Chapitre 36 – Partie II

 

Sites des Portes…

Un craquement. Cristallin. La peau et les nerfs d’Aiors n’en ressentirent pas la vibration, anesthésiés comme ils l’étaient par le froid, mais son cosmos, attentif aux appels lointains et ténus qui lui parvenaient, le perçut, sans pour autant en identifier clairement l’origine.

D’ailleurs, le peu d’attention dont il était capable, le Lion la reporta derechef sur son frère. Depuis quelques temps déjà, il en avait reconnu la voix, curieusement déformée par les règles régissant le surmonde. Elle lui était d’abord parvenue par à-coups, avant de se muer en une litanie infatigable. Si les coins de ses lèvres figées par le froid avaient pu se relever, il en aurait souri ; lorsqu’il n’était encore qu’un gosse, son aîné venait chaque matin le tirer du lit en le secouant avec insistance pour l'emmener avec lui à sa séance d'entraînement. Il s'agissait peut-être de la même chose finalement : des années plus tard, Aioros s'évertuait encore et toujours à le réveiller, ou plutôt à le sortir de la stase dans laquelle le cercueil de glace de Camus l'avait plongé.
De cette gangue rigide, Aiors avait également fini par prendre conscience. Du moins une fois que la douleur indescriptible qui l'avait plongé dans une bienheureuse inconscience avait commencé à se modifier. Pas de quoi crier au bien-être absolu, cependant. D’ailleurs, lorsque ses sens avaient manifesté des velléités de réveil, le regain de souffrance lui aurait volontiers arraché un hurlement… s'il avait pu ouvrir la bouche. Mais petit à petit la brûlure du froid avait remplacé celle du feu qu'il n'avait pas réussi – voulu – à maîtriser. Et ce fut lorsque les dernières flammes de son cosmos menacèrent de s’étioler qu'il avait commencé à entendre la voix de son aîné.

Il persistait à s’y raccrocher, tandis que son septième sens concrétisait ses projets de reconstruction. Le corps meurtri du Lion puisait dans ses ultimes ressources, celles que le Verseau avait su sauvegarder par son geste désespéré ; toutes deux encore insuffisantes, force et vigueur lui étaient absolument nécessaires pour lui permettre de se libérer et surtout de rejoindre cette voix qui le réclamait. Et s'il n'y avait eu qu'elle... Derrière la présence d'Aioros, encore et toujours vigilante malgré les exigences des combats qu'il menait de son côté, le cadet des Xérakis devinait celles de ses camarades. Aucun ne s'immisçait pourtant en travers du lien qui l'unissait à son aîné, mais ils exerçaient, chacun à leur niveau, une surveillance, sans doute inconsciente d'ailleurs, de leur camarade. Aiors ne percevait pas leurs voix, à peine leur visage ou leur être, n'avait pas la moindre idée de l'état dans lequel les affrontements les avaient laissés, mais il savait sans pouvoir se l'expliquer qu’eux aussi étaient là, à ses côtés.
Plus loin encore… Impossible ? Et pourtant. La femme qu’il avait laissée derrière lui, à des milliers de kilomètres de là, ne disposait d’aucune des capacités si particulières aux chevaliers d’or, mais son visage se dessinait petit à petit au gré des pensées confuses qu’il commençait à entretenir. Jane ne saurait jamais rien de ce qui se serait passé ici ; mais il lui devait de revenir, à elle qui n’aimait qu’un homme, en lieu et place d’un être du Sanctuaire.

Un nouveau craquement ponctua ses réflexions laborieuses, et une mince, très mince, lézarde naquit à la pointe de son index pour aller courir jusqu'à l'arête acérée, fendillant le coeur du gigantesque bloc de glace. Sous ses paupières fermées, une lueur remplaçait peu à peu le noir absolu. Dorée, elle s'épanouit en taches d'abord disparates, lesquelles se propagèrent bientôt pour ne plus former qu'un seul et unique étendard luminescent, pulsant au même rythme affreusement lent de son coeur. Son cosmos était devenu le centre de son monde intérieur.

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Shaka menait la petite troupe lorsque l’arrière garde rejoignit dans le silence le Pope et ses compagnons. Milo, sur le point de s’élancer vers eux, n’en fit finalement rien lorsqu’il avisa leurs visages. Et ce fut aussi muet que ses camarades crispés qu’il assista à leur approche.
En vie… mais dans quel état… Les épaules et le dos anormalement voûtés de Dôkho drainèrent tous les regards. Et lorsque la Balance releva la tête vers eux, même Camus eut un geste de recul, comme pour ne pas se laisser approcher par celui qui était subitement devenu… un étranger. Les stigmates de la vieillesse et de la décrépitude, ceux qu’aucun d’entre eux n’auraient jamais imaginé voir un jour sur les traits de leur aîné, avait ravagé le chinois et témoignaient à eux seuls de l’ampleur du sacrifice qu’il avait consenti pour demeurer en vie. Et les rejoindre. Aioros effleura discrètement le cosmos de la Balance ; ce n’était plus qu’un brasier couvert et veillé avec un luxe de précautions. Un feu assourdi que rien ni personne ne devait plus risquer d’éteindre.
Dôkho détourna les yeux lorsque Saga s’approcha de lui. Le Pope était grand ; il venait de devenir immense devant la chose racornie qu’était devenue son aîné. Pourtant, ce fut avec des gestes empreints d’un profond respect qu’il saisit le vieil homme par les coudes, pour l’accompagner jusqu’à un rocher qui se trouvait là, et auquel il l’aida à s’adosser. Sous le regard insistant du Gémeau, cependant, la Balance finit par redresser le cou. Et ce fût avec un pâle sourire qu’il murmura :
« Allons donc… Je crois que tu viens de cesser de m’envier ma forme olympique.
- Pour la remplacer par la certitude de ce que je n’atteindrai jamais. » Ton courage et ton expérience… Acheva le Pope tristement, avec une admiration non feinte toutefois. « Je suis heureux que tu sois toujours parmi nous.
- Aussi surprenant que cela paraisse… figure-toi que moi aussi. » Et les deux hommes de reporter leur attention sur leurs autres camarades.
Kanon avait soutenu Rachel mais sur les derniers mètres, la jeune femme s’était libérée de son appui pour se rapprocher de son compagnon, aux côtés duquel elle se tenait, couvant Dôkho d’un regard que Saga décida de considérer comme protecteur. Leurs mains s’effleurèrent, leurs doigts s’emmêlant quelques secondes, avant de se détacher.
« Mon père est mort. » Laissa-t-elle tomber, sans émotion apparente.
- C’est lui qui m’a sauvé. » Dôkho observait la jeune femme, soudain mélancolique. Il savait qu’elle ne en voudrait jamais pour ce sacrifice, tout comme il partageait avec elle la certitude que cette issue valait mieux pour Nathan et son honneur, que celle que tous avaient envisagé le concernant, avant leur départ. Saga, lui, ne vit que les traits fatigués de sa compagne, les cernes creux et sombres sous ses yeux, le léger mais continu tremblement qui animait ses mains et son menton. La souffrance physique de Rachel reléguait pour l’heure la perte de son père au second plan.
Kanon, légèrement en retrait, considérait pensivement le champ de bataille qu’il avait quitté à peine deux heures plus tôt. Saga n’avait visiblement eu aucun mal à prendre sa place auprès d’Aioros, et rien en cet instant ne laissait présager d’un quelconque déséquilibre. Il allait bien falloir qu’il se contente de ce soulagement, pour oublier la silhouette mince et élancée qui se tenait, debout, derrière tous les autres.
Tiré momentanément de ses pensées malsaines, Angelo s’était redressé pour observer, comme tous les autres. C’était Mü qu’il cherchait, mais le Bélier, dont la présence s’affirmait de plus en plus proche, avait pris du retard sur ses compagnons. Il ne tarderait cependant pas à arriver. L’italien ne mit guère de temps à comprendre que du côté de Thétis, quelque chose ne tournait pas rond. Centré sur lui-même au cours des dernières heures, il ne s’était pas préoccupé de ses alter ego. Et commençait vaguement à le regretter, tandis qu’il se rapprochait d’elle, clopin-clopant. Il s’agissait bien du chevalier des Poissons mais un détail, ou plusieurs, dans son maintien troublaient si fort le Cancer que l’angoisse lui dégringola dessus lorsque la jeune femme fit un saut en arrière au moment où il s’apprêtait à lui saisir le bras. Il avait eu le temps de voir. Son visage dont la peau habituellement dorée s’était muée en un voile diaphane sous lequel serpentait un réseau de fines veinules céruléennes. Son corps, si souple, à présent raidi par une force qu’il ne s’expliquait pas. Son regard. Lointain. Absent.
« Thétis ? » Elle se tourna vers lui, toujours sans le toucher. « Qu’est-ce qui se passe ? » Demanda-t-il d’une voix qu’il voulait bourrue.
- Ne t’approche pas. Angelo… s’il te plaît.
- Mais enfin, à quoi tu joues ?!... Aïe, merde ! » Passant outre les recommandations de la jeune femme, l’italien avait plaqué une main décidée sur l’épaule nue, avant de la retirer aussi sec sous l’effet d’une vive douleur. Baissant les yeux, il put voir sa paume, rougie et déjà en proie à des boursouflures cuisantes.
« Tu… » Indécis, il la scruta, espérant lire une réponse sur le visage de Thétis, lequel se chiffonna brusquement, deux larmes débordant ses cils. « Mais enfin… qu’est-ce que tu as fait ? » Il n’eut droit qu’à une dénégation silencieuse et passablement effrayée, aussi pivota-t-il vers Shaka qui, non loin, de là, observait la scène. Le Cancer fut frappé par le teint cireux de son homologue indien, et par la frustration qui durcissait ses traits, faisant disparaître ses lèvres derrière une ligne fine et crispée. A ses interrogations mentales, Shaka finit par répondre avec une réticence à l’aune de la révolte qui sourdait à travers son aura :
« Elle a empoisonné son propre corps. Nous ne parvenions pas à nous débarrasser du dernier gardien, alors… » Et la Vierge de dispenser des images fragmentaires des derniers événements, mais suffisamment explicites pour qu’Angelo mette fin brutalement à leur échange avant de se retourner vers Thétis, qui avait baissé les yeux :
« Tu es dingue… Complètement folle. » Laissa-t-il fuser d’entre ses mâchoires serrées. « Est-ce que tu as la moindre idée de ce que…
- Fiche-lui la paix. » Kanon tira l’italien vers l’arrière, à distance respectueuse de la jeune femme. Lui jetant un regard, le Cancer put constater à quel point le cadet des jumeaux avait morflé de son côté, et pas seulement physiquement. Il s’adressait à Angelo, mais c’était Thétis qu’il regardait. Non, qu’il couvait avec des yeux incroyablement tristes. Se dégageant d’un geste avec un grognement, l’italien prit encore quelques secondes pour contempler alternativement ces deux êtres à présent irrémédiablement séparés. Lui, impuissant, elle, déjà dans un monde qui n’était plus le leur. Si j’avais su… Thétis, je ne serais pas allé te chercher. Je n’aurais pas cherché à te convaincre, ni à t’assurer que ce que nous faisions était le “bien”. D’ailleurs, je me demande comment j’ai pu y croire moi-même…

Ce fut dans un silence poisseux que Mü fendit les rangs de ses compagnons pour se diriger droit vers le Cancer, auquel il transmit son fardeau. En l'occurrence un Capricorne à la respiration sifflante, au visage blafard et aux yeux anormalement brillants de fièvre. Angelo le reçut dans ses bras sans un mot, mais avec un regard appuyé à l'atlante, dont la brièveté n'enleva rien au remerciement muet que le Bélier reçut, droit au coeur.
Avec une délicatesse qui laissa pantois l'ensemble de ses alter ego, l'italien passa sa main puis son bras tout entier sous l'épaule encore valide de son ami et le saisit sous le flanc gauche, là où la douleur n'était pas encore trop forte. Shura pouvait presque se tenir debout, ainsi appuyé contre le Cancer, à tel point que son regard sombre put enfin parcourir la petite assemblée, et que cette dernière aperçut ce qui ressemblait à un sourire étirer ses lèvres exsangues.
« Je suis là, finalement. » Disait ce rictus épuisé. « Avec vous. Pour vous. Vous n'y croyiez pas, hein... ? » Et les petits yeux étroits de l'espagnol de se fixer sur Shaka, qui le dévisageait, toujours en silence. La Vierge n'avait rien oublié de leur altercation quelques jours depuis plus tôt au Sanctuaire, celle qui avait laissé derrière elle une gêne que ni l'un ni l'autre n'avait voulu dissiper. L'indien n'avait pu, depuis, se débarrasser des doutes entretenus à l'égard du Capricorne, qu'il considérait comme trop aveuglé par sa douleur en dépit des mots rassurants que Mü avait prononcés à son sujet. Mais comment Shaka aurait-il pu s'en contenter ? Ce genre de souffrance-là, celle relative à la perte d'êtres chers, à la disparition d'une... famille, l'homme anciennement le plus proche de Dieu ne l'avait encore jamais expérimentée. Et pour tout dire... redoutait de plus en plus de la connaître un jour. Surtout depuis qu'il la sentait rôder autour de ceux qui lui étaient proches, de ceux qui constituaient en cet instant le cœur de cette famille qu'il n'avait jamais eue. Pourtant, cet homme qui le dévisageait et sur qui il s’était refusé à parier jusqu’ici, avait malgré tout réussi à surmonter, fut-ce temporairement, sa douleur pour se mettre au service des derniers repères de sa vie. La Vierge se surprit à envier son courage ; il n’était pas certain de se découvrir un jour de telles ressources.
Peu à peu la crispation du petit groupe s'amoindrit, tandis que les ondes presque imperceptibles du cosmos de Thétis s'étendaient sur eux. La jeune femme était demeurée en retrait, à distance respectueuse de ses pairs ou du moins, assez éloignée de chacun pour ne pas risquer d'être touchée par qui que ce soit. Et cela, même Shura s'en rendit compte. Il ne dit rien cependant qu'une pensée fugace et triste d'Angelo lui parvenait, infime et aussi légère qu'une plume, porteuse d'une profonde amertume. Quant à Kanon, un peu plus loin, son esprit n'était plus qu'une muraille cadenassée et inaltérable.

La nuit avait achevé de tomber. La chaleur, quant à elle, donnait l'impression d'avoir diminué même si à dire vrai, l'air qui pénétrait dans les poumons était tout sauf rafraîchissant. Pourtant – l'idée passait loin au dessus de la tête de certains, effleurait les pensées des autres – ils parvenaient encore à se voir. A détailler les traits, jusqu'aux expressions, des uns et des autres et ce, de manière tout à fait incongrue. Pas de cosmos élevé de suffisamment de degrés pour fournir de la lumière, aucune manifestation d'énergie sous quelque forme que ce fût. Non, rien de tout cela, leurs silhouettes avaient beau se dissimuler en toute logique dans les ténèbres, chacun savait pourtant où trouver son alter ego et était en mesure de lire son visage comme en pleine lumière.
Aussi, lorsque Rachel quitta le rocher sur lequel elle s'était assise quelques temps plus tôt, lorsqu'elle tourna le dos aux chevaliers d'or pour se diriger d'un pas plutôt sûr compte tenu de son état général vers le dernier pan de falaise qui masquait le fond du canyon, tous les regards convergèrent vers elle comme en plein jour. Et ils lui emboîtèrent le pas.
Aiors manquait à l'appel et aucun ne l'ignorait. Il ne restait plus beaucoup de temps. Une heure, une heure et demi tout au plus. L'issue du solstice d'été n'avait jamais été aussi proche, le moment où tous sans la moindre exception allaient devoir s'unir pour offrir un lendemain serein à l'humanité, plus présent que jamais. Leurs avenirs respectifs s'apprêtaient à lancer les dés une fois de plus et si jusqu'ici, chacun avait joué la partie dans son coin, il n'était désormais plus question de faire cavalier seul. Quelques questions vagues et imprécises se mêlèrent dans le surmonde, convergeant, inquiètes, vers le Sagittaire et le Verseau. Le second se contenta d'hausser les épaules tandis que le premier, sans ralentir le pas, esquissait un sourire.

