Ce fut long, ce fut compliqué... mais le voilà. Un chapitre techniquement très difficile à écrire et à agencer, c'est pour cela que j'ai autant de temps à le sortir.
Un gigantesque merci à mes trois bêta-lecteurs, vraiment, qui ont fait un super boulot comme d'habitude, et qui ont pris sur leur temps personnel pour relire ce chapitre. Et merci aussi aux gars du SSF (pour leurs réponses express à mes questions techniques) et au site Moeru Cosmo pour ses fiches ultra complètes sur les golds.
Côté disclaimer, hormis Kurumada, il convient à présent de rajouter Shiori Teshirogi (ceux qui lisent "the lost canvas" sauront pourquoi).
Bonne lecture à tous!

 

Chapitre 35

 

Site des Portes, Etats-Unis d’Amérique, 21 juin 2004…

Lorsque la roche broyée lui dévala sur la figure, Angelo ne prit pas le temps de tenir compte de la poussière qui l’aveuglait. De toute manière, il ne l’avait pas, ce temps. Il fallait… il fallait qu’il se sorte de là !
« Merde ! » Trop tard. La mécanique complexe de son genou droit accusa rudement la précision du coup de pied reçu lorsqu’il s’arracha du sol, une fraction de seconde trop tard. L’autre se rétablissait déjà avec une légèreté que le Cancer lui envia, lui-même se redressant quelques mètres plus loin après un dérapage lourdaud. Rien de cassé, c’était déjà ça. Une inspiration, deux… Un sourire glacé aux lèvres, le Gardien dont il avait hérité lui fonçait de nouveau dessus, et une fois de plus, il esquiva avec une justesse beaucoup trop aléatoire. Trop lent… trop lent, bordel !

Et le pire, c’était qu’il n’y pouvait rien. Dans son mouvement d’évitement, l’italien s’était rapproché de Shura qui, de son côté, maintenait un corps à corps avec méthode et régularité. Les deux hommes se retrouvèrent dos à dos, Angelo prenant appui sur l’épaule solide de son compagnon pour s’élever tant bien que mal, son tibia fouettant l’air et la tête de son adversaire dans un bel ensemble.
« Prends tout ton temps pour te relever, sale con... » Grinça-t-il entre ses dents avant de se lancer d’une torsion souple du poignet au dessus du Capricorne et du second Gardien, histoire de se retrouver juste derrière ce dernier et de lui faucher les jambes. Shura rajouta la pointe de son coude dans la mâchoire de l’autre qui glissa jusqu’à un rocher charitable qui stoppa le corps dans sa course involontaire.

Essoufflés, les deux hommes n’en quittaient pas moins des yeux leurs deux opposants qui déjà manifestaient des velléités de reprise.
« On est trop lourds !
- Sans blague… » Marmonna l’espagnol, essuyant la sueur de son front d’un geste preste. « Ils ont toujours pas loin de deux ou trois centièmes de seconde d’avance, à part esquiver, on ne peut pas faire grand-chose d’autre. Et sans cosmos…
- Putain, j’ai l’impression d’avoir douze ans et de me battre avec un corset en plomb… Comment il fait, l’autre ?! »

L’autre, Taureau de son état, avait opté pour une tactique qui, si elle laissait les deux latins dubitatifs, semblait faire ses preuves, du moins jusqu’à présent. Il encaissait les coups. Tous, sans la moindre exception. Aldébaran n’était guère loin d’eux, solidement campé sur ses jambes écartées, ses semelles enfoncées de quelques centimètres dans le sol, distribuant à la volée claques et coups, tous armés par la puissance de ses épaules et le pivot de son torse imposant. Technique tellement efficace que le brésilien s’en était réservé deux pour lui tout seul. Ils n’y allaient pas de main morte d’ailleurs, mais ils avaient beau faire, aucun des deux gardiens ne parvenait à déséquilibrer le colosse. L’excédent de gravité qui posait un réel problème à ses alter ego taillés pour la rapidité, constituait en cet instant précis un avantage indéniable pour le plus lourd des chevaliers d’or.

« Ouais, enfin, il ne va pas tenir encore très longtemps comme ça… » Commenta Shura tout en se remettant en garde, interpellé par un mouvement suspect sur sa droite.
- Les autres ne sont pas loin, mais ils vont reculer vers nous avec les leurs…
- Et s’ils sont aussi coriaces que les nôtres…
- Mais c’est pas possible ça ! C’est quoi ces types ?! » La logique aurait voulu que le premier Gardien, qui n’avait toujours pas lâché un mot depuis le début du combat, accusât le coup – même le minimum syndical – de la première partie de son affrontement avec le Cancer. Ce dernier put constater qu’il n’en était rien, au moment où il dut se rejeter en arrière pour se rattraper in extremis sur une main, sauvant sa tête par la même occasion. Quant à Shura, il se résigna à reprendre son travail de sape face à un opposant aussi muet que l’autre, alternant feintes, parades et attaques. Aucun des deux hommes n’avait encore levé les yeux vers le ciel. Mais chacun savait que la course du temps matérialisée par le cheminement du soleil allait bientôt commencer à s’accélérer. Du moins pour eux.

 

La vitesse d’exécution de leurs adversaires ne fléchissait pas. Cela, Kanon, Aioros et Aiors n’avaient eu aucun mal à en prendre conscience tandis qu’ils dépassaient Aldébaran dans leur progression vers l’extrémité du canyon. Extrémité qu’ils n’étaient cependant pas précisément en passe d’atteindre. Même à trois contre deux, ils avaient beau retordre le fil dans tous les sens, ils ne progressaient plus du moindre mètre, en tout cas pas depuis que les trois grecs commençaient sérieusement à accuser un petite fatigue.
Les deux Gardiens, totalement affranchis de la lourde gravité, virevoltaient de l’un à l’autre, esquivant de plus en plus facilement les coups au fur et à mesure que leurs assaillants peinaient à conserver leur propre vivacité. Kanon, agacé, avait néanmoins réussi à en coincer un contre la paroi rocheuse, et appliquait à la lettre la consigne de son aîné. Ne pas perdre de temps. Aussi, il lui cognait, cognait, et cognait encore dessus, sauf lorsqu’il devait parer lui-même ou que l’autre parvenait à éviter ses poings lesquels allaient s’encastrer dans la falaise. Ne pas leur laisser l’opportunité de récupérer était l’objectif que partageaient en silence les trois hommes tandis que faisant fi de leur souffle de plus en court, ils s’ingéniaient à ne laisser aucun temps mort au profit de leurs opposants.
« Il faut qu’on recule, Kanon !
- Je sais ! » Le Sagittaire venait d’envoyer valser le second gardien en direction de son frère, lequel avait réussi à épargner quelques précieuses secondes en vue de reprendre suffisamment d’élan pour défoncer le dos du paquet qui lui arrivait dessus. Ledit paquet repartit aussi sec dans l’autre sens, sans trouver cependant Aioros qui avait bondi de quelques mètres vers l’arrière, moins haut et moins loin toutefois que s’il n’avait pas eu à forcer pour se décoller du sol.
« Vont-ils seulement nous suivre ? »
Le Lion obtint la réponse à sa question lorsqu’il perçut la déformation de l’espace devant lui au moment même où il amorçait son recul. Les côtes violemment comprimées par un coup de pied remarquablement bien ajusté, il parcourut le chemin de retour bien plus vite qu’il ne l’avait prévu… et heurta de plein fouet une colonne de grès qui s’écroula sous son poids, à quelques mètres à peine d’Aldébaran.

 

Cela n’avait pourtant pas si mal commencé, exception faite des conditions défavorables. Happés dès leurs premiers pas à l’extérieur de la base par la lourdeur écrasante de la gravité, ils avaient dû bon gré mal gré se résoudre à encaisser un autre poids, celui d’une chaleur cuisante sur leurs épaules. Ils avaient eu beau s’y préparer, savoir que sous ces latitudes l’été était tout sauf une saison propice à une balade de santé, l’atmosphère desséchée avait brûlé leurs yeux et leurs gorges, et la fournaise étreint leurs corps comme pour les lyophiliser sur place. Et en dépit des souples vêtements de couleur claire pour lesquels la plupart d’entre eux avaient opté, la morsure d’un soleil au zénith les avait agrippés sans plus desserrer sa prise.
Ils s’étaient entreregardés une dernière fois en silence, les yeux plissés par la luminosité aveuglante. Allaient-ils seulement se revoir ? Serait-ce là la dernière image que chacun conserverait de l’autre avant de souffrir, et de périr ? Ou au contraire éprouveraient-ils tous le soulagement, la joie immense de se retrouver, de savoir que compagnons, amis, amants et amantes vivraient quelle que fût l’issue de cette ultime journée ?

Résolument, ils avaient fini par se disperser pour mettre leur stratégie commune en application. Ils connaissaient leur objectif… et avaient trop conscience de leurs motivations respectives pour ne pas s’y rattacher. Et surtout suffisamment confiance.
Délaissant l’arrière garde, la première ligne avait progressé vers les Portes avec une certaine prudence… inutile. Rien ne leur était tombé dessus depuis les sommets du canyon. Mais très vite un alignement de silhouettes disparates s’était formé en travers de leur chemin, formes sombres et tremblotantes sous le soleil de midi. Personne n’avait été surpris par ce comité d’accueil. La logique voulait que leur avancée fut stoppée, et elle avait été respectée. Non, définitivement, la situation avait commencé à prendre une tournure ingérable lorsque les uns et les autres – et surtout ceux pour qui les Gardiens constituaient une nouveauté - avaient enfin intégré qu’en face, leurs adversaires étaient tout… sauf conventionnels.

 

Dans un geste à la volée qui devait tout au hasard, le Taureau avait réussi à empoigner par la gorge l’un de ses deux assaillants et tandis que du battoir qui lui servait de main, il resserrait consciencieusement sa prise, il essuya de l’autre la sueur mêlée de sang persistant à lui couler dans les yeux.
« Aldébaran ! » Le front du brésilien n’était pas la seule partie blessée de son corps ; tout le reste luisait d’écarlate. Bondissant sur ses pieds, Aiors s’apprêtait à aller lui prêter main forte, lorsque le second adversaire dont le Taureau s’était momentanément débarrassé s’interposa entre eux. Le Lion n’avait plus vraiment le choix et tandis qu’il tâchait d’accélérer ses propres enchaînements, il ne put qu’assister, impuissant, au dégagement du premier. Celui-ci, crochetant ses doigts sur le bras qui l’étranglait, parvint à prendre suffisamment d’élan pour asséner son talon sur la nuque d’Aldébaran. Le coup de trop. Sonné, ce dernier vacilla, avant de s’affaler lourdement sur les genoux. L’information, véhiculée à toute allure par les flots d’adrénaline tempêtant dans les veines du Lion, lui parvint trop tard… mais suffisamment tôt pour son aîné qui s’abattît sur le Gardien ricanant au dessus du Brésilien, avant de tomber emmêlé avec lui dans la poussière, ses deux bras comprimant la cage thoracique de l’adversaire.
Quant à Kanon… il rappliquait à son tour en marche arrière, contenant tant bien que mal les assauts simultanés de ses deux némésis. Retour à la case départ… les quatre chevaliers d’or s’entre-regardèrent, quelques secondes. Essoufflés, poussiéreux, déjà meurtris par les coups qu’ils n’avaient pu éviter, chacun pouvait voir dans les yeux des autres une profonde incompréhension mêlée de frustration et de colère. Ils faisaient de leur mieux compte tenu des handicaps qu’ils devaient gérer. Et ce “mieux” était tout, sauf suffisant.
« C’était à prévoir… » Commenta Aioros, sautant soigneusement le simple niveau télépathique pour utiliser les passerelles du surmonde, son frère opinant avec lassitude :
- Qu’ils nous empêchent de les disperser ? Sûrement. Mais quand bien même…
- Elles les aident. » Le ton rogue de Kanon dissimulait mal sa fureur. « Nous sommes sur leur terrain. Même sans utiliser leur saloperie de néant, ils nous surclassent… L’excédent de gravité nous met dedans jusqu’au cou.
- On n’a pas le choix, Kanon, on va devoir déployer notre…
- Non Aldé. Si on fait ça… C’est trop tôt. Beaucoup trop.
- Mais enfin, regarde-les ! Ils sont... increvables ! »
Le cadet des jumeaux ravala une injure fleurie devant cette évidence qu’il avait eu tout loisir de constater par lui-même. Encore un effet des Portes, certainement. Au cours des semaines et des mois passés, les précédentes confrontations avaient tourné à l’avantage du Sanctuaire. Difficilement, certes. Mais dans tous les cas, ils étaient parvenus, d’une façon ou d’une autre, à affaiblir suffisamment les Gardiens – ou à les tromper - pour exploiter l’ouverture ainsi créée. Mais à présent… Et cette attitude ! Il balaya les alentours du regard, jaugeant leurs quatre adversaires désespérément silencieux. Leurs yeux étaient vides, rien de nouveau sous le soleil. De même que les traits de leurs visages, impavides, c’était à peine si les coins relevés de leurs lèvres laissaient entrevoir ce que Kanon décida de considérer comme de la suffisance. Ils donnaient l’impression d’être sûrs d’eux. L’impression seulement ? A moins que ce ne fût tout à fait autre chose. Pour ce qu’ils en savaient, et pour ce que certains d’entre eux en avaient vu, dont lui, attribuer à ces êtres des réactions humaines était leur faire trop d’honneur. Alors, qu’est ce qu’ils étaient ? Comment leurs esprits interagissaient-ils avec ces corps empruntés et qui encaissaient les coups sans broncher ? Des pantins, des marionnettes, voilà le seul genre d’image que Kanon parvint à se figurer en réponse à ses questions au moment même où les Gardiens amorçaient un resserrement autour des quatre hommes regroupés.

« Non, c’est pire que ça ! » Les chevaliers d’or tressaillirent, et le cadet des Antinaïkos achevait de se retourner lorsqu’une épaule heurta durement la sienne. Angelo venait de les rejoindre, de même que Shura qui atterrit plus ou moins souplement aux côtés du Sagittaire, tous deux talonnés par leurs deux Gardiens attitrés. « Vous contrôlez des cadavres ! » Lança le Cancer à la cantonade avant de ricaner. « Ben voyons, faites pas cette tête, ça doit faire longtemps que ce qui faisait de vous des hommes a du tomber en poussières, je me trompe ? »
Rien. Pas la moindre réaction. L’italien cracha dans la poussière : « Hé, vous autres, ces mecs-là ne sont rien d’autre que des zombies. Ce sont Elles qui les contrôlent, c’est certain mais en attendant…. »
« … Visez la tête. Leurs corps ne présentent aucun point faible, vous avez bien dû vous en rendre compte non ? » Poursuivit le Cancer, sa voix grinçante se propageant le long des liens invisibles tissés entre eux. « Ils utilisent les cerveaux de leurs victimes pour contrôler tout le reste.
- Si c’était aussi simple, ça se saurait, Angelo. » Aioros était circonspect.
- Moi, ce qui m’épate, c’est sa culture cinématographique…
- Ca va minou, la ramène pas. Je ne dis pas que ça va fonctionner, mais si on parvient à les étourdir suffisamment longtemps, ça devrait nous suffire pour nous disperser, et eux avec. Une fois que ça sera fait, nous ne leur laisserons plus l’opportunité de se regrouper.
- Et après ? En supposant qu’on y parvienne, ça ne change rien au fait que nous sommes encore et toujours trop lents. Tant qu’ils auront le dessus physiquement, on aura du mal à disposer de suffisamment de temps pour…
-Angelo, Kanon, gaffe ! »

