CHAPITRE 33

 

Temple des Poissons, Domaine Sacré, Sanctuaire, 18 Juin 2004…

Shaka redescendait de l’économat où il avait pris livraison de ses billets d’avion et récupéré son passeport renouvelé. Il s’était surpris à fouiller au fond de la pochette qu’on lui avait remise… pour y trouver des billets de retour. Sans date cela dit, mais leur présence lui arracha un sourire contrit. Il avait eu tort de douter de Saga, et de sa prévoyance optimiste. Optimiste ? A moins que le Pope n’ait voulu par cette attention particulière leur offrir à tous l’espoir de poursuivre une vie à laquelle la plupart d’entre eux avaient redécouvert un intérêt soudain.

L’ombre du parvis du douzième temple lui lança un appel silencieux, alors qu’il passait devant. Un sondage rapide lui apprit que Thétis s’y trouvait, sans doute en train de préparer ses bagages en prévision de leur vol en fin de journée. Il hésita. Avant de bifurquer vers l’arrière du temple.

En effet, la porte des appartements de la jeune femme était grande ouverte.
« Je te dérange ?
- Hein ? Non, non, entre. » Elle se tourna vers lui à son approche, les deux mains encombrées par une pile de cahiers, et l’accueillit avec un sourire. Tandis qu’il pénétrait dans ce qui tenait lieu de salon, il avisa un joyeux désordre, plutôt inattendu. Elle répondit de bonne grâce à son regard interrogateur :
« Je range les lieux avant de partir. Mes affaires, et celles que mon oncle m’a laissées. » Elle leva les bras, lui désignant ce dont elle était chargée.
- Qu’est ce que c’est ?
- Ses journaux intimes. » Une note de tendresse perça sous sa voix : « Il me les avait faits remettre à sa mort. Tiens, tu veux voir ?
- Je… je ne voudrais pas…
- Si, ne t’inquiètes pas. Prends celui de dessus, là. »
Il la déchargea du premier cahier de la pile, avant qu’elle ne se dirigeât vers un coin de la pièce où une grande malle ouverte l’attendait.
« Pourquoi ranges-tu ainsi tes effets personnels ? » Demanda-t-il tout en feuilletant avec précaution les pages sur lesquelles s’étalait une écriture peu ample, mais largement déliée, tout en boucles et en arabesques.
- Parce que… » Du coin de l’œil, il la vit se redresser mais demeurer immobile devant la malle, le dos tourné. « Parce que je ne voudrais pas tout laisser comme ça, si quelqu’un d’autre doit occuper mon temple. »
Il observa un instant sa fine silhouette se détachant devant la fenêtre, avant de répondre, sur un ton léger :
- Hum… ça serait dommage de ne pas utiliser ces billets de retour pourtant. » Il vit ses épaules s’affaisser avant qu’elle ne fît volte-face, son sourire lumineux reléguant dans l’ombre les relents de son angoisse :
- Tu as raison… comme toujours. »

L’indien s’était installé sur un coin de table pour ne pas gêner la jeune femme dans ses va-et-vient et plongé dans sa lecture. Il avait très peu connu Aphrodite, ou du moins, l’avait très peu côtoyé. Ce chevalier d’or, le plus âgé de sa génération après Dôkho, était décédé onze ans plus tôt et les dernières années de sa vie, il les avait passées à l’extérieur du Sanctuaire pour l’essentiel, au début pour remplir les missions que lui confiait Saga, ensuite pour ne plus réapparaître que sporadiquement jusqu’à son retour. Ou plutôt celui de son corps. Shaka n’avait jamais oublié ce visage que la vie avait déserté, laissant derrière elle les stigmates d’une souffrance dont il ne pouvait alors comprendre la nature. Non pas qu’il était en mesure à ce jour de mieux la définir, mais son souvenir éveillait à présent en lui des échos diffus d’une chose qu’il était susceptible d’appréhender. Elle lui semblait proche. Beaucoup plus proche.

Les derniers mots tracés par la main d’Aphrodite levèrent dans son esprit un coin du voile. Ainsi… La Vierge frissonna. S’il s’était toujours plus ou moins douté que l’empathie des Poissons avait allègrement outrepassé les limites que celui qui se croyait son maître lui avait imposées pour entraîner ce dernier dans la mort, il n’avait jamais rien su des raisons l’ayant mené à telles extrémités.

Kanon ne savait pas jusqu’à quel point il était tombé juste, lorsqu’il avait fait part de ses inquiétudes à la Vierge. Thétis… il ne la regardait pas. Sa présence virevoltait autour de lui, cela lui suffisait. Mais elle se sur-imprimait sur les pages déformées du journal, tandis qu’il prenait toute la mesure du danger permanent auquel la jeune femme était soumise, de par sa nature profonde. Elle aimait elle aussi, n’est ce pas ? Pas celui qu’il aurait souhaité, bien entendu, mais ce n’était pas cela le plus important. Aimait-elle de cette manière ? Comme son oncle avait lui-même aimé jusqu’à en perdre la vie ?
En butte à ces questions pour lesquelles il n’entrevoyait pas le plus petit embryon de réponse, il ne s’était pas rendu compte qu’elle avait cesser de s’agiter, et le contemplait, songeuse, la tête légèrement penchée sur le côté.
« Shaka ? » Il eut un sursaut, quittant précipitamment son coin de table.
- Excuse-moi… Tu m’as parlé ? Je… » Il baissa les yeux sur le journal ouvert entre ses mains, qu’il referma avec soin avant de le lui rendre. « Je suis désolé pour Aphrodite. Ce qui lui est arrivé est très triste.
- Tu trouves ? » Décontenancé, il la suivit du regard, tandis qu’elle allait ranger le cahier avec ses semblables, au fond de la malle. « C’est très beau au contraire. Il a vécu pleinement, n’a jamais eu la moindre hésitation. Et il est mort en aimant, sans souhaiter autre chose… » Elle se redressa, tournée à demi vers son alter ego : « Il était heureux.
- Ce n’est pas un peu trop… absolu ? Je veux dire… il aurait pu se rendre compte qu’il allait trop loin. Son expérience et…
- Ce genre de sentiment ne peut pas être relatif, tu sais, quelle que soit la forme qu’il revêt.
- La mort ne me semble pas en être le meilleur aboutissement cela dit. »
Elle secoua légèrement la tête, une étincelle d’indulgence au fond des yeux : « Qui a parlé d’aller jusque là ?
- Mais… »

Il se retrouva bientôt assis sur le canapé, ou plutôt ce qui en restait, à l’étroit entre des tas de vêtements et des piles de livres. Elle s’était laissée tomber sans façon aux pieds de la Vierge après lui avoir servi un verre de thé glacé et le considérait à présent avec attention :
« Tu l’as lu comme moi ; Aphrodite n’avait pas conscience du danger. Et quand bien même il s’en serait rendu compte… je ne pense pas que cela aurait changé quelque chose. Il a fait le choix qu’il estimait être le plus respectueux pour la personne qu’il aimait et pour lui-même. Il n’a pas tenu compte du reste, et il a bien fait. Mais cela ne signifie pas que son attitude doive constituer une règle générale.
- Ne pas songer aux conséquences, c’est cela ?
- Cela non plus n’est pas une règle. » Elle eut un rire, visiblement amusée du sérieux avec lequel Shaka semblait intégrer ses explications. « Tu ne peux pas toujours tout expliquer avec la seule raison tu sais.
- C’est ce que je commence à comprendre… Mais ce n’est pas facile. J’essaie… j’essaie de trouver des exemples autour de moi. » Elle fut touchée par cette volonté de rattraper l’enseignement que son ancienne existence au service de Dieu ne lui avait pas dispensé. Il peinait pourtant à se débarrasser de ses habitudes et de ses réflexes… Mais il y parviendrait, elle en était convaincue. Ce qu’elle avait toujours perçu chez lui, cette humanité qui ne demandait qu’à être libérée du carcan imposé par un destin qu’il n’avait pas choisi, sa foi dans les hommes, son cœur… Elle glissa une main dans celle de l’indien, et resserra ses doigts entre les siens. Le souffle de la Vierge se bloqua, et ce fut dans un murmure qu’il demanda :
« Et toi ? Jusqu’où irais-tu ? »

 

Temple du Scorpion, Domaine Sacré, Sanctuaire, un peu plus tôt…

Le souterrain, ce n’était pas mieux, finalement. Et cela ne l’avait pas sauvé. Si lui avait vu les lumières allumées chez le Taureau en parvenant au sommet de la falaise, nulle doute que l’observation avait été réciproque. Pourquoi, mais pourquoi fallait-il qu’Aldébaran fût toujours aussi matinal ! Camus était néanmoins parvenu à se satisfaire de l’idée qu’il s’agissait là de l’unique signe de vie tangible qu’il avait croisé sur sa route avant de s’engouffrer dans l’obscurité du passage. Escorté par un globe cristallin de sa création, aussi lumineux que possible compte tenu de l’état d’agitation extrême qui malmenait son cosmos, le Verseau avait gravi à toute allure le boyau rocheux pour déboucher, couvert de poussière entre autres choses non identifiées sur le parvis du Palais. Là non plus, aucun signe de vie, juste les auras au repos de Rachel et de Saga. Bon. Ce n’était pas non plus une raison pour se faire surprendre. Ramenant avec soin derrière une solide barrière mentale les velléités hasardeuses de son propre cosmos, il avait rejoint sans encombre le bureau du Pope. Et une fois à l’intérieur… Je suis un imbécile. Camus baissa les yeux sur son poing, qu’il venait tout juste de desserrer. Au creux de sa paume encore moite, les clés découpaient leur sombre crénelage. Forcément, un espace de rangement leur était dévolu. Et évidemment, il ne le connaissait pas.
Si le Verseau avait pris la peine de réfléchir ne serait ce que cinq petites minutes, il aurait envisagé une solution beaucoup plus raisonnable… plus logique. Il aurait rendu ce fichu trousseau à celui qui l’avait emprunté, en douce sans nul doute, lequel aurait pu le remettre à sa place avec toute la discrétion requise. Mais réfléchir, en cet instant, était hors de portée de ses capacités, capacités pourtant largement prouvées et éprouvées par le passé. Les circonvolutions de son cerveau s’étaient muées depuis l’aube en une inextricable pelote de nerfs.
Il avait fini par déposer avec délicatesse les clés au milieu de la table de travail, méticuleusement rangée. A tel point d’ailleurs qu’après réflexion, il les avait faites glisser de leur position initiale jusqu’à un recoin en adéquation avec l’harmonie générale.

Au fin fond du brouillard qui embrumait ses pensées, Camus avait cependant déniché quelques points d’ancrage avec la réalité. La date. Le programme du jour. Dans moins de deux heures, le dernier Conseil devait démarrer. Puis son départ serait effectif, à l’instar de celui de la moitié de ses compagnons. Deux heures…

Très vite la lancinance des questions sans queue ni tête qu’il trimballait depuis l’aube avait repris son travail de fond, tandis que de l’eau glacée giclait sur ses épaules. Sans même s’en rendre compte, il ne cessait d’y apporter des embryons de réponses, confus, contradictoires, et dont aucun ne lui apportait la moindre satisfaction. La seule certitude qu’il réussissait à extraire de ce maelström informe était… qu’il fallait que ça s’arrêtât. Et vite. Il ne pouvait pas continuer à s’interroger inlassablement sur tout et n’importe quoi, se demandant s’il avait compris ce qu’il convenait, si au contraire il était complètement tombé à côté, s’il avait bien fait, mal fait, s’il venait de briser les derniers vestiges de deux existences, ou si au contraire, il…

L’ombre des colonnes commençait à se redresser sur les dalles de marbre usées par les siècles, au fur et à mesure que le soleil décrochait de l’horizon pour gagner les premières marches de son parcours journalier. Le silence régnait au cœur de la forêt de doriennes et Camus en contourna encore trois avant de parvenir devant la porte des appartements du Scorpion. Il leva son index replié… qui se suspendit à mi-parcours. Hésitant. Tournant le dos au vantail… il ne s’en éloigna pas pour autant. Il finit par faire volte-face, détaillant de nouveau les nervures et les ornements de cette satanée porte derrière laquelle il percevait la présence de Milo avec autant d’acuité que si ce dernier s’était tenu en face de lui. A côté de lui. Contre lui. Et merde.

« Camus… Rentre. »

Le Verseau se figea dans une immobilité si absolue que n’importe laquelle des statues dispersées dans le Domaine Sacré la lui aurait enviée en cet instant précis. Et pour la toute première fois de sa vie il expérimenta la panique.
Il fallut qu’il allât puiser la dernière étincelle de courage menaçant de le déserter pour trouver la force de pousser le panneau de bois. Et de pénétrer dans des lieux qu’il connaissait pourtant si bien mais qui ne lui avaient jamais été plus étrangers que ce jour là.
Milo, debout, lui présentait un profil concentré, tandis qu’il mettait la dernière main à son sac de voyage posé sur la table devant lui, faisant coulisser les dernières fermetures, ajustant un cadenas dans un claquement sec. Un rangement sommaire de la pièce principale avait également été fait, quant à l’unique représentant – rachitique – du règne végétal présent, il avait été poussé sous la fenêtre de la cuisine, quelques gouttes perlant au bord de ses maigres feuilles. En temps normal, Camus n’aurait pas porté une attention aussi soutenue à de tels détails, mais compte tenu de son état d’esprit actuel, n’importe quoi était susceptible de lui fournir un sujet d’étude hautement intéressant. N’importe quoi… excepté l’homme qui venait enfin de lui faire face.
En dépit de la furieuse envie de fuir qui venait à l’instant de lui tordre les entrailles, il soutint le regard étrangement muet du Scorpion. Tous deux se dévisagèrent, le temps d’une seconde interminable avant que Milo ne se détournât, sans avoir prononcé le moindre mot. Camus le vit rejoindre la fenêtre grande ouverte sur le contrebas du Domaine Sacré, et s’adosser au chambranle, sans vraiment repousser son visiteur, mais sans non plus lui témoigner un accueil débordant d’enthousiasme. Du moins le comprit-il ainsi.
La gêne soudaine qui venait de plomber l’espace entre eux était si dense que le Verseau se surprit à inspirer profondément, comme à la recherche d’un air raréfié. Et lorsque ce qu’il croyait être un soupir s’échappa de sa poitrine oppressée, il eut la stupéfaction d’entendre sa propre voix, presque méconnaissable, coasser subitement :
« Tu t’es enfui.
- Tu en aurais fait autant si tu en avais eu l’occasion. » La réponse avait été immédiate, sans appel. Et surtout… impeccablement juste.

Camus finit par rejoindre son alter ego à la fenêtre, tournant néanmoins le dos à celle-ci pour s’appuyer au rebord après avoir extrait un paquet de cigarettes de sa poche arrière. De façon inexplicable et en dépit de ce premier échange, brutal, la tension entre eux s’était abaissée de quelques crans. Les mots échangés avaient suffi à noyer le silence et à libérer les esprits, ouvrant la voie à une discussion incontournable.
« J’avais besoin de temps, pour réfléchir. » Admit le Scorpion au bout d’un moment. « Pour remettre de l’ordre. » Camus laissa échapper un son informe, à mi chemin entre le rire et le cri :
- Ca, c’était avant qu’il fallait le faire.
- Ah oui, j’aurais du prendre exemple sur toi, tu as évidemment réfléchi avant de choisir de partir, n’est ce pas ?
- Je… Je te demande pardon ?
- Ca suffit Camus. Cesse de me mentir. » Sous le regard las que Milo lui jeta, le Verseau courba la nuque. Il aurait préféré y lire de la colère, mais son compagnon ne lui octroya pas cette grâce. Non, tout ce qu’il y vit fut de l’amertume, alourdie d’une peine sincère.
- Comment ?
- Ton visage. Tes yeux. Ton attitude. Depuis quand as-tu pris cette décision ? Hier ? Plusieurs jours ?... Camus ! » Ce dernier sursauta, avant de reporter son attention, hésitant, sur l’autre qui le contemplait, l’impuissance et l’incompréhension chevillées au coin des lèvres. « … Qu’as-tu bien pu croire, mon ami… » Poursuivit le Scorpion d’une voix sourde et fatiguée.
- Que c’était… que c’était la meilleure solution pour toi. » Camus n’avait toujours pas allumé sa cigarette, qu’il continuer à faire danser entre ses doigts d’un air absent. « Jusqu’ici, j’avais réussi à préserver ta vie, celle que tu aimais vivre, celle dans laquelle tu as toujours été le plus à l’aise. Mais par ma faute, tu… je voulais te la rendre. Ton existence. Et pour cela, il fallait… il faut que j’en sorte. Milo… » Le Verseau avait relevé la tête. « … J’ai pensé que…
- Tu t’es trompé. » Les doigts du Scorpion s’étaient repliés en un poing au bout du bras tendu contre sa cuisse et il ne quittait pas son compagnon des yeux. « Tu n’avais pas le droit de prendre une telle décision, seul. Tu ne peux pas défaire ce qui est fait… nous… cela nous concerne tous les deux. Et… de toute manière…
- … Je ne peux plus partir, maintenant. » Ce n’était pas une accusation, mais une simple constatation. Néanmoins, les traits soudain crispés, Milo marmonna tout en se détournant :
- Pourquoi ? C’était vraiment ce que tu voulais ? Si c’est le cas, rien ne m’autorise à t’imposer quoi que ce soit.
- Ne dis pas n’importe quoi. » Camus s’était décidé ; les volutes bleutées s’élevèrent, avant de s’échapper vers l’extérieur, se dissipant dans la chaleur montante. « J’avais fait ce choix, c’est vrai. Mais… » Il se mordit les lèvres, tergiversa, avant de poursuivre, comme pour lui-même, « finalement, c’est peut être toi qui as raison. »

 

Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire…

« Saga, ils sont déjà en bas.
- Je t’attendais pour descendre. » Le Pope leva les yeux de son bureau vers la porte ouverte sur le couloir, encadrant la silhouette longiligne de sa compagne. Malgré les quelques heures de sommeil dans lesquelles ils s’étaient tous deux laissés sombrer, le visage de Rachel portait encore les stigmates de sa fatigue mentale. Pourtant, elle lui souriait d’un air serein. Avisant le bras levé de la jeune femme le long du chambranle et sa main posée sur le bois, il vit un ruban de soie ébène enroulé autour du poignet marqué. Il s’abstint de tout commentaire ; son choix ne lui appartenait pas.
« J’arrive. » Marmonna-t-il, en reportant son attention sur sa table de travail. Quelque chose avait été déplacé ? Non, ce n’était pas exactement ça…
- Qu’est ce que tu regardes ? » Elle l’avait rejoint et, passant un bras négligent autour des hanches du Pope, l’écarta en douceur. « C’est quoi ce trousseau de clés ? » Evidemment. Le faisant disparaître d’une main preste dans le tiroir dont il n’aurait jamais dû sortir, il rétorqua, pince sans rire :
- Ne pose pas de questions dont tu ne veux pas connaître les réponses.
- Oh, alors ça… » Elle fit mine de le rattraper dans le couloir, tandis qu’il commençait à dévaler les escaliers dans un éclat de rire. « Viens voir un peu par ici ! Qu’est ce que tu me caches ? Saga… Saga ! »

Le couple était hilare en atteignant le rez-de-chaussée et, comme mû par une même inspiration subite, s’arrêta pile devant les portes fermées de la salle du conseil. Derrière bruissaient les voix de leurs alter ego, étouffées par la respectable épaisseur des panneaux de chêne. La réalité les attendait.
Depuis combien de temps n’avaient-ils pas ri ainsi ? Cette même question traversa leurs esprits alors que leurs regards se croisaient une dernière fois, complices mais où déjà l’ombre de l’angoisse reprenait ses droits. Les prunelles émeraude se perdirent dans celles nervurées d’or d’où les derniers vestiges d’un rire cristallin n’avaient pas encore tout à fait disparu… Elle lui sourit d’ailleurs, une nouvelle fois, avec douceur. Inexplicablement, il sentit le poids revenu sur ses épaules s’alléger quelque peu et murmura, sa main glissant jusqu’au poignet couvert de soie pour le serrer entre ses doigts :
« La dernière ligne droite… Nous sommes prêts ?
- Nous ne le serons jamais autant. » Répondit-elle dans un même chuchotement. Et dans un même élan ils repoussèrent les portes devant eux.

