bras ballants en attendant que ça se passe lui remuait les tripes et faisait remonter à l’arrière de sa gorge la bile âcre de la lâcheté. Et de la honte.
« Mon Général, » Corman réprima un sursaut, tandis que la voix d’Orwell le ramenait à l’instant présent, « quand voulez-vous que nous procédions au déploiement préventif ?
- Le plus tôt possible. Par ailleurs… » Il jeta un œil au fax posé sur son bureau, à en tête du Sanctuaire. « Veillez à faire réceptionner une partie de ces gens à Salt Lake City demain soir. Tenez. » Orwell se saisit du document sur lequel figuraient horaires, numéro de vol et identités des concernés.
- Puis-je disposer mon Général ?
- Vous pouvez, vous pouvez… Au fait, » Orwell, qui avait tourné les talons, s’immobilisa et pivota vers son supérieur qui, les mains jointes sous son menton, l’observait d’un air pensif.
- Oui, mon Général ?
- Merci.
- De rien mon Général. Je crois… je crois que ce que nous faisons est bien… mon Général. »

L’aube achevait de se déployer derrière l’unique baie vitrée du bureau. Corman quitta son siège pour aller modifier l’orientation des stores, une habitude qu’il avait prise depuis des années tant le soleil estival avait le mérite de le cuire à l’étouffée et ce, malgré la climatisation qui finissait de toute manière par immanquablement abdiquer. Il n’acheva pas son geste.
L’ombre fugace qui s’était matérialisée au beau milieu du flot de lumière extérieure, de plus en plus aveuglant au fil des minutes, l’empêchait d’accéder à la fenêtre.
« Qu’est ce que…
- Votre bonne volonté vous honore, Général Corman. » Fit une voix dont il lui était impossible de distinguer les traits du propriétaire. « Votre sens du sacrifice également d’ailleurs… Nul doute que vous attendrez votre retraite quelque part entre le premier et le deuxième sous-sol de ce bâtiment accueillant. Si vous ne perdez pas la vie d’ici là, bien entendu.
- Mais enfin… bon sang, qui êtes vous ? » Corman avait reculé et, adossé au rebord de son bureau, en avait déjà ouvert le tiroir, ses doigts effleurant l’arme de service qui n’avait plus vu la lumière du jour depuis dix bonnes années.
- Ce genre d’ustensile est inefficace et inutile, Général, je ne suis pas venu ici pour vous faire du mal, mais simplement pour… discuter ?
- Montrez-vous.
- A votre guise. »
La silhouette se décala de quelques pas en pivotant, pour se retrouver à la droite de Corman, qui se tourna vers son invité surprise. Vêtu de noir de la tête aux pieds, les yeux aussi opaque que ses vêtements, il observait le militaire avec un léger sourire amusé. Le général fut frappé par les nuances argentées de sa longue chevelure encadrant un visage pourtant jeune. Un visage qui lui était inconnu. Un instant il fut tenté d’appeler… mais se ravisa. L’intrus s’était vraisemblablement introduit dans son bureau par un moyen qu’il aurait eu bien du mal à expliquer, nul doute qu’il s’en irait de la même façon. Et passer pour un fou auprès de ses hommes n’entrait pas dans ses projets immédiats.
« Je vois que vous êtes un homme intelligent. » Commenta l’autre, comme s’il avait lu dans ses pensées. Corman frémit à cette idée. Le “comme si” était de trop. « Nous allons de fait très certainement pouvoir nous entendre. Puis-je ? » Abasourdi, Corman ne réalisa pas tout de suite que son hôte lui demandait la permission de s’asseoir. Et ce fut tout aussi hébété qu’il esquissa un vague signe de tête que l’autre prit pour une autorisation.
« Général, il semblerait que nous ayons des intérêts communs vous et nous.
- Nous ?
- Mon Maître. Il souhaite autant que vous faire en sorte que les membres du Sanctuaire… ne succombent pas à leur intervention face aux Portes. Il aimerait vous appuyer dans votre démarche.
- Je n’ai pas besoin d…
- D’aide ? En êtes-vous tout à fait certain ? » Un filet de sueur dégoulina le long de l’échine de Corman. Le ton était aimable, onctueux même. Trop. Qui était cet homme ? Ce Maître ?
« Disons que… » Les extrémités des doigts de l’homme se joignirent les unes après les autres avec une application maniaque, avant qu’il ne les porte à ses lèvres. « … nous souhaiterions que nombre d’entre eux survivent, pour une raison qu’il ne m’est pas permis de vous exposer. Mais sachez qu’il est fort possible que vos objectifs et les nôtres se ressemblent plus que vous ne pourriez l’imaginer. Si vous souhaitez réellement les sauver, vous aurez besoin de nous. » La confiance de Corman envers cet homme était proche du zéro absolu. Voire même en deçà. Tout en lui inspirait la défiance la plus profonde. Et pourtant… pourtant… il se mordit l’intérieur de la joue tout en se demandant dans quelle galère il s’apprêtait à s’engager, quand il affirma :
- J’ai tout prévu. Et je ne veux pas de civil sur le site.
- S’il n’y a que cela qui vous préoccupe… » L’autre laissa échapper un léger rire. « Alors considérez que nous ne sommes pas tout à fait des civils comme les autres.
- Vous êtes… comme eux ?
- En quelque sorte… et c’est la raison pour laquelle je peux vous assurer que vous aurez besoin de nos services. La médecine peut se montrer impuissante à bien des égards pour sauver des êtres humains comme ceux appartenant au Sanctuaire… malgré toute l’abnégation dont elle peut faire faire preuve.
- Je ne vous fais pas confiance…
- Vous avez sans doute raison.
- … Mais vous ne me laissez pas le choix, je me trompe ? »
Le silence lui répondit. Le silence… et un sourire. Glacé.
Corman comprit à cet instant qu’il n’était rien de plus qu’un vulgaire pion égaré dans un monde qui n’était pas le sien. Ce qui allait se jouer dans quelques jours le dépassait déjà depuis des mois, mais l’apparition de cet inconnu lui confirmait que d’autres intérêts étaient en jeu à un niveau qui ne le concernait pas et qu’il ne pouvait pas appréhender.
« Qui me dit que vous n’allez pas les sauver pour mieux les tuer ensuite ?
- Je ne peux vous offrir que ma parole… Prenez le risque d’en connaître la valeur. »

 

Grèce continentale, dans l’après-midi…

Le bar était loin d’être désert. En y pénétrant une heure plus tôt, Aiors, qui venait déjà de louvoyer avec quelques difficultés entre les tables bondées en terrasse, enjambant ici un sac à dos, là une poussette, s’était retrouvé au beau milieu d’un groupe de jeunes étudiants, pas forcément nombreux mais particulièrement bruyants. Aussi son salut à l’ancien, toujours vissé derrière son zinc et sereinement imperméable à cette agitation saisonnière, s’était perdu dans le brouhaha ambiant. Le Lion avait néanmoins déniché une table à l’écart, et près de la baie vitrée. D’un geste distrait, il avait passé la paume de ses mains sur le bois aussi âgé que le lieu et son propriétaire. Les aspérités familières étaient toujours là, de même que les creux entaillés par sans doute bien d’autres étudiants, ou d’autres apprentis parmi ceux suffisamment malins pour s’esquiver du Sanctuaire à la nuit tombée, et persuadés de retrouver ici un semblant de leur jeunesse trop vite étouffée. Qui sait ? Lui-même avait peut être laissé une trace de son passage sur cette table, ou sur une autre…

Il était en avance, aussi ne s’était-il pas pressé. Déambulant sur le port quelques minutes avant de rejoindre le lieu de rendez-vous, il avait laissé son esprit vagabonder, s’échapper des contraintes du Sanctuaire. A l’instar de ses camarades, il percevait la pression qui s’appesantissait sur ses épaules d’heure en heure, au fur et à mesure que les échéances se rapprochaient. “Les”, parce que le départ de sept d’entre eux dès le lendemain tenait lieu du premier coup de semonce, lequel ébranlait déjà de manière insidieuse les fondations du Sanctuaire. Ce n’était pas tangible, ni visible. Sans aucun doute beaucoup se rendraient compte de ces deux vagues de départs successifs, mais la réorganisation orchestrée par Saga jouerait son rôle de tampon. L’absence des chevaliers d’or ne perturberait pas outre mesure le fonctionnement de l’île. Non, au final, c’étaient bien les premiers concernés qui accusaient le plus difficilement le contrecoup de l’accélération des événements. Le Lion ferait partie de ceux qui partiraient en dernier. D’un côté, il s’en réjouissait, de l’autre… si d’aucuns lui avait demandé de s’en expliquer, il en aurait été bien ennuyé. Il ne parvenait même pas à identifier clairement pour lui-même l’origine de ce malaise quant à la séparation prochaine d’avec une partie de ses camarades, séparation d’autant plus de courte durée. Simplement… il lui semblait peut être que les choses étaient moins difficiles à supporter lorsqu’il avait la certitude d’être entouré. Ou que les laisser s’éloigner revenait à s’amputer d’une part de lui-même. Allez savoir.
L’écho des paroles du Verseau se superposait en outre à cette gêne qu’il ne pouvait nommer. Et ce, bien malgré lui. Il ne pouvait y croire… il s’y refusait. Parce que ce que cela entraînait… Il avait fini par chasser le visage ravagé de son aîné de son esprit, un visage qui n’avait de cesse de revenir, encore et encore, depuis qu’il avait quitté Star Hill. Non, Aioros ne pouvait pas… n’avait pu être une telle victime. Inconcevable.

Il avait croisé Andreas, au détour d’un îlot de foule. Il attendait un taxi, sans doute celui qui allait l’emmener jusqu’à Athènes, comme tous les jours. Après une hésitation, Aiors l’avait salué, sans chaleur excessive cependant. Le retour avait été du même acabit. Ni l’un ni l’autre n’avait oublié que c’était le Lion qui avait mis les pattes dans le plat en confrontant le père des jumeaux à une réalité détestée et reniée. Mais tout en s’éloignant, laissant derrière lui la haute silhouette du vieil homme se fondre dans la cohue, Aiors n’avait pu s’empêcher de penser que la situation d’Andreas n’avait rien de très heureux. Confusément, il en avait éprouvé une certaine peine. L’Antinaïkos partageait ses journées entre des matinées au Sanctuaire, observant, muet, les séances d’entraînement des futurs chevaliers d’or, le plus souvent seul, parfois aux côtés d’Aldébaran, qui avait réussi à surmonter la répugnance générale vis-à-vis de celui qui avait tenté de tous les corrompre les uns après les autres, et des après-midi passés au chevet de son ami Nathan. Un ami qui ne pouvait plus lui être d’un grand secours.
Andreas n’avait pas été associé outre mesure aux derniers développements de la situation, et à vrai dire, il n’avait pas précisément cherché à en savoir plus. Sans doute Aldébaran avait cependant été assez charitable pour lui en retracer les lignes principales… Aiors s’était surpris à se demander ce que le vieil homme pouvait bien éprouver à l’idée que ses fils allaient risquer leur vie pour le bien du Sanctuaire… de l’humanité. En concevait-il une forme de fierté ? Ou quelque once de remords ?
Il connaissait Andreas depuis sa plus tendre enfance, et le savait dur, peu enclin au sentimentalisme. Néanmoins, Aiors ne pouvait pas croire à l’idée qu’il puisse réellement rester de marbre face aux risques encourus par les jumeaux. Peu importait ce que ces derniers avaient pu croire : leur père les avait aimés, à sa manière. Il ne saurait en être autrement. Le Lion espérait juste que tous trois s’en rendent compte suffisamment tôt.

