Chapitre 34

 

Sanctuaire, Grèce, 19 Juin 2004, mi-journée…

« Tu as faim ?
- Pardon ? »

Jane avait fait volte-face pour se retrouver nez à nez avec Marine. Cette dernière haussa les épaules, avec une esquisse de sourire contrit :
« Je redescends des cuisines avec quelques réserves. Mais je t’avouerais… que je n’ai pas très envie de déjeuner toute seule. » La sculpturale américaine dévisagea l’autre femme en silence avant de hocher la tête et de sourire à son tour :
- Un bon repas ne serait pas de refus, en effet. On y va ? »

Toutes deux quittèrent le surplomb rocheux, tournant le dos à l’horizon duquel le bateau avait disparu. Un vent chaud soufflait depuis le début de la matinée et la poussière ainsi soulevée n’avait de cesse de se coller à leurs peaux moites de transpiration. Mais la sensation poisseuse dans laquelle les deux femmes avaient l’impression de s’engluer trouvait ailleurs son origine.
Tandis qu’elles gravissaient les dernières marches menant à la maison du Cancer après avoir traversé un Domaine Sacré désespérément désert, elles prenaient dans le même temps conscience de l’oppression galopante du silence.
Marine ne put s’empêcher de s’immobiliser sur le parvis du temple, laissant Jane aller se réfugier dans l’ombre rafraîchissante des épais murs de pierre. Elle contempla une dernière fois l’étendue minérale autour d’elle comme pour s’imprégner des ultimes traces de ceux qui étaient partis. Tout est si… vide…

 

Salt Lake City, Utah, Etats-Unis d’Amérique, 20 Juin 2004, une heure du matin…

Ils étaient attendus. Le petit groupe qui pénétra dans le hall de l’hôtel dûment escorté par une dizaine de militaires silencieux perçut sans le moindre doute la présence de leurs compagnons dans le grand salon au rez-de-chaussée.
« Et ben… On a bien cru que vous n’arriveriez jamais ! » S’exclama Angelo en levant la tête vers la porte.
- Vingt heures d’avion… bon sang, plus jamais ça… » Aiors s’étirait dans un grognement tandis qu’il s’approchait de ses alter ego, talonnés par les autres.
- Pourquoi ? Tu ne veux pas rentrer ?
- Très drôle Aioros.
- On a pris du retard à Atlanta. » Saga laissa tomber son sac devant la table autour de laquelle ils étaient tous installés, recouverte par un mille-feuille de cartes topographiques. « Enfin, je vois que vous n’avez pas perdu de temps de votre côté.
- Fallait bien qu’on s’occupe. » Commenta Milo, désabusé. « Mais je me demande si on n’aurait pas mieux fait de s’abstenir…
- … En effet, je crois que j’aurais préféré avoir la surprise pour une fois. » Le menton dans une main, le Capricorne observait la carte dépliée devant lui avec consternation.
- Saga, je me suis permis d’emprunter tes relevés en partant.
- Tu as bien fait, ça m’évitera de me répéter. » Le Pope acheva de saluer le Sagittaire, les autres s’attribuant d’autorité les fauteuils disponibles à proximité. Dôkho s’approcha à son tour :
« Alors, vos conclusions ?
- C’est nul.
- Très constructif, Angelo.
- Cela dit, je dois reconnaître qu’il a raison. » Les bras croisés, le Verseau se rejeta sur le dossier de sa chaise avant de se dévisser le cou pour contempler le Pope et la Balance au-dessus de lui. « Le terrain nous est très défavorable. Que nous restions groupés ou que nous nous dispersions, dans les deux cas, ça ne va pas être simple.
- On sait. » Rachel était intervenue, tirant une chaise entre Aioros et Shaka. « A force d’y réfléchir… » Elle leva les yeux vers ceux qui les avaient rejoints. « … je pense que nous n’avons pas d’autre choix que de rester en communication constante via le surmonde. En plus du reste.
- Tu crois que ça sera suffisant ?
- On n’a pas trop le choix de toute manière. » Compléta Kanon. « Si l’un d’entre nous se retrouve en difficulté, il faudra pouvoir intervenir au plus vite sans se marcher dessus.
- Ça, c’est de la stratégie, y a pas à dire.
- On affinera demain, Shura. » Thétis étouffa un bâillement. « Enfin… tout à l’heure. Pour l’instant, je crains que nous ne soyons pas très productifs, surtout ceux qui viennent d’arriver. Tout le monde devrait aller se reposer, tu ne crois pas ?
- C’est pas faux. » Saga jeta un coup d’œil à Aldébaran, Mü et Aiors demeurés derrière lui, fixant les documents sur la table sans vraiment les voir. « Certains n’ont pas dormi pendant le voyage… Allez, filez récupérer vos clés.
- Enfin une bonne initiative… » Et le Lion de se diriger d’un pas d’automate vers la réception, remorquant son sac qu’il traînait sur le sol sans même s’en rendre compte.
« Kanon, tu prends nos clés au passage ?... Kanon ?
- Hein ? » L’interpellé, debout aux côtés de Thétis appliquée à replier les cartes avec soin tandis que les uns et les autres quittaient leur siège pour se disperser, finit par reporter son attention sur son jumeau : « Ah… oui, je m’en occupe. » Avant de tourner mécaniquement les talons. Le Pope lui jeta un regard pensif, lequel glissa furtivement sur la jeune femme… avant de se river sur Shaka. Ce dernier, le visage impassible mais détendu, s’entretenait avec le Bélier qui contre toute attente, s’était attardé.
« Mü ? » L’atlante se tourna vers Saga. « Tu ne suis pas les autres ? Tu sais que tu as une tête à faire peur…
- Hum… oui… j’imagine. » Bredouilla l’autre. « Je suppose que je devrais aussi aller me reposer.
- Tu supposes bien. » Hochant la tête devant l’ordre implicite de son Pope, le Bélier récupéra son sac avec lassitude avant de s’éloigner à son tour.
« C’est vrai qu’il a l’air particulièrement fatigué. » Commenta Shaka lorsqu’il eût disparu. « Il s’est passé quelque chose avant votre départ ?
- Non, pas que je sache. Comme tout le monde, il a mis ses affaires en ordre… à moins que ce ne soit ses deux heures d’entretien avec mon père bien-aimé qui l’aient mis à plat. Remarque, n’importe qui en sortirait dans le même état… » Le rire de la Vierge perla dans le silence qui se faisait progressivement dans le grand salon :
- Je vois qu’en ce qui te concerne, tu y as plutôt bien résisté.
- Question d’habitude… C’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas. Enfin… » Saga se pencha pour saisir son sac qu’il rejeta sur son épaule. « … je ne dois pas avoir l’air très frais moi non plus… en tout cas bien moins que toi.
- … Pardon ? » L’indien ne s’était pas départi de son sourire mais une minuscule lueur dubitative avait jailli au fond de ses prunelles.
- Un jour de récupération de plus sur le trajet, ce n’était pas une si mauvaise idée que ça finalement… non ? »
Shaka ne sut pas s’il fut plus déstabilisé par le clin d’œil amusé ou par le bref éclat de rire de son Pope qui le planta là, seul au beau milieu de l’immense pièce désertée. Ou presque. Passablement gêné, la Vierge coula un regard vers les trois militaires demeurés dans son dos qui attendaient patiemment que le dernier de ces hurluberlus dont ils avaient “la garde” daignât regagner ses pénates. Avant de se rappeler qu’il était fort possible qu’aucun d’entre eux n’entravât le moindre mot de grec. Un soupir lui échappa. Quelque chose lui disait qu’il avait dû rater une étape dans son radieux raisonnement de la veille.

 

Au sortir de la douche, Mü demeura un long moment debout devant le vaste lit de la suite qui lui avait été réservée. Oui, il était épuisé et non, il n’avait pas envie de se coucher, encore moins celle de s’endormir. Et pourtant… Tout son corps hurlait de protestation. Il l’avait trop sollicité, il le savait, le pénible voyage en avion qui s’en était ensuivi n’avait rien arrangé. La preuve ? Il frissonnait. Machinalement, il coupa la climatisation, tout en sachant pertinemment que cela ne changerait pas grand-chose. Ce dont il avait besoin, c’était de sommeil. Seulement…

Il ne s’était pas trompé. Après s’être résolu à abandonner son confortable peignoir qu’il avait laissé tomber au pied du lit et à se glisser entre des draps qu’il découvrit glacés en dépit de la chaleur étouffante qui avait tôt fait de remplacer l’atmosphère aseptisée de la chambre, il avait sombré dans une inconscience qui aurait été bienheureuse s’il ne s’était pas retrouvé, une fois de plus, à errer dans les limbes du surmonde.
Il lui sembla qu’un soupir résigné lui échappait tandis que son corps drapé dans les soies traditionnelles du Tibet fendait les écharpes brumeuses emmêlées sur le chemin qu’il supposait suivre. Elle l’attendait bien sûr. Et avec une impatience visiblement mal maîtrisée par-dessus le marché.
La forme spectrale d’Anycia à laquelle seul le brouillard informe donnait une consistance paraissait danser dans le surmonde, se matérialisant et s’évanouissant alternativement devant, derrière lui sans jamais se stabiliser plus de quelques secondes… ou quelques heures.
Au-delà de la surprise saisissante à laquelle il avait été confronté la nuit précédente lorsqu’elle s’était présentée à lui pour l’extirper d’un sommeil sans rêve, l’énergie déployée pour tenter de matérialiser la substance de cette âme échappée du niveau qu’elle n’aurait jamais dû quitter avait drainé toute la vigilance du Bélier. Il avait dû se concentrer plus que de raison pour maintenir un ersatz de lien avec celle qu’il n’aurait jamais imaginé revoir. A tel point que… à présent qu’il la retrouvait, comme convenu, il se rendait compte qu’il n’avait même pas pris le temps d’analyser la situation et par-dessus tout d’en éprouver les sentiments qui en cet instant, se rappelaient à son bon souvenir.
« Je n’ai plus beaucoup de temps… » La voix éthérée qui l’interpellait déjà depuis deux jours résonna en dépit de la touffeur de la brume. « J’avais peur que tu ne reviennes pas.
- M’as-tu seulement laissé le choix ? »
Il regretta presque immédiatement l’amertume de ses paroles devant la crispation soudaine du visage translucide qui lui faisait face. Autant il avait des difficultés à distinguer les détails de la silhouette à demi dévorée par le néant, autant les traits de la jeune femme n’étaient guère différents du souvenir qu’il en avait gardé. Bien au contraire.
« Tu as réussi ?
- Je… » Il rejeta les souvenirs qui l’assaillaient pour reporter son attention sur ce qu’il fallait bien appeler par son nom : un fantôme. « … Oui, je crois.
- Tu ne peux pas te contenter de croire, Mü ! » Prévint-elle, tout à coup alarmée. « C’est trop important, tu…
- J’ai réussi. » Il en était persuadé à présent. Ce n’était pas tant le souhait d’apaiser la tension exsudant de l’âme d’Anycia qui était à l’origine de l’assurance dont sa voix venait de se teinter, que la certitude qui venait brutalement de se cheviller à son esprit. Il n’en avait pas pris conscience la veille, trop épuisé à l’issue de la libération d’énergie qu’il avait dû consentir. A présent, il se rappelait néanmoins l’harmonie vigoureuse et renouvelée qui s’était alors manifestée dans son cœur et son corps en dépit de sa fatigue.
« Tu as fait tout ce que je t’ai dit ? » Demanda-t-elle encore sur un ton qu’il n’aurait pas hésité à qualifier de soupçonneux.
- Absolument tout.
- Pourtant… tu doutes encore. » Elle s’était rapprochée de lui. A moins que ce fût l’inverse. Le visage à quelques centimètres de ce reflet presque parfait, de ce miroir dans lequel se reflétait sa solitude, il réprima un geste de recul. Elle était morte. C’était d’ailleurs la première chose qu’elle lui avait dite – rappelée serait plus juste – lorsqu’elle avait envahi ses songes. Tout ce qu’il pourrait bien faire ou dire à présent n’aurait aucune conséquence. Plus jamais.
« Tu as toujours douté n’est ce pas ? »
La main, ou plutôt son ombre, qui s’avança vers lui traversa son corps. Sans rencontrer la moindre résistance. Inconsistante, elle s’était enfoncée au droit de son cœur. Il n’aurait rien dû ressentir. Pourtant, cette oppression soudaine qui s’appesantit sur son âme, il la connaissait. Il l’avait subie six mois de sa vie pour n’en prendre conscience qu’au moment où il s’en était libéré. Au moment où la vie d’Anycia avait disparu d’un horizon embrasé.
« C’était donc ça ? » Le murmure à son oreille s’insinua en lui, implacable, tandis que l’impression d’être enlacé par une présence anormalement tangible se faisait de plus en plus tenace.
- Tu t’es servie de moi. » Se défendit-il, son corps épousant à présent avec une perfection cruelle l’absence qui lui faisait face.
- Tu m’as laissée faire. Tu le voulais.
- C’était une erreur. » Il voulait la repousser, ainsi qu’il avait déjà tenté de le faire à maintes reprises sans jamais y parvenir. Combien de fois la raison lui avait-elle hurlé de ne pas céder à l’époque ? A peu près autant que celles qui l’avaient vu s’abandonner aux pulsions de son propre corps, au désir incoercible de s’unir à cette femme, dernière de son peuple. Il avait été faible, en toute connaissance de cause.
- Et aujourd’hui ? Tu le penses toujours ? » Elle desserra son emprise, retirant sa main, libérant le cœur qui put de nouveau s’adonner à ses battements désordonnés. «  Tu vas peut être sauver tes amis… grâce à moi.
- Pourquoi ? » Sa plongée dans les yeux translucides qui le jaugeaient ne lui offrait aucune réponse. « Pourquoi es-tu… revenue ? Je t’ai laissée…
- … Mourir ? » Le Bélier fut pris de vertiges. N’était-il pas en proie à une hallucination parfaitement réaliste ? Un cauchemar peut être, dont les manifestations trouvaient leurs racines dans le chahut des réflexions lugubres qu’il entretenait depuis le dernier Conseil ? Voire… une confrontation avec lui-même ? Elle lui ressemblait tant que déjà, à l’époque, l’idée l’avait effleuré qu’il ne cherchait qu’à s’harmoniser avec son être propre, idée qu’il avait bien vite chassée tant elle portait en elle des ramifications auxquelles il n’osait même pas songer.
Mais non. La claque, c’était bien Anycia qui venait de la lui asséner. Elle avait bien existé de sa propre volonté, en aucun cas elle n’avait été la projection de son esprit esseulé. Et à présent, elle se confrontait à lui dans le cadre d’une conclusion qu’aucun des deux n’avait eu l’occasion d’écrire.
« Tu crois que je t’en veux, n’est ce pas… Gentil Mü… » Le rire qu’elle laissa échapper se superposa à une infinité d’autres, de ceux qui avaient rythmé les pauses que tous deux s’étaient trop souvent octroyés en ce lieu inaccessible au commun des mortels qu’était Jamir. « Malgré toutes tes certitudes, ta seule et unique vérité réside dans cette culpabilité que tu portes dans ton cœur.
- Mais ce n’est pas la tienne.
- Qu’en sais-tu ? Tu ne m’as pas laissé le temps de te la montrer. » De nouveau, cette douceur inattendue de laquelle il avait appris à se méfier. Le surmonde avait beau refléter la nudité des pensées et des sentiments, il n’avait pas l’impression en cet instant d’être confronté à la candeur et à l’innocence. Lui mentait-elle de nouveau ? Au final, ne le manipulait-elle pas, profitant des failles entrouvertes sur son impuissance à protéger ses compagnons ? Elle n’avait eu de cesse de poursuivre cette connaissance ultime qui lui échappait et qu’elle estimait être son droit naturel et inaliénable de posséder. Anycia avait axé toute son existence sur cette quête, sans se préoccuper des inévitables dommages collatéraux que cette course effrénée essaimait dans son sillage. Et aujourd’hui encore, son empressement, ses explications confuses relevant de ce qu’il avait d’abord considéré comme un raisonnement solide… Son obsession maladive avait préservé une partie de son âme de l’anéantissement.
« Que… Qu’espères-tu ? Que m’as-tu obligé à faire… Anycia ! » Sans en avoir conscience, il avait adopté une posture défensive, taraudé par une angoisse nouvelle à l’idée que, peut être, elle se servait encore de lui pour satisfaire sa soif de connaissances. De lui et de ses alter ego. Moi… Moi, ce n’est pas important, mais eux…
« J’ai compris une chose importante, juste avant de me consumer. » Répondit-elle, indirectement. « Je n’étais pas à ma place. Je n’avais aucun rôle à jouer dans ce que nous tentions de réaliser, toi et moi. J’aurais pu essayer, encore et encore… sans le moindre résultat. Et tu sais pourquoi ? » Un index évanescent se dressa vers le Bélier, décontenancé par le ton soudain grave qui s’opposait à la panique qui avait transparu tantôt dans sa propre voix. « Parce que je ne suis pas comme toi. Il ne s’agit pas uniquement de sang, de force ou bien encore de puissance. Je le croyais pourtant, je l’ai cru pendant longtemps et puis… » Le bras tendu retomba, se confondant avec la brume. Inexorablement, celle-ci gagnait du terrain sur la place que s’était réservé le spectre d’Anycia mais Mü, toute son attention concentrée sur les mots qui se déversaient en lui, n’y prenait pas garde.
« Elles ne vous appartiennent pas. » Poursuivit-elle encore, sa voix s’affaiblissant imperceptiblement. « Elles sont une partie de vous. Et vous êtes une partie d’elles. Elles sont votre mémoire, votre souffle, votre cosmos. Protégées, elles ont survécues mais par-dessus tout, vos vies les ont liées à cette réalité. Tant que vous existez, elles existent.
- Tu veux dire que j’aurais… pu…
- Non. » Une liane cotonneuse s’enroula autour des bras, du buste puis du cou de la silhouette féminine, laquelle se troubla dans la grisaille ambiante. Tout comme le visage la surplombant, dont les traits se brouillèrent. « Malheureusement… cela ne sera jamais plus. Mais vous avez besoin d’elles.
- Mais… Comment ? Je ne comprends pas ! » Mü s’était redressé, abandonnant toute prudence, pour se rapprocher de celle dont il prenait enfin conscience de la disparition progressive et qu’il devinait irrémédiable. « Explique-moi ! » Ce qui n’était plus qu’une forme inconsistante trouva néanmoins suffisamment d’énergie pour rire de nouveau. Oh, ce n’était plus qu’un souffle semblant provenir du l’endroit d’où on ne revenait jamais mais le Bélier en fut… touché. Cette fois, il en était certain, nul jeu, nul perversion ne se cachait derrière ces quelques notes lumineuses.
- Tu as levé les sceaux, Mü. Et tu les as nourries. Deux fois. Tu ne peux rien faire de plus à présent. Ou plutôt… si. » Elle acheva de disparaître sous ses yeux dilatés. Pourtant, l’atlante dont le regard fouillait la brume désespérément, décelait encore les traces de la présence, autour de lui. Une caresse… un murmure… « Sois toi-même. Sois l’homme que j’ai connu. Ne crains pas ton cœur, ni la confiance que ceux que tu aimes te témoignent. Ouvre-leur la voie. Ensemble, vous…
- Attends ! » Il tournoyait sur lui-même, encore et encore, les bras tendus, les lèvres entrouvertes sur ses appels sans réponse. « Anycia ! Je ne sais toujours pas ! Et si… » Ses genoux se dérobèrent, il se laissa tomber sur ce qui tenait lieu de sol à l’espace déserté de sa parcelle de rêve. Ses manches, qui avaient glissé le long de ses avant-bras jusqu’à ses coudes alors qu’il tentait de la retenir, retombèrent sur ses poignets, occultant les profondes cicatrices qu’il arborait même dans le surmonde. Et si… je n’y arrivais pas…