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Un chuintement continu avait remplacé les craquements de la glace, laquelle avait cessé de se fendre et de se casser, les débris déjà tombés dans la poussière achevant de fondre. Un voile brumeux encerclait à présent le bloc devenu informe, tandis que l'eau solide s’en vaporisait, sous l'effet du cosmos grandissant depuis son centre. Si Aiors n'avait pas encore rouvert les yeux, ni même pris la moindre inspiration, le visage et le haut du corps toujours prisonniers de la glace, tout son être se manifestait avec vigueur au travers de son aura qui croissait au fur et à mesure que le cercueil se dissipait. En d'autres temps sans doute aurait-il pu le faire voler en éclats, d'un seul coup, mais sa régénération avait consommé l'essentiel de ses réserves. Le peu qu’il lui restait, il n’avait pas d’autre choix que de le dédier à ses pairs et ce, au plus tôt. Deux contraintes qui l'avait décidé à ne pas achever le processus rendu possible par l’action du Verseau. Camus, en dépit de sa présence lointaine et de son silence songeur, avait deviné sa décision ; s’il la désapprouvait, il n’en fit pas montre et assura - toujours sans le moindre mot, juste par une présence plus prégnante - le Lion de son respect.
La chaleur encore lourde de l'air ambiant le fit mentalement grimacer. En temps normal... mais son état actuel était tout sauf normal. Les brûlures partiellement soignées sur toute la surface de sa peau se réveillèrent, provoquant une réaction cuisante qui progressait sans discontinuer au fur et à mesure que son corps se dégageait de sa gangue protectrice. Camus avait eu le seul réflexe raisonnable possible en l'enfermant dans son cercueil de glace. Le feu qui le dévorait s'était apaisé jusqu'à disparaître ; ses brûlures les plus superficielles avaient déjà cicatrisé sous l'effet du froid, quant aux autres... Il n'avait plus le temps de toute manière. Et puis... Lorsqu'il retomba enfin libre sur le sol, plus allongé qu'à genoux, ces derniers, trop raides, lui refusant tout service, son visage douloureux se contracta dans la poussière. Il eut un rire muet.
Il s'en était inquiété, alors, sans doute à juste titre. Mais à présent, il avait bien mérité de juger par lui-même de quoi était capable un lot complet de chevaliers d'or lorsqu'ils unissaient jusqu'aux dernières étincelles de leur cosmos. Ils allaient sûrement tous y laisser leur peau, mais bon sang, cela allait être quelque chose...

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La nuit fut dissipée brutalement pour chacun d'entre eux dès qu’ils eurent franchi le dernier obstacle qui les séparait de leur Némésis. Ou du moins le crurent-ils lorsque leurs yeux Les accrochèrent. Et pour certains, pour la première fois. Elles flamboyaient. Littéralement.

Elles étaient si gigantesques que même postés à plusieurs dizaines de mètres de Leur base, ils n’avaient d’autre choix que de lever la tête pour en apercevoir le sommet. Ce dernier rougeoyait, à l’instar de l’ensemble, et la nuit environnante accentuait la nature infernale que d’aucun avait mentalement décidé de leur affecter. L’enfer avait beau revêtir des atours aussi variés qu’il existait d’êtres humains, les Portes pouvaient d’ores et déjà s’attribuer le mérite d’avoir mis tout le monde d’accord… pour une fois.

Et il semblait bien, en outre, que ledit enfer allait devoir se mériter. Ce n’était plus deux fois leur poids qu’ils devaient mouvoir, mais trois, quatre, peut-être même cinq fois plus. Chaque pas laissait une empreinte profonde dans la poussière, chaque inspiration ne drainait plus vers les poumons qu’une quantité d’oxygène bien trop insuffisante. Les blessés avaient d’ailleurs fini par se laisser distancer par les valides, sans toutefois les perdre tout à fait de vue. Et le Cancer avait beau pester tout son saoul, il ne cherchait pas à les rattraper, son allure se contentant d’être celle que son corps passablement abîmé voulait bien lui consentir.

Le groupe finit cependant par se reformer, les premiers ne manifestant pas de volonté de se rapprocher un peu plus. Etrangement, les derniers arrivants auraient été bien en peine d’exprimer à haute voix les pensées qui avaient accompagné leurs derniers mètres. Tout simplement parce que leurs esprits eux-mêmes en étaient totalement incapables. Ils n’étaient emplis que par Elles. Les yeux écarquillés, tous avaient progressé sans les quitter du regard, sans même jeter un coup d’œil prudent aux éventuels accidents de terrain. Hypnotisés. Et ce fut le seul qui n’avait plus la force de se redresser et de s’offrir autre chose que la vision du sol sur lequel il traînait ses pieds tant bien que mal qui sortit ses camarades de la torpeur :
« Il en reste un. » La voix de Shura, rauque d’épuisement, rompit le silence médusé avant de le dissiper tout à fait. « Et il est seul. »
En effet. Plus ou moins à mi-chemin entre la troupe du Sanctuaire et les Portes se tenait une silhouette dont les contours sombres s’auréolaient avec une précision incongrue sur le fond embrasé.
« On aurait pu s’en douter. » Commenta Saga, désabusé, dont l’attention s’était fixée sur le nouveau venu. Celui qui s’était enfui tantôt ? Une forme sombre et indistincte, allongée sur le sol derrière l’inconnu fit office de réponse. Le Pope comprit que le fuyard avait reçu un châtiment à l’échelle de sa lâcheté. Il aurait bien aimé aller s’assurer en personne de la disparition du gardien en question ; cela dit, il doutait fort que l’autre en face lui en octroie la faveur.
« C’était trop facile… » Marmonna Milo entre ses dents, avant de croiser le regard serein du Taureau :
- Tu crois ? Il est seul après tout et nous sommes au complet… ou presque. » L’image d’Aiors vola, indécise, entre leurs pensées, avant de s’effilocher.
- Parce qu’évidemment, il est du même niveau que ses petits copains ? Alors ça, ça m’étonnerait. » Camus demeura silencieux, se contentant de hausser imperceptiblement les épaules.
- Qu’est ce qu’on en a foutre ? A treize contre un, ce sale con n’a aucune chance.
- Ben Angelo, vas-y… on te regarde. » Le grec venait de marquer un point, dut convenir l’italien qui n’avait pas besoin de baisser les yeux vers sa jambe qu’il traînait comme un poids mort derrière lui, en sus de celui, agonisant, du Capricorne. Ce dernier, comme s’il avait perçu la frustration de son alter ego, eut un mouvement vers la gauche, et comprenant, le Cancer l’aida à s’asseoir dans la poussière, le dos calé contre un rocher.
« Dans tous les cas… ce sera sans moi, les gars… désolé. » Et l’espagnol de reporter un regard torve sur ceux qui se tenaient toujours debout, entre leur groupe d’éclopés et le dernier gardien.

Devant, ça phosphorait dur. Chacun des derniers mètres parcourus avait vu la gravité augmenter de façon exponentielle et il fallait bien l’avouer, le moindre mouvement sans l’aide du cosmos ne pourrait dorénavant se faire qu’avec une lenteur fatale. Et dans ces conditions, il n’était guère difficile de deviner qu’en face, le gardien, même seul, serait capable de faucher plusieurs d’entre eux d’un seul geste, sans qu’ils n’aient le temps de lever le petit doigt. Saga, exaspéré, ne distinguait rien des traits du celui qui leur faisait face. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il fallait s’en débarrasser, coûte que coûte. Même le mettre hors d’état de nuire momentanément comportait trop de risques pour la suite des opérations.
Il jeta un coup d’œil rapide à Rachel qui se tenait derrière lui. Elle soutenait toujours Dôkho et donnait l’impression de ne pas voir le gardien. Toute l’attention de la jeune femme était fixée sur les Portes. Concentrée, elle semblait écouter quelque chose qu’elle était la seule à entendre. Mais quoi ? La tentation était grande pour le Pope d’effleurer son esprit pour en savoir plus ; mais ce faisant, il risquait de renouer le lien qu’il avait eu tant de mal à distendre. Quant à Kanon… son visage était fermé. Son jumeau percevait sa tension permanente, à la fois retenue par la surveillance dont il faisait bénéficier Rachel mais aussi par l’analyse de la situation. Et les conclusions des deux frères étaient identiques. Shaka s’était pour sa part éloigné de Thétis et de Mü pour se rapprocher insensiblement du Pope et du Sagittaire qui, les sourcils froncés, ne lâchait pas le gardien du regard.

« Pourquoi ne dit-il rien ? » Pas besoin d’une analyse poussée pour comprendre que la silhouette toujours plongée dans l’ombre en face d’eux devait très certainement constituer le dernier rempart avant les Portes et à ce titre, être dotée de capacités supérieures à celles de ses acolytes, disparus plus tôt. Certains s’étaient montrés bavards, d’autres muets comme des tombes. Mais celui-là… Sans pouvoir se l’expliquer, Saga sentait qu’une ultime étape allait s’imposer. Quant à sa nature…

Le silence lui-même souffrait de la gravité. S’il avait pu le saisir à pleines mains, le Pope aurait ployé sous son poids. Les minutes s’étiraient, mais aussi longues qu’elles fussent, elles s’enchaînaient et le délai se raccourcissait d’autant. Cela faisait déjà trop longtemps que la nuit était tombée sur cette journée la plus longue de l’année. Son seul espoir était d’être le plus rapide. Déployer son cosmos avant le néant.
Les mâchoires de Rachel se contractèrent alors que la décision du Pope se construisait et filtrait à travers ses barrières relevées. Kanon se positionnait déjà à ses côtés. Vite, il fallait faire vite. Et Aioros, qui avait également perçu l’appel de Saga, avait fermé les yeux, tandis que les aboutissements éventuels de cette prise de risque défilaient à toute allure, s’enchevêtrant dans ses pensées. Cela n’avait rien d’une solution idéale… mais c’était la seule. Et échouer si près du but n’était plus envisageable. Il lui sembla que le Gardien avait légèrement bougé. Ou n’était-ce qu’une impression ? Au moment même où il se faisait cette remarque, le Sagittaire sentit l’étreinte mentale de Saga se resserrer et s’accorder avec son être. Ils étaient dans le surmonde, déjà. Le surmonde…
« NON ! »
Le hurlement muet d’Aioros explosa sous le crâne du Pope, brisant son élan et par la même occasion, induisant un reflux brutal de son énergie vers Rachel, dont l’impact fut pour l’essentiel absorbé par Kanon, dont les dents s’entrechoquèrent.
« Qu’est-ce qui te… ?! » Saga fixait le Sagittaire, les yeux dilatés… avant de ne plus rien distinguer. Le néant venait de tout recouvrir.

Un centième de seconde. Et le gardien avait dégainé le premier. Avec une rapidité telle que seule la perception sur aiguisée d’Aioros leur avait permis de ne pas être annihilés par le vide absolu.
Celui-ci avait jailli dans le dos de leur adversaire, instantané et s’était reployé en cloche au-dessus d’eux, pour constituer un élément fini destiné à les englober tous, au cœur d’une non-existence. Du moins, ce fut ainsi que l’aîné des Xérakis eut le temps de se le figurer, alors que dans le même temps, il avait dû, en toute urgence, dissiper les premières manifestations de son propre cosmos et de celui de Saga.

Encore sous le choc, le Sagittaire secoua la tête avant de regarder autour de lui. Le sol, le ciel étoilé, les masses rougeoyantes du canyon qui tantôt les cernaient, tout avait disparu. Ses pieds ne reposaient sur rien, pourtant il avait l’impression d’être debout. Sa main hésitante n’agita pas le moindre atome, et pourtant il lui semblait respirer. Quant à être mort ou vivant… il avait malgré tout la sensation tenace de mériter le second qualificatif. Tout comme ses camarades qui l’entouraient et qu’il pouvait distinguer comme en plein jour en dépit de la noirceur insondable dans laquelle ils venaient d’être projetés.
Hébété, le Pope finit par croiser le regard interrogateur de son frère puis celui, plus circonspect du Sagittaire. Peu à peu, tous réapparurent, de loin en loin, mais peu ou prou dans la même position que chacun occupait un instant plus tôt.
« Une illusion ! » Fut la première pensée qui effleura le Pope, tandis qu’il s’assurait de la réalité de ses compagnons. Et puis… une bouffée de reconnaissance à l’égard d’Aioros lui gonfla les poumons : cela avait été moins une. Lui aussi avait deviné le néant, mais une fraction de seconde plus tard. Si le Sagittaire n’avait pas été là, il n’aurait pas eu la satisfaction d’éprouver son soulagement actuel.

« En es-tu si sûr ? »

Le gardien était présent lui aussi. Inexplicablement, son corps et son visage, à présent d’une netteté saisissante sur l’obscurité parfaite, se dressaient devant eux. A vrai dire, tous sans exception étaient parfaitement visibles comme éclairés par une lumière brute qui ne provenait de nulle part. Comme extraits d’une réalité et superposés sur… rien. Les Portes elles-mêmes avaient purement et simplement disparues.
A l’instar de ses comparses, ce gardien-là ne montrait pas la moindre expressivité. Ses traits, immobiles et encadrés par quelques mèches courtes et sombres, étaient ceux d’un homme émacié et froid, sa silhouette, haute et mince, se tenant exactement au même endroit – supposé – que l’instant précédent. Ses bras pendaient le long de son corps, et il ne manifestait pas la moindre velléité de mouvement.
« Nous sommes vivants. » Rétorqua le Pope.
- Vraiment ? Dans ce cas, où croyez-vous être ? »

Excellente question, s’il en était. La certitude d’être piégé dans une chimère demeurait tenace mais l’incertitude qu’il lut sur le visage de Mü ébranla l’aîné des jumeaux.
« Je ne ressens rien d’une quelconque réalité. » Confirma mentalement le Bélier, hésitant. « Et pour dire toute la vérité, c’est comme si… comme si le monde avait cessé d’exister.
- Une autre dimension ? » Proposa Milo, sur le ton de celui qui n’y croyait pas vraiment.
- Non. » La réponse de Kanon était sans appel, ce que son jumeau finit par confirmer en silence.