L’alerte lancée par le Capricorne résonnait encore sous les crânes lorsque les deux interpellés se jetèrent de côté, un septième gardien surgissant du ciel pour fondre sur l’espace étroit précédemment occupé.
« Ouh, mais c’est qu’il est joueur !… » L’italien avait déjà rebondi, mais le nouvel arrivant esquiva avec grâce la jambe fouettée dans sa direction pour atterrir souplement entre deux de ses condisciples.
« Comme c’est dommage… Vos prédécesseurs avaient perdu la maîtrise du surmonde, il était amusant d’entendre leurs pensées. » Sous les yeux interloqués des chevaliers d’or, les gardiens autour d’eux parurent se détendre comme sous l’effet d’une impulsion invisible et ce qu’avait estimé Kanon se confirma, leurs figures s’ornant progressivement d’un sourire. Glacé et sans joie évidemment, mais un sourire tout de même lequel en rajouta un peu plus à l’exaspération collective. Le dernier arrivé planta ses poings sur ses hanches étroites d’androgyne : « Je suis certain que vous vous racontez plein de choses à notre sujet, n’est ce pas ?
- Ouais, on hésite entre vous écorcher vifs ou vous saucissonner avec vos tripes. » Riposta Angelo, goguenard.
- Les humains ont décidément beaucoup d’imagination… Mais vous savez déjà que vous ne passerez pas.
- Celui-là, je me le réserve les gars. Je vais pouvoir faire causette avec, il a l’air bavard.
- Tu crois en savoir suffisamment sur nous pour témoigner d’une telle assurance ? » Ce qui était censé être de l’étonnement ne transparut pourtant pas dans le ton laconique du gardien. « Remarquez, vous avez très certainement progressé dans la connaissance… du moins je vous le souhaite. »
Les poings de Kanon se serrèrent. Encore cette remarque abscons, du même tonneau que celle qui leur avait été servie, à Thétis et à lui, en Floride. Que signifiait-elle ? Qu’étaient-ils censés savoir ? Un instant, l’idée lui traversa l’esprit que leur interlocuteur pût être l’un des Gardiens qu’ils avaient éliminés quelques semaines plus tôt. Il avait beau être certain de les avoir supprimés, il ne pouvait néanmoins se défendre d’une étincelle de doute… jusqu’à ce qu’il se rendît compte qu’il était incapable d’établir la moindre distinction entre les êtres qui leur faisaient face. Quand bien même leur nature actuelle découlait d’un état qui avait été humain, rien ne les différenciait les uns des autres. Comme s’ils constituaient une seule et même entité, leur existence n’étant qu’une émanation des Portes et leur apparence un moyen pour Elles de se protéger. Parce qu’après tout, c’était bien ce qu’ils étaient en train de faire non ? Les empêcher de progresser vers leurs maîtresses… Et pour l’heure, le seul objectif du Sanctuaire devait être leur élimination définitive. Peu importait ce qu’ils pouvaient être. Ce que leurs prédécesseurs avaient fait, ce que lui et certains de ses compagnons avaient déjà fait, ils pouvaient le refaire. Ils en étaient… capables. Ne pas douter, ne pas les écouter, ne pas…
« Ne vous leurrez pas. Vos identités, vos… êtres, nous sont connus. Vous pouvez bien masquer vos intentions et vos pensées, vous n’êtes pas en mesure de nous tromper. Elles vous connaissent, mieux que vous ne vous connaissez vous-mêmes. Et ce qu’Elles savent, nous le savons. » Les lèvres de l’androgyne s’étirèrent encore un peu plus. « Et par ailleurs… nous avons déjà croisé votre chemin sans que vous ne vous en aperceviez… ou dans tous les cas, trop tard. »
Kanon et Angelo durent s’écarter lorsque le Taureau s’ébranla, avançant d’un pas lourd en direction du Gardien dont les acolytes resserrèrent les rangs.
« Toi… » Gronda-t-il, une ombre obscure et inédite masquant la lumière chaleureuse dans le regard du brésilien. « C’est toi qui…
- Ravi de voir que tu n’as pas oublié, Aldébaran du Taureau. Tes deux apprentis te manquent donc à ce point ?
- Angelo, navré de te décevoir, mais celui-là, tu me le laisses. » Le ton dangereusement bas de son massif compagnon dissuada le Cancer de protester. Pas devant la fureur blessée irradiant le brésilien dont les muscles soudain bandés n’attendaient plus qu’une chose : le signal de l’assaut.
Les regards ne pesèrent pas plus longtemps entre les omoplates de Kanon. Il savait que lui revenait la lourde tâche de mener le combat, que sa gémellité avec le Pope lui avait conféré naturellement, et bien malgré lui, l’autorité nécessaire à cet effet. Ses alter ego la respecteraient, quoi qu’il arrivât. Et il n’éprouverait pas leur patience plus longtemps. « Ca ne coûte rien d’essayer… La tête. »
Aussi, lorsqu’il se ramassa sur lui-même avant de foncer dans le tas, il n’eut aucun besoin de se retourner.
« Dépêchez-vous… » Une pensée fugitive à destination de son frère et de ses autres camarades lui échappa. Leurs présences n’avaient pas quitté la lisière de son esprit depuis leur séparation, il les savait vivants mais bousculés. Les autres devaient également avoir perçu la situation… « Nous avons besoin de vous. »

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Ça ne serait pas pour tout de suite. Telle fut la teneur de la réponse que le Pope renvoya à son jumeau au moment où il encaissait un choc frontal dans un bond à quelques mètres du sol. Son souffle ne fut cependant pas suffisamment coupé pour l’empêcher de planter un coude meurtrier dans le creux de la nuque de son adversaire qui alla s’encastrer dans la roche juste en dessous. Saga eut même le temps d’intégrer la suggestion de son frère ; ses deux poings s’abattirent sur le crâne du Gardien dans l’instant suivant son retour sur le plancher poussiéreux. Il n’entendit malheureusement pas le doux craquement auquel il s’attendait. L’autre avait anticipé et le coup ripa sur le côté, les phalanges de Saga s’enfonçant de plusieurs centimètres dans la roche.

Néanmoins, celui-là devrait se tenir tranquille un petit moment – même quelques minutes seraient salvatrices – où en étaient les autres ?
Saga s’était par trop éloigné de ses alter ego et tandis qu’il contournait un éperon rocheux, il perçut de nouveau avec une certaine satisfaction le poids de son corps s’alléger. Mü tenait le choc.
Visiblement, l’un des deux autres gardiens qui, tantôt, leur étaient littéralement tombés dessus depuis le faîte des falaises, avait saisi la manœuvre du Bélier et s’acharnait à se rapprocher de lui, sans grand succès néanmoins. Dôkho et Shaka jouaient à merveille leurs rôles de gardes du corps. Libérés de toute entrave gravitationnelle, les deux orientaux se jouaient de leur opposant, leurs pieds ne faisant qu’effleurer le sol, esquivant, frappant, la vitesse heurtée de leurs poings déstabilisant au mieux le gardien. Quant à l’atlante, il disparaissait et réapparaissait aléatoirement, mais toujours à proximité immédiate de ses compagnons, non pas tant pour se protéger que pour s’assurer à tout instant que tous demeuraient sous l’emprise permanente de sa télékinésie. Néanmoins… la sueur qui couvrait son front plissé de concentration en disait long sur l’effort qu’il poursuivait. Pas évident de libérer chacun de cette fichue gravité.
Tout en se dirigeant vers les filles qui tenaient en respect le troisième trouble-fête, avec les mêmes avantages certains, l’esprit du Pope effleura avec délicatesse celui du Bélier. Ce dernier se voulut rassurant :
« Nous sommes mieux lotis que les autres… A ce rythme, nous allons prendre l’avantage assez tôt pour aller les aider, dis-leur de ne pas s’inquiéter.
- Tu veux donc que je leur mente ? » La fatigue mentale de Mü était si perceptible que les traits de Saga se contractèrent sous son ressenti. « Oui, on va en finir au plus vite mais toi, tu ne recommenceras pas.
- Saga, ils n’en peuvent plus !
- Tu crois que je ne le sais pas ?! » Ils en avaient conscience, tous les six. Au travers du miroir qu’était l’âme de son frère, il entrapercevait avec une acuité bien trop vive les stigmates de ces premiers corps à corps à l’avant-garde. Et cela n’allait pas en s’arrangeant, la frustration des hommes, là-bas, devenait de plus en plus palpable au fur et à mesure que le temps s’écoulait. Pour l’instant, ils encaissaient. Mais jusqu’à quand ?
« Milo et Camus vont leur prêter main forte dès qu’ils seront en mesure de procéder à l’échange. Si tout continue à bien se passer de notre côté, on pourra avancer tous ensemble. Sans avoir besoin de tes capacités. Il faut que tu gardes des forces, Mü. »
L’atlante se contenta d’opiner du chef, sans plus répondre. Saga ne savait pas à quel point il avait raison.

Quelles bourriques ces deux-là… Thétis et Rachel prenaient des risques inconsidérés et plus particulièrement la seconde, eut égard à l’énergie qu’elle allait devoir mobiliser au plus tôt, du moins l’espérait-il. Chacune d’entre elles offrait ouverture sur ouverture à leur adversaire qui visiblement, peinait à comprendre leur stratégie commune des plus suicidaires puisqu’il ne cessait de s’y engouffrer. Oui, elles étaient rapides. Oui, elles étaient souples. Et oui, elles étaient inconscientes. Systématiquement sur la brèche, et en équilibre précaire, elles virevoltaient autour du gardien, s’effaçant l’une devant l’autre au dernier moment, pour se laisser l’occasion de porter un ou plusieurs coups dont le destinataire ne pouvait que rarement deviner la provenance. Un magnifique ballet en somme… dans une arène d’entraînement. Mais, ici, au moindre faux-pas, à la moindre erreur de leur part, il ne les louperait pas. Après tout, il se défendait bien, à l’instar de ses condisciples. Petit et trapu, ce gardien là était suffisamment rapide pour esquiver la plupart des assauts et pour asséner quelques prises plutôt… efficaces. L’avant-bras de Rachel commençait déjà à bleuir, témoignant de la parade précipitée qu’elle avait du concéder quelques instants plus tôt ; quant à Thétis, le réflexe de protéger son poignet encore fragile lui avait valu une ouverture de trop et deux côtes fêlées. Rien de bien grave en soi, néanmoins, il restait encore du chemin à faire, de l’énergie à dépenser… et de l’énervement à maîtriser.
Le gardien se heurta à un mur, alors que son poing s’attendait à trouver une parade plus féminine.
« Qu’est ce que tu viens faire là ?! » Protesta Rachel, furieuse de s’être laissée doubler par son compagnon.
- Abréger ce petit jeu. » L’épaule de son adversaire enserrée dans l’étau de ses doigts, le Pope l’avait fait pivoter, son genou interceptant le dos vulnérable, avant de le laisser s’écrouler.
- Et le tien, tu l’oublies ?!
- Il est… »
Anormal. La voix de la Dothrakis lui parvenait tout à coup depuis les hauteurs et il se retourna avec vivacité pour la voir au dessus de lui, ramassée contre la paroi de la falaise avant de fuser comme une balle sur la troisième gardien qu’il avait abandonné tantôt dans sa gangue de roche.
« C’est malin… » Ronchonna l’aîné des jumeaux, rattrapant au passage par le col l’autre adversaire que Thétis venait de lui renvoyer d’un coup de pied bien ajusté contre la tempe. Il jeta un coup d’œil à la blonde. A priori, elle aussi avait intercepté le message en provenance de l’avant-garde, le poids presque mort qu’il traînait à bout de bras l’attestait. Elle n’avait pas hésité une seule seconde. Son visage empreint d’une résolution qu’il n’avait pas l’habitude de lui voir se tourna vers lui, comme si elle avait perçu l’attention dont elle était soudain l’objet. Non, elle l’avait devinée, sans le moindre doute. Cette mâchoire crispée, ces lèvres pincées, ce regard assombri… elle luttait encore contre sa nature la plus profonde. Attaque, agressivité, violence, trois attitudes qui n’étaient pas naturelles à la jeune femme, fût-elle en position de défendre sa propre vie. Tous la vendraient chèrement, elle plus encore que ses compagnons. Elle avait beau savoir ce qu’étaient ces gardiens, ce dont ils étaient capables, elle avait beau avoir payé le prix de leur puissance et de leur froideur, ce à quoi elle devait faire face en cet instant demeurait encore bien trop vivant pour qu’elle pût s’affranchir totalement de ses hésitations. Elle utilisait ses capacités si durement entraînées pour tuer, pour accomplir l’essence même de son devoir et elle n’aurait jamais pensé que cela fût si difficile.
Eux ou nous… Crut-il lire sur ses lèvres étirées en un sourire triste. Elle avait choisi, malgré tout. Il suivit son regard lorsqu’elle le reporta sur leurs trois autres compagnons un peu plus loin et le vit s’illuminer d’une vigilance inquiète. Déjà, elle pensait de nouveau à les protéger. L’appel de Rachel l’empêcha d’emboîter le pas aux Poissons :
« Saga, maintenant ! »

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Ce fut comme une implosion au creux de leurs entrailles. S’immobilisant un quart de seconde, le Verseau et le Scorpion s’entre-regardèrent, les pupilles dilatées. Ça a commencé… La vibration qui allait devenir plus que familière dans les heures à venir se propagea depuis le centre de leurs corps jusqu’à l’extrémité de leurs membres, laissant derrière elle des fourmillements pas tout à fait désagréables, mais particulièrement troublants. Le grec fit volte-face vers l’arrière garde, que tous deux avaient perdue de vue depuis un bon moment. Rachel ! La présence de sa cousine fut soudain recouverte par celle du Pope, presque aussi chaude et tout aussi puissante. Un voile doré et rassurant lequel soutira un soupir de soulagement à Milo qui, se retournant, aperçut son alter ego s’arracher au sol avec la dernière énergie pour contre-attaquer. Le gardien n’eut pas l’occasion de profiter plus avant de l’inattention du Scorpion et, la tête durement heurtée par le genou du français, il infléchit sa course bien malgré lui pour l’achever brutalement contre le pied de la falaise.
« Milo, il faut que tu y ailles, c’est le moment. » La voix de Camus, neutre, ne laissait rien transparaître de ce qui avait perturbé leur concentration l’instant précédent.
- Tu l’as senti, n’est-ce pas ? Elle…
- Elle a fait ce qu’elle avait à faire. Et Saga est avec elle.
- Oui, mais… » Leur adversaire tentait de se relever, la roche détruite dévalant par à-coups de ses épaules encore tressautantes. Milo le regardait sans le voir cependant, trop attentif aux messages confus envoyés par son propre corps. Les battements de son cœur peinaient à se ralentir, ses membres pesaient encore et toujours des tonnes, la sueur ruisselait le long de son échine mais cette fatigue galopante n’occultait en rien l’angoisse naissant à l’arrière de sa gorge. Bien sûr, Camus avait raison. Ce qui venait de se dérouler était normal, son inquiétude ne parvenait même pas à se nourrir de signaux alarmants. Elle allait bien. Ils allaient tous bien, là-bas derrière. Alors pourquoi ne parvenait-il pas à se débarrasser de cette étreinte poisseuse qui le paralysait ?
« Milo ! » Il sursauta. Oui, lui aussi, il les entendait à présent. Aiors n’attendait plus que sa réponse, Kanon râlait en sourdine dans son esprit, quant à Aldébaran… Par tous les dieux, c’était à peine s’il avait l’intention de l’attendre ! « Il est plus que temps. »
Le calme du Verseau déversa une chape glacée sur ses atermoiements et s’il ne lui manquait plus qu’un dernier coup de pouce, le grec le trouva dans le regard pur de son ami et amant. Sa clarté froide et opaline persistait en dépit de la fournaise, de la poussière, du sang suintant le long d’une coupure sur sa joue lisse.
« Ca va aller, file. » A contrecœur, Milo s’arracha à cette vision apaisante et détournant les yeux, il pivota pour passer derrière le français. Leurs poignets se heurtèrent, un dernier contact peau contre peau, infime, éphémère.
- Camus, fais attention. » Juste encore une fois… Le Verseau accrocha le bleu franc derrière la frange de boucles emmêlées.
- Je te le promets. » Répondit-il avec un sourire inhabituel de sa part.

 

Sanctuaire, Grèce, minuit…

Même lorsqu’elle fermait les yeux, le cercle de flammes bleutées poursuivait sa danse implacable derrière ses paupières. Aussi, Marine avait-elle abandonné l’idée de s’en détourner et, le regard invariablement fixé sur cette maudite horloge, elle se tenait droite, une main posée contre l’imposante dorienne flanquant l’entrée du Palais.
A ses côtés, assise sur la première marche, Jane se tordait les doigts d’un air absent. Depuis qu’on lui avait expliqué la signification de ce phénomène, elle demeurait là, dépourvue de toute volonté, incapable de se détacher de son seul lien avec son compagnon, à présent si loin d’elle… et dont le retour n’avait plus rien de certain.
Il était bien temps qu’elle s’en rende compte… L’Aigle ravala néanmoins son amertume derrière ses lèvres pincées. Voilà ce qui arrivait lorsqu’on mêlait le monde extérieur au Sanctuaire, un monde dont l’entendement était forcément dépassé par ce qu’il ne pouvait appréhender. Dans tous les cas, s’il lui avait manqué un dernier argument pour être enfin convaincue que jamais on ne se libère du Sanctuaire, celui-ci venait de lui être servi et elle pouvait s’en repaître jusqu’à l’étouffement. De l’angoisse qui taraudait la blonde américaine, Marine ressentait les mêmes élancements. A la différence près qu’elle n’en laissait rien transparaître. Les années d’entraînement, d’endurcissement du corps mais aussi et surtout de l’esprit se rappelaient à son bon souvenir et elle retrouvait dans ses souvenirs et ses réflexes cette capacité à cadenasser toute velléité émotionnelle. Une capacité qu’Andreas Antinaïkos maîtrisait avec un art consommé.
Il était resté quelques temps en leur compagnie, silencieux comme une tombe, avant d’aller vaquer à ses occupations, bien à l’abri à l’intérieur du Palais. Il n’avait rien manifesté au-delà de la stupéfaction – pour une fois légitime – qui l’avait saisi lors de l’embrasement de l’horloge et son désintéressement apparent avait choqué Jane, tandis que l’Aigle, elle, avait haussé les épaules. Cela ne l’aurait guère étonnée de retrouver en cet instant le vieil homme juché sur l’une des terrasses du premier étage, si peu d’ailleurs qu’elle ne jugea pas utile d’aller vérifier cet état de fait. Et si elle soupçonnait le père des jumeaux d’être peu désireux de laisser entrevoir ne serait-ce qu’une miette de l’inquiétude qu’il nourrissait à l’égard de ses fils – il avait eu beau faire, son teint soudain terreux et sa mâchoire serrée n’avaient pas trompé Marine – il n’en restait pas moins qu’il avait fait procéder à l’évacuation du Domaine Sacré avec un empressement suspect avant de disparaître une nouvelle fois. A quoi pouvait-il bien jouer ?

Elle jeta un coup d’œil à la femme assise sur les marches. Elle l’enviait presque. Elle, au moins, pouvait toute entière se dédier à ses peurs et à ses prières, tournées vers le Lion ou plutôt non, vers Aiors, un homme, simple, en cet instant sûrement dépourvu aux yeux de sa compagne de son aura zodiacale et du symbolisme de sa charge. Un homme qui risquait sa vie, sans autre cause ou conséquence, point barre. Mais le cosmos de Marine, lui, en avait décidé autrement. A son corps d’abord défendant, puis résigné, la familiarité de ce lieu et de ces habitants lui était revenue en pleine face. Les deux femmes n’étaient pas les seules à veiller en cette longue nuit de solstice. Depuis les baraquements et les arènes principales demeurées exceptionnellement illuminées sur ordre d’Andreas, elle percevait la rumeur sourde des apprentis et de leurs maîtres à la lisière de sa conscience, leurs présences vigilantes même si pour nombre d’entre eux, la signification de ces flammes demeurait confuse. Tous et toutes savaient. Et tous et toutes étaient impuissants. Tout comme elle-même.