 

« Kanon, attends. » Saga avait agrippé le bras de son jumeau dans le couloir du dernier étage de l’hôtel, où tous avaient été logés. Enfin… “parqués” aurait été plus exact. Rien ne devait laisser imaginer – et notamment aux inévitables fouineurs que ce pays recensait à chaque coin de rue – qu’un accroc entaillait la tranquille normalité locale. Aussi la clientèle “civile” était-elle également accueillie de la façon la plus habituelle possible dans un établissement où néanmoins, les suites du huitième étage étaient toutes déjà “réservées”. De la même manière que l’un des salons de l’établissement, ou bien encore une annexe à la salle principale du restaurant. Le Pope n’était pour rien dans cet ostracisme patent, il lui avait été imposé par l’armée américaine. Au fond, cela ne lui déplaisait pas vraiment. Garder un œil sur deux ou trois membres du Sanctuaire histoire de s’assurer de leur comportement et empêcher toute transgression malencontreuse était une chose, en faire de même avec l’intégralité des XII en était une autre. Néanmoins… Si c’était bien le général Corman qui lui avait fait part de cette organisation, Saga n’avait eu aucune peine à déceler derrière le discours officiel les relents d’une décision émanant d’instances plus élevées. Son interlocuteur habituel ne le lui avait pas précisément caché d’ailleurs, néanmoins bien au-delà du changement, le Pope hésitait à mettre le doigt sur une gêne qu’il ne s’expliquait pas. Mais pour l’heure…
Le regard sombre et étréci que son cadet posait sur lui le préoccupait bien plus. Il aurait dû s’y attendre cela dit, et n’était pas à proprement parler surpris de la colère que Kanon exsudait à chaque battement de cœur. Il n’avait eu aucune peine à suivre les pensées heurtées de son jumeau depuis qu’ils étaient arrivés.
- Quoi ? » Rétorqua l’autre d’une voix grinçante.
- Réfléchis.
- C’est exactement ce que je suis en train de faire.
- Pas vraiment, non. » Les velléités de Kanon en vue de se dégager furent anesthésiées par l’étreinte ferme et brûlante de son frère et ce fut résigné qu’il se laissa éloigner de sa propre chambre.
« Kanon, tu ne te trouveras pas de cible.
- Positivement génial. » Grogna le cadet des jumeaux. « Quelques minutes t’ont suffit, je suppose que c’est la même chose pour tout le monde ? Hein, c’est ça ? Et pour quoi je passe, moi, dans l’histoire ?!
- Parce que tu en es encore à croire que les autres portent des jugements ? Tu me déçois, je pensais que tu avais compris que…
- Oh, ça va… » Contre toute attente, Saga libéra le bras qu’il tenait, laissant son frère s’adosser à la cloison. Ce dernier leva les yeux au ciel espérant sans trop y croire trouver un embryon de réponse à ce qu’il savait être malgré tout des questions qu’il n’avait même pas à se poser. « Je sais tout ça, Saga. Je sais… c’est juste que… » Un ricanement misérable lui échappa : « Etre mis devant le fait accompli ne m’enchante pas spécialement.
- Et ?
- … Et… Ok, je ne pensais pas que ça pourrait arriver. Pas à…
- … Toi ? » Suggéra le Pope, un sourire en coin tant bien que mal dissimulé derrière une mèche espiègle.
- J’aimerais t’y voir, tiens. Histoire que ce soit moi qui me foute de ta gueule. » Un vrai gosse pensa très vite l’aîné des jumeau, occultant avec soin la possibilité – hautement improbable n’est ce pas ? – qu’il pût lui-même se retrouver dans une situation identique. Un rire amusé, limite provocant, n’en résonna pas moins dans un coin de son esprit avant qu’il ne claquât la porte mentale au nez d’une Rachel trop curieuse.
« Je ne peux pas lui en vouloir, pas vrai ? » Kanon avait levé les yeux vers son aîné, une pâle lueur délavant son regard en quête d’une approbation salvatrice. « Elle… Même s’il m’est difficile de concevoir toute l’ampleur de son empathie, j’ai conscience que je n’ai pas le droit… de lui reprocher ce qu’elle est.
- En effet.
- Ouais… » Le poing de Kanon se serra le long de sa cuisse avant qu’il ne rajoutât d’une voix sourde : « … Mais il n’en reste pas moins que...
- Elle est à toi. » Confirma Saga. « Et elle le sera toujours, si ça peut te rassurer. Ce qui s’est passé ne change rien. Elle a fait ce qu’elle estimait nécessaire et juste, cela n’a rien à voir avec toi.
- Et lui ?
- Franchement, Kanon, tu crois vraiment que tu peux prêter de telles intentions à Shaka ? Hum ? » Une paire d’yeux dubitatifs et vaguement méfiants tint lieu de réponse à un Pope qui ne put retenir un soupir d’exaspération :
« Fais un effort, merde. Quelqu’un d’autre, je ne dis pas. Mais… c’est de lui dont on parle ! » Saga eut la surprise de voir un sourire inattendu tordre les lèvres de son jumeau, en dépit de son regard toujours ombrageux.
« Serais-tu en train de me dire que le “nouveau” Shaka n’a pas eu le temps d’apprendre la définition du mot “perversion” ?
- Quand je t’écoute, je me demande si Thétis a fait le bon choix finalement… »

 

« Il est calmé ?
- Hum… je n’irais pas jusqu’à dire ça. » La voix passablement étouffée de Saga lui parvint depuis sa chevelure encore humide dans laquelle il avait enfoui le nez. « Disons… qu’il a de quoi cogiter un autre point de vue.
- Quelle sagesse de ta part… » Avec un sourire dans la voix, Rachel se rencogna dans son étreinte. « Pour un peu, tu y croirais. » Un dernier grognement à mi chemin entre le doute et le reproche ponctua la taquinerie avant qu’il ne s’éloignât d’elle pour ôter ses vêtements, un œil fixé sur la douche aguicheuse. Il finit néanmoins par rajouter :
« Dans tous les cas, si c’était l’objectif poursuivi par Shion, il a réussi au-delà de toutes ses espérances.
- C'est-à-dire ? » Elle venait de rattraper une chemise au vol et observait son compagnon, nu, en train de tordre son imposante masse capillaire pour la relever sur sa nuque.
- Une seule conscience collective. Quoi que nous disions, que nous fassions, que nous… pensions, chacun de nos actes est mis en commun dorénavant. Il n’est plus possible, ni même envisageable, de nous cacher les uns des autres. Quelque part, c’est…
- … Gênant ?
- A défaut d’un autre terme… oui, on peut dire ça comme ça. »
Elle le vit disparaître dans la pièce d’eau, dont il ne referma cependant pas la porte. Reportant son regard au-delà de la fenêtre sur la ville illuminée en contrebas, elle soupira :
« A mon avis, Shion ne voulait qu’une seule chose : que les Portes ne s’ouvrent pas. Je ne crois pas qu’il ait pensé aux autres conséquences.
- Dis plutôt qu’il nous voyait tous morts. » L’eau commença à couler et elle se rapprocha de la salle de bains demeurée ouverte pour se faire entendre :
- En considérant qu’il se soit trompé, il nous faudra vivre avec ça dorénavant. Les règles, ce sera à nous de les fixer. Tous ensemble.
- Facile à dire. » La silhouette de Saga disparaissait derrière la vitre qui s’embuait peu à peu, sa voix rendue lointaine par le bourdonnement de la douche. « Je ne suis pas sûr que des gens comme Camus ou mon frère soient capables d’accepter un tel empiètement sur leurs vies privées. Ni même moi d’ailleurs. Ou toi.
- Ou tous les autres. Evidemment Saga, mais avons-nous un autre choix ? Et puis… » Sans même avoir besoin d’y jeter un coup d’œil, elle percevait la pulsation régulière en phase avec son propre cœur de l’or incrusté dans sa chair. Une sensation devenue familière en à peine quelques jours. La présence permanente des cosmos des XII associés à celui du Pope et au sien était si tangible que lorsque l’idée l’effleurait qu’elle pourrait en être dépourvue du jour au lendemain, elle se surprenait à éprouver une peur irraisonnée.
« Et puis ? » L’eau avait été arrêtée et Saga l’observait d’un œil curieux, dégoulinant dans son peignoir.
- Non rien… c’est sans importance. Juste que… » Elle haussa les épaules repoussant dans un coin de son esprit ce que son compagnon n’était visiblement pas prêt à comprendre. « Je ne crois pas que nous ayons perdu notre individualité pour autant. Simplement, nous devrons sans doute apprendre à tenir compte les uns des autres si chaque chose que nous faisons est susceptible de tous nous affecter.
- Ca risque d’être folklorique.
- Bah, vois le côté pratique de la situation : quitte à faire une erreur ou à trimballer des remords, on pourra en diviser le poids par quatorze. »

Il se rejoignirent sous les draps et tout en enlaçant distraitement la jeune femme, il murmura d’une voix ensommeillée : « Le point de vue est intéressant… encore faudrait-il que nous restions au complet. » Il la sentit frissonner. Il n’avait pas envie de l’avouer à voix haute mais la réaction de Rachel éveillait en lui des échos désagréables. Oui, l’interdépendance qui prenait progressivement ses aises au sein de leur groupe le mettait mal à l’aise. Pourtant, non, le prix de sa précieuse individualité ne devait pas être celui de la mort de l’un ou l’autre de leurs compagnons. Cela, se rendait-il compte, il ne le supporterait pas. Plus maintenant.

 

20 Juin 2004, Salt Lake City, Utah, Etats-Unis d’Amérique…

« Monsieur Antinaïkos ? » Kanon leva le nez de son café soi-disant serré pour aviser la main d’un militaire tendue vers lui.
« J’espère que vous avez fait bon voyage. » Qui c’est, ce type ? L’autre, désarçonné par le coup d’œil visiblement interrogateur posé sur lui, eut une hésitation, le bras toujours tendu dans le vide jusqu’à ce que :
« Oui, je vous remercie… Orwell, c’est ça ? » L’interpellé fit volte-face pour se retrouver devant la réplique exacte de l’homme qu’il saluait encore une demi seconde plus tôt.
« Je suis Saga Antinaïkos. » Fit le Pope dans un demi-sourire. « Lui, c’est mon frère, Kanon.
- Oh, je… » L’ancien assistant de Kenton se ressaisit. « Je vous prie d’accepter mes excuses pour cette confusion » Acheva-t-il dans un quasi couinement, la main broyée dans celle de Saga.
- Il n’y a pas de mal. Il paraît que c’est vous qu’on doit remercier pour l’organisation de notre arrivée ici ?
- Je n’ai fait que suivre les ordres qui m’ont été donnés.
- Eux aussi, ils en font partie ? » Orwell se tourna vers le cadet des jumeaux lequel désignait d’un menton négligent les cinq autres militaires qui venaient de faire leur apparition dans la salle de restaurant.
- En effet. » Répondit-il sobrement. Les soldats s’étaient rapprochés pour saluer leur supérieur tandis qu’au même moment Aioros rejoignait le petit groupe ainsi constitué, talonnés par ses pairs plus ou moins réveillés. Quelques bonjours marmonnés s’entrecroisèrent, les américains d’un côté et les membres du Sanctuaire de l’autre, le tout évitant soigneusement de se mélanger plus que nécessaire. Néanmoins, la jonction a priori cordiale entre le Pope et celui en charge de la soldatesque contribua à détendre sensiblement l’atmosphère et ce fut de bonne grâce qu’Orwell accepta de partager la table de Saga.