« En effet. Et je suis certain que vous savez pourquoi… n’est-ce pas ? »
Parce qu’une dimension ne peut exister qu’en vertu de la réalité des autres. Le Rien ne peut pas être une dimension. Il ne peut pas être tout court. Et pourtant. Les Antinaïkos ne décelaient aucune faille autour d’eux. Rien qui puisse laisser envisager une entrée ou une sortie, une échappatoire, n’importe quoi. Ils pourraient se considérer enfermés, si ce n’était les paroles de l’atlante qui ne pouvaient être remises en cause. Et l’absence de tout repère confortait ce sentiment vertigineux d’absence. Dans ce cas, l’illusion ne concernait-elle tout simplement pas leurs existences mêmes ?
Leurs cœurs battaient, cependant, à tel point d’ailleurs que chacun et chacune en percevait les échos puissants depuis le centre de leurs corps. Et le poignet gauche que Rachel avait à demi levé, pulsait en chœur avec ces manifestations de vie, sa lumière dorée non démentie accompagnant les inspirations et les expirations de la Dothrakis.
« Si j’étais mort, j’aurais oublié que j’ai une jambe et un bras cassés… ce qui est loin d’être le cas. » Gronda Angelo tout en grimaçant. « Et j’ai horreur d’être enfermé, surtout contre mon gré. »
Le Cancer, bien loin des considérations métaphysiques de ses alter ego, avait quant à lui la certitude d’être bel et bien emprisonné. Un vieux relent de claustrophobie commençait à le chatouiller. Il regardait en tout sens autour de lui à la recherche de la limite, de la frontière qu’il allait devoir franchir, et plus vite que ça. Avant de devenir dingue.
Il n’était pas le seul. Même si certains osaient à peine bouger de peur de tomber – tomber où ? – d’autres, de plus en plus mal à l’aise, se déplaçaient avec précaution dans ce qui ressemblait de plus en plus à l’issue définitive de leur existence. Dôkho lui-même, bien que s’exhortant au calme, frémissait à l’idée que la notion élémentaire d’objectif se dissolvait dans cette infinie absence de réalité. Il avait expérimenté tout au long de sa vie, au travers de ses méditations, le retour aux origines, à l’essence du cosmos. Mais jamais il n’avait perdu de vue la substance de sa propre existence. Jamais… jusqu’à cet instant. Le seul élément qui pour l’heure lui permettait de ne pas douter – pas complètement du moins – était la présence de ses compagnons. Il avait la certitude de leurs vies, à défaut de la sienne. Et il devinait confusément que la solution au problème, si solution il y avait, était tapie là, sous cette intime conviction.
Le sang pulsait aux tempes de Thétis. Empoisonné comme il l’était, il brûlait ses veines, et cette sensation, elle ne l’inventait pas. Pas plus que les douleurs sourdes qu’éprouvaient ses camarades blessés le plus gravement, et dont elle percevait les échos. Elle était vivante parce qu’elle avait mal, et ils avaient mal parce qu’ils étaient vivants. Leur panique grandissante lui serrait la gorge ; aussi, sans même s’en rendre compte, elle ouvrit son esprit en vue de compenser les tensions qui la grignotaient petit à petit.
Shaka n’avait pas cillé, depuis le départ. Silencieux et détaché des pensées de ses alter ego, il observait le gardien, qui lui rendit soudain la pareille. Et lorsque les lèvres de ce dernier s’animèrent de nouveau pour s’adresser à la cantonade, la Vierge comprit qu’à la vérité, c’était à lui qu’étaient destinées ces paroles :
« Vous qui vous dressez devant Elles, quelles sont vos prétentions ? Etes-vous des dieux ? »
Rachel avait relevé la tête, interdite. La voix sans timbre du gardien venait de se moduler d’une manière étrange, ou plutôt non, d’être dédoublée par une seconde voix, plus métallique, plus dense, et qu’elle connaissait bien. Ce n’était d’ailleurs à proprement dit une fréquence humaine ; il ne s’agissait pas de mots distincts, mais d’un son à la fois inaudible et suraigu, qu’elle ressentait plus qu’elle ne le comprenait. Les Portes n’étaient plus dans son champ de vision, mais le corps de la jeune femme se rétracta sous le gigantisme de leur rémanence. Comme écrasé.
Le jugement ! Derrière ses yeux exorbités défilaient les bribes du passé qu’elle avait entrevues, lorsqu’elle avait accompagné ses ancêtres à rebours dans le temps, au cours des confrontations avec les Portes. Elle n’avait eu le loisir de n’assister qu’aux derniers assauts, ceux qui s’étaient soldés, parfois par une victoire, souvent par une défaite. Mais malgré tous ses efforts, elle n’avait jamais réussi à en découvrir plus. De chaque incursion dans les temps anciens, elle était revenue avec un sentiment d’inachevé, un manque flagrant, la conviction qu’elle n’avait pas vu ce qu’elle aurait dû voir. Etait-ce Elles qui l’en avaient empêchée ? Ou elle-même, Rachel, qui avait refusé de savoir ? Toujours était-il que les questions du gardien – non, Leurs questions - venaient de réveiller une réminiscence lointaine, enfouie sous des générations de Dothrakis. Un souvenir qu’elle connaissait, qu’elle avait toujours connu mais qui n’avait survécu que pour ressurgir au moment précis où l’histoire devait s’écrire de nouveau. Quand bien même elle en aurait eu connaissance, sa mémoire le lui aurait dérobé aussi sec. Une tradition… En d’autres temps, la jeune femme aurait été stupéfaite de savoir à quel point ce terme faisait écho à tous les événements récents.

« Nous sommes des hommes. » L’indien avait répondu, sur un ton rituel. Les mots lui avaient échappés. A peine s’il avait réfléchi avant de les prononcer. « Et nous voulons conserver notre monde.
- Tu as pourtant l’arrogance d’un dieu. “Notre”, dis-tu ? Au nom de quoi te réclames-tu pour te l’approprier ? »

« Bon sang, mais c’est quoi encore ces conneries ? » La réaction chorale de Kanon, Angelo et Shura arracha un soupir de consternation au Pope, guère loin de leur faire écho. Les lèvres d’Aioros se pincèrent, quant à Milo il leva les yeux au “ciel”. Aldébaran, les bras croisés, avait reporté son attention sur la Vierge à l’instar de Thétis et de Dôkho :
« Ma foi, c’est dans son domaine de compétences, non ? » Le ton tranquille de Camus résonna sous les crânes. « Coincés pour coincés… Rachel, je me trompe si je dis qu’on ne peut pas y couper ?
- Je crains fort que non, en effet.
- On peut avoir une explication ? » La voix du Pope s’était considérablement acidifiée.
- Je n’en ai pas vraiment… Il me semble juste que c’est une sorte de… test. Qu’il faut réussir pour pouvoir Les affronter.
- Ah ? » Angelo s’invita dans la conversation, en italien qui plus est. « Parce qu’en plus, il faut qu’on le gagne, notre droit de mourir ? »
- Ca n’était pas prévu au programme… encore un mystère de dernière minute ? J’adore ta famille, Rachel. Vraiment.
- Saga, si je l’avais su avant…
- Ca n’aurait rien changé. » Mü avait haussé les épaules, fataliste. « On ne prépare pas ce genre de réponse à l’avance.
- Shaka s’en sortira. Parce que nous sommes avec lui. » Quelques regards interloqués virèrent vers la Balance, dont les yeux sombres s’étaient soudain illuminés.
- Hum… Vu la teneur des questions, j’ai bien peur qu’on ne lui soit pas d’une très grande utilité. » Et Shura de fermer son esprit avant de laisser entrevoir le gouffre d’incompréhension qui les avait séparés, Shaka et lui.
« Bon, au cas où, faudrait peut-être prévoir un plan B ?
- Une idée, Milo ?
- Je comptais un peu sur vous en fait… »

 

L’indien venait de rater le premier pas de la danse délicate qu’il s’apprêtait à mener. En face, l’autre, toujours impassible, le contemplait d’un regard effroyablement vide. Sans percevoir aussi clairement que Rachel la présence des Portes autour d’eux, Shaka avait d’ores et déjà deviné que le gardien faisait office de marionnette. Et que de ses réponses dépendraient non seulement leur sort mais aussi et surtout celui l’humanité qu’ils s’étaient tous engagés à protéger.
Il eut une pensée amusée pour son Pope ; ce dernier devait être positivement “ravi” d’être soudain devenu acteur d’une de ces innombrables légendes qui émaillaient les mythologies du monde. La Vierge en vint même à se demander, tandis que son sourire mental s’élargissait, si Saga goûtait la référence. En ce qui le concernait, l’indien, bien que conscient des enjeux, ne pouvait se départir d’une certaine sérénité. La partie serait serrée, mais l’idée que seule la vérité l’emporterait, le réconfortait considérablement. Les Portes se montreraient honnêtes, il en était à présent tout à fait certain. Si Elles les avaient fait venir jusqu’ici…

« Nous en sommes partie intégrante. » Finit-il par répondre tout en détachant soigneusement chacun de ses mots. « Sans le monde, nous ne sommes rien, mais il nous a donné naissance.
- Je répète ma question : où croyez-vous être ?
- “Avant”. » La voix claire de Shaka n’avait fait montre d’aucune hésitation.
- Alors vous devez savoir pourquoi il vous est impossible de quitter ce moment.
- Parce que nous n’existons pas.
- Parce que le monde n’existe pas. » Corrigea l’autre d’un ton sans timbre.
- Dans ce cas… si nous sommes à ce point insignifiants, pourquoi vouloir nous détruire ? »
Il sembla à la Vierge qu’un rire bref ponctua sa question, mais il n’eut pas le loisir d’approfondir ce mystère :
« “Vouloir”. Voilà bien le terme auquel l’humanité doit sa déchéance. N’ayez pas l’outrecuidance de nous rabaisser à son niveau. »
Shaka devinait sans les apercevoir les silhouettes du Verseau et du Bélier qui s’étaient rapprochées, histoire de ne pas perdre une miette de la discussion. Il n’avait pas besoin de s’immiscer dans les pensées de Camus pour en connaître la teneur : ne pas Les personnifier. Chercher à leur appliquer un raisonnement humain n’avait pas de sens. Et le pire était qu’Elles semblaient être parfaitement conscientes – la Vierge faillit se mordre la langue – de cette erreur si aisée à identifier. Voire même, s’en amusaient-Elles à leurs dépends.
Mais pour s’en affranchir, il lui fallait pour l’heure ne plus chercher à anticiper Leurs réponses en fonction de son propre référentiel. Et s’il avait eu un mur à sa disposition, ainsi que le temps nécessaire, il s’y serait volontiers cogné la tête. Comme si celui qui s’était débarrassé tant bien que mal de son costume de divinité pouvait se targuer de le renfiler d’un claquement de doigt ! Allons… contrôlant sa respiration, il recouvrit son calme. Deux options s’offraient à lui : se mettre à Leur portée ou lutter avec ce dont il disposait : sa modeste condition d’être humain.

« Vous. » Le gardien n’avait pas bougé, mais il aurait pointé un index accusateur sur la Vierge que ce dernier n’en aurait pas été plus surpris. « Vous avez décidé de vous interposer entre Elles – Nous – et l’équilibre.
- Comme tous ceux qui nous ont précédés.
- Comme tous ceux qui ont échoué. Comme vous allez échouer, à votre tour, et assister au juste retour des choses. Et savez-vous pourquoi ? Parce que vous vous prenez pour des dieux. Parce que vous croyez être supérieurs à cette humanité que vous vous targuez de vouloir protéger. Et aussi parce que… vous savez, au fond de vous-mêmes, que vos actes sont vains. Qu’ils sont inutiles. Parce que vous n’avez rien à défendre.
- Je vous l’ai déjà dit : nous ne sommes pas des dieux. »

Je ne suis pas un dieu ! Si la voix de Shaka n’avait rien perdu de son calme, les allégations du Gardien et par extension des Portes, avaient éveillé des échos désagréables dans ses souvenirs les plus récents. Toutes ses réflexions, tous ses doutes, jusqu’à l’intégrité du raisonnement qui l’avait conduit à prendre la décision la plus importante de sa vie, venaient d’être mis à mal par ces affirmations. Dans le fond… n’avaient-Elles pas raison ?
Même lorsque l’être humain avait cessé de croire aux dieux et parmi eux, à ceux qui avaient présidé à la naissance du Sanctuaire, ce dernier avait néanmoins perduré, par-delà les générations, les époques, les philosophes, la pensée globale, celle qui avait affranchi l’humanité de ses peurs. Les dieux avaient pallié les craintes des hommes, jusqu’au moment où ceux-ci purent les expliquer et les comprendre. Et ce qui peut se traduire en termes conscients n’est plus en mesure d’effrayer qui que ce soit. Pourtant, ils étaient toujours là. Les chevaliers d’or. Comme si l’antiquité qui les avait vus naître, qui avait été à l’origine de l’éveil de la pensée et de la conscience humaine, n’avait pas été tout à fait prête à se libérer de ses angoisses. Comme si ce qui allait être ne serait pas suffisant. Comme si l’humanité savait qu’elle ne se suffirait jamais à elle-même. Et dans ce cas, alors, oui, le Sanctuaire constituait le dernier dieu. Celui qui sauverait l’homme d’une peur millénaire, si profondément enfouie que nul n’était en mesure de ne serait-ce que lui donner un nom.

Ils étaient tous là pour cette raison. Pour dissiper cet effroi immémorial. Pour faire en sorte qu’il retombe dans l’oubli, voire même l’empêcher de s’en extirper. Parce que l’humanité seule était incapable d’y faire face. De faire face… à elle-même.

 

« Qu’est ce qui lui prend ? »
Tous avaient senti la présence de Shaka se gondoler brusquement, telle une flamme prise sous le souffle d’une bourrasque soudaine. Inquiet, Saga l’observait, la mince silhouette de l’indien droite et immobile devant le gardien qui, s’il semblait discourir à l’attention de l’ensemble du groupe, ne quittait pas la Vierge du regard. Il le scrutait et dans ses yeux vides, une lueur orangée dansait étrangement.
« J’en étais sûr… » Maugréa Angelo en silence. « Comment voulez-vous qu’il réponde à ça, lui ?
- Parce que tu penses pouvoir faire mieux, gros malin ?
- J’ai une tête de porte-parole ?
- Milo, Angelo, fermez-la. » Le soupir du pope était résigné, mais il obtint néanmoins un silence bientôt rompu par le Capricorne :
« Il n’y a pas de plan B, hein…
- Je crains fort que non. » Aioros avait fermé les yeux, tout en ouvrant largement son esprit pour que chacun y lise clairement chacune de ses explications : « Si ce que dit le gardien est vrai, alors la moindre étincelle de cosmos nous condamnera tous. Le vide dans lequel nous nous trouvons nous anéantira.
- Il ment. Parce que d’un point de vue strictement physique, il est impossible que nos corps co-existent de cette manière avec le néant. » Saga, têtu, ne démordait pas de son idée de départ : toute cela n’était qu’une mise en scène en vue de les déstabiliser. Et visiblement, l’opération était un franc succès, il n’y avait qu’à ressentir le trouble de Shaka ou lire les doutes des uns et des autres sur leurs visages. « C’est du grand n’importe quoi. » Rachel darda un regard ironique sur son compagnon :
- Dans ce cas, tu es prêt à prendre le risque ? »
Le défi était plus que tentant ; une véritable provocation. Il le savait, et elle le savait. Et s’ils avaient été seuls tous les deux… mais seuls, ils ne l’étaient pas. Il avisa l’air circonspect du Sagittaire à ses côtés – Aioros, tellement raisonnable… - et, celui, plus soucieux de Mü un peu plus loin. L’atlante s’inquiétait pour Shaka, une fois de plus, comprit le Pope. La Vierge serait-il à même de faire suffisamment le ménage dans ses pensées pour tous les sortir de ce bourbier ? Milo décida d’enfoncer le clou :
« Et s’il échoue ? »

Saga se méprenait. En partie. Si, effectivement, le Bélier suivait les réflexions de Shaka, il le faisait de plus en plus distraitement au fur et à mesure des minutes qui s’écoulaient. Rien que parce qu’il avait cette sensation aigue du temps qui passait, l’atlante se serait volontiers rangé aux côtés de son Pope lorsque ce dernier maintenait qu’ils se trouvaient dans une chimère. Mais d’autres préoccupations avaient fini par le détourner de la conversation alentours. S’il s’agissait d’une illusion, elle était sacrément bien construite, constatait-il tout en sondant discrètement ce qu’il considérait comme les limites de leur prison. Du monde extérieur immédiat, nulle trace. Pas la moindre petite résonance, rien. Alors du Sanctuaire… Le découragement le disputait à l’angoisse. S’il ne parvenait pas au plus vite à reprendre contact avec le Domaine Sacré, même s’ils sortaient tous de là et qu’ils se retrouvaient enfin devant les Portes, raison devrait être donnée au gardien : ils échoueraient. Le lien avec l’aura familière du Sanctuaire ne s’était pas démenti tout au long des dernières heures. Tant bien que mal, l’atlante l’avait maintenu, de plus en plus ténu, mais indubitablement présent. Et il savait que cela lui suffisait, du moins jusqu’à cet instant. Mais en demeuré si longuement dépourvu… serait-il capable de le renouer une fois dehors ?

 

« Tu as pourtant éprouvé la divinité. La puissance que l’humanité croit posséder, tu sais qu’elle n’est qu’un leurre. Tu sais quels sont ses aboutissants. Tu sais qu’elle est destructrice pour le monde. » La “voix” des Portes, à présent Shaka l’entendait lui aussi. Métallique et doucereuse, elle se superposait chaque fois un peu plus à celle du gardien dont seule l’enveloppe physique attestait encore de l’existence. « Et s’il fait le mal, l’homme mérite-t-il de survivre, selon toi ?... A moins que… tu ne saches pas ce que cela signifie ? »

Le mal ? Ce fut comme un réflexe. S’affranchissant momentanément du regard vide qui lui faisait face, le cou de l’indien pivota, pour passer en revue ses compagnons. Le mal…
Lorsque son regard tomba sur Angelo, ce dernier le soutint, sans mot dire. Tout comme les jumeaux. Et Aioros, qui écarta quelques boucles brunes de son visage, dans un geste de défi. Même Milo qui, aux côtés d’un Camus figé dans la pierre, accepta la confrontation après une légère hésitation. Shura, enfin, son visage pâle tranché par les mèches noires qui lui barraient les joues, et percés par ses pupilles sombres au fond desquelles la lassitude avait remplacé la colère. Le mal pouvait prendre bien des aspects selon celui qui le subissait ou au contraire le dispensait – parfois généreusement – autour de lui. Il pouvait même parfois ne pas être pur et prendre des chemins de traverse pour frapper, même ceux qui pensaient “faire le bien”. Par méconnaissance, par naïveté, par égoïsme, aussi. Dôkho hocha la tête en silence, le visage de Shion flottant derrière ses paupières fermées.