A présent, il attendait, un expresso fumant posé devant lui. Il était serein. Une petite partie de son autre vie n’allait pas tarder à venir combler le vide qui se creusait déjà dans son cœur…

En voyant un large sourire s’épanouir sur le visage d’Aiors lorsqu’il l’aperçut derrière les vitres du bar, un soulagement sans borne déferla dans sa poitrine et Jane put enfin laisser la bride au soupir bloqué dans sa gorge depuis qu’il lui avait demandé de le rejoindre. Tandis qu’avec force sourires et œillades, elle se taillait une brèche dans la muraille de clients qui la séparait de son compagnon, elle prenait note de tous les changements opérés dans les traits du Lion et eut subitement l’impression, lorsqu’elle fut enfin devant lui, qu’elle ne l’avait pas revu depuis des années. Pourtant, cela faisait à peine quelques mois… Mais qu’est ce qu’une voix, même entendue plusieurs fois par jour, pouvait traduire de la réalité vécue ? Pas grand-chose réalisa-t-elle, alors qu’elle disparaissait dans son étreinte puissante. Longtemps ils restèrent enlacés, muets, savourant la simplicité de leurs gestes tendres qui naturellement retrouvaient leurs repères au contact de l’autre. Elle finit par redresser la tête, pour plonger dans l’azur franc de son regard. Certainement la seule chose qui n’avait pas changé. Vraiment ? Elle se rendit compte, troublée, que la luminosité habituelle de ces yeux qui la dévoraient en cet instant, avait été ternie. Oh, si peu, bien sûr, à tel point que cela serait demeuré imperceptible pour quelqu’un d’autre… pourtant, le voile était là, rejetant au loin les derniers pétillements de l’insouciance. Elle porta le bout de ses doigts jusqu’à sa joue, soulignant d’une légère arabesque le creux qui n’y était pas lorsqu’elle l’avait obligé à la laisser pour aller accomplir son devoir. De la même façon, elle effleura les deux plis à présent définitivement marqués entre les épais sourcils de son compagnon. Dans un sourire d’excuse, il saisit sa main, pour l’éloigner de son visage. Il dut voir ses interrogations au fond de son regard :
« Ne me dis pas que j’ai vieilli en aussi peu de temps ! » S’esclaffa-t-il d’un ton un peu trop enjoué, lui sembla-t-il, pour être honnête. Elle répondit doucement :
- Vieilli non. Changé ?
- … Ce n’est pas impossible. » Concéda-t-il avant de rajouter, taquin : « Dois-je en conclure que je ne suis plus à ton goût ?
- Idiot. »

Elle le laissa l’entraîner hors du bar, et la piloter à travers la foule jusqu’au discret embarcadère à l’extrémité du port. Le bateau était là, tranquillement balancé par un mer paisible. Elle en avisa le pilote et le salua dans un grec hésitant, avec l’un des quelques termes que lui avait enseignés son compagnon. Son absence de réponse l’interloqua, mais alors qu’elle commençait à se persuader que son accent devait être vraiment déplorable, Aiors intervint :
« Il est sourd et muet.
- Ah ? » Et le Lion de lui en expliquer les raisons avec force détails et références au passé millénaire du Sanctuaire. Raisons qu’elle comprenait parfaitement par ailleurs. Néanmoins… lorsqu’elle vit se profiler un banc de brume incongru sur l’horizon, au beau milieu d’une mer et d’un ciel impeccablement bleus, elle se tourna de nouveau vers lui en quête d’éclaircissements complémentaires. Là encore, des justifications, mais pour le principe intrinsèque du phénomène… il lui apparut que même Aiors n’était pas capable de lui en exposer tous les rouages. Cette protection visuelle avait toujours été là finit-il par conclure, conscient de sa lacune sur le sujet. Elle empêchait les plaisanciers de repérer l’île du Sanctuaire, et si certains décidaient tout de même de pousser leur exploration, ils se perdaient, immanquablement. De la même manière, le site n’était pas repérable du ciel.
Songeuse, elle reporta son attention devant elle, percevant déjà la vive clarté qui les attendait derrière cette étrange barrière… ainsi que les hautes falaises de l’île. Vues du bateau, celles-ci lui apparurent comme infranchissables. Pourtant, tandis que l’embarcation se rapprochait de l’unique ponton visible, elle commença à distinguer un semblant de sentier taillé dans le flanc de la roche calcaire, et prenant naissance sur une étroite plage de sable. Aiors sauta avec souplesse sur la passerelle en bois, saisissant au passage les cordages qu’il enroula autour des anneaux d’amarrage. Après un dernier regard au pilote, toujours aussi impassible, elle le rejoignit.

Il s’était emparé de son sac, et elle le suivait le long de l’étroit chemin accidenté qui allait la mener au cœur de ce Sanctuaire qu’elle ne connaissait qu’au travers des récits que lui en avait faits le Lion. Quand bien même elle savait qu’il était une réalité, elle ne pouvait se défendre d’une impression étrange, celle de pénétrer dans une légende. Elle avait beau savoir… La voix d’Aiors lui parvenait, tandis qu’il lui résumait brièvement l’évolution de la situation depuis qu’ils s’étaient quittés. Il n’avait rien voulu lui dire lorsqu’il l’avait appelée la veille, pour lui demander de le rejoindre. Malgré l’enthousiasme qu’elle avait alors détecté dans sa voix, une note discordante l’avait alertée, une note qu’elle retrouvait à présent tandis qu’elle tentait de l’écouter, et de suivre le récit quelque peu désordonné qu’il lui servait. Ce n’était pas tant qu’elle n’avait pas l’habitude du côté brouillon du cadet Xérakis, mais occupée de son côté à tenter de matérialiser ce qu’elle avait bien pouvoir trouver à l’issue de la montée, elle avait bien du mal à se concentrer sur ses propos.

Soudain, elle n’entendit plus rien. Le choc était trop…
« Jane ? » Aiors s’était retourné, prenant conscience qu’il parlait dans le vide depuis plusieurs secondes.
Ebahie était un adjectif par trop anodin pour qualifier l’état d’ahurissement dans lequel la belle américaine venait d’être plongée. Ecoper d’une paire de millénaires en pleine figure de façon aussi brutale aurait stupéfié n’importe qui. Elle avait voyagé pourtant, connaissait l’Europe, son histoire, ses vestiges… mais rien n’aurait pu la préparer à ça. Des doriennes de tout acabit, des temples antiques, des ruines, elle en avait vus. L’Acropole, elle l’avait visité. Mais ce qui s’étendait en cet instant devant ses yeux… vivait. Non pas par la grâce artificielle d’une foule avide et curieuse, mais bien par une espèce de continuité temporelle, comme si ce lieu n’avait jamais été abandonné, ni rejeté dans les limbes du passé. Un léger rire lui parvint de la gauche, Aiors s’étant rapproché d’elle. Il passa un bras autour de la taille de sa compagne :
« Tu viens ? La visite est gratuite. »
Elle trébucha sur le bord d’une dalle partiellement descellée au moment de le suivre, avant de se rétablir d’un pas mal assuré. Le Lion avait beau se montrer aussi à l’aise dans cet espace qu’une dorade dans la mer toute proche, en ce qui la concernait, une sorte de crainte révérencielle venue du fin fond des âges l’empêchait d’éprouver la même sérénité.
Alors que le couple franchissait l’entrée du domaine sacré, laissant derrière lui un colysée environné d’une flopée d’enfants et d’adolescents et d’où s’échappaient cris de douleurs et éclats de rire, elle put détailler à loisir les temples s’étageant au gré des chaos rocheux le long d’une pente ascendante. Tous différents, et, semblait-il, dotés d’une personnalité qui leur était propre. Les dômes du premier, la symétrie du troisième… du moins pour ceux qu’elle apercevait de là où ils se trouvaient. Eux aussi distillaient cette sensation puissante de vitalité et ce, malgré les stigmates apparents du passage des siècles. Un autre monde. Oublié, protégé, vivant. Inimaginable.
« Visite inattendue… Bonjour Jane. » Cette dernière sursauta. Elle n’avait pas vu le Bélier les rejoindre au pied de la première maison. Lui aussi… Elle l’avait rencontré plus d’un an auparavant, lorsqu’il avait passé quelques jours chez le couple, à la demande d’un Saga convalescent. Oui, lui aussi avait changé. Elle se surprit à se demander si les principaux intéressés en étaient conscients, alors qu’elle avisait l’échange muet de leurs sourires amicaux… ainsi que l’interrogation dans le regard de Mü destinée au Lion qui secoua la tête, imperceptiblement. Ce signe, furtif, l’extirpa momentanément de l’anesthésie provoquée par la découverte du Sanctuaire pour la ramener à une autre réalité. Même si elle n’avait pas tout intégré du récit qu’Aiors avait interrompu dès lors qu’ils avaient posé le pied sur le parvis du Sanctuaire, elle se rappela tout de même de cette impression tenace qu’il ne lui disait pas tout. Mais déjà, il lui saisissait le poignet, saluant son alter ego et se dirigeant vers les escaliers monumentaux.
« Allons chez moi poser tes affaires. On aura tout le temps ensuite de faire le tour de l’île. »
Il reprit du même coup le fil de son résumé, et cette fois, elle lui accorda un peu plus d’attention, tandis qu’ils traversaient le temple du Taureau dont l’occupant se trouvait en compagnie des chevaliers d’argent dans les arènes, puis celui des Gémeaux, toujours aussi vide. Les choses n’avaient visiblement pas été faciles, et son malaise s’accrut tandis qu’il lui narrait d’une voix qu’il s’efforçait de rendre neutre - sans grand succès d’ailleurs – les “accrocs” auxquels certains d’entre eux avaient été confrontés au cours des dernières semaines. Thétis, Shura… Elle n’avait vu ce dernier qu’une seule fois, et en avait retiré une impression globalement positive, celle d’un homme doté d’un solide sens pratique et plutôt imperméable aux vicissitudes de la vie. Mais le ton altéré du Lion lorsqu’il avait abordé le cas de son camarade du dixième temple la fit douter de ses premières conclusions. Quant à Thétis… Elle s’imaginait mal cette belle et douce jeune femme confrontée à une telle violence. Et là encore… Son compagnon accusait le coup, elle s’en rendait compte au fur et à mesure de son récit. Il lui apparut également que ceux qu’il semblait considérer encore quelques mois plus tôt comme des camarades incontournables mais qu’il n’avait pas forcément choisis, avaient acquis une importance majeure pour lui. Elle aurait été bien en peine d’apposer des termes précis sur cette sensation, mais le changement était trop flagrant pour qu’elle ne puisse pas s’en apercevoir. Et à vrai dire… elle ne savait pas vraiment sous quel angle considérer la chose. Aiors s’était enrichi de la présence de ses alter ego. C’était indéniable. Mais en contrepartie… une partie de lui s’était altérée. La partie qui faisait de cet homme le sien. Comme si la liberté qu’il s’était acquis au fil des années venait de trouver des limites, des barrières face auxquelles il avait accepté de céder une partie de son autonomie. Bon gré, mal gré, elle n’en savait rien. Dans tous les cas, il ne semblait pas s’en formaliser outre mesure.
Le sommet du quatrième temple qu’elle savait être celui d’Angelo, l’italien dont elle appréciait tant l’humour mal à propos, se profilait au sommet de cette énième volée de marches. Etrangement, le Lion avait réduit son débit de paroles de façon plutôt significative.