« Vivante ? » Rachel s’était installée aux côtés de Thétis. Elle avait posé sa question dans un murmure échappé du coin des lèvres tout en sucrant avec une parcimonie inhabituelle le jus de chaussette qu’on venait de lui servir.
- J’aurais préféré qu’il l’apprenne autrement, c’est certain. » Soupira sa voisine. « Peut être aurais-je dû être plus attentive à…
- Inutile. Dès l’instant où nous sommes arrivés, tout le monde a su. Tu n’y pouvais rien.
- Je m’en suis rendue compte. » Rachel glissa un coup d’œil vers la jeune femme et réprima un rire devant son regard encore quelque peu embrumé dont la propriétaire confirma, à mi chemin entre la résignation et la tendresse :
«  Je n’ai même pas eu le temps de tenter la moindre explication.
- Reconquête de territoire ?
- Invasion foudroyante. » Les deux femmes étouffèrent leurs rires, l’une dans sa serviette, l’autre dans son bol sous les yeux circonspects de la plupart de leurs homologues masculins. Seul Shaka, qui picorait un croissant dont les miettes formaient un petit tas conique devant lui se garda bien de bouger un cil. Le regard qu’il sentait peser sur ses épaules depuis la seconde tablée derrière lui ne lui disait rien qui vaille.
En dépit de ce semblant d’insouciance, les prunelles étaient sombres et les visages tendus lorsque tous se réunirent autour du Sagittaire. Les cartes qu’il avait déployées recouvraient les tables qu’ils avaient rapprochées les unes des autres et au dessus desquelles ils se penchaient à présent. Orwell était resté en leur compagnie à la demande du Pope. Ce dernier n’avait vu le terrain qu’une fois ; le militaire avait certes passé de nombreuses semaines enfermé dans les tréfonds du sous-sol, mais il était susceptible d’avoir eu accès à des informations ou de disposer de perceptions complémentaires qui auraient pu échapper au maître du Sanctuaire.
Chacun parcourait avec attention les notes griffonnées sur les plans, les uns suivant du doigt les contours matérialisés des reliefs, les autres observant sans mot dire avec une distance prudente.
« Il paraît que la nuit porte conseil, » commenta Angelo, acide, « je confirme donc que la situation est toujours aussi merdique.
- C’est le côté “nasse pour crustacés” qui te fait dire ça ?
- Ah ah. Faudrait voir à renouveler tes blagues à deux balles, Milo, celle là, elle est vieille comme le monde.
- Désolé, je fais ce que je peux avec ce que j’ai sous les yeux. » Si le Scorpion avait tenté de détendre l’atmosphère, ce n’était pas tant dans l’intérêt de ses camarades que le sien propre. Il avait tiré les mêmes conclusions que les autres devant la configuration du terrain. Et elles n’avaient rien de très réjouissantes.
« Qu’est ce que tu envisages Saga ? » Demanda Aldébaran dont les sourcils froncés attestaient de la réflexion. Le Taureau échafaudait d’ores et déjà une stratégie et tout désireux qu’il était de la soumettre, il estimait que la priorité revenait à son supérieur.
- On ne restera pas groupés. Et même si on le voulait, je doute que nos adversaires nous en laissent le loisir. Ils ont l’avantage. Non seulement ils connaissent le terrain…
- … Mais en plus, ils savent à qui ils ont affaire. » Acheva Kanon, sarcastique.
- Ce qui n’est pas notre cas. » Milo fourragea dans les boucles qui retombaient devant ses yeux pour les ramener vers l’arrière. « Nous ne savons même pas combien ils sont et ça, c’est un réel problème.
- Parce que le reste, c’est juste une contrariété passagère ?
- Angelo, lâche-moi.
- Je ne pense pas qu’ils soient très nombreux, » intervint Rachel, « pour le peu qu’on en sait, il semblerait que les Gardiens soient des esprits rattachés aux Portes, qui s’incarnent lorsqu’Elles naissent. Or, ceux que certains d’entre nous ont dû affronter ont tous témoigné d’une “mémoire” en rapport avec le Sanctuaire. Cette mémoire pourrait être celles des Portes vous me direz… c’est possible mais par ailleurs, entre ce que le général Kenton nous a raconté de l’ouverture précédente et les souvenirs de ma grand-mère… j’ai bien l’impression qu’ils ne sont plus qu’une poignée.
- Sauf que la poignée en question a déjà fait pas mal de dégâts. » Les bras croisés, Aiors dodelina, comme pour rappeler à tout un chacun que son frère et lui avaient failli y passer tandis que Shura se rencognait dans son fauteuil sans mot dire, la fumée bleutée d’une cigarette nouvellement allumée troublant ses yeux étroits et obscurs.
« A ce sujet... » Camus avait posé ses coudes sur les cartes étalées devant lui pour commenter d’une voix claire : « … Nous sommes tous en vie. Et ici. A la veille du solstice. Mais d’après ce qu’Aiors et les autres nous ont raconté… Vous auriez tous pu être tués, n’est ce pas ? Si les Gardiens en avaient eu la volonté…
- … Ou l’autorisation. Je pense que nous nous sommes tous fait la même réflexion ? » Ils opinèrent, les regards braqués sur la Vierge qui poursuivit en réfléchissant à haute voix : « Ils - et donc Elles – n’ont pas souhaité nous éliminer. Pourquoi ? Ils se sont attaqués en priorité à ceux d’entre nous qui disposaient d’attaches extérieures, et plus précisément des liens avec des êtres n’ayant rien à voir avec le Sanctuaire. Comme si…
- Un chantage affectif. » Compléta le Verseau. « Ca, nous l’avons tous compris, mais aucun d’entre nous n’a accepté de se laisser piéger. Et Elles le savent. Dès lors… si on part du principe que l’objectif des Portes est bien de s’ouvrir, pourquoi ne pas avoir tué ne serait-ce qu’un seul d’entre nous ? C’est malheureux à dire mais si Elles l’avaient vraiment voulu, je crois que nous n’aurions pas pu y faire grand-chose.
- Franchement ? On en a encore quelque chose à foutre de ce genre de questions ? Ce qui est fait est fait. Demain, ce sera une autre paire de manches. » Les phalanges du Cancer craquèrent dans le silence. « On n’aura pas intérêt à crever avant d’arriver devant les Portes. Et pour ça… » L’index de l’italien se posa à l’entrée du canyon, « nous ne devrons rien oublier derrière nous. Qu’ils soient cinq, dix ou cent. »

« Camus ? » La voix de Shaka, légère, se superposa à celles de leurs compagnons dans l’esprit du Verseau avec une délicatesse polie dont le destinataire lui sut gré. « Toi aussi ?
- Content de voir que je ne suis pas le seul à m’en être rendu compte. » La présence de Mü résonna également en dépit de son silence mental. Le Bélier avait visiblement poursuivi le même raisonnement que l’indien. Sans se détacher totalement de la conversation animée qui se déroulait autour d’eux, les trois hommes consacrèrent néanmoins une partie de leur attention à ce recoin de surmonde.
« A mon sens, l’objectif des Portes n’est pas à remettre en cause. » Finit par expliquer l’atlante. « Je ne sais même pas d’ailleurs si on peut parler “d’objectif”… Ce terme est bien trop humain.
- Peut être, mais il y a une logique derrière les derniers événements. Leur “volonté” ou son équivalent, a fait en sorte de nous maintenir en vie pour que nous nous dressions face à Elles.
- Camus a raison, » renchérit la Vierge, « il y a forcément une raison à cette situation “anormale”. J’ai le sentiment que… Elles savent quelque chose que nous ne savons pas. Ou plutôt que nous connaissons cette chose en réalité, mais que nous n’en avons pas conscience. » Shaka n’émettait pas une hypothèse comprirent ses deux alter ego. Ce qu’il énonçait était pour lui une certitude qu’il ne pouvait expliquer mais qui transpirait de son cosmos. Et à présent qu’il en parlait…
« Vous croyez que c’est pour cela que nous sommes tous ici aujourd’hui ? Pour comprendre ?
- Hum… la question est surtout de savoir si comprendre constitue une condition. Pour réussir.
- Ce serait aberrant, Camus. » Mü avait rétorqué. « Si je suis ton raisonnement, Elles nous auraient attirés jusqu’ici avec le risque pour Elles de ne pas s’accomplir ? » Le rire du Verseau perla à la surface de leurs auras entremêlées.
- Et c’est toi qui me conseilles de ne pas les personnifier ?
- Tu marques un point. » Concéda le Bélier avec un sourire fugace avant de poursuivre d’un ton plus songeur. « Imaginons que tu aies raison… Dans ce cas… Elles nous connaissent mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes.
- Elle serait bien bonne celle-là. » Un frisson altéra l’unité du trio lorsque Camus poursuivit froidement : « Il est étrange de constater que Shion nous a menés exactement là où Elles voulaient que nous allions. Alors de deux choses l’une : soit ton maître, Mü, disposait des connaissances nécessaires pour anticiper, soit il s’est fait lui-même berner comme le dernier des imbéciles. » L’atlante ne répondit pas, seul lui échappa un profond soupir de lassitude. Il ne connaîtrait jamais la réponse à cette question… Une de plus à porter au crédit d’un avenir de plus en plus flou. Redressant ses barrières mentales devant le flot d’angoisse sur le point de jaillir et d’éclabousser ses camarades, il tenta tant bien que mal de se reconcentrer. Il lui fallait repousser les visages de Shion et d’Anycia qui ne cessaient de se superposer dans son esprit, chasser ces pensées fébriles mêlant tour à tour l’imminence du lendemain, le poids de sa responsabilité et l’ignorance de ses alter ego à peine plus vaste que la sienne. Et le miracle se produisit, il put reprendre pied sans donner une autre impression à une Vierge et un Verseau soudain un peu trop attentifs que celle d’être entièrement à leur écoute.

« Quitte ou double. » Shaka embrayait sur la réflexion collective. « Nous ne saurons jamais qui, du hasard ou du destin, a mis Angelo et Shura sur la piste de la solution que nous nous apprêtons à mettre en œuvre. Et dans tous les cas, notre adversaire n’a jamais cessé de nous surveiller. Elles savent, forcément.
- Je sais que c’est un peu tard pour se poser la question mais… comment ont-Elles fait ? Je crois que si en dehors des deux gamins, d’autres membres du Sanctuaire avaient servi d’hôtes à un ou plusieurs Gardiens, nous nous en serions aperçus. Alors…
- Je ne suis pas certain de vouloir connaître la réponse… » Les épaules du Bélier se haussèrent avec fatalisme. « … même si elle est assez évidente. » Le battement que rata le cœur de Camus altéra son cosmos lequel se réchauffa intempestivement, tandis que Shaka, comme frappé par une révélation divine, murmurait d’une voix hésitante : « Non… C’est impossible…
- Oh pas consciemment bien sûr, » précisa Mü, « mais si on y réfléchit bien, c’est la seule hypothèse plausible. A Leur naissance, les Portes ne disposaient pas de la puissance nécessaire d’où l’intrusion des Gardiens dans le Sanctuaire. Mais au fil des mois, le lien est devenu suffisamment solide pour qu’Elles se dispensent de ce genre de manœuvres.
- Tu crois que les autres s’en sont rendus compte ?
- Dôkho, peut être. Mais nous n’en avons jamais parlé. Et à vrai dire, je pense que c’est mieux ainsi. Inutile d’en rajouter.
- Parce qu’on a encore le choix de garder ça pour nous ? » Demanda Shaka, quelque peu désabusé.
- Mü a raison. Et puis de toute manière… c’est un peu tard non ? »

Sur l’injonction du Pope, Orwell détaillait les caractéristiques du site lorsque les trois hommes reprirent pleinement pied dans la réalité. Si les goulets latéraux au canyon principal étaient nombreux, ils n’en étaient pas moins suffisamment larges pour autoriser un rayon d’action non négligeable.
L’ancien assistant de feu le général Kenton avait toujours porté une attention particulière aux récits du vieil homme, même lorsque ce dernier se perdait plus souvent qu’à son tour dans les méandres de ses souvenirs quitte à se répéter un nombre incalculable de fois. Sans oser l’avouer, Orwell était fasciné. Lui qui n’avait jamais dérogé aux règles régissant le corps auquel il appartenait, qui trouvait même une sécurité certaine dans les codes rigides qu’il se devait de respecter sans les discuter tant ils se suffisaient à eux-mêmes, s’était surpris à plusieurs reprises à se laisser embarquer avec une délectation coupable par l’histoire fantastique que lui narrait inlassablement le vieux Kenton. Tout y était si… improbable ! Et merveilleux, en dépit de l’issue tragique qu’il connaissait par cœur. Aujourd’hui, pourtant, ce récit prenait une toute autre dimension et le jeune militaire devait prendre sur lui pour ne pas laisser transparaître le trouble dans lequel le plongeait la soudaine matérialisation de ce qu’il avait pris pour habitude de considérer comme des légendes. Ces hommes et ces femmes…
Son malaise n’avait cessé de s’accentuer tandis que, silencieux, il avait assisté aux conversations précédentes. Il avait bien noté que tous avaient pris soin de s’exprimer en anglais, tenant de fait compte de sa présence, même si quelques interjections grecques avaient fusé ça et là. Et l’impression saisissante de normalité qu’il en retirait ébranlait les certitudes qu’il était parvenu à se forger. Etait-il possible que ces gens, si semblables à lui-même dans leur manière de s’exprimer, de se comporter - d’être ! – puissent être aussi extraordinaires que l’ancien général l’avait laissé entendre ? Orwell saisissait confusément les enjeux de leur présence et de l’action qu’ils s’apprêtaient à mener. Il savait, sans cependant être en mesure de l’expliquer avec clarté, que l’avenir du monde dans lequel il évoluait avait été remis entre leurs mains. Que seuls ces êtres disposaient de la puissance nécessaire pour empêcher l’humanité de sombrer une nouvelle fois dans le chaos. Ces certitudes forgées dans son esprit avaient suffi à le détourner pour la première fois de son existence de l’immuable ligne de conduite qu’il avait toujours suivie mais, aujourd’hui… Il sursauta lorsque la voix de stentor du plus imposant d’entre eux s’éleva tout à côté de lui :
« Angelo a raison, nous allons devoir verrouiller nos arrières. Si par malheur un ou plusieurs Gardiens parviennent à nous contourner…
- Deux groupes. Oui, cela me semble être la meilleure solution. » Rajouta le Pope tout en faisant distraitement rebondir sur la table le stylo qu’il tenait entre ses doigts. Thétis posa son index sur les courbes de niveaux les plus resserrées :
« Oui mais si on reste au fond du canyon, nous n’aurons aucune assurance de ne pas être encerclés par le haut.
- Nous le sentirions je suppose…
- Non. » La dénégation prononcée avec une simultanéité parfaite par ceux ayant déjà eu affaire aux Gardiens fit lever les bras du Scorpion en signe de reddition immédiate : « Je n’ai rien dit ! Mais… c’est à ce point là ?
- Malheureusement. » La voix atone de Shura poursuivit : « Contrairement à nous, leur cosmos ou ce qui leur en tient lieu, ne s’exprime pas en permanence. Non seulement il est inexistant lorsqu’ils se dissimulent…
- Mais aussi et surtout leur nature est telle que leur présence s’apparente à du vide. » Plusieurs têtes se hochèrent, acquiesçant aux paroles de Kanon. Seul Orwell conserva un immobilisme absolu, dépassé qu’il était par sa totale incompréhension.
- Disons que s’ils se déplacent, ce sera plus facile. » Angelo s’était redressé sur sa chaise, abandonnant momentanément son pouce gauche qu’il grattait depuis plusieurs minutes. « C’est comme ça que je les ai repérés à Paris : les déformations de l’air ambiant autour d’eux.
- Hum… » Saga se tourna vers Orwell, « je pense déjà connaître votre réponse mais… Avez-vous les moyens de couvrir le site en altitude ? - Nous n’avons pas la possibilité de le survoler, comme vous le savez déjà. Notre système de surveillance est hors service depuis des mois et quant aux satellites… le problème est le même. Les perturbations électromagnétiques sont telles que les quelques images que nous en avons obtenues sont purement et simplement inexploitables.

- Dans ce cas, ta solution, Aldébaran, me semble être la plus adéquate. Très bien : en première ligne, c’est toi que je veux voir, avec Angelo, Aioros, Aiors, Kanon et Shura.
- Pourquoi nous ?
- Bienvenue dans le club des bourrins, minou. » Ricana l’italien. « La force brute, ça te dit quelque chose ? » Tandis que le Sagittaire opinait du chef en silence au souvenir du rude corps à corps qu’il avait dû mener quelques mois plus tôt, Saga nuançait l’objectif à atteindre :
« Ne vous leurrez pas. Ce n’est pas uniquement en leur cognant dessus que nous nous en débarrasserons ; tôt ou tard, il faudra bien prendre les risques nécessaires. Et d’ailleurs à ce propos… » Les prunelles froides du Pope parcoururent les rangs en s’attardant sur ceux dont il avait tantôt cité les noms. « … Restez au contact le moins longtemps possible. » Certains regards se firent interrogateurs, la longueur de la mémoire étant visiblement une variable aléatoire au sein des douze.
« La gravité. » Rachel, demeurée coite jusqu’ici, quitta le siège dans lequel elle rongeait son frein en silence pour s’insérer dans le cercle autour des cartes. « Rappelez vous ce que Saga et moi vous avons raconté à notre retour il y a près de six mois : au pied des Portes, notre vitesse a subi le contrecoup de la pesanteur anormale qui y règne. Et ça, ce n’était qu’au début. Or, d’après les relevés de l’armée, la densité a considérablement augmenté depuis, bien qu’elle se soit stabilisée depuis quelques semaines autour de… » Orwell comprit qu’elle le sollicitait en silence lorsqu’il avisa le sourcil qu’elle avait levé à son attention.
- 1,9 g. En moyenne. »
Quelques sifflements de stupéfaction ponctuèrent cette annonce laquelle eut le mérite pas vraiment surprenant de faire jurer le Cancer en sus : « Bordel de merde, on va être deux fois plus lourd…
- … et deux fois plus vite épuisé. » Compléta un Camus dont l’acidité tenait lieu de consternation.
- C’est bien pour ça que je vous demande d’être efficaces. Je sais que c’est plus facile à dire qu’à faire, mais compte tenu de la nécessité de ne pas utiliser votre cosmos pour pallier cet “inconvénient” à moins que vous n’ayez des tendances suicidaires, je n’ai pas d’autre solution à vous proposer que de les disperser au plus vite. Et pour cela… on va profiter de la configuration du terrain. Là, là et encore là, » il désigna successivement les lits des anciens affluents du canyon, « ça me semble plutôt pas mal. Milo et Camus, vous couvrirez la position intermédiaire en vous tenant prêts à rejoindre Aldébaran et Aiors.
- Nous avons suffisamment travaillé sur les axes pour être à peu près certains que ces combinaisons seront les bonnes, » précisa Dôkho, « ou du moins les plus adaptées pour limiter les sollicitations auprès de Rachel. » L’intéressée haussa les épaules avec une conviction visiblement entamée par la réflexion qu’elle poursuivait de son côté depuis un bon moment.
« Je suppose que je serais cantonnée à l’arrière ? » Finit-elle par laisser tomber d’une voix amère.
- Je te signale que moi aussi, » rétorqua le Pope sur le même ton, « de toute manière, tu sais très bien pourquoi.
- Ca ne me…
- Rachel, je sais que le défensif n’est pas ta tasse de thé, » Mü s’était interposé au milieu du couple, « mais on ne peut pas te laisser aller devant. Cela ne serait pas…
- Raisonnable ? » La jeune femme ne chercha pas à retenir un soupir de frustration qu’elle amenda néanmoins : « J’en suis consciente. Je l’ai même toujours su, c’est juste que l’idée de faire office de transformateur passif ne m’enchante pas particulièrement. Je suis tout à fait capable de mener un affrontement tout en restant en alerte en cas de besoin…
- … et bien entendu d’éviter un mauvais coup malheureux ? Ca fait trois choses à gérer en même temps.
- Je ne suis pas un homme, moi. » Saga leva les yeux au ciel ce qui le dispensa d’intercepter le sourire amusé de Thétis, tentée un instant de faire preuve de solidarité féminine avant de néanmoins se ranger aux côtés de la majorité : « Rachel, ils ont raison. » Un grommellement lui répondit à mi-chemin entre l’agacement et la résignation.
« Et une fois dispersés ? C’est quoi la suite du programme ?
- “Démerdez-vous” ? » Suggéra Angelo à la suite du Capricorne.
- On avisera. Si on est sûr de tous les avoir en visuel et de ne pas se faire prendre en tenaille, dans ce cas nous viendrons en renfort des uns et des autres. Après… » Saga eut un geste fataliste. « … Comme d’habitude : adaptation, réactivité. Et bien entendu, vous me laissez au placard tout ce qui ressemble de près ou de loin à un article du sacro-saint code de l’honneur : tous les coups sont permis pourvu qu’on avance.
- Tu sais que tu me fais plaisir, là ?
- Je sais surtout que tu n’es pas le premier que ça va étouffer, Angelo. »