Comment pouvait-il savoir cela, tout à coup, lui qui comprenait qu’il en avait toujours eu conscience sans être en mesure de le nommer avec clarté ? Et pourquoi, soudain, cette nouvelle appréhension lui faisait-elle aussi mal ? Un sourire mince et fatigué étira les lèvres de l’espagnol lorsque Shaka murmura ce qui paraissait être un cri :
« Pardonne-moi. Pardonne-moi d’avoir méprisé ta douleur. »
La Vierge se retournait vers son interlocuteur, alors même que ses alter ego resserraient les rangs autour de lui.
« Je ne saurais pas ce que ce mot signifie… si j’étais un dieu. Et dans ce cas, ce combat ne serait pas le mien. » La présence de l’indien sembla rayonner l’espace d’un instant. « Mais parce que j’ai ouvert les yeux sur ma véritable condition, sur celle qui me permet de ressentir et d’espérer, je sais aussi que le mal n’est pas acquis. Qu’il n’est pas… définitif. Que son existence, sous toutes ses formes, est nécessaire… pour conserver l’équilibre. »
S’il avait pensé Les voir fléchir, Shaka en fut pour ses frais :
- Tu as fait ton choix, très bien. » Leur ton s’était durci. « Et en humain qui se respecte, tu choisis de faire passer ton équilibre avant celui du monde.
- Si le monde disparaît, l’humanité ne peut survivre.
- L’inverse est faux.
- Vous ne pouvez pas condamner ce que vous avez contribué à créer.
- Crois-tu ?
- Oui, je le crois. » Shaka redressa les épaules et le bleu clair et mobile de son regard vrilla le reflet des Portes qui luisait au fond des pupilles vides du gardien. « Parce l’humanité fait partie de la mémoire du monde. Parce que ce qui a été créé une fois, pourra être recréé, encore et encore. Vous pouvez nous détruire autant de fois que vous le déciderez… » La Vierge secoua la tête, résolu. « … un cycle identique se mettra en place. Avec la même finalité. Avec…
- Les mêmes erreurs ? » Thétis haussa un sourcil et se demanda si elle était la seule à avoir entendu. Un coup d’œil du côté de Kanon la rassura : lui aussi avait reconnu les inflexions du “son” émanant des Portes. Identiques à celles qui avaient ponctué les dernières paroles de l’un des gardiens qu’ils avaient exécutés quelques semaines plus tôt. Une interrogation profonde derrière la froideur, et qui appelait une réponse qu’ils étaient censés trouver au fond d’eux-mêmes. Le cadet des Antinaïkos s’était tourné vers sa compagne ; l’amertume qui froissait ses traits en disait long sur ce qu’il pensait de certaines réponses.
« Sans doute. » Concéda l’indien. « Mais les erreurs se réparent. L’humanité continue à apprendre de ses fautes.
- Pour en commettre de pires. Tu le sais, Shaka de la Vierge. Chacun d’entre vous ici, le sait. N’est-ce pas ? Vous n’êtes pas des dieux, soit. » Et une note d’intérêt soudain résonna dans les échos des Portes. « Et selon vous, l’humanité mérite une deuxième chance. Alors... Vous, hommes et femmes, êtes-vous capables de lutter contre vous-mêmes ? Pouvez-vous – voulez-vous – rétablir l’équilibre avec le monde qui vous a donné naissance ? Ou le méprisez-vous trop pour cela ? »

Angelo commençait à bouillonner aux côtés de l’indien et ses poings se serraient convulsivement, au même rythme que la veine qui battait à la tempe de Saga. Si le Pope se maîtrisait avec plus de bonheur que le Cancer, il est tout aussi exaspéré que lui, à l’instar d’ailleurs de son jumeau qui commençait à trouver le temps long. Qu’est-ce que ces histoires venaient faire là ? Les chevaliers du Sanctuaire n’avaient jamais été des dieux ! Pour expliquer la création du Domaine Sacré, il fallait bien une légende ; un joli conte qu’on leur avait seriné en long en large et en travers, mais qui n’était rien de plus que cela. Un conte. Quant à se poser la question de savoir par quel heureux hasard, certains êtres s’étaient retrouvés dotés de capacités hors du commun, d’autres l’avaient fait avant eux, et la réponse, qu’elle quelle fût, ne leur serait pas d’une grande utilité dans le cas présent. Ils devaient l’utiliser, cette puissance – ou du moins étaient censés le faire - non seulement pour se sortir de cette “prison”, mais aussi et surtout pour empêcher ces maudites Portes de s’ouvrir. Sous peine de voir le monde s’écrouler. Leur monde. Il n’était pas parfait, mais il était celui dans lequel ils vivaient, ils aimaient et par-dessus tout espéraient, envers et contre tout. Et ça, ça valait pour toutes les argumentations possibles et imaginables.

« J’ai longtemps estimé qu’il était bel et bon de protéger l’humanité, malgré ses défauts, sa violence, ses conflits. » D’un geste doux mais ferme, Shaka avait repoussé l’italien dont l’épaule de plus en plus agitée contre la sienne menaçait de l’écarter fissa. « J’ai également considéré qu’elle méritait le monde dans lequel elle avait évolué et continuait de le faire, en dépit de ce qu’elle lui impose… parfois. Et tout cela, je l’ai cru pendant des années… pour les bonnes raisons, pensais-je. L’innocence de trop nombreux hommes, le bien général, une certaine conception de la justice que l’on m’avait enseignée. Mais on ne peut défendre que ce à quoi on croit et surtout ce qu’on connaît. Et de tout cela, je ne savais rien. Je pourrais continuer à me présenter devant Vous en me réclamant de ces concepts mais à dire vrai… ce n’est pas ce que Vous souhaitez, n’est-ce pas ? Sinon, aucun d’entre nous ne serait encore là pour tenter de Vous répondre. » Un sourire éclairait lentement le visage lisse de l’indien et son semblable s’épanouissait peu à peu sur les traits de Dôkho, chiffonnés par sa toute nouvelle vieillesse. La Vierge parut alors reculer, comme pour mieux se fondre au milieu de ses compagnons :
« Je les ai regardés, eux. Ceux qui m’avaient toujours été étrangers parce que si mon omniscience me permettait de les juger, elle me défendait de les comprendre. Et ce que j’ai vu… m’a révélé les vraies raisons de mon existence et du combat que je dois mener. Que nous devons tous mener en tant qu’hommes. Avancer, évoluer, construire, rêver, aimer, espérer. Vivre tout simplement en préservant le monde, parce que sans lui, nous n’avons plus aucune raison d’être. Quant à lutter contre nous-mêmes… »
Shaka leva à demi le bras pour englober ses alter ego : « Vous savez tout de nous. Vous savez ce que nous avons été, et ce que nous sommes à présent. Que Vous faut-il de plus ? »

Le visage du gardien semblait s’être dilué jusqu’à n’être plus qu’une face blanchâtre et uniforme dans le néant. Derrière son corps toujours immobile, une mince, presque imperceptible, ligne lumineuse et verticale parut se profiler au cœur du néant. Ils eurent tous l’impression qu’elle apparaissait devant eux, mais quelle que fût la direction vers laquelle ils se tournaient, il leur semblait la distinguer, unique au centre de leur champ de vision. Le silence qui avait suivi les derniers propos de la Vierge était méditatif. Quelque part se pesait le poids de ces paroles. Le Cancer décida alors de lester définitivement le plateau :
« Pour résumer ce que l’intellectuel de service vient de Vous exposer, en gros, nous sommes des humains tout ce qu’il y a de plus pathétiques. Vous saisissez ? On a fait plein de bêtises, des très grosses et des très vilaines. C’est d’ailleurs un miracle qu’on soit encore en vie pour en parler. Sans oublier que nous sommes colériques, violents, de mauvaise foi et grossiers. De la mauvaise graine authentique et certifiée.
- Hé, oh, parle pour toi, hein ! » Les boucles bleues de Milo se secouèrent d’indignation.
- Autant pour moi, j’avais oublié : hésitants, compliqués, et parfois un peu limités du cerveau.
- Je vais le… » Le reste de l’assemblée ne put qu’imaginer la suite, Camus ayant planté un coude particulièrement pointu sous les côtes du Scorpion, qui eut le mérite de le faire taire.
- On aurait même pu s’entretuer, mais finalement… on s’aime bien. » Et l’italien d’entourer les épaules d’un Milo consterné avec une fraternité suspecte. « Parce qu’au fond, comme il n’y en a pas un pour rattraper l’autre, si on n’apprend pas à se supporter et à pardonner, qui le fera à notre place ?
- Et à plusieurs… c’est plus facile. » Compléta Thétis d’une voix douce avant de rajouter, un regard hésitant rivé sur le gardien à défaut de la ligne qui se dérobait parfois lorsque la jeune femme y portait une attention trop soutenue : « Je ne sais pas ce que Vous attendez de nous, ni si ce que nous sommes Vous semble suffisant pour que nous puissions tenter de rétablir l’équilibre du monde. Mais j’ai envie de le croire, avec tous mes camarades.
- Et certains auront beau dire, » un reniflement amusé ponctua les mots du Sagittaire, « nous ne serions pas là si nous ne croyions pas tous, au moins un peu, en ce que nous sommes et en notre prochain. » Ce fut à cet instant que Shaka reprit la main :
- Aucun dieu, quel qu’il soit, ne peut défendre l’humanité. Le combat pour sa survie, elle n’a pas d’autre choix que de le mener seule, comme elle l’a toujours fait face à Vous, ou du moins tenter de le faire. Vous dites que beaucoup ont échoué, mais d’autres ont réussi. Ceux-là étaient animés d’une volonté commune plus forte que la somme de leurs volontés individuelles. Ceux qui ont perdu, et leur combat, et leur vie, sont ceux qui avaient perdu foi en leurs compagnons. Et de fait, en eux-mêmes.
- Nous ne sommes pas là pour perdre. » Décréta le Pope tout en s’avançant d’un pas qui le plaça devant sa garde rapprochée. Lui aussi s’adressa au néant, d’une voix forte et sûre. « Et encore moins pour mourir. Nous sommes ensemble, et nous resterons ensemble pour vivre dans le monde que nous avons choisi. Nous ne Vous donnons pas le droit de décider du destin, celui de l’humanité ou le nôtre. Nous dénions ce droit… à quiconque.
- Ne te trompe pas, Saga des Gémeaux, grand Pope du Sanctuaire : c’est au monde de vous choisir. Et à vous de vous en montrer dignes. » Un rictus déforma la bouche de l’aîné des jumeaux et ses yeux flamboyèrent lorsqu’il rétorqua, ironique :
- Bon gré, mal gré, le monde n’a guère d’autre… alternative. » Et de se jeter de côté, bousculant Aioros au passage, lequel, les yeux exorbités, s’écria :
« Bon sang, non ! »

 

La déflagration retentit si fort que les visages se crispèrent et quelques mains se levèrent, pour se protéger, et du son, et de la luminosité soudain aveuglante qui l’accompagnait. Le tonnerre roulait encore de loin en loin entre les hautes falaises de grès lorsqu’ils se retrouvèrent dans la poussière… et en plein cœur de la nuit. Au milieu d’eux, essoufflé, se tenait le Lion encore tout auréolé de son cosmos. Avec un air égaré, il toupilla sur lui-même, plusieurs fois, comme pour s’assurer que ceux qui l’entouraient et le dévisageaient, estomaqués, étaient bien réels :
« Je ne vous trouvais pas ! » Un dernier relent de panique se superposait à son soulagement. « Je vous ai cherchés, mais vous n’étiez… nulle part ! Alors, je… » Il leva à demi le poing avant de le desserrer et de contempler sa paume, sans oser y croire. « … Je n’avais pas le choix. » Acheva-t-il penaud sous les yeux furibonds de son aîné.
- Alors, qui est-ce qui avait raison ? » Badina le Pope, les bras croisés, ce qui n’empêcha pas Aioros de se ruer vers son frère :
- Tu aurais pu tous nous tuer, et toi avec, imbécile ! Si nous n’avions pas… Oh par tous les dieux, Aiors… » Ses dernières remontrances s’étaient étranglées dans sa gorge et ce fut avec des mains tremblantes d’angoisse qu’il saisit le visage de son cadet pour planter son regard dans le sien : « Dans quel état es-tu… »
Le corps du Lion n’avait pas achevé sa cicatrisation. Et au-delà des plaies héritées de son combat contre le gardien, de larges étendues de peau demeuraient violacées, voire noircies par le feu, quand ce n’était des lambeaux entiers qui semblaient prêts à se détacher des muscles. Le visage, lui, s’il présentait également quelques stigmates, avec une moindre densité cependant, n’était plus auréolé que d’un fouillis de boucles calcinées.
Camus, qui avait détourné les yeux du spectacle, releva néanmoins la tête lorsque Aiors l’interpella d’une voix où s’acharnait à percer une note misérablement joyeuse :
« L’intérieur de mon corps n’a pas eu le temps d’être atteint, grâce à toi. Merci, Camus. Si tu n’avais pas réagi aussi vite, je n’aurais pas pu… vous rejoindre. » Tâchant de faire taire ses remords, le Verseau réussit à répondre, d’un ton neutre :
- Je regrette que tu n’aies pas pu avoir plus de temps. Est-ce que tu vas pouvoir… tenir ? » La douleur devait être atroce, tous l’avaient compris et Mü s’approchait déjà du grec lorsque celui-ci le repoussa en douceur, sans pour autant pouvoir tout à fait réprimer une grimace :
- Oui, je crois que oui. Je peux marcher et mon cosmos est toujours là. C’est l’essentiel… pour nous débarrasser d’Elles, non ? »

Rachel, qui avait senti l’arrivée d’Aiors quelques secondes à peine avant son entrée en scène fulgurante, se contenta de lui enserrer les doigts avec précaution, laissant couler en lui ses remerciements silencieux. Sans doute les Portes les auraient-Elles libérés de Leur emprise, à un moment donné ou à un autre, mais l’intervention du Lion leur avait permis de gagner quelques précieuses minutes.
Toujours en silence, elle se dirigea vers le gardien qui, à genoux dans la poussière, quelques mètres devant les Portes, conservait le regard baissé.
« Tous tes camarades sont morts. » Dit-elle d’une voix posée. « Tu as le choix entre nous laisser agir, ou tenter de nous empêcher… avec tout ce que cela suppose comme conséquences en ce qui te concerne. » La jeune femme avait jeté un coup d’œil derrière elle avant de reporter son attention sur le dernier gardien. Ce dernier finit néanmoins par relever les yeux.
- Je suis mort il y a longtemps déjà.
- Elles t’ont offert la possibilité de revenir… et tu l’as saisie, non ?
- Je ne me rappelle pas. » Au-delà de l’impassibilité du masque qui lui faisait face, la Dothrakis décela une fêlure, à la limite du perceptible. A moins que ce ne fût la sincérité inattendue du ton qui la lui fit imaginer. « Je suis le plus ancien. Elles… » Toujours agenouillé, il se retourna tout en se démanchant le cou pour Les regarder, majestueuses au-dessus de lui. « J’avais oublié. Ce qu’Elles attendaient. Peut-être parce que cela fait si longtemps ? » Son regard revint se poster sur la jeune femme :
« Non, nous savions. Et vous êtes venus, malgré tout. Je crois… je crois que d’autres ne l’auraient pas fait.
- C’est déjà arrivé ?
- Sans doute.
- Et toi ?
- Je l’ai dit : je ne sais plus. » Elle comprit qu’il mentait. Certainement la première réaction humaine qu’il manifestait depuis des centaines d’années, voire plus. Elle en eut la confirmation lorsqu’elle intercepta le regard qu’il riva sur le groupe, un peu plus loin. Il parut s’éclairer d’une vie qui n’était pas celle du corps occupé, mais bien d’une existence bien plus ancienne qui avait cessé d’être depuis des temps reculés. Cette lueur mêlait nostalgie, mais aussi… envie. Un besoin qui n’avait jamais été satisfait. Et qui avait cru, à un moment donné, ne jamais pouvoir l’être. Une fraction de seconde, peut-être, au cours de laquelle la confiance s’était enfuie pour ne plus jamais revenir. Et celui qui avait été un homme, un chevalier, avait basculé de Leur côté. Au final, ce n’était pas le néant qui l’avait choisi, mais bien le contraire. Un néant plus grand que celui qui avait envahi son cœur au sein duquel il n’aurait plus rien à rechercher. A espérer. Il n’en avait pas fallu plus pour achever de le convaincre que son humanité n’était qu’illusion.
Se rendait-il compte qu’il s’était trompé ? Il était trop tard pour lui, comprit-elle lorsqu’elle le vit se relever, péniblement. Il avait trouvé son utilité, malgré tout. Il avait accepté de Les servir en connaissance de cause et ce n’était pas ces quelques souvenirs confus qui allaient le détourner du fantôme de chemin qu’il suivait depuis plus de deux mille ans.
« Elles vous autorisent à éprouver votre volonté face à Elles. Les vies que vous allez mettre en jeu ne sont rien face à ce que vous souhaitez défendre et elles deviendront vaines, à leur tour, lorsqu’Elles reviendront. A moins d’un miracle, l’humanité ne se délivrera jamais tout à fait de la peur.
- La peur n’est pas une mauvaise chose en soi. Elle rend prudent. » La Dothrakis eut un sourire, un peu usé, avant de rajouter, sur le ton de la confidence : « Et j’ai très peur en ce moment.
- Puisse-t-elle vous garder. »
Contre toute attente, il s’inclina devant elle et marqua une hésitation avant de se redresser. L’éclat de l’or vivant au poignet de Rachel avait retenu son regard. Et lorsque finalement, il tourna les talons pour se diriger d’un pas résolu vers les Portes, la jeune femme avait acquis la certitude que de cela aussi, il s’en rappelait.