La troisième flamme venait de s’éteindre dans un grésillement parfaitement audible et celle du Cancer inaugurait cette nouvelle heure. Elle tremblotait, fragile, dans l’air lourd et chaud. Elle était encore bien loin de vaciller, mais après tout, celles qui l’avaient précédée n’avaient pas duré aussi longtemps que Marine l’aurait souhaité. Elle commençait à admettre l’idée qu’il en serait sans aucun doute de même pour celle-ci. Contre sa cuisse, son poing se serra dans l’obscurité et son aura argentée illumina brièvement la nuit.
« Angelo… Tu ne m’as pas sortie de ma tranquillité et de ma petite vie bien rangée pour que je te serve de pleureuse à ton enterrement. Je t’interdis de mourir. Tu m’entends, hein, je te l’interdis ! »

 

Site des Portes, Etats-Unis d’Amérique, quatrième heure…

Et elle va faire quoi ? Me punir ? Hum… remarque, ça pourrait être intéressant… L’italien réprima un sourire, sans se demander par quel miracle il avait bien pu percevoir le ton colérique de sa compagne à travers le surmonde. Toute son attention, il se devait de la concentrer sur sa situation présente.

L’autre était sérieusement amoché. Les coups du Cancer avaient constellé son corps d’une myriade de bleus tous plus seyants les uns que les autres, mais avaient aussi et surtout contribué à exploser les chairs plus tendres du visage, ainsi que quelques os judicieusement placés, de ci, de là. Si le gardien ne ressentait aucune douleur, ce qui lui servait de véhicule commençait en revanche à accumuler les ennuis mécaniques. Seuls ses yeux n’avaient rien perdu de leur vide insondable.
Angelo faisait gaffe, et cela n’avait rien d’une sinécure. Son cosmos ne cessait d’enfler derrière les barrières qu’il lui avait imposées, comme bien décidé à venir en aide à son porteur, lui-même passablement entamé. Mais malgré son genou enflé, le sang dans ses yeux et la vrille dans sa poitrine à la moindre inspiration un peu trop profonde, il ne pouvait, il ne devait pas lui laisser le champ libre. L’autre serait bien trop content que ses réflexes de chevalier d’or reprennent le dessus.

Depuis combien de temps ils se tapaient dessus, Angelo n’en avait pas la moindre idée. Tout ce qu’il savait, c’était que son ombre s’allongeait inexorablement dans la poussière. Ils avaient progressé néanmoins ; la technique tout en finesse suggérée par le Cancer et dûment appliquée par ses alter ego avait porté ses fruits, et Shura et lui étaient enfin parvenus à séparer leurs deux adversaires de leurs petits camarades un peu trop envahissants. Retranchés dans un défilé court mais étroit, les deux latins s’évertuaient à maintenir cette position, s’appliquant à ne pas reculer et à maintenir les gardiens dans le cul-de-sac.
« Tu es un malin, toi, hein…
- Plaît-il ? » Le sourcil d’Angelo s’était incurvé avec une élégance inhabituelle et surtout démentie par le sourire goguenard plaqué sur ses lèvres.
- C’est toi, Cancer, qui nous as filé entre les pattes. »
L’italien s’affaira à détailler son adversaire : une carrure et un faciès de boxeur, court sur pattes mais solide et agile. Sans grand résultat néanmoins, après tout, il n’avait fait que ressentir leur présence à Paris, sans prendre le temps de chercher à les apercevoir.
« Un vrai lapin apeuré.
- Apeuré ou plus intelligent que les chasseurs ? » Ricana le Cancer. « Faut pas me prendre pour un con.
- Ah ? »
Merde. Ce n’était pas tant qu’il ne l’avait pas vu s’élancer, mais sa propre réaction fut, comme d’habitude, effective une fraction de seconde trop tard. Un claquement suspect remonta depuis sa cheville le long d’un nerf – ce devait être un gros – jusqu’à sa hanche mais tout en se mordant furieusement l’intérieur des joues, il réussit les dieux seuls surent comment à compenser son déséquilibre pour reprendre ses appuis sur le plat de ses paumes avant de lancer son pied valide à la face du gardien. Se reculant de quelques pas, ce dernier reprit cependant le cours de leur conversation, d’une voix étouffée par le flot de sang jaillissant de son nez brisé :
« Et que crois-tu avoir réussi en t’échappant ? A sauver celle que tu protégeais ? Le Sanctuaire n’est pas aussi sûr que tu ne le penses. »
Comment sait-il ça ? Angelo pivota de quelques degrés de manière à présenter son flanc le moins endommagé à son opposant et l’air de rien, répartit le poids de son propre corps de telle manière à soulager la douleur irradiant son tibia.
« Parce que tu crois que le Sanctuaire va devenir ton nouveau bac à sable ?
- Et qui va m’en empêcher ? Toi ? » La gorge de l’autre émit un son étrange, presque caverneux, que l’italien décida après coup d’apparenter à un rire. « Qui plus est, toi, tu n’as rien à faire ici.
- Première nouvelle. Ce n’est pourtant pas ce qu’on m’a dit.
- Alors, on t’a menti. »

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« Je vais bien, je te dis ! »
Rachel dardait un regard censément outragé sur son compagnon, mais ce dernier ne vit que deux pupilles noyées dans de l’or liquide le dévisager sans être en mesure d’y lire quoi que ce fût. Non pas qu’il n’eut pas perçu l’agacement dans la voix de la jeune femme, néanmoins il fit mine de ne pas en tenir compte. Et ce fut d’une main ferme qu’il lui saisit le coude :
« Et c’est de cette manière que tu comptes préserver tes forces ? En lâchant tout à chaque fois ?
- Je sais ce que je fais. » Gronda-t-elle sans le quitter des yeux.
Peu convaincu, Saga n’en détourna pas moins la tête vers le cadavre carbonisé à leurs pieds. Une Galaxian Explosion dopée par le cosmos de la Dothrakis avait eu raison de ce premier gardien. Sans la moindre difficulté. Il ne put s’empêcher de comparer mentalement leur prestation à celle qui les avait vus revenir en proie aux doutes et l’échine basse vers la base américaine près d’une année plus tôt. Ils avaient indubitablement progressé tous les deux. Enfin, tous les deux… Il réfréna une grimace, son corps encore trop conscient de la vibration collective qui avait accompagné son ultime arcane. La puissance de Rachel, d’accord, mais aussi celles, toutes celles de leurs compagnons. D’ailleurs, n’avait-il pas lui-même disparu le temps d’un souffle infinitésimal sous cette déferlante ? Il avait bien l’impression que oui.

Elle s’était dégagée de son étreinte et rejoignait leurs alter ego d’un pas qu’il décida de considérer comme raisonnablement alerte.
« Nous sommes avantagés. » L’entendit-il grommeler. « Et les autres ont besoin de nous. Finissons-en. »
Plus que dix… au moins, nota le Pope à part lui, quelques notes d’un rire discordant menaçant de lui échapper. Mais elle avait raison. L’état d’avancement de leur progression, chacun le connaissait, reliés comme ils l’étaient tous depuis des heures. Dieux merci, cela ne leur demandait aucun effort particulier, si ce n’était d’utiliser les passerelles du surmonde en lieu et place de leur télépathie habituelle. Mais eux… les silhouettes de Thétis et de Shaka grandissaient dans son champ de vision tandis qu’il suivait Rachel. Ils disposaient d’un avantage certain sur leurs camarades, un avantage qui ne pourrait que faciliter grandement les choses dès lors qu’ils auraient rejoint l’avant-garde, Saga en avait cruellement conscience en dépit des avertissements dont il avait tantôt abreuvé le Bélier. Quand bien même il se refusait à abuser de la télékinésie de ce dernier, il savait qu’il n’aurait vraisemblablement pas d’autre alternative.
Et Mü tenait le choc. Bien que toujours retranché derrière la Balance, l’atlante parvenait à lâcher quelques coups judicieusement placés quand d’aventure le gardien opiniâtre contournait Dôkho pour se rapprocher un peu trop près. Les six protagonistes, sans toutefois laisser le rythme se ralentir, guettaient visiblement le moment d’inattention qui permettrait à l’un ou l’autre des deux camps d’amorcer une longueur d’avance.

A cet effet, le chinois menait une vie d’enfer à son opposant. De son agilité et de sa souplesse, il n’avait finalement pas perdu grand-chose en dépit des années et, secrètement, s’en félicitait. A vrai dire… il s’agissait d’un vrai soulagement. Depuis combien de temps n’avait il pas été impliqué dans un combat véritable ? A l’idée de la réponse, un demi-sourire naquit sur ses lèvres tandis qu’il esquivait une rafale de poings. S’il avait conservé sa force physique et ses réflexes, il le devait certes à la maîtrise absolue de son corps dont il avait volontairement ralenti le vieillissement, mais aussi aux nombreuses années dédiées à l’entraînement de ses deux pupilles. Leur jeunesse et leur soif d’apprendre avaient contribué à maintenir la Balance au contact des réalités de sa charge, l’incitant chaque jour à remettre en cause son enseignement, ses capacités, sans jamais perdre de vue les limites – largement repoussées – de ses propres forces.
Dôkho n’avait plus rien à prouver, et depuis longtemps. Néanmoins, le regard étonné et vaguement admiratif du Pope à son égard lui faisait inexplicablement plaisir. Peut-être parce que Saga, comme tous ceux de sa génération, ne disposaient d’aucun souvenir tangible, relatif à la dernière mission d’importance qu’il avait menée pour le compte du Sanctuaire ?
Une mission à laquelle même Shion avait participé à l’époque. Trop d’apprentis déçus, trop d’espoirs détruits, l’incapacité du Domaine Sacré à gérer et à suivre ceux qui avaient été “refusés” et de fait, relâchés dans la nature avec des pouvoirs mal maîtrisés… Les choses avaient failli mal tourner. Une bonne centaine de ces êtres s’était regroupée en vue non plus de réclamer ce qu’ils n’avaient pu obtenir, mais bien de s’organiser en contre-pouvoir, avec l’objectif avoué de manifester leur supériorité écrasante sur le commun des mortels. Les dieux seuls savaient ce qu’il serait advenu de l’ordre mondial si les têtes pensantes de ce projet n’avaient pas été raccourcies. En dépit du succès de leur entreprise, les souvenirs de ce conflit n’avaient rien perdu de leur amertume pour le vieux chevalier d’or. Lui, Andreas, Nathan et quelques autres avaient combattu des hommes et des femmes qui auraient pu, à défaut d’appartenir au Sanctuaire, mettre au service du commun certaines de leurs capacités. Mais pour cela, encore aurait-il fallu que les quelques années passées en tant qu’apprentis fussent parvenues à leur inculquer les notions élémentaires et essentielles de l’honneur, de l’humilité et du respect d’autrui. En ce sens, le Sanctuaire avait échoué et de fait, payé le prix de son incompétence d’alors. Oui, en ces temps là, il avait combattu. Et conservé à l’humanité sa bienheureuse ignorance.

Au moment où l’autre se fendit d’une esquive pour éviter un balayage trop rapide pour être contré sans dommage, la réminiscence de la poignée de soldats demeurés à proximité fit cogner anormalement son cœur dans sa poitrine. Ils n’étaient que quelques-uns, mais pourtant ces gens avaient placé dans le Sanctuaire une confiance si aveugle qu’ils avaient non seulement décidé de lui confier leurs vies mais aussi et surtout de lui apporter leur aide. Cette idée le troubla tant et si bien qu’il n’eut pas d’autre choix que d’encaisser un coup de genou sous les côtes, “oublié” par ses réflexes défensifs. Un saut vers l’arrière le mit momentanément hors de portée de son adversaire, le temps de réguler sa respiration. Ses pensées en firent autant. Etait-ce donc inévitable ? Son existence, ses repères, tout cela appartenait à une époque révolue, ainsi qu’il s’en était déjà rendu compte au cours des semaines passées. Les adultes qu’étaient devenus ses jeunes compagnons, la vie qu’ils entendaient tous, sans le moindre doute, conserver en ce jour et mener au-delà serait irrémédiablement liée à celle du monde dans lequel ils allaient évoluer. Cela avait déjà commencé. Et quelle que fût l’issue de l’affrontement contre les Portes, un pas aurait été franchi, celui séparant le Sanctuaire de la terre des hommes. « Ô Shion, cela aussi l’avais-tu deviné ? » Et il y avait ces autres hommes qu’aucun d’entre eux n’avait aperçus, ces présences dont la familiarité était d’autant plus saisissante qu’elle ne pouvait se rattacher à rien de connu. Vraiment rien ? Les yeux du chinois se dilatèrent. Impossible… Impossible !

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Shura et le second gardien se tournaient autour depuis de longues, très longues minutes. Après une succession d’assauts dont l’un ou l’autre était à l’origine, lesquels ayant laissé derrière eux des séquelles plus ou moins graves selon les points de vue, le Capricorne avait pris la décision de s’octroyer un peu de temps pour récupérer. Et si l’autre demeurait à distance, c’était bien parce que l’espagnol s’ingéniait à adopter une position n’offrant aucune ouverture mais à partir de laquelle il avait toute latitude pour riposter de façon… foudroyante.
La plus grande part de la concentration de Shura était dirigée sur la protection de son propre corps. Il ne pouvait utiliser son cosmos pour réduire les saignements de ses plaies multiples, ou apaiser la douleur pulsant sous les cotes enfoncées sur son flanc droit, aussi seul un détachement temporaire de son enveloppe physique lui permettait pour l’heure de reprendre son souffle… à défaut de ses esprits.

Le regard de son adversaire, il l’avait croisé à plusieurs reprises au cours de leurs échanges. Jamais le vide ne s’y était démenti. Shura avait eu beau cogner, il n’avait pas vu la moindre étincelle de souffrance dans ces yeux là. Ni de quoi que ce fût d’autre d’ailleurs. Angelo avait hérité du petit teigneux, lui d’un grand échalas aux cheveux blonds et filasses, pas particulièrement taillé pour le combat mais celui qui en occupait l’enveloppe ne semblait pas s’arrêter à ce genre de considérations. Du coin de l’œil, le Capricorne avait suivi de loin en loin l’affrontement entre le Cancer et leur autre adversaire, et de façon évidente, la manière de combattre était identique. Une telle similitude était troublante.
D’un pas, Shura glissa sur le côté, s’éloignant un peu plus d’Angelo. L’autre en fit de même. A la même vitesse ? Pas tout à fait, supérieure bien sûr mais à peine. L’espagnol se demanda si cela signifiait que son adversaire commençait à ressentir une certaine fatigue, ou si c’était lui qui tout bonnement s’était accoutumé au handicap de la gravité. Possible, nota-t-il avec une certaine objectivité, cela faisait plusieurs heures qu’il combattait dans ces conditions et les réminiscences de son apprentissage le confortaient dans l’idée que son corps s’était habitué à ces nouvelles contraintes. Déjà ?
« Pourquoi m’observes-tu ainsi ? » Demanda le gardien, un pâle sourire aux lèvres. L’air parut un instant trembloter autour de la longue silhouette. L’effet de la chaleur, sans aucun doute.
- Qu’êtes-vous ?
- Voilà une question intéressante… Veux-tu vraiment le savoir ? »
Oui... Non ! Au moment même où la question lui avait échappé, Shura avait perçu dans sa poitrine un resserrement, un poing qui broyait son souffle. Un réflexe inné qu’il ne contrôlait pas destiné à le rappeler à l’ordre. En quoi la réponse lui importait-elle ? La connaître changerait-il quoi que ce fût au déroulement de ce combat ? Il savait ce qu’il lui incombait de réaliser, en collaboration avec le Cancer. Cette première étape était nécessaire pour que tous, ses compagnons et lui-même puissent se retrouver devant les Portes et accomplir leur tâche. La seule qui comptât. Ils ne sont pas – plus… - humains, ils ne revêtent aucune espèce d’importance, ils ne sont pas. Ils n’ont jamais été. Oui mais alors…
Pouvaient-ils mourir ? Shura se surprit à avoir besoin de savoir cela. Au moins. C’était important. Et il y avait le reste aussi… Nonobstant la pression qui s’appesantissait autour de son cœur soudain heurté, il détailla avec un peu plus d’avidité, si tant est que ce fût possible, celui qui lui faisait face. Mü avait peut-être raison finalement : un être humain qui avait cessé de se réincarner, ou tout du moins, dont l’âme n’avait pas suivi le cheminement habituel de ceux qui ne sont plus. S’il s’agissait de cela, très bien, il s’en contenterait. N’est-ce pas ? Oui mais, pourquoi ?
En butte à ces interrogations, il n’avait pas réalisé que son opposant avait amorcé une lente mais prudente avancée dans sa direction, réduisant de facto la distance à maintenir raisonnablement par le Capricorne. Or, ce dernier ne pouvait plus reculer à moins d’ouvrir trop de champ au gardien. Heureusement, Angelo fermait le passage sur sa droite. L’autre ne fut bientôt plus qu’à quelques dizaines de centimètres de lui et ses longs bras s’écartèrent de son corps, le tout formant bientôt ce qu’il fallait bien appeler une croix.
« Ce n’est pourtant pas moi qui te donnerai la réponse que tu attends… » La distorsion autour du gardien s’accentua brutalement, les jambes soudain paralysées de Shura pris dans l’ombre de son adversaire l’empêchant de faire ce pas en arrière qui aurait pu… « Non, car tu la connais déjà. »

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Un mouvement d’une rapidité extrême sortit Dôkho de ses réflexions mais au moment où il s’apprêtait à se lancer à son tour contre son adversaire, il eut la surprise de voir surgir Saga, qui agrippa solidement le bras droit du gardien pour le lui tordre sans aménité dans le dos.
« Loin de moi l’idée que tu puisses avoir besoin de mes services, mais je crois que c’est le moment de le mettre hors circuit… au moins pour quelques minutes. » La Balance hésita, une fraction de seconde. Devait-il l’en informer ? Devait-il lui montrer ce destin qui venait tout à coup de s’emballer ? Mais il n’eut que le temps de lancer un pied qui faucha latéralement la tête de son opposant avant que les auras de Shaka et de Thétis ne se déploient dans l’air tremblotant de chaleur.