Aiors savait pertinemment qu’il avait omis un certain nombre de points de détail. Et pas des moindres. A vrai dire, il avait compté sur deux coups du sorts potentiels et providentiels : le premier, estimant qu’il aurait largement le temps de parvenir jusqu’à son propre temple sans que son résumé n’atteigne le point critique, le second, escomptant un temple du Cancer déserté de ses occupants.
Or, non seulement il avait épuisé son stock d’événements racontables et largement usé et abusé de digressions qui si elles ne lui avaient pas encore filé de mal de crâne, ne tarderaient pas à le faire, mais aussi et surtout, il y avait du monde dans la quatrième maison. Non, pire que ça. Devant. Il le sut avant même que les premiers escaliers du temple n’entrent dans son champ de vision.

Marine et Angelo discutaient avec animation debout tous deux à l’entrée de la bâtisse, la première les poings plantés sur les hanches, le second les mains en mouvement et mégot au coin des lèvres. Rectification : ils s’engueulaient, mode de communication qu’ils semblaient avoir élu comme étant le plus efficace, ou du moins, le plus adapté à leurs personnalités respectives.

Une fois Jane arrivée à la hauteur d’Aiors, elle se figea à ses côtés. Et ne bougea plus. Même le ciel avait décidé de s’y mettre. Malgré l’heure avancée de l’après-midi, le soleil était encore haut, et nulle ombre n’entachait le couple qui débattait à coup de répliques cinglantes à quelques mètres de là, couple qui stoppa aussi sec sa joute verbale lorsque l’un et l’autre prirent conscience de deux présences non prévues. Et lorsque Marine fit volte-face sur elles, sa chevelure ne manqua évidemment pas de flamboyer avec toute la vigueur requise.
Jane avait entendu parler de cette femme. Souvent. Elle en avait même vu des photos. Après tout, lorsqu’elle était tombée sur Aiors, qu’elle ne connaissait alors que très vaguement, celui-ci peinait toujours à achever son deuil, malgré les quelques années qui commençait à le séparer du décès de Marine. Décès… A priori, mourir n’était pas chose facile au Sanctuaire.
« Aiors… tu n’aurais pas oublié un détail ? »
La bafouille que le Lion miaula en guise de réponse se perdit dans un silence visqueux.

La rousse vit l’autre marcher sur elle d’un pas décidé, et le sourire de bienvenue qu’elle s’apprêtait à lui offrir mourut avant même d’avoir été esquissé. De l’hostilité. Voilà ce qu’elle percevait avec une acuité effarante de la part de la compagne du Lion. Une fois face à face, elles se dévisagèrent. L’une avec une curiosité entachée d’une soudaine méfiance, l’autre avec une agressivité hautaine teintée de reproches :
« La résurrection, c’est une coutume locale ? »

Les deux hommes, de part et d’autre de leurs compagnes respectives, s’entre-regardèrent, indécis. Se grattant la nuque d’un air absent, le Cancer finit par s’adresser à son voisin de l’étage supérieur :
« Ca devient dangereux dans le coin… Je suggère un repli stratégique dans mon temple, qu’est ce que t’en dis ?
- Vendu. »

Le Lion amorça un détour prudent visant à passer au large des deux femmes, et suivit Angelo, le duo s’empressant de disparaître dans les profondeurs de la quatrième maison.
« Ca va barder dehors… » Commenta l’italien tandis qu’il mettait à réchauffer le café du matin, dans un coin cuisine anormalement rangé. « Qu’est ce qu’il faut te dire ? Bravo ?
- Je n’ai pas eu le temps.
- C’est ça, prends moi pour un con aussi tant que tu y es. » Aiors se laissa tomber dans le canapé, avec un soupir de lassitude.
- Tu es marrant toi… ça fait, quoi, deux heures ? Oui, deux heures que je l’ai retrouvée, je me voyais mal lui expliquer que non seulement Marine était en vie, mais qu’en plus, elle était ici… avec toi et…
- … et que tu ne vas rester avec elle que pendant deux jours, avant d’aller joyeusement te faire démolir à quelques milliers de kilomètres d’ici. Effectivement, ça fait beaucoup pour pas grand-chose.
- Angelo… merde. »

Aiors cessa de compter le nombre de cafés qu’il avait ingurgités depuis le début de la journée, tout en se doutant qu’il était encore loin de battre le Cancer à ce jeu-là, lequel semblait avoir été intoxiqué à ce breuvage amer dès sa conception.
« Vous vous disputiez à quel sujet ? » Finit par demander le Lion au bout d’un moment.
- Devine.
- Elle le savait non ?
- Oui, bien entendu. Mais… » D’un hochement de menton, il désigna la pochette des billets d’avion qu’il était allé récupérer au Palais en fin de matinée. « Ca fait plus réel tout à coup. » Et pas que pour elle.
- Tu crois… qu’on va revenir ?
- Y a plutôt intérêt. » Fit Angelo tout en s’étirant sur son fauteuil défoncé, avant de poser les pieds sur la table basse et de laisser ses bras pendre de chaque côté des accoudoirs. « Je n’ai pas fait tout ça pour rien.
- Ce n’est pas toi qui me disais de ne pas trop me raccrocher à une vie qui n’était pas la mienne ?
- Ta gueule.
- C’est bien ce qu’il me semblait. » Le silence retomba… avant d’être brisé par un éclat de rire, presque immédiatement réprimé, mais avec bien trop de difficultés. Le Lion n’eut de fait pas d’autre choix que de laisser libre cours à son hilarité devant un Angelo d’abord soupçonneux… mais qui se laissa bientôt gagner par le rire à son tour. Et ils rigolaient encore comme des bossus quand leurs compagnes pénétrèrent dans les appartements du Cancer, avant de se planter devant eux, partagées entre la résignation et le découragement.
« Ca va ? On ne vous dérange pas trop ? »

 

Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire, Grèce, début de soirée…

La rumeur avait rempli son office. Comme d’habitude. Peut être même plus rapidement qu’à l’accoutumée. Thétis, inquiète, s’en était ouverte à Kanon, hésitant à rejoindre le Palais, mais son compagnon l’en avait dissuadée. Aucun d’entre eux n’était plus suffisamment étranger à Rachel pour espérer lui apporter un appui qui serait immanquablement entaché d’une culpabilité évidente. Tous, malgré eux, portaient une responsabilité dans ce qui venait d’arriver.
En toute objectivité, songeait Kanon tandis qu’il gravissait les quelques dizaines de marches qui séparaient du palais le temple des Poissons où il avait provisoirement élu domicile, ce n’était pas si grave. Inattendu, certes, incompréhensible, sûrement, mais grave, non. Quand bien même le monde réel les entourait et s’était toujours accroché à leurs basques depuis leur plus jeune âge, ils avaient tous vu suffisamment d’étrangetés inexplicables pour ne pas se formaliser outre mesure de ce qui n’était sans nul doute qu’une autre forme de manifestation malicieuse de ce cosmos, partie intégrante de leurs vies à tous.
Néanmoins… Il enfila le couloir du rez-de-chaussée vers la droite, se dirigeant sans y penser vers le salon, dont la porte fermée laissait pourtant filtrer une faible lumière au ras du sol. Le moment et la façon dont cela s’était produit avaient quelque chose de provocant. En tout cas, il connaissait suffisamment Rachel pour se douter qu’elle vivait plutôt mal ce coup du sort. Parce que cela en était un, forcément. Et le deuxième qui plus est. Ca faisait beaucoup, en très peu de temps. Elle qui avait toujours, depuis sa plus tendre enfance, cherché à se démarquer de ce Sanctuaire rigide… Sa soif de liberté, elle ne s’était pas seulement contentée de l’exprimer, non. Elle l’avait étanchée, dès qu’elle en avait eu l’occasion. Maîtresse de son destin croyait-elle. Héritière Dothrakis mais pas seulement, bien au contraire. Femme avant tout, libre d’agir et d’aimer comme bon lui semblait, détachée autant que possible d’une responsabilité familiale dont elle avait tout mis en œuvre pour se débarrasser. Le sursis fut long, si long qu’elle crut pour de bon avoir gagné la partie. Mais Dimitri d’abord, Saga ensuite, les Portes enfin s’étaient chargés de lui rappeler que l’échappée belle trouvait toujours son issue, tôt ou tard. Une issue qui ressemblait d’ailleurs très étrangement à la ligne de départ.
Il stationna un instant devant le battant, derrière lequel il devinait son jumeau. La main sur la poignée, il hésitait.
Si encore Rachel avait été seule, confrontée à sa propre route, passait encore. Mais douze existences venaient d’être de lui être irrémédiablement liées. Si tous en avaient pris conscience ce jour-là, seuls quelques uns en décelaient les inévitables conséquences. Quant à savoir si ces dernières augureraient du meilleur ou du pire… Kanon pour sa part aurait été bien en peine de répondre à une question aussi épineuse. Il ne savait qu’une chose : qu’une treizième vie risquait fort de s’étrangler avec une pilule impossible à digérer.