En effet tout le monde était déjà là… ou presque. Kanon, qui s’engouffra dans la salle en coup de vent pratiquement sur leurs talons faillit percuter son aîné, lequel fit un pas de côté au dernier moment le laissant charitablement s’encastrer dans le siège le plus proche. Le cadet ronchonna pour la forme tout en se frottant une hanche douloureuse avant de saluer ses pairs et son frère qu’il n’avait quitté que quelques heures plus tôt au vu de ce rendez-vous particulièrement matinal.
Il l’observait du coin de l’oeil tout en achevant ses dernières poignées de main. C’était étrange… L’homme qui encore la veille au soir souffrait le martyr, en proie à sa culpabilité, ses doutes, ses déchirements apparaissait ce matin-là plus serein qu’il ne l’avait été depuis des mois. Le souvenir de leur conversation était encore vivace dans l’esprit de Kanon, et il pouvait l’être d’ailleurs… il n’avait quasiment pas dormi.
Il remarqua que Thétis observait également le Pope, avec discrétion. Néanmoins, aucun indice de la moindre surprise ne se lisait sur son visage. Sans doute avait-elle décelé chez l’aîné des jumeaux quelque trace de la réflexion qu’il avait enfin menée à son terme… Kanon laissa un sourire tendre s’échapper sur ses lèvres, le doux visage de sa compagne imprimé derrière ses paupières. Elle avait été d’une patience angélique. Il l’avait réveillée pourtant, simplement pour lui parler, pour laisser son cœur soudain trop gonflé de craintes et d’inquiétudes s’épancher auprès d’elle qui savait si bien l’écouter et comprendre tout ce qu’il n’avait jamais su exprimer avec des mots. Elle l’avait rassuré, par ses paroles apaisantes, mais aussi et surtout par sa seule présence, chaude et tendre. Une présence dans laquelle il avait fini par se fondre, avec une ardeur née d’un sentiment d’urgence encore un peu plus exacerbé. Elle l’avait laissé l’aimer, pour lui offrir à son tour l’anesthésie de l’apaisement du corps à défaut de celui de l’esprit. Il avait somnolé à ses côtés jusqu’à l’aube, mais sans vraiment s’endormir. Et à présent, la sensation de son frère rasséréné à ses côtés le soulageait à un tel point que le sommeil qui n’avait pas voulu de lui au cours de la nuit précédente menaçait de faire valoir ses droits.
Il étouffait un bâillement quand le Pope, dont le regard balaya la salle une fois de plus, quitte à repasser devant les portes toujours ouvertes, demanda sèchement :
« Ils sont où les deux autres ? »

 

Temple du Scorpion, Domaine Sacré, Sanctuaire…

Le frais souvenir de la nuit précédente s’imposa entre eux, cet intervalle figé dans le temps, au cœur duquel chacun avait laissé derrière soi le poids de ses doutes, de ses incertitudes pour se retrouver, ensemble, seuls et éloignés d’un monde dont ils s’étaient volontairement retirés, l’espace de quelques heures volées. Aucun mensonge n’avait été de mise. Aucune échappatoire, ni aucun refuge. Pour la première fois de leurs vies, entièrement dépouillés des apparences, ils s’étaient reconnus. Tous deux savaient que nulle obligation de quelque espèce que ce fut n’avait présidé à cette précieuse rencontre, et aucun n’envisageait ne serait ce que l’idée de rejeter sur l’autre la faute de cette mutuelle découverte. Ils l’avaient voulue, souhaitée, du plus profond de leurs âmes. L’un l’avait rêvée… l’autre lui avait donné corps et vie. Ainsi unis dans une complétude absolue, ils avaient lu, chez l’autre, en l’autre, leurs sentiments pleins et entiers, dépourvus des voiles ternes et opaques des règles et des usages, des définitions rigides et au final vides de sens. Un sens dont ils avaient eux-mêmes, dans un accord muet et parfait, défini les termes. Leurs termes.

Il n’avait manqué à Camus que la dernière des confirmations de ce qu’il avait perçu par delà le cosmos de Milo, de ce que ce dernier lui avait offert avec une liberté et une confiance absolues. Si beau, si parfait… y croire sans la moindre restriction, ni retenue, relevait aux yeux du Verseau de la plus grande des prétentions. Qui était-il, lui, pour oser croire qu’il méritait un tel don ? Et à présent qu’il percevait de nouveau, si proche de Milo, un écho de cette plénitude qui l’avait stupéfié, il savait. Il savait que tout cela était bien réel. Et il avait peur.

Le Scorpion entrapercevait le profil de Camus à demi occulté par de longues mèches océanes échappées de la masse retenue derrière ses épaules. Sans pourtant déceler son regard, il devinait la bataille qui se livrait dans son coeur. Lui-même, en dépit des deux petites heures de tranquillité qu’il était parvenu à arracher au tourbillon des événements, ne se sentait guère sûr de lui. Oui, il avait pris le temps d’examiner la situation actuelle sous toutes ses coutures, de retracer le chemin parcouru depuis ces derniers mois… Et même s’il avait conscience que tout au fond de lui, ne subsistait pas de réel doute, son esprit s’évertuait à se raccrocher à des repères qui se délitaient, les uns après les autres. De sa propre initiative. Il avait encore le choix : se laisser porter, comme il l’avait toujours fait et penser que d’autres, l’autre, saurait quoi faire, ou faire sien ce nouvel équilibre pour s’y retrouver, s’y accepter et surtout, surtout intégrer définitivement à son existence celui sans lequel il demeurerait à jamais incomplet.

« Milo… Quoi qu’il en soit… » Le Verseau, sans se redresser, avant tendu son bras vers l’arrière, pour laisser tomber sa cendre à l’extérieur. « …Où veux-tu que tout cela nous mène ? »
Le grec hésita. Avant de prendre une grande inspiration… pour la libérer dans un rire :
- Pourquoi ? Il faut donc que cela nous mène obligatoirement quelque part ? »
Camus s’attendait à trouver une petite flamme ironique au fond du regard azur qui s’était posé sur lui. Il en fut pour ses frais. Tout ce qu’il aperçut dans cet océan limpide fut une sincère surprise, à peine mâtinée d’une légère inquiétude dont il ne savait si elle ne concernait que son propriétaire ou si elle lui était destinée. Milo… Ton insouciance…
« Ce n’est pas toi. Tu ne… enfin, » le Verseau avait haussé les épaules, sans grande conviction toutefois. « … tu sais très bien ce que je veux dire.
- En effet. » Fit l’autre, sur un ton tranquille. « Je reste ce que je suis, et ce que je serai toujours. Rien ne change... Ou plutôt devrais-je dire que tout est enfin… complet ? Oui, je crois que c’est le mot. “Complet”. »
Camus demeura stupéfait devant le sourire franc et lumineux que lui adressa Milo en cet instant. Un sourire qu’il n’avait plus vu depuis des semaines entières. Un sourire qu’il désespérait de ne jamais revoir. La confiance était là, de nouveau, il percevait avec une gratitude presque timide le lien qui se reformait entre eux petit à petit, mais plus solide qu’il n’avait jamais été. Une ultime fois il fut tenté d’argumenter, pour savoir, pour deviner derrière les réponses du Scorpion ce que ce dernier gardait au fond de son cœur, qu’il ne lui dévoilait pas ouvertement, il l’avait compris. Et il aurait relancé la discussion si une voix grondante d’exaspération ne s’était pas invitée avec une délicatesse certaine dans les esprits des deux hommes :
« Qu’est ce que vous foutez ?! On vous attend je vous signale ! Magnez-vous le train ! »

Sursautant de concert, ils s’entre-regardèrent, mi-amusés, mi-atterrés, et avec un coup d’œil à l’horloge murale qui lui faisait face, Milo commenta :
« On ferait mieux de ne pas traîner.
- Je pars devant.
- Non… Je t’accompagne. »

Palais du Domaine Sacré, Sanctuaire…

Pour l’arrivée discrète, ils pourraient repasser. Tous leurs compagnons étaient déjà installés à leurs places respectives lorsque les deux hommes entrouvrirent les portes, s’imaginant déjà avoir l’occasion de se fondre l’air de rien au milieu d’eux. Sans un mot, et sous le regard particulièrement peu amène de leur Pope, ils gagnèrent leur siège, environnés de silences.
Camus n’aurait jamais pensé pouvoir un jour expérimenter cette impression terrifiante que celle d’être transparent aux yeux de ceux qui l’entouraient. Non pas qu’il se sentit ignoré, bien au contraire. Il lui semblait que les yeux rivés sur lui déchiffraient sans le moindre effort chacune des lignes inscrites dans le livre ouvert qu’il se croyait être devenu. Et Milo n’était pas en reste, lui qui se glissa entre Dôkho et Aioros les yeux baissés, espérant sans trop y croire qu’escamoter le miroir de son âme derrière une frange de boucles azur suffirait à lui conserver un minimum d’élégance.
Le grondement annonciateur d’un éclat de rire italien fut sur le point d’annihiler le dernier de ses espoirs lorsqu’il entendit plutôt qu’il ne vit Angelo ravaler maladroitement sa salive dans une imprécation incompréhensible. Shura, avec une souplesse inattendue de sa part, venait de se contorsionner suffisamment sur son siège pour parvenir à asséner sous la table un coup de pied bien senti dans la cheville du Cancer et ce, en dépit de sa position décentrée vis-à-vis de ce dernier.

 « Quitte à être les derniers, autant l’être pour tout n’est ce pas ? » Saga posa le bout de ses doigts nerveux sur deux enveloppes blanches qu’il fit glisser d’une pichenette sur le plateau lisse jusqu’à Milo, puis Camus. « J’espère qu’au moins vos sacs sont prêts, vous décollez dans trois heures. »
Ils s’abstinrent de répondre, se contentant de jeter un coup d’œil au contenu, lequel sembla les satisfaire ou pour le moins, les soulager.

« Bon ! » L’aîné des jumeaux, redressant les épaules, avait posé ses deux mains à plat sur la table avant de les joindre sous son menton, bien ajustées l’une contre l’autre. « Nous y sommes. » Instantanément, tous les regards avaient convergé vers lui, attentifs… et décidés. Quel chemin parcouru depuis un an… Un siècle.
Le passé, pourtant récent, se sur imprima dans son esprit, tandis qu’il revoyait ces mêmes visages alors perclus de doutes quelques mois plus tôt, les uns résignés, les autres renfrognés, tous différents dans leurs attitudes, leurs perceptions quant à leur rôle et à leur existence. Aujourd’hui, ces différences n’avaient plus cours et pour la première fois depuis quinze longues, très longues années, Saga avait le sentiment que tous, lui y compris, regardaient dans la même direction. La leur ? Ce qu’il avait enfin compris la nuit précédente ternit cette idée. La direction qui leur avait été imposée, voilà ce vers quoi ils allaient tous tendre, ou du moins tenter de le faire. Les raisons en demeuraient toujours autant diverses en fonction des individus, mais ces distinctions se trouvaient lissées par l’unité au sein de laquelle ils allaient dorénavant évoluer. Une unité parfaite ? Cela, seul le proche avenir le leur confirmerait et il valait mieux qu’il en fût ainsi d’ailleurs. Mais d’ici là… les liens entre eux étaient déjà suffisamment solides pour influer sur leurs perceptions respectives les uns par rapport aux autres.