Une seconde plus tôt, l’indien avait vu Rachel progresser vers eux et, prenant le gardien de vitesse, l’avait catapulté vers la jeune femme dont le bras gauche était à présent fermement enroulé autour de son épaule, pour l’immobiliser contre elle.
« Fini pour toi. » Susurra-t-elle à son oreille, et d’appliquer le métal brûlant de son poignet contre la joue, dont la peau grésilla. Elle vit les yeux vides coulisser vers elle, dépourvus de toute empreinte de douleur. Les coins des lèvres du gardien se soulevèrent tandis que le sol et le ciel se troublaient pour laisser place à l’absence de matière. Elle serra les dents et son étreinte. Tant qu’elle maintenait son énergie derrière ses propres barrières, il ne pouvait pas l’atteindre. Quant à la Vierge et aux Poissons…
Elle jeta un coup d’œil devant elle, esquissant un sourire de satisfaction. Ils auraient fait ça toute leur vie qu’ils n’auraient pas pu se montrer plus efficaces. La rapidité avec laquelle pétales de lotus et de roses s’étaient entremêlés pour former la plus solide et la plus pure des protections avait de quoi stupéfier. D’autant plus que c’était à peine si elle avait perçu l’écho de leurs échanges muets.
Le néant se heurta de plein fouet à la cuirasse aveuglante. Il parut alors se dilater, se diluer, amorçant un contournement, par le haut, par le bas, de longs filaments poisseux de noirceur cherchant à s’insinuer par le biais de défauts qui n’existaient pas. Shaka et Thétis avaient stabilisé leurs auras en une symbiose si parfaite que l’équilibre ainsi constitué leur assurait la puissance nécessaire pour maintenir leur position défensive. A l’abri derrière leurs cosmos, ils ressentaient les tiraillements du vide autour d’eux sans pour autant y céder la moindre particule d’énergie. Néanmoins… les pensées de l’indien, dont les yeux s’étaient fermés, se dispersèrent le long des chemins invisibles le reliant au Pope et à la Dothrakis.
« C’est le moment… » Dans le surmonde, la présence du couple se raffermit, d’abord celle de Saga dressant un treillis lumineux autour de sa compagne laquelle s’y agrippa ensuite, une onde platine parcourant le cosmos du Gémeau de minces arcs électriques, pour s’en nourrir, s’en renforcer… avant de drainer jusqu’à elle les vibrations de la Vierge et des Poissons.
La main de Thétis quitta celle de Shaka. Leurs doigts fourmillèrent encore quelques instants, ceux qu’ils s’octroyèrent pour se concerter une dernière fois mais aussi et surtout pour reprendre à leur compte le surplus de puissance qui venait de les investir. Elle tremblait. Non pas de peur, mais la soudaineté de cet afflux tendait son corps, ses muscles, résonnait dans chacun de ses os et elle prenait conscience de l’intensité d’un pouvoir à l’extrémité de ses propres limites. Le bleu du regard de la Vierge perlait entre ses cils lorsqu’il tourna son visage vers elle. Il souriait. « A toi. » Murmura-t-il.

Une ultime hésitation, un sourire, et lorsqu’elle s’élança vers le ciel, jaillissant du cocon protecteur qui se brisa sous son propre impact, toute trace de doute dans son esprit s’était évanouie. Portée par le Tenpôrin’in psalmodié par l’indien, elle fit sienne cette puissance. Elle se l’appropria, en gorgea son cosmos… Jamais les roses qui en naquirent ne furent plus belles. Immaculée sous le soleil cru, leur floraison embaumait l’atmosphère jusqu’à la rendre capiteuse. D’un geste gracieux, la jeune femme les ordonna autour de son propre corps avant d’amorcer une chute vertigineuse, son bras s’abaissant en direction du Gardien.
Le néant n’avait pas reflué, bien au contraire : distordant encore et toujours la réalité, il ondulait autour de la cible. Les roses imprégnées de lumière absolue l’attiraient cependant inexorablement et le regard des Poissons plongeait dans celui, inexpressif, de son adversaire. Il la regardait fondre sur lui, ses bras grands ouverts comme disposé à se saisir d’elle, à l’étreindre, à l’absorber… à l’annihiler. Alors les pupilles de Thétis se dilatèrent.
« Om ! » Les hautes falaises répercutèrent de loin en loin la longue et grave syllabe, mais étrangement chaque fois plus forte, chaque fois plus saisissante, jusqu’au moment où la vibration émanant du cosmos en extension de Shaka fragmenta le vide. Mais lorsque le Gardien reporta son attention sur l’indien, il était trop tard. Une rose ébène, sortie du rang de ses blanches compagnes, venait de se ficher sous son oreille, à la base de son crâne.

« Joli coup. » Commenta sobrement Saga. Le corps blafard vacilla sous l’index que le Pope posa au milieu de sa poitrine, avant de s’écrouler dans la poussière. « Plus qu’un… » Il fit volte-face vers Rachel, qui lui déroba son regard. Elle demeurait toujours aussi droite et solidement campée sur ses jambes mais… une longue mèche blonde effleura l’avant bras nu de l’aîné des jumeaux. « Elle a besoin de ta confiance, pas de tes inquiétudes. » Les traits de Shaka demeuraient concentrés et si dans ses yeux, Saga lut de la sollicitude, il y vit également assez de résolution pour qu’il pût la partager. « Elle tiendra le choc, j’en suis certain. Elle n’est pas toute seule. Il y a toi… et il y a nous tous. »

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« Comment ça se passe devant ?
- Tu veux vraiment le savoir ? »
La riposte d’Aiors était à la hauteur de son état physique. Misérable. La poussière ocre qui le couvrait ne parvenait pas à masquer les multiples hématomes et coupures constellant son corps et son visage. Le bleu flamboyant de son regard tranchait sur sa peau maculée et, sans attendre de réponse de la part du Verseau, il serra les poings avant de foncer sur leur ennemi commun. Camus n’avait effectivement pas besoin de plus de précisions. Les affrontements de ses camarades à l’avant-garde, il les avait suivis, presque inconsciemment, ses liens avec eux s’étant chargés indépendamment de sa volonté de lui transmettre les informations essentielles. Mais lui-même aux prises avec un gardien avec le concours de Milo, il ne s’était pas appesanti plus que nécessaire. Savoir que pour l’heure tout le monde était en vie et en état de combattre lui suffisait amplement.

Néanmoins, alors qu’il s’élançait pour rejoindre le Lion, il se surprit à… s’inquiéter. Il y avait quelque chose dans l’attitude du grec, une espèce de rage sous-jacente, une hâte désordonnée qui en disaient long sur sa nervosité. Les coups précis et ajustés du Verseau alternèrent un moment avec ceux désordonnés et furieux d’Aiors, pleuvant sur un gardien toujours aussi muet. Et toujours aussi résistant. Le Lion grogna quelque chose que Camus ne comprit pas, tout en lançant son poing vers la tempe de leur adversaire qui l’esquiva avec une facilité… déconcertante.
Que ce dernier ne fût pas affecté par la gravité, soit. Mais qu’au bout de plusieurs heures de combat, Aiors ne soit toujours pas en mesure de compenser ce handicap par une meilleure précision et une vitesse adaptée avait quelque chose d’alarmant.
La feinte du gardien ne l’éloigna du Lion que pour mieux le rapprocher du Verseau qui, dans un envol soigneusement préparé lui emprisonna la nuque entre ses genoux pour le ramener à sa suite vers le sol, le long d’une large parabole à l’issue de laquelle le sommet du crâne s’en alla rencontrer violemment un rocher. Lorsque qu’Aiors se matérialisa auprès de son alter ego, ce fut pour constater que l’autre peinait à se relever. Les paupières de Camus s’abaissèrent partiellement. Le moment peut-être ? Non. Le haut-le-corps simultané qui les secoua leur signifia que, là-bas, Rachel se dédiait déjà à deux de leurs compagnons. Ils s’entreregardèrent, conscients des difficultés qui iraient en croissant.
Camus connaissait le nombre de gardiens présents en première ligne mais quant à leur répartition… Il haussa un sourcil interrogatif à l’attention du Lion dont la mâchoire s’orna d’un angle supplémentaire :
« Il en reste cinq… » Une pause, rétive, puis comme soudain libéré des entraves qu’il s’était imposé, le grec finit par débiter à toute allure : « Mon frère et Kanon en ont trois sur le dos, ils sont dans un état encore acceptable mais Aldébaran est salement amoché et lorsque Milo est arrivé, c’est moi qui avais pris le relais. Tu peux considérer qu’il est seul contre deux. »
Et eux, ils étaient à deux contre un. Les traits du Verseau demeurèrent de marbre.
« Aiors, re-concentre-toi. » Se contenta-t-il de marmonner dans le surmonde. Ils se devaient d’opposer une résistance suffisante au gardien le temps que Rachel récupère pour leur prêter main forte. Et ensuite… Les échos fébriles renvoyés par le grec trouvaient une résonance dans son cœur, bien malgré lui. Aiors se rongeait les sangs pour son frère, lui luttait contre l’angoisse nouvelle qu’il ressentait à l’égard de Milo. Il se mordit l’intérieur de la joue et un flot métallique jaillit dans sa bouche. Auparavant, le simple fait de refuser jusqu’à l’évocation du moindre de ses sentiments pour le Scorpion lui épargnait ce genre de désagrément. A croire qu’à présent les verrous qu’il s’était imposé tout au long des dernières années sautaient, les uns après les autres.

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Sixième heure…

« S’il doit y en avoir un premier à mourir dans ce monde perverti, alors… » Les coups grêlaient sur les bras croisés d’Angelo. « … Tu seras celui-là ! » Ses pieds glissaient dans la poussière, repoussé comme il l’était par l’offensive. Il s’acharnait à tenir bon pourtant mais les aiguilles de douleur qui transperçaient à présent sa cuisse et sa hanche l’empêchaient de maintenir sa position et il avait reculé de deux bons mètres lorsque l’autre lança son poing pile au milieu du bras gauche de l’italien, le brisant net. Dans un cri qui devait autant à la souffrance qu’à la rage, il parvint à libérer son autre bras qui alla s’enfoncer sous le plexus du gardien encore en extension, pliant ce dernier en deux ; le Cancer se laissa alors lourdement chuter sur le sol non sans avoir au préalable détendu sa jambe encore entière pour le balayer et le renvoyer au fond du cul-de-sac. Putain… Là, ça devenait franchement pénible. Machinalement, il rajouta un “deux” à la somme des nombreuses fractures qu’il accumulait depuis sa très peu tendre enfance et se hissant sur son pied encore opérationnel, il réussit à s’arracher suffisamment pour se redresser et clopiner vers l’autre qui se relevait une fois encore.
« Que me vaudrait cet honneur ?
- Quelle hypocrisie de la part de celui qui collectionne les têtes de ses victimes... Combien ? Cent ? Deux cents ? Plus ? » Egrener les exploits du Cancer ne semblait cependant pas perturber le gardien le moins du monde qui sourit en rajoutant : « Tu n’es qu’un humain comme tous les autres, persuadé de détenir le pouvoir au mépris de ce qui lui a donné vie. Tu es comme ce monde. Déséquilibré.
- Et bien comme ça, on est deux, parce que tu ne m’as pas l’air très net, toi non plus.
- Rien ne t’atteint n’est ce pas ? Tu prétends nous vaincre, tu prétends Les empêcher d’accomplir ce qui doit être, de rayer ton espèce de la surface de la Terre, mais au nom de quoi te réclames-tu de cette prétention ? J’en ai vus, du Sanctuaire, plus que tu ne pourrais ne serait-ce que l’imaginer… et aucun ne te ressemblait.
- Je suis unique, que veux-tu…
- Tu n’es pas à ta place. Tu ne protégeras rien, car tu ne sais que détruire. Ce monde ne t’importe pas, alors rends-lui service : laisse-Les faire.
- Bon… tu as fini là ? Tu as bien récité ta leçon, tu y as mis l’intonation, bravo, c’est très bien. Mais maintenant, je vais te tuer parce que là, tu vois… Tu me fatigues. »
Ce n’était même plus de l’agacement que ressentait l’italien, mais une fureur froide. Qui avait le mérite d’anesthésier ses élancements de souffrance. Sous le bouillonnement de son sang pulsait une évidence. Son évidence. Quelques centaines de victimes ? Et alors ? Ce… cette chose en face de lui n’aspirait qu’à un seul objectif : l’éradication totale du genre humain. Non pas que le Cancer portât particulièrement ses semblables dans son cœur, loin de là. L’idée qu’un minimum de ménage put être effectué l’agréait même au plus haut point, mais il y avait des lieux, des gens qu’il estimait devoir être préservés. A n’importe quel prix. C’était ce qu’il avait fait, ce qu’il avait toujours fait non ? Il avait exécuté des ordres dans ce but. Dérapé ? Ouais, peut-être. Sûrement même. Mais là encore, il s’en était trouvé pour lui remettre les idées en place, pour le ramener non pas dans la lumière, mais au moins jusqu’à cette limite floue et indécise entre la nuit et le jour. Ce qui n’était pas si mal, hein, Shura… Shura ?

« Tout seul, tu ne réussiras pas à me tuer, tu le sais, n’est-ce pas ? »
Qu’est ce que… Etonnant comme on prend enfin conscience de l’existence de quelqu’un, lorsque son absence se met à hurler. « Shura ! » Le cri d’Angelo se perdit dans le silence pesant. Le lien mince mais solide qui courait entre les deux hommes à travers le surmonde, ce fil qui unissait leurs vies et leurs cosmos se balançait dans le vide soudain de l’esprit du Cancer, rompu.
Il tourna la tête, pour le voir avec ses yeux, à défaut d’avec son cœur.
« Toi ! Arrête ! Qu’est ce que tu lui fais !
- Il lui montre ce qu’il est. » Si Angelo croyait pouvoir rejoindre son ami, l’autre gardien se chargea de le ramener à des réalités plus pragmatiques. L’italien se heurta à lui dans sa course, et son propre poids grevé par ses difficultés à conserver l’équilibre le propulsa en arrière, sa tête heurtant durement la paroi rocheuse.
« Tu dois choisir, Cancer ! Choisir entre les sauver tous ou ne sauver personne ! Le droit de trier ne t’est pas accordé, il est inacceptable ! Les dieux… Vos dieux en ont payé le prix. »
Les imprécations du gardien résonnaient douloureusement dans son crâne. Y portant la main, il l’en retira rougie. Les trente six et quelques chandelles finirent par se dissiper et son regard, encore troublé, glissa de son adversaire vers le Capricorne, là-bas. Il eut un haut le cœur. Le cosmos de Shura, auréole chaude et lumineuse ourlant sa silhouette sombre, se délitait, grignoté impitoyablement par une aura noirâtre et poisseuse, dont la progression pareille à des doigts avides, transperçait, griffait, s’entortillait autour des longues lianes de pure lumière pour s’en repaître. Sous ses yeux dilatés, le vide prenait consistance. Ce n’était… qu’absence de vie. Avec une sensation qui confinait à l’effroi le plus incrédule qui fût, Angelo découvrait le néant, comprenait ce qu’étaient ces êtres. Aucune fréquence, aucune étincelle d’univers ne résidait en eux. Ils n’étaient rien. Et cette absence totale et parfaite de matière qui constituait leur puissance… elle annihilait l’essence même du cosmos originel.
L’italien ne possédait que des notions très approximatives de ce qu’était réellement cette conscience de l’univers qu’il portait en lui et à laquelle il s’était éveillé bien trop jeune. Il la maîtrisait, elle lui rendait la vie plus douce, il ne faisait qu’un avec elle et à vrai dire, en terme de connaissances, cela lui suffisait. Mais à présent… toute l’horreur qu’avaient ressenti ses compagnons, Saga, Rachel, Aiors, Aioros, Kanon et Thétis – par tous les dieux, elle aussi ! – le submergeait, glaçait ses tripes, figeait son cœur tandis que Shura s’éteignait.
« Tu es seul à présent, ton ami va connaître la…
- FERME LA ! »
En explosant, le cosmos du Cancer pulvérisa la roche dans son dos, ses pieds quittant le sol laissèrent derrière eux un cratère qui demeura en suspension avant de s’écrouler sur lui-même au moment où enfin libéré des contraintes de la gravité, Angelo déversa sa vigueur retrouvée dans ses jambes qu’il laça autour de la taille de son adversaire.
« Tu viens de faire une erreur monumentale… » Grinça le gardien qui commençait déjà s’auréoler de néant.
- Pas assez rapide ! » L’étreinte d’Acubens (1) se resserra une seule et unique fois. Une fraction de seconde suffit à broyer la colonne vertébrale du corps ainsi emprisonné qui s’écroula tel une marionnette dont on aurait sectionné les fils. Se rejetant en arrière, l’italien ne prit même pas le temps de jeter un œil à sa victime, et encore moins de réaliser que sa soudaine folie lui faisait prendre des risques inconsidérés. Le second était dans sa ligne de mire.
Il se projeta sur lui à la manière d’un boulet de canon. L’assommer, juste l’assommer le temps de récupérer Shura… Un bras enroulé autour de la gorge de l’autre gardien dont la goule se dirigeait vers ce nouveau cosmos tout neuf, il l’entraîna avec lui dans sa course jusqu’à l’autre falaise dans laquelle il l’encastra, annulant par la même l’effet dévastateur du vide.
Un bruit sourd lui fit faire volte-face. Le Capricorne venait de tomber, à genoux, ses bras ballants arqués en arrière et traînant dans la poussière, sa tête penchée vers l’avant. Angelo ne put voir son visage qu’au moment où lui aussi affalé sur le sol, il le saisit aux épaules pour le secouer avec vigueur : « Shura… Shura, réponds-moi ! »
Mais que pouvait-il bien entendre avec ce regard éteint ? Un instant, le Cancer scruta avec une appréhension grandissante les prunelles si brillantes d’habitude, à présent recouvertes d’un voile terne et grisâtre. Il le voyait respirer pourtant, ses narines fines se resserrant au gré de ses inspirations, régulières, ses lèvres n’étaient pas encore décolorées, seule sa peau avait pris une teinte livide. Les doigts d’Angelo se crispèrent sur les épaules de son ami. Pourquoi lui as-tu laissé ressentir ton cosmos, pourquoi, bordel ?
Aller le chercher. L’idée l’effleura une seconde avant de se rétracter, au même titre d’ailleurs que son énergie qui refluait sensiblement, rappelant à son bon souvenir ses membres brisés. Il ne pouvait pas. Laisser son esprit partir dans le surmonde pour retrouver Shura revenait à laisser leurs deux corps sans défense, à la merci du gardien encore valide. Mais sans le Capricorne… « Reviens ! Shura, il faut que tu m’entendes… Reviens, bon sang ! »