Les interstices au creux des arabesques monumentales qui Les décoraient se mirent à luire, avec une intensité de plus en plus forte au fur et à mesure que le Gardien se rapprochait. Lorsque les flammes en surgirent, il était déjà contre Elles, son corps plaqué contre ce qui avait été la roche, les bras en croix. Le feu lécha très vite les chairs et une odeur nauséabonde envahit bientôt le canyon. Aucune plainte ne s’échappa du gardien, aucun cri. Il se laissa dévorer dans un silence que seuls brisaient par intermittence les grésillements du brasier.
« Que t’a-t-il dit ? » Demanda Aldébaran.
- Rien. Si ce n’est qu’il a été comme nous. »

Lorsque tout fut fini, un halo orangé persista, nourri par la matière en fusion qui semblait s’accumuler et pulser derrière les Portes. Il ne s’agissait certes pas de cela, mais la couleur, ainsi que la chaleur qui s’en dégageait, avaient ancré durablement cette image dans les esprits. La luminosité était si forte que lorsqu’ils levaient les yeux au ciel, même l’éclat des étoiles les plus vives en paraissait terni. Kanon s’était rapproché de Rachel et tous deux pivotèrent vers le groupe. Sans se concerter à haute voix, tous s’étaient mélangés avant de se répartir selon les croix auxquels ils appartenaient. La jeune femme regarda avec appréhension le Pope prendre la place de son frère au sein de la croix mutable mais ne protesta pas. C’était son choix, à lui. A eux deux, à vrai dire, tant Kanon demeurait impassible. Oui, Rachel et lui se connaissaient bien. Plus que bien même, avec Saga comme point commun. Mais cela suffirait-il ? Jusqu’à quel point le cadet des jumeaux serait capable d’aller pour assister la Dothrakis ? De la part de Saga, Rachel n’avait jamais eu le moindre doute. Son compagnon était trop entier, trop absolu pour qu’elle fasse montre de la moindre hésitation. Mais Kanon… d’autres choses le retenaient. Et il aurait été légitime qu’il ne prenne pas de risque inconsidéré. Au moment même où l’esprit de Thétis effleurait celui de Rachel pour la rassurer, Kanon enferma le poignet gauche de la Dothrakis dans sa paume. Il prit sur lui pour ne pas sursauter au contact de l’or brûlant :
« Tu connais les raisons de ce choix, n’est-ce pas ? Alors, toi et moi, nous allons tout faire pour qu’il réussisse. Et pour le ramener avec nous, à n’importe quel prix. » Poursuivit mentalement le cadet des Antinaïkos tout en resserrant son étreinte. Elle hocha la tête, en silence, avant de s’adresser au Pope :
« Finalement, nous serons deux à te protéger. Et lui nous protégera tous les deux. Comme il l’a toujours fait.
- Merci d’accepter.
- Tu me remercieras lorsque tu auras réussi.
- Lorsque nous aurons tous réussi. »

Un dernier coup d’œil vers Elles. Dominantes, écrasantes. Belles aussi, dans leur ouvrage inexplicable et indescriptible, avec des formes décoratives sorties de nulle part, méprisant les règles essentielles de l’art ou de la raison, qui les rendaient effroyablement attirantes. A la fois si proches et si lointaines, Leur jonction parfaitement hermétique donnait la chair de poule, uniquement par l’idée d’ouverture qu’elle induisait. Et là-bas, juste derrière, l’inconnu. Ou plutôt non, un déchaînement de violence, un déferlement d’horreur et de haine, voilà ce qui était susceptible d’être libéré lorsque les gonds hors de toute proportion rouleraient sur eux-mêmes. Mais avec une ampleur telle que l’entendement ne pouvait la concevoir. Et encore moins en imaginer les aspects et les formes.
Le silence s’était de nouveau appesanti sur le site. Rien ne le troublait, pour le moment. Rachel n’avait rien oublié des souvenirs de sa grand-mère, profondément inscrit dans la mémoire collective de leur famille. Elle savait que ce n’était pas ce silence-là, le pire auquel elle devait s’attendre. Non, le pire, il viendrait après. S’ils échouaient.

« Il est temps ! »

Le Pope avait levé le bras et dans les reflets orangers, chacun eut l’impression que ses yeux avaient pris une teinte rougeâtre. « Le délai est presque écoulé, nous devons faire vite. Je ne vous demande pas si vous êtes prêts, ce serait ridicule. C’est le moment et n’oubliez pas : nous sommes ensemble. »

 

Base américaine, 22h30, heure locale…

Lorsqu’il les vit enfin bouger dans le cadre sans bord qui, toujours lumineux, envahissait la salle, Corman laissa échapper un soupir de soulagement. Cela ne faisait pas loin d’une heure que les gens du Sanctuaire s’étaient figés, si bien que le Général en était venu à se demander si les deux hommes toujours assis en tailleur à ses pieds, étaient toujours en mesure d’officier. Un coup d’œil dans leur direction le renseigna tout de même sur les efforts qu’ils déployaient pour assurer la transmission de l’information.
« Qu’est ce qui s’est passé ? » Finit-il par demander, avec mauvaise grâce devant le silence glacial que lui opposait le chef de ses “invités”.
- Leurs esprits ont été victimes d’une sorte… d’hallucination. Mais visiblement, ils ont réussi à reprendre le dessus. » Une pointe d’admiration perçait sous le discours quasi clinique que l’autre lui servait.
- Leurs… adversaires sont tous morts ?
- Il semblerait. »
Corman se mura de nouveau dans le silence. Contrairement à ses craintes initiales, le Sanctuaire n’avait au final, essuyé pas la moindre perte. Un véritable miracle, s’il s’en tenait à ce qu’il voyait : leurs corps étaient usés et amoindris, certains arboraient des blessures qui auraient tué les plus coriaces des élites de l’armée. Mais sans qu’il ne puisse s’expliquer comment, le général avait acquis la certitude que quelque chose d’autre maintenait ces hommes en vie. Une chose que les trois étrangers détenaient eux aussi, il en était absolument certain.
« Vous avez été capables de vous approcher des Portes plus près que n’importe lequel de mes soldats, sans en être affectés. » Finit-il pas dire, en détachant soigneusement ses mots. « Vous pouvez nous “montrer” ce qui se déroule à l’extérieur. Vous êtes comme eux… » L’autre ne pipa mot, aussi Corman poursuivit, toujours aussi prudemment : « … Et vous dites vouloir éviter qu’ils ne meurent. Dans ce cas, pourquoi n’allez-vous pas les aider ?
- Parce que c’est impossible. » La réponse était sans appel. Cependant, Corman ne détourna pas le regard. Cela suffisait. Il devait savoir. Il avait besoin de savoir. L’autre le jaugea quelques secondes, avant de hausser les épaules :
« Seule l’élite de leur ordre est en mesure de se dresser devant les Portes. Le Général Kenton ne vous l’a donc pas expliqué ?
- Oui, mais pour quelle raison ?
- Parce qu’il n’est pas uniquement question de force brute. Même si, justement, ces “gens” sont dotés de la puissance ultime. Ils doivent démontrer qu’ils sont capables de s’unir face à Elles, et de s’effacer au profit d’une volonté commune. Leurs forces ne leur seront d’aucune utilité s’ils ne respectent pas cet impératif. » Pas la moindre conviction n’animait ce discours. Il avait été déclamé sans la moindre passion, sur un ton d’ennui.
« J’ai l’impression… que vous vous fichez qu’ils réussissent ou pas, je me trompe ?
- Pour un militaire, vous n’êtes pas dénué d’intelligence, Général.
- Alors… Bon sang, allez-vous me dire qui vous êtes ?
- Nous sommes ceux… à qui le Sanctuaire a volé leurs existences. Nos places dans l’ordre qui régit ce monde. » Le ton s’était fait plus agressif. Plus frustré aussi. Sans doute là, la première fois que l’homme sans nom faisait preuve d’une réaction typiquement humaine. Et Corman n’avait pas besoin d’être doté d’une empathie particulière pour deviner à quel point la rancœur animait les pensées et les buts poursuivis par cet être.
- Vous les haïssez et vous voulez les sauver ? Vous comprendrez ma… perplexité.
- Il n’y a rien à comprendre : vous pouvez parfaitement haïr une chose… mais vous en servir pour survivre. Et peut-être même, la dépasser.
- … Ils vous ont chassés, n’est-ce pas ? » La voix de Corman résonna longuement dans le silence soudain.
- Pas nous, non. Mais nos prédécesseurs, nos… parents. » L’autre avait répondu sourdement, sans se départir de son ton malsain. « Mais le Maître nous a retrouvés. Il nous a réunis autour de lui. Et il nous rendra ce qui nous a été volé. »

 

Le site des Portes…

Elles étaient là. De nouveau.
Le silence était saisissant. L'absence du moindre souffle d'air, couplée à la gravité excessive, rendait l'atmosphère tout à fait... morte. Hormis eux, rien ne semblait vivant aux alentours. Eux et Elles. En dépit de leur nature à première vue tout à fait minérale, ce qui poussait derrière Leur conférait une illusion de vie pour le moins paradoxale quand on savait ce que cette agitation informe était censée représenter en réalité. Ce que Rachel avait toujours perçu depuis Leur naissance, même à des milliers de kilomètres, chacun le ressentait par toutes les fibres de son corps. Une impression diffuse mais tangible qu'ils ne pouvaient nommer mais qui réveillait dans leurs cosmos un écho familier bien que jamais encore entendu. Ils avaient beau avoir conscience de ce qu'ils étaient, de leur individualité, de leurs pensées, cette sensation tendait à recouvrir l'ensemble de ces certitudes. Comme si elle s'évertuait à les arracher à ce qu'ils étaient.
Ce flottement indécis tiraillait le poignet de la Dothrakis. Si celui-ci n'avait rien perdu de son éclat, ni de sa présence en filigrane à celle de la jeune femme, il tendait à resserrer son emprise, cisaillant un peu plus profondément les chairs, pour s'y enfoncer. S'y réfugier. Rien dans le visage de Rachel ne reflétait cependant la douleur qu'elle contenait. Les traits impassibles, elle se tenait entre les jumeaux, les yeux levés vers Elles. Ces dernières avaient cessé de lui parler. Parce qu'Elles s'étaient rendues compte que la litanie qu'Elles déversaient sans discontinuer dans l'esprit de la Dothrakis ne l'atteignait plus ? La jeune femme n'avait pas la possibilité de s'y fermer, mais elle était parvenue à s'en détacher suffisamment pour entendre sans écouter. Après tout, quoi de plus que les habituels avertissements ? Les mêmes qu'elle avait déjà entendus des dizaines de fois, dans son sommeil, à son réveil, en pleine journée même, lorsqu'elle était encore au Sanctuaire. « Vous échouerez... Vos vies et vos morts seront inutiles... Vous ne retrouverez pas ce que vous avez perdu... » Mais ces paroles s'étaient bel et bien tues. Définitivement ? Rachel avait l'impression tenace qu'Elles s'étaient repliées sur Elles-mêmes suite à l'absorption du dernier gardien. Ni elle, ni ses camarades n'avaient l'impression que ce dernier fût mort. Son corps d'emprunt en cendres n'avait été qu'une coquille vide; les derniers lambeaux de ce qui avait été une âme avaient été rappelés, mais très certainement pour survivre, quelque part, dans les tréfonds de la nature inexplicable des Portes. Dans quel but, personne n'en avait pas la moindre idée bien que tous devinaient qu'ils ne reverraient pas cet être, pas dans cette vie en tout cas.
Elles les attendaient. Toujours aussi gigantesques, toujours aussi écrasantes, Elles les contemplaient de toute Leur hauteur. Le halo infernal qu'Elles dispensaient devant Elles avait enfermé le Sanctuaire dans son emprise, et d'aucuns se serait retourné, il n'aurait aperçu que la nuit opaque derrière lui, ou pire encore : l'absence de vie. S'il reculait... il ne pourrait plus jamais rejoindre de nouveau ses compagnons. Comme rejeté. La mâchoire de Milo se crispa : il savait tout cela. La sensation d'étranglement qu'il avait ressentie une heure plus tôt ne le lâchait pas, de même que l'appréhension qui lui serrait la gorge en contemplant ses camarades autour de lui. Il n'avait aucun don de prescience, mais s'il fermait les yeux, les flammes qui avaient calciné le gardien s'abattaient sur eux pour les transformer en torches vivantes... et surtout hurlantes. Et au-delà... la désolation. Une plaine morne dont il ne pouvait entrevoir ne serait-ce qu'une parcelle de sol sous les montagnes de cadavres qui le jonchaient.
« Tu es prêt ? » Chuchota Camus à ses côtés. Milo, tiré de son cauchemar éveillé, tourna un regard hébété vers le Verseau, pour se rendre compte qu'Aiors et Aldébaran l'observaient également, un pli de doute aux coins des lèvres.
« Ca va bientôt être à nous, poursuivit le français d'une voix atone, nous ferions mieux de... » Il haussa les épaules avant d'ouvrir les mains devant lui. Se mettre en résonance. S'accorder. S'ouvrir. A quelques mètres d'eux, les cosmos de la croix cardinale flamboyaient déjà.