Saga était assis au bord d’un fauteuil isolé, sous l’unique lampe allumée de la vaste pièce, dont les coins se perdaient dans l’obscurité. Les coudes posés sur ses genoux, la tête baissée, il contemplait d’un air morne le verre qu’il faisait tourner distraitement entre ses mains, tandis qu’une cigarette rougeoyait au coin de ses lèvres. A ses pieds, sur le kilim usé jusqu’à la corde par des générations de semelles, gisait une boule de papier froissé.
Sans un mot, Kanon s’approcha du bar, pour se servir un whisky sec et sans glace. Puis, revenant vers son frère, il se laissa glisser jusqu’au sol contre le chambranle de la cheminée, décorative en cette saison, pour s’adosser contre les pierres froides. Appuyant sa tête contre le mur, il se tourna vers Saga, tout en repoussant une mèche de cheveux agaçante :
« Raconte-moi. »
Devant le silence que lui opposa son jumeau, Kanon se prit à se demander s’il l’avait entendu. Au moment où il allait réitérer sa proposition, la voix grave du Pope s’éleva :

« Tu sais Kanon… J’aurais dû le faire souffrir. »
Dans le silence, la pendule égrena la demie de vingt trois heures. Kanon connaissait si bien les réactions de son aîné qu’il ne jugea pas nécessaire de demander de précisions, se contentant de boire son whisky à petites gorgées. Et en effet, Saga reprit, après un long instant :
« Des jouets. Nous n’avons été que des jouets entre ses mains… Il… il… » Le cadet des Antinaïkos le vit lâcher tout à coup son verre, vide heureusement, dont le rebond étouffé sur le tapis précéda sa fuite en roulant sous le canapé un peu plus loin. Le crâne enserré entre ses doigts crispés, la tête de Saga s’était baissée encore un peu plus, tandis qu’il grondait, comme pour lui-même :
« Cet enfoiré… Il savait. Il savait tout. Il nous a tous manipulés, eux… elle… toi et moi.
- Non mais… de quoi tu parles ?
- De ça ! »
Kanon rattrapa au vol la boule de papier que Saga venait de ramasser et de lui expédier. Il n’avait pas achevé de la déplier que déjà il en avait identifié la nature. La lettre de Shion. Son frère la lui avait faite lire lorsqu’il était venu le retrouver en Argentine, et à première vue, il ne comprenait pas ce que cette antiquité sans grand intérêt à ses yeux venait faire là. La parcourant distraitement, il ne put s’empêcher de relever de temps à autres les yeux vers Saga. Son mal de tête avait repris, après plusieurs jours où il avait fini par s’assourdir jusqu’à se muer en une gêne irritante mais largement supportable. Mais en cet instant, même Kanon percevait l’écho de cette douleur qui s’enveloppait autour de l’esprit de son aîné pour le broyer dans son étau. Andreas… les dents du cadet grincèrent les unes contre les autres tandis qu’il se rappelait les propos de son père, et ce qu’il avait fait au Pope, sans daigner fournir une explication convaincante, et surtout claire, relative à son geste. Se pourrait-il que…
Responsabilité. Le chic de l’ancien Pope pour rappeler tout un chacun à ses responsabilités ne se démentait pas dans la conclusion de sa missive. Ou comment enfoncer le clou par anticipation. Bien que rechignant à détourner son attention de son frère, Kanon, les sourcils froncés, reprit sa lecture depuis le début. Soupesant chaque mot. S’interrogeant sur chaque tournure. Conclure que Shion avait envisagé l’avenir sous son jour le plus sombre n’était pas difficile, l’atlante le confirmait lui-même. Mais lorsqu’il tentait de faire accroire qu’il ne connaissait pas l’identité de celui qui serait son bourreau… Le cadet des Jumeaux eut un frisson déplaisant. Le ton de cette lettre était bien trop proche de celui que l’ancien Pope avait à l’époque coutume d’employer dès qu’il s’adressait à un Saga encore adolescent, rebelle bien entendu. Un Saga aujourd’hui depuis trop longtemps adulte mais qui avait fini par mettre le doigt sur l’impression d’un écho trop familier. Mais de là à dire que la prescience dont Shion avait fait preuve s’était étendue jusqu’aux détails de leurs existences à tous… il y avait un pas dont l’amplitude paraissait un peu trop acrobatique à Kanon. Seulement… il y avait leur père. Et son intervention aussi inattendue que désespérée. Revoyant le visage de ce dernier dans son souvenir, Kanon y décela ce sur quoi il ne s’était pas attardé alors, trop submergé par sa colère. De la peur. Non pas pour lui, mais pour son aîné.
« Je les ai… vus… » Saga, toujours recroquevillé sur ses genoux, la tête toujours prise entre ses mains, tâtonnait entre ses propres mots. « Nos chemins… sur la toile. Ils… Ils ont été modifiés. Tu comprends, Kanon ? De toutes les possibilités qui nous étaient offertes, nous n’en avons vues que quelques unes… Non, à vrai dire, une seule. Et… Et ça… Ca, ce que tu as dans tes mains, c’est la preuve qu’il avait tout prévu depuis le début. Je croyais qu’en le tuant, je changerai les choses. Je pensais… être le seul capable de réformer le Sanctuaire comme il fallait le faire. Pour l’empêcher de sombrer, de… Mais c’est lui… Lui qui l’a volontairement figé, chaque jour un peu plus, pour provoquer ma réaction. Il m’a provoqué ! »
Fusillé par la douleur mentale de son aîné, Kanon eut un haut le corps, et se releva, mu par cet aiguillon soudain. Il vit son frère, les yeux dilatés, se forcer, s’obliger à aller fouiller dans les quelques restes de sa récente incursion au cœur des dimensions, et perçut la souffrance s’accroître d’autant. Il n’avait plus de doute à présent. Andreas savait tout cela. S’il n’était pas intervenu, Saga aurait fini par remonter la piste qu’il avait éventée, jusqu’à être confronté à une vérité, qui pour être nue, n’en aurait pas été plus séduisante pour autant. Il savait qu’il était aussi concerné que son jumeau. Aussi concerné que ses pairs. Mais étrangement, cette idée, pour dérangeante qu’elle fut, flottait loin de lui, détachée pour l’heure de ses conséquences directes. Tout ce qui lui importait en cet instant était son frère. Et c’était foutrement plus important.
Un rire discordant lui parvint, de derrière un rempart bleuté.
« Ce salopard m’aura fait payer, jusqu’au bout. »
Se plantant, debout, devant Saga, Kanon eut une brève hésitation avant de plonger ses doigts dans la masse de mèches folles qui ornaient le sommet du crâne de son aîné, avant de laisser glisser sa main jusqu’à la nuque de ce dernier, qu’il enserra fermement. Mais même sans contact physique, le cadet des jumeaux percevait toute la frustration et l’impuissance émanant de son double. Saga, s’il avait supporté, parfois subi, le poids de sa propre culpabilité, avait toujours disposé de son libre arbitre pour justifier cet acte. S’en vouloir à lui-même et se flageller en conséquence était demeuré le seul luxe qu’il s’était offert, celui d’assumer pleinement, et d’en retirer une certaine fierté, aussi paradoxal que cela puisse paraître.

Ce n’était plus le cas à présent.