Mü se frotta la nuque d’un air absent et Saga, observant avec plus d’attention le Bélier installé à ses côtés, lui demanda silencieusement :
« Tout va bien ? Je ne m’en étais pas rendu compte tout à l’heure, mais tu as l’air fatigué…
- Je n’ai pas cessé de me réveiller la nuit dernière. » Avoua l’atlante. « J’ai eu à chaque fois l’impression que quelqu’un venait de pénétrer dans mon temple et m’appelait, mais évidemment, il n’y avait personne. Et ce qui vient de se passer à l’instant… » Le Pope le vit hausser les épaules consécutivement à son soudain silence mental. Mü ne refusait pas de s’expliquer ; il n’en avait tout simplement pas la possibilité comprit Saga. Le Bélier avait coutume de découvrir seul ses réponses, aussi l’aîné des jumeaux n’insista pas plus avant et reprit le fil du Conseil :
« L’ouverture de Portes est prévue dans trois jours. Nous sommes dans les temps… ou à peu près. Je ne vous cache pas qu’il me reste un certain nombre de choses à régler ici, mais j’aimerais en être débarrassé au plus tôt, histoire que nous soyons tous frais et dispos le jour dit compte tenu du décalage horaire.
- Pourquoi ne pas partir demain tous ensemble dans ce cas-là ? Ca ne changera rien, un jour de plus ou un jour de moins sera sans conséquence sur notre récupération. » Argua Angelo d’une voix égale.
- Parce que je ne veux pas vous avoir tous dans les pattes…
- Je me doutais que ton sens bien connu de l’abnégation avait quelque chose à voir avec ta décision.
- … même si je suis conscient que certains auraient souhaité profiter d’une journée supplémentaire au Sanctuaire. Désolé Angelo. Ce sera plus simple pour moi et pour vous qui partez en fin de matinée. D’ailleurs, si j’avais eu l’occasion d’anticiper, je te garantis que vous seriez tous partis aujourd’hui.
- Sur le fond, Saga n’a pas tort. » Renchérit Aldébaran. « Vous aurez effectivement une journée de plus pour récupérer, tu ne devrais pas la négliger, Angelo.
- Ouais… de toute façon, tu ne nous laisses pas le choix, je me trompe ? » Le Pope eut un sourire contrit de circonstance. « C’est bien ce que je me disais.
- Je vais finir par croire qu’on le dérange…
- Tu sais Aioros, le monde entier dérange Angelo. C’est juste une question d’habitude à prendre.
- Vos gueules. » Sagittaire et Capricorne, bras croisés, observaient leur vis-à-vis avec un sourire en coin auquel l’italien se surprit à répondre avec ce qu’il aurait bien voulu faire passer pour un rictus carnassier, mais les deux éclats de rire brefs qui ponctuèrent sa tentative lui firent baisser les bras, avec une mauvaise grâce somme toute très relative.
« Nous vous rejoindrons sur Salt Lake City dès demain. Pour l’heure, l’armée américaine a entièrement évacué le site, mais nous serons escortés par une de leurs équipes jusqu’à la base la plus proche.
- Ils resteront sur place ? » Saga eut une hésitation, si bien que Kanon en profita pour répondre à sa place à Aiors :
- Franchement, on n’en sait rien… et ça ne nous empêchera pas de dormir. Qu’ils soient là ou pas qu’est ce que ça change ?
- Hum… » Le Lion s’était penché sur la table par delà Angelo pour regarder Kanon. « Tu ne crois tout de même pas qu’on va s’en tirer sans une égratignure ?
- Non, évidemment que non…
- … et bien pour ma part, quelle que soit l’issue de ce combat, j’aimerais éviter qu’on me laisse me vider de mon sang, si je ne suis pas mort avant bien entendu.
- Pour une fois, je suis entièrement d’accord avec lui. » Le Cancer avait désigné son voisin d’un pouce négligent. « Je ne les apprécie pas plus que toi Kanon, mais ça pourrait être utile de les avoir à portée de main au cas où.
- Parce que, naïfs que vous êtes, vous croyez peut être qu’on se contentera de blessures physiques ? Bon sang Aiors, il me semble que tu es suffisamment bien placé pour savoir que…
- Ca fait partie des points que je dois régler avant de partir, » intervint Saga, « j’en saurai plus demain.
- Pourquoi, ce n’est pas toi qui imposes tes conditions ?
- Si Milo, mais mes interlocuteurs ont changé. Je laisse venir, et j’aviserai. Autre chose ?
- Le Sanctuaire, Saga. » Dôkho qui était demeuré silencieux tout en observant ses pairs, venait de se manifester depuis l’autre extrémité du long plateau ovale et si la Balance resta impassible en posant sa question, Rachel ne put s’empêcher de plier et déplier nerveusement ses doigts. Encore un point de discorde entre le Pope et elle… ou plutôt non, le même, sous un angle différent. Dans la catégorie “derniers ajustements”, l’ultime réorganisation du Sanctuaire relevait d’un petit arrangement privé, du moins c’était ainsi que Saga l’avait envisagé… jusqu’à l’intervention de Dôkho.
Les traits du Pope s’étaient figés, marquant son visage d’ombres durcies. Son poing serré reposant sur la table laissait entrevoir la saillie de ses tendons à peu près aussi raides que sa voix :
« Cela ne regarde que moi.
- Tu sais très bien que c’est faux Saga. Le temps de l’absolutisme est révolu, nous tous ici sommes tout autant concernés que toi. Tu ne peux pas nous écarter de cette décision. » La Balance conservait un calme à tout épreuve en dépit de la tension galopante qu’exsudait le maître du Sanctuaire. Rachel fut tentée d’intervenir en avisant les quelques étincelles de méfiance s’embrasant soudainement dans certains regards quand les sages paroles du chinois résonnèrent dans son esprit :
« Ce n’est pas tant pour nous que pour lui.
- Tu ne devrais pas te mêler de ça, Dôkho. Les choses sont déjà suffisamment compliquées et de plus…  Non, je ne crois pas qu’une solution puisse être trouvée. Il y a trop de colère. D’amertume.
- Le reconnaître est plus que nécessaire aujourd’hui. Pour avancer.
- Pour ça, il faut être deux.
- En effet. »
La jeune femme avisa le regard de son vénérable voisin… pour y lire un secret espoir. Dôkho, pris entre deux feux, deux générations, la sienne, son passé, ses repères, et la nouvelle à laquelle il appartenait sans avoir d’autre choix ni espérance… si ce n’était celui de voir enfin se rétablir un pont qu’il était seul à soutenir. Rachel se savait englobée dans ce vœu sincère, à l’instar des jumeaux. Cependant, la Balance ne paraissait pas douter de la conduite que la jeune femme adopterait. Ce à quoi il aspirait plus que tout résidait dans la réconciliation d’êtres auxquels il tenait en dépit des erreurs que chacun avait pu commettre… et il ne désespérait pas d’y contribuer.
« Pourquoi poses-tu la question Dôkho, puisque tu en connais déjà la réponse ? Comme tout le monde ici d’ailleurs.
- Saga, tu ne vas tout de même pas… ? » Son cadet le contemplait, ébahi. Tous deux avaient soigneusement évité d’aborder un sujet auquel ni l’un, ni l’autre n’avait envie de consacrer la moindre parcelle de leur temps. « Pas lui !
- Parce que j’ai le choix peut être ? Qui d’autre, hein ? » Sans être aussi directement concernés que les jumeaux, la plupart des autres chevaliers d’or arboraient un air tout aussi dubitatif que Kanon, voire franchement désapprobateur pour certains.
« Je ne peux pas le saquer. » Confirma Angelo d’un ton rogue. « Le choisir, lui, reviendrait à insulter tous ceux qu’il a tenté de corrompre… à savoir nous en l’occurrence. Je ne veux pas de ce type à la tête du Sanctuaire en cas de… bref. Je ne sais pas même pas pourquoi on parle de ça d’ailleurs… Dôkho, merci de ton vote de confiance, c’est toujours agréable.
- Ne sois pas de mauvaise foi Angelo, nous sommes obligés d’envisager cette issue, aussi malheureuse soit-elle.
- Oui, et bien après nous le déluge…
- Dans ce cas, en quoi cela te pose-t-il un souci que ce soit lui qui soit désigné en tant que Pope ?
- Parce que… oh et puis merde. Je n’ai pas envie que le Sanctuaire redevienne le cadavre en décomposition qu’il était il y a quinze ans. Si moi j’y passe, il se trouvera bien un autre cinglé pour me remplacer. Et j’aimerais qu’il soit un peu content de me succéder. Ce qui ne sera certainement pas le cas si l’autre enfoiré prend la direction.
- C’est pourtant la personne la plus qualifiée pour cela. » Aldébaran était intervenu tout en conservant ses bras croisés par devers lui, signe qu’il partageait la réserve générale. « Il a assisté Shion et a participé à la gestion du Sanctuaire pendant de nombreuses années. Il en connaît le fonctionnement aussi bien que Saga… Personne d’autre n’est en mesure aujourd’hui de prendre la suite si la nécessité s’en faisait sentir. Un collège de chevaliers d’argent pourrait être une alternative intéressante s’ils étaient au complet, ce qui est loin d’être le cas. Qui plus est, la plupart d’entre eux ont été affectés à l’entraînement de nos successeurs. Et parmi nous… il n’y a que Mü qui serait susceptible d’assumer cette tâche, ayant assuré l’intérim à plusieurs reprises. Le champ des possibilités est mince…
- Mais tu es bien conscient que…
- Oui, Aiors, je le suis. Néanmoins, » les regards du Taureau et de la Balance se croisèrent le long de la diagonale de la salle « je ne serais peut être pas aussi catégorique qu’Angelo. Tout le monde peut changer. »
Saga était demeuré silencieux tout au long de ces échanges. Il voyait ses pairs s’agiter plus ou moins autour de lui, percevant autant de questions muettes que d’éclats de voix résonnant sous le haut plafond, lui-même n’étant pas en mesure de répondre ni aux uns ni aux autres. Par delà ses propres interrogations et, il fallait bien l’avouer, frustrations, il décelait chez quelques uns des termes qu’il ne se serait pas attendu à entendre ce jour-là. Se pouvait-il que Dôkho, ou Aldébaran en sachent plus sur son propre père que lui ? La mesure qu’ils mettaient dans leur propos l’en faisait douter. Oui mais, au final… La mâchoire du Pope se contracta avec dureté. Au final…

« C’est bien ce que Shion avait envisagé n’est ce pas ? »
Le débat, de plus en plus animé, entre Angelo, Aldébaran et Dôkho cessa comme par enchantement, et l’assemblée plongea dans un silence stupéfait.
- C’est quoi encore ces conneries ? » Maugréa Angelo - d’une voix mal assurée cependant - à l’attention du Lion qui venait de s’exprimer, tandis que Camus laissait échapper un profond soupir de résignation… ainsi qu’un coup d’œil de reproche à son compagnon d’axe.
- Et bien… » Aiors avait baissé les yeux pour fuir tout autant les remontrances muettes du Verseau que les interrogations soudaines qu’il venait de lire chez certains de ses alter ego. « … je n’y croyais pas vraiment, mais… j’y ai réfléchi hier soir, et, finalement… » Il se racla la gorge. « Il semblerait que tout ce qui nous est arrivé depuis quinze ans ne soit pas tout à fait le fruit du hasard. »
Le sang s’était retiré du visage de Rachel. Ses mains, lourdes comme du plomb, reposaient sans vie sur le bois du plateau et son corps s’engourdissait. Non… Pourquoi ?! Comment était-ce possible ? Un instant la pensée l’effleura que la Balance, à côté d’elle, avait malencontreusement laissé échapper une phrase, un mot, n’importe quoi qui aurait pu mener Aiors sur une telle piste… mais Dôkho était tout aussi liquéfié qu’elle. Il n’aurait rien dit. Jamais. Andreas ? Non ! Impossible… Alors… Mais lorsqu’elle reporta son attention sur l’assistance, elle comprit avec une frayeur mâtinée d’un soulagement coupable que nul n’avait eu besoin de divulguer cette information ; nombreux étaient ceux qui l’avaient visiblement découverte seuls. Nombreux… l’un d’entre eux tout particulièrement. Le regard émeraude étréci fixé sur elle était amer. Elle avait su, mais elle ne lui avait rien dit. Elle fut tentée de détourner les yeux, mais n’en fit rien, affrontant silencieusement l’accusation voilée qu’il lui opposait. Le moment n’était cependant pas propice à l’explication qui ne manquerait pas de les confronter tous les deux. Déjà la voix d’un Pope qui se détournait d’elle pour fixer le Lion retentissait dans la salle :
« Pas tout à fait ? Non en effet, pas quand un homme s’est arrogé le droit de décider pour nous le destin qui serait le nôtre. Quand il nous a ôté jusqu’à notre volonté de choisir. Quand il a manipulé nos vies pour nous amener, tous, ici, en ce jour. Alors, oui, dans ce cas, c’est en tout point conforme à ce que Shion avait envisagé… Mais je vois que c’est loin d’être une surprise pour pas mal de monde, n’est ce pas ? » L’aigreur manifeste qui altéra les derniers mots de Saga fit se dandiner nerveusement le Bélier sur son siège qui murmura avec tristesse : « Il était trop tard… Quand je m’en suis rendu compte, cela avait déjà commencé. »
Le Sagittaire regardait devant lui avec fixité, au-dessus de la tête du Cancer. Il n’avait pas l’air surpris à proprement parler. Il semblait intégrer les mots du Pope à une réflexion confuse qu’il avait déjà menée sans vraiment oser y accorder toute sa foi… Sa tête pivota avec lenteur vers son bourreau, la moitié nue de son visage aussi impassible que le masque qui en recouvrait la partie martyrisée. Les deux hommes s’entre-regardèrent de longues secondes.
« Cela n’excusera jamais ce que je t’ai fait, Aioros. » Saga ne lâchait pas des yeux. « Jamais. Shion m’a obligé à suivre une route qui était inscrite dans mes destins possibles. Ce que j’en ai fait… relève de mon entière responsabilité. »
L’autre hocha la tête, en silence. Tout avait déjà été dit entre eux, depuis des mois. L’aîné des jumeaux venait néanmoins de confirmer que les pions qu’ils avaient été tous les deux ne dispensaient ni l’un ni l’autre des conséquences que cet acte avait pu générer sur leurs propres perceptions. Ce qui aurait pu se passer… s’était effectivement passé. Quant à l’idée que cela n’aurait pu ne jamais se produire… elle n’était plus qu’une hypothèse, un souvenir inexistant et pourtant chaleureux.
Bien que demeuré aussi immobile qu’un bloc de marbre, Shaka, ou plutôt son esprit, vacillait sur ses bases. Celles en lesquelles il avait toujours cru. Celles sur lesquelles il n’avait eu de cesse de se reposer. Et le vertige qui venait de se saisir de lui le propulsa vers un passé qu’il n’avait jamais véritablement oublié…

 

Inde, 1983…

Le maigre adolescent assis en tailleur face à une imposante représentation de Bouddha modelée dans l’argile tournait le dos à l’entrée du temple indien. Il avait néanmoins entendu les pas feutrés de ce vieil homme qui avait assisté la veille à sa défaite. L’agacement se saisit de lui. Pour quelle raison venait il ainsi lui rappeler son échec cuisant ? Sa seule présence constituait une insulte à son égard.
Une douleur fusa dans le bas de son dos pour remonter jusqu’à la base de sa nuque. Il tenait cette position depuis plusieurs heures déjà et il redressa les épaules dans une profonde inspiration. Il ne devrait pas entretenir de telles pensées, il le savait. Il n’avait pas su se montrer à la hauteur, c’était à lui, et à lui seul d’en assumer les conséquences pour en en tirer une leçon d’humilité. La toute première de sa jeune existence.
« Shaka… Daigne me pardonner de troubler ta méditation. » Le Pope du Sanctuaire s’était arrêté à côté de lui, tout en demeurant debout, le visage levé vers les traits apaisants de la statue.
- Que me voulez-vous ?
- T’informer que mes jeunes compagnons et moi nous apprêtons à reprendre notre route. » Fit l’ancien en baissant les yeux vers Shaka qui l’observait, dubitatif. « … Et te demander de bien vouloir nous accompagner.

- Mon existence est à présent consacrée à ce lieu, la valeur de mon adversaire lui offre une autre destinée à vos côtés, Seigneur Pope.
- Tu ne m’as pas compris Shaka… Tu peux être celui-là, si tu le souhaites bien entendu. »
L’espoir insensé contenu dans ces paroles eut l’effet d’un baume salvateur redoutablement efficace sur la fierté blessée de l’adolescent. Ses grands yeux d’un bleu pur se dilatèrent, son corps perdit sa rigidité méditative… jusqu’à ce que la médiocre réalité ne revînt déployer sa chape avec désinvolture sur ses épaules.
« J’ai perdu le combat Seigneur Pope. » La leçon d’humilité n’avait pas encore porté la totalité de ses fruits ; l’amertume aigrissait chacun de ses mots. « Je suis indigne de cet honneur qui revient à mon camarade.
- Dans ce cas, si cela peut apaiser ta conscience, sache qu’il préfère demeurer au service de Bouddha et te cède sa place avec une grande joie. » Le Pope se drapa de nouveau dans l’ample manteau noir qui ne le quittait jamais et dont la capuche occultait son regard, avant de tourner les talons. « Nous entamerons le chemin du retour d’ici une heure.
- Attendez ! » Shaka s’était brusquement redressé, son corps osseux et dégingandé debout derrière la sombre silhouette. « Pourquoi… Pourquoi me mentez-vous ? »

Shion ne s’était pas retourné ce jour là vers le futur chevalier de la Vierge. Il s’était contenté d’un léger rire avant de disparaître… et d’être rejoint à l’heure dite par un jeune Shaka dont la conscience n’avait pas été suffisamment forte pour résister à la satisfaction de son arrogance. Shion n’avait jamais répondu à la question restée en suspend entre eux… et Shaka ne l’avait plus jamais reposée.

Il n’aurait jamais dû être ici. Shion avait volontairement dérogé à la tradition du Sanctuaire, tradition que la Vierge lui-même avait vue s’exercer au cours des années passées sans jamais faillir. La question qu’il avait alors posée… Il n’y trouva pas de réponse dans son souvenir, pas plus que dans la situation présente. Mais il venait de comprendre que son destin s’était joué le lendemain de la défaite de son corps… et de son esprit. Pour quelle raison Shion avait-il décidé de le choisir, lui ? Qu’est ce qui avait présidé à sa nomination ? Et qu’est ce qui lui garantissait en cet instant que Shion… ne s’était pas trompé ? A moins que les choix récents que lui-même avait définis pour sa propre vie… S’agissait-il bien des siens ?
Hagard, il se tourna vers Rachel qui le contemplait, songeuse. Sans doute avait-elle lu ce morceau de passé dans son esprit… Elle n’avait pas de réponse à lui apporter comprit-il, une pointe de panique transperçant son cœur. Mais ce dernier eut un soubresaut lorsque la présence de Mü qu’il ne pouvait apercevoir se manifesta, par le biais d’une accroche à son cosmos. Le Bélier ne dit rien, mais ce fut comme s’il venait de lui adresser un sourire lumineux.
« Mü ! Tu sais quelque chose ?
- Non mon ami… ou plutôt, si, je sais que je suis content de savoir que tu seras à mes côtés dans trois jours. C’est l’essentiel, tu ne crois pas ?
- … Oui, tu as peut être raison. Sûrement… » La présence de l’atlante s’évapora avec autant de discrétion qu’elle s’était manifestée et Shaka demeura silencieux. Il n’avait toujours pas de réponse, mais…

 

Sanctuaire, Octobre 1982…

Milo sauta lestement de côté, au moment où Kanon s’abattait sans pitié au niveau de la marche sur laquelle il se tenait tantôt mais ne put éviter la charge d’Aioros sur ses épaules qui le fit trébucher avec un juron sonore :
« C’est pas le moment ! » Protesta le futur Scorpion en faisant volte-face devant ses deux assaillants, rendus hilares par leur bonne blague. « Le vieux m’a convoqué, vous allez me mettre en retard !
- Qu’est ce que tu as encore fait ? » Rigola Kanon, qui tournait autour de sa proie l’œil aux aguets, tout prêt à se jeter dessus dès qu’il baisserait sa garde.
- Ben… je sais pas trop… » Milo fourragea dans sa tignasse, l’air ennuyé. Il avait bien ratiboisé la maigre solde de quelques jeunes gardes au cours d’une mémorable partie de cartes la nuit dernière… mais pour une fois, il n’avait pas triché. Pas de sa faute s’ils étaient nuls. Ou alors… Pourtant il avait fait attention de ne pas se faire repérer lorsqu’il avait “emprunté” les masques d’entraînement des filles pour en charbonner l’intérieur ! Non, décidément, il ne voyait vraiment pas.