 

Il ne sentait rien. Plus rien. La conscience de son être l’avait déserté. Il flottait, là, coquille vide, dépourvu de toute sensation, physique ou psychique. Chaque sens en berne, il demeurait suspendu dans un océan inerte dans lequel se noyaient ses pensées. Et il était seul. Ses fonctions vitales impulsaient cependant des signaux se propageant jusqu’à son cerveau mais ceux-ci se délitaient à peine formés, le moindre embryon de cohérence agonisant dès lors qu’il y portait une attention, même la plus infime.
A vrai dire, le peu de lucidité lui demeurant au sujet de sa condition actuelle ne lui procurait que satisfaction. Une satisfaction immense. Il était libéré. C’était là le seul sentiment agitant encore son individualité. Il essayait d’évoquer ce qu’il était ? Cette simple suggestion s’éloignait, aussi soudainement qu’elle avait été formulée. Son passé, sa famille ? A quoi bon, cela ne laissait dans son sillage qu’indifférence et détachement. Ses amis ? Un… un son lui parvenait, infiniment lointain, à tel point qu’il doutait même que ce fût lui qui l’entendît. Il semblait provenir du centre de son corps insensible.
L’absence de tout était la plus forte cela dit. Le néant avait remplacé l’essentiel de ce qu’il avait été. Il poursuivait d’ailleurs son travail de sape, grignotant les dernières miettes de cette lumière, la lumière qui avait fini par lui brûler l’esprit. Trop forte, trop présente, trop… vivante pour qu’il pût supporter plus longtemps la claire transparence de ses propres peines. A présent… il était à l’abri. Oui, définitivement. Rien ne pouvait plus l’atteindre, et le blesser. S’il avait su…
Il était observé. Il ne pouvait voir, mais se savait l’objet d’une attention curieuse, patiente mais aussi dubitative. Comme si on se demandait ce qu’on allait faire de lui. Il se surprit à guetter un moment, celui où il gagnerait sa nouvelle place dans cet ordre bouleversé. Il se savait non mort, cela signifiait donc qu’un rôle lui serait dévolu. Quel qu’il fût, il s’en moquait, pourvu qu’on le laissât à jamais…
Une brûlure indescriptible le transperça de part en part. Lui qui croyait ne plus rien ressentir eut un soubresaut violent, les flots dans lesquels il s’était abîmé bouillonnant tout à coup, le submergeant comme pour l’arracher à cette manifestation de vie inattendue. Mais plus il s’enfonçait, plus la douleur se renforçait pour irradier ses entrailles, ses poumons, sa gorge… jusqu’à sa tête dont le contenu lui fit l’impression de se dilater au-delà de ses limites. Alors, très lentement, cette lancinance commença à tournoyer au fond de lui, vrillant ses chairs et ses pensées. La parole lui ayant été dérobée, sa bouche s’ouvrit sur un hurlement muet qu’il n’entendit qu’avec son cœur affolé. Qu’est-ce que… Qu’est-ce que c’était ? Bien malgré lui, il parvint à aller au bout de cette question. Bien malgré lui, par-delà la douleur, il se rendit compte que le son qu’il percevait depuis un long moment commençait à se gondoler pour former des mots. Bien malgré lui encore, le voile grisâtre sous lequel il se perdait se déchira par à-coups, lui laissant entrevoir des formes, des couleurs, qui le blessèrent plus encore que cette lame mordante. Parce que c’était bien ce dont il s’agissait ? Une épée incandescente avait pris possession de son corps, comme pour s’en extraire ou plus exactement, extirper des tréfonds de sa conscience une étincelle de vie… de cosmos. Existe ! L’ordre claqua tel un coup de fouet dans son esprit. J’ai besoin de toi, Shura du Capricorne, ils ont besoin de toi, il a besoin de toi ! Le toucher retrouvé le secouait, de plus en plus en fort, de plus en plus violemment, une voix pressante, désespérée, lui intimait de revenir. D’autres aussi, plus éloignées mais indubitablement présentes, inquiètes, angoissées mais aussi… emplies d’espoir et de confiance. Je ne… suis… pas… seul. La brûlure s’apaisa, mais demeura vigilante. Aucun être humain ne doit demeurer seul. Il te faut lutter. Pour l’empêcher. Pour ne pas… que ça recommence. Je suis toi. Et tu es moi. Vis, Shura, vis ! Pour tous !

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« Laisse-le moi ! » Rugit Aldébaran et Milo ne dut qu’à ses réflexes l’évitement d’un coup qu’il n’avait pas vu venir, trop saisi par la surprise. Il se déroba une fois de plus devant l’attaque du gardien, creusant le ventre effleuré par un pied vicieux avant de se rejeter en arrière vers le Taureau. Il était épuisé.
« Non mais ça va pas de gueuler comme ça ?! » Trouva-t-il cependant l’énergie de protester sans quitter des yeux son adversaire, visiblement tenté par une manœuvre d’encerclement. Son attention ne se détournait pas non plus de l’autre gardien, qu’il avait flanqué à terre quelques minutes auparavant. La technique du Cancer faisait ses preuves, sans nul doute. Mais elle n’avait malheureusement pas le mérite d’être définitive.
« Et puis de toute manière, qu’est-ce que tu comptes faire ? » … Dans ton état ? Aucun besoin cependant pour le Scorpion de rajouter cette couche supplémentaire dont le brésilien avait conscience. Forcément. La seule réponse qu’il obtint fut un battoir qui s’abattit sur son épaule, laquelle servit de béquille au Taureau pour se relever, chancelant de toute sa masse.
« Préviens, avant… » Maugréa Milo qui n’enroula pas moins son bras autour du large dos pour stabiliser son compagnon.
« Quelle volonté… Je suis impressionné. » Le gardien encore debout observait la scène, avec un sourire goguenard. « Mais la rancune n’est pas une notion très chevaleresque, il me semble.
- Toi, je vais te… » La voix caverneuse d’Aldébaran promettait une mise à exécution incessamment sous peu mais la menace n’entama en rien le flegme de leur adversaire.
- Allons bon, tu m’en veux donc à ce point là ? Je ne l’aurais pas cru de la part du gentil ruminant… Et puis d’abord, comment peux-tu être certain que c’est moi qui ai utilisé tes si précieux apprentis ? Si ça trouve, c’est peut-être lui… » Il désigna son alter ego d’un index négligent. « Ou alors un des trois autres, là-bas ? »
Le grec glissa un coup d’œil rapide à la vaste esplanade dégagée, passage obligé pour parvenir aux Portes. Kanon et Aioros tenaient la place au beau milieu d’un nuage de poussière en suspension permanente autour des belligérants. Ils ne s’en laissaient pas compter, Milo en était persuadé. Mais à deux contre trois… Les renforts leur devenaient hautement indispensables. Et pour l’heure, Aldébaran et lui étaient les plus proches d’eux et donc les plus susceptibles de leur venir en aide. De plus, compte tenu de l’état d’avancement des autres, plus loin… Mü et Dôkho devaient encore se débarrasser du dernier gardien là-bas à l’entrée du canyon, Angelo paniquait et Shura… les doigts du Scorpion se crispèrent autour du bras de son alter ego qui y répondit dans un tressaillement. Shura, pour l’amour des Dieux, ne nous abandonne pas…
Et il y avait Aiors et aussi… Camus. « Protège-le. » N’avait pu s’empêcher de laisser échapper le Scorpion lorsque le Lion et lui s’étaient croisés. Certes, prière inutile compte tenu de la prudence naturelle du Verseau, mais les inquiétudes de Milo étaient plus fortes que ce genre de certitudes. Il aurait tout le temps d’y réfléchir plus tard. Et puis le dire ne coûtait pas grand-chose n’est-ce pas ? N’est-ce pas… En tout cas, les choses ne se déroulaient pas trop mal non plus de ce côté-là.
Il avait donc toute latitude pour se concentrer sur l’instant présent, sur les deux énergumènes agaçants et sur la protection de son compagnon, n’en déplaise à ce dernier. D’autant plus que le brésilien était tout… sauf dans son état normal. Il avait beau explorer ses souvenirs, jamais Milo ne l’avait vu étreint par une telle rage, une telle soif de… violence. Oui, il convenait d’admettre que c’était bien de cela qu’il s’agissait. Le Taureau était-il réellement en mesure de contrôler ce à quoi il n’avait pas l’habitude de se confronter ?
« Tu n’es pas en état, Aldébaran ! » Cette fois, le Scorpion ne plaisantait plus. « Laisse-moi faire qu’on en termine.
- Et parce que tu crois que tu vas y arriver tout seul ?
- Tu sais très bien ce que je veux dire… » Soupira Milo tout en ravalant sa fierté. « Tu as besoin de reprendre des forces pour le moment où…
- Je me sens mieux.
- Bourrique. »
Et pour le lui prouver, le Taureau se détacha de l’appui du grec, déployant toute sa stature dans un canyon latéral qui parut soudain bien étroit.
« Toi ou tes semblables, c’est du pareil au même. » Asséna le brésilien. « Il est absolument hors de question qu’un seul d’entre vous survive aujourd’hui.
- Rancunier et présomptueux par-dessus le marché !
- Non réaliste. J’ai la justice de mon côté. » Un éclat de rire méprisant ponctua la charge d’Aldébaran sur son interlocuteur qui parvint à l’éviter, non sans y laisser un coude qui adopta un angle diamétralement opposé à celui dont la nature l’avait doté. Milo grimaça mais l’autre ne parut pas se formaliser de cette avarie technique :
« La justice ? De quelle genre ? » Ironisa-t-il tout en se remettant en garde.
- Ce n’était que des enfants !
- Ah ? J’en déduis donc que si nous avions choisi des adultes, l’offense aurait été… moindre ? La justice revêt bien des…
- Ils étaient innocents ! » Explosa Aldébaran, son cosmos approchant dangereusement les limites de la perception. « Pourquoi eux ?!
- Tu viens toi-même de donner la réponse. Qui se méfierait de charmantes têtes blondes ? Et si j’en crois tes arguments, les adultes étant par conséquent dépourvus de cette innocence qui t’est si chère, notre choix était le meilleur.
- Vous ne pouvez pas… » Le regard du Taureau vira à l’orage, tandis que les muscles de ses épaules puissantes roulaient sous sa peau luisante de sueur. « Vous ne pouvez pas avoir été des êtres humains !
- Crois-tu ? Qui sait, peut être avons-nous été nous aussi des enfants… de ces enfants que tes semblables et toi destinez à devenir des machines de guerre ? »

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Base militaire, site des Portes…

Un ricanement ponctua l’ouverture des yeux de la grande silhouette sombre aux cheveux d’argent. Drôle de coïncidence tout de même… Il se surprit curieux de connaître la réponse à une telle question ou plus exactement de savoir ce que le Sanctuaire allait y répondre.
Demeuré immobile depuis bien trop d’heures, il se décolla de son mur et s’avança tout en s’étirant au milieu de la pièce de dimensions somme toute modestes mais dotée d’un triple blindage de plomb et creusée au dernier niveau de la base.
« Général, vous allez finir par nous donner le tournis ! » le “nous” incluait Corman, les trois étrangers mais aussi le jeune Orwell et la soldatesque présente.
- Nous ne savons rien ! » Tempêta le gradé, avec pour heureuse conséquence de stopper ses incessants va-et-vient. « Cela fait des heures que ça dure ! Peut-être même qu’il sont déjà morts, et nous…
- Si c’était le cas, notre présence ici n’aurait plus la moindre utilité. Quant à la vôtre… le sursis, vous connaissez ? » Corman jeta un regard mauvais à son “invité”, le rivant sur les deux autres, assis en tailleur et les yeux fermés.
- Et eux ? A quoi ils jouent ?
- A colin-maillard ? » Suggéra l’homme en noir avant de laisser échapper un petit rire devant l’explosion imminente de son interlocuteur. « Allons, général, calmez-vous. Ils se contentent de surveiller nos “amis” pour s’assurer de leur progression et, vous pouvez m’en croire, ils sont encore en vie. En espérant que cela vous rassure, bien entendu. » Acheva-t-il dans une courbette.
- Attendez, vous êtes en train de me dire que depuis le début, vous les “suivez” ? Que vous pouvez “voir” ce qui passe là-bas dehors ?!
- Je serais curieux de savoir si on parle du même début mais… oui, en l’occurrence, c’est tout à fait ça.
- Et c’est maintenant que vous le dites ?!
- Vous ne me l’aviez pas demandé. »
L’étranger aurait pu s’attendre à voir l’américain lui sauter à la gorge, au lieu de quoi il le vit s’affaler sur une chaise, hagard.
« Montrez-lui, vous deux. » Il s’était dirigé vers ses acolytes et avait posé ses longs doigts fins et soignés sur l’épaule de l’un d’entre eux. Ils levèrent leurs mains, paumes tournées vers le haut, sous les yeux d’un Corman soudain attentif. L’air se troubla quelques secondes avant de se… vitrifier. Un pan de miroir s’était matérialisé dans la pièce, offrant une illusion si parfaite de solidité que lorsque les doigts du général s’avancèrent pour en éprouver la robustesse, leur propriétaire faillit basculer au travers, emporté par son élan.
« Simple réagencement moléculaire, » pontifia l’étranger d’un ton négligent, «sans modification toutefois de la nature même du matériau. Vous devriez regarder à présent. »

Regarder ? Quoi ? La question se dissipa dans l’esprit du général au moment même où il posa les yeux sur cette étrange fenêtre intangible. Ce qu’il y voyait… En dépit du temps écoulé, le soleil luisait avec toujours autant de férocité à l’extérieur, malgré une course descendante largement amorcée. Le décor minéral et rougeâtre se profilait en arrière plan, et devant s’agitaient des silhouettes. Leur contour demeurait relativement indécis, néanmoins, Corman n’éprouva pas de réelles difficultés à les reconnaître. Il devinait sans peine la présence du plus massif d’entre eux et tout à côté de lui, l’un des nombreux grecs du lot. En dépit de l’incessante décomposition des images qui se succédaient les unes derrière les autres, ces dernières demeuraient assez longtemps pour imprimer la rétine des spectateurs. Ainsi que leur conscience. En vie, ils semblaient l’être, mais blessés. Sans doute sérieusement pour certains d’entre eux, ainsi que le général put s’en rendre compte tout au long de la revue des gens du Sanctuaire, disséminés dans le réseau rocheux. Depuis combien de temps… ? Un œil à l’horloge murale le renseigna : il était bientôt dix-neuf heures.
Quant à l’image des Portes, il n’en avait pas besoin pour l’instant. Aucun d’entre eux ne Les avait encore atteintes. Pourtant Elles se dressèrent brièvement devant lui, déformées par la surface en mouvement constant.
« Ils devraient y parvenir sans trop de difficultés. Enfin… question de point de vue vous me direz, général, mais du moment qu’ils ne sont pas tout à fait morts devant Elles, il leur reste une chance. Ces gens-là sont plein de… ressources insoupçonnées. A tel point d’ailleurs qu’eux-mêmes n’en ont même pas conscience. » L’homme en noir s’était tourné vers un Corman fasciné, dont l’attention demeurait rivée sur les Portes. « Il serait souhaitable pour vous comme pour nous qu’ils s’en rendent compte au moment opportun. Pour aujourd’hui bien sûr, mais aussi et surtout pour plus tard. »