Ils devraient tous se faire mutuellement confiance sans la moindre restriction, ni le moindre doute. S’entre-regardant tout faux-fuyant envolé, ils se jaugèrent au travers des yeux de chacun. Un seul objectif à atteindre, celui de rester en vie quoi qu’il arrive. Il restait les Portes, dont ils n’avaient pas parlé… mais étrangement, aucun n’exprima l’envie ou le besoin d’aborder le sujet. Sans doute parce que tous avaient pleinement conscience que devant Elles, les initiatives personnelles ne seraient pas de mise. Ni qu’aucune stratégie élaborée à l’avance ne leur serait d’une quelconque utilité. Tous avaient encore en mémoire les mots du Bélier, la vérité qu’il avait exposée à un Saga déstabilisé ainsi que chacun avait pu le deviner. A quoi bon tenter d’ordonner ses pensées autour d’un sujet qu’au final, personne ne semblait maîtriser ? D’autres avaient réussi avant eux. D’autres avaient échoué également… Quoi qu’il en fût… les regards échangés, pour divers qu’ils fussent, ne recelaient en cet instant qu’une unique lueur commune : celle de leur volonté unique. De leur décision unilatérale. Ils étaient là de leur plein gré, conscients des raisons personnelles qui les y avaient menés mais aussi de la présence de l’autre, des autres, de leur appui, de leur confiance… de leur amitié. Et si certains objectifs pouvaient s’avérer discutables, la nécessité d’être aux côtés des siens prévalait sur tout le reste. Cela serait-il suffisant ? Camus, Shaka et Mü s’éloignèrent après un dernier coup d’œil partagé sur ces réflexions communes. Ils étaient attendus par les Portes. Pour une raison bien particulière. Et, peut-être avec moins de confusion que leurs camarades, ils comprenaient que la solution leur appartenait à tous. A eux de la découvrir.

« Tout s’est bien passé, avant-hier ? »
Saga s’était rapproché d’Aioros, dont Orwell qui avait rejoint ses hommes un peu plus loin avait visiblement du mal à détourner le regard. Le masque sans doute… Le Sagittaire, conscient de cette attention, ne s’en formalisait pas néanmoins. Le jeune officier s’habituerait, comme les autres.
« A part Angelo qui a eu le temps de se faire des tas d’amis parmi le personnel et la note de notre séjour ici qui de fait a dû considérablement augmenter, rien de particulièrement marquant.
- Aioros… » Les bras croisés, le Pope observait son vis-à-vis par en dessous un sourire pinçant le coin de ses lèvres.
- Ok, il y a peut être eu un détail. » Concéda l’aîné des Xérakis, parachevant le tas de cartes repliées au centre de la table. « Un cosmos. Etranger.
- C'est-à-dire ? » Le sourire de Saga s’était évaporé dans la fumée d’une cigarette.
- C'est-à-dire… que je ne sais pas qui il est, ni même ce qu’il est.
- Un Gardien ?
- Non, je l’aurais reconnu. C’est cela qui est étrange : d’un côté, je ne sais pas de quoi il s’agit, mais de l’autre… » Aioros parut hésiter, portant ses doigts sous ses boucles brunes pour aller triturer ce qui restait de son oreille. « … cela ne m’est pas complètement étranger. Comme si une partie de ce que j’ai ressenti appartenait à quelque chose que je connais. Désolé de ne pas pouvoir être plus précis.
- Menaçant ?
- Shura m’a posé la même question… Non. Je ne l’ai pas ressenti comme ça. Et par ailleurs… » Le Sagittaire jeta un coup d’œil circulaire dans la salle. « Cela ne m’est apparu qu’une fois.
- Tu es sûr de toi ? » L’autre acquiesça en silence. Le Pope cessa ses questions pour se tourner vers Orwell, lui faisant signe de les rejoindre.
« Ces hommes qui sont avec vous… » Saga pencha la tête sur le côté pour regarder au-delà de l’épaule de l’officier, « … ce sont tous les vôtres ?
- … Oui et non. » Si les deux grecs furent étonnés du ton soudain réticent et quelque peu étouffé avec lequel Orwell leur répondit, se surprenant chacun de leur côté à imaginer déjà une explication rationnelle au mystère soulevé, ce que rajouta le militaire contribua à l’inverse à accentuer leur perplexité : « Environ la moitié d’entre eux a été choisie par le général Corman, mon supérieur direct. Les autres… m’ont été imposés par le général en chef Grisham.
- Et… cela vous pose un problème ? » Finit par demander le Pope, étonné. L’autre baissa encore d’un ton :
- Je… Je n’ai pas l’autorisation de… » Cette fois, l’américain apparaissait véritablement désarçonné. Néanmoins, il rajouta dans un murmure destiné à ne pas être entendu de certains des hommes qui s’étaient insensiblement rapproché du trio : « Le général Corman vous donnera toutes les explications nécessaires.
- Pouvez vous néanmoins nous confirmer qu’aucun civil ne fait partie de vos rangs ?
- Un civil ? » Cette fois, c’était au tour d’Orwell de marquer une surprise sincère. « Non, bien sûr que non ! Pourquoi ?
- Pour rien. » Saga adressa un sourire rassurant à l’officier. « Simple vérification. »

« Il n’est au courant de rien, Aioros.
- En effet, cela me semble clair. Par contre, j’ai bien l’impression que de leur côté, les choses ne sont pas aussi simples qu’elles en ont l’air…
- C’est le moins qu’on puisse dire. Il est vrai que j’ai changé d’interlocuteur principal il y a quelques jours mais je me suis dit que comme nous dépendons de leur logistique pour nous rendre sur le site, il s’agissait d’une procédure habituelle pour eux. Je ne te cache pas cela dit que le sommet de leur hiérarchie ne m’a pas semblé particulièrement conciliant.
- Bah, ça t’étonne ?
- Pas précisément, en effet. Faire appel au Sanctuaire est un aveu d’échec en ce qui les concerne. Néanmoins… » Le Pope haussa les épaules avant de conclure à haut voix dans sa langue natale : « Soyons prudents. »

 

Sanctuaire, Grèce, 20 Juin 2004, milieu d’après-midi…

Marine, passablement de mauvaise humeur depuis le coup de fil d’Angelo reçu une heure plus tôt, lequel avait eu le mérite de lui rappeler cruellement l’échéance du lendemain compte tenu de la tension qu’elle avait décelée dans la voix de son italien de compagnon, vit son état d’esprit atteindre le niveau “exécrable” lorsque deux gardes se mirent en travers de sa route alors qu’elle s’apprêtait à entamer la longue volée de marches destinée à la mener jusqu’au temple du Cancer.
« Déclinez votre identité et votre rang. » Non mais c’est quoi encore cette plaisanterie ?!
- Imbécile, tu sais très bien qui je suis !
- Votre identité et votre rang. » Répéta l’autre en détachant ses mots avec soin tandis que son séide se rapprochait un peu plus pour amorcer une manœuvre de contournement de la jeune femme, achevant d’exaspérer cette dernière. Je vais les… Mais par un heureux miracle qu’elle ne s’expliquerait jamais, son poing se desserra, contrairement à ses dents d’entre lesquelles elle siffla d’une voix menaçante : « Marine Mitsotakis… Chevalier d’argent de l’Aigle. »
Elle crut être définitivement en proie à une hallucination lorsqu’elle vit son interlocuteur exhiber une liste de noms qu’il prit le temps de scruter avec attention avant de laisser tomber, laconique :
« C’est bon, vous avez été autorisée à pénétrer dans le Domaine Sacré. »

Vous avez été autorisée… Par qui ? Tandis que ses semelles claquaient rageusement sur les marches, elle remâchait cette question avant de s’arrêter et de se retourner sur une brusque inspiration. Pire que ce qu’elle avait déjà commencé à imaginer. De là où elle était, à mi-chemin entre les Gémeaux et le Cancer, elle surplombait déjà suffisamment les lieux pour discerner sans le moindre doute possible le cordon de gardes qui encerclait les contreforts de Star Hill. Et les douze temples du zodiaque par la même occasion.
L’enflure… il n’a pas perdu de temps. Du père ou du fils, elle ne savait pas lequel elle détestait le moins. Angelo avait eu beau lui raconter par le détail les événements de la dernière année écoulée et lui synthétiser ce qui s’était déroulé depuis sa “mort”, Saga n’en restait pas moins aux yeux de Marine un assassin doublé d’un tortionnaire. Située bien malgré elle aux premières loges du drame qui s’était joué à l’époque et en dépit du temps écoulé, elle n’avait rien oublié de la façon dont s’étaient déroulées les choses. Et les souvenirs qu’elle en avait conservés ne l’incitaient pas particulièrement à accorder un excès de confiance à celui qui avait pris le pouvoir par la force. Quant à Andreas… elle ne l’avait que peu côtoyé mais le père des jumeaux était irrémédiablement associé à Shion dans l’esprit de la jeune femme. Et ça… qu’il fût impliqué ou non dans le choix de l’ancien Pope à son égard, Marine s’en fichait royalement. Andreas n’en demeurait pas moins l’un des trois hommes qui avaient dirigé ce lieu auquel elle imputait la responsabilité des heures les plus sombres de sa vie passée.
Le Sanctuaire… Et pourquoi y restait-elle d’abord ? Une excellente question qu’elle ne cessait de remuer depuis deux jours, depuis que le visage d’Angelo avait déserté son horizon… et depuis que, mue par une lubie subite, elle avait décidé de reprendre son poste.

Ils l’avaient regardée d’un drôle d’air. Tous. Et Aiors plus que tous les chevaliers d’argent réunis sur le sable des arènes en la voyant quitter les gradins d’un pas décidé pour rejoindre le groupe restreint des aspirants à la charge la plus prestigieuse du Sanctuaire. Le Pope, pour sa part, n’avait pas cillé, à peine avait-il esquissé un mince sourire ironique lorsque la silhouette svelte de la jeune femme était venue grossir les rangs. Elle n’avait pas dit le moindre mot, n’avait même pas pris la peine de se présenter à ses alter ego. Après tout, ils la connaissaient, non ? Les visages qu’elle avait observés depuis le début de la matinée ne lui étaient pas étrangers, et elle n’avait noté aucune nouvelle tête parmi les chevaliers d’argent. Bien sûr quelques murmures avaient fusé çà et là tandis que Saga énonçait aux recrues ses dernières recommandations, qu’il avait conclues par un simple « le chevalier de l’Aigle vous dispensera également son enseignement, vous lui témoignerez le même respect et la même obéissance qu’à vos autres maîtres. » Et il s’en était retourné sans plus de commentaire, laissant Marine aux prises avec les regards suspicieux, voire chargés de reproches, des autres membres de sa caste.
Bien entendu, la nouvelle de sa “résurrection” surprise avait eu tôt fait de se répandre à une vitesse hallucinante dès l’instant où elle avait posé le pied sur l’île. A se demander si le passeur était aussi muet qu’il était censé l’être… Ils pouvaient bien croire ce qu’ils voulaient, même les rumeurs les plus folles, elle s’en moquait. Ils n’auraient qu’à faire avec. Aiors s’était alors approché, talonné par Aldébaran, pour lui demander si elle avait bien conscience de ce qu’elle était en train de faire… Et à vrai dire, si elle avait alors claqué un “oui” péremptoire, elle aurait été bien en peine de le justifier plus avant.
Quelques heures plus tard, alors que le Lion s’apprêtait à rejoindre Jane pour une dernière soirée en sa compagnie avant son départ, elle avait néanmoins avancé une justification qui valait ce qu’elle valait. Elle allait devoir attendre. Ici. Attendre et espérer, sans savoir si Angelo allait revenir, si même un seul d’entre eux demeurerait suffisamment en vie pour lui raconter comment l’homme dont elle était tombée amoureuse avait passé l’arme à gauche. Tous n’étaient pas encore partis que déjà elle commençait à remuer ces noirs pressentiments. Et ce n’était pas tant pour le Sanctuaire qu’elle avait pris cette décision que pour eux. Pour lui. L’idée même qu’il ne resterait peut être rien, qu’ils ne reviendraient pas, que du jour au lendemain le vide remplacerait leur présence, puis à terme jusqu’au souvenir de leur existence, faisait naître une profonde amertume au fond de sa gorge. Alors pour qu’il subsiste encore un peu de leurs êtres, de son être à lui, elle se devait de laisser quelque chose. De participer. D’œuvrer pour que d’autres après eux fassent perdurer ce qu’ils étaient. Cette conviction, elle n’aurait jamais cru en être effleurée quelques mois, quelques semaines plus tôt. Et pourtant, en dépit de la position extérieure à leur cercle qu’elle occupait, elle avait été sensible à l’alchimie qui s’était créée entre eux. Elle ne la vivait pas à proprement parler, mais la ressentait, en était le témoin privilégié et comprenait confusément que cela était bien trop précieux et revêtait une trop grande importance pour qu’elle pût se résoudre à lui tourner le dos.

Sans oublier que cela contribuait également à lui occuper l’esprit. Et pour l’heure… elle avait troqué la tenue pratique de son rôle de maître pour des vêtements plus en adéquation avec le monde extérieur vers lequel elle s’apprêtait à s’évader au moins jusqu’à la fin de la journée. Le bateau n’était pas encore là. Soit. Elle patienta une bonne heure sur la plage sous un soleil de plomb, en vain. A l’instant où elle comprenait qu’elle ne verrait pas l’ombre d’une embarcation pour une durée plus qu’indéterminée, une voix reconnaissable par sa froideur et sa sécheresse la héla depuis le sommet du sentier :
« Les abords de l’île sont interdits, vous devriez rejoindre vos quartiers.
- Interdits par qui ? Par vous je suppose ? » Rétorqua-t-elle tandis qu’elle rebroussait chemin pour remonter vers la haute et raide silhouette qui la surveillait depuis le surplomb. « On peut savoir ce qui vous prend ?
- Je n’ai pas à me justifier de mes décisions devant qui que ce soit, et encore moins devant vous.
- Vous avez isolé le Domaine Sacré sans en avertir quiconque, et à présent vous nous coupez du monde. Votre fils est peut être ce qu’il est mais il n’a jamais poussé le despotisme jusqu’à transformer le Sanctuaire en camp retranché.
- Ca, vous n’étiez pas là pour le vérifier. » Andreas marquait un point admit-elle de mauvaise grâce. Néanmoins elle poursuivit, tandis qu’elle le suivait pour rejoindre le plateau rocheux au dessus duquel s’étageaient les temples du zodiaque : « Les gens sont déjà suffisamment inquiets depuis le départ de leur Pope et des chevaliers d’or. Renforcer ainsi la sécurité et leur fermer les portes du Palais ne fera que nourrir leurs angoisses.
- J’agis dans l’intérêt commun. Il semblerait d’ailleurs – même si je ne l’aurais jamais cru - que cette notion ne vous soit plus tout à fait étrangère, n’est ce pas ? » Elle avait la réponse à sa question : Andreas Antinaïkos surclassait, et de loin, son rejeton de fils dans l’antipathie et le déplaisir qu’il pouvait susciter.
- J’espère que vous savez ce que vous faites. » Finit-elle par répondre d’un ton aigre. « Et que vous n’oubliez pas que vous ne disposez que de la légitimité que le Pope a bien voulu vous octroyer… temporairement.
- Tant qu’il y aura des gens dans votre genre pour me le rappeler, je ne risque effectivement pas de l’oublier. Et dans tous les cas… » Le vieil homme laissa Marine sur le parvis du quatrième temple dont il gratifia les colonnes d’un reniflement méprisant. « … Vous avez définitivement trouvé l’homme qui vous sied le mieux au sein de ce Sanctuaire. »

 

Salt Lake City, Utah, Etats-Unis d’Amérique, 20 Juin 2004, début d’après midi…

« Shaka, je peux te voir une minute ? »

La Vierge y avait cru. Les heures s’étaient égrenées entre débats stratégiques et méditations diverses jusqu’au point où il s’était complût à considérer qu’il esquiverait une bonne fois pour toutes une discussion… qu’il pouvait à présent qualifier d’inévitable.
Délaissant le livre auquel il ne prêtait de toute manière qu’une attention distraite, il rejoignit Kanon qui, la main posée sur la porte d’entrée de l’hôtel, s’apprêtait à s’engouffrer dans le four extérieur. Quelques mouvements désordonnés bousculèrent le silence derrière les deux hommes qui se retournèrent pour aviser quatre soldats américains bien décidés à leur emboîter le pas. Le cadet des jumeaux eut un signe de dénégation que Shaka traduisit dans un anglais tout aussi parfait que chantant :
« Il est inutile de nous suivre, nous ne sortirons pas du périmètre de l’établissement.
- Nous avons ordre de vous escorter à l’extérieur. » Fit l’un d’entre eux, le visage inexpressif.
- Je crains fort que cela ne soit pas possible. » Si l’autre voulut insister, Kanon ne lui en laissa pas la possibilité. Il tenta bien d’ouvrir de nouveau la bouche mais ses mots se figèrent au fond de sa gorge avant de s’évanouir de sa mémoire. Dans le même temps, ses trois autres compagnons tournèrent les talons pour rejoindre leurs camarades comme si de rien n’était, comme si… ils avaient tout oublié de ce qui venait de se dérouler une seconde plus tôt.
Devant le regard vaguement inquiet de la Vierge, Kanon crut bon de préciser : « J’y suis allé doucement. Pour eux, cet instant n’aura jamais existé. » A part lui, l’indien eut un profond soupir mental. Que n’aurait il pas donné pour subir le même sort !...