Mü était paniqué et Dôkho fut le premier à s'en apercevoir, tandis que le premier axe s'harmonisait.
« Qu'est ce qui se passe ?
- ...
- Mü !
- Le Sanctuaire... je ne... je ne le perçois plus ! » La pire angoisse du Bélier prenait consistance au fur et à mesure qu'il déployait son aura, espérant sans trop y croire que cela débloquerait une situation de plus en plus compromise. C'était à peine s'il prêtait attention à l'incompréhension manifeste du chinois :
« Et alors ? En quoi cela pose-t-il un... problème ? A cette distance, c'est... » L'atlante secoua la tête, une mèche pâle venant se perdre sur son front lisse. Trop désespéré, il ne répondit rien, même lorsque le Cancer lui adressa une bourrade mentale :
« Hé, réveille-toi ! On a besoin de vous deux là ! » L'italien tenait Shura à bout de bras, littéralement. L'aura entourant Angelo noyait celle de son ami, la recouvrant, l'étouffant presque sous sa vigueur. Le corps du Cancer était blessé, cassé, mais son énergie était demeurée intacte, contrairement à celle du Capricorne. Ce dernier avait été mis à rude épreuve ; les tentatives d'anéantissement qu'il avait subies de la part des gardiens avaient laissé des stigmates profonds dans son cosmos. De son habituelle teinte parfaitement unie et lisse, il ne restait que des éclats certes vivaces mais trop brefs, sa fréquence instable ne lui conférant la plupart du temps qu'une luminescence affadie et souffreteuse. Au sein du surmonde, le cosmos de l'italien s'était enroulé autour de celui de son camarade, pour le soutenir et le renforcer. Mais dans la réalité... Devant l'absence de réaction du Bélier, ce fut Dôkho qui glissa un bras sous le flanc gauche de Shura qui peinait à ne pas dodeliner, pour saisir le poignet de l'italien de l'autre côté et renforcer son soutien.
« Shura, tu m'entends ? » Non, l'espagnol n'entendait plus rien, du moins au niveau de l'ouïe. Seule une réaction – un réflexe – issue de son cosmos signala à la Balance qu'il l'avait effectivement entendu. Le septième sens avait pris le relais, par la force de l'habitude.
« Il vivra... » Mü avait fini malgré lui par intégrer le cercle. « Si ça ne dure pas trop longtemps. Ses forces... sont limitées. Bien sûr, il lui reste la possibilité de consumer son cosmos, mais...
- S'il le faut, je le ferai. » La voix du Capricorne était curieusement déformée, tout comme sa silhouette dans le surmonde, soudain trop transparente.
- Ne dis pas de conneries. » Le tança Angelo d'un ton rogue.
- Et toi, arrête de mentir. Même toi, tu en serais capable. Sinon, tu ne serais pas là. » Touché.
« On n'en arrivera pas à cette extrémité, tempéra Dôkho d'une voix apaisante. Nous sommes trois pour te soutenir et nous avons la “chance” si je puis dire, d'être à l'origine du processus. Contrairement à nos camarades, l'énergie que nous avons à gérer est minime. »
Le vieux chinois donnait l'impression de sentir coupable en disant cela ; son visage qui, derrière les brumes du surmonde ne portait pas encore les stigmates de la vieillesse qui l'avait rattrapé tantôt, était pâle et soucieux, un léger pli tordait les coins de sa bouche. Il masquait difficilement son inquiétude vis à vis de ses jeunes alter ego.
«  A nous de leur faciliter la tâche, finit-il par rajouter, bravement. Plus nous serons efficaces, moins ils prendront de risques. »
Mü, éloignant la paume de sa main droite de l'épaule de Shura de laquelle il avait extrait, ou du moins assourdi, la douleur, se dressa devant la Balance, son cosmos frémissant. D'une pierre deux coups... C'était tout ce qu'il lui restait à espérer. Peut-être que la puissance que tous les quatre allaient dégager très bientôt lui permettrait de retrouver le contact perdu. C'était sa seule chance. Leur seule chance.

Rachel et Kanon s'étaient écartés de quelques pas de la croix mutable qui s'apprêtait à se former, à l'autre extrémité du demi-cercle formé par leurs compagnons.
« Alors, c'est quoi la suite du programme ? »
Le ton de Rachel était sec. L'échange inattendu des jumeaux n'expliquait pas à lui seul cette soudaine agressivité ; le silence des Portes y était également pour beaucoup. Elle en venait presque à regretter le harcèlement continu qu'elle avait subi pendant des semaines devant cette absence, bien plus inquiétante.
- Sincèrement ? Je n'en ai pas la moindre idée. » Kanon demeurait le regard rivé sur son frère qui se tenait aux côtés d'Aioros.
Il avait suivi avec une certaine appréhension leur mise en résonance une ou deux heures plus tôt. Il n'avait rien oublié de l'amertume du Sagittaire et malgré l'apaisement qui avait pris ses quartiers entre la victime et le bourreau, le cadet des Antinaïkos craignait que l'obstacle ne fût pas aussi aplani qu'il en donnait l'air. Aussi avait-il été plus qu'agréablement surpris par la résultante somme toute positive de leur coordination. Comme quoi, tout était possible. Néanmoins, il savait, pour l'avoir douloureusement expérimenté, que l'harmonisation de la croix était autrement plus exigeante que celle de l'axe. Le dépouillement radical des âmes, de leurs pensées et de leurs souvenirs était difficile à supporter devant des yeux grands ouverts, fussent-ils familiers. Et voir ce qu'étaient réellement ses compagnons n'avait rien de très enthousiasmant non plus. Il y avait des choses qu'on préférait ne pas savoir, même concernant une personne chère.
Kanon aperçut, une pointe transperçant très lentement son coeur, la silhouette gracile de Thétis se maintenir à distance prudente des trois hommes. Il la connaissait : il savait qu'elle aurait pris la main de deux d'entre eux, pour éprouver leur contact, pour renforcer ses liens avec eux. Elle l'aurait fait, naturellement, si les choses avaient été différentes. Mais elle se tenait assez loin d'eux pour qu'ils ne puissent pas la toucher... et ne puissent pas être touchés par elle. Et ses paupières fermées n'empêchaient pas à Kanon de deviner les larmes qu'elle refoulait en silence.
« Tu es en train de me dire que c'est Saga qui t'a imposé cette petite... plaisanterie ? » Le cadet des jumeaux se secoua avant de répondre, plus vivement qu'il ne l'aurait souhaité :
- Mon frère ne m'a rien imposé.
- Mais il ne t'a rien expliqué de ce qu'il projetait de faire. » Cela n'avait rien d'une question. Il crut même y déceler une pointe d'amusement. « Tu sais tout de même que bouleverser ainsi au dernier moment l'organisation que nous avons eu tant de mal à mettre en place risque de tous nous envoyer à la morgue ?
- Je lui fais confiance. » La Dothrakis hocha la tête, sans répondre. Elle paraissait curieusement satisfaite de cette réponse. Et aussi soulagée. Comme si ne pas être la seule à espérer secrètement que Saga savait ce qu'il faisait en dépit de sa propre colère apparente, la réconfortait. Une pointe d'inquiétude altéra néanmoins sa voix lorsqu'elle murmura, sans s'adresser à personne en particulier :
« Cette fois, il n'a plus rien pour se protéger... »

Mü ne sut jamais si ce fut lui qui retrouva la route du Sanctuaire au travers du surmonde, ou l'inverse. De la même manière, il se demanderait toujours si sa persévérance fut à l'origine de son soudain soulagement, ou si tout ce qui se passa ensuite n'avait finalement pas grand-chose à voir avec sa petite personne. Mais toujours fut-il que la lumière se manifesta sans qu'il n'eut rien fait en ce sens, elle qu’il reconnut alors qu’il ne l'avait jamais vue.
Sur l'instant, il crut à une hallucination et sans plus prêter attention à ses compagnons en phase avec lui, à ses côtés, il accentua l'intensité de son cosmos, entraînant sans le vouloir Dôkho dans la spirale, puis Angelo et Shura, tout de suite après. Il ne vit pas le regard d'avertissement que le Cancer lui adressa, et entendit à peine sa voix qui grondait :
« Qu'est ce que tu fous, t'es dingue ?! Tu veux qu'il crève, c'est ça ?! Nous y étions presque ! » Et de fait, l'italien avait raison. L'équilibre était pratiquement établi lorsque l'atlante décida de poursuivre sa chimère. Tout était à recommencer ou presque.
Cette fois, il la voyait, pour de bon. Ce n'était pas une illusion. La sphère d'or pur qui se balançait, à la fois lointaine et toute proche... comme l'invitant à un voyage désespérément désiré. Le Bélier reprit son sang-froid de justesse ; maintenant qu'il avait la certitude de la présence nécessaire, il pouvait reprendre sa tâche. Ou plutôt ses tâches. Et pour cela, il devait rapidement en terminer avec la croix cardinale.
D'autorité, il étendit ses bras dans le surmonde, comme pour englober les êtres de ses trois compagnons. Ce faisant, il s'empara de leurs cosmos, comme on saisit une gerbe de fleurs et les attira à lui. Contre lui. Son corps aurait été atrocement brûlé; son esprit au contraire s'en gorgea, en proie à une intense félicité qui aurait été impensable s'il ne l'avait pas soudain considérée comme normale. Evidente. Et sans avoir à regarder ou à sonder ses camarades, il sut qu'ils éprouvaient une plénitude similaire à la sienne.
Cela les paralysa, l'espace de quelques secondes. Angelo, surtout, qui n'osait plus bouger un cil. C'était si... étrange ! Il n'avait jamais ressenti cela. Il l'avait effleuré, peut-être, lors de leurs premières tentatives. Il avait deviné mais sans être en mesure de le nommer, un sentiment étrange jamais expérimenté au contact de ces auras familières et étrangères à la fois. Familières, parce qu'elles ressemblaient à la sienne ; étrangères parce que décidément, il demeurait trop de différences et de barrières pour qu'il puisse les considérer comme proches. Mais à présent, cette distinction semblait avoir été définitivement abolie. Il ne s'agissait plus d'amitié, ni même de fraternité dans la ressemblance. Non, c'était bien plus que cela. Pas d'amour non plus, juste la certitude d'être parce que les autres étaient. Et chacun percevait un sentiment rigoureusement identique, à tel point que pas un n'aurait été capable de discerner lequel d'entre eux était à l'origine de ce sentiment.

Kanon observait Rachel avec appréhension. La jeune femme se tenait toujours debout à ses côtés mais avait fermé les yeux tandis que, les épaules légèrement voûtées, elle avait rentré le menton, son visage disparaissant en partie derrière ses longs cheveux noirs. Elle les avait libérés tantôt de leur chignon étroit, comme pour se défaire d'un carcan qui ne pouvait plus désormais lui ressembler.
Au bout de son bras gauche qui pendait le long de sa cuisse luisait le bracelet incrusté dans sa chair. Le cadet des jumeaux y prêta une attention plus soutenue ; ce fut pour se rendre compte que si depuis le début, ce dernier n'avait pas cessé de se manifester par un rythme de pulsations qui lui était propre, il avait à présent pris le dessus sur celle qui le portait. La lumière qu'il dégageait s'accroissait de seconde en seconde, alors que se stabilisait l'énergie accumulée par la croix cardinale. Quant à Rachel, elle semblait presque morte, de même que son propre cosmos, recroquevillé sur lui-même. Une coquille vide entièrement à la merci du pouvoir héréditaire des Dothrakis. Etait-elle seulement encore là ? Il frissonna à cette idée ; les propos de mauvais augure de Nathan et de son propre père résonnèrent désagréablement dans son esprit. Se pouvait-il que... ? Tout mensonge, toute manipulation repose sur un fond de vérité pour être crédible. Et même si leurs deux paternels n'avaient pas menti sciemment, ils avaient relayé les affirmations de Shion. Les chevaliers d'or, et Saga, avaient cru pouvoir contourner la prophétie lugubre de l'ancien Pope. Jusqu'ici, rien n'était venu les détromper dans leur démarche, exception faite de l'inévitable contribution au-delà du raisonnable de leurs corps et de leurs êtres. Mais, finalement… Et si le vieil Atlante ne s'était pas tout à fait trompé ?

Rachel aurait bien aimé rassurer le frère de son compagnon, au moins sur sa lucidité, mais cela aurait nécessité qu'elle détourne une partie de son attention de la croix cardinale. Et bien qu’elle commençât à acquérir la certitude que de ce côté-là, les choses étaient en voie de stabilisation, la chaleur qui remontait le long de son bras jusqu'à étreindre son coeur la confortait dans l'idée que la prochaine pause n'était pas pour tout de suite. Pas lorsqu'elle prenait en considération la démultiplication exponentielle de l'essence élémentaire de cosmos qui allait immanquablement survenir.
Son corps et son esprit n'étaient plus que vibrations. De seconde en seconde, ces dernières tendaient à s’harmoniser au mieux avec les fluctuations de l’ensemble. De fait, elle n’avait pas d’autre choix que d’écarter toute considération qui ne fut pas en accord absolu avec sa tâche.
C'était donc de cela qu'il s'agissait... Etrangement, celui lui paraissait incroyablement facile. Logique. Evident. Comme si cette faculté avait toujours fait partie d'elle. Ce qui, en quelque sorte, était le cas. Si les résonances mises en oeuvre quelques semaines plus tôt avec les axes avaient sans aucun doute facilité le moment présent, elle avait l'impression de retrouver des réflexes anciens, qu'elle n'avait pourtant encore jamais mis à l'épreuve.
Centrée sur elle-même, elle éprouvait des sensations identiques à celles des éléments de la croix cardinale... mais les expérimentait... toutes en même temps. Elle avait à la fois conscience de leur unicité et de leur complétude. De la différentiation de ceux dont elles émanaient, et de la fusion de leurs êtres. Elle voyait tout, appréhendait la globalité, tout en étant parfaitement capable de séparer les fils d'existence de ses camarades. De les manipuler. A cette idée, sa poitrine se gonfla et ses artères se dilatèrent, tandis que le sang courait et irriguait à toute vitesse chacun de ses organes vitaux. Elle ne s'était jamais sentie aussi forte qu'en cet instant. Aussi... puissante.

Le Cancer vit arriver sur lui la combinaison de leurs quatre cosmos avec une sérénité qui le surprit. Sa nervosité, celle qui l'avait accompagné lors de la réussite de leur première croix, avait totalement disparu. Même la sensation du corps de Shura dans ses bras, engourdis par le froid du surmonde, ne parvenait pas à le tirer de cet apaisement soudain. Il savait son ami inconscient, il distinguait de plus en plus mal sa présence spirituelle à ses côtés, et pourtant, il ne parvenait plus à s'inquiéter. Parce qu'il percevait son existence intangible au coeur de cet amas vibrant d'énergies ? Oui, il aurait presque pu lui parler, il en était certain. Il s'en saisit, sans la moindre hésitation.
Cette mise en résonance était plus que respectable. Chaque muscle et chaque nerf de son corps physique se tendirent, tandis qu'il s'arc-boutait pour en contenir l'intensité. En dépit de l'aura brûlante des Portes qui s'accentuait de minute en minute, la luminosité de la sphère dorée ne s'en laissait pas compter. Elle rivalisait au mieux.

Tant bien que mal, Aldébaran avait masqué un sourire lorsque l'esprit de Milo, ouvert aux quatre vents avait malencontreusement laissé échapper quelques souvenirs récents qui auraient dû n'appartenir qu'à lui, et à Camus par la même occasion. Le Verseau, fataliste, n'avait pas cillé. Il fallait s'en douter. Non pas de l'inconsistance du Scorpion, mais du fait que rien ne pouvait définitivement plus être caché. Stoïque, il avait laissé les images flotter entre eux, sans mot dire, sans reproche vis-à-vis de son ami et à présent amant. Comment l'aurait-il pu, en décelant chez le grec de touchantes interrogations, quelques miettes de doute toutes entièrement dirigées vers Camus, un fond de culpabilité douce-amère qui persistait, ça et là ? Aiors lui-même réprima un rire, avant de s'éloigner d'eux une seconde, le temps de recevoir le résultat de la croix cardinale, des mains d'Angelo. Les yeux des deux hommes s'accrochèrent, l'espace d'un instant. Je t'ai pardonné semblait dire l'un, pardonne-moi avait l'air de murmurer l'autre, le tout en silence, juste par le biais de leurs poignets qui s'effleurèrent. Le Lion n'hésita pas devant l'ampleur de ce qu'on lui confiait et ce fut avec un profond respect qu'il se l'appropria.