Il avait du échanger quelques gnons supplémentaires avant que ses deux camarades ne daignassent lui laisser le passage libre jusqu’au Palais et ce fut avec une appréhension plus que légitime qu’il se présenta devant Shion, sévèrement campé à l’entrée, qui abaissa un regard glacial sur le jeune grec. Ce dernier trouva d’ailleurs que la terre n’était pas assez basse tandis qu’il effectuait le salut rituel que tous devaient au maître du Sanctuaire.
« Je ne comprendrai jamais pourquoi c’est toi que j’ai du choisir, vu le peu de confiance qu’on peut t’accorder. » Ca commençait plutôt mal. Milo ne releva pas la tête, se contentant d’un flot d’excuses marmonné à toute vitesse qu’il conclut néanmoins par un courageux : « … mais c’est pas de ma faute ! C’est Kanon et Aioros qui…
- Ca suffit ! Je ne veux plus rien entendre. Tu vas de ce pas redescendre jusqu’à l’embarcadère pour attendre le prochain bateau.
- Mais, Grand Pope, il n’y a pas de passage prévu avant au moins…
- Je ne te demande pas les horaires des rotations. Un bateau va arriver et je te charge d’accueillir son passager.
- C’est qui ?
- Le futur chevalier d’or en charge de la onzième maison.
- Mais… pourquoi moi ?
- Parce que tu es le prochain sur la liste de ta tranche d’âge et que ça ne te fera pas de mal de prendre conscience de tes futures responsabilités… même si je me demande si cela va vraiment te servir à quelque chose.
- Grand Pope, vous savez très bien que…
- Et cesse de discuter… pour une fois ! Allez file, et tâche d’être aimable, encore que ce soit bien la seule chose que tu sois capable de faire correctement. »

 

Milo n’avait pas eu à attendre longtemps, le bateau n’ayant pas tardé à faire son apparition avant de débarquer son passager, seul à bord. Un adolescent svelte, déjà plus grand que lui, et qu’il avait pris le temps d’observer avant de se montrer et de se diriger vers lui. Un grand sourire aux lèvres. Sans vraiment comprendre pourquoi, le visage pourtant sérieux et figé du nouvel arrivant lui avait alors inspiré confiance…

Le Verseau n’avait pas besoin de chercher la silhouette du grec en cet instant. Ni même de plonger dans son regard. Les souvenirs du Scorpion se déversaient en lui en un flot ininterrompu qu’il aurait été bien en peine d’endiguer, si bien que sa propre mémoire finit par se mêler à celle de son alter ego…
« Camus Laniel, c’est cela ? » Le regard pourpre du Pope l’avait mis mal à l’aise dès qu’il l’avait croisé, et le jeune français demeurait un genou à terre, tête baissée, conformément aux recommandations que son maître lui avait faites juste avant de l’envoyer au Sanctuaire. « Relève-toi jeune homme, » fit la voix bienveillante de Shion, « tu accèderas bientôt à la charge pour laquelle tu t’es entraîné durement et seras de fait mon égal. Tu devras apprendre à assumer ton rang… et à te tenir la tête haute. »

Le garçon jovial et bavard qui l’avait accueilli à l’instant même où il avait posé le pied sur le sol de ce qui allait dorénavant lui tenir lieu de foyer se tenait quelques pas derrière lui, en léger décalage. Du coin de l’œil, il l’avait vu esquisser une courbette qui n’avait visiblement pas interpellé le vieil homme devant lequel le futur Verseau se redressait enfin.
« Je regrette que ton maître n’ait pu t’accompagner… » Ajouta Shion, d’une voix chagrine. « … Je n’aurais pas l’occasion de lui faire mes adieux.
- Il vous adresse son meilleur souvenir Monseigneur, et m’a enjoint de vous assurer qu’il partait en paix.
- Cela me soulage… mais ne me surprend pas. Il m’a fait part de toute la satisfaction qu’il retire de son élève, » un sourire éclaira de nouveau le visage ridé du Pope, « et de ses certitudes quant à ton engagement. Je te souhaite la bienvenue parmi nous.
- Je vous remercie de la confiance que vous me témoignez, Monseigneur.
- Si je ne doute pas qu’il t’ait instruit dans le fonctionnement du Sanctuaire, il te reste encore nombre de choses à découvrir. Milo Kyrkos, qui t’a accueilli, est né en ces lieux. Il sera ton guide. Il t’expliquera les détails de notre fonctionnement et te présentera à tes compagnons, actuels et futurs. Et d’ailleurs, il en sera un lui-même… si tant est qu’un jour il apprenne à respecter le règlement. »
Sous les yeux de Camus, le futur Scorpion esquissa une grimace qu’il parvint néanmoins à transformer en un ersatz de contrition.
« Ne te laisse pas entraîner dans ses manigances. » Ajouta encore le maître du Sanctuaire, dissimulant un rire dans un digne toussotement. « Et j’ose par ailleurs espérer que ton influence lui sera bénéfique. A présent… » Il écarta légèrement les bras, ses paumes ouvertes vers la sortie du Palais. « … Milo va te montrer tes quartiers, qui seront provisoires bien entendu. Dans quelques mois tu pourras t’installer dans le onzième temple. Allez, tous les deux. »

Lorsque Camus avait tourné les talons, devancé par Milo qui déjà reprenait son babillage ininterrompu, il avait perçu le poids du regard du vieux Pope sur ses épaules, un poids qui l’avait accompagné jusqu’au moment où il avait regagné le soleil encore chaud de ce début d’automne. Ce poids, qu’il n’avait pu s’expliquer alors, venait de prendre un sens qu’il n’avait pas envisagé sous cet angle. Il croisa le regard d’Aiors qui l’observait d’un air entendu. Finalement, le Lion avait compris en moins de vingt quatre heures ce que lui-même était persuadé d’avoir saisi, tout en étant passé à côté de l’essentiel. Savoir que rien n’était arrivé par hasard était une chose, surtout lorsque cela concernait les autres. Se rendre compte qu’on en avait été la “victime” directe en était une autre. Ainsi Shion l’avait vu…
Milo avait enfoui son visage entre ses mains et ses épaules tressautaient d’un rire nerveux. Bon sang… Shion n’avait jamais pu le sentir, et même après sa mort, il fallait qu’il se rappelle à son bon souvenir. Le Scorpion hésitait encore entre fou rire et sanglots de désespoir. Tout cela… tout cela aurait pu être évité ! Si seulement le vieux filou avait dit la vérité, s’il avait laissé, il ne savait pas, des documents, un testament, un journal, n’importe quoi, qui aurait pu ouvrir les yeux du grec un peu plus tôt… Milo avait bien compris en écoutant Saga tantôt que la situation actuelle n’était pas invraisemblable, qu’elle portait en elle-même les germes de son existence présente, mais l’idée, cette idée que tout cela avait été prémédité… calculé… La colère qui germait dans son cœur n’avait plus rien à voir avec celle qui avait rongé ses nuits quelques semaines plus tôt. Froide, elle était entièrement dirigée vers l’ancien Pope, vers celui qui avait précipité en toute connaissance de cause son ami le plus cher dans un gouffre dont lui-même avait ignoré jusqu’à l’existence. Bien malgré lui, Milo se surprit à darder un regard lourd de reproches sur le Bélier. Ce dernier ne pouvait être accusé, pourtant il… Aux yeux du Scorpion, Mü constituait le dernier lien avec Shion, sa représentation, sa personnification. Il lui ressemblait. Et il avait l’impression tenace qu’à travers l’atlante encore en vie, sa fureur pourrait blesser celui qui avait été assassiné.
Le Bélier entrevoyait avec une impuissance galopante les murs qui s’abattaient les uns après les autres dans les esprits de ses pairs. Lui-même redécouvrait des pans entiers de leurs existences et l’ampleur de “l’œuvre” de son maître le heurtait avec une violence peu commune. Mü avait deviné beaucoup de choses par lui-même, mais jamais il n’aurait imaginé que Shion aurait pu aller aussi loin dans sa manipulation. En butte à la révolte silencieuse du Scorpion, il se demandait dans le même temps avec angoisse jusqu’à quel point d’autres avaient pu ainsi voir leur destin contrarié, leur vie volée. Et en imaginait les conséquences.

Un autre chevalier d’or avait justement eu l’heur d’y être confronté. Ou plutôt une autre. Thétis, dont les mains avaient été couvertes de sang par la partie de son existence qu’elle avait à tout prix voulu conserver, celle qui la confortait dans l’idée qu’elle demeurait envers et contre tout un être humain, regardait le Bélier en face d’elle sans vraiment le voir, avec une fixité dérangeante.

Sanctuaire, Mai 1980…

Elle était épuisée. Devant son souffle court, et les cernes sombres qui se creusaient d’heure en heure sous ses grands yeux, Aphrodite finit par céder :
« C’est bon, repose toi un quart d’heure. On reprendra plus tard. »
La fillette se laissa tomber avec soulagement au beau milieu de l’arène, à même le sable mêlé de poussière. En dépit de sa fatigue, elle était contente : elle avait réussi à faire surgir la jolie lumière dorée entre ses mains. Oh, pas bien longtemps, une lueur fugace aussitôt dissipée, mais elle avait vu le regard de son oncle s’illuminer lorsqu’elle y était enfin parvenue, après des jours et des jours de tentatives toutes plus infructueuses les unes que les autres.
Avec curiosité, elle leva les yeux sur l’ombre massive qui venait soudain de la recouvrir, occultant le haut soleil printanier.
« Comment te sens-tu ? » Demanda le géant d’une voix douce.
- Je suis juste un peu fatiguée… mais j’ai réussi Aldébaran ! » Le Taureau sourit, tout en lui tapotant le sommet de la tête.
- C’est bien Thétis, tu es une élève très sérieuse. » Le cœur de l’enfant se gonfla de bonheur et elle se réfugia un instant dans les bras du brésilien. Il l’aidait beaucoup lui aussi, et se montrait toujours très gentil avec elle. Il lui rendit son étreinte avant de rejoindre son alter ego qui s’assouplissait à quelques mètres de là et qui venait de l’interpeller joyeusement :
« Aldébaran ! Une petite séance de décrassage ?
- Sans façon, merci. Tu m’as l’air bien trop en forme, je ne suis pas suicidaire… Alors ? » Il désigna Thétis du menton. « Comment s’en sort-elle ?
- Il y a beaucoup de travail à faire, c’est certain.
- Elle a huit ans, c’est sans doute déjà trop tard. » Le Taureau avait croisé les bras et observait Les Poissons avec circonspection. « Tu crois vraiment que c’est une bonne idée ?
- C’est elle qui me l’a demandé, je te rappelle.
- Tu es vraiment incorrigible… Ce n’est pas un jouet Aphrodite ! Lui as-tu seulement expliqué ce que tu t’apprêtes à faire d’elle, si tant est que tu y parviennes ?
- Elle a le temps… » L’androgyne avait haussé les épaules avec une nonchalance étudiée. « … Et puis après tout, ce n’est qu’un jeu.
- Un jeu ?! Aphrodite ! » Aldébaran était sincèrement choqué. « Comment peux tu être aussi… inconscient ? Shion ne cautionnera jamais cet entraînement dans de telles conditions. Et moi non plus.
- Quel rabat-joie tu fais… C’est à se demander si nous avons vraiment le même âge toi et moi. Regarde-la : elle est déjà prête à reprendre. Et elle a du potentiel. »
Le Taureau reporta son attention sur l’enfant qui se relevait, tout en les regardant, la tête légèrement penchée. Comme si elle les écoutait.
« Son cosmos est actif, c’est vrai. » Concéda le massif chevalier d’or. « Mais tous les autres l’ont manifesté beaucoup plus tôt qu’elle, et le maîtrisent.
- Ce n’est pas une raison. Elle est parfaitement capable de rattraper leur niveau… et puis n’oublie pas que c’est moi qui me charge de son enseignement. Douterais-tu de mes compétences ?
- Je ne partage pas ton optimisme. Aphrodite… je vais devoir en référer à Shion, je ne peux pas te laisser risquer la vie de cette petite avec autant de légèreté. Elle est bien trop âgée pour démarrer une telle formation et… par ailleurs, je pense que tu te trompes. Elle n’est pas faite pour cette vie. » Un éclat de rire ponctua la tirade trop sérieuse d’Aldébaran :
- Mais enfin ! Tu n’as rien écouté, ma parole ! Qui t’a dit que je voulais en faire un chevalier ?! » Le suédois continuait à s’esclaffer avec bonne humeur. « Je ne fais que “compléter” son éducation, je n’ai jamais envisagé pour elle un quelconque poste au Sanctuaire, et encore moins ma succession. Je te l’ai dit : c’est un jeu… un passe-temps si tu préfères. Thétis va grandir et vivre ici, bien à l’abri, je m’en porte garant. Et puis… tu perdrais ton temps si tu allais en parler à Shion : il m’a gratifié de sa bénédiction pleine et entière. Il a beau être vieux, il a compris que cela ne portait pas à conséquence, lui ! » Et de ponctuer ses derniers mots d’un clin d’œil, avant de rejoindre sa nièce sous les yeux d’un Aldébaran résigné.

Thétis n’avait pas à proprement parler entendu les deux jeunes hommes ce matin là. Mais son cosmos, qui n’était déjà plus aussi latent qu’ils semblaient le croire avait perçu, indépendamment de la volonté de la petite fille qu’elle était alors, la nature des paroles échangées. Ces dernières n’avaient alors pas de sens pour l’enfant… contrairement à l’adulte qu’elle était devenue. Une adulte qui se rappelait en cet instant ce souvenir pourtant oublié. Aphrodite allait mourir à trente et un ans, la laissant définitivement orpheline à l’instar de la plupart de ses camarades, mais en lui léguant son enseignement, ses techniques… sa charge de chevalier d’or. Sans en avoir pourtant jamais eu la volonté. Une terreur rétroactive la glaça, tandis qu’elle se rendait compte que Shion avait sciemment cédé à la demande de son oncle qui lui-même répondait ainsi au caprice de la gamine qu’elle était alors. Il avait agi ainsi en toute connaissance de cause, sachant qu’Aphrodite disparaîtrait prématurément et que sans successeur, le douzième temple demeurerait désert… Aldébaran avait-il raison à l’époque ? « Elle n’est pas faite pour cette vie… » Si cela signifiait tuer, donner la mort, percevoir la souffrance de ses propres victimes, alors, en effet…
Kanon l’observait avec inquiétude. Lui qui la veille au soir n’avait intégré de cette redistribution inattendue des cartes que ses conséquences – directes – sur les actes passés de son jumeau et dans une moindre mesure sur sa propre vie, commençait à en entrevoir toute l’ampleur et les répercussions diverses et variées sur son entourage proche. Bien malgré lui, il suivait chacun de ces retours en arrière brutaux, les reliant à un présent bien réel. Et pour ce qui concernait sa compagne… Sa déstabilisation récente à la suite de l’assassinat violent de tout un pan de sa vie était encore fraîche dans la mémoire du cadet Antinaïkos. Cela non plus n’aurait pas du faire partie du programme initial. Dans quelle mesure Shion l’avait-il également envisagé ? Comme une possibilité parmi d’autres ? Ou comme un jalon incontournable de la vie de la jeune femme ? Avait-il tout mis en œuvre pour que tôt ou tard elle y fût confrontée ? Et pour quel résultat ? Quelle… finalité ?

Ces mêmes questions s’entrechoquaient dans l’esprit du Capricorne. Shura, d’abord dubitatif devant les paroles du Lion et du Pope, avait été saisi par les flots de souvenirs libérés par ses compagnons. Un courant sauvage qui avait fini par l’entraîner à son tour dans la course à l’évidence.

Sanctuaire, Décembre 1984…

« Alors, c’est toi le nouveau ? »
Un visage peu amène, voire hostile, se leva vers le jeune espagnol qui s’arrêta à quelques pas de celui qu’il venait d’interpeller. Il ne reçut qu’un regard en guise de réponse, mais qui fut suffisant :
« Effectivement, c’est toi. »
La nouvelle avait fait le tour du Sanctuaire à la vitesse d’une traînée de poudre qui n’attendait que d’être embrasée. Celui qui serait le futur chevalier d’or du Cancer venait d’arriver. Et le moins que l’on pouvait dire, c’était qu’il avait plutôt fait impression sur ceux qui avaient eu l’occasion de le croiser. Une très mauvaise impression.

Sans plus rien rajouter, Shura s’installa à quelques mètres sur le même gradin ajustant ses protections d’entraînement, serrant avec application les bandes de maintien autour de ses paumes et de ses poignets. Il était tôt, il faisait froid, mais les exigences de l’entraînement quotidien et de l’exemple qu’il se devait de donner aux autres membres du Sanctuaire l’emportaient sur ces anodines considérations.

Il se sentait observé. Il ignora tout d’abord l’examen dont il faisait l’objet, tout entier concentré sur lui-même, sur ses mouvements à venir, sur le sceau de perfection qu’il s’apprêtait à apposer sur le moindre de ses gestes. Néanmoins… il finit par tourner la tête, pour accrocher le regard du nouveau. Cela se comprenait. La rumeur, les commentaires se justifiaient devant ces deux puits d’obscurité luisant d’une folie contenue. Tout bien pesé, le nouveau n’avait pas l’air très net.