Effectivement, ils ne s’éloignèrent pas beaucoup. Le parc de l’hôtel, étrangement vert au coeur de la ville plantée au milieu du désert et percluse de chaleur, était vide de tout promeneur à cette heure où le soleil écrasait sans pitié n’importe quelle manifestation de vie. Pas les leurs cependant, tandis qu’ils se réfugiaient sous l’ombre bienfaisante d’un mûrier platane. Leurs regards ne s’étaient pas croisés depuis le début de la journée et à présent qu’ils se retrouvaient l’un en face de l’autre, cette démarche ne semblait toujours pas trouver son initiateur. Shaka était absorbé dans la contemplation du banc planté sous l’arbre, Kanon fixait un point sur l’horizon loin au-dessus de la tête de la Vierge. Ce dernier finit d’ailleurs par s’asseoir en silence. Le cadet Antinaïkos avait enfoui ses poings dans ses poches tout en tentant de maîtriser l’exaspération qu’il sentait poindre au détour de ce silence pesant… Sans grand résultat.
« Bon sang, Shaka !… » Ce fut à peine s’il reconnut sa propre voix, tant elle était déformée par la frustration et la colère. Il aurait bien voulu qu’il en fût autrement ceci dit… Mais il se connaissait suffisamment pour savoir que la part raisonnable de sa cervelle s’était mise en berne depuis la veille. « Me faire un truc pareil ! A moi ! Alors que c’est à toi que je l’ai confiée s’il devait m’arriver malheur demain ! Est-ce que tu te rends seulement compte de la portée de… » Kanon avait fait volte-face, cette fois bien décidé à accrocher ce regard qui persistait à le fuir et fut d’autant plus surpris de constater que son alter ego l’observait. Un instant désarçonné par une situation à laquelle il ne s’attendait pas, il finit cependant par redresser les épaules avant de lancer, un ton dangereusement en dessous :
« Je peux savoir pourquoi tu me regardes avec un air aussi stupide ? »

Le terme employé n’avait pas grand-chose à voir avec ce qui se tramait en réalité dans l’esprit de l’indien mais Kanon demeurait bien trop aveuglé par son obsession personnelle du moment pour faire preuve de discernement. Il fallait tout de même admettre que la Vierge le détaillait avec une attention plutôt déstabilisante. Il avait entendu, et même écouté, les plaintes de son alter ego pourtant, de cela, ce dernier commençait à en douter. Dans le cas contraire, pourquoi éprouverait-il cette sensation déplaisante d’être un imbécile ?
« Tu comptes me répondre un jour ? Shaka ! » L’autre eut un sursaut. Cette “absence” momentanée de l’indien avait au moins eu le mérite de doucher temporairement l’indignation de Kanon qui, ne sachant définitivement plus quelle attitude adopter, opta pour une fermeture ostensible, matérialisée par ses deux bras croisés sur sa poitrine.
« Je suis désolé. » Un enfant n’aurait pas manqué de deviner le peu de conviction imprégnant ces quelques mots et Kanon avait depuis longtemps cessé d’en être un. Aussi ses sourcils se froncèrent, l’ombre s’accentuant dans ses prunelles, avant qu’il ne rétorque aussi sec :
« Tu te fiches de moi ? » Shaka ne cilla pas, ses grands yeux pâles et désespérément limpides fixés sur son interlocuteur. Il finit cependant par entrouvrir les mains comme pour en libérer le fruit d’une réflexion non partagée :
« Ce qui s’est passé… ne prête pas à conséquence. Je le sais et tu le sais aussi bien que moi. Partant de ce principe, que veux tu que je te réponde d’autre ?
- Mais tu n’en penses pas un mot Shaka ! » Gagné de nouveau par un énervement qu’il commençait à considérer comme de plus en plus légitime, Kanon prit une profonde inspiration. Il ne règlerait rien en haussant le ton face à quelqu’un qui… qui… une petite lueur perça le voile de sa rancœur. Se pouvait-il ?… Non, ne me dites pas que…
« … Tu ne comprends pas ma réaction, c’est ça ? » Les yeux dilatés de stupéfaction, le cadet des jumeaux avait plié brusquement le buste vers l’indien sans décroiser les bras et le visage à une dizaine de centimètres du sien, l’observait avec une suspicion mâtinée de doute.
- J’y travaille. » Répondit Shaka d’une voix plutôt sereine compte tenu des circonstances. Et cette fois, il était on ne pouvait plus sincère.

L’éclat de rire qui secoua la carcasse de l’Antinaïkos fut bref mais suffisamment sonore pour se répercuter dans l’ensemble du parc. Du moins la Vierge eut-il cette impression tandis que, partagé entre la gêne et le soulagement, il se détendait imperceptiblement, laissant aller son dos contre le dossier en fer forgé. Il n’eut cependant aucun mal à noter l’air de commisération avec lequel Kanon s’adressa de nouveau à lui :
« Alors, ça fait quoi de découvrir que sa petite logique personnelle ne s’applique pas à la vraie vie ?
- Je suppose… la même chose que de voir bousculer l’ordre qu’on croit définitivement établi ? »
En dépit de la réflexion à laquelle il consacrait pour l’heure toutes ses facultés d’analyse, Shaka avait conservé suffisamment d’à-propos pour faire naître une ride de contrariété supplémentaire au front de Kanon. Ce dernier se borna néanmoins à répondre d’un ton rogue :
« On va dire que tu progresses.
- Sincèrement Kanon, je sais, je vois que tu m’en veux mais je… Enfin, qu’y a-t-il de si terrible ? » S’il s’était agi de quelqu’un d’autre, nul doute que ce dernier aurait eu l’honneur du poing de l’Antinaïkos au coin de la mâchoire. Et à vrai dire, tout Shaka qu’il était, il n’en passa pas loin. Mais l’accent de franchise résonnant derrière sa question sclérosa son vis-à-vis. La Vierge n’avait aucune intention de le provoquer. Ni de se moquer de lui. Il ne cherchait que des… certitudes.
« Tu l’as… touchée. » Kanon avait décroisé les bras en enfoui derechef ses mains dans ses poches, sans cependant quitter la Vierge des yeux. « Tu… l’as caressée, tu as possédé son corps. Ca, c’est… Thétis est ma femme. Tu saisis ? » La mâchoire du grec s’était crispée et déformait l’ovale de son visage selon un angle bizarre.
- Elle est toujours ta femme… non ? » Une profonde inspiration se bloqua dans la poitrine de Kanon. Ca n’allait pas être simple.

« Justement ! Ce n’est quand même pas si compliqué à comprendre, non ? Quand quelque chose t’appartient, tu n’apprécies que qui que ce soit d’autre que toi puisse… puisse…
- L’utiliser ? » Suggéra sobrement l’indien, avant d’enchaîner : « Mais Thétis n’est pas une chose qu’on utilise, n’est ce pas ?
- Bien sûr que non, je voulais juste t’expliquer que… Ce n’est qu’une comparaison ».
A part lui, Shaka jugea l’argumentation des plus discutables tandis qu’il observait Kanon visiblement en proie à un malaise grandissant. Il n’avait pourtant pas souhaité mettre le cadet des jumeaux en porte-à-faux et il était apparemment plutôt mal placé d’ailleurs pour cela. Un instant l’indécision lui fit se mordre les lèvres. Devait-il se contenter d’admettre une faute qu’il n’avait pas le sentiment d’avoir commise ? D’autant plus que jamais il n’avait eu l’intention de blesser qui que ce fût, encore moins celui qui lui faisait face et qui lui avait accordé toute sa confiance. Non, cette incompréhension mutuelle ne pouvait perdurer, quitte à se trouver devant l’obligation d’aller au fond des choses.

« Mais n’est ce pas toi qui m’as dit que tu n’avais aucun droit sur elle ? Que tu voulais qu’elle soit… libre ?
- Je ne vois pas ce que ça vient faire là-dedans ! Bientôt tu vas me dire que je t’ai offert un blanc-seing sur un plateau d’argent ?
- Tu es complètement contradictoire Kanon et… » Le ton calme et posé de Shaka fit exploser Kanon :
- Ce n’est pas à elle que j’en veux, c’est à toi, bordel ! Tu… Non seulement tu as pris son corps mais tu as aussi pris ce qu’elle t’offrait, je veux dire… elle… oh et puis merde ! » Tournant le dos à l’indien, Kanon expédia d’un coup de pied rageur au diable vauvert l’un des galets innocents bordant l’allée gravillonnée. Comment lui faire comprendre ? A lui qui ne savait rien de ce que c’était que d’être un homme ? Bien sûr qu’il voulait que Thétis fût heureuse, qu’il souhaitait qu’elle demeurât telle qu’il l’avait toujours connue… mais avec lui, exclusivement ! Il percevait toute l’absurdité de son propre raisonnement, nul besoin de Shaka pour lui mettre le nez dessus. Ou dedans. Elle se nourrissait de ses relations aux autres, il le savait, tout comme les autres éprouvaient aujourd’hui le besoin de sa présence. Il ne pouvait rien contre cela. Il l’avait deviné depuis de nombreuses semaines, appréhendé même, néanmoins à présent que cette réalité prenait corps, il n’était plus très sûr d’être capable d’accepter de… “partager”. Au final, ce n’était pas tant le fait qu’elle ait cédé son corps à Shaka que celui de lui avoir en sus offert une petite partie de son cœur. Il la connaissait trop bien pour douter que derrière cette union charnelle avait résidé la volonté de la jeune femme de livrer un peu d’elle-même. Cette idée là, Kanon ne pouvait en accepter la subsistance et encore moins l’existence.

« Je pense que j’éprouve de l’amour pour Thétis, » la voix apaisante de Shaka lui parvint au détour de ses angoisses, « du moins, c’est ainsi que cela doit certainement être nommé, je n’ai pas de point de comparaison. Mais je sais aussi qu’elle et toi êtes liés par le destin plus sûrement que par n’importe quel autre concours de circonstances ou… attirance physique ? Il ne me viendra jamais à l’esprit de chercher à briser ce lien tant il est… évident. Je te l’ai dit : nous le savons toi et moi. Elle aussi. Et tous les autres. Je pense également…
- Avec quelle partie de ton cerveau ? Celle d’en haut ou celle d’en bas ? Laisse-moi t’apprendre une chose Shaka : il se trouve que dans notre réalité misérablement humaine, les deux sont indissociables. » Si, fait hautement exceptionnel, le visage de la Vierge s’empourpra, Kanon n’en eut cure tandis qu’il poursuivait d’une voix cassante : « A t’entendre, j’ai l’impression que tu me reproches de t’en vouloir. Mais il se trouve qu’aussi élevée soit ta perception spirituelle, tu n’as pas encore réellement pris conscience de celle de ton propre corps. Tu pourras bien argumenter aussi longtemps que tu veux au sujet du souhait effectivement désintéressé de Thétis de te mener sur le bon chemin, il n’en reste pas moins que c’est lui » Kanon tendit un index accusateur sur le thorax de l’indien ébahi par cette tirade inattendue, « qui a pris les devants sans même que tu ne t’en rendes compte. Tu crois que tu le maîtrises à présent hein… Saches que la discipline que tu as imposée à ton esprit ne te sera d’aucun secours, tu as encore pas mal d’années devant toi avant de pouvoir te targuer de contrôler avec autant d’efficacité chacune de tes pulsions physiques. Et à vrai dire… » Le cadet des jumeaux laissa échapper un ricanement désabusé, « … je ne suis même pas certain que ce soit possible. »

C’était donc cela ? Shaka reporta son attention sur ses propres mains, posées sur ses genoux. Ses mains qui s’étaient posées sur le corps d’une femme. Pas n’importe laquelle, il était vrai. Celle qui avait réussi à le déstabiliser plus d’une fois, celle au travers de qui il avait commencé à entrevoir un monde auquel il n’appartenait pas vraiment. Celle… qui lui avait donné envie de s’y jeter à corps perdu. Kanon avait raison. Ce qu’il avait commencé à ressentir avait achevé de se matérialiser. A présent que tous ses nouveaux repères se mettaient progressivement en place, il allait devoir apprendre à les maîtriser. Visiblement pas une sinécure d’après son alter ego, lequel apparaissait comme particulièrement conscient de la difficulté de l’exercice. Derrière l’agressivité de Kanon, Shaka n’avait aucune peine à déceler combien il pouvait être épuisant et compliqué, parfois, d’être un homme.
La Vierge laissa échapper un sourire. Il se rendait compte par la même occasion que le grec s’était adressé à lui comme à n’importe lequel de ses pairs, nonobstant un statut que Shaka ne possédait plus de toute manière. Cela lui faisait inexplicablement plaisir. Bien entendu, Kanon se braquerait sans aucun doute si l’indien s’avisait en cet instant de lui faire part de la satisfaction qu’il en retirait… A cette idée, son front lisse s’obscurcit. Il n’en demeurait pas moins que les traits de son vis-à-vis portaient encore le témoignage de la rancune. Si leurs places avaient été inversées, en aurait-il éprouvée lui aussi ? Shaka fut effaré de constater que oui. Le moment qu’il avait partagé avec Thétis avait été unique. Et surtout exclusif. L’idée qu’un tiers, fût-ce une personne proche de lui, pût s’immiscer dans cette sphère intime fit naître au creux de ses entrailles un sentiment de révolte et d’injustice qu’il ne chercha pas à étouffer pour mieux l’appréhender.