Baissant les yeux, il vit les doigts du Pope se détendre, et ses bras retomber mollement sur ses genoux. La tension dans son cou s’assourdit elle aussi peu à peu, et ses épaules s’affaissèrent, de lassitude. De résignation.
Kanon ploya les genoux, pour mettre son visage à la hauteur de son reflet. Il lut, dans les yeux si parfaitement semblables aux siens, les affres de plusieurs luttes perdues. On peut perdre une bataille, sans perdre la guerre. Mais lorsque le nombre de batailles devient trop élevé ? Que faut-il en déduire ?
L’espace de quelques secondes, Kanon fut tenté de se laisser entraîner dans le gouffre opaque qui voilait, et les yeux, et l’esprit de Saga. De le rejoindre dans ses obscurités. De s’y laisser sombrer avec lui. Et après ?
Ses doigts se crispèrent une dernière fois sur la nuque de son frère, avant de relâcher leur étreinte, et de s’égarer sur sa joue.
« Shion s’est déjà trompé. Une fois. » Une lueur, très fugitive, passa dans le regard émeraude de Saga. « Rappelle-toi ce qu’ont dit Nathan et notre père. » Poursuivit Kanon, dans un chuchotement. « Les douze cosmos simultanés… Rachel… Il y a une autre solution et nous l’avons trouvée.
- Qui te dit qu’il ne leur a pas menti, à eux aussi ? » La voix du Pope était aussi assourdie que celle de son frère.
- Personne, c’est vrai… Je n’y crois pas cependant. Et… Ce que nous faisons aujourd’hui, ce que nous ferons demain et dans les jours à venir, n’appartient qu’à nous.
- Pourtant nous n’allons rien faire d’autre que d’obéir à ce pour quoi nous avons été formés.
- A notre manière.
- Peut être, mais à quel prix, Kanon… A quel prix ! » L’image de Rachel flotta entre eux, marquée à vie par son appartenance à un destin qui l’avait dépassée depuis longtemps. Les mots du Bélier résonnèrent au cœur de l’union de leurs esprits, empreints d’une légende devenue Histoire, avant de se muer en une réalité restant encore à écrire et dont ni l’un ni l’autre n’avait encore trouvé la plume adéquate.
Le cadet appuya son front contre celui de l’aîné, mais leurs regards ne se quittèrent pas. Leurs visages étaient si proches, que Saga sentit sur ses lèvres la douce chaleur du souffle de son frère lorsqu’il murmura :
« Le nôtre. Et celui de ceux qui nous entourent. A présent, nous sommes peut être tous liés les uns aux autres, mais chacun a gagné le droit de décider pour lui-même… parce qu’il sait qu’il ne sera plus seul…. Plus jamais. »
Etre libre de ses erreurs… Et savoir que tous les autres seraient là. L’autre. Elle. Lui. Une fraction de seconde, Saga fut saisi par un vertige. Noyé dans le regard de Kanon, il y retrouvait les réminiscences d’un passé volontairement occulté, se mêlant à un présent tant attendu et tant espéré. Son jumeau avait-il raison ? Pouvait-il le croire ? Troublé, il prit une profonde inspiration, avant de fermer les yeux. Il restait une chose… Une chose à laquelle même Kanon, avec sa volonté, et son optimisme, ne pouvait rien.
« Ecoute… » Le Pope avait saisi les doigts de son frère encore entremêlés dans sa chevelure. « Lorsque nous seront devant les Portes… lorsque je vais devoir me servir de Rachel pour… » Kanon vit les traits de son aîné se chiffonner. « C’est toi qui avais raison. »
Ces derniers mots avaient été prononcés d’une voix si sourde, si… éteinte, que Kanon douta d’abord de les avoir entendus. Puis de les avoir compris. Il se revit, avec son frère, à peine quelques semaines plus tôt sur le toit de ce temple, théâtre de leurs combats mais aussi témoin complice d’autres luttes plus anciennes, bien différentes… La suspicion, la méfiance de Saga, sa contrition ensuite face à la vérité que Kanon savait détenir et qu’il lui avait servie peut être trop rudement…
- Saga, je…
- Non, tais-toi. » Le Pope avait posé le bout de ses doigts sur les lèvres de son jumeau. « Laisse-moi parler. Je n’ai encore aucune idée de ce que je vais devoir faire, si tant est que je sois encore en mesure de le décider en mon âme et conscience, ce dont je doute. La seule chose dont je sois à ce jour à peu près certain, c’est que… que j’aurai besoin de toute mon intégrité physique et mentale. Si Mü ne s’est pas trompé, mon cosmos fera le reste mais pour cela… Kanon, même en supposant que j’ai la force nécessaire pour soutenir Rachel jusqu’à la fin… je ne le ferai pas. Je ne peux pas le faire. »
Quelle amertume dans ces mots… Cet aveu d’impuissance coûtait au Pope, même chuchoté ainsi, dans le secret de la nuit, au seul être à qui il pouvait s’ouvrir sans retenue et sans honte.
« Oui… Je ne voulais pas l’admettre, mais… je ne serai pas capable de supporter sa souffrance, de l’encaisser. Même en sachant maintenant qu’elle sera soutenue par nous tous, qu’elle ne sera pas complètement démunie face aux Gardiens… j’appréhende trop. Et si… si… Kanon… Prends ma place auprès d’elle. »
Il avait beau s’y être attendu, avoir déjà perçu les pensées de son jumeau avant même qu’il ne les exprimât, entendre cette voix tout à coup si ferme les exposer presque brutalement, le cloua sur place. Dévisageant son aîné, Kanon secoua la tête, avec lenteur. Il ne s’agissait pourtant pas d’une dénégation, d’un refus… mais plutôt d’une prise de conscience soudaine à laquelle il n’avait sans doute pas assez réfléchi.
« Saga, est-ce que… est-ce que tu te rends compte de ce que tu me demandes ?
- Tu ne sais pas à quel point.
- Peut-être jusqu’à celui de me tuer si j’échoue ? » Le Pope eut un haut-le-corps. Pourtant, tout près de lui, celui qui le regardait n’avait nulle ombre au fond des yeux. Juste cette limpidité qui lui avait tant manqué pendant toutes ces années. Ce miroir… trop parfait. Celui de son cœur et celui de son âme.
- Tu n’échoueras pas.
- En es-tu si sûr ?
- Oh Kanon… » Saga laissa échapper un léger rire, empreint à la fois d’une profonde tristesse, et d’une tendresse infinie. « Tu crois que je ne sais pas ? Que je n’ai pas compris ? Nous avons joué à ce petit jeu trop longtemps, toi et moi… Tu fais semblant de me dire la vérité, et je fais semblant de te croire. C’est si simple.
- Je voulais que tu sois heureux.
- Alors tu avais fini par croire à tes propres mensonges. » Et moi aux miens… « Il est temps de rétablir la seule et unique vérité, tu ne crois pas ? » Kanon détourna les yeux, jusqu’à ce qu’il sente la pression de la main du Pope autour de la sienne.
- Tu es conscient que…
- Tout ça ne compte plus. Et comptera encore moins si nous échouons, ou si nous perdons l’un des nôtres. Fais-le, Kanon… je t’en prie. »
Une dernière fois, il hésita. Une dernière fois, il puisa au fond de ce regard où la confiance la plus absolue avait remplacé les ultimes traces de peine. Puis hocha la tête. Sans le moindre mot.

 

Tandis qu’il remontait d’un pas lent vers ses appartements, Saga, perdu dans ses pensées, faillit percuter le Scorpion au détour du couloir menant à son bureau.
« Milo ?! » Le Pope avait déjà avisé la porte dudit bureau, restée entrouverte. « Tu avais besoin de quelque chose ?
- … Non. C’était sans importance. » Répondit l’autre d’une voix atone, reprenant déjà son chemin. Perplexe, Saga se retourna vers lui.
- Tu es sûr que ça va ? » Le regard que lui opposa le Scorpion, l’aîné des jumeaux ne lui avait pas vu depuis des années. Voire même… Clair. Décidé. Farouche. Milo… Il le regarda s’éloigner quelques instants avant de bifurquer vers la porte entrebâillée. Tout était sombre dans la pièce. Activant l’interrupteur, il jeta un coup d’œil circulaire autour de lui. Rien ne semblait avoir été dérangé. Rien ? Il avisa un tiroir, mal refermé. Et lorsqu’il l’ouvrit, il ne fut au final pas vraiment surpris de constater que manquait l’un des innombrables jeux de clés qu’il conservait, chacun d’eux correspondant à l’une ou l’autre des nombreuses possessions foncières du Sanctuaire en général, et de sa famille en particulier.

Il referma le tiroir, songeur.

 

Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire, Grèce, pendant ce temps là…

Elle l’avait observé pendant pas loin de deux heures. Son poignet. Le tournant, le retournant, le pliant, dans l’ombre, dans la lumière, tâchant de l’oublier en s’abîmant dans le premier bouquin venu mais sans succès, son regard glissant une fois encore jusqu’à cette incongruité dorée, figée dans sa chair. C’était à peine si elle s’était préoccupée de Saga, qui lui avait tourné autour à plusieurs reprises, mâchoire serrée, et regard furieux, son attention également focalisée sur cette marque indélébile qui lui apparaissait plus que jamais étrangère. Elle avait perçu chez lui les relents d’un reproche mal définit qu’il lui adressait, à elle, mais aussi à tout le reste. Le Sanctuaire, la garde dorée, le destin, bref, à peu près tout ce qu’il pouvait incriminer avec plus ou moins de bonne foi. Mais quand bien même elle aurait souhaité le rassurer, et lui promettre que nulle exclusion ne le concernait, il aurait fallu pour cela qu’elle fut capable de suffisamment de détachement. Et pour l’heure… non, ce n’était pas au programme. Elle devait déjà tenter de s’accommoder de cette nouvelle partie d’elle-même, pour l’intégrer suffisamment, avant de songer à se préoccuper d’autrui. Fut-ce de Saga.
Il avait fini par abandonner – temporairement – la partie en la laissant seule. Et le poids qui s’était dissipé comme par enchantement dès que la porte s’était refermée sur le Pope l’avait confortée dans l’idée que c’était bien là ce dont elle avait un réel besoin. Etre seule.
Un instant elle avait été tentée. Les ongles de sa main droite d’un côté, son poignet gauche de l’autre… Elle avait finalement jugée plus sage de s’abstenir. Mais le dépit et la frustration l’accompagnaient encore lorsqu’elle s’était réfugiée dans l’étreinte de Morphée. Ce dernier, il avait néanmoins fallu qu’elle le course, avant qu’il daigne se laisser rattraper et lui ouvrir ses bras. Et une fois qu’elle l’eut agrippé, elle ne le lâcha plus.

Cela aurait été trop beau. Rachel ne sut pas exactement combien de temps après, mais le sommeil réparateur dans lequel elle pensait avoir sombré laissa vite la place à une excursion improvisée dans le surmonde. Un peu trop vite à son goût d’ailleurs. Malgré son corps endormi dans l’obscurité de la chambre, elle ressentait sa propre fatigue tandis qu’elle errait contre son gré dans la grisaille sans repère. Ni sol, ni ciel. Juste cette brume permanente, dont la compacité toute relative semblait suivre ses pas, dérobant à ses yeux ce qu’elle aurait été susceptible de chercher, lui ouvrant des perspectives sur ce qu’elle n’attendait pas.
Résignée à obéir aux frasques de son inconscient, elle se laissa dériver, abandonnant derrière elle – ou était-ce devant ? – la silhouette fantomatique du palais, seul et unique jalon “tangible” si tant est que ce qualificatif puisse s’appliquer à un élément du surmonde. Malgré les caprices du brouillard, elle l’aperçut. Enfin… sa silhouette. Elle se figea. Ce n’était pas la première fois qu’elle croisait son père au cours de ses escapades nocturnes quasi-quotidiennes. Parfois, elle le cherchait, parfois non. Mais toujours elle l’entrevoyait, à une distance respectueuse, ou du moins, l’envisageait-elle ainsi. Il était encore . C’était important. Elle savait que Dôkho lui reprochait en silence de ne pas s’être rendue au chevet de Nathan. Quant à Andreas… Elle avait limité ses contacts avec lui au minimum, mais n’avait aucun mal à se figurer les gémonies auxquelles il devait la vouer tout au long de la journée, en alternance avec ses fils. Mais tant qu’il était encore en vie… Elle nourrissait bien mieux ses propres inquiétudes au travers du surmonde, que par le biais de visites moralement obligatoires au chevet d’un homme dont l’esprit avait déserté le corps.
Cette fois encore, elle se força à demeurer au loin, s’appliquant à exercer une pression consciente sur l’univers qui l’entourait en vue de ne pas céder à une impulsion contraire à sa volonté. Pourtant… Cette nuit-là elle aurait bien aimé courir vers lui, pour lui montrer, pour savoir, pour demander. C’était peut être la dernière chose à laquelle elle pouvait se raccrocher d’ailleurs… C’était , dans le surmonde aussi. La projection de soi à ce niveau de conscience est censée être le reflet de ce que l’on est vraiment, de ce que l’esprit se figure comme étant la réalité de l’être. Ses habituels voiles écarlates drapaient son corps, elle sentait le poids de l’or autour de son cou, le froid du métal sur sa gorge. Rien que très normal en somme… Si ce n’était la présence décidément obsédante du cercle sur son poignet. S’il lui avait manqué une dernière preuve… à présent elle n’avait plus le bénéfice du doute.