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Les mains des deux femmes s’étaient effleurées, le temps que la blonde s’assure de la solidité de la brune qui l’avait tranquillisée d’un sourire et d’une légère pression des doigts. A présent, Thétis se tenait aux côtés de Mü, visiblement soulagé de restreindre enfin le rayon de sa télékinésie permanente. Les longues minutes qu’avait réellement duré l’offensive précédente n’avaient pas été de trop, le troisième et dernier gardien s’étant déjà relevé pour faire face à suffisamment de chevaliers d’or pour lui faire prendre ses jambes à son cou sans se faire traiter de lâche. Pourtant, il demeurait là, en garde, le visage atone, et avec la plus totale inconscience de l’état de son corps, ensanglanté par les coups de la Balance et du Bélier. A peine s’il jeta un coup d’œil au cadavre de son alter ego.
« Tu vas finir comme lui. » Dit doucement l’atlante. « Il te reste une chance de t’en sortir vivant. » Saga eut un haut le corps. Depuis quand se préoccupait-on du sort de ces… ces… êtres ? Il s’apprêtait à remettre le Bélier dans les rails du pragmatisme lorsque :
« Nous ne sommes pas vivants. » La voix était à l’image de la figure : sans timbre.
- Mais… Vous mourez non ?
- Nous disparaissons. » Répondit l’autre sans suivre la direction du doigt de Thétis, pointé sur le cadavre.
- Vous étiez des êtres humains. » Cela n’avait rien d’une question. Shaka observait le Gardien avec une telle attention que celui-ci finit par lui accrocher son regard sur la Vierge. « Vous étiez peut-être même… comme nous ? » L’autre ne répondit rien.
- Pourquoi ? » Thétis s’était avancée, un peu trop près au goût du Pope, néanmoins il réprima un réflexe le portant vers elle, sur l’injonction muette de sa compagne. « Pourquoi vous en prendre à nos proches ? C’est nous que vous vouliez !
- Parce que… c’est la règle.
- La règle ? » Dôkho se dressait devant tous ces compagnons. Ce mot était soudain trop dissonant avec les bouleversements qu’il avait identifiés tantôt. Et l’évidence tranquille qui transpirait derrière cette affirmation ne laissait pas de l’interloquer. Néanmoins… il finit par identifier le tiraillement insistant qu’il ressentait depuis plusieurs minutes, submergé qu’il fut soudain par un brutal sentiment d’urgence. Et il n’eut pas besoin de se retourner vers l’atlante pour savoir que celui-ci le partageait. Angelo et Shura étaient en mauvaise posture. Il fallait en finir au plus vite.
- Elles affrontent le Sanctuaire. » Reprit l’autre de sa voix toujours aussi morne. « C’est ainsi depuis que votre espèce s’est imposée définitivement au monde.
- Le but d’un combat est de le gagner. » Objecta Saga. « Et pour cela tous les moyens sont bons, à commencer par affaiblir l’adversaire.
- C’est ce que nous avons fait.
- Je ne crois pas, non. »
Shaka et Mü pivotèrent vivement vers leur Pope, stupéfaits. Ce dernier poursuivit cependant, imperturbable : « Nous avons supprimé certains des vôtres… et vous n’avez pas pu nous empêcher d’être ici, aujourd’hui. Nous sommes venus, en dépit de ceux que nous avons laissés derrière nous. Vous avez échoué… bien que je me demande si ce n’était pas là, votre volonté. » Les traits du gardien parurent se… gondoler. L’espace de plusieurs secondes, chacun des présents eut l’impression particulièrement tenace que son visage se diluait, disparaissait en une face uniforme qui n’avait plus rien d’humain. Rachel sentit son cœur rater un battement et sa bouche s’entrouvrit à la recherche d’un second souffle. La brûlure remonta le long de son épaule gauche comme le souffle rougeoyant de Leur voix retentissait dans ses pensées soudain figées :
« Qu’êtes vous devenus ?... Voulez-vous vivre… ou mourir ? Saurez-vous où mènent vos existences ? Saurez-vous… Pourquoi ? »
L’embrasement des Portes disparut aussi soudainement qu’il s’était manifesté et la Dothrakis ne dut la conservation de son équilibre qu’au pas incertain qu’elle esquissa en arrière. Bon sang… elle avait fini par se persuader qu’elle n’aurait pas à subir Leur ingression avant de se retrouver physiquement confrontée à Elles. Mais c’était sans compter la petite voix insistante de son intuition qui n’avait eu de cesse de la prévenir de la surveillance dont elle faisait l’objet depuis qu’elle avait mis le pied dans ce fichu canyon. Leur présence ne s’était jamais démentie, pas à un seul instant. Et si elle avait eu besoin d’une confirmation… Un pli d’amertume tordit ses lèvres. Elles avaient tout pouvoir sur elle, se souvint-elle, ses pensées, ses sensations avaient plus d’une fois fait l’objet de Leur prise de contrôle. Et leur proximité mutuelle n’arrangeait rien en dépit de la protection diffuse des cosmos de ses compagnons. Elle était plus forte, elle le savait. Grâce à eux. Mais cette brutale survenance venait lui rappeler à quel point elle n’était rien face à Elles.
L’illusion se dissipait déjà quand la sollicitude inquiète du Pope se glissa sous ses barrières. Elle eut un signe de dénégation résignée. Quoi qu’il arrivât à présent, elle n’avait pas d’autre choix de continuer, fût-ce sous l’attention vigilante de Celles qu’ils allaient devoir détruire. Mais pourquoi les laissaient-Elles poursuivre ? Elle fût tentée de partager cette question angoissante avec Saga, avant de se rétracter. A quoi bon… Lui-même se l’était déjà visiblement posé. Tout autant qu’elle, il avait conscience que d’une chiquenaude, Elles pouvaient les détruire. Et quelque chose leur disait à tous les deux que s’ils s’avouaient battus d’avance, cela se produirait, immanquablement.

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En dépit des termes employés, les yeux du gardien demeuraient implacablement vides. Un instant Milo se demanda s’il pensait ce qu’il venait de dire. Possible, décida-t-il en son for intérieur, tout en ayant l’impression confuse que ces mots étaient dépourvus de tout ressentiment. Néanmoins ils avaient fait mouche. Le Scorpion vit le pied droit de son alter ego glisser en arrière dans la poussière et son genou fléchir de quelques degrés.
« Nous… nous existons pour protéger. Pour sauver. C’est pour cela que nous sommes là, aujourd’hui. Peu importe ce que vous avez bien pu être, le choix que tes semblables et toi avez fait ne vous autorise plus à juger. » Même s’il était quelque peu désarçonné, Aldébaran avait répondu avec une conviction à l’aune de sa carrure. « Vous ne tuerez pas d’autres enfants.
- Oh mais ne t’inquiète pas. Les humains s’en chargeront très bien tout seuls. A commencer par vous puisque vous ne parviendrez pas à rétablir l’équilibre.
- Celui que vous voulez détruire, plutôt.
- Parce que tu crois sincèrement que… » Un autre éclat de rire bref ponctua la réponse du gardien. « C’est vous qui avez failli, ne l’oublie pas. Tu ne t’en es pas rendu compte ? Mais c’est qu’il faut sortir un peu mon grand ! »
La contre-attaque fut si fulgurante que seule la souplesse de contorsionniste du grec sauva la tête du Taureau d’un revers destiné à être mortel. Intercalé entre les deux opposants, Milo avait arqué son dos d’une telle manière que sa jambe lancée par-dessus sa tête stoppa net le coude meurtrier, ce qui en fit un second hors d’état de nuire.
« Les choses vont devenir un peu plus difficiles pour toi on dirait. » Commenta-t-il sur un ton tranquille avant de s’éloigner derechef et de se diriger vers le second gardien en passe de se relever. Quitte à parler d’équilibre… au moins l’égalité avait été rétablie entre le Taureau et son adversaire. Tous deux physiquement diminués, le combat avait toutes les chances de reprendre mais aussi et surtout de tourner à l’avantage du plus solide des deux, à savoir le Taureau. Aussi le grec décida-t-il de reporter toute son attention sur celui qui à présent, lui faisait de nouveau face.
« Tu ne te sens pas concerné ? » La voix moqueuse du premier gardien lui parvenait. « Si tu es aux côtés de ton ami si noble, c’est que tu dois partager ses convictions non ? » Milo agita la main comme pour chasser une mouche inopportune :
- Si vous pouviez me laisser en dehors de votre conversation, j’apprécierais. Mais continuez, hein, ne vous gênez pas pour moi… J’ai de quoi m’occuper.
- Voyons voir… Je serais curieux de savoir si tu es aussi persuadé que ton compagnon que le monde tel qu’il est mérite d’être sauvé. Ou plutôt… non : penses-tu être capable de contribuer à son amélioration ?
- Il est toujours aussi bavard ton copain ? » Répondit indirectement le Scorpion en s’adressant à son autre adversaire qui lui n’avait visiblement pas l’intention de piper mot. Malgré le détachement qu’il s’obligeait à afficher, le grec était suffisamment agacé par la question qui venait de lui être posée pour éprouver quelques difficultés à se concentrer exclusivement sur le corps à corps qu’il était en train de mener. D’autant plus que son seul objectif était la tête de son opposant et que ce dernier semblait l’avoir un peu trop bien compris pour avoir la gentillesse de lui faciliter la tâche. Un genou bien ajusté heurta sa hanche et, déséquilibré, il trébucha ce qui lui valut non seulement trois doigts enfoncés cruellement sous ses côtes, pile au droit du foie mais aussi un poing sur le côté de la mâchoire, soit deux dents en moins. Il faillit s’étouffer avec ces dernières lorsque Aldébaran l’interpella :
« Milo, réponds-lui. »

Le grec jeta un coup d’œil stupéfait – et offensé – à son camarade pour constater que ce dernier ne daignait même pas le regarder, tout entier concentré sur son adversaire qui lui-même s’ingéniait à réduire ses ouvertures.
« Milo ! » Répéta le Taureau un peu plus fort. L’interpellé esquiva un balayage au ras du sol que l’autre jugea pertinent au regard de l’apparente distraction du Scorpion. Mal lui en prit car toujours en extension dans son saut d’évitement – et bon sang, avec sa lourdeur, cela n’avait rien d’une sinécure – le grec parvint à abattre ses deux poings sur le crâne du gardien dont la figure s’éclata au sol comme une pastèque trop mûre.
« Tout le monde mérite de survivre. » Finit-il par répondre, benoîtement.
- Même dans ce monde-là ? » Leur second adversaire avait glissé de côté, imité par Aldébaran. « Même dans ce monde… que tu as découvert malgré toi ? Celui que tu as failli tuer ce soir-là mérite donc de vivre ? »
Mais, comment… ? Le regard interrogateur que lui lança le Taureau à ce moment-là le convainquit qu’il n’avait pas su masquer sa stupéfaction. Espionné ? Non, il l’aurait vu, deviné ! Le souvenir de la fuite d’Angelo, à Paris, que le Cancer lui avait narrée brièvement lui revint en mémoire. L’italien avait su détecter ses ennemis. Et lui ? Aurait-il pu en faire autant vu l’endroit – ce bouge infâme - et les préoccupations qui le taraudaient ce fameux soir ? Et même si c’était vrai, même si effectivement ils avaient eu des Gardiens aux trousses, dans ce cas pourquoi ne s’étaient-ils pas attaqués à eux ?
Sa cervelle se mit à déverser le flot des mois et des semaines passés. Des innocents, des civils avaient été attaqués par les gardiens pour blesser, heurter ses alter ego. Pour les faire… douter. Et dans son cas, ou celui de Camus, ce genre d’attaches extérieures n’existait pas. Même le Sanctuaire ne comptait pas. Enfin, pas… vraiment. Seul l’autre… Les gardiens n’avaient pas eu besoin d’intervenir. Evidemment, nul besoin de l’intervention d’un tiers dans leur cas, ils s’étaient fait souffrir mutuellement tout seuls comme des grands. Les Portes et leurs sbires n’avaient eu qu’à… “regarder” ? La question légitime que Milo était en droit de se poser en cet instant, à savoir par quel fichu moyen ils avaient pu être observés de la sorte, ne l’effleura même pas. La fureur avait déjà tout recouvert.
« Vous n’aviez pas le droit ! » S’insurgea-t-il. « Aucun droit de… !
- Tiens ? C’est la conception de ta justice ? Encore… une ? Allons donc, c’est donc un tel monde que tu veux préserver, avec de tels êtres ? Ou bien… ça dépend des moments ? De ton… humeur ? Ces… enfants auxquels le chevalier du Taureau semble vouloir inculquer les notions les plus nobles, que penses-tu, toi, leur opposer comme modèle ? Celui du parfait petit être humain ? Egoïste et lâche ? Celui qui fait passer ses intérêts individuels avant tout le reste ? A moins que… »
Le reste se perdit dans un gargouillis informe. La main de Milo avait crocheté la gorge du gardien, l’ongle de son index devenu écarlate planté dans la carotide.
« Je n’ai pas de leçon à recevoir d’un pantin dans ton genre. » Grinça-t-il d’une voix métallique, avant de lui déchirer la trachée puis de le repousser avec vigueur du plat du pied. Le sang dégouttait de ses doigts encore crispés lorsqu’il se retourna vers Aldébaran.
« C’est vrai, Milo ? » Demanda doucement ce dernier avec une tristesse ineffable dans la voix. « C’est vrai ce qu’il dit ? Tu as voulu faire un usage personnel de ta force pour te venger sur un inno…
- Tais-toi. Tu ne sais pas. Tu n’étais pas là.
- Mais j’ai vu. En Camus, en toi. Mais cela, tu ne nous l’as pas montré. Je suis sûr que même lui ne le sait pas.
- Et quoi ? Qu’est-ce que ça change ? Je ne l’ai pas fait de toute façon.
- Mais tu en as eu honte. » Le Scorpion se mordit les lèvres.
- J’étais en colère, je…
- Tu savais que tu n’en avais pas le droit. Tu as prêté serment.
- Oui, je sais, je sais ! Qu’est ce que tu veux que je te dise ?! Que je ne suis pas comme toi, Aldébaran ? Et bien voilà, sois satisfait, je ne t’arrive même pas à la cheville, j’ai beau être un chevalier d’or moi aussi, je n’ai ni tes qualités, ni ta noblesse, ni ton honnêteté et encore moins ton cœur !
- Et pourtant… tu es là.
- Oui, mais… » Le sourire soudain serein du brésilien lui coupa net le sifflet. Le Taureau posait sur lui un regard bienveillant qui n’avait plus grand-chose à voir avec ses interrogations douloureuses précédentes. Il le vit s’ébranler dans sa direction, le soleil se cacha lorsque son ombre massive tomba sur lui, et ses épaules ployèrent sous l’étreinte vigoureuse dont il fut soudain gratifié. Sa voix de stentor l’assourdit :
« Je ne sais pas exactement où se situe la vérité, mais j’ai envie de croire qu’elle est de notre côté. » Aldébaran avait relevé la tête et fixait le gardien, debout à quelques mètres de là en dépit du sang qui bouillonnait et débordait ses chairs déchiquetées. « Du mien… comme du sien. Ce qui sauvera le monde, ce sera sa foi en lui-même. Et nous lui donnerons cette chance.
- Serez-vous assez forts pour cela ? » Il ne s’agissait plus de provocation. La question était sincère. Le brésilien eut une hésitation puis sourit de nouveau :
- Nous allons vous le prouver. »

 

« Tu es prête ? » Rachel sursauta, sentant les regards de Saga et de l’indien converger vers elle au moment même où la voix d’Aldébaran la sollicitait.
- Je… » L’écho des cosmos du Taureau et du Scorpion recouvraient déjà ceux, déjà lointains, de la Vierge et des Poissons. Le laps de temps était court… avait-elle suffisamment récupéré pour se permettre d’enchaîner son aide à destination de Milo et d’Aldébaran et son intervention prochaine que déjà Dôkho sollicitait du regard ? Le bras du Pope se glissa sous le sien tandis que d’un sourire, Shaka l’encourageait. Les encourageait, tous les deux. Elle leva les yeux vers l’aîné des jumeaux. Lui ne souriait pas mais la confiance se lisait dans son regard. Oh bien sûr toute trace d’inquiétude ne s’était pas encore dissipée mais enfin… « Allez-y. »

 

Ainsi qu’ils s’y attendaient en vertu des informations que leurs camarades leur avaient fournies, le néant naquit au même instant, et s’enfla à la même vitesse que leurs deux cosmos. Aldébaran et Milo en maintenaient néanmoins un contrôle parfait. Si parfait que le Scorpion décida de s’accorder une petite fantaisie. « Pour notre sécurité. » Glissa-t-il au travers du surmonde à destination de son alter ego qui acquiesça.
Le grec laissa le brésilien prendre plus de champ, l’aura de ce dernier franchissant un cran supplémentaire dans son expansion, histoire d’attirer par la même l’attention du gardien qui leur faisait face et lorsqu’il fut sûr de sa manœuvre, Milo redirigea instantanément son propre cosmos vers leur autre opposant, toujours inconscient, et en réorganisa la structure. Restriction (2) se positionna autour du corps sans réaction, vigilante. Le Scorpion n’y déversa que le strict minimum d’intensité, juste assez dans tous les cas pour fournir de quoi grignoter à sa victime le temps de se débarrasser de l’autre.
Leurs deux auras convergèrent pour bientôt ne plus former qu’un seul et même embrasement. Les liens qui les entravaient ensemble témoignaient d’une solidité nouvelle, plus tangible encore que celle qu’ils avaient déjà expérimentée sur Star Hill.
« Milo, tu as mérité ta place et ton rang. N’en doute plus jamais.
- Merci… Aldébaran. »
Une même clameur jaillit de leurs poitrines lorsqu’en moins d’une seconde ils offrirent puis reçurent en retour la totale amplification de leurs puissances. Et lorsque Antarès jaillit, portée par la force de la gigantesque corne du Taureau, chacun d’eux eut l’impression de percevoir avec une acuité saisissante la multitude et la complexité des chaînes qui les reliaient à tous leurs compagnons. Et ce ne fut pas vraiment seuls qu’ils détruisirent leur adversaire.
De celui-ci, il ne restait que les quatre membres, épars dans la poussière. Tout le reste avait été vaporisé, l’essentiel du corps bien entendu, mais aussi une bonne partie de la falaise de grès. A vrai dire… ils découvraient ensemble l’aspect du canyon voisin au travers la trouée ainsi créée. Notant à part lui que le Great Horn était définitivement une attaque qu’il valait mieux étudier à distance respectable, Milo rejoignit Aldébaran aux pieds desquels gisait le second gardien, réveillé, mais toujours prisonnier de Restriction.
« Tu le finis ? » Suggéra le grec.
- Et pourquoi pas toi ?
- Ce n’est pas très amusant sur eux, ils ne sentent pas la douleur.
- Milo…
- Je plaisante. »
Finalement, ni l’un ni l’autre ne fit usage d’une arcane particulière. Profitant des derniers résidus de l’association de leurs cosmos, ils lancèrent conjointement leurs poings chargés d’énergie vers ce qui restait du visage du gardien, détruisant crâne, cervelle et par la même occasion, le dernier de leurs obstacles. Kanon et Aioros les attendaient.