Aussi, lorsqu’il releva les yeux vers un Kanon silencieux, ce fut pour répéter des mots auxquels il venait enfin de trouver un sens :
« Je suis désolé. »
L’autre esquissa un sourire. Mince mais dépourvu de toute aménité. Enfin… presque.
« Tu sais, je ne suis pas tout à fait aussi égocentrique que j’en ai l’air. » Laissa tomber Kanon en haussant les épaules. « Cela aurait été quelqu’un d’autre, je n’aurais pas pris la peine de discuter. Mais s’agissant de toi, d’elle et de tout ce qui vous lie… Elle a sans doute fait le choix le plus juste. En un sens, je… je suis plutôt fier d’elle. Et content pour toi… malgré tout. Quitte à entamer ta vie d’homme, autant que tu le fasses en totale confiance. Cette chance-là n’est pas donnée à tout le monde.
- J’en suis conscient.
- Oui, et bien ne la gâche pas demain. Tu as encore du boulot devant toi, ne serait ce que vivre.
- Tout seul ? » L’indien s’était levé et leurs regards convergèrent vers l’hôtel à demi masqué par les frondaisons. « Je ne le conçois pas. Ou plus. » Poursuivit il pensivement. « J’en suis venu à me dire que…
- … Tout le monde ou personne ? » Shaka acquiesça d’un signe de tête, la luminosité de ses prunelles disparaissant derrière deux sombres franges de cils. Le poing de Kanon s’était serré le long de sa cuisse : « Ce sera tout le monde. Il le faut. »

 

Site des Portes, Utah, Etats-Unis d’Amérique, 20 Juin 2004, fin de journée…

“Tout est prêt. J’ai fait ce que j’ai pu. Je sais bien que tôt ou tard je devrai rendre des comptes, Orwell n’a pas eu d’autre choix que d’accepter ces hommes-là. Mais je prendrai mes responsabilités une fois que tout sera terminé. Il n’y est pour rien, il n’a fait que suivre mes ordres. Peut être que tout cela sera inutile mais j’y suis préparé. Il ne me reste plus qu’à attendre. Et regarder.
Je me demande ce que vont faire les trois civils. Je me demande aussi pourquoi j’ai accepté. J’ai l’impression d’être manipulé. Non, ce n’est pas qu’une impression. Ils me mettent mal à l’aise. Je sais que je ne dois pas leur faire confiance mais d’un autre côté, je me demande bien dans quelle mesure je pourrais défendre qui ou quoi que ce soit face à eux. Je crois qu’ils sont comme ceux du Sanctuaire. Oui, comme eux mais pas dans le même camp. J’espère cependant ne pas avoir fait d’erreur et… »

« Vous rédigez votre rapport, Général ? » Corman sursauta, son stylo s’échappant de ses doigts pour aller rouler sous le bureau. Rebelote. La silhouette drapée de vêtements sombres qui se tenait debout devant lui, il ne l’avait pas entendue entrer, une fois de plus.
« Vous êtes pénible. » Grommela-t-il tout en rabattant avec soin une couverture de cuir sur les feuilles griffonnées. « Vous pourriez frapper.
- Je l’ai fait. » Lui répondit la voix froidement suave qu’il avait entendue pour la première fois quelques jours auparavant à Arlington. Corman se garda de tout commentaire ; il savait qu’il n’y avait rien de plus faux.
« Ce document ne ressemble pas à un rapport officiel. » Commenta l’autre tranquillement, son regard délavé scrutant chaque geste du général, lequel avait abandonné l’espoir d’escamoter son journal personnel en toute discrétion.
« Vous ne cessez de vous mêler de mes affaires mais je ne sais toujours rien de vous. Allez-vous finir par me dire ce que vous êtes venus faire ici ?
- Nous sommes là de votre plein gré, ne l’oubliez pas.
- Hum… » De nouveau cette sensation d’oppression qui lui entravait la gorge… Néanmoins, son étrange visiteur ne lui laissa pas le temps de s’appesantir plus que nécessaire sur cette impression :
« J’ai pu constater que le Sanctuaire avait fait beaucoup pour vos services… en très peu de temps.
- A savoir ?
- Le tunnel d’accès par exemple. » Corman avait quitté son siège et contourné son bureau pour se rapprocher ostensiblement de la porte, en une invite courtoise mais ferme vers la sortie. Il marqua néanmoins un temps d’arrêt lorsque l’autre reprit, sur un ton toujours aussi badin : « Je suppose que les autres bases ont aussi bénéficié du même “coup de main”. Quelle générosité de leur part, vraiment…
- Cela semble vous étonner.
- A vrai dire, oui. Le Sanctuaire a certes toujours été plus ou moins impliqué dans les affaires du monde, mais jamais de sa propre initiative. Le temps où il n’en aurait pas fait plus que le strict minimum semble révolu… c’est intéressant. » Et cela semblait l’être, effectivement. La note rêveuse que le civil avait laissé échapper interpella Corman qui opta pour une autre approche :
« Vous connaissez bien le Sanctuaire mais visiblement, vous n’en faites pas partie. Et pourtant vous m’avez dit que vous vouliez les aider. C’est étonnant, vous ne trouvez pas ?
- Tss, tss, Général… bien essayé. » L’autre avait esquissé un sourire moqueur. « De plus, vous déformez mes propos. Je vous ai proposé de vous aider, vous. C’est très différent.
- Je ne comprends toujours pas. Où se situe votre intérêt ?
- Excellente question, Général. Disons qu’il est bien plus proche du vôtre que vous ne pouvez l’imaginer.
- Vous ne savez rien de moi. » Fit Corman sur la défensive. « Par ailleurs, je ne suis pas payé pour mettre en avant un intérêt personnel qui soit contraire à celui de mon pays.
- N’est-ce pourtant pas ce que vous être exactement en train de faire ? Aller à l’encontre de votre hiérarchie ne me semble pas très patriotique comme attitude… » Qu’il savait que Grisham escomptait bien laisser les envoyés du Sanctuaire pour morts, l’étranger le lui avait déjà laissé entendre. Mais à présent, il le confirmait avec clarté.
« Comment pouvez-vous être au courant de cette décision ? Cette intervention a été organisée sous le sceau de la confidentialité la plus absolue. Même le conseil restreint de l’ONU n’a pas été informé des détails ni de la teneur de ce qui va se passer demain.
- Vous le saurez bien assez tôt, Général, faites-moi confiance.
- Justement… » Bougonna Corman, le sourire glacé de son vis-à-vis imprimé sur ses rétines, avant d’ouvrir la porte sur un couloir désert. « Où sont vos… collaborateurs ?
- Oh… Et bien je suppose qu’ils ont achevé leur inspection des lieux. Ils doivent être en train de prendre l’air.
- De prendre… ? » S’étrangla le militaire.

 

« Ainsi, c’est ça… » Les deux hommes vêtus de noir se tenaient à l’extrémité d’un surplomb rocheux, dont l’altitude pourtant non négligeable demeurait tout à fait insignifiante face au gigantisme de ce qui leur faisait face. Le pan de falaise constituant le plus haut dénivelé du canyon principal avait entièrement disparu derrière l’improbable. A l’instar d’un parasite vorace et doté d’une propension à l’infiniment grand, les Portes avaient pris possession du moindre centimètre carré de roche pour s’y étaler, phagocytant cette petite parcelle de monde pour préparer le passage. A quoi, les réponses à cette question demeuraient toujours aussi floues de par leur multitude.
« Sacré morceau. » Commenta l’un des deux, flegmatique. « Le Maître ne nous a pas menti. J’ai du mal à croire qu’ils pourront faire quelque chose contre… ça.
- Et pourtant, ils n’ont pas vraiment le choix. Enfin… Qu’ils réussissent ou pas, ce n’est pas vraiment notre problème. Du moment qu’ils restent en vie.
- Surtout elle ?
- C’est la priorité évidemment. Mais d’après ce que j’ai cru comprendre, il serait judicieux que tous survivent.
- La surprise qu’il leur réserve risque d’être à la hauteur du service rendu…
- Connaissant le Maître, cela ne m’étonnerait qu’à moitié, en effet. » Ils s’esclaffèrent mais ce bref moment de bonne humeur ne les empêcha cependant pas de repérer du coin de l’œil les quelques silhouettes se profilant au détour du chaos minéral en contrebas. Elles demeurèrent immobiles, tout comme celles des deux hommes depuis leur perchoir. Ces derniers finirent d’ailleurs par incliner la tête en direction des Gardiens qui s’évaporèrent aussi soudainement qu’ils étaient apparus.
« Ils ont l’air parfaitement conditionnés. » Constata le second, un sourire aux lèvres, avant de lever son regard vers son compagnon, plus grand que lui.
- Heureusement. Nous ne les intéressons pas et ils doivent bien sentir qu’ils ne nous intéressent pas non plus. Ils vont réaliser ce pourquoi ils existent. Ni plus, ni moins.
- Il paraît que cela s’est terminé en véritable carnage la dernière fois.
- Oui, c’est ce qu’on m’a raconté aussi. En même temps, la génération précédente était minable.
- Tu ne serais pas un peu de mauvaise foi ? » Taquina le plus petit auquel répondit l’autre de bonne grâce :
« Pas en terme de puissance évidemment. Mais à trop se considérer comme des dieux, ils avaient visiblement oublié qu’ils étaient censés défendre les hommes. C’est leur orgueil qui les a perdus, pas autre chose.
- Hum… ils ont essayé pourtant, ce qui montre bien qu’ils y croyaient.
- Oui, mais pas pour les bonnes raisons. Le Maître m’a raconté qu’à cette époque là, le Domaine Sacré était entièrement dissocié du Sanctuaire. Les chevaliers d’or et leur Pope vivaient dans un monde qui n’avait plus rien à voir depuis longtemps avec celui au service duquel ils étaient censés être. Ils se sont présentés devant les Portes comme ils se seraient rendus à une banale séance d’entraînement… C’est ce qui a précipité leur chute. Trop sûrs d’eux-mêmes et trop égoïstes. La plupart d’entre eux sont morts pour leur gloire personnelle. Le Maître m’a dit qu’ils n’ont jamais su pourquoi ils s’étaient battus.
- Ceux qui ont survécu sont donc ceux qui se sont rendus compte à temps qu’ils se trompaient ?
- Je ne sais pas s’ils s’en sont rendus compte mais en tout cas, ils ont compris plus vite que leurs camarades qu’avec ou sans eux, Elles s’ouvriraient. » Le plus petit s’installa en tailleur à même la roche, les yeux rivés sur les Portes, les doigts de la main dans laquelle il avait coincé son menton s’agitant pensivement sur sa joue.
« Tout de même… Ce serait plus intéressant qu’ils réussissent demain. Dans le cas contraire, la surprise n’aura pas la même saveur, tu ne crois pas ?
- Certainement. » Fit l’autre avec un sourire carnassier. « Et puis, au final, le Maître ne fait qu’anticiper ce qui se produira tôt ou tard de tout manière. Il s’agit juste…
- D’être là, au bon moment…
- … Et au bon endroit. »

 

Salt Lake City, Utah, Etats-Unis d’Amérique, 20 Juin 2004, début de nuit…

« Tu ne dors pas. » Cette constatation abrupte arracha un soupir à Shura qui se retourna sur le dos, laissant le drap s’entortiller autour de ses jambes.
- Qu’est ce que tu me veux Angelo ?
- Rien. Je m’emmerde.
- Et c’est une raison pour m’en faire profiter ? » Un rire mental répondit au Capricorne qui abdiqua, résigné.
« Tu ne voudrais pas essayer de dormir plutôt ?
- Je pourrais te retourner la même suggestion. » Un silence momentané s’établit entre les deux chambres mitoyennes jusqu’à ce que :
« Je boirais bien un verre.
- Mauvaise idée.
- Ouais, ça va, je sais. Pas la peine de faire ton Aioros non plus.
- Bah, tu te rattraperas non ?
- Tiens, d’ailleurs, ça me fait penser que j’ai gardé une bouteille de grappa dont tu me diras des nouvelles.
- On verra, Angelo, on verra. »
L’italien se trémoussa une énième fois de plus dans son lit, bataillant avec son traversin qu’il finit par expédier à l’autre bout de la pièce pour réunir ses oreillers en un tas informe dans lequel il enfouit son visage.
« C’est tout vu mon vieux. On colle une serrure trois points sur ces satanées Portes, on jette la clé dans le puits et on rentre. Vite fait bien fait quoi.
- C’est ton sens aigu du bricolage qui cause, là ?
- Pourquoi, il ne te convient pas mon programme ?
- Je ne suis pas certain.
- Hé ho, tu m’as promis que…

- Je ne t’ai rien promis du tout, rital de mes deux. Et j’espère que tu la perdras un jour, cette manie de ne retenir que ce qui t’arrange…
- C’est moi ou… je te sens vaguement énervé là ? Ah oui, c’est vrai, comment dit-on déjà… “Il n’y que la vérité qui blesse” ? » Le ton du Cancer s’était fait sarcastique, doublé d’une pointe acérée d’agressivité. Tous deux ne faisaient que communiquer via le surmonde, sans toutefois s’y matérialiser. Mais Shura savait que si en cet instant Angelo lui avait fait face, il aurait eu à affronter un index accusateur duquel il aurait tenté en vain de se dérober.
« Tu ferais mieux de te concentrer sur ce qui t’attend à ton retour, crétin. » Tergiversa l’espagnol. « M’est avis que Marine risque de te recevoir avec les honneurs si tu lui reviens dans un sale état. Alors tâche de faire gaffe demain.
- Si j’avais du mettre une pièce de côté à chaque fois que tu m’as sorti ce genre de platitudes, je serais riche aujourd’hui. Sauf que cette fois, tu vois, tu n’as pas besoin de me le rappeler…
- Tant mieux alors. Je vais pouvoir dormir en toute tranquillité, du moins si…
- Ce serait plutôt l’inverse. » Non, Angelo ne lui en laisserait pas l’occasion. La tension entre eux grimpa de quelques crans, le Capricorne passant ses mains sur son visage las, le Cancer se redressant sur ses oreillers, tous deux bien à l’abri dans la pénombre de leurs chambres respectives. Pourtant, jamais ils n’avaient exposé avec autant de transparence leurs pensées mutuelles. Ce fut Shura qui céda le premier, fatigué de louvoyer :
« C’est vrai. Mais contrairement à toi, je n’ai plus rien à perdre, Angelo. » L’espagnol n’avait pas besoin de voir son alter ego pour deviner sa soudaine crispation devant la confirmation de ce qu’il savait déjà. « Tout ce que je pourrais donner, je le donnerai. A toi et à tous les autres. En un sens, ce n’est pas plus mal : rien ne me retient, rien ne me freine. Et j’aurais au moins la satisfaction de savoir que je n’aurais pas été inutile.
- Ca t’amuse ?
- De ?
- Parler de toi au passé.
- Arrête, tu sais très bien ce que je veux dire. Si je survis, tant mieux, évidemment. A l’inverse, et bien… » Shura haussa les épaules dans la nuit. Il avait fini par parvenir à ce compromis avec sa conscience à défaut d’autre chose. Il s’était débattu, avait tempêté contre ceux qui avaient tenté de le raisonner, sans autre résultat que de s’épuiser lui-même au fil du labyrinthe de son destin. Il n’avait trouvé aucune issue qui le satisfasse. Alors… Arrêter de penser et cesser de se projeter dans un futur auquel il n’entrevoyait aucune substance lui était apparu comme étant la solution la plus “acceptable”. Et surtout, surtout, se détacher de ce qui le retenait encore à un ersatz de cette structure fantôme devenait plus qu’indispensable. Peut être le plus difficile à concevoir et à réaliser, notamment quand d’aucuns s’ingéniaient à bousculer les points de vue qu’il avait eu tant de mal à figer :
« Le “rien” te remercie pour l’importance que tu lui accordes. Sincèrement. » La voix d’Angelo était amère et le nœud qu’elle fit germer dans la gorge de Shura l’empêcha de formuler ne serait ce qu’une pensée de protestation. « Si tu y passes – et le pire c’est que tu serais capable de le faire exprès, avec toutes les insanités que tu viens de me sortir, ça ne m’étonnerait pas – il est bien évident que les “riens” que nous sommes n’en auront pas grand-chose à foutre. Ton raisonnement est sans faille, je te félicite.
- Angelo, ça n’a rien à voir avec…
- Ben si. Justement. Il serait peut être temps que tu t’en rendes compte. A moins que cette idée ne t’ai vaguement effleuré l’esprit et que…
- Bon, les pipelettes, c’est pas bientôt fini oui ?! » La présence de Kanon s’était interposée au beau milieu de ce qui s’annonçait comme le débat ultime du jour – ou plutôt de la nuit – et le moins que l’on pouvait dire était que le cadet des jumeaux transpirait l’exaspération : « Les “riens” – et oui il y a du monde au club – aimeraient bien dormir !
- Effectivement, tes arguments sont très intéressants Shura, mais si tu pouvais nous les exposer… après demain par exemple, je suis certain que nous serions tous particulièrement ravis d’en discuter avec toi.
- Tiens, Camus, tu n’es pas dans ta chambre ?
- Mêle toi de ce qui te regarde, Angelo.
- Dans le genre l’hôpital qui se fout de la charité, tu te poses, là…
- On entend que vous deux depuis une heure ! » Passablement excédé, le Sagittaire s’immisça à son tour dans le brouhaha ambiant. « Et en plus, pour subir ce genre d’échanges… même si pour une fois, Angelo a raison.
- Voilà la bénédiction d’Aioros maintenant… cette fois, c’est toute mon argumentation qui est foutue. » Shura entendait les remarques des uns et des autres sans vraiment les écouter. Angelo n’avait pas tardé à se reprendre, histoire de faire oublier au plus vite sa faiblesse aussi stupide qu’indigne de lui, et ceux qui s’exprimaient à présent se servaient de leur agacement comme d’un bouclier face à des propos auxquels ils ne s’attendaient pas. D’autres se taisaient, mais leurs silences assourdissaient le Capricorne par les sensations dont ils l’environnaient. Tour à tour il percevait la sollicitude de Thétis dont la présence virevoltait toute proche, l’inquiétude d’Aldébaran qui le questionnait sans mot dire, les reproches aussi de Mü et de Dôkho, ses deux autres compagnons qui, en sus d’Angelo, avaient été témoins de l’arrêt brutal imposé au sens de sa propre existence… Shaka était là, lui aussi. En retrait cependant, il n’avait sans doute rien oublié de l’incompréhension latente demeurée entre eux depuis leur dernière discussion. Pourtant, Shura percevait également non pas de la désapprobation mais une douce dénégation de la part de la Vierge destinée en un simple geste à effacer des certitudes qu’il jugeait faussées. Néanmoins, l’indien n’avait pas pour intention d’imposer ses convictions au Capricorne. Il ne souhaitait que les partager.
« Non et puis, franchement, les deux là, c’est vraiment plus le moment d’avoir ce genre de discussions. » Soupira un Milo dont la fréquence de la voix se superposa parfaitement avec celle de Camus, avant qu’Aiors ne surenchérisse à son tour :
- On fera tous de notre mieux et si quelqu’un a envie de faire une connerie, il est prié d’en référer aux autres, merci. Shura y compris.
- C’est bon, les gars. Oubliez ce que vous venez d’entendre, je vous présente mes excuses, je me tiendrai à carreau, bref tout ce que vous voulez. Ca vous va comme ça ?
- Ca ira encore mieux si vous vous décidez tous à la fermer ! » Saga s’était tenu à l’écart, de même que Rachel et tous deux n’avaient pas perdu une miette des échanges. « Je ne veux plus rien entendre jusqu’à demain, c’est clair ? »
Un concert de mornes acquiescements plus ou moins audibles fit office de réponse collégiale avant que le silence ne reprît effectivement ses droits, une bonne fois pour toutes. Le Pope demeura aux aguets quelques minutes encore avant de se détendre, adossé à une pile d’oreillers.