Elle laissa Nathan s’éloigner, néanmoins. Elle avait beau savoir qu’elle était prête, il lui restait encore à recouvrer une ultime parcelle de courage. Se détournant, elle avisa les longues et mornes plaines s’étendant à l’infini devant ses pas. Elle en avait certainement assez vu… Elle ne parvenait pas à se décider. Quelque chose la retenait encore. Hésitante, elle fit un tour sur elle-même…
« Où est-il ? »
Une voix. Lointaine. Ethérée. Douloureuse. Perplexe, Rachel fouilla du regard la brume autour d’elle, qui, par un hasard tout ce qu’il y avait de plus calculé, s’effilocha soudain, laissant apparaître une silhouette longiligne et parfaitement… transparente. Ou plutôt… L’héritière Dothrakis prit conscience que cette présence n’était qu’une empreinte. Un reste, celui d’un passé.
« Dites-moi, s’il vous plaît, je dois le retrouver… » Le ton, pressant, était celui d’une femme. Sans vraiment le vouloir, Rachel s’en rapprocha… pour avoir la surprise d’être confrontée à un visage très particulier, mais qu’elle avait l’habitude de voir. Ce front haut, ces pommettes saillantes, ce regard étrange… Si étrange, car dépourvu de sourcils pour en atténuer l’acuité perçante.
« S’il vous plaît… » De nouveau, cette prière, qui paraissait provenir de si loin… Ce n’était pas l’apparition qui parlait. Elle était là, mais totalement immatérielle. Juste un souvenir…  ou plutôt un dernier vestige. Cette demande, inlassable se rendit-elle compte alors qu’un écho commençait à retentir autour d’elle, provenait de bien plus loin, d’un niveau différent, plus élevé, un niveau vers lequel se dirigeait Nathan, lentement mais sûrement.
« Vous êtes morte… » Dit Rachel avec douceur. « Vous ne devriez pas être là.
- Je vous en prie… je vous en prie ! Aidez-moi, dites moi où il est.
- Je ne sais pas qui vous cherchez, je ne peux pas vous aider.
- Il est là, je le sais… Oh, s’il vous plaît… »
Une litanie. Voilà ce que c’était. Rachel finit par comprendre que ce semblant de vie avait perçu sa présence, mais ne la voyait pas à proprement parler. Sans doute demandait-elle cela depuis tant de temps que sa recherche s’était muée en une obsession, laquelle lui permettait de se raccrocher désespérément au niveau vivant de la conscience. De nouveau, elle l’examina, la prière continuant de résonner dans son esprit. Les traits étaient plus fins, la chevelure était blanche, les yeux couleur de perle… Mais tout en ce reflet criait son appartenance au peuple atlante. Or… Elle hésita. Qui était cette femme ? Et pourquoi cherchait-elle le chevalier du Bélier ?
« Je vous en supplie, dites-moi… aidez-moi… » La souffrance barbelée autour de cette voix désincarnée décida la Dothrakis.
- Le Sanctuaire. Il est au Sanctuaire. » L’écho mourut aussi sec. Dans le silence, la vivante et la morte parurent se dévisager, jusqu’à ce qu’un souffle de mémoire n’envahisse l’esprit de la jeune femme.
- Comment le trouverai-je ? » L’apparition se troubla dans la brume, ne demeura bientôt plus qu’un murmure. Rachel savait que “montrer” n’avait aucun sens dans le surmonde. Aussi se contenta-t-elle de matérialiser dans son esprit les contours des temples, et du Palais, tels qu’elle les envisageait habituellement dans cet univers particulier. En espérant que cela serait suffisant.
« … Merci… » Perçut-elle tandis que les écharpes grisâtres s’entrelaçaient à l’endroit même où s’était tenue la silhouette. Elle se surprit à espérer ne pas avoir fait d’erreur. Elle n’avait ressenti pourtant espèce de menace… et, après tout, cette femme était morte. Peut être qu’avoir ainsi accédé à ce qui devait être sa dernière volonté l’aiderait à accepter son destin…

 

Grèce continentale, un peu plus tard dans la nuit…

Dense, compacte, à tel point qu’il devait jouer des coudes pour s’y frayer un chemin, nul ne s’écartant devant lui, plus par impuissance que par ignorance. Mais ce soir-là, il voulait tout de même y croire. Croire qu’il n’était qu’un être humain comme les autres, anonyme, dont l’aspect et la silhouette longiligne ne se démarquaient en rien de tous les inconnus qu’il croisait, bousculait, évitait. La foule était une forme d’oppression en soi, l’oppression de l’indifférence. Mais il préférait mille fois celle-ci à cette autre, là-bas sur l’île, qu’il avait fuie quelques heures plus tôt. Seul dans son temple vide, il étouffait. Seul au milieu de cette houle humaine, il respirait.
Il avait laissé ses billets d’avion dans l’entrée de ses appartements, avait saisi un pull en coton qu’il avait jeté sur ses épaules et était reparti aussi sec. Toute la journée il avait lutté contre cette oppression générale et galopante qui les affectait tous d’une manière ou d’une autre. Il n’avait rien laissé transparaître lorsque Milo avait dû subir la correction du Sagittaire. Il n’avait rien laissé filtrer de son angoisse en voyant Rachel définitivement enchaînée à leurs destins à tous. Rien… et il en était épuisé. L’idée de partir, dès le lendemain, soulageait un peu la pression. Du moins pour lui. Après tout, la fuite était bien ce qui lui avait toujours été le plus utile non ?

Il se laissait porter, ballotter par le ressac incessant, tandis qu’il n’y opposait aucune résistance. Une fois au bord des quais entre deux marchands ambulants vantant leur pacotille à grands renforts de discours martelés sur un ton lancinant, une autre fois, plus loin, devant la terrasse bondée d’un troquet ayant pignon sur le port, avec là aussi d’autres cris, d’autres rires. Il n’avait d’autre choix que de s’abandonner à cet étourdissement sonore, et cela lui plaisait.

Ses pas – ou ceux des autres ? – le menèrent au bord de la lumière, celle, crue, d’un réverbère marquant la dernière frontière entre les lieux grouillant de vie dans son dos, et un espace de ténèbres devant lui qui faisait naître au creux de ses reins des douleurs familières, stigmates d’une autre vie tout aussi artificielle que le halo blanchâtre au seuil duquel il venait de s’immobiliser. La limite. Son regard fouaillait l’obscurité tentatrice, à la fois désespéré et avide, attendant et redoutant à la fois une réponse à la sempiternelle question qu’il refusait de se poser. Mais l’attirance était là. Irrésistible.

Il se retourna. Vers la foule. Vers le bruit. Vers la vie. Trouver les ressources pour s’y raccrocher, il en avait envie, comprit-il en percevant la pointe de jalousie qui érafla son cœur. S’y fondre pour oublier quelques heures et pour exister. L’absurdité colorée dans laquelle il noyait son regard l’hypnotisait. Il ne distinguait plus aucune mouvement, ou plutôt si, un seul et même élan sans but précis animant la cohorte d’anonymes à quelques pas de lui. Son indécision grandissait. Ce n’était pas à proprement dit désagréable ; au contraire, il aurait aimé y avoir été confronté plus tôt. A présent… c’était un peu tard. Trop tard même.
Etonnant de constater comme les ressources les plus insoupçonnées se manifestaient toujours au moment on s’y attendait le moins, et bien souvent dans une situation censée ne plus avoir la moindre issue. Comme aujourd’hui. Pour lui, il ne faisait en effet aucun doute que de solution, il n’y en aurait pas. Il ne valait mieux pas d’ailleurs… Alors pourquoi se poser tant de questions ? Un mince sourire glacé releva les coins amers de sa bouche, avant que de nouveau, il ne tournât le dos à la vie.

Malgré son immobilité, il lui sembla que l’ombre l’engloutissait déjà. Il n’avait pas fait le moindre pas dans sa direction, mais son esprit, lui, y était aspiré ; cela commençait toujours ainsi, d’abord l’aveuglement de l’âme, ensuite celui du corps. La descente. La…
La main qui se glissa sous son bras, pour le saisir, le brûla. La raideur gagna ses jambes, son torse, jusqu’à son cou qu’il dévissa avec difficulté vers celui qui venait si brutalement de gripper le processus.
Milo. Le Scorpion ne le regardait pas cependant. Toute son attention paraissait fixée sur les ténèbres moqueuses et provocatrices, campées à la lisière du monde. Il se tenait tout à côté de lui, le Verseau pouvait percevoir la chaleur se dégageant du grec, malgré l’atmosphère déjà lourde de cette nuit d’été. Camus eut un geste pour se dégager, dérisoire. Sans violence, l’autre cependant le maintenait là, sous la clarté abrupte du réverbère, avec une fermeté ne souffrant aucune discussion.
Le regard de Camus glissa par delà l’épaule du Scorpion, vers la terrasse animée du café qu’il avait laissée derrière lui tantôt. Une unique table inoccupée se détachait au cœur de la foule rieuse, quelques verres de bière vides encore mâtinés de condensation y avaient été laissés, l’un d’entre eux coinçant un billet qui se soulevait au gré des passages des uns et des autres autour de cet îlot de calme incongru.
Il avait été observé pendant tout ce temps, et il ne s’était rendu compte de rien. Absolument de rien. L’avait-il suivi ? Ou l’avait-il au contraire attendu, ici, en ce point précis, comme s’il avait su ? Cette fois, Milo l’observait. Lorsque Camus reporta son attention sur lui, il perçut aussi dans le léger souffle émanant de son ami la saveur à la fois amère et sucrée de l’alcool. Elle était infime cela dit. Simplement…

« Recule. » Dit simplement le Scorpion. Ils s’entreregardèrent encore quelques secondes, avant que, docilement, Camus n’effectuât un pas vers l’arrière, la main de Milo retombant dans le même temps loin de son bras.
- Je n’y allais pas.
- Tu en es sûr ? »
Le Verseau hésita… avant de détourner les yeux. Leur éclat glacé s’amenuisit dans l’ombre de ses cils et pendant un instant, il parut s’absenter.
Milo prit douloureusement conscience que c’était lui-même qui venait d’apporter la réponse à la question qu’il avait posée à son alter ego. Ce dernier devait très certainement être encore à sa recherche au moment où il avait surgi. Et s’il n’était pas venu ? Camus aurait-il réellement… ? A cette idée, les mâchoires du Scorpion se crispèrent, des escarbilles de sa colère revenant allumer quelques étincelles de ci, de là, dans son esprit. Mais ces dernières étaient devenues plus qu’insuffisantes pour masquer sa véritable détresse. Etait-ce l’imminence d’un achèvement, quel qu’il fût, qui l’avait décidé à achever l’introspection qu’il avait démarré largement contre son gré ? Les mots d’Aldébaran peut être, sa “bonne conscience” par intérim dont il se serait si souvent volontiers passé des conseils s’ils n’avaient pas été à chaque fois judicieux et empreints d’un bon sens dont il était cruellement dépourvu ? La violence et la colère d’Aioros, son vieil ami ? Autre chose ?
Cette autre chose au fond de la part indissociable de son être. Son cosmos. Plein et entier, qui lui appartenait en propre, mais dont la construction, l’épanouissement et la plénitude trouvaient leurs racines dans une amitié dont l’absence lui était aujourd’hui inconcevable. Il ne supportait pas ce en quoi elle s’était muée au fils des dernières semaines, une relation entachée de non-dits et du déni d’une certaine réalité dont la consistance se situait bien au-delà de la simpliste définition de ce terme. Amitié. La définition que lui-même pensait être la bonne… jusqu’à ce jour-là.
Ce qu’il percevait en cet instant, battant dans sa poitrine, n’était pas son cœur. Mais celui de l’autre, dont les pulsations rencontraient un écho dans son propre cosmos. Malgré les ombres, la noirceur, dansant autour de celui qui se trouvait à quelques centimètres face à lui, le Scorpion reconnaissait cette forme de pureté immaculée si caractéristique de la glace à peine formée, celle qui ne pouvait, qui ne devait pas être altérée. Parce qu’il s’y était toujours raccroché. Parce qu’il en avait toujours eu besoin. Parce qu’elle faisait aussi partie de lui. Et parce que…