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Kanon se secoua. Et de trois.
« Saga ?
- Pas le moment ! »
Le stress de son jumeau lui arracha une grimace. Son frère donnait tout ce qu’il pouvait à Rachel, il le savait et sa tension ne cessait de croître proportionnellement à celle du Pope. Il fallait au plus vite trouver le moment pour… Milo et Aldébaran en avaient terminé et se dirigeaient à présent vers le Sagittaire et le cadet des Antinaïkos. Allons, bientôt.
Il était cerné par ses deux adversaires. Quand ce n’était pas l’un, c’était l’autre, voire le troisième, et malgré le rythme qu’Aioros et lui avaient fini par imprimer à l’affrontement, ils étaient encore bien trop souvent débordés. Leur puissance physique avait néanmoins fini par s’accorder avec l’excès de gravité et ils parvenaient tous les deux à tenir la dragée haute aux trois gardiens. Mais si ces derniers subissaient des dommages sans en être affaiblis, c’était loin d’être leur cas, à eux. A chaque respiration, ses côtes fêlées se rappelaient à son bon souvenir. Quant à Aioros… Kanon balaya du pied le masque d’argent du Sagittaire. Celui-ci venait de le perdre et du sang suintait à la commissure de ses lèvres. A quelques mètres de lui, Aioros secouait la tête comme pour se remettre les idées en place. Le choc avait dû être rude.
Les deux gardiens s’ébranlèrent simultanément pour prendre Kanon en tenaille.
« Venez mes petits… » Un rictus supplémentaire déforma un peu plus sa bouche tandis qu’il se mettait en garde. Encore un peu… Se ramassant sur lui-même, il s’arracha du sol dès que l’air autour de lui se compressa. Et il ne sentit rien d’autre qu’un effleurement, celui des poings de ses deux opposants qui se télescopèrent juste en dessous de lui. Ou comment en aligner deux pour le prix d’un, une évidence dont le jumeau du Pope leur démontra la véracité en retombant sur les épaules de l’un pour assommer l’autre, avant d’entraîner le premier par le cou jusqu’au premier rocher venu, si possible proéminent et doté d’arêtes aigues.
« Aioros, ça va ? » Un choc sourd l’avait fait pivoter vers le Sagittaire… pour constater que, oui, ça ne se passait pas trop mal finalement. D’un coup de tête bien placé, l’autre grec avait étourdi le troisième gardien avant de le soulever et de le faire passer par-dessus son épaule et de retomber sur lui et de lui briser une jambe et un bras. Un tarif appréciable qui fit oublier momentanément à l’aîné des Xérakis son œil enflé et son poignet cassé.
« Ils arrivent. » Commenta-t-il, essoufflé, ses deux mains posées sur ses cuisses, légèrement penché en avant.
- Oui, il était temps. Ton frère ?
- Hum… » Les sourcils d’Aioros se froncèrent. « Je n’aime pas quand il se bat comme ça.
- Comme un Lion ? » Le taquina Kanon.
- Comme un Lion… a qui on aurait volé sa proie. Il se laisse dominer par sa colère.
- Bah, fais-lui un peu confiance. »
Le Gémeau fit craquer ses épaules en s’étirant, sans perdre cependant de vue ses deux amis du moment.
« Tu veux qu’on échange ? » Kanon sursauta :
- Pardon ?
- Je t’en prends un si tu veux. » Fit le Sagittaire en désignant du menton le gardien assommé le plus proche de lui.
- On va bien voir lequel se relève le premier. » Parce qu’ils allaient se relever. Ils se relevaient toujours. Kanon étouffa un soupir d’exaspération. A deux contre trois, ils n’étaient pas près de s’en débarrasser de ceux-là. Et autant que Milo et Aldébaran récupèrent un peu avant de les rejoindre, message qu’il leur fit passer via le surmonde. Aioros opina du chef, en silence avant que la partie défigurée de son visage ne se contracte sous ses boucles brunes.
« Merde ! » Son alter ego avait serré les poings. Shura venait de disparaître, ou presque. C’était à peine si l’un et l’autre percevaient les dernières étincelles de sa présence.
« Qu’est-ce que… ? » ils s’entre-regardèrent, avec appréhension.
- Son cosmos… c’est comme s’il était… dévoré… » Le regard du Sagittaire s’assombrit. « Par tous les dieux… Il s’est fait piéger. » Kanon demeura silencieux quelques instants avant de reporter son attention sur son compagnon. Son ton était froid :
- Nous ne pouvons rien faire d’ici. Et Angelo est avec lui.
- Tu crois qu’il…
- Il est increvable ce type. Il fera ce qu’il faut pour le ramener. »
Evidemment que le Gémeau était inquiet. Il pouvait bien se draper derrière sa dureté, Aioros devinait son angoisse. Et pour Shura, et pour son frère, et pour Rachel. Il la décelait d’autant plus facilement que lui-même s’empêtrait tout autant dans les liens qui les unissaient tous. En ce qui le concernait, et bien qu’il ne fût pas en mesure de l’avouer, il admettait qu’Aiors d’un côté, et Rachel de l’autre, ça faisait beaucoup pour un seul homme. Mais il avait voué toute sa confiance au Pope et ce, dans tous les domaines. « Puisses-tu la sauver et nous sauver tous… »

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Le gardien ne rajouta rien à la démonstration du Pope, se contentant de promener son regard vide sur ses opposants, avant de laisser libre cours à son propre “cosmos”. Tout en se mettant en garde dans le même temps que Dôkho, le Bélier ne put s’empêcher de remarquer que le terme ne galvaudait pas tant que cela la nature intrinsèque de cette absence de matière. Après tout, le vide n’était-il pas partie intégrante de l’univers ? Ses alter ego et lui en détenaient une parcelle, avaient grandi avec sa conscience chevillée au corps. A l’inverse de ceux qui y avaient déjà été confrontés, Mü découvrait ce néant… mais ne parvenait pas à s’en effrayer. Sans doute sa sérénité se communiqua-t-elle à la Balance tant la paix dans laquelle s’enveloppait à présent le chinois ne souffrait pas la moindre faille. A l’instar du mur de cristal que l’atlante, d’un geste ample du bras, dressa entre eux et leur adversaire.
Bien sûr, ce dernier fut l’objet de l’avidité du vide et à cet égard, il ne fit bientôt pas le moindre doute pour tous leurs compagnons que tout bien pesé, les gardiens ne paraissaient pas véritablement contrôler leur pouvoir. Leur aura se manifestait uniquement dès lors que la moindre particule de cosmos s’échauffait aux alentours. Une sorte de réflexe inné en quelque sorte, la réaction la plus passive qui fût face à l’occurrence d’une action contraire.
Le front de Thétis se plissa sous l’effet d’une soudaine pitié. Le gardien ne leur avait pas menti : il n’était plus vivant. Oui, sans doute avait-il été un être humain par le passé, certainement avait-il choisi de s’affranchir de l’espèce à laquelle il appartenait. Mais pour devenir quoi ? Une pauvre chose dénuée de tout sentiment, de tout libre arbitre, un outil pour Elles qui ne donnaient pas l’impression de s’en préoccuper. Leur adversaire savait qu’il allait disparaître mais il n’en poursuivait pas moins son but, inlassablement. Elle se mordit les lèvres à l’idée d’avoir comparé ces êtres à Angelo, et plus encore au souvenir de le lui avoir signifié. Il était vrai que n’importe lequel de leur caste était en mesure de se décider pour le choix d’une telle “existence” mais, sans être en mesure de se le figurer clairement, elle était persuadée qu’aucun d’entre eux ne parviendrait jamais à un telle extrémité. Dussent les autres aller contre sa volonté pour cela. Voire même le regarder lutter contre lui-même. A cette idée, l’autre tension, insistante, douloureuse, qui avait cru dans son cœur au fur et à mesure que Shura se dissolvait dans l’oubli commença à s’apaiser. Ce qu’il avait repoussé était revenu pour le sauver.

Shaka et elle se reculèrent, laissant Saga et Rachel à quelques mètres du premier axe. Le mur tenait encore debout malgré la progression du néant qui s’aplatissait contre la paroi d’énergie pure pour la grignoter et la dissoudre petit à petit. L’atlante eut un dernier regard pour le gardien ; le repos avait-il encore un sens pour cet être ? Pour cela, il aurait fallu qu’il lui restât des souvenirs de l’humain qu’il avait été. Et Mü doutait que cela fût le cas. Car sinon, pourquoi vouloir absolument détruire le creuset dont il était issu ?
Il échangea un ultime silence avec Dôkho, leurs assentiments simultanés se retrouvant dans le surmonde au moment où leurs cosmos s’enflammaient. L’or pur du Bélier se mêla à celui aux reflets de bronze de la Balance et le mur de cristal s’évanouit brusquement pour laisser les cent dragons de Rozan se ruer vers le néant. Celui-ci avait toute latitude pour les absorber et les détruire, mais c’était sans compter sa plus parfaite opposition, à savoir la lumière absolue. Celle d’une explosion stellaire. L’aura de l’atlante s’enfla démesurément pour se colorer de toutes les nuances du spectre, jusqu’à aveugler ses alter ego et à noyer Dôkho sous sa puissance.

La Dothrakis, soufflée par le contrecoup de l’énergie qu’elle venait de libérer, dérapa de plusieurs mètres dans la poussière. Cette fois… lorsqu’elle rouvrit les yeux, ce fut pour se rendre compte que la poussière à ses pieds avait pris une couleur uniformément dorée. Le halo des cosmos de ses compagnons ou sa propre vue altérée par la puissance qui tardait à se résorber dans ses veines ? Et ses mains tendues devant elle… elles tremblaient.
Saga, quant à lui, s’il demeura solidement campé sur ses jambes, sentit le sang se retirer de son visage devant cette déferlante de forces brutes combinées. Le paisible Bélier n’avait décidément rien à envier à celui qui avait été son maître et père spirituel. Et Dôkho… Non, décidément, le Pope peu soucieux de sa santé pouvait faire une croix sur la dernière espérance qui lui demeurait de conserver un tel niveau lorsqu’il aurait atteint le même âge.

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La déclinaison du soleil s’était considérablement accentuée lorsque le Taureau et le Scorpion les rejoignirent. A l’écart de tout adversaire et surtout de toute forme de néant imprévisible, les deux hommes en avaient profité pour utiliser un peu de leurs cosmos respectifs : si leurs plaies n’avaient pas disparu, du moins les plus profondes d’entre elles avaient été tant bien que mal cautérisées. Mais même sans être de toute première fraîcheur, leurs forces étaient plus que bienvenues.
Les gardiens marquèrent un temps d’arrêt en les voyant apparaître. Oh, pas bien long, pas assez en tout cas pour permettre à Kanon et Aioros, toujours embringués dans leurs corps à corps, de prendre l’avantage.
« On s’y remet ? » Suggéra Aldébaran, serra et desserrant le poing et déjà sur le point de prendre son élan. Un sourire carnassier se dessina sur les lèvres du grec :
- Oh mais après toi, je t’en prie ! »
Au moment même où ils se lançaient dans la mêlée, Kanon se recula de plusieurs mètres, les laissant stopper ses deux poursuivants. Il n’y aurait pas de moment plus idéal que celui-ci. Un dernier coup d’œil du côté d’Aioros… il allait falloir faire vite, de toute manière, il ne pourrait pas tromper le Sagittaire. Mais une fois qu’il serait mis devant le fait accompli… Une ultime fraction de seconde, un dernier doute l’assaillit. Lui et son jumeau s’apprêtaient à bousculer l’ordre établi, et il leur fallait espérer qu’ils n’allaient pas commettre la pire des erreurs.
« C’est bon ? » Plus le temps de tergiverser, le Pope avait perçu les intentions de son frère avant même qu’il ne les lui exprimât.
- De mon côté, oui. Tout dépend de toi. »

L’aîné des Antinaïkos laissa une dernière fois son regard errer en direction de sa compagne. Elle se redressait, un peu plus loin, pour reprendre son souffle. Toute son attention est dirigée vers le Bélier et la Balance en passe d’achever leur adversaire.
« Kanon, vas-y ! »
Ce n’était qu’une ligne. Verticale, en deux dimensions apparentes. Le Pope perçut pourtant la déformation de l’espace dans son dos, un pli curieux de la réalité qui se creusa légèrement. Et lorsqu’il lança subrepticement sa main en arrière, cette dernière rencontra des doigts plus que familiers, jaillis de nulle part. Une voix sans provenance chuchota à son oreille :
« Tu es prêt ?... Alors dans ce cas… » Le Pope se laissa gober par la brèche dimensionnelle… laquelle régurgita Kanon aussi sec. L’échange n’avait pas duré plus d’une milliseconde.
Pourtant le cadet des jumeaux n’eut pas le temps de se composer un air dégagé : les talons de Rachel avaient déjà pivoté dans sa direction, les sourcils de la jeune femme se muant peu à peu en deux accents circonflexes ébahis :
« Qu’est ce que… Kanon ! » La stupéfaction ne dura guère cependant et laissa très vite la place à deux accents d’un tout autre ordre au dessus du regard soudain fulminant de la jeune femme :
« Non mais vous êtes complètement dingues ?! » Il leva les mains en guise d’apaisement :
- Je vais t’ex… »

š›

Cette fois, ce fut Aiors qui l’écarta d’un violent coup d’épaule lorsque le gardien se redressa aux pieds du Verseau avec une vitesse par trop incompatible avec la capacité de mouvement des deux chevaliers d’or. Entraîné par son propre poids, Camus se retrouva projeté à plusieurs mètres de leur adversaire et sa tête alla heurter la falaise de grès. D’instinct, ses doigts fourragèrent sa chevelure à l’arrière de son crâne à la recherche du chaud liquide qu’ils s’attendaient à trouver. Ils ne furent pas déçus. S’arrachant à la roche, il fonça sur le dos laissé sans protection du gardien aux prises avec le Lion qui ne le lâchait pas d’un centimètre. Les deux s’étaient engagés dans un corps à corps étroit, au sein duquel les poings et les genoux du Lion étaient assénés avec une telle cadence que l’autre n’avait pas d’autre choix que de consacrer toute son attention à ses esquives et ses ripostes. Qu’à cela ne tienne, Camus n’avait jamais été étouffé par ce genre de scrupules : les pointes de ses deux coudes s’enfoncèrent dans la clavicule du gardien dont le corps ploya sous le choc, mettant fort à propos sa mâchoire au niveau du genou d’Aiors. Un craquement sinistre ponctua le bris de la dentition avant que le sang ne jaillisse des lèvres fendues sur toute leur largeur. Le lion s’arracha au sol en deux bonds, pour s’éloigner.
Plus loin, Kanon et Aioros tenaient le choc, il le savait. Quand bien même il se devait de consacrer toute son attention au combat qu’il était en train de mener, le grec ne pouvait s’empêcher de réserver une petite part de son esprit à la surveillance de son aîné. Le monde à l’envers ? Sûrement pas, la présence du Sagittaire perceptible à la lisière de sa conscience le confortait dans l’idée que son grand frère s’inquiétait tout autant pour lui. Mais pour la première fois, Aiors avait l’impression d’être son égal. Peu importait les raisons et les manipulations qui les avaient tous menés en ce lieu et en ce jour, le ressenti de sa propre force, les certitudes quant à son engagement plein et entier dominaient largement. De doutes, il n’en avait plus. Même la peur de mourir l’avait déserté.
Les seules choses qui lui manquaient à présent étaient ce calme et ce stoïcisme dont Camus faisait preuve tout à côté de lui. La chaleur suffocante faisait ruisseler la sueur sur les tempes du Verseau, sa pommette droite s’ornait de profondes entailles, le sang qui gouttait depuis sa mâchoire constellait l’étoffe claire de son tee-shirt. Mais rien dans son visage ne trahissait la moindre gêne ou la moindre douleur. Quant à son regard, il demeurait pur et glacé. Volontaire.

Survivre et revenir. Il n’y avait jamais pensé de la sorte, mais le français commençait à trouver ces deux idées relativement séduisantes. Et si elles trouvaient corps dans un monde qui fût à peu près supportable, il ne s’en porterait que mieux. Mais pas seul. Avec Milo, bien sûr, mais aussi avec les autres.
La projection d’une vie subitement dépourvue de ce qui avait été construit au cours des mois passés lui apparut si absurde qu’il la chassa illico de ses pensées. Quant à comprendre pourquoi cette idée le répugnait autant, il n’était pas bien certain d’en être capable. Et encore moins d’avoir envie de se poser la question. Il savait juste… qu’il lui incombait de se donner cette chance. Il regarda le Gardien se relever, tout en demeurant à l’écoute des échos en provenance de la Dothrakis. Ce qu’il en déduisit le conforta dans sa décision, tant elle semblait pour l’heure tenir le choc, et le rassura dans le même temps. Là-bas, en direction des Portes, Aldébaran et Milo s’en étaient finalement sortis. Effleurant brièvement l’esprit du Scorpion lequel lui adressa une pensée d’encouragement en retour, il se redressa. Leur tour n’allait pas tarder. Sans doute Aiors dut-il percevoir une impression similaire car il se déplaça latéralement pour fermer le passage vers l’avant-garde.
« Il suffit qu’un seul vous manque. » Le poing du Lion se desserra sous l’effet de la surprise, quant à Camus, il prit un air ennuyé. Il avait toujours détesté les adversaires bavards et s’était pris à espérer que celui-ci conserverait son mutisme jusqu’à sa fin. Or, non seulement il ne semblait pas disposer à se taire, mais il prit soin en sus de cracher dans la poussière les débris de dents qui le gênaient pour poursuivre : « Un seul, et vous échouerez. D’ailleurs, n’est ce pas déjà le cas ? »
Le Lion s’apprêtait à rétorquer vertement lorsqu’un poing d’acier lui broya les entrailles. Et le cœur. Shura ? Il glissa un coup d’œil hésitant vers Camus dont il vit la glotte amorcer un aller-retour brutal. Lui aussi avait perçu le soudain éloignement du Capricorne.
« D’autres candidats ? » Le gardien étira un ersatz de sourire et tout en se remettant en garde, il pivota vers le Verseau : « Toi ? Après tout, es-tu bien certain de vouloir sauver ce que tu es ? Le monde dans lequel tu t’es vautré mérite-t-il d’être sauvegardé, selon toi ? »
Camus flaira le piège et coupant court aux protestations naissantes du Lion, répliqua d’un ton froid : « Ce qu’est ma vie m’a mené jusqu’ici. Pour te tuer. Cela me semble être une réponse suffisante. » L’autre sembla sur le point de rajouter quelque chose, mais parut se raviser. Je ne crains pas mon passé, laissa échapper le français de ses pensées, lesquelles furent perçues tant par le Lion que par tous ses camarades. Et ce monde a fait de moi ce que je suis. Je ne le condamnerai pas au nom de mes propres erreurs.
« Ce que tes semblables et toi avez pourtant fait, je me trompe ? » Il avait repris à haute voix, ne doutant pas que leur adversaire avait lui aussi perçu sa décision. « Aujourd’hui, vous n’avez pas d’autres motivations que les Leurs.
- En effet… Tu te trompes. » L’air se troublait petit à petit autour du gardien, et Camus lança un regard d’avertissement à son compagnon. A présent même lui percevait les vibrations du cosmos du Lion, peinant à se maintenir derrière ses barrières. « Le déséquilibre que vous avez créé est trop important. Votre espèce a oublié ce qu’elle est et d’où elle vient. Tôt ou tard, vous finirez par vous autodétruire, mais à un prix tel que c’est le monde lui-même qui devra le payer. Et de cela, il n’en est pas question, le parasite ne tuera pas ce qui lui a donné vie.
- C’est donc ainsi que vous comprenez Leurs objectifs ? Avec vos yeux… d’humains ? » Le tour incongru que prenaient les échanges eut au moins le mérite de désarçonner suffisamment le grec pour que son aura revînt à un niveau moins dangereux, la noirceur autour de leur opposant diminuant d’autant.
« De quoi parles-tu Camus ?
- Plus tard. »

« Si nous sommes ici aujourd’hui, au complet, c’est parce que vous ne nous avez pas tués lorsque vous en aviez l’occasion. Je pourrais vous demander pourquoi vous n’êtes pas allés au bout de vos convictions… mais je n’en ferai rien. Parce que vous n’en connaissez pas la réponse. »
Il l’avait déstabilisé. Le néant vacilla, laissant entrevoir un autre vide, celui d’un visage chiffonné dont le sourire narquois avait disparu. Tout de même… Le Verseau aurait bien aimé tirer quelque indice de ce gardien, quitte à devoir entretenir la conversation. Au moins, disposait-il de la confirmation de ce qu’il avait deviné depuis de nombreuses semaines : détruire les Portes n’était pas la finalité la plus évidente de la présence du Sanctuaire en ce jour de solstice. Le regard du Lion, dont la luminosité était curieusement entachée d’un voile pensif, pesait sur lui. Mais ni l’un ni l’autre n’avait plus le temps de partager leurs pensées. Leurs cosmos respectifs avaient retrouvé un chemin dégagé vers celui de la Dothrakis et déjà, l’un et l’autre percevaient la mise en place de l’harmonie qui leur était propre.