« Je ne vois pas comment qui que ce soit pourrait dormir de toute façon. » Soupira Rachel tout en se redressant à son tour pour allumer la lampe de chevet. « Je croyais que Shura t’avait assuré de sa pleine et entière collaboration ?
- A-t-il dit le contraire ?
- C’est vrai mais… » De nouveau le regard de la jeune femme s’égara sur son poignet dont elle percevait les lentes mais régulières pulsations. « … il n’a pas envie de revenir.
- Sur le principe, c’est son choix. Nous avons chacun fait les nôtres et nous combattrons demain en toute connaissance de cause. De la même manière, nous allons tous risquer nos vies et il ne me semble pas que qui que ce soit ait conservé le moindre doute à ce sujet. Shura ne fait pas exception.
- Mais ce n’est pas ce que tu souhaites n’est ce pas ? Pour lui, je veux dire…
- Bien sûr que non. » Il avait tourné la tête vers elle, son sourire inquiet démentant la sécheresse de ses propos précédents. « Pour aucun d’entre nous. Il est encore sous le contrecoup du deuil de sa famille quoi qu’il en dise. Il a besoin de temps pour s’éclaircir les idées et prendre les bonnes décisions aussi d’ici là, il faudra le protéger de lui-même.
- Vu la colère d’Angelo, je pense que ça, il l’a déjà compris et qu’il agira en conséquence. On peut lui faire confiance. » Le Pope eut un bref éclat de rire :
- Et dire qu’il y a encore quelques années je ne pariais que sur le contraire…
- Juste retour des choses dirons-nous. C’est tout de même étrange, tu ne trouves pas ? Alors que nous sommes censés œuvrer pour le bien des populations de cette planète, ce sont nos motivations personnelles qui nous ont tous amenés ici. Je me demande si c’était vraiment ce que Shion espérait…
- Il pourrait bien se tourner et se retourner dans sa tombe, celui-là, que ça ne m’empêcherait pas de respirer.
- Je me doutais que tu me répondrais quelque chose dans ce goût là…
- Je ne t’en veux pas.
- “Plus”. » Corrigea-t-elle bonne joueuse. « Mais tout de même, j’en viens à me demander ce qui les animait, il y a cinq cents ans. Certes, nous connaissons le point de vue de l’un d’entre eux mais est-ce bien suffisant ? Peut être avaient-ils une haute idée de leur mission et de l’ampleur de leurs responsabilités…
- En bref, heureusement que nous avons Dôkho et Aioros pour relever le niveau, c’est ça ? » La taquina-t-il dans un sourire. « Je m’étonne cela dit que tu te poses ce genre de questions. Serait-ce le fait d’être allée voir Nathan qui te fasse autant cogiter ?
- Dôkho m’a fait la même remarque aujourd’hui. » Elle avait levé son bras gauche et dans la pâle lueur du chevet, l’or se moira de reflets troubles. Le ruban de soie, elle l’avait laissé en Grèce. Auprès du corps inanimé de son père, plus précisément. Bien entendu, elle n’espérait pas qu’il en eût conscience. Avait-il même seulement perçu la présence de sa fille à ses côtés quelques heures avant qu’elle ne s’envolât pour les Etats-Unis ? Mais pour ce qui la concernait, elle l’avait quitté, apaisée. Et à défaut de toutes les réponses à ses questions, elle avait enfin trouvé le courage.
« Ma perception s’arrête à notre cercle. » Murmura-t-elle pensivement. « Mon propre monde ne va pas plus loin. Je l’ai accepté. Au-delà… Je ne sais pas, je n’ai pas vraiment l’impression d’avoir besoin aujourd’hui d’en savoir plus. Ni même de le vouloir. Je trouve paradoxal de me dire que demain, je vais mobiliser toute mon énergie pour sauver un monde que je n’ai plus envie de connaître.
- Celui qui t’entoure se suffit à lui-même… je pense que c’est le cas pour beaucoup de gens. Pour nous, bien sûr, mais aussi pour tout un chacun. Cela peut être la famille pour les uns, les amis pour les autres, une région, un pays… ou tout simplement soi-même. Surtout d’ailleurs. Après tout, nous voulons tous sauvegarder ce qui fait notre univers, peu importe au final la place qu’il occupe pour ceux qui n’y appartiennent pas. Il est loin d’être parfait… mais c’est le nôtre.
- Se sauver soi-même pour sauver les autres ? » Elle sourit à son tour. « Ce n’est pas exactement ce que l’on nous a enseigné il me semble.
- On nous a donné les bases… nous en avons fait ce que nous en avons voulu. Dôkho avait effectivement raison : on aura eu beau faire pour se détacher de tout ce décorum, de ces principes préfabriqués, je crois qu’ils ont participé malgré tout à nos convictions. Si nous sommes là, c’est aussi parce que nous voulons y croire… un peu.
- Suffisamment dans ce cas. Tu crois que cela suffira ?
- J’admets avoir beaucoup douté, trop certainement, mais à présent… » Il se rejeta sur ses oreillers, perdant son regard dans la pénombre. « Même si je ne sais toujours pas ce que je suis censé réaliser demain, même si la peur d’échouer et de vous perdre Kanon et toi continue à me tordre les entrailles, j’ai… J’ai confiance. En nous tous. Je n’ai plus l’impression d’être seul et je crois, ou du moins je l’espère, que c’est dans notre groupe que je trouverai la solution. »
Enfin… Rachel le contemplait, un demi sourire médusé au coin des lèvres auquel répondaient en écho ses yeux emplis en sus d’une tendresse reconnaissante. Il en avait fallu du temps… Ce qu’elle n’avait pas osé lui exposer la veille, elle comprit alors qu’elle n’avait même plus besoin de l’évoquer. Il savait, lui aussi. Ou plutôt non, il le ressentait, sans doute avec moins d’acuité qu’elle-même, mais leurs certitudes à tous les deux étaient devenues identiques. Elle se surprit à remercier mentalement l’entité supérieure et anonyme qui par un heureux hasard avait décidé de stationner au dessus de leurs têtes cette nuit-là avant de commenter dans un raclement de gorge destiné à sortir le Pope de ses pensées :
« Je suis sûre que si je me concentre bien, je vais bien finir par apercevoir ton auréole…
- Que je te surprenne à t’en vanter et je te promets qu’elle va s’empresser de disparaître.
- Tu sais que c’est coriace ces bêtes là, on ne s’en débarrasse pas aussi facilement et… »

« LA FERME ! »

 

Site des Portes, Utah, Etats-Unis d’Amérique, 21 Juin 2004, 11 heures 30…

« Faites place ! »
Le vrombissement des moteurs s’enflait déjà dans le tunnel lorsque les quelques dizaines d’hommes stationnés sur l’aire de réception bétonnée s’ébranlèrent, l’ordre lancé tantôt résonnant encore sous les hautes voûtes métalliques.
Cela faisait déjà une bonne demi-heure que Corman arpentait le couloir séparant son bureau de l’entrée du boyau souterrain, dans tous les sens possibles et s’il l’avait pu, il en aurait aussi exploré le plafond. Pourtant, niveau timing, c’était parfait, rien à redire. Les hélicoptères avaient décollé en temps et en heure, Orwell avait fait preuve d’une efficacité redoutable en s’assurant bien que les membres du Sanctuaire respectaient les exigences imposées par le commandement militaire. Si Corman avait souhaité être tout à fait honnête, il aurait reconnu le profond étonnement qui avait suivi presque immédiatement son soulagement initial. Celui qui se faisait appeler le “Grand Pope” ne lui était pas apparu de prime abord comme quelqu’un de particulièrement conciliant, loin s’en fallait. Et sans vraiment pouvoir se l’expliquer, le général en était très vite venu à penser que les autres, enfin, ceux qui étaient censés être comme cet homme mystérieux, devaient être plus ou moins du même acabit. Aussi il ne pouvait qu’être surpris de la facilité avec laquelle le transfert de ces gens s’était déroulé.

A vrai dire, ce qui le faisait transpirer à grosses gouttes sous son uniforme depuis que les opérations avaient commencé, trouvait son origine dans le compte-rendu qu’Orwell lui avait expédié par mail en tout début de matinée. Il aurait bien aimé s’en entretenir de vive voix avec lui mais les communications, même satellitaires, demeuraient définitivement hors service… Qu’est-ce que le Sanctuaire savait au juste ? Corman n’avait pas manqué de noter la question étrange posée par le Pope à l’ancien assistant de Kenton au sujet de civils qui se seraient inexplicablement mêlés à la petite troupe en charge de la “protection” du Sanctuaire. Le général n’avait pas eu besoin que ses mystérieux hôtes lui conseillent de tenir sa langue, ça, il l’avait deviné tout seul. Même Orwell n’était pas au courant, il y avait veillé avec soin. Alors comment ? Les récits parfois hachés de Kenton n’avaient de cesse de refluer dans ses souvenirs depuis quelques heures. S’entendre décrire les capacités hors normes de ces êtres était une chose, éplucher leurs dossiers respectifs aussi, mais se rendre compte que ce qu’il estimait comme étant la plus parfaite des certitudes était dépourvu de toute substance dès lors qu’il avait affaire à ce… Sanctuaire en était une autre. Et de taille.
Et s’il n’y avait que ça…

Planté aux abords de l’espace de stationnement, il assista avec une appréhension grandissante à l’apparition de ceux qu’il attendait. Les termes hésitants employés par Orwell pour les décrire prirent alors tout leur sens. Bon sang…
Normaux. Ils étaient tous… normaux. Origines diverses, corps athlétiques, mais… normaux. Comme n’importe lequel des membres de nos troupes d’élite. La suée permanente qu’il subissait eut un sursaut de vigueur lorsqu’il prit conscience qu’ils… ils… Kenton le lui avait pourtant dit, ça aussi, mais il s’était bien gardé d’exprimer alors ses doutes à haute voix, doutes qui se muaient à présent en une désespérante évidence. Tous vêtus de sombre, aucun d’entre eux n’arborait ne serait-ce que la moindre protection. Des civils. Des civils ! Si des années de discipline et de maîtrise de ses émotions n’avaient pas marqué d’une empreinte indélébile le vieux militaire qu’il était, Corman aurait sans nul doute laissé échapper le rire hystérique qui menaçait de le submerger. La dernière fois… Ce jour n’avait rien à voir avec ce qui s’était passé quelques mois plus tôt. Vraiment rien. Leur Pope, ainsi que la femme qui l’accompagnait déjà à l’époque, se dirigeaient à présent vers lui. Ces deux-là, il les avait vus sortir dans ce milieu hostile pour en revenir à peine blessés. Mais les conditions d’alors étaient sans commune mesure avec celles qui s’étaient durablement installées à l’extérieur au cours des dernières semaines. Et pourtant, ils s’approchaient de lui, avec cette même nonchalance, cette même assurance qu’il avait déjà perçues la première fois qu’il les avait rencontrés.
« Général Corman ? » Ce dernier sortit de son état hypnotique dans un sursaut, à l’énoncé de son titre par la voix grave et sèche du Pope. « Je ne m’attendais pas à trouver autant de vos hommes ici aujourd’hui. Ce n’est pas ce qui avait été convenu, il me semble.
- Nous… nous allons en reparler. Avant toute chose, je vous prierai, vous et vos… compagnons de bien vouloir vous écarter de l’aire de réception, les véhicules qui vous ont convoyés vont manœuvrer en vue de leur départ en zone sécurisée. »
Tandis que tous reculaient, Corman en profita pour glisser un œil curieux en direction des autres membres du Sanctuaire. Scrutant chaque visage, il tentait déjà de les relier aux documents qu’il avait eu le loisir de consulter lorsque :
« Général, vous ne me tiendrez pas grief, j’en suis certain, de ne pas vous présenter tout le monde… Je suppose que vous avez largement eu le temps d’accéder aux dossiers que vos services secrets ont constitués concernant nos petites personnes ?
- En… En effet. » Brièvement désarçonné, Corman redressa cependant les épaules. « Vous voudrez bien me suivre dans mon bureau, j’ai un certain nombre d’informations à vous transmettre. Je doute cela dit, » il s’était retourné pour constater que tous avaient emboîté le pas à leur supérieur, « que nous puissions tous nous y tenir et…
- On se serrera. » Ce n’était pas le Pope qui avait répondu mais l’un d’entre eux, au teint basané et doté d’une chevelure courte mais hirsute d’un bleu particulièrement sombre. Il tenta de soutenir son regard… en vain. Dans les yeux perçants qui l’avaient toisé, il avait trouvé un reflet des plus… inconfortables.
S’effaçant pour laisser le passage au petit groupe, Corman qui décidément éprouvait des difficultés à détourner son attention d’un visage à demi occulté par un masque d’argent moulé à même la peau, vit justement celui-ci pivoter vers l’arrière tandis que son propriétaire s’immobilisait au milieu du couloir. Il demeura planté là suffisamment longtemps pour que Corman subisse une nouvelle bouffée de sueur. Pourquoi cet homme était-il en train de scruter la porte fermée derrière laquelle il avait cantonné les trois étrangers ? Celui dont il avait enfin réussi à retrouver l’identité dans sa mémoire, Aioros Xérakis, finit néanmoins par se détourner de son soudain centre d’intérêt pour rejoindre ses camarades.

« Général, la réponse à ma question ? » Les sourcils du Pope s’étaient rapprochés et un pli inquiétant se creusait à présent sur son front. « D’autant plus qu’il semblerait que vous ayez invité des civils non prévus au programme… »
Ils ne se sont pas parlés ! Ne pouvant totalement occulter son ahurissement, Corman observait alternativement les deux grecs, celui avec le masque se tenant un pas derrière son meneur. Oui, il en était absolument certain. Il ne l’avait pas vu ouvrir la bouche. Télépathie… De cette capacité particulière, Kenton ne lui avait jamais parlé. En avait-il eu vent seulement ? Deux options s’offraient à lui : mentir ou améliorer la vérité. Il choisit celle qui lui paraissait la plus prudente en vertu de ce à quoi il venait à l’instant d’être confronté :
« Je me porte de garant de chacun des hommes présents dans cette base. » Répondit-il avec toute la fermeté dont il était capable. « Ainsi que de votre sécurité. » L’aurait-il voulu, il n’aurait pu éviter à cet instant le regard d’un bleu limpide qui se fixa sur lui. L’autre femme du groupe, une blonde au visage angélique, lui accordait une attention soutenue, ses traits doux légèrement contractés dans un effort dont il se savait l’objet. Presque instantanément, la tension décrut dans la petite pièce bondée mais pas suffisamment cependant pour que la voix du Pope ne claque pas comme un coup de fouet :
« Peu importe. Combien de temps vous faut-il pour évacuer ?
- Vous m’avez mal compris… Nous n’évacuons pas.
- Je vous demande pardon ? » En dépit de la politesse des termes employés, la dangerosité soudaine du ton figea la sueur le long de l’échine du militaire.
« Nous n’évacuons pas. » Répéta-t-il avec toute l’assurance dont il s’estimait capable. « Ou du moins pas tous. Ceux qui vous ont accompagnés ici sont partis comme vous avez pu le constater. Quant aux autres, dont moi, nous resterons ici. Par ailleurs, trois pilotes s’apprêtent en ce moment même à décoller de la base aérienne la plus proche en vue d’établir un vol stationnaire établi à un rayon d’une douzaine de kilomètres, le temps de votre… intervention. » La porte du bureau se rouvrit pour laisser le passage à Orwell :
« Mon Général, je viens d’obtenir la confirmation. Ils sont prêts.
- C’est parfait Orwell, merci.
- Vous êtes soit fou, soit inconscient. » La constatation du Pope tomba au milieu d’un silence glacé. « J’ai moi-même demandé à ce qu’aucun être humain ne soit présent sur le site à partir de midi et ce, dans l’objectif de limiter les dommages collatéraux. Si vous croyez que votre base, aussi souterraine et blindée soit-elle, suffira à vous protéger vos hommes et vous de ce qui va se passer à l’extérieur, vous vous trompez lourdement. En ce sens, j’ai obtenu l’accord plein et entier de votre haut commandement.
- Vous voulez parler du général Grisham ?... Orwell, fermez la porte voulez-vous ? » Corman contourna son bureau pour s’asseoir – se laisser tomber – sur son siège, avant de croiser ses mains devant lui.
« Vous n’avez donc demandé aucune assistance médicale d’aucune sorte à l’issue de l’opération ?
- J’ai évoqué le sujet avec vos supérieurs, ils m’ont assuré que des équipes seraient envoyées sur le site dès que tout serait terminé.
- Et vous les avez crus. Remarquez, ils auraient eu du mal à ne pas se montrer coopératifs… en amont. Monsieur Antinaïkos, malgré toute mon ignorance de ce que vous êtes et de ce dont vous êtes capables, il y a deux choses dont je sois à peu près certain : la première, c’est que vous êtes quoi qu’il en soit des êtres humains, du moins d’après ce que je vois ici, » la main de Corman s’éleva pour englober l’assistance, « et la seconde, c’est que votre existence et surtout votre puissance gênent considérablement un certain nombre de personnes qui ont tout intérêt à vous voir disparaître de la façon la plus définitive qui soit. » Le regard dilaté et la bouche réduite à une fine ligne blanchâtre, le Pope s’approcha du bord du bureau jusqu’à le toucher et toisa son vis-à-vis de toute sa hauteur avant de laisser tomber d’une voix rendue râpeuse par la fureur :
« Vous êtes en train de me dire que les termes de l’accord que j’ai passé ne seront pas respectés ?
- En résumé, oui.
- Vous savez que nous avons toute latitude pour repartir à l’instant.
- Je sais aussi que vous ne le ferez pas. Je vous l’ai dit, je ne sais pas grand-chose de vous, sauf que vous oeuvrez pour le “bien”. Une notion très relative pour beaucoup, mais en ce qui me concerne, et en ce qui concerne l’officier Orwell ici présent, c’est elle qui nous a faits nous engager dans l’armée. Aujourd’hui, nous sommes impuissants, vous seuls avez le pouvoir de sauver le monde dans lequel nous vivons. Comment, je n’en ai pas la moindre idée mais je crois qu’il ne serait pas juste de ne pas aider, même avec des moyens dérisoires, les quelques uns qui prennent tous les risques pour le bien de l’humanité. »