 

Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire, Grèce, pendant ce temps là…

Bizarre. Elle leva son bras gauche à hauteur de ses yeux, et constata que le voile, glissant, qui dénuda son poignet maudit était… blanc. Tout aussi immaculés étaient ceux drapant son corps, et se perdant au loin derrière elle, entre les écharpes grisâtres du surmonde. Elle se rendit soudain compte qu’elle venait de pénétrer une parcelle incongrue de cet univers. Décidément, cette nuit… Elle marchait dans de la neige. Devant elle une forêt cadavérique dressait ses fantômes, noirs, tordus, leurs branches levées vers un ciel sombre, sans la moindre lumière perçant son obscurité profonde. Où se trouvait-elle ? Elle hésita à avancer. Peu à peu les détails s’affinèrent. Le manteau aveuglant malgré l’absence de toute lueur s’étendant devant elle n’était pas tout à fait vierge. Voire même… le sol était profondément labouré, la terre sombre et découverte lardant le tableau de larges déchirures en tous sens, stigmates d’un combat qui venait de se dérouler, là. La terre, seulement ? Non, les profonds sillons portaient à leurs rebords des traînées dont les reflets rougeâtres ne laissaient guère de doute quant à leur nature et origine. Son regard suivit l’une d’entre elles. Au bout de ce chemin de violence, elle discerna une forme. Humaine. Celle-ci était agenouillée auprès d’une autre… Un corps. Elle ne distinguait pas grand-chose cependant. Ses pas, indépendants de sa volonté étrangement anesthésiée, la menèrent plus avant au cœur de ce morceau de dimension. Elle manqua une respiration. C’était une autre Rachel qu’elle voyait. Sous ses yeux interdits, elle la vit lever ses deux poings et les abattre, l’un après l’autre avec une application méthodique, sur le corps qu’elle surplombait. Il lui sembla qu’elle criait. Non, qu’elle hurlait. Pourtant le son de ce qui aurait dû être sa propre voix ne lui parvenait pas. Le silence l’étouffait. Elle se vit se relever, saisir à bras le corps sa victime, et la soulever, pour la rejeter derechef sur le sol, la foulant, la martyrisant, toujours avec cette clameur silencieuse qui s’échappait de sa bouche largement ouverte dans un visage déformé par la haine. Elle semblait loin, mais c’était pourtant comme si elle s’était tenue juste à côté de son double, l’observant avec curiosité, la reconnaissant, sans s’y identifier. Elle aurait voulu apercevoir le visage de celui qui était à sa merci. Une simple confirmation cependant. Elle savait déjà. Son propre talon s’écrasa au milieu du torse de l’homme, s’enfonçant, pénétrant dans la chair et les os. Elle n’en perçut pas le craquement. Mais elle l’entendit pourtant. Dans son souvenir.

« Une petite fille modèle, hein… » La Rachel dans ses voiles blancs sursauta, tandis que l’autre poursuivait sa destruction meurtrière, ignorant sa spectatrice passive. Dimitri venait de se matérialiser à ses côtés, et contemplait lui aussi la scène. « On est loin de l’image de dignité qu’une héritière Dothrakis se doit d’offrir au monde n’est ce pas ?
- Qu’est ce que tu fais là ?
- La même chose que toi. Je me promène dans ma mémoire… Et il semblerait que nous ayons conservé quelques réminiscences communes toi et moi. »
Elle voulut tourner le dos à la scène, mais se rendit compte que ses pieds s’étaient ancrés dans le sol. Elle insista pourtant, mais rien n’y fit. Comprenant qu’elle devait se résoudre à attendre la fin du film, elle commenta, vaguement désabusée :
- Je ne te savais pas si masochiste.
- Sans doute là encore une de nos caractéristiques familiales… Il faut avouer que ce jour-là, tu n’y es pas allée de main morte. » Une note amusée résonnait dans la voix de son demi-frère, mais elle ne s’en étonna pas outre mesure. Résignée, elle attendit la suite :
« Quelle hargne… Mais quelle force aussi ! Jamais tu n’avais ainsi laissé libre cours à ta puissance, je me trompe ? Non, inutile de répondre, c’est évident. Le potentiel de destruction de notre famille a toujours été sous-exploité, quel dommage…
- Je n’aurais jamais fait preuve d’une telle violence si…
- Si je n’avais pas assassiné ta précieuse descendance ? Je te l’accorde. Mais quelle satisfaction ! Te voir te démener ainsi - tiens, regarde, tu vas… ah non, ça y est, tu viens de pulvériser mes deux genoux - a été mon plus grand bonheur. Ta nature profonde était enfin dévoilée. Et jusqu’au bout, tu as été fantastique. Ou presque.
- Juste une question : tu comptes crever un jour ? » Le regard de biais qu’elle lui avait lancé était suffisamment meurtrier pour qu’il éclate de rire :
- Oh… mes petites taquineries commenceraient-elle à te porter sur les nerfs ? Quel joli spectacle ma foi…
- Qu’est ce que tu veux ?
- Tu ne devines pas ? » Elle le vit reporter son attention sur la scène finale de l’histoire, et bien malgré elle, en fit de même. Son dernier geste, suspendu dans les airs. Cette Rachel-là s’apprêtait à plonger sa main dans la poitrine pantelante de ce qui restait de son adversaire. Elle n’aspirait qu’à une seule et unique chose : se saisir de ce cœur palpitant, le serrer entre ses doigts couverts de sang et d’entrailles jusqu’à le faire exploser, l’anéantir. Pourtant, elle n’en avait rien fait. Il existait pire châtiment, et elle se refusait à satisfaire le regard avide qui la fixait derrière son voile écarlate. Là encore la colonne vertébrale se brisa net sans le moindre bruit. Mais la vibration de la rupture remonta le long de l’échine de la Rachel spectatrice, qui frissonna. Elle vit l’autre se relever une dernière fois et contempler son œuvre achevée. Longtemps. Très longtemps.
« Il y a quelque chose que tu n’as pas vu ce jour-là… Regarde. » L’index de Dimitri s’était tendu, en direction d’une flaque de pénombre, à la limite entre cette bulle de passé et le présent relatif du surmonde. Deux silhouettes minuscules, et mal assurées sur leurs jambes s’en détachèrent, pas plus claires que l’obscurité dont elles s’échappaient. Rachel, glacée au-delà de toute expression, les suivit des yeux tandis qu’elles s’approchaient de celle qui avait été leur mère, et qui s’était muée en monstre sanguinaire. Elles s’arrêtèrent juste derrière elle. Elle ne put que voir leur profils se lever et observer cette soudaine inconnue qui, toujours sans prendre conscience de leur présence, tourna le dos au champ de massacre pour s’en aller.
« Arrête ça. » La voix livide de Rachel parut se briser autour d’elle en une myriade d’éclats acérés. « Arrête ça… tout de suite !
- Moi ? Mais je n’y suis pour rien. » Elle se rendit compte avec horreur qu’il disait la vérité. « Je vois que tu n’es pas souvent revenue ici depuis toutes ces années, sinon, tu aurais su. La paix que tu as cru t’assurer n’a visiblement jamais été partagée par ceux que l’innocence aurait dû leur garantir.
- C’est toi ! C’est toi qui les as tués ! » Avec la force qu’offrait la plus aveugle des colères, elle était enfin parvenue à se libérer de l’étreinte du temps, et avait saisi son demi-frère par le col, le secouant d’avant en arrière, encore et encore. « Toi qui leur as tout enlevé ! Qui m’as tout enlevé !! Je te hais, je te hais comme je n’ai jamais haï quelqu’un d’autre ! Jamais tu ne souffriras suffisamment pour que cela me satisfasse, jamais tu m’entends !! » Cette fois encore elle hurlait, mais le son de sa propre voix résonnait dans sa propre tête, au même rythme que les battements de son cœur, de plus en plus désordonnés. Elle aurait bien été en peine de se rendre compte de la crispation des traits de Dimitri tandis qu’elle le bousculait avec une fureur telle que l’atmosphère si particulière du lieu dans sa permanence languide se mit à crépiter autour d’eux, des éclairs dorés jaillissant du sol, et consumant les nuées de brume, ouvrant le passage au vide.
« Regarde… regarde-toi ! » Sans qu’elle ne sut comment, il était parvenu à glisser un bras entre ceux de la jeune femme et avait empoigné son coude, écartant celui-ci d’un geste brusque : « Regarde, je te dis ! » Rugit-il en agitant le bras prisonnier devant les yeux de sa propriétaire. Celle-ci put alors constater que ses voiles n’avaient plus rien d’immaculé. Ils étaient rouges. Rouges. Non pas d’un vermeil éclatant, non, mais d’un écarlate sombre, opaque. Baissant la tête, elle aperçut les bordures du tissu, baignant dans une mare de sang, ce dernier se muant en une liqueur de plus en plus sombre, couleur de suie, couleur de mort. Ce noir grignotait l’espace et s’apprêtait à resserrer son étreinte autour de la jeune femme, pour lui faire franchir le seuil dont on ne revient jamais.
« C’est ça que tu veux ? Hein, dis, c’est ça ? » Il continua à lui parler, et sous sa frayeur soudaine, elle mit du temps à saisir le sens de ses paroles. « Si tu laisses les choses en l’état, jamais tu ne pourras vivre la seconde vie que tu as décidé de t’offrir. Tu as gagné, Rachel… tu m’entends, tu as gagné ! » Il avait laissé glisser sa main jusqu’au poignet marqué et du pouce en caressait l’or incrusté dans la peau. « Ceci le prouve. J’ai cru que cela m’était destiné, et cela d’ailleurs aurait peut être pu se passer ainsi… peu importe. Tu dois achever ce que tu as commencé.
- Je ne comprends pas… » Elle le contemplait, éberluée.
- L’ombre… Elle a toujours été là, et elle te poursuivra jusqu’à ce qu’elle te rattrape. Cela prendra le temps qu’il faudra, mais tôt ou tard, elle t’atteindra. Si tu la laisses faire. Si tu continues à refuser de barrer la route au passé.
- Je dois… Je dois te tuer.
- Il était temps. » Elle se recula, soudain méfiante.
- Je ne peux pas avoir pitié de toi.
- Alors aies au moins pitié de toi-même. »