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Le hoquet fut si soudain et violent qu’Angelo en lâcha les épaules de l’espagnol, l’empreinte de ses doigts profondément enfoncée dans les chairs. Abasourdi, il le dévisagea tandis qu’il s’ébrouait, plié en deux dans la poussière, tel un noyé miraculé.
« Tu… » Le Cancer avait comme un doute, qui fut balayé par le regard sombre mais de nouveau lumineux qui se posa sur lui. Et un soupir de soulagement lui échappa. « Tu m’as fichu une de ces trouilles !... Qu’est ce qui…
- C’est pas le moment Angelo ! » D’un revers brusque, il balaya l’italien qui s’en alla valdinguer, le plus loin possible du chemin de son alter ego. L’offensive du gardien fut stoppée net par l’épaule du Capricorne à demi relevé, qui se ramassa suffisamment sur lui-même pour repousser son adversaire à plusieurs mètres de là.
« Il faut toujours finir proprement son travail… » Grinça l’espagnol, un rictus mauvais déformant sa bouche. « Dommage que tu n’aies pas continué.
- On peut remettre ça, si tu veux.
- Oh, mais on y compte bien ! » Angelo se dressait derrière Shura et déjà leurs deux cosmos s’enflammaient de concert, s’entremêlant, or crépitant contre or martelé, le long d’étroites volutes flamboyantes pour se fondre l’un dans l’autre jusqu’à ne plus former qu’une seule et même entité.
« Si vous y tenez… Cela m’ennuierait de vous séparer ! » La gravité s’accentua brutalement, la béance du néant occultant le minéral autour du gardien pour créer un vortex dans lequel chaque particule physique, aspirée, s’annihilait les uns après les autres.
« Faudrait pas trop traîner. » Souffla le Cancer. « J’espère qu’elle… »

 

Rachel ravala sèchement son trouble et ses pensées hagardes lorsque les présences d’Angelo et de Shura se matérialisèrent dans son esprit, déjà prêts et affamés de puissance. Cette opportunité, ils avaient eu du mal à se la créer et ils ne la conserveraient pas bien longtemps. Quelques secondes tout au plus, si elle ne les assistait pas tout de suite. Le tremblement des doigts qu’elle porta à son visage ne s’était pas encore atténué et l’embrasement de l’atmosphère à quelques mètres d’elle ne se démentait pas plus. Dôkho et Mü n’avaient pas encore refermé les vannes face à un adversaire qui résistait, malgré un corps en voie de déliquescence…
L’appel se fit plus pressant. Elle ramena sa main devant elle pour y découvrir quelques gouttes de sang, les mêmes qui ornaient sa lèvre supérieure et entravaient sa respiration. Les premières protestations de son corps. Et il avait fallu que ces imbéciles de jumeaux choisissent ce moment-là pour mettre à exécution les dieux seuls savaient quel plan issu de leurs cerveaux retors ! A quoi rimait tout cela, elle n’en avait pas la moindre idée, et à vrai dire, n’en avait cure en cet instant précis. Son regard n’avait rien perdu de sa rancune lorsqu’elle le reporta de nouveau sur Kanon qui déjà se rapprochait d’elle. Elle s’apprêtait à le tancer vertement lorsque le déploiement de l’aura dorée lui rabattit le caquet. Elle prenait déjà un aspect en tout point similaire à celle du Pope, solide, ferme et protectrice. Tout au plus la Dothrakis se contenta-t-elle de maugréer entre ses dents, « j’espère que tu sais ce que tu fais… », avant de se saisir dans le surmonde des deux lianes de cosmos qui lui avaient été lancées.

 

Tous deux l’avaient déjà expérimenté. Néanmoins, le choc n’en fut pas moins rude lorsqu’en moins d’une seconde, leurs énergies combinées se rétractèrent violemment avant de se redéployer avec une puissance démultipliée. Chauffées à blanc, leurs auras rayonnèrent, leurs corps disparaissant derrière la pure énergie qu’ils s’approprièrent enfin. Maintenant !
Une double Excalibur fondit du ciel dans le prolongement des bras du Capricorne, lequel s’était élancé au-dessus du gardien, laissant au sol Angelo armer ses doigts d’une multitude de feux follets. La première lame s’insinua de taille à la base du cou de leur adversaire pour le déchirer jusqu’à la hanche opposée tandis que la seconde amorçait une courbe en vue d’une décapitation définitive et sans bavure. Appelée par le Sekishiki Konsô Ha (3), une nuée d’âmes contraintes et hurlantes s’enroula dans le même temps autour de l’épée juste avant qu’elle n’atteignît son objectif. Au moment où la tête commençait insensiblement à glisser de son socle d’origine, Angelo claqua des doigts : « Crève. »

 

Chairs, os et cervelle se mélangèrent en une gerbe sanguinolente lorsque la déflagration atomisa le corps du gardien. Déséquilibré par le souffle de l’explosion, le Capricorne recula de quelques pas, ce qui le sauva néanmoins d’une douche peu ragoûtante, et déjà l’éclat de rire d’Angelo résonnait entre les hautes falaises de grès :
« Impeccable, vieux ! Faudra qu’on se refasse ça un de ces quatre, c’était vraiment eff… »
En dépit de la gravité, la poussière soulevée n’avait pas achevé de retomber. Pas encore. Et par-delà la brume rougeâtre qui masquait les restes humains… Les yeux de l’italien s’agrandirent, sa bouche s’arrondissant en un “o” stupide. Là-bas, ce halo, cette obscurité la plus noire qui s’enflait, malsaine, autour d’une moitié de silhouette dressée sur le sol… et cet éclat ! L’or propulsé, renvoyé, tranchait l’air, fusant à la vitesse de la lumière, droit sur le Cancer. Non… Non ! C’est impossible, je… Trop tard. Bien. Trop. Tard. Il n’avait pas le temps, pas le temps d’esquiver, pas le temps de sauver sa propre tête, pas le temps de… Un flot poisseux de sang tiède l’aveugla, pénétra sa bouche ouverte, dévala sa gorge, tandis qu’au même moment un poids d’une lourdeur écrasante s’abattait sur lui… contre lui. Il ne vit qu’un regard, n’entendit qu’un râle.
« Shura… NON ! »

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« Maintenant ! » Rugit le Lion, tandis que la température s’élevait de suffisamment de degrés pour créer un appel d’air, lequel se mua en une tornade de poussière au cœur de l’étroit boyau minéral. La flamboyance de son cosmos s’opposait en un équilibre précaire à la noirceur qui s’était simultanément déployée mais l’adjonction de la luminescence opaline du Verseau donna bientôt l’avantage au grec. Par-delà le surmonde, Camus lança un filament de cosmos en direction de Rachel, le laissant grossir et s’enfler, se gorger de l’énergie pure qu’elle avait commencé à y déverser… celui-ci lui revint de plein fouet, incomplet, souffreteux, avec un hurlement mental qui lui transperça la cervelle. Celui de qui ? Portant les doigts à son front, il trébucha tout en reculant, son cosmos refluant avec brutalité dans tout son corps, pour fuser le long de ses nerfs mis à rude épreuve. Un homme… c’était la voix d’un homme… Shura !

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Il arrive que les rouages les mieux huilés se grippent. Non pas que cela soit surprenant en soi, c’est juste que le déraillement se produit toujours au moment le moins… opportun.
La pression que Mü maintenait sur la noirceur, ce maelström d’ondes lumineuses qui l’effilochait, la déchirait jusqu’à la réduire à une portion des plus congrue, cessa avec une brutalité inouïe quand l’atlante bascula de quelques degrés vers l’avant, comme bousculé par une lourde masse invisible. Dans le même temps, Kanon vit avec un saisissement mêlé d’horreur le corps de Rachel, toujours sous l’emprise du Cancer et du Capricorne, s’arquer selon un angle improbable, l’or de ses prunelles se révulsant sous ses paupières. Est-ce qu’il avait… ou plutôt n’avait pas… ses angoisses soudaines furent balayées par ce qu’il convenait d’appeler un séisme. Assez brutal pour que ses dents s’entrechoquent violemment, pour que ses nerfs se distordent et que son corps se tende à l’extrême sous l’effet d’une panique qui ne lui appartenait pas.
Moins d’une minute s’était écoulée depuis que le Cancer et son compagnon avaient détruit le gardien, à peine le temps pour Kanon et Rachel de canaliser l’excédent d’énergie qu’ils venaient de dégager, juste assez pour qu’ils se rendent compte que Lion et Verseau en appelaient à eux et puis… ça. Cette Excalibur monstrueuse, cette lame de pure puissance, née d’eux-mêmes qui venait de…
Rachel poussa un hurlement.

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« Aiors, arrête ! » Le cri de pure panique lui échappa, trop tard. Le Lion n’avait pas “vu”, n’avait pas perçu l’urgence de la situation, à moins que, trop pressé, il eut déjà trop engagé de sa propre personne, de cette aura qui brûlait sans discontinuer autour de lui. Sous les yeux agrandis du Verseau, à genoux dans la poussière, le cosmos du grec s’étendait, encore et encore, sans discontinuer, jusqu’à emplir l’espace d’une lumière étincelante. Rien ne semblait pouvoir arrêter cette effusion mortelle dont s’abreuvait le gardien, ou plutôt Elles, absorbant la vie telle une sangsue sur une tumeur malingre.
« Cam… Camus… ! » Le français sursauta. Mais où trouvait-il… « Tu peux y parvenir, seul ! Profites-en, tant qu’il ne peut contenir tout mon cosmos, il n’a pas suffisamment de ressources pour s’en prendre à toi !
- Tu es complètement dingue ! Si tu continues comme ça… Bon sang, Aiors, tu es en train de te consumer !
- C’est pour cela… qu’il… dépêche-toi !
- Mais…
- Nous n’avons pas d’autre choix ! »
S’il était possible d’augmenter encore un peu plus l’embrasement d’un cosmos poussé à son paroxysme, Aiors le prouva en laissant le sien brutalement exploser. La déflagration ébranla jusqu’à la roche millénaire dont des pans entiers se fendirent d’abord, avant de glisser de leur socle jusqu’au sol, ébranlé par les chocs successifs. Un sourd grondement s’enfla quand la poussière tassée sur elle-même sombra dans les fissures qui s’ouvrirent sous les pieds du Verseau. Au cœur de cette flamboyance furieuse, la silhouette du Lion peinait à se dessiner, déjà déformée par les ondes de chaleur. La tension s’accentua encore entre cette explosion aveuglante et son négatif. Et la gravité s’accrut d’autant. Bientôt… bientôt Camus n’aurait même plus la possibilité de soulever ne serait-ce que ses talons. Ses avant-bras se soulevèrent, péniblement, faisant fi de son corps tout entier compressé par l’écrasement de son propre poids. Au cœur du tourbillon, il joignit ses mains au dessus de sa tête, ses doigts moites de transpiration s’entrecroisèrent et sans même voir son adversaire par-delà le brasier, il commença à abaisser la température de son propre cosmos jusqu’à la limite du zéro absolu.
« Du temps… j’ai encore besoin de temps… » Il ne s’adressait à personne en particulier si ce n’était à sa propre volonté qu’il forçait à prendre un chemin contraire à celui de son cœur, mais Aiors l’entendit. Le Verseau vit une ombre désarticulée s’avancer encore un peu plus vers le néant tandis que l’or en fusion virait à l’immaculé. « Encore un peu… juste… encore… un peu… »
L’idée que le Lion allait mourir le frappa dans la même fraction de seconde pendant laquelle l’Exécution de l’Aurore condensa son énergie en un froid mortel. Le flot étincelant se rua vers le gardien dont l’ultime mouvement de pivot se figea sous une épaisse chape de glace qui grimpa à l’assaut de ses jambes, de son torse, de son cou, de son crâne pour l’immobiliser entièrement dans une gangue lisse et aveuglante, moirée de l’or du Lion qui continuait à brûler, et brûler encore… Le vide avait disparu mais la consomption avait atteint son point de non retour. Aiors venait de dépasser ses limites.
S’engouffrant au cœur de la fournaise, Camus balança son poing au centre supposé du corps gelé de son adversaire qui explosa en une myriade d’éclats glacés. Ses semelles crissèrent sur les débris lorsqu’il fit volte-face en direction de son alter ego. Sur le corps de ce dernier, tordu selon des angles grotesques, achevaient de se consumer les derniers lambeaux de son tee-shirt, son pantalon commençant à son tour à dégager des fumerolles. La peau mate du Lion se marbrait quant à elle de tâches informes, sombres et malsaines, qui s’agrandissaient à vue d’œil et son visage… Entre les paupières gonflées s’apercevait un bleu de plus en plus pâle, dernier signe de vie dans ce corps en proie à une calcination galopante. Les lèvres fissurées s’étirèrent : « C’est bien… tu as réussi… »
NON ! Mais le hurlement de frustration et de fureur ne franchit pas la gorge trop serrée du Verseau. Il ne pouvait que secouer la tête, muré dans un silence d’effroi. Devant lui, au sol, le Lion se tordait de souffrances et lui, il… il… « Je savais que je pouvais avoir confiance en toi… » Poursuivit le grec dans l’esprit de Camus, vidé. « Vas-y, maintenant… »

Ce fut la révolte qui le sortit de sa torpeur. Cela ne pouvait pas se terminer comme ça, c’était tout bonnement impossible. Pas maintenant, pas déjà ! Et pas lui… La foi du Lion en tous leurs camarades, en Camus, sa colère lorsqu’il avait su, cru qu’il avait abandonné le Verseau, rejetant l’excuse de l’ignorance, furieux d’avoir laissé l’un des siens s’enfoncer, sa présence lumineuse, son espérance, sa vie qu’il n’avait pas fini de mener… Il ne devait pas mourir. Et la seule chose que Camus se devait de lui accorder en cet instant, était sa propre confiance, à son tour.
Lorsque les atomes d’hydrogène et d’oxygène se combinèrent pour s’aligner en douze arêtes parfaitement rectilignes, lorsqu’elles se rejoignirent, lorsque l’eau se solidifia autour du corps d’Aiors grignotant tout l’espace pour l’envelopper sans à-coup, il n’entendit que le seul son de ses dents grinçant les unes contre les autres. La douleur dans sa mâchoire remonta le long de ses nerfs jusqu’à ses cils pour y faire naître des éclats aussi brillants que le cercueil de glace qui prenait forme devant lui.
Son bras s’abaissa, sa main retomba le long de sa cuisse. La silhouette bleutée sous le miroir avait repris une position moins douloureuse, et le visage aux yeux demeurés ouverts ne trahissait aucune espèce de surprise. Souriait-il ? Le Verseau recula d’un pas. Puis un autre. Sans lâcher le Lion du regard. « Tu peux y arriver. Je le sais. Tu le dois. »
Il finit par se détourner. Par s’éloigner d’un pas lourd, contournant avec difficultés les ruines de leur affrontement. Le cercueil diminuait derrière lui, sa masse rendue indécise par la brume de chaleur. Et, incongrue, une dernière pensée le frappa : « Aioros va me tuer. »

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Sous l’effet d’une douleur stridente, Thétis se laissa tomber à genoux dans la poussière, les yeux vides, tandis qu’à ses côtés, Shaka s’ébrouait pour se débarrasser de sa stupeur et se précipiter vers la Dothrakis. Il lui saisit les poignets… grimaça lorsque ses doigts se poissèrent de sang. Dôkho, livide, n’eut pas d’autre choix que d’armer son poing, lequel s’environna d’un cosmos incandescent, et de le projeter à la vitesse de la lumière droit sur la tempe du gardien. Utile ou pas ce dernier coup, la Balance n’en eut cure, malgré l’état plus que fragmentaire du corps de leur adversaire. Les dragons l’avaient transpercé de part en part en des dizaines de points, certains impacts laissant entrevoir sous une pluie carmine la roche de la falaise derrière celui qui était mort debout. Le crâne éclata comme une orange, déversant mollement sa pulpe jusqu’au sol. Le chinois ne prit pas la peine de contempler son œuvre. Il fit immédiatement volte-face vers Mü, accrochant son regard en proie à une souffrance hébétée :
« Shura… Aiors… Par tous les dieux, non…
- Dôkho ! »

Le bras de la Vierge avait été tendu trop tard. Et il avait été trop court.

La Balance n’avait même pas eu le temps de se retourner.

 

© Vanina BERNARDINI - 2008

 

 

  1. Acubens : attaque de Manigoldo du Cancer dans le manga « The lost canvas » de Shiori Teshirogi
  2. Restriction : attaque de Milo du Scorpion, uniquement dans le manga de Kurmada
  3. Sekishiki Konsô Ha : attaque de Manigoldo du Cancer dans le manga « The lost canvas » de Shiori Teshirogi