« T’es qui ?
- Je m’appelle Shura. » Répondit l’espagnol à cette soudaine question, qu’il n’attendait pas. « Je prendrai en charge le dixième temple le mois prochain.
- T’es comme moi alors. » Le futur Capricorne se dispensa de commenter cette affirmation. Comme lui ? Manquerait plus que ça ! Il se levait pour rejoindre ceux qui s’entraînaient déjà sur la piste gelée lorsque :
« T’es pas d’ici, toi. Tu sors d’où ?
- Espagne. » Le nouveau s’était levé à son tour et tout en jaugeant Shura des pieds à la tête sans la moindre vergogne, finit par laisser tomber, laconique :
- Ton accent est encore plus pourri que le mien… Ca fait longtemps que t’es là ? » Enchaîna le futur Cancer sans laisser le temps à son interlocuteur de protester. Ce dernier d’ailleurs, dont l’agacement commençait à poindre sous la politesse qu’il devait à l’un de ses pairs – fut-il futur – répondit plus sèchement qu’il ne l’aurait souhaité :
- Six mois.
- Et alors ?
- Alors quoi ?
- Ils sont comment les types d’ici ?
- Grecs. »
L’autre le regarda, visiblement désarçonné, avant d’aboyer un bref éclat de rire :
« Bien vu ! Je commençais à me demander si j’allais être obligé de me coltiner tout seul ces connards prétentieux. » L’éclat malsain des prunelles cobalt s’était amenuisé lorsque le nouvel arrivant tendit la main à Shura :
« Moi, c’est Angelo. Enfin… officiellement.
- Et officieusement ? » Rétorqua le futur Capricorne en serrant la main tendue après une hésitation.
- Masque de Mort.
- Charmant. »
Les deux adolescents attendirent que l’arène fût dégagée avant d’en fouler la poussière qui craqua sous leurs semelles. Ils ne s’étaient pas consultés à proprement dit mais ni l’un ni l’autre ne se formalisa de devoir se faire face dans le cadre de l’entraînement quotidien. A vrai dire, Shura était curieux de voir ce type un peu bizarre à l’œuvre… Il ne fut pas déçu. Rares étaient ceux qui pouvaient se targuer d’éviter avec autant de dextérité les coups de l’espagnol qui, même dépourvus de cosmos, tranchaient l’espace à une allure difficilement soutenable. Le futur Cancer étaient de ceux-là.
« T’es pas mauvais. » Commenta l’italien à l’issue d’un enchaînement particulièrement acrobatique.
- Toi non plus. » Shura avait amorcé quelques pas de recul pour reprendre son souffle. En attendant, l’autre observait les alentours, toujours avec le regard lourd et sombre de celui qui ne s’y trouvait pas de son plein gré, et demanda, au bout d’un moment :
« Les autres, ils sont tous du même niveau ?
- De ce que j’en ai vu, oui.
- Tu les connais bien ?
- Bof. Comme ci, comme ça. » Shura avait haussé les épaules. « Je ne suis pas là en permanence, alors… » Sous le coup d’œil soudain aiguisé que lui jeta son adversaire, il crut bon de préciser : « Je rentre souvent chez moi.
- Chez… toi ? Comment ça “chez toi” ?
- Ben… en Espagne. Dans ma famille. » D’aiguisé, le coup d’œil s’était fait inquisiteur, voire même… franchement accusateur. Shura réprima un soupir. Allons bon… Il aurait dû le savoir pourtant, par la force des choses. A chaque fois qu’il évoquait les siens depuis qu’il était arrivé au Sanctuaire, ses interlocuteurs du moment le regardaient d’un drôle d’air. Une incompréhension mâtinée d’une certaine envie, voilà ce qu’il récoltait à coup sûr. Le nouveau ne faisait pas exception à la règle. Sauf que lui ne se gêna pas pour exprimer tout haut ce que Shura n’avait pas particulièrement envie d’entendre, même tout bas :
« Ah d’accord… Dans le genre pistonné, tu te poses, toi.
- Je ne vois pas en quoi ça… » La tentative de justification de l’espagnol se heurta à l’entêtement de son vis-à-vis :
- C’est pourtant le principe non ? Trouver des étrangers orphelins que personne ne réclamera jamais, c’est bien la façon de faire du Pope, je me trompe ? En tout cas, apparemment tous ceux qui ne sont pas grecs dans ce trou paumé rentrent bien dans les cases… sauf toi.
- C’est ma mère qui a signalé mon existence au Sanctuaire via l’église du village. » Se défendit encore Shura. « Il paraît qu’on est venu me voir, et qu’on a accepté de me former quand j’étais petit.
- C’est qui “on” ? Le vieux ?
- Oui, peut-être, je ne me rappelle…
- Et il t’a donné le droit de revoir ta famille ? » L’incrédulité se lisait dans les yeux du futur Cancer, avant que son mépris soudain ne reprît le dessus : « Comme c’est touchant ! Je vais peut être réviser mon jugement dans ce cas : m’étonnerait que tu sois au niveau, finalement. »

Pour une première rencontre, Angelo avait réussi à mettre en rogne l’espagnol au-delà de toute espérance. Ce jour là, ce dernier lui avait fondu dessus sans prévenir, et collé une raclée méthodique visant à démontrer sans laisser dans l’ombre le moindre doute que ce n’était pas parce qu’il avait la chance d’avoir encore une famille que cela faisait de lui un être faible. Bien au contraire. Certes, l’autre ne s’en était pas laissé conter pour autant et au final, ils avaient été séparés plutôt vigoureusement par le chevalier du Taureau alors déjà en poste, l’un et l’autre réduits à l’état de chats écorchés. Fort bizarrement, cette première bagarre avait scellé dans le même temps le début de ce qui pouvait s’apparenter à de l’amitié, du moins, les fois où le Cancer acceptait de laisser son esprit de provocation de côté. C'est-à-dire pas très souvent.
Néanmoins, quelques mois plus tard, un jour où l’italien était particulièrement bien luné et Shura sur le départ, le premier avait questionné le second :

« Tu rentres pour combien de temps ?
- Une quinzaine de jours. » Angelo hocha la tête, avant de demander de nouveau avec une hésitation : « tu seras là quand je… ?
- Ouais. J’ai envie de voir ta tête quand Shion va t’offrir la bénédiction traditionnelle. Enfin… surtout la sienne en fait.
- Très drôle. » Vexé, Angelo tourna le dos à Shura qui, décidément habitué aux sautes d’humeur de ce qui lui servait d’ami, commença à s’éloigner vers l’embarcadère avant d’être arrêté de nouveau par une voix râpeuse :
« Dis… ça fait quoi ?
- De ? » Fit l’autre en se retournant, surpris.
- Ben… D’avoir une famille ? »

Ce que ça faisait… Tout ce qu’avait pu répondre Shura ce jour là n’avait plus aucune valeur. Ou du moins, avait pris une signification que le Capricorne était bien loin d’imaginer à l’époque. Un point impitoyablement faible. Une faille béante dans sa propre défense et qui aujourd’hui le laissait plus démuni qu’il ne l’avait jamais été. S’il n’avait pas été choisi, si “on” lui avait laissé vivre la vie qu’il aurait du avoir, alors rien de tout cela ne serait arrivé. Et ses repères auraient perduré, il n’aurait pas eu à en supporter les conséquences, à en accuser la culpabilité. Tous ceux qui l’avaient alors envié… que pensaient-ils à présent de situation ? Souhaitaient-ils toujours avoir cette même “chance” ?

Oui, Shura avait été choisi en toute connaissance de cause… à l’instar de quelqu’un d’autre, quelqu’un qui n’appartenait pourtant pas à leur cercle, mais dont le chemin suivi par son existence en avait croisé certains membres, lesquels s’étaient vus imprimer à leur tour de l’empreinte d’une vie qui n’était pas la leur. Angelo avait suivi la plongée du Capricorne dans le passé et si les souvenirs de ce dernier lui avaient rappelé les silences douloureux dans lesquels Shura se drapait trop souvent ces temps-ci, la notion de choix qui s’en dégageait avait fait surgir le visage de Marine dans son esprit. La gamine qui avait été sortie du rang. Celle qui voulait demeurer anonyme. Le poing de l’italien se serra sur la table devant lui, tandis que l’histoire de sa compagne enroulait de nouveau son fil jusqu’au jour de son arrivée au Sanctuaire. Bon sang, elle aussi… Shion était allé jusque là pour satisfaire ses projets, affiner ses plans, s’assurer de leur réussite pleine et entière. Enfoiré… Espèce d’enfoiré… La main du Lion sur son épaule l’extirpa l’espace d’un instant de la colère galopante qui obscurcissait sa raison et il se tourna vers lui pour… pour dire quoi ? Comment, il ne le sut jamais, mais le Cancer réfréna le rire cruel et hystérique qu’il était tenter de déverser sur Aiors en voyant son visage inquiet et très, trop juvénile par rapport à la triste réalité. « Toi aussi, pauvre imbécile ! Toi aussi il t’a manipulé et tu ne le sais même pas ! Il l’avait choisie pour toi crétin, pour que tu cesses définitivement d’avoir confiance en l’être humain ! Arrête ! Arrête de m’observer comme ça, et rends toi compte ! »
Aucun de ces mots ne franchit les lèvres d’Angelo qui les ravala les uns après les autres, les poings toujours serrés, ses barrières mentales relevées à leur niveau le plus haut. A quoi bon ? Que chacun vive avec sa triste vérité et celles des autres maintenant… De ce qui le concernait directement, il ne cherchait même pas à en connaître les détails. Malgré lui, il porta attention à ses pairs, se demandant si l’un d’entre eux saurait éventuellement si… Mais non. Il se renferma en sa carapace. Mieux valait ne pas savoir, n’est ce pas ? Il avait écopé de l’entraînement le plus dur et du maître le plus déviant et cruel qui fût, mais bien entendu, c’était le hasard ? Son masque, il l’avait porté si longtemps, ses victimes, il en avait contemplé le visage tant de fois, mais cela n’était évidemment pas tout à fait prévu, si ?
La fureur devint trop forte. Il releva la tête pour darder ses prunelles d’où toute trace de bleu avait disparu sur le Bélier qui avait enfoui son visage dans ses mains :
« Shion était une véritable ordure, tu sais ça ? » Siffla-t-il entre ses dents. « Bordel, je regrette que Saga se soit chargé du boulot…. Si j’avais su ça avant, je peux te promettre que tu n’aurais même pas pu reconnaître son cadavre après ce que j’en aurais fait.
- Angelo ! » Le long bras massif du Taureau avait jailli dans le dos de Kanon, et sa main imposante saisi le Cancer par le col. Il gronda : « Ne t’en prends pas à Mü. Tu sais très bien qu’il n’est pour rien dans tout ça !
- Ah ouais ? Je trouve qu’il n’a pas l’air si surpris que ça moi… et puis d’abord… lâche-moi ! » Avec un vigueur à laquelle Aldébaran ne s’attendait pas, Angelo s’arracha de la poigne de fer qui le maintenait pour se lever, s’adressant toujours à l’atlante qui se refusait à le regarder.
« Tu savais hein ? Allez, avoue que tu le savais et que tu n’as strictement rien fait pour empêcher tout ce merdier ! Tu crois qu’autant de gens méritaient de souffrir pour le plaisir de ton maître vénéré ? Tu crois que ça en valait la peine ? » L’italien n’entendait rien des protestations plus ou moins véhémentes qui s’élevaient dans son dos, ni ne portait attention aux mains qui s’étaient accrochées à ses bras pour l’obliger à se rasseoir tant tout son corps était tendu par une rage incoercible. Il allait bien falloir que quelqu’un payât pour tout ça, et…
Le mauve du regard qui apparut alors, qui s’accrocha au cobalt en fusion, lui renfonça ses derniers mots dans la gorge. Noyés de souffrance au milieu d’un visage pâle comme la mort, ces yeux-là… Interdit, Angelo le vit se dresser à son tour et la douce voix du Bélier s’éleva dans un silence assourdissant : « Je savais, oui, qu’il avait lu dans l’avenir de chacun d’entre nous. Je le savais, parce que j’ai moi-même pu l’entrevoir. » Tout le monde l’entendait mais Mü s’adressait en premier lieu à Angelo, duquel il n’avait pas détourné le regard. « Mais je n’aurais jamais… jamais imaginé de telles conséquences. Je l’ai su, je l’ai vu, mais je ne pouvais plus rien faire. Crois-moi… Angelo ! » La voix de l’atlante buta contre les mots qui parvinrent néanmoins à lui échapper encore : « Si j’avais pu empêcher tout cela, je l’aurais fait et peu importe Shion. Je l’aurais fait parce que… j’aurais donné n’importe quoi pour ne pas ressentir ta colère, ta souffrance et celles de tous ici. Si j’avais la possibilité de réparer, je… » Les yeux du Bélier se baissèrent, le Cancer quant à lui se laissa retomber sur son siège, comme assommé.
« Pardonne-nous, Mü. » Milo avait marmonné, mais tous l’avaient entendu et notamment celui auquel ces paroles s’adressaient. » C’est injuste de notre part et en total… décalage. Je ne doute pas que tu nous dises toute ta vérité. » Même Angelo hocha la tête, d’un air absent. « C’est simplement que… » Le Scorpion releva la tête, balayant ses pairs du regard. « Tout ça aujourd’hui, notre groupe, notre… unité, l’impression d’avoir retrouvé ce “quelque chose” qui nous a tant manqué… Se dire que nous n’y sommes peut être pour rien, que nous n’avons pas agi de notre propre chef pour en arriver là, que cela ne serait peut être jamais arrivé si nous avions vécu notre vie selon nos choix et non pas ceux de quelqu’un d’autre… Qu’est ce que ça vaut, hein ? » Cruelle désillusion… L’amertume avait fait place à la colère dans les cœurs. Jusqu’à quel point les fils de leurs existences avaient-ils été tordus ? Leur solidité était-elle à l’aune de la toute puissante volonté à laquelle ils avaient été pliés contre leur gré ? Sauraient-ils agir avec ce savoir chevillé dans le cœur ? Ne seraient-ils pas tentés de…
« Non. » Le vieux chevalier de la Balance venait de se lever à son tour, repoussant son siège derrière lui. Ses mains entrouvertes devant lui, ses doigts écartés comme pour agripper et rattraper l’inconsistance, sa présence venait soudain de se déployer dans la grande salle du Conseil. Aucun n’apercevait la moindre manifestation de son aura, pourtant, tous et toutes en ressentirent les vibrations familières. « Non ! » Répéta-t-il plus fort, la gorge serrée. « Je vous en prie… Ce que vous êtes devenus, c’est à vous que vous le devez, et à vous seuls.
- C’est une blague ?
- Angelo… s’il te plaît, » la voix lasse de Saga était intervenue, « laisse-le parler. » Le Cancer aurait pu faire fi de cet ordre… qui n’en était pas un. Il le lut dans les yeux de son Pope, qui lui adressait une supplique silencieuse. Sa mâchoire se crispa… mais il se tut.
« Shion… n’a jamais eu aucun autre objectif que celui de sauver ce monde » Dôkho avait repris, tendu. « Il voulait que le Sanctuaire réussisse là où lui et ses compagnons avaient déjà échoué une fois. Il voulait… Je ne cherche pas à l’excuser, ce qu’il a fait est impardonnable. Ou plutôt, les épreuves que vous avez traversées à cause de sa volonté. Rien ne pouvait justifier cela. Mais vous les avez surmontées. Seuls ou ensemble, vous avez réussi. Ce qui a été votre vie jusqu’ici… oui, peut être ne vous a-t-elle pas vraiment appartenu, vous n’avez pas eu accès à tous les choix que vous auriez pu faire à un instant donné, mais aujourd’hui… » Il hésita quelques secondes devant les regards, dubitatifs pour certains, ombrageux ou offensés pour d’autres, avant de poursuivre bravement : « … elle est à vous. Vous seuls déciderez de ce que vous en ferez.
- Et si nous ne pouvons rien en faire ? Tu as pensé à ça Dôkho ? » Milo avait levé les yeux vers son voisin qui le surplombait. « Nous serons peut être morts dans trois jours et la dernière pensée qui nous traversera l’esprit, ce sera quoi ? Que nous n’avons pas vraiment existé ? Même si nous réussissons, ce ne se sera pas de notre fait, nous n’aurons été que des “instruments” !
- Oh, Milo… » La Balance observait son jeune alter ego. « Et vous tous… Ne croyez vous donc plus en vos propres convictions ?
- Mais sont elles seulement les nôtres ? » Le Scorpion passa une main contrariée dans ses boucles céruléennes. « Comment pouvons nous en être sûrs aujourd’hui ?! Nous…
- … Nous sommes prêts aujourd’hui à sacrifier nos vies pour sauver ce monde, c’est vrai. » Murmura Shaka, passablement ébranlé. « Mais au final… sommes nous réellement à notre place ? N’avons-nous pas été trompés jusque dans nos croyances ? Et même si ce n’est pas le cas…
- … Que valent-elles ? » La voix rêche du Capricorne se mêla au concert des interrogations. « Nous en disposons parce que nous avons suivi une route que nous n’avons pas choisie. Serions-nous tous ici dans le cas contraire ?
- C’est vrai Shura. Tu as raison. » Dôkho avait baissé les yeux. « Il s’agissait de son but : vous faire prendre conscience de votre humanité par delà la puissance divine dont vous disposez. Il n’est pas possible de faire machine arrière, pour aucun d’entre vous. D’entre nous. Mais quant à savoir si ce que nous nous apprêtons à réaliser nous a été imposé ou à l’inverse découle de notre volonté… » Il releva la tête, égarant successivement son regard sur chaque visage, une douceur inattendue apaisant le sien tout à coup : « Je vous ai vus grandir. Tous. Je pourrais être le père de chacun d’entre vous. J’ai assisté aux premiers pas de certains, j’en ai encouragé d’autres lorsque la formation devenait trop difficile, trop dure, j’ai suivi la descente aux Enfers d’Angelo et de Saga, j’ai souffert la perte de Shion avec Mü, je vous ai tous vus vous débattre avec votre orgueil, vos doutes, vos colères et vos pardons… » Une note émue et discordante altéra le ton de la Balance, une note qui dilata des regards incrédules et stupéfaits. « Et aujourd’hui, vous tous qui pourriez être mes enfants, vous êtes devenus des êtres exceptionnels. Mais ce dont je suis le plus fier, c’est de connaître votre cœur. Celui que vous avez vous-mêmes forgé avec votre seul courage en dépit de tout ce qui vous a été imposé. Il n’appartient qu’à vous et à vous seuls. Et je sais… je sais que ce qu’il vous dicte est en accord avec ce que vous êtes. Le reste n’a pas d’importance. Je vous en prie… ne vous reniez pas. »

Les bras du vieux chinois s’abaissèrent, lentement, mais l’attention dont il était l’objet ne s’assourdit pas pour autant. L’éclat incongru qui scintillait dans les yeux sombres de la Balance ne laissait pas d’interloquer, voire de fasciner ses alter ego lesquels se rendaient compte que pour la première fois, ils entrevoyaient l’homme derrière le sage. Un homme… tout comme eux. Thétis, qui avait perçu toute l’étendue de l’émotion contenue par le chinois aussi sûrement que si c’était elle qui s’était tenue debout à sa place, se détendit. Et ce qu’elle avait ressenti se diffusa de proche en proche, une aura de confiance recouvrant avec chaleur les derniers soubresauts de l’incompréhension. Celle-ci ne disparaîtrait pas facilement néanmoins ; elle hanterait sans doute encore quelques temps nombre d’entre eux mais l’assurance et la reconnaissance sans arrière-pensée dont ils venaient d’être gratifiés leur mettait du baume au cœur.
« Donc, si on résume… » Angelo se frotta la nuque comme pour en effacer les stigmates du coup qu’il venait de recevoir derrière le crâne. « On aurait plutôt intérêt à survivre si on veut faire mentir l’autre vieux con d’illuminé, c’est ça ? Histoire d’avoir une chance de lui montrer qu’on peut se démerder sans lui ? Je ne sais pas pour les autres, mais pour moi, ça me semble assez évident. » Dôkho, qui s’était rassis, ne put réprimer un sourire indulgent :
- En gros, c’est ça.
- Ouais. Je retire ce que je t’ai dit tout à l’heure.
- C’est déjà oublié. »
La détente générale était à présent perceptible. Dernière réunion solennelle, quant à l’ultime concertation, elle aurait lieu le lendemain. Ceux qui étaient sur le point de partir savaient peu ou prou comment ils allaient retrouver le Sanctuaire à leur retour, quant aux autres, ils avaient conscience de ce qu’il leur restait à accomplir. Il n’était plus temps de se retourner.
« Allez… » Saga s’était levé, signalant par là même que la séance était terminée. Il ne souriait pas vraiment mais son regard était limpide et dégagé de ses ombres habituelles. « Filez d’ici, nous vous rejoindrons demain soir. Et tenez-vous tranquilles d’ici là, inutile d’affoler vos chaperons.
- Des chaperons ?
- Quels chaperons ? » Demanda le Cancer, suspicieux, à la suite d’un Capricorne interloqué.
- Tu n’as pas lu mon petit mot ? » Rétorqua le Pope d’un ton suave. « Dans ton enveloppe de billets d’avion ?
- Pourquoi mon  enveloppe ? »