Elle s’enfuit. Les limbes de brume se refermant derrière elle, elle se mit à courir, s’éloignant plus loin, toujours plus loin, mais la voix de Dimitri la poursuivait, inflexible :
« Tu dois revenir vivante… Et tu me tueras ! »

 

Lorsque Saga la rejoignit, il savait déjà que contre toute attente, elle ne dormait pas. Ou plus. Sans savoir exactement ce qu’avait été la teneur de son cauchemar, il avait distingué par delà l’agitation du cosmos de la jeune femme un malaise palpable et nauséabond.
Aussi ne fut-il pas à proprement surpris de la trouver assise sur le lit, lampe de chevet allumée, les genoux remontés sous son menton, frissonnante malgré la chaleur ambiante. S’asseyant à ses côtés, il passa un bras autour de ses épaules pour l’attirer contre lui. Il ne dit rien, se contentant d’attendre. Attendre qu’elle se détende, qu’elle déplie son corps contre ses jambes, son visage hagard et épuisé blotti dans le creux son cou. Sans vraiment savoir pourquoi, il saisit le poignet gauche de la jeune femme entre ses doigts, et ne s’étonna pas de sa température, trop élevée. Une fois encore la jalousie le fusilla, de savoir qu’il n’était pas associé à ce destin commun.
« Tu seras toujours là… » L’entendit-il murmurer, tandis qu’elle se saisissait de sa main pour la serrer, la broyer dans la sienne. « … n’est ce pas ? Il le faut… Sans toi, je ne pourrai pas… je n’y arriverai pas. » Il ne savait pas de quoi elle lui parlait. Ou du moins… se trompait sans s’en rendre compte. Pourtant, au travers du contact de sa peau contre la sienne, il ressentait une chaleur qui n’avait rien à voir avec celle dont il avait du mal à supporter la présence. Une chaleur unique, qui lui était destinée.

 

Grèce continentale…

Camus recula encore, regagnant un peu plus la lumière, délaissant l’obscurité. Troublé par les pulsations de son aura qui, s’éveillant progressivement, semblait tout à coup insistante et tendait vers celle, plus chaleureuse, tout à côté de lui, il voulut cependant s’affranchir des vibrations étrangement accordées aux siennes qui s’en dégageaient. Il aurait souhaité se persuader que c’était là, la première fois qu’il percevait cette résonance… Or, il savait en son for intérieur qu’il n’en était rien. La différence… avant il était le seul à en avoir conscience. Aujourd’hui, ce n’était plus le cas. Mais ce n’était pas… possible. Esquissant un vague signe de la tête sans signification particulièrement bien définie, il tourna les talons, soudain désireux de fuir. Une fois de plus.
« Non, attends. » L’étreinte sur son poignet le stoppa net dans son élan. Celle-ci n’avait rien à voir avec l’emprise précédente sur son bras. Il n’y avait aucune force. Juste… Juste la sensation d’une paume posée sur sa peau, et dont les doigts venaient de glisser au creux de sa propre main. Avant de s’entrelacer aux siens. Paralysé, le Verseau sentit plus qu’il ne vit Milo se rapprocher de lui, dans son dos, sans le toucher cependant. Puis sa voix. Mal maîtrisée.
« Je n’accepte pas cette idée. Je ne l’accepterai jamais. Quoi que tu fasses, ou que tu dises, quelle que soit la confiance que tu pourrais me réclamer, ou celle que je pourrais t’accorder, je refuse. Je ne laisserai plus jamais faire ça.
- Milo… » Ravalant maladroitement sa salive, Camus parvint tant bien que mal à reprendre le contrôle de lui-même : « Tu ne peux pas… Tu ne sais pas. Ne décide pas à ma place.
- Pas à la tienne, non. Mais à la nôtre. Tu… » Les doigts de Milo assurèrent leur prise, et malgré son refus paniqué de l’évidence, Camus se surprit à répondre à cette muette sollicitation, conscient tout à coup de l’étroitesse du chemin s’ouvrant devant lui. « Si tu tombes, je tombe. Si c’est l’obscurité que tu choisis, alors je t’y suivrai quoi qu’il en coûte, parce que je n’ai pas d’autre choix, et toi non plus.
- Je ne veux pas. » Fit le Verseau d’une voix qu’il reconnut à peine comme la sienne. « Pas toi.
- Si cela peut te ramener, si cela peut me rendre celui que je n’ai pas vu s’éloigner de moi, de tout ce qu’il est et de tout ce qu’il m’a offert sans qu’il le sache, alors... »
Le Verseau se retourna, lentement. La résonance s’était encore accentuée, le sang battait à ses tempes jusqu’à l’assourdir. Mais cette douleur montante ne se déchiffrait pas sur son visage, toujours aussi lisse, ni dans son regard, toujours aussi glacé. Elle ne transparut qu’au moment où, à peine perceptible, une onde de cosmos se répandit à la surface de son corps, telle une mince couche protectrice de prime abord, mais dont la véritable finalité résidait dans l’expression muette de ses hésitations, de ses doutes, et aussi dans sa soif de comprendre. De savoir. Et la réponse lui parvint de leurs mains jointes entre eux, remontant le long de ses nerfs, glissant un frisson sur son échine. L’espace d’un instant suspendu, il se rappela les mots de Milo, quelques semaines plus tôt… « Mon amitié… est la seule chose que je peux t’offrir. » Il ne doutait pas que cela n’ait pas changé. La réponse était toujours la même. Cette fois… dans cette promesse, les derniers vestiges de l’incertitude de Milo avaient purement et simplement disparu. Mais la sienne ? Il ne pouvait pas ne pas envisager toutes les conséquences de cette offre, il n’avait pas le droit de prendre sans se soucier de ce que cela remettrait en cause. Pour tous les deux. Milo y avait-il seulement réfléchi ? Et puis, pourquoi maintenant ? Quelques jours de plus et… Et quoi ? Après tout…
Le cosmos du Verseau s’amincit jusqu’à disparaître. Desserrant les lèvres, il murmura :
« Je crois que nous devrions rentrer.
- Moi, je ne crois pas. »

 

Le don de l’autre dans son entièreté et sa plénitude. Celui qu’on n’attendait plus, que l’on avait espéré sans jamais y croire, un rêve étiolé par les années, un souvenir de ce qui n’avait jamais été et qui n’aurait jamais du être. La sensation de retrouver pourtant, malgré la conscience aigue de l’impossible, un être connu jusqu’au dernier atome de son âme et de son corps, de ne pas s’en saisir, mais plutôt de se fondre en lui. De mourir et de revenir. De revenir et de mourir. Une fois, dix fois, au-delà de la souffrance de l’autre, si vite étouffée, si vite écartée, devant l’accord soudain parfait, complet, abolissant le monde et ses réalités. Des mots simples, quelques murmures, un souffle, un silence peuplé d’oubli et de sublime, d’un désir puissant, de la réponse offerte, et puis juste un cri. Un autre. Deux corps, l’un protecteur, l’autre protégé, enlacés, épuisés, affamés, se rencontrant, se reconnaissant, toujours liés par la résonance de l’évidence absolue, sans plus d’obligation, ni de promesse. La tendresse d’une union, dans la satisfaction des sens, dans la jouissance pure, dans la volonté de l’un à accueillir l’autre, celui qui veut être là, être offert, donner pour ne plus jamais perdre celui qui retrouve la lumière, qui s’éveille enfin, qui tourne le dos à la honte et à la douleur.

Encore. Un baiser qui se mue en un abandon mutuel dans l’apprentissage de l’autre, de son goût, de sa saveur, des mains qui s’égarent une fois de plus, une fois de trop, un corps qui se tend, en demande, un corps qui cède malgré sa force. Un visage perdu dans l’odeur d’une nuque, des épaules enserrées par des bras tendres, et, toujours, la brûlure, incandescente, délicieuse, étroite menant des extrémités les plus profondes et les plus intimes, à l’éblouissement le plus éclatant, le plus fou, le plus inconcevable.

Le sommeil enfin, redouté et repoussé le long d’heures trop courtes, mais inexorable, qui s’empare des corps, s’insinue dans les esprits, à la fois bienfaiteur et malfaiteur, parce qu’insidieux, parce que synonyme de sursis. Le dernier sursis.

 

18 juin 2004 – Grèce continentale, petit matin…

Il n’était pas six heures, et pourtant le soleil avait déjà quitté depuis belle lurette l’horizon méditerranéen. Dans un ciel sans nuages, il assénait ses rayons sur un port à peine éveillé. L’un d’entre eux se glissa au travers des persiennes disjointes de l’appartement inoccupé au dessus de la boulangerie. L’artisan s’était toujours félicité que les propriétaires du dessus n’aient jamais mis en location leur bien. Bon, il y avait bien un peu de passage de temps à autres, mais après tout, la famille Antinaïkos n’avait pas besoin de ce genre de modeste complément pour alimenter une fortune déjà plus que conséquente. Et le boulanger, lui, n’avait de fait pas à justifier de sa bruyante activité matinale face à des locataires forcément mal embouchés.

Ce matin-là, il jeta néanmoins un coup d’œil à la silhouette qui s’éloignait dans la rue déserte. La porte à côté de son magasin venait de se refermer, et peu habitué à ce bruit incongru, il avait suspendu l’agencement de ses étals pour satisfaire sa curiosité. Bon. Qui que ce soit, celui-là ne semblait pas lui tenir rigueur d’avoir été réveillé aussi tôt.
Le rayon de soleil fureteur finit par atteindre le lit en désordre, ainsi que les yeux encore fermés de son occupant. Ce dernier, dans un soupir endormi, releva le bras comme pour chasser l’importun avant de lui tourner le dos. Puis de se réveiller pour de bon.

Il fallut de longues secondes à Camus avant de se rappeler où il était, pourquoi il y était, et surtout… avec qui il était.

Les yeux grands ouverts, il se laissa rouler sur le dos, les bras en croix.

Avant de ramener ses mains sur son visage.
« Non… Oh bon sang… Non !! »

 

© Vanina BERNARDINI - 2007