Un long sifflement admiratif ponctua la tirade de Corman qui, levant les yeux, tomba sur quelques figures amusées, voire même réjouies pour certaines.
« En gros, vous êtes en train de nous dire que vous désobéissez en toute conscience à votre propre hiérarchie ? » La femme qu’il connaissait déjà s’était appuyée du poing contre le rebord de la table et le contemplait, une vague sourire aux lèvres illuminant brièvement la dureté de ses traits.
« Tu vois, Kanon, j’ai bien fait de la poser, ma question !
- Ca va, Aiors, c’est bon. Tu avais raison… pour une fois.
- Le problème reste le même. » Saga avait calmé le brouhaha d’un geste avant de reporter son attention sur le général, avec néanmoins une sévérité largement amoindrie au fond des yeux : « Nous sommes tous très sensibles à la décision que vous avez prise et qui va, sans nul doute, vous attirer en prime de gros ennuis… si vous survivez. Ce qui ne sera pas le cas tant que vous demeurerez ici. Vous l’avez dit vous-même : vous ne savez rien. Tout ce dont je peux vous assurer, c’est que la puissance qui sera dégagée sur le site aujourd’hui est sans commune mesure avec la plus destructrice de vos bombes nucléaires. Vous devez impérativement quitter cet endroit.
- Si j’accède à votre requête, nous n’aurons certainement pas la possibilité de revenir. Le haut commandement ne nous en laissera pas le temps, le site sera bouclé bien avant. Nous ne pourrons pas vous aider. »
Les deux hommes se jaugèrent du regard et Saga eut la confirmation de ce que Thétis lui avait déjà soufflé mentalement quelques minutes plus tôt. Corman était intègre. Et honnête. Il n’avait pas menti, à aucun moment, malgré les légères hésitations que l’empathie de la jeune femme avait décelées lorsque la présence des cosmos inconnus avait été évoquée. Pourtant, même l’inquiétude qu’il avait laissée transparaître à ce moment là n’avait pas entaché ses profondes convictions. Il était là… pour aider. Et tous autant qu’ils étaient, ils n’avaient plus le temps de tergiverser plus avant. Le Pope céda :
« Très bien. Faites ce que vous dicte votre conscience. Mais je ne peux pas garantir votre sécurité.
- Je le sais. Ne vous inquiétez pas pour nous. » Orwell opina du chef, son silence éloquent cautionnant son supérieur.
« Bon ! » Saga jeta un œil à l’horloge murale. Onze heures cinquante cinq. « Je crois qu’il est temps pour nous d’y aller.
- Je vous accompagne. » Corman se leva et alors qu’il s’apprêtait à se frayer un passage au sein du groupe, il eut la surprise de le voir s’ouvrir de lui-même jusqu’à la porte. Et s’il n’observa directement personne, le peu qu’il entrevit fit germer une boule dans sa gorge. L’attentisme, voire le mépris qu’il avait surpris dans les regards une demi-heure plus tôt s’était mué en une forme de… respect. De reconnaissance.

Le général entra le code déverrouillant le sas sur le pavé numérique fiché dans le mur. Derrière lui, Orwell, au garde-à-vous, ne quittait pas des yeux le mouvement lent mais constant de la lourde porte blindée pivotant sur ses gonds et les deux militaires finirent par reculer pour laisser le lourd mécanisme achever sa manœuvre.
« Voilà. C’est à vous de jouer à présent. » Corman tendit la main droite vers Saga, qui s’en saisit après une hésitation. « Bonne chance.
- … Merci. »
Les deux officiers les contemplèrent tandis qu’ils s’ébranlaient les uns après les autres, leurs pas souples glissant sur le sol de béton nu, leurs silhouettes défilant devant eux, sans un mot. Lorsque le dernier d’entre eux eut disparu derrière la lourde porte achevant de se refermer, une seule et même lumière persista dans les esprits des deux hommes. Celle de leurs regards.

 

Sanctuaire, Grèce, 21 Juin 2004, 20 heures 45 …

Elle n’était pas prête de se terminer, cette journée. Dans tous les sens du terme. Le soleil grotesquement dilaté de ce solstice d’été semblait retarder à l’infini le moment de plonger derrière la ligne enflammée de l’horizon méditerranéen. Andreas savait qu’il lui faudrait attendre encore plus d’une heure avant de voir la nuit commencer à tisser son ouvrage. La fin d’une journée pour lui, la fin d’un cycle pour ceux qui à des milliers de kilomètres de là étaient sur le point d’entamer ce qui serait peut être la dernière ligne droite de leur destin.
Dans un sursaut d’orgueil, il ravala le soupir douloureux qui cherchait à s’échapper de sa vieille carcasse oppressée. Mais il avait beau faire, le grincement de la roue de son existence s’évertuait à résonner, mettant en exergue les échos de ce qui avait été, de ce qui était et de ce qui ne serait bientôt plus. Il s’était trop longtemps complu à se croire à l’abri de ces agacements mais aujourd’hui, persister et s’en persuader n’avait plus le moindre sens. Son corps usé et le sang qui coulait dans ses veines avaient repris à leur compte la triste réalité.

L’éboulement de quelques graviers dérangés par des pas pourtant précautionneux le sortit de son immobilisme et, sans quitter toutefois l’à-pic rocheux au bout duquel il se tenait, il pivota pour scruter le chaos minéral aux alentours. Ses yeux cherchèrent l’inopportun tandis que son cosmos balayait la zone. Il se concentra sur un bloc de calcaire érodé par les éléments à quelques mètres de là.
« Montrez-vous. » Dit simplement le vieil homme sans esquisser le moindre geste en direction de la silhouette penaude qui se redressa, une tête flamboyante baissée en signe de contrition.
« Qu’est-ce que tu fais ici ? » L’apostropha Andreas, cette fois sans la moindre aménité, ayant pris note du jeune âge de l’intrus. « Les apprentis n’ont rien à faire dans le Domaine Sacré. Les gardes actuels sont-ils à ce point incompétents qu’ils n’ont même pas été capables de t’empêcher de passer ?
- Ce n’est pas de leur faute. » Le jeune adolescent avait redressé le menton et fixait à présent le père des jumeaux d’un air que ce dernier jugea effronté du point de vue de son échelle très personnelle de valeurs. « Il reste toujours les souterrains vous savez… » Satanés accès… Combien de fois Shion avait-il ordonné qu’ils soient condamnés ? En vain, évidemment, à tel point que le maître actuel du Sanctuaire avait jugé bon de les laisser ouverts aux quatre vents. Rien d’étonnant à cela quand on savait que dans sa prime jeunesse, Saga avait lui-même fort joyeusement contribué à la dégradation chronique du moindre dispositif de fermeture nouvellement installé.
« Retourne dans tes quartiers. » Marmonna Andreas d’un ton rogue avant de se rendre compte que l’autre soutenait sans ciller son regard réprobateur.
« Vous êtes le père de notre seigneur le Grand Pope, n’est-ce pas ? » La question avait été posée d’une voix si claire et si sûre que le vieil homme en demeura saisi suffisamment longtemps pour que le garçon enchaînât avec une assurance renforcée :
« Cela fait plusieurs jours que je vous vois… Vous nous observez à l’entraînement. Faut dire que vous lui ressemblez tellement que ce n’était pas très difficile à deviner. Heu… enfin, je voulais dire que… » poursuivit-il un poil moins confiant tout en se méprenant sur le froncement de sourcils de plus en plus marqué dont il était l’objet, « … C’est lui qui vous ressemble beaucoup, évidemment…
- Tu as le septième sens. » Cela n’avait rien d’une question. A son tour déstabilisé, le garçon s’évertua quelques instants à scruter le visage sévère réfugié dans le contre-jour avant de sourire de nouveau de toutes ses dents :
« Oui ! » Il hocha vigoureusement la tête. « Je m’appelle Ethan et je suis le futur chevalier des Gémeaux ! »
Andreas leva un sourcil, lequel dessinait un arc de plus en plus prononcé au fur et à mesure que s’imbriquaient dans son esprit toutes les implications de cette affirmation péremptoire. Et la conclusion ultime de ce raisonnement ne souffrait malheureusement aucune faille.
Savourant la satisfaction somme toute légitime de s’être hissé au-dessus du lot aux yeux de cet homme important, le gamin ne vit pas les traits d’Andreas se contracter convulsivement à plusieurs reprises, ni l’orage remuer son regard.
Ainsi cette charge prestigieuse échappait à sa famille et avec elle, l’une de ses dernières certitudes. L’appartenance à la garde sacrée n’avait certes rien d’héréditaire mais tout de même… Les Antinaïkos en avaient été dépositaires plus souvent qu’à leur tour et quoi qu’il en fût, avec une fréquence suffisante pour qu’ils en vinssent à considérer cet état de fait comme acquis. Mais que pouvait-il bien attendre aujourd’hui de cette “vérité” ? Ses fils… ils étaient les derniers. Les derniers ! Andreas aurait bien voulu se raccrocher encore un peu à ce qu’il considérait comme sa supériorité, celle de sa famille, son histoire, ses repères si bien ancrés mais déjà, trop vite et sans doute trop tard, leurs silhouettes se dressaient sur les décombres. Saga… Kanon… Mes fils… Tout ce qui lui restait. Tout ce pour quoi il avait vécu dans l’ombre tant d’années. Le Sanctuaire ? Oh par tous les dieux, non, mais eux. Son sang et sa chair, sa honte mais sa fierté, ses deux enfants sur le point de sacrifier leurs existences et qu’il n’avait jamais retrouvés.
Quant à cet autre garçon, là, qui l’observait, ce futur qui lui tailladait le cœur, cette vie naissante, écho cruel à ce qui ne serait bientôt plus qu’un passé jeté aux oubliettes… C’en était trop.
« Vas-t-en. » La voix sourde d’Andreas et plus particulièrement la dureté de ses mots douchèrent l’enthousiasme d’Ethan qui recula d’un pas, comme giflé. « Tu n’as rien à faire ici. En tout cas, pas encore. » Avisant le juvénile regard dilaté dans sa direction, il répéta plus fort, à mi-chemin entre la hargne et le désespoir : « Vas-t-en, je te dis ! »

« Vous ne devriez pas vous inquiéter autant… Ils vont revenir, vous savez. » Le vieil homme se retourna sur l’adolescent qui, s’il s’était éloigné de quelques pas, s’était néanmoins arrêté et le regardait, la tête légèrement penchée de côté, un sourire hésitant revenu aux lèvres. Alors qu’il s’apprêtait à renouveler son injonction misérable, les mots d’Andreas se bloquèrent dans sa gorge. Dans le regard cet enfant, il y avait… l’espoir. Pur et sans tâche, il bouillonnait là, vivant, exultant, brillant de feux contenus à tel point qu’il renvoyait tel un miroir lisse et parfait la pleine mesure de ce que l’Antinaïkos avait fini par perdre, puis oublier.
« Et qu’est-ce qui te fait dire ça ? » Ce fut à peine s’il reconnut sa propre voix lorsqu’il posa cette question. A peine s’il osa identifier derrière ses mots toute l’attente désespérée qu’il contenait depuis deux jours… depuis des années.
- Le Grand Pope, il m’a promis qu’il m’entraînerait quand il reviendrait. Et moi, je ne pourrai pas devenir le prochain chevalier des Gémeaux s’il ne m’entraîne pas. Il faut donc qu’il revienne… non ? » Derechef, ce sourire lumineux qui broya le cœur d’Andreas à un point qu’il n’aurait su décrire, en un étau dont il n’avait plus éprouvé la cruauté depuis sa propre adolescence. Il aimerait tellement… oui, tellement lui dire que… lui dire, lui hurler qu’il avait raison de croire, qu’il fallait toujours croire, quoi qu’il arrive !
« Monseigneur ? » Ethan avait fait un pas vers lui, inquiet tout à coup devant ce vieil homme qui vacillait au bord de la falaise comme en proie à une douleur indicible. « Vous… vous aller tomber, faites attention. » Le garçon avait achevé de se rapprocher et passa un bras secourable dans le dos de l’Antinaïkos. Ce dernier parvint non sans difficulté à réprimer ses tremblements et s’appuya de la main sur l’épaule d’Ethan.
« Ca va aller ? » Baissant les yeux vers l’adolescent, Andreas laissa échapper ce qu’il convenait bien d’appeler un sourire.
« Oui… Tu as raison, jeune homme. Ils vont revenir. Sûrement. » Redressant la tête, il rajouta : « Allez, viens, il est temps pour toi de regagner tes… »
Et cela commença.

« Qu’est ce que… » Le vieil homme et l’adolescent s’entre-regardèrent, aussi abasourdis l’un que l’autre. Indépendamment de leurs propres volontés, leurs cosmos respectifs réagissaient simultanément et avec une vigueur peu commune à un stimulus soudain qu’ils auraient eu bien du mal, l’un et l’autre, à qualifier. Cette sensation… Les yeux d’Andreas s’élargirent. Il ne la connaissait pas, ne l’avait jamais expérimentée. Sa propre mémoire était dépourvue du moindre souvenir en rapport avec cette vibration lancinante qui dansait le long du moindre de ses nerfs. Mais son cosmos, lui… L’habitude ancrée par des décennies d’osmose avec un septième sens utilisé en quasi permanence était telle qu’il faillit passer à côté.
Déjà, derrière eux, une rumeur sourde s’enflait depuis le Domaine Sacré. Ce qui n’était qu’un bruissement informe se mua très vite en un brouhaha diversement constitué d’exclamations étouffées côtoyant un flot ininterrompu de murmures à la fois craintifs et ébahis.
Sans même s’en rendre compte, Andreas se retrouva en train de cavaler - avec une célérité moindre cependant - derrière Ethan lequel dévalait déjà la pente en direction du temple le plus proche. L’auraient-ils voulu que tous deux auraient été dans l’incapacité la plus totale de lutter contre cette attirance qui surpassait de loin leur appréhension de découvrir la source de cet appel impérieux. Et ils n’étaient pas les seuls.

Marine frôla en courant une Jane figée sur le parvis de la demeure du Lion, le visage levé en direction du sommet du Domaine. La main de l’américaine parvint à crocheter au passage le bras du chevalier de l’Aigle qui ne lui laissa cependant pas le temps de poser la moindre question tandis qu’elle l’entraînait dans sa course folle. Bientôt, elles furent rejointes par une multitude regroupant indifféremment et sans plus de distinction de classes à la fois serviteurs, apprentis, chevaliers d’argent et de bronze… Le cordon de gardes, débordés par la foule qui n’avait d’yeux que pour le Domaine Sacré, n’y avait rien fait : tout le petit peuple du Sanctuaire avait lui aussi cédé dans un seul et même élan à l’irrésistible invite.

Les deux femmes finirent par se heurter au père des jumeaux, immobile à mi-chemin entre le temple des Poissons et le Palais. La cohue, quant à elle, s’amassa autour d’eux, ses chuchotis bientôt noyés dans un silence saisissant.
« C’est… C’est vous qui avez fait… ça ?
- Certainement pas. » La voix d’Andreas n’était pas aussi sèche qu’à l’accoutumée en dépit du ton autoritaire qu’il avait tenté d’imprimer à sa réponse laconique, avec une réussite toute relative.
- Qui alors ?
- Personne, Marine… Personne.
- Alors, cela signifie que… »

Les mentons étaient dressés vers les hauteurs. Les yeux écarquillés. Les bouches bées.

L’horloge zodiacale venait de s’embraser.

 

© Vanina BERNARDINI - 2008