 

Temple du Cancer…

« Tu vas être en retard.
- Sans blague. Faut toujours que ça déborde, ces foutus Conseils… il est où mon sac ? Je l’avais posé dans le coin, là, ce matin et…
- A côté de la porte.
- Mais… heu, non, ce n’est pas…
- Je l’ai refait ton sac. » Le ton de Marine s’était fait sarcastique. « Quand on fait preuve d’un minimum d’organisation, ça évite de se trimballer avec sa maison sur le dos.
- Ah ah. Très drôle. Mais tout de même… » Angelo loucha sur le sac anormalement aminci. « Je ne pars pas que pour deux jours non plus. Tu es sûre que…
- Tu as tout ce qu’il te faut pour une semaine.
- Et si je dépasse ce délai ?
- C’est que tu seras mort. »
Il pivota vers la jeune femme qui se tenait au milieu de la pièce, les bras croisés, le visage fermé. Et eut un soupir.
« Tes billets et ton passeport sont dans la poche du dessus. » Rajouta-t-elle encore d’une voix qu’il décela un peu moins ferme. « Au moins, tu ne les perdras pas.
- Marine…
- Tu devrais y aller. Ils vont t’attendre. » Et de lui tourner le dos. Dans la lumière qui déferlait par la haute fenêtre, sa silhouette se dessinait, harmonieuse. Il prit le temps de suivre des yeux la ligne pure de ses épaules que même ses boucles épaisses ne parvenaient pas à masquer dans la dure clarté estivale. Elle demeurait parfaitement immobile. Mais lorsque deux bras encerclèrent sa taille pour l’étreindre avec une force qui lui coupa le souffle, sa rigidité perdit de sa rigueur et bien malgré elle, elle se laisser aller contre le corps qui s’appuyait contre son dos.
« Tu veux que je te dises ? » Le timbre rocailleux de l’italien se perdit dans l’opulente chevelure rousse qui lui chatouillait le nez. « Je suis sûr que tu en as trop mis dans ce sac.
- Tu n’en rates pas une hein ?
- Jamais. » Il la resserra encore un peu plus contre lui, si tant était que cela fût possible. « Ne prends pas trop tes aises… Je vais vite revenir.
- Pour me pourrir la vie ?
- Et plus, si affinités. » Il laissa glisser ses lèvres jusqu’à la tempe de sa compagne qui frissonna et dont les mains vinrent recouvrir celles, dures et nerveuses, qui s’entrecroisaient sur ses hanches. Ses ongles s’agrippèrent une dernière fois aux doigts qui la maintenaient fermement… avant de s’en détacher.
Quelqu’un toqua discrètement à la porte derrière eux : « Angelo… il faut y aller. » La voix de Shura leur parvint, étouffée.
Ils s’entre-regardèrent encore quelques instants, s’éloignant l’un de l’autre. Il esquissa un de ces sourires goguenards dont il avait le secret, un de ceux qui ne relevaient que le coin gauche de sa bouche et, sac en main, ne put s’empêcher de saisir une dernière fois sa compagne par la taille pour l’embrasser. Elle savoura le baiser, ce dernier contact entre eux mais plaqua bientôt sa paume sur la bouche d’Angelo qui venait de l’ouvrir pour tenter de prononcer des mots dont elle avait deviné la substance avant même de les entendre :
« Garde ça pour plus tard. Quand tu reviendras. D’ici là… » Elle le poussa vers la porte. « … Evite de faire n’importe quoi. J’ai toujours préféré les héros vivants. »

Le Cancer et le Capricorne étaient bons derniers, et le bateau s’ébranla à peine eurent-ils posé le pied sur le pont.
« Bon, alors, c’est quoi cette histoire de chaperons ?
- Attends, je regarde. » Angelo extirpa du sac l’enveloppe blanche contenant ses billets et, effectivement, en retira une feuille pliée en quatre. Accroupi, il en parcourut rapidement le contenu avant qu’un juron sonore et fleuri ne lui échappât. Shura, penché au dessus de lui, ricanait et Milo, intéressé, se rapprocha à son tour.
« Non mais sans rire… !
- C’est malin.
- L’enfoiré ! »

 

Sanctuaire, Grèce, 18 Juin 2004, en fin de journée…

Lorsqu’Andreas se présenta à la porte du bureau du Pope, ouverte, il n’avait pas fait un pas à l’intérieur de la pièce que la lourdeur de l’ambiance qui y régnait lui plombait déjà un peu plus le moral.

Rachel, debout dans l’embrasure de la fenêtre tournait aux trois quarts le dos à la pièce et jeta à peine un coup d’œil – glacial - au nouvel arrivant. Mais le père des jumeaux eut le temps de discerner la ligne durcie de la mâchoire de la jeune femme. Quant à ses fils… Le cadet, l’air passablement excédé, était installé, ou plutôt avachi, dans le vieux fauteuil de cuir près de Rachel, l’aîné occupait pour sa part son propre siège, derrière sa table de travail qui avait visiblement subi un ultime rangement. Et ses yeux étrécis de colère n’invitaient pas exactement à la légèreté d’une conversation anodine. Non pas qu’Andreas s’y attendait en étant convoqué de la sorte mais en l’occurrence, il se retrouva tout de même tenaillé par l’impression tenace que ce qui allait suivre ne serait pas une partie de plaisir.

Aussi, il redressa les épaules, ses traits se figeant dans leur froideur habituelle, son regard soutenant sans ciller celui de son aîné. Ce dernier se passa de préambule :
« Il semblerait que ce soit toi que je doive remercier pour les maux de tête que je me coltine depuis quelques jours. » Andreas glissa un regard vers son cadet qui écarta les mains tout en répondant, ironique :
- Il a deviné tout seul comme un grand.
- Remarque, » enchaîna le Pope sur le même ton, « rien d’étonnant avec un Genromaoken aussi peu efficace. Les effets de l’âge sans doute ? »
La rigidité d’Andreas s’accrut, ses poings se serrant le long de ses cuisses. Saga ne l’avait même pas invité à s’asseoir et le statut d’accusé dont il venait d’être affublé fit gronder la rage galopante qu’il sentait poindre dans son esprit. Il parvient néanmoins à demeurer silencieux, les lèvres serrées et muées en une ligne blanchâtre.
« Alors ? Ca fait quel effet de participer aux petits jeux amusants de Shion ?
- Au risque de te décevoir, sache que j’ai été tout autant manipulé que vous trois. » Le père des jumeaux avait répondu d’une voix maîtrisée et dangereusement calme.
- Saga, je te l’ai dit pourtant… » Soupira Rachel dans son coin. « Il n’a pas participé à ça.
- Excuse-moi de ne pas croire à un tel mensonge. Il ne fait que mentir depuis qu’il a “ressuscité”, tu es bien placée pour le savoir non ?!
- Et c’est reparti… » Kanon avait passé ses mains sur son visage soudain fatigué.
- Quoi ?! Dôkho lui-même le savait ! Imaginer que Nathan et lui n’aient rien à voir avec cette histoire est…
- Cesse de parler de moi comme si je n’étais pas là ! » Explosa Andreas dont les mains soudain dépliées se plaquèrent sèchement sur le bureau devant le Pope. « Je suis ton père !
- Ah bon ? Première nouvelle. Je croyais pourtant que tu n’avais plus de fils ?
- Ca suffit vous deux ! » La Dothrakis avait quitté le renfoncement de la fenêtre pour se rapprocher des deux hommes. « Vous êtes ridicules ! Saga, bon sang… tu n’as rien écouté de ce que je t’ai dit ou quoi ? Ils ne savaient rien !
- Pour quelqu’un qui n’a pas été foutu de m’avouer la vérité en face, tu manques aussi pas mal de crédibilité ma chère !
- Non mais dites-moi que je rêve ! Ca servait à quoi que vous le sachiez Kanon et toi ? A quoi ?!
- A éviter ce genre de conversation, justement ! »
Andreas, toujours arc-bouté sur le bureau, observait alternativement Saga et Rachel… complètement éberlué, il fallait bien l’avouer. Quant à Kanon, il finit par déplier sa carcasse à son tour et se posta aux côtés de son père, une interrogation au fond des yeux.
« C’est vrai ? Tu ne savais rien ?
- Pour peu que tu y accordes encore un peu de valeur… oui, je te donne ma parole que je n’étais pas au courant des manigances de Shion. Si je l’avais été, je…
- Tu… quoi ?
- Je n’aurais pas laissé faire ça.
- C’est pour cette raison que tu es intervenu l’autre nuit ?
- Oui. Nous en avions convenu ainsi avec Rachel, Nathan et Dôkho. Vous ne deviez rien savoir.
- Pour ce qui les concerne, ça ne m’étonne pas. Mais… » Andreas perçut le cosmos de son fils cadet vibrer sous l’effet de ses hésitations soudaines. Comme s’il appréhendait la réponse à la question qu’il finit néanmoins par poser :
« … Et toi ? Pourquoi ?
- Je ne voulais pas non plus que vous l’appreniez tous les deux. Parce que… cela vous aurait fait trop de mal. Mais apparemment, il est trop tard. »

La présence de Kanon disparut du surmonde et ce fut avec autorité qu’il se planta entre son frère et la jeune femme, leur saisissant un bras à chacun avec fermeté.
« Arrêtez, ça ne sert à rien de vous engueuler. Rachel… » Il baissa les yeux vers elle. « … Merci pour l’intention mais ce n’était pas nécessaire. Certes, c’est difficile à avaler mais Saga et moi sommes passés au dessus de tout ça depuis longtemps maintenant. Que tout ce qui s’est passé avant soit, ou ne soit pas de notre fait, ne change rien à la situation actuelle. Saga, » il se tourna vers son jumeau qui le contemplait, les yeux dilatés. « elle… Ils ont voulu nous protéger. Même notre père. » Un raclement de gorge gêné leur parvint. « On ne peut pas lui en vouloir… au moins pour ça. »
Le Pope reporta son attention sur Andreas qui ne s’en détourna pas. Il ne s’était pas départi de son air sévère mais l’aîné des jumeaux décelait une lueur inhabituelle au fond des yeux dont il avait hérité. Une lueur qu’il n’avait que trop rarement vue, une lueur dont il avait à peine gardé un unique souvenir mais si ancien qu’il doutait même qu’il reposât sur une once de réalité. Et quand bien même cette étincelle inattendue aurait effectivement déjà existé, il n’était pas en mesure d’y accorder la moindre foi pour l’instant.
« C’est tout ce que tu avais à me dire ? » Andreas s’était exprimé d’une voix atone. « Dans ce cas, je vais me…
- Non. Assieds-toi. A la base, ce n’est pas pour cela que je t’ai fait convoquer. » De nouveau une distance méprisante altérait la voix de Saga. Néanmoins, Rachel leva un sourcil : une note nouvelle dans le ton résonnait sous les mots. Quelque chose qui s’apparentait à de la contrition. De loin.

Le Pope s’était levé et, les mains dans le dos, s’était posté devant la fenêtre. « Comme tu le sais, demain, nous rejoindrons les autres. Notre objectif est bien évidemment de revenir, tous, et si possible dans un état physique à peu près acceptable. Néanmoins… » Sa tête pivota d’un angle suffisant pour qu’il aperçût Andreas du coin de l’œil. « … Je ne peux pas prendre le risque de laisser le Sanctuaire sans responsable dans le cas où les choses ne se dérouleraient pas comme prévu. J’ai pris quelques dispositions. »
Kanon tendit un dossier de couleur crème à son père qui s’en saisit à l’issue d’une imperceptible hésitation.
« Tu trouveras là dedans la liste des chevaliers d’argent concernés par la réorganisation, ainsi que leurs attributions. Leur nombre restreint m’a obligé à répartir les tâches au mieux mais comme tu peux le voir… » Le vieil Antinaïkos hocha la tête en silence tandis qu’il parcourait les documents ainsi établis. « … cela fait déjà beaucoup pour certains d’entre eux. Et je n’ai personne d’autre sous la main pour le reste. Aussi… » Saga s’était retourné, surplombant son père de toute sa hauteur : « Tu les coordonneras. Tous. Par ailleurs, la gestion quotidienne t’incombera ainsi que les éventuels besoins à prévoir nous concernant. » La voix sèche du Pope fit lever les yeux d’Andreas vers lui :
- Dois-je considérer cela comme un… ordre ?
- Non, plutôt comme un choix… par défaut. » Le rictus animant la mâchoire crispée de l’aîné des jumeaux en disait long sur l’effort surhumain qu’il avait dû déployer pour énoncer clairement ce qui n’était ni plus ni moins qu’une passation de pouvoir en faveur de celui qui n’attendait que ça.
« C’est temporaire. » Crut-il d’ailleurs bon de préciser. « S’il s’avère que… la direction sera assurée par le dernier chevalier d’or vivant. Et s’il n’y en a pas… j’ai laissé des directives concernant une élection parmi les chevaliers d’argent. Selon les règles habituelles, à savoir…
- Je connais les règles. » Rétorqua abruptement Andreas. Le dossier se referma entre ses mains avec un claquement sec.
- C’est bien beau de les connaître, encore faut-il les appliquer.
- Tu es mal placé pour me faire la morale à ce sujet. » Ils s’affrontèrent du regard encore quelques instants, Andreas s’étant levé à son tour pour faire face à son fils aîné.
« Tu dois être satisfait non ? » Dit lentement ce dernier sans le quitter des yeux. « Tu viens d’obtenir ce que tu as toujours voulu.
- Si ça peut te faire plaisir de le penser… » Andreas avait haussé les épaules sans masquer cependant un sourire ironique teinté d’une tristesse inattendue. « Cependant, je vais encore te décevoir très certainement : à bien y réfléchir, je ne suis plus sûr d’avoir très envie de ce genre de responsabilités. » Saga réprima un haut le corps tandis que son père se détournait pour reposer le dossier sur le bureau. « J’ai bien compris cela dit que tu ne me laisses pas le choix. Je me plierai donc à tes ordres. Alors… » Le vieil homme passa devant son fils sans plus le regarder pour gagner la porte : « … aujourd’hui je me demande bien lequel de nous deux est le plus satisfait. »

 

« Andreas ? »
Rachel l’avait rattrapé aux portes du Palais. « Comment va-t-il ? » Il la jaugea en silence. La tension s’était amoindrie sur son visage et il laissa glisser son regard jusqu’au poignet de la jeune femme. Le ruban noir qui l’entourait s’était relâché et l’or scintillait par intermittence entre les bandes sombres.
« Il ne reviendra pas. » Répondit-il sobrement. « Son corps n’a pas tenu le choc. Nous sommes vieux, Rachel. Trop sans doute, comme l’a fort aimablement fait remarquer… mon fils. » Il la vit se mordre les lèvres et poursuivit :
« Il ne lui reste pas beaucoup de temps. Enfin… je suppose que tu sais ce que tu as à faire. » Se détournant, il descendit quelques marches avant que la voix de la Dothrakis ne lui parvînt de nouveau :
« Merci pour ce que tu as fait. Tu n’y étais pas obligé. Et… Kanon nous a raconté. Je ne savais pas… Je suis désolée pour ta sœur. Sincèrement. » Il fit volte-face. Elle lui souriait avec une compassion qui lui fit mal.
« Si cela peut te rassurer, » poursuivit-elle doucement, « cela ne se reproduira pas. Ils ne se perdront plus jamais. »
Inclinant la tête avec raideur, il murmura ce qu’elle décida de considérer comme un “merci” avant de s’éloigner.