Camus se porta instantanément à ses côtés et, toujours en silence, soutint le fardeau du grec, avec lui. Le cadet des Xérakis, s'il tenait à se montrer bravache, chancelait dans la réalité physique, tandis qu'il dédiait toute son énergie à la tâche qui venait de lui être confiée. A tel point que son corps, délaissé, ployait sous ses blessures. La fraîcheur apaisante de l'aura du Verseau anesthésia temporairement la douleur ce qui permit au Lion de se reconcentrer sur sa tâche.
Milo et le Taureau attirèrent à eux les cosmos de leurs deux camarades, occupés à gérer la montée en puissance de l'ensemble, parfaitement en harmonie l'un avec l'autre. Petit à petit, les cosmos de la croix cardinale se mêlèrent aux leurs, et les quatre parties ainsi nourries des énergies de leurs prédécesseurs se regroupèrent pour constituer à nouveau une sphère parfaite, plus grosse encore, et plus imposante que la précédente.
Tout comme leurs compagnons, ils décelèrent et identifièrent la paix profonde qui descendit en eux, une fois mis devant le fait accompli. Aldébaran la vivait sereinement, tout comme Aiors qui voyait là ses inquiétudes passées se dissiper quelque peu ; finalement, cela ne semblait pas aussi ardu qu'il avait pu l’imaginer. Ni très dangereux. Comment croire qu’une telle félicité puisse être à l’origine d’un risque mortel ? Il était tout bonnement impossible que n'importe lequel d'entre eux risque sa vie en générant tant de beauté et de douceur. Même Camus en fut ébranlé ; ce qu'il n'avait osé imaginer ailleurs que dans ses rêves les plus inavouables se produisait, devant lui. En lui. Toute forme de défiance avait disparu. De son individualité, de la carapace qu'il avait forgée si patiemment tout au long de ces années, ne restèrent bientôt plus que des lambeaux de plus en plus éthérés qui finirent par se dissiper définitivement dans les brumes du surmonde. Oh bien sûr, son existence physique, elle, ne s'en débarrasserait pas aussi facilement; mais l'idée qu'il puisse, ainsi, devenir enfin lui-même et si proche des autres sans en avoir...peur, le réconfortait au-delà de toute expression.

Quant à Milo, il n'osait l'avouer ouvertement ; mais le pli quelque peu ironique au coin de ses lèvres témoignait d'une impression tenace de ridicule dont il ne parvenait pas à se débarrasser. Son ridicule. Il ne s'était jamais posé la question visant à définir ce qui les liait vraiment, les uns aux autres. Et s'il ne se l'était pas posé, c'était bien parce qu'il ne se sentait pas capable d'y apporter une réponse. Et voilà que cette dernière lui éclatait à la figure. Un peu tard certainement ; sinon, les événements des dernières semaines – d'accord, années – ne se seraient jamais produits. Parce qu'il aurait tout fait pour qu’il en soit ainsi. Parce que personne n'aurait pu ne serait-ce qu'envisager de mentir. Quel imbécile il avait été... Et une fois de plus, une fois de trop, il se sentit indigne de ceux qui l'entouraient. Comment avaient-ils donc pu tolérer qu'un individu tel que lui se joigne à eux ? Au nom de quoi acceptaient-ils de lui faire assez confiance pour remettre leurs vies entre ses mains, les laisser dépendre de lui, fût-ce partiellement ? Il n'était qu'un minable. Et à cause de lui – il le comprenait bien, à présent qu'il s'éloignait de lui-même – qui n'était pas à la hauteur, peut-être que ses compagnons, et Rachel, le dernier membre de sa famille qui lui restât, ne pourraient pas...
« C'est pas bientôt fini, oui ?! » La remontrance d'Aldébaran vrilla le cerveau du Scorpion tandis qu’il se tendait bien malgré lui sous l'effet d'un déséquilibre soudain. Le regard délavé de Camus ne le lâchait pas, comme pour le marteler d'une série d'avertissements muets mais pressants. Sa voix atone finit néanmoins par résonner dans son esprit déstabilisé :
« Cesse, Milo. Je ne devrais même pas avoir à te le dire... Ta place est parmi nous, et elle l'a toujours été, comme tu le sais parfaitement.
- Je le croyais mais...
- Tu as besoin de preuves, maintenant, pour croire ? »
Le Verseau le raillait, mais sans méchanceté, comprit-il. Il ne moquait pas ses certitudes, bien au contraire. Elles avaient toujours été si simples, si limpides ! Le grec ne s'était jamais embarrassé d'atermoiements – une nouveauté pour lui en l'occurrence – et ce, depuis sa plus tendre enfance. Et Camus enviait cette confiance absolue dont le Scorpion avait toujours témoigné. Le sourire bienveillant du colosse qu'était le Taureau dans les limbes du surmonde confirma cette soudaine évidence. Il était inutile de remettre en cause ce qui n'avait jamais changé. Le subconscient du Scorpion prit le relais avant même que son propriétaire ne s'en rende compte : l'énergie qu'il avait déversée dans son lien avec le brésilien, et qui s'était soudain rétractée comme une peau de chagrin, se redéploya sans plus d'hésitation, pour aller nourrir le fruit de la croix fixe. Mais lorsque, forte et solide, cette dernière se confondit avec l'aura de Milo, celui-ci laissa échapper d'une voix blanche, qui s'avéra à la limite de la stridence paniquée dans les niveaux supérieurs de conscience :
« Je... Ce n'est plus la même ! » Et ce qu'il réussit à taire, ses alter ego le devinèrent tous seuls en percevant sa soudaine détresse, laquelle tordit leurs corps transis de froid, dans la nuit et la poussière. Une instabilité incompréhensible venait d’altérer la puissance que les deux croix successives avaient contribué à créer. Et elle si elle n'était pas bientôt contenue, toute la résistance que Milo pouvait lui opposer – arc-bouté, les mains tremblantes et secouées autour de la sphère brûlante - deviendrait inutile et le Scorpion serait purement et simplement vaporisé sous les yeux impuissants de ses compagnons.

ooooOOOOoooo

Au Sanctuaire, 8h00 du matin, heure locale…

Un cri de frayeur pure brisa le lourd silence du matin, quand le sol se mit à trembler.

Marine, qui s’était déjà ruée sous les colonnades, ouvrit la porte avec brutalité :
« Vite, il faut sortir d’ici ! » Comme pour ponctuer l’urgence de sa hâte, un peu de poussière et quelques gravats dévalèrent du plafond. D’autorité, elle s’empara du poignet de Jane et la tira hors du lit où tantôt, elle l’avait envoyée se reposer. « Vite ! » Répéta-t-elle. Et les deux femmes de galoper vers la sortie du temple du Cancer, la tête rentrée dans les épaules, tout en louvoyant entre les lourds blocs de marbre qui s’écrasaient autour d’elles dans un fracas assourdissant.

Le chevalier de l’Aigle jeta plutôt qu’elle ne poussa la blonde américaine à l’extérieur, avant de s’éloigner d’un bond de la stoa de la bâtisse, qui s’écroula pile à l’endroit qu’elle occupait l’instant précédent.
« Mais enfin… qu’est-ce qui… un tremblement de terre ? » Balbutia Jane alors que déjà, la rousse l’obligeait à se redresser.
- J’en sais fichtre rien ! Cours ! Il ne faut pas rester à proximité des temples ! » Et en effet. Les secousses s’accentuaient, tout comme les craquements intempestifs des doriennes qui se brisaient et ceux, sinistres, des murs qui se lézardaient.
Remorquant toujours l’américaine, Marine commença à accélérer vers le Palais. « Il faut qu’on y arrive… De là, Star Hill… C’est le seul endroit où… »
- Ne bougez plus ! » L’espace se contracta tout à côté des deux femmes au moment où l’ordre claquait dans l’esprit de l’Aigle. Celle-ci, dans un réflexe, recula avant de se figer tant bien que mal. L’ouverture venait d’apparaître, glaciale, laissant entrevoir une minuscule et à la fois immense parcelle d’univers.
« Dépêchez-vous. » Le corps d’Andreas jaillit de moitié dans la réalité, avant de se rejeter dans le néant, Marine et Jane solidement empoignées et maintenues contre lui.

Elles reprirent pied au beau milieu des arènes principales, en dehors du Domaine Sacré. Le vieil Antinaïkos se tenait à leurs côtés, tendu comme un arc, le visage tourné vers le sommet de l’île. Jane chancela et, sous l’effet des secousses à présent continues, s’écroula à genoux, ses bras noués autour de son corps grelottant.
Sans un mot, mais avec un regard de reproche à l’égard d’Andreas, Marine ôta le pull qu’elle avait enfilé pour la nuit et le noua sur les épaules de la jeune femme. Tous les autres habitants du Sanctuaire, réunis depuis la veille, convergèrent vers le trio. Sur leurs figures se lisait de la panique, voire même de la terreur devant ce phénomène qu’aucun ne parvenait à s’expliquer. Et ce fut à cet instant que l’Aigle perçut enfin ce que recouvrait le fracas de la destruction.

Une musique. Ou plutôt... Ce qu’elle entendait était une sorte de litanie ininterrompue qui maintenait une note unique, sous-jacente au tumulte environnant. Un air cristallin, à la fois aigu et grave, qui s’enroulait, s’entortillait autour de son esprit, lequel vibrait, tout comme chacun de ses muscles et de ses os, en harmonie avec la mélopée. Des voix ? Non. Le son provenait du sol tressautant sous elle. Il semblait résonner et bientôt son écho lui provint de toutes parts. De la terre, de la roche, de la structure même des arènes mais aussi de plus loin, depuis les temples abandonnés par leurs occupants, juste au-dessus de la petite foule compacte. Et du Palais.
Marine tourna un regard stupéfait vers Andreas, dont le teint avait pris une couleur de cendre. Lui aussi “écoutait”. Lui, et les autres chevaliers d’argent, ébahis. Et les apprentis dont l’agitation s’était évanouie, tandis que leurs yeux écarquillés fouillaient les alentours sans jamais se fixer. Et même quelques gardes, circonspects, n’osant pas s’écarter de plus de quelques pas pour tâcher de découvrir l’origine de ce qu’ils ne percevaient qu’avec difficultés. Sans même qu’elle n’en ait exprimé la moindre intention, son cosmos argenté se déploya autour d’elle et lorsqu’elle leva une main jusqu’à son regard, ce fut pour le voir palpiter autour de ses doigts, électrisé et lumineux. Les silhouettes de ses alter ego s’était également auréolées de lumière, quant à Andreas… C’était de l’or qui pulsait autour de son grand corps maigre et droit. Un or quelque peu affadi par les années, mais dont la puissance ne démentait en rien ce que cet homme aurait pu être. Les aspirants s’étaient reculés de quelques mètres, craintifs devant cette manifestation inopinée de force brute. Ce ne fut que lorsque l’Aigle croisa le regard du vieil homme, à la fois hagard et tout à coup absent, qu’elle passa outre le voile doré pour le saisir aux épaules :
« Andréas… Andréas ! Vous m’entendez ?! »
L’intensité du cosmos du vieillard augmenta encore d’un cran, tandis que la mélodie insistante se faisait plus présente encore, dans les esprits des uns et des autres. Un pli d’effort barrait le front de Marine lorsqu’elle le secoua de nouveau, plus fort :
« Pour l’amour des Dieux, Andréas… revenez ! »

Et cette musique ! Du coin de l’œil, elle vit Jane porta une main à son front, et le frotter tout en grimaçant. Elle ne l’entendait sans doute pas, mais devait en percevoir certains effets. Elle-même commençait à fléchir tant sa présence devenait obsédante. A présent elle occupait tout son corps en sus de son crâne, et son cosmos y répondait avec une énergie qu’elle ne lui avait jamais connue. Comme si celui-ci voulait la pousser, la forcer à écouter, à… à… répondre à cet appel persistant. Parce que c’était bien de cela qu’il s’agissait : quelque chose les appelait, eux, les chevaliers encore présents au Sanctuaire. Cela les sollicitait, de plus en plus impérieusement au fur et à mesure que les minutes s’écoulaient. Devaient-ils tous y voir un rapport avec le tremblement de terre ? Si oui… ce dernier n’en était certainement pas un.
Et si seulement il n’y avait que ça… Les yeux d’Andréas reprirent soudain leur mobilité. D’un mouvement presque imperceptible, il se redressa et Marine laissa retomber ses mains. Elle se reflétait dans le miroir vert du regard qui la fixait. Et ce qu’elle y lut ressemblait étrangement à ce que le vieil homme semblait vouloir dire sans parvenir à entrouvrir les lèvres. Un souvenir… une réminiscence lointaine qu’elle-même n’avait jamais connue, ni sans doute aucun de ses pairs. Pourtant, cette mélopée qu’elle entendait pour la première fois, elle la connaissait. Tout comme eux. Mais pas avec sa mémoire. Non. Avec son cœur. Ce dernier sursauta dans sa poitrine lorsque qu’un craquement en provenance des entrailles de l’île remonta des profondeurs de la roche pour vibrer douloureusement dans ses jambes.
« Regardez ! » Un des apprentis, celui qui se nommait Ethan, avait pointé un index tremblant vers le sommet du Domaine. « Le Palais ! »

Celui-ci était en train de s’effondrer sur lui-même.

 

Royaume d’Asgard, extrémité nord de l’Europe…

Siegfried de Dubhe n’était pas réputé pour son exubérance. Aussi lorsqu’il se présenta à la porte des appartements privés des Polaris, le visage à peine plus pâle et les lèvres un brin plus pincées qu’à l’accoutumée, Hilda s’envola plutôt qu’elle ne se leva de son siège, avant de dévaler la longues volée de marches menant à la grande salle du palais, la voix du guerrier divin résonnant encore à ses oreilles : « Il y a un problème au Sanctuaire. »
Ce fut à peine si la prêtresse prêta attention au ton moqueur de Megrez qui laissa échapper sur son passage un « vraiment fragiles, ces petites choses du sud… », tandis qu’elle se dirigeait vers le groupe constitué de trois chevaliers de bronze et de deux d’argent, lesquels avaient coutume de se tenir – ou d’être tenus, cela dépendait du point de vue – à l’écart des allées et venues habituelles du personnel. Sauf en cet instant très précis. Plantés au beau milieu de la salle, tous les cinq s’étaient figés, auréolés de leurs cosmos respectifs, lesquels flamboyaient avec une telle force qu’Hilda dut stopper sa course à quelques mètres d’eux, soufflée par la chaleur intense qui s’en dégageait.
« Qu’est-ce qui se passe ?! » Freya, qui accourait, talonnée par Hagen, s’immobilisa net sur l’injonction de sœur : « Reste où tu es ! Surtout… ne t’approche pas. »
La prêtresse ne s’était même pas retournée. Le regard rivé sur le petit groupe, elle tâchait de percer le voile de plus en plus lumineux derrière lequel les envoyés du Sanctuaire disparaissaient peu à peu, désespérant d’apercevoir le visage d’un seul d’entre eux. Elle y parvint néanmoins ; et un long frisson dévala son échine. Leurs yeux…  une lueur opaque et vitreuse les avait recouverts, témoignant de leur soudaine absence. Quant à leurs traits, tendus, ils reflétaient une douleur diffuse, presque… oui, désespérée. Du moins ce fut ainsi que la Polaris l’interpréta tandis qu’avec précaution, elle laissait sa propre aura s’imprégner des vibrations de ces cosmos déployés.
Soudain, le plus jeune des chevaliers de bronze s’abattit sur le sol, à genoux, les mains crispées contre ses oreilles comme pour y arracher un son qu’il était le seul à entendre. Et bientôt ses camarades en firent autant, alors même qu’Hilda chancelait. Elle ne dut la reprise de ses esprits qu’à l’intervention musclée de Siegfried qui, la saisissant à bras le corps, l’entraîna à l’autre bout de la salle.
Sous le regard interrogateur de Dubhe, elle ne put s’empêcher de serrer les poings, sa poitrine se soulevant encore spasmodiquement, le corps toujours en proie à la sensation prégnante de la mélodie qui avait traversé son aura.
“Pour parer à toute éventualité” avait invoqué le Pope pour justifier l’ingérence du Sanctuaire, sans se donner la peine de lui faire l’aumône d’une explication plus concrète. Maudit Saga… Il s’était tout juste contenté de l’assurer de son souci de protéger Asgard. Et c’était ça qu’il lui avait envoyé ?! Ces hommes qui se tordaient de souffrance sur les dalles glacées du palais sous l’effet d’une… musique ? Ah, il était beau, le Sanctuaire… Mais en dépit de la grimace de mépris qu’elle affichait, la Polaris ne pouvait se défendre d’un malaise tenace. Elle n’avait pas la moindre idée de ce qui pouvait bien se tramer à des milliers de kilomètres de là mais soudain elle n’avait plus très envie de le savoir. Ce qui était en train de se passer était de toute manière bien trop immense pour qu’elle puisse se le figurer, cela, elle l’avait lu dans les cosmos qui se consumaient toujours, là, en face d’elle. Eux-mêmes paraissaient tout ignorer de ce qui leur arrivait. Compter sur ces chevaliers, elle décida qu’il n’en était plus question. Après tout, elle et les siens étaient suffisamment puissants – et maîtres de leurs émotions, considéra-t-elle avec un reniflement de dédain – pour assurer leur propre protection. Le Sanctuaire voulait se charger du monde à lui tout seul ? Grand bien lui fasse. Mais de ce qu’elle voyait… peut-être le Domaine Sacré avait-il présumé de ses forces. Comme déjà trop souvent par le passé. Cette réflexion, qu’elle avait déjà entretenue à maintes reprises, lui rappela la discussion qu’elle avait eue avec cet homme, à qui elle avait offert asile sur ses terres, près de cinq années plus tôt. Oh, il ne lui avait pas ouvert les yeux à proprement parler : tout ce qu’il lui avait dit ce jour-là, elle l’avait toujours plus ou moins su. Mais du peu qu’avait laissé filtrer l’Antinaïkos au cours des jours précédents, Hilda avait compris que de ce que les chevaliers d’or étaient en train de réaliser dépendrait le sort de l’Avenir. Ainsi que de profonds changements.
« Siegfried… » Dubhe se redressa, alerté par le ton décidé de la Polaris. « … Je te donne une heure pour fermer nos frontières. »

 

Au Sanctuaire…

Le sol se souleva une nouvelle fois. Du moins, ce fut l'impression qu'en retirèrent tous ceux qui, sans la moindre exception, furent jetés à terre, l'écho de l'exclamation stupéfaite d'Ethan n'ayant pas achevé de se répercuter contre les gradins.
Face contre terre, Marine laissa échapper un cri de frustration, lorsqu'elle voulut se relever. Une force qu'elle ne s'expliquait pas la maintenait plaquée dans le sable. Et visiblement, il en était de même pour ses alter ego.