 

Utah, Etats-Unis d’Amérique, site des Portes, nuit du 18 au 19 juin 2004…

« Ils sont arrivés.
- Tous ?
- Non. »
Le Gardien le plus ancien ramena son attention sur ses alter ego. Il était demeuré de longues minutes le visage tendu vers le lointain, s’assurant des présences qui avaient soudainement soulevé un écho d’abord en Elles avant de résonner dans son esprit. Tous se tournèrent dans Leur direction.
Le grondement permanent sous leurs pieds auquel ils avaient perdu l’habitude de prêter attention s’amplifia l’espace de quelques instants. Elles savaient. S’ils s’étaient rappelés comme qualifier cette réaction fugitive, ils l’auraient sans nul doute considérée comme impatiente. Presque… heureuse. A leur instar, leur chef perçut cette étrangeté. Sa mémoire était infinie et de fait… troublée. Il n’y retrouvait pas l’empreinte d’une telle sensation dans les morceaux de passé qui avaient jalonné sa dévotion à Leur volonté. Ou peut-être… oui, mais en des temps immémoriaux.
Lui-même, sans pouvoir se l’expliquer, sentait monter dans la carcasse vide qu’était son corps d’emprunt une vibration familière. Le néant répondait à la lumière distante de plusieurs centaines de kilomètres. Affamé. Avide. La fébrilité confuse autour de lui confirma que les autres percevaient cette même attirance.
Et Elles… Une sourde pulsation venait de se rajouter au grondement. Leur vie était tangible mais la proximité de Leurs ennemis séculaires drainait en Elles une vigueur renouvelée. Le feu malsain couvant sous Leur force s’attisait, une tension s’exacerbait à la surface de la barrière qu’Elles maintenaient sur une folie sans nom. Ces manifestations soudaines étaient d’autant plus perceptibles que la fixité des alentours s’alourdissait chaque heure un peu plus. Figée dans sa propre densité sans cesse grandissante, l’atmosphère ne constituait plus qu’une pesante chape minérale, sans autre objectif que d’être assujettie à Leur puissance implacable.
Ce fut pourtant avec une légèreté et une maîtrise saisissantes que les Gardiens quittèrent la falaise pour se disperser en un clin d’œil en contrebas du canyon. Leur aîné s’apprêtait à faire de même lorsque les répercussions de nombreux mouvements qu’il ne pensait pas revoir le stoppèrent dans son élan. A quelques kilomètres de là…
Il s’élança au dessus des gouffres plus ou moins larges, plus ou moins profonds, prenant appui de la pointe du pied sur le moindre affleurement rocheux pour se propulser toujours plus loin, et toujours plus vite. Sa silhouette se confondait dans l’obscurité, tout comme celle de l’un de ses compagnons qui l’avait suivi et bientôt rattrapé. Tous deux finirent par se poster en hauteur, comme toujours, au droit même de l’entrée du tunnel.
« Pourquoi sont-ils revenus ?
- Hum… » Un convoi exceptionnellement réduit de camions achevait de s’engouffrer sous l’arche illuminée après des semaines de désertion. Dans la lueur des néons, les deux Gardiens aperçurent un large carré blanc encadrant une croix rouge sur le flanc de l’un des véhicules.
« Comme s’ils pouvaient espérer réparer quoi que ce soit… » Grommela celui qui avait emboîté le pas à son chef. Doté d’un corps trapu de boxeur, il disparaissait dans l’ombre projetée par le corps élancé mais large du Gardien le plus ancien. « Crois tu qu’ils ont conscience des risques qu’ils prennent ?
- Risques ? A ce niveau-là, il n’y a pas de risques. Juste des certitudes. Ils vont mourir s’ils restent là. Et dans le cas contraire… il sera trop tard de toute manière. Ils prendront la mesure de leur inutilité. Un avant-goût du reste en quelque sorte…
- Tiens ? » L’ersatz de sourire qui avait commencé à se dessiner sur les lèvres du Gardien en chef se figea lorsqu’il vit son alter ego s’approcher du bord de la falaise, la nuque raide et les yeux luisants dans l’ombre. « Ca… ce n’est pas habituel. Tu le sens ?
- De quoi tu… » Une présence. Un cosmos. Un seul ? Oui, a priori.
- L’un d’eux ? » Suggéra la silhouette trapue.
- … Non. » A présent totalement absorbé par sa propre appréhension du phénomène, le plus grand des deux suivait du regard le dernier camion. Celui d’où émanait cette aura si particulière. Rien à voir avec les émanations familières des chevaliers qu’ils allaient affronter d’ici deux jours. Non, c’était plus… froid. Plus insidieux. Plus fermé aussi. Il tenta d’en éprouver discrètement la solidité mais fut repoussé. Repoussé ! Il se rejeta en arrière saisi par ce qu’un humain aurait considéré comme de la stupéfaction. Ce… cette chose en bas savait qu’ils étaient là, tous les deux. Il ou elle se savait observé. Et pourtant… La présence décrut aussi vite qu’elle s’était manifestée.
« Qu’est ce que c’était ?
- Je ne sais pas. Je n’ai jamais rencontré un tel cosmos mais… tout en étant complètement différent de ceux du Sanctuaire, il y a quelque de familier qui… » L’aîné des Gardiens secoua la tête sans terminer sa phrase.
- En tout cas, il semblerait que les choses aient évolué. » Commenta l’autre tranquillement avant de reprendre devant le regard interrogateur de son supérieur. « L’équilibre a été modifié : ils s’entraident. »

 

Salt Lake City, Utah, Etats-Unis d’Amérique, 19 juin 2004, une heure du matin…

« Enfoiré…
- Tu n’as pas l’impression de te répéter ? » Angelo reporta un œil sombre sur le Capricorne qui n’avait pas levé le nez de son journal, ce qui ne l’empêcha pas néanmoins de poursuivre d’un ton tranquille :
« Tu ne peux rien y faire, alors… ça ne sert à rien de ressasser.
- Non mais franchement…
- … Et puis, ce n’est pas comme si nous allions rester cloîtrés ici pendant des jours.
- Encore heureux. »

On ne leur avait pas, à proprement parler, interdit de sortir de l’hôtel et ce n’était pas les quatre ou cinq militaires américains installés en cercle à l’autre bout du salon qui leur lançaient de temps à autres des regards de reproche qui auraient pu les en empêcher de toute manière. Mais sortir pour faire quoi ? Le message insidieux que le Pope avait laissé au Cancer était clair : Salt Lake City était une ville mormone. La consommation d’alcool était à la limite de la bonne vieille prohibition, la cigarette mal vue, bref… “Tenez-vous à carreau et ne vous faites pas remarquer.”
Pour ce qui était du personnel de l’hôtel, en tout cas, c’était raté. Le barman contourna son zinc de mauvaise grâce pour s’approcher pour la quatrième fois des deux chevaliers d’or sur l’injonction sèche de l’italien et mit aussi peu de bonne volonté que possible à remplir les deux verres vides tendus ostensiblement vers lui. Pas une goutte de trop cela dit.
Il s’apprêtait à repartir vers son bar lorsqu’une main péremptoire hérissée d’un mégot fumant agrippa son bras.
« Laisse cette bouteille ici.
- Monsieur, je n’ai pas l’autorisation de…
- Si j’étais vous, » intervint Shura toujours sans se départir de sa lecture, « je ferais ce qu’il demande.
- Mais… » Baissant les yeux vers le visage du Cancer, le barman ne put s’empêcher de déglutir. Ce n’était pas tant l’air peu aimable qu’arborait l’autre que cette lueur inquiétante au fond des prunelles qui… Se drapant dans un silence digne, l’homme déposa la bouteille de whisky à moitié pleine au beau milieu de la table basse avant de s’en retourner avec un haussement d’épaule résigné.

Ajustant le liquide ambré dans son verre à un niveau qu’il jugeait respectable, Angelo le leva à l’attention des militaires :
« On ne va pas s’envoler hein… » Leur lança-t-il, goguenard dans un anglais fortement mâtiné d’un accent chantant. « Et on s’en voudrait de vous empêcher de dormir. Alors si vous pouviez dégager le paysage…
- Ils obéissent aux ordres, Angelo. » Du coin de l’œil, ce dernier vit une chaise s’approcher et un Sagittaire s’y installer à califourchon. « Fiche-leur la paix. »
Et effectivement, aucun d’eux ne bougea en dépit de l’heure avancée. Leurs supérieurs les avaient enjoints à ne pas quitter des yeux leurs hôtes “exceptionnels” et ils s’acquittaient de leur tâche sans faillir et ce, malgré leur fatigue due à cet immobilisme prolongé.
« Et bien ma foi, grand bien leur fasse s’ils manquent de jugeote à ce point-là… je croyais que tu roupillais, toi ?
- Finalement non, j’ai trop dormi dans l’avion, comme vous.
- Comme tout le monde tu veux dire. »
Aioros ne répondit pas, tournant la tête pour scruter l’enfilade déserte des salons jusqu’à la réception.
« Qu’est ce qui t’arrive ? » Demanda le Cancer, allumant une nouvelle cigarette.
- Je ne sais pas… » Le grec se dévissa la cou une fois de plus. « J’ai l’impression que… nous sommes surveillés.
- Sans… blague ? » Le rire moqueur de l’italien explosa sous les hauts plafonds : « C’est à se demander s’ils ne vont pas en plus nous suivre jusqu’au petit coin !
- Ce n’est pas d’eux dont je parle. » le Sagittaire ne s’était pas départi de son air sérieux, en dépit d’une étincelle amusée au fond du regard qu’il avait reporté sur ses deux alter ego. « Il y a… Je ressens un cosmos.
- Tu sais quoi Aioros ? En fait je suis aussi doué que toi. Moi aussi je le ressens. » Angelo s’était redressé pour planter ses yeux cobalt dans ceux de son vis-à-vis, soudain étonné. « J’en ressens même plusieurs… » Son index se leva avec lenteur… pour se diriger vers le front du grec. « Il y a en un… juste là.
- Angelo, arr…
- Et un autre tout à côté de moi, regarde. » Un pouce négligent désigna le Capricorne qui laissa échapper un soupir tout en levant les yeux au ciel. « Et deux autres là-bas, tu vois ?... » L’index changea de cap pour montrer les silhouettes de Shaka et Thétis toujours assises devant la table du restaurant, depuis longtemps débarrassée des reliefs de leur repas tardif.
- Tu es vraiment pénible, je te l’ai déjà dit ça ?
- … Et je peux même te garantir qu’on en a encore deux autres juste au-dessus, là ! » Le plafond les séparant des étages supérieurs fut la dernier cible de l’index qui finit par se replier avec ses comparses autour du verre vide qu’Aioros avait amené avec lui. « Décidément, ça ne te réussit pas les décalages horaires, toi. » Conclut l’italien en lui servant une rasade généreuse. « Tiens, tu ferais mieux de boire avec nous.
- Angelo, je ne plaisante pas. » Insista le Sagittaire tout en portant le verre à ses lèvres avant de le reposer avec une légère grimace.
- Mais oui, sûrement… » Le Cancer agita la main comme pour chasser les mauvais augures. Entre temps, Shura avait replié son journal et l’avait posé au bord de la table. Il n’avait pas prononcé le moindre mot mais son sourcil levé à l’attention d’Aioros n’échappa pas à ce dernier. Si le Capricorne ne le croyait pas tout à fait, il avait suffisamment confiance dans les aptitudes particulières de son confrère pour prendre acte de ses paroles et de ses pressentiments avec un peu plus de sérieux que son fantasque compagnon.
« Ce n’est qu’une impression… je n’ai aucune certitude. Il – ou elle – se cache. Mais je suis sûr d’une chose : ce n’est pas un cosmos habituel.
- Un danger ?
- Je ne sais pas. Non… non, je ne ressens pas de menace.
- Dans ce cas, ne te mets pas martel en tête. » Conseilla sagement l’espagnol. « On a bien d’autres choses à régler d’ici deux jours… Après quelques verres, tu n’y penseras même plus. »

 

Ils avaient dîné rapidement et abandonné leurs compagnons. Non pas que le sommeil les avait incités à se retirer mais sans même avoir eu pris la peine de se concerter, il leur avait semblé à tous les deux que certaines urgences se devaient d’être traitées.
Rattraper le temps perdu ? Non, ce n’était pas exactement de cela qu’il s’agissait. Plutôt poursuivre une discussion qu’ils n’avaient jamais pris la peine de réellement aborder. Ce qu’avaient été leurs vies respectives jusqu’ici… Aucun des deux ne pouvait envisager la possibilité de ne pas revenir sans faire de l’autre le dépositaire de sa mémoire. Ils n’auraient su l’expliquer, mais ce but partagé dévorait leur patience.
Ils avaient parlé. Ils avaient écouté. Leurs mots mais aussi leurs hésitations, leurs silences. Ils se connaissaient bien pourtant, et ni l’un ni l’autre n’avait été surpris au-delà de toute attente par ce qu’il avait entendu. Par la manière dont cela avait été expliqué. Non, avec leur respect mutuel et surtout cette compréhension tacite durement regagnée, chacun avait absorbé les dires, les faits parfois difficiles à énoncer, à admettre, tous jetant un éclairage non pas nouveau mais complémentaire sur deux vies qui s’étaient déroulées en parallèle. Etre là ne suffisait pas toujours à tout deviner, Milo l’avait appris à ses dépends. Aussi, sans jamais obliger Camus à dévoiler ce qu’il ne souhaitait pas, il avait simplement pris le temps de l’entendre. Et le Verseau, qui avait d’abord résumé, avait fini par dérouler le fil de sa vie sans hâte mais sans complaisance, exposant chacun des chemins qu’il avait suivis, dépourvu sans qu’il ne pût s’en expliquer de cette retenue qui lui était si coutumière. Plus devant lui en tout cas. Il avait répondu aux questions posées sans détour, comprenant confusément qu’il ne le blesserait pas par inadvertance et que lui-même était dorénavant à l’abri des à-coups douloureux auxquels il avait si souvent prêté le flanc. La culpabilité était derrière eux.

Une fois de plus la voix mélodieuse du Verseau s’éteignit sur l’un de ces silences méditatifs. Mais il n’y en aurait pas d’autre. Il en avait terminé. Assis sur le sol, le dos appuyé contre le bas du canapé, il demeura de longues secondes le visage levé vers la fenêtre entrouverte sur la chaleur étouffante de la nuit, observant les ultimes volutes bleutées voltiger dans la semi obscurité de la pièce pour aller se dissiper à l’extérieur. Le silence s’éternisait. Aussi, il tourna la tête à la recherche de la silhouette du Scorpion nonchalamment affalé sur la banquette… pour apercevoir son visage, endormi sous une avalanche de boucles céruléennes. Un sourire lui échappa, à mi-chemin entre l’amusement et la tendresse. Il ne s’était pas rendu compte que son compagnon l’avait abandonné pour élire domicile dans les bras de Morphée. Depuis combien de temps ? Il se releva pour aller fermer la fenêtre et remettre la climatisation en route. Son discret ronronnement vint meubler le silence. Revenant auprès du grec, il se pencha vers lui pour lui ôter ses chaussures et desserrer la ceinture de son pantalon. L’autre eut un soupir ensommeillé… mais sans pour autant manifester l’intention de rejoindre sa propre chambre. Il se contenta tout simplement d’adopter une position plus confortable. Les mains sur les hanches, Camus le contempla, à peu près certain qu’il l’entendrait se plaindre de ses cervicales le lendemain, mais n’eut pas le cœur de le réveiller. Après tout… Il laissa ses doigts s’égarer quelques instants encore dans l’arrondi d’une mèche folle, effleurer la peau dénudée à la base du cou où battait sereinement la vie, se perdre dans l’échancrure de la chemise… avant de se redresser sur une – très – profonde inspiration. Une douche. Froide. Et au lit.

Milo… La vie qu’il lui avait narrée, il se rendit compte qu’il ne la connaissait pas plus que le Scorpion ne connaissait la sienne. Ils s’étaient crus les meilleurs amis du monde, ils l’étaient d’ailleurs, mais c’était à croire que leur conception de l’amitié à tous les deux n’avait pas grand-chose à voir avec celle habituellement admise. Ils s’étaient côtoyés, heureux de se retrouver au Sanctuaire lorsque les circonstances le permettaient et tous mensonges de convenance mis à part, mais c’était à croire que ce lieu si particulier effaçait toute référence à la vie menée à l’extérieur. Milo, tout en faisant partie de ceux qui avaient fait du Domaine Sacré leur port d’attache principal et de la Grèce leur pays de résidence, avait “vécu” son existence d’adulte, lui aussi. Et Camus n’en avait jamais vraiment rien su. Il ne jugeait pas ce que le Scorpion lui avait raconté. Tous les profits qu’il avait tirés de sa séduction naturelle, les multiples liaisons toutes dotées d’un même aujourd’hui, mais sans le moindre lendemain, l’absence permanente d’un lien quelconque, une certaine propension à la fuite même, dès lors qu’un avenir possible prenait la forme d’un grappin… Le Verseau aurait été bien mal placé pour se permettre le moindre avis sur cette vie-là. Non, à vrai dire… lorsqu’il se glissa entre ses draps, il se surprit à se demander dans quelles mesures leurs approches respectives pouvaient être corrélées. Lui-même avait conscience de ses propres agissements et de ce qui les avait induits. Mais Milo ? Pourquoi avait-il de la sorte systématiquement opposé un refus catégorique à toute forme de dépendance à autrui ? Il existait bien une réponse à cette question, mais elle lui agréait un peu trop pour être franchement objective. Il devait bien y avoir une autre… Une autre raison qui… Le sommeil ne lui laissa pas le temps de poursuivre ses investigations.

 

Elle eut un sourire. Paisible. Devant l’air interrogateur de Shaka, elle posa sa main sur la sienne. « Regarde… » Murmura-t-elle. Il ne vit rien de tangible à proprement dit, mais perçut comme un léger clapotis d’émotions, une douce lueur dorée et unie, un calme absolu.
« Tu vois ? N’avais je pas raison ?
- Je te l’accorde… » Fit-il songeur, « mais c’est… troublant. » Et s’il n’y avait que cela… la présence de la femme à ses côtés le troublait tout autant. Cette sensation n’était pas nouvelle ; la nuque dégagée de Thétis, le tatouage séculaire épousant la douce courbe de son cou, évoquaient le souvenir pourtant pas si lointain d’une lande désolée et de sa présence chaude et endormie dans ses bras. Ce qu’il avait perçu avec une certaine confusion à l’époque revenait à présent occuper ses pensées mais avec une toute autre acuité. Les doigts graciles aussi, abandonnés sur les siens… Il les aurait écartés, avant. Aujourd’hui il en savourait le contact léger mais indéniablement présent.
« Shaka ? » Elle l’observait, sans surprise.
- Je suppose… » Il se racla la gorge. « Je suppose que cela fait partie de cette vie à laquelle je n’ai pas participé jusqu’ici.
- Peut être était-ce l’objectif de Shion te concernant. Peut-être a-t-il su que tu la rejoindrais, que tu ferais ce choix. » La voix de la jeune femme était calme. Ce qu’elle savait à présent, tous en possédaient une connaissance identique. La Vierge n’avait pas eu conscience que sa mémoire lui avait échappée lors du dernier Conseil. Et sans pouvoir se l’expliquer, il en éprouvait une certaine gêne.
« Tu n’es plus l’adolescent que tu étais alors. » Reprit-elle en écho. « Ce qui s’est passé à l’époque n’a plus d’importance.
- Tu as sans doute raison mais… il est peut être un peu tard pour me rendre compte de mon insignifiance. Je ne sais pas si j’arriverais à supporter une idée aussi saugrenue me concernant. » Sa tentative ironique de dédramatisation arracha un sourire indulgent à la jeune femme qui resserra son étreinte autour de sa main.
- Construire les raisonnements et éprouver les sensations d’un être humain n’a rien d’insignifiant.
- Tout est question de point de vue non ?
- Ne crains pas ton ignorance Shaka. Au contraire… apprécie-la. » Il abaissa les yeux vers elle, désarçonné. Ses paroles de sagesse le désarmaient. Il n’y avait que douceur dans ses mots mais ils semblaient dispenser une leçon qu’elle avait apprise récemment… Ce qu’elle avait retiré exactement du dernier combat qu’elle avait livré et qui l’avait confrontée à la réalité de sa charge, il ne le saurait sans doute jamais. Néanmoins, elle avait pris conscience d’une certaine cruauté face à laquelle, cette fois, elle ne pouvait rien. A présent, l’innocence incarnée c’était lui se rendit-il compte avec une inquiétude amusée. Le détachement que lui avait conféré sa “divinité” tout au long de ces années n’était plus là pour le protéger des sentiments humains. La mort qu’il lui était arrivée de côtoyer par le passé, parce qu’il avait eu l’occasion de la donner à quelques reprises, lui était au final totalement inconnue car il n’en connaissait pas alors la valeur. Les choses seraient différentes à partir de maintenant. Bien différentes. La promesse qu’il avait faite à Kanon se superposa à cette évidence qu’il découvrait et à cette idée, son cœur manqua un battement. La pensée même par anticipation d’un tel destin pour celle qui se tenait à ses côtés gela son sang et le froid gagna ses extrémités, interpellant Thétis. Il comprit qu’elle tentait de deviner ce qui venait de traverser son esprit et se renferma, non pas brutalement pour ne pas la heurter, mais avec une délicate fermeté. Elle ne s’en formalisa pas. Néanmoins, il sentit son cosmos s’éveiller, s’élever de quelques degrés à peine et sa soudaine angoisse s’écoula hors de lui, tandis qu’elle la drainait sans même en connaître la nature.
« Tu ne devrais pas faire ça. » Souffla-t-il, ébranlé par ce contact plus intime qu’il n’aurait pu l’imaginer.
- Ce n’est pas grand-chose. » Elle avait répondu sur le même ton. « Et c’est devenu plus facile pour moi depuis… » Le reste de sa phrase mourut sur ses lèvres.
- Je ne parlais pas de ça. »
Shaka avait beau être conscient de l’empreinte de l’homme à qui cette femme appartenait, au fil des jours, au fil des heures, la révolte s’enflait dans son corps. Non pas de la colère, ni de la frustration, mais une faim intense et incoercible, un besoin dévorant d’appréhender toute la mesure de ce qui le constituait. Le pur esprit se fondait peu à peu dans les limites de son être pour en éprouver toutes les frontières physiques. S’il disposait toujours de ses aptitudes spirituelles, celles-ci ne se suffisaient plus cependant à elles-mêmes. Oh, bien sûr, il en avait découvert certaines extensions au contact de plus en plus étroit avec les cosmos de ceux dont il était devenu partie intégrante. Et pour tout dire… ce qu’il en retirait était tout bonnement fascinant. Au travers de ses alter ego, il éprouvait – certes de façon incomplète – ce qu’était la vie. Il pouvait la ressentir, la voir, la toucher du doigt par procuration. Mais ce substitut qui lui était offert portait en lui-même le germe de frustration et de l’impuissance. Savoir n’était pas pouvoir.

Lorsqu’il voulut retirer sa main, elle ne laissa pas s’exécuter. Au contraire, la présence de Thétis s’accrut près de lui, jusqu’à l’entourer, jusqu’à occuper une place laissée vacante dans son esprit. Avait-elle réussi malgré tout à démêler l’écheveau des réflexions de la Vierge ? Il n’eut plus de doutes à ce sujet lorsqu’elle porta la main qu’elle tenait jusqu’à ses lèvres, pour les poser dans sa paume.
« Mon âme… n’appartient qu’à un seul être. Il en a toujours été ainsi en dépit de tout. » Elle n’énonçait pas cette vérité pour le convaincre de ce qu’il savait déjà. L’évidence ne se discutait pas, pas lorsqu’elle était aussi logique et immuable. Elle rappelait simplement ce qui était. « Mais je suis libre. J’existe et je vis avec lui, en lui et autour de lui néanmoins mes actes sont à moi. Ma conscience. Ma vie. »

Elle était là. Encore, toujours et plus que jamais. Il se rendait compte qu’il s’était trompé. Il avait cru, ou voulu se persuader, que ce qui les avait liés un temps s’était évanoui dès l’instant où elle avait repris la route dont les événements l’avaient détournée quinze ans plus tôt. A tel point d’ailleurs qu’il en avait conçu une forme de souffrance alors que son expression même aurait dû lui demeurer étrangère. Mais elle ne s’était pas détournée de lui. Pas à un seul instant. Il l’observait, sa propre main reposant sur la joue qu’elle lui avait abandonnée, ses doigts effleurés par une mèche blonde échappée de son chignon, la chaleur de sa peau imprégnant la sienne…
« Tu fais partie de moi Shaka. » Murmura-t-elle. « Comme tous les autres… mais pas seulement. Je me rappelle… Je me rappelle avoir souhaité découvrir l’humain en toi. Et tu es là… Enfin. »

Un pan de son existence. Voilà ce qu’il était pour elle. Non pas un élément extérieur avec lequel elle avait le devoir de composer, un lambeau de passé oublié, mais bien une part d’elle-même sur laquelle elle s’était reposée pour se façonner et se construire.
Tandis qu’elle le contemplait, qu’elle percevait chez lui ce qui n’était plus un simple trouble mais l’égarement de ses sens s’éveillant bien malgré lui, une résolution qui ne devait rien à une obligation quelconque se renforçait dans son cœur. Bien sûr, son empathie à présent totale avec l’homme qui lui faisait face n’était pas étrangère à cette décision. Cette dernière n’était d’ailleurs pas soudaine. Elle avait mûri, sans bruit, quelque part au fond d’elle tout au long de ces années. Elle ne trouvait là que son aboutissement naturel. Il ne pouvait en être autrement, ni ailleurs, ni plus tard. Lui rendre ce qu’il lui avait offert, sa présence, son appui, sa confiance… Elle avait eu si souvent besoin de lui ! Si souvent…  A présent, les rôles étaient inversés. Et il n’était pas qu’un simple ami. Il ne l’avait sans doute jamais été d’ailleurs, le refuge privilégié qu’elle lui avait conservé ne serait jamais vacant. Pour elle… et certainement pour lui aussi. Elle le savait. Elle le… sentait. Tout comme elle comprenait l’essentiel. Elle s’était construite à ses côtés, elle devait à présent le libérer. Le rendre à ce monde qu’il aspirait à découvrir pour qu’il puisse enfin prendre la place qui lui était due. Elle n’aspirait qu’à une seule chose, comprit-elle avec une bouffée d’espérance, celle de le voir enfin vivre. En tant qu’homme.

Si Shaka n’avait pas été assez proche d’elle en cet instant là, assez pour comprendre le souhait de la jeune femme, peut être l’aurait-il repoussée. S’il n’avait pas eu une conscience aigue de l’espace étroit mais exclusif qu’elle lui avait réservé dans son existence, il ne l’aurait pas laissée poser le bout de ses doigts sur sa joue. S’il avait eu le moindre doute quant à la nature de son acte ou sur les conséquences qui étaient susceptibles d’en découler, il aurait résisté, lutté contre cet entraînement inconnu qui l’attirait inexorablement. Il n’aurait pas cédé à cet appel puissant, cet appel qu’il reconnaissait à l’image d’un instinct immémorial mais sur lequel il ne pouvait apposer de définition précise. Un instinct qui pourtant constituait une part essentielle de son être.

 

Lorsqu’il s’éveilla deux heures plus tard, elle était partie. L’empreinte de son corps creusait néanmoins le matelas à ses côtés, une chaleur tiède peuplait encore les draps.
Il se laissa aller sur le dos, savourant l’incongruité de son corps nu sur lequel glissait l’étoffe souple. Un corps avec lequel elle l’avait réconcilié… Pensif, il leva le bras jusqu’à ses yeux, tâchant de suivre dans la semi pénombre la ligne des muscles fins mais déliés, le pli de son coude qu’il fit jouer, s’émerveillant presque de l’évidence et du confort qu’il ressentait à l’intérieur de cette enveloppe enfin familière.
Il laissa sa main reposer sur son torse, ses doigts courant distraitement sur sa peau laquelle frissonna, comme en proie à la rétroactivité d’une caresse encore trop récente.

Il aurait presque pu croire à un rêve. Peut être cela en avait-il été un ? Pourtant…

Comme la première fois, elle s’était approchée pour s’appuyer contre lui, naturellement. La sensation de son corps svelte contre le sien n’était pas nouvelle, tout comme cette chaleur née au creux de ses entrailles dès l’instant où il avait réellement pris conscience de leur proximité immédiate. Lorsque les lèvres de la jeune femme s’étaient posées sur les siennes, là encore, une réminiscence… mais incroyablement différente. Ce qui l’avait troublé à l’époque avait pris une toute autre dimension. Cette sensation soudaine qu’il ne pouvait expliquer… Il avait, sans s’en rendre compte, levé les mains jusqu’au visage de Thétis pour le saisir… le retenir. Laissant courir ses doigts dans la nuque gracile, il avait voulu… Elle avait alors enroulé ses bras autour de ses épaules et ce qui n’était qu’un effleurement s’était mué en un baiser.
Ce fut elle qui alla à sa rencontre. Il n’avait jamais embrassé mais le goût, la saveur de leurs bouches entremêlées s’étaient imposés à lui avec un naturel saisissant. L’avait-il à ce point attendu, ce moment, que la satisfaction retirée ne pouvait que s’appréhender que comme l’accomplissement d’une étape incontournable ?
Cela aurait pu être déjà trop que cette sensation née d’un premier toucher, de sa première incursion dans la prise de contact avec son être. Mais la faim irrépressible était déjà là, cognant dans sa poitrine et son ventre, derrière ses limites physiques le séparant encore – mais pour combien de temps ? – de son entièreté. Il voulait ouvrir le passage, laisser enfin le champ libre à ce flot au sein duquel il n’aspirait qu’à une seule chose. Se noyer.

Mais comment faire ? Quoi faire ? Elle avait perçu son soudain désarroi. Tout comme elle avait deviné tout le reste. Elle ne l’avait pas touché uniquement avec son propre corps qui peu à peu s’était dénudé, mais aussi avec son cosmos. C’était pourtant à peine s’il s’en était rendu compte tant la puissance de l’axe les unissant avait exercé ses bons offices. Cette logique-là ne devait rien à l’amour. Ils le savaient, tous les deux. L’une parce que ce sentiment ne se nourrissait que de celui à qui elle avait offert son âme, l’autre parce qu’il avait assisté à l’absolu et savait qu’il ne pouvait que s’en réjouir pour ces deux êtres. Non, l’empathie sans borne de Thétis se situait au cœur de cette union, de celles sans lendemains gênés et grisâtres, de celles, uniques, centrées sur un don. Celui de la jeune femme à un homme pour qui son respect et sa profonde tendresse ne s’était jamais démentis et dont elle avait décidé de guider les derniers pas vers ses retrouvailles avec lui-même.

Elle lui avait ôté sa chemise, exposant sous ses mains douces mais sûres une peau qui n’avait jamais connu que les caresses du soleil et du vent. Au-delà du trouble consécutif aux attentions dont elle l’avait entouré, il s’était laissé gagner par la stupéfaction bien légitime d’être… touché. De ne pas la repousser mû par ce réflexe aveugle de rejet si longtemps ancré en lui. Etre effleuré… et en faire de même.

De leur propre volonté, sans crainte particulière mais sans hâte non plus, ses mains rendues fébriles par le désir grandissant avaient exploré les creux et les courbes du corps qu’il tenait dans ses bras et qui bientôt l’avait surplombé tout en légèreté, s’appuyant parfois contre lui, parfois lui échappant mais sans jamais s’éloigner hors de la portée de son étreinte.
L’arrondi d’un sein s’était logé dans sa paume et s’y était éveillé, un long frisson avait fusé le long de l’échine souple qui s’était cambrée sous ses doigts, des hanches étroites mais pleines s’étaient appuyées contre les siennes, ne laissant plus le moindre espace au rythme de leurs ondulations le long d’une impatience manifeste, de plus en plus mal maîtrisée. Pourtant… Pourtant il avait souhaité laisser encore glisser ses gestes le long des flancs vallonnés, contempler la danse des reflets sur le satin de la peau, s’enivrer de l’odeur sucrée émanant de la lourde chevelure blonde mêlée à la sienne, goûter la finesse du creux du cou dans lequel il avait perdu ses lèvres.
Le souffle de la jeune femme s’était accéléré tout comme le sien. Ce qu’il savait de son propre corps n’avait aucune commune mesure avec ce qu’il avait découvert avec une violence quasi douloureuse laquelle avait irradié depuis son ventre vers chacun de ses nerfs. Cette souffrance délicieuse avait embrumé jusqu’à son esprit qui s’était perdu peu à peu dans une alternance de noirs et de blancs dont la fréquence avait résonné avec sa propre respiration.

Il ne savait pas ce qu’il lui avait pris à cet instant. Submergé par une vague jaillie du plus profond des âges, il avait saisi la nuque de la jeune femme pour envahir sa bouche, soudain impérieux, avant d’emprisonner ses poignets pour la renverser à ses côtés. Il n’y avait pas eu de rudesse de sa part, juste… Juste la manifestation de ce besoin de s’accomplir enfin, d’atteindre la lueur dont il entrevoyait de plus en plus nettement la présence à la jonction de leurs cosmos éveillés.
Il était demeuré quelques secondes au-dessus d’elle se noyant dans le regard qu’il devinait voilé avant de prendre de nouveau ses lèvres avec douceur. Lorsqu’il l’avait vue de nouveau, elle lui souriait et cela avait été elle, ses mains, qui l’avaient attiré entre ses longues cuisses musclées qu’elle avait nouées autour de lui. Cela avait été elle qui l’avait guidé dans son ventre, encore elle qui était allée à sa rencontre, pour d’abord l’abriter tandis qu’elle glissait autour de lui, étroite, mêlant sa propre brûlure à celle qui l’avait pénétrée avec lenteur pour la faire disparaître enfin jusqu’à la garde. Elle ne l’avait cependant fait qu’une unique fois. Le reste… Immobile dans la chaleur moite et accueillante qui venait de le perdre, il avait laissé échapper un gémissement sourd, presque inaudible. Ses hanches avaient reculé une première fois arrachant un écho à la jeune femme, un écho qui s’était évanoui avant de renaître lorsqu’après une ultime hésitation, il avait abdiqué devant les exigences irrépressibles de son corps. De nouveau il était allé s’égarer dans l’intimité la plus parfaite qui fût. De nouveau, il l’avait quittée… pour y revenir encore et encore, sans cesse plus vite, sans cesse plus loin, ses mouvements s’harmonisant avec ceux de Thétis, laquelle s’était laissée envahir, ouverte et confiante.
Le désir avait pris le pas sur les pensées, le besoin sur les rêves. Satisfaction des sens, de tous les sens, ceux qu’il avait le pouvoir d’ôter, tout comme ceux ancrés au sein même de ce cosmos sans lequel il ne saurait vivre. Plénitude. Ravissement. Tous deux avaient trouvé leur apogée, arrachant un râle, puis un cri dans la jouissance pure, la libération bénie et paradoxalement dans l’attachement enfin définitif à la part de lui-même qui l’avait enfin rendu entier au monde.

Il l’avait sentie le rejoindre, il avait perçu sa tension soudaine, il s’était cru prisonnier de l’étreinte aussi puissante qu’inattendue de son ventre autour de lui, il l’avait vue mourir… elle était restée là, pourtant, encore, ses bras accueillants pour l’entourer, lui, pantelant, la joue posée sur la peau constellée de sueur qui se soulevait au gré d’un souffle mal maîtrisé.

Tous deux n’avaient pas prononcé le moindre mot. Sous la caresse tendre de la jeune femme dont les doigts apaisants s’emmêlaient dans les longues mèches dorées constellant leurs deux corps, il avait fini par glisser dans le sommeil.

 

Elle s’apprêtait à poser la main sur la poignée de la porte lorsqu’elle se rendit compte que le silence du corridor n’était pas aussi total qu’elle l’aurait espéré. Elle tendit l’oreille… et la porte voisine de la sienne qui s’entrouvrit pour laisser le passage à la tête ébouriffée du Cancer confirma sa première impression. Les notes de musique qu’elle avait décelées s’échappèrent de l’ouverture apportant avec elles le blues en sourdine de “None of us are free” (1) .
« Tu ne dors pas encore toi ?! » Souffla Thétis d’un ton menaçant, dépitée de s’être laissée ainsi surprendre.
- Je ne suis pas le seul a priori… » Elle leva les yeux au ciel avant de reporter le regard sur Angelo, d’ores et déjà résignée à subir une remarque vaseuse… qui ne vint pas. Il la contemplait en silence, pensivement.
- Quoi ? » Elle en était presque désarçonnée.
- Rien. Je me disais juste que… » Un sourire furtif, qui pour une fois n’avait rien d’ironique, lui échappa. « … Tu te rappelles, l’Argentine ? Le vol de retour ? » Elle hocha la tête, lentement. « Je ne délirais pas tant que ça, finalement.
- Ce n’est pas ce que…
- Je sais. Justement. »

Ils s’entreregardèrent quelques secondes encore, en proie à ce souvenir identique et aux conclusions toutes aussi semblables qu’ils se surprenaient à en tirer.
« Ma foi… Dôkho pourrait bien avoir raison. » La voix de l’italien s’éteignit tandis que le silence reprenait ses droits sur la musique qui s’évanouissait doucement.

 

Nota : Merci à Tiya… qui devinera pourquoi en lisant la conclusion de ce chapitre ^^

 

© Vanina BERNARDINI - 2008

 

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(1) Solomon Burke - 2002