Péniblement, elle parvint néanmoins à se dévisser suffisamment le cou pour apercevoir Andreas. Il était resté debout, au centre de l'édifice, toujours auréolé de son cosmos. Lequel semblait flamboyer toujours plus fort, si tant était que cela fut possible. Elle le vit s'ébranler d'un pas lourd. D'un pas qui leur tournait le dos à tous.
« Où allez-vous? Andréas! » Rien à faire. Même en s'arc-boutant de toutes ses forces sur ses avant-bras, impossible pour elle de se redresser. « Que faites-vous ?! »
Il finit par lui condescendre un regard. Dur... mais vigilant.
- Je vous charge de mettre tout le monde à l'abri. Personne ne doit mourir.
- A l'abri ?! Mais de quoi ? Et où ?! Bon sang... Je ne peux même pas bouger ! » Finit-elle par crier de colère.
- Vous pourrez... » Le regard de la jeune femme s'élargit de surprise, « ... quand je serai parti.
- Qu'est-ce que... qu'est-ce que vous allez faire ? » Cette fois, leurs yeux se croisèrent, franchement. Et ce qu'elle y lut lui glaça les sangs.
- Si je vous libère maintenant, vous me promettez de ne pas me suivre ?
- Je ne promets plus rien à personne depuis bien longtemps. »
Sans doute quelque note dans le ton sibyllin du chevalier de l'Aigle convainquit le vieil Antinaïkos de considérer cette réponse comme, malgré tout, satisfaisante. Dans l'instant, la force qui immobilisait Marine relâcha son étreinte, libérant cette dernière. Tous les autres, eux, demeuraient au sol, suivant les événements à l'oreille à défaut des yeux. Quant à Jane... Elle avait perdu connaissance.
La question, première d'un déluge d'une bonne dizaine d'autres que la rousse s'apprêtait à poser, s'étrangla dans sa gorge : ce n'était pas seulement le Palais qui venait de s'écrouler. Parmi les douze temples du domaine sacré, la masse familière de beaucoup d'entre eux manquait à l'appel. Mais elle ne chercha pas à les compter. A quoi bon, alors qu'une saignée obscure d'un bon mètre de largeur courait sous ses yeux depuis le sommet du Sanctuaire jusqu'au Temple du Taureau ! La colline de calcaire avait été fendue en deux, comme entaillée par une hache gigantesque. La dernière secousse...
Ce fut à cet instant précis qu'elle se rendit compte que le sol ne tremblait plus. Pas même un frisson. Comme si rien ne s'était passé. Exception faite de la mélodie étrange qu'elle continuait à ressentir à défaut de l'entendre avec clarté. Il lui sembla que celle-ci s'était légèrement assourdie ; mais comment en être tout à fait certaine ? Sans même en avoir pris conscience, elle comprit tout à coup que cette musique étrange était devenue partie intégrante d'elle-même. Jusqu'à son cosmos qui, s'il avait baissé en intensité, demeurait vigilant, halo argenté mince mais tangible.
« Ce n'était pas un tremblement de terre, n'est-ce pas ? » Demanda-t-elle lentement. Andreas eut un signe de dénégation. Un signe las.
- Il y a quelque chose que je dois faire à présent. Seul. Et il n'y a plus que vous sur qui je puis compter pour sauver... ce qui reste. » D'un geste, il engloba chevaliers d'argent groggy, apprentis et serviteurs effrayés. « Quelque chose... qui m'appelle. »
Un éboulement, inattendu dans le silence qui s'était installé, fit sursauter la jeune femme. Lointain, il lui fit lever les yeux vers les ruines du Palais...
« Par tous les Dieux... ! » Souffla-t-elle de saisissement.

Un fin rayon d'or pur venait de jaillir du centre des décombres, tout droit dirigé vers le ciel dépourvu du moindre nuage. Il se maintenait là, tremblotant, mais bien réel. Bientôt, il commença à s'élargir, à rayonner avec une intensité croissante, devenant ruban, puis pilier, puis... La mélopée s'accentua soudain, galopant le long de ses nerfs, jusqu'à la faire vaciller. Andréas aussi la percevait, ses traits se contractèrent brièvement au moment où, là-haut, se déploya un globe titanesque de pure énergie. Celui-ci grossit, et s'enfla, encore et encore avec dans le même temps ce qui venait de devenir un véritable chant cristallin. Ce qu'elle voyait, Marine n'avait pas d'autre choix que de l'assimiler au cosmos des chevaliers d'or, qu'elle avait eu si souvent l'occasion de contempler, et dont un exemple flagrant flamboyait encore et toujours à ses côtés. Il s'agissait des mêmes vibrations, de la même résonance, de ce même sentiment de sécurité et de calme que chacun ressentait à proximité d'une telle aura. Et pourtant... Pourtant, aucun d'entre eux n'était présent !
Alors, si ce n'était pas eux... Non, elle ne pouvait pas l'envisager. L'histoire ou les légendes, quelle que fussent leurs sources, tout disait qu'elles avaient été détruites. Irrémédiablement. Et un vieux souvenir ressurgit dans la partie de sa mémoire, celle qu'elle avait toujours voulu – et elle avait par le croire, réussi – reléguer aux oubliettes. Un épisode d'enfance du Lion que ce dernier lui avait narré un soir. Une expédition aventureuse comme seuls des gamins imaginatifs pouvaient l'organiser, qui les avait menés, les jumeaux, son frère et lui, dans les entrailles mystérieuses de l'île, pile sous le Palais, pour découvrir le secret le mieux gardé du Sanctuaire... Les armures d'or légendaires. Alors, oui, d'après Aiors, elles existaient toujours, mais inutiles, au rebut, conservées telles des reliques d'une époque depuis longtemps révolue. Il y avait toutefois quelque chose qu'il ne lui avait pas confiée ; une chose qu'elle avait devinée mais dont elle ne lui avait jamais reparlée. Le Lion avait paru gêné dès lors qu'il lui avait fallu détailler ses sensations d'alors. Et Marine n'avait aucun mal, à présent confrontée à une réalité impossible, à établir le lien entre la réticence de son ancien compagnon et les sensations qui la tenaillaient devant ce déploiement illimité de puissance. Une puissance... vivante.
« Elles ont faim... » La voix d'Andreas était empreinte de mélancolie et déjà incroyablement distante, comme si une part de son être était en conversation ailleurs, absorbée dans une relation qui n'avait plus rien à voir avec la réalité. « Et elles ont besoin d'une force qui soit digne d'elles. Je dois y aller.
- Pour... Quoi? »

Cette fois, elle n'eut pas d'autre réponse qu'une torsion brutale de l'espace temps, au travers d'une brèche autrement plus respectable que la précédente. Dans l'impossibilité la plus totale de résister à l'attraction gravitationnelle qui tenta brutalement de se saisir de sa précieuse petite personne, elle n'eut pas d'autre choix que de bondir de plusieurs mètres en arrière, au-delà d'un périmètre prudent.
Et ce fut la plus impuissante du monde qu'elle se résigna à regarder Andréas lui tourner le dos pour s'engouffrer dans l'ouverture laquelle commençait à se rétrécir lorsqu'il laissa tomber, sèchement laconique :
« Je vais libérer les autres. Ne perdez pas de temps, et faites ce que je vous ai dit. »
En d'autres temps et d'autres lieux, elle l'aurait volontiers envoyé paître. Elle aurait pu se promettre de remettre sa revanche à plus tard... Mais un sentiment de plus en plus prégnant et désagréable s'ingéniait à vouloir la convaincre qu'elle n'aurait plus jamais une telle occasion.

« Attendez! Non, s'il vous plaît! »

Un mouvement vif sur sa droite fit faire volte-face à l'Aigle qui constata avec effarement que l'un des apprentis s'était relevé... tout seul. Alors qu'il était évident que le vieil Antinaïkos n'avait pas encore réduit son emprise.
« Laissez-moi venir avec vous ! » Supplia-t-il, tout en se précipitant vers la brèche qui continuait à se refermer inexorablement. « Vous.... Je peux vous aider ! »
La voix d'Ethan immobilisa un instant le vieil homme dont le visage se tourna vers l'adolescent. Un visage inexplicablement orné d'un sourire.
« Tu es l'avenir. » Murmura-t-il. « Tu me l'as dit toi-même, non ? Alors reste avec les autres. Survis.
- Mais, et vous ?
- Il n'y a que moi qui puisse faire ce qui doit être fait.
- Pourquoi ? Pourquoi vous ? »
Andreas se contenta d'esquisser un geste de la main, dans le sillage duquel quelques particules se mirent à pétiller d'un or scintillant.
« Dans ce cas... » Cette fois, ce fut Ethan qui sourit. « ... Vous ne pouvez pas m'empêcher de vous suivre !
- Sous les yeux stupéfaits de Marine, d'Andréas et de tous les présents, le cosmos de l'adolescent explosa. Limpide et lumineux comme une fontaine d'or en fusion.
- Non ! » Le cri du père des jumeaux était teinté de désespoir. « Reste là où tu es ! » Mais le gamin ne faisait pas mine d'entendre quoi que ce soit. Le pouvait-il seulement ? Il s'agissait là, sans le moindre doute, de la première manifestation tangible de sa puissance. Lui-même paraissait abasourdi par une telle intensité. A part elle, Marine ne put s'empêcher de juger favorablement les capacités de l'adolescent. Il irait loin celui-là...
Andreas leva le bras une dernière fois, pour libérer la petite troupe et dans le même temps, accélérer la fermeture du passage inter dimensionnel. Le môme, ne pouvait pas, ne devait pas le suivre. Il n'avait pas le droit de le laisser faire.

Le Pope intérimaire ne fut pas assez rapide, cependant ; Ethan reprit sa course et sans plus réfléchir, lança ses bras entre les deux pans de réalité qui se resserraient, proche de la fermeture définitive. Au moment où Marine se rendait compte, subitement effrayée, qu'il allait y laisser la vie, le cosmos d'Ethan s'enflamma et de ses mains, il repoussa la trame réelle, suffisamment pour lui ouvrir le passage nécessaire. Celui-ci finit par céder, et l'adolescent disparut. De l'autre côté.

ooooOOOOoooo

Ce fut Aiors qui, comprenant sans vraiment être en mesure de concevoir avec exactitude ce qui était en train de se passer, crocheta le bras d'Angelo :
« On ne peut pas se dissocier ! » Hurla-t-il, alors que le grondement associé aux vibrations de l'amas de cosmos se faisait de plus en plus fort, et étouffait les sons les plus élémentaires.
Le Cancer, interloqué, se redressa pour regarder Milo dont le visage contracté par l'effort laissait perler des gouttes de sueur sur son front et ses tempes. Il ne le voyait pourtant qu'au travers du voile doré de son propre cosmos toujours en éveil, et ceux de ses camarades de la croix cardinale.
« Je ne comprends pas... » L'italien secoua la tête avant de reporter son attention sur le Lion. « Notre présence est pourtant...
- Ca ne suffit pas, insista l'autre, tendu. Ça a besoin de plus... je ne sais pas mais... » Dôkho observait Mü, assis en tailleur à moins d'un mètre de lui. Si l'atlante maintenait, tout comme lui-même, Angelo, et Shura – malgré la volonté de ce dernier d'ailleurs - sa concentration dirigée sur la sphère d'énergie qu'ils avaient initiée, il avait réservé une part de son esprit au Sanctuaire. Pour y faire quoi, le vieux chinois aurait été bien en peine de l'expliquer même s’il avait commencé à percevoir des altérations inhabituelles dans le surmonde qu'aucun d'entre eux n'avait vraiment quitté. Des altérations... qui ne lui semblaient pas tout à fait étrangères sans qu'il ne puisse s'expliquer pourquoi. Mais quoi que fût en train de faire le Bélier, chacun des quatre n'avait rien lâché de l'énergie qu'ils avaient offerte à la communauté. Rien lâché... mais rien donné en plus. Angelo, dont les pensées avaient suivi peu ou prou le même chemin que celles du chinois, rétorqua :
« Nous ne sommes plus que trois et demi, fit-il en désignant d'un index rageur le corps inconscient du Capricorne à ses pieds. Il a donné tout ce qu'il pouvait... on ne peut pas lui en demander plus. Et de fait, nous non plus ne sommes plus en mesure de...
- Mais il le faut! » Insista le Lion, de plus en plus paniqué à mesure qu'il percevait les résistances de Milo céder les unes après les autres. Le Taureau et le Verseau avaient beau s'être portés à ses côtés, il revenait au Scorpion en tant que dernier élément de la croix fixe de stabiliser cette puissance de moins en moins contrôlée avant de la céder à Aioros. Ils le soutenaient mais contre toute logique, avaient perdu toute emprise sur leur création. A cet instant, l'atlante quitta la position du lotus qu'il avait adoptée tantôt et se redressa, une main posée sur l'épaule du Cancer :
- Nous allons le faire.
- Il ne peut pas. » Angelo avait la détestable impression de parler dans le vide, et surtout de se répéter.
- Il a dit qu'il le ferait si nécessaire. Et tu sais que nous n'avons pas d'autre choix. Je n'ai pas besoin de t'expliquer pourquoi. »
Bien entendu que non. La catastrophe imminente qui allait leur tomber au coin de la figure, il la voyait se profiler comme une Porte encastrée dans la montagne. Au moins. Un arachnide pulvérisé, et des survivants qui ne le demeureraient pas assez longtemps pour pleurer leur compagnon disparu. Simple, et limpide. Et pour dire toute la vérité, il n'avait pas besoin des tentatives confuses de justification du Lion qui continuait à secouer son bras, pour savoir ce qui manquait en cet instant à cette entreprise périlleuse pour qu'elle ait une chance, même pas immense, de ne pas échouer.

L'appel impérieux de l'énergie primordiale qui enflait à quelque mètres de là n'avait pas épargné Rachel qui s'évertuait à harmoniser les fréquences qui s'entrechoquaient à qui mieux mieux au coeur du maelstrom furieux. Le retrait de la croix cardinale, même infiniment partiel, de ce qu'elle avait initié, avait déstabilisé l'ensemble. La conjonction supplémentaire des cosmos de la croix fixe avait rendu le tout à la limite du contrôlable, à l’inverse de ce à quoi tous s’étaient attendus. Création, puis stabilisation. Une logique implacable sur le papier qui tendait à tout, sauf à se vérifier dans l’urgence de la réalité.
La jeune femme n'avait pas besoin d'ouvrir les yeux pour voir son cousin lutter de toutes ses forces contre un ensemble qui le dépassait largement. Qui aurait de toute manière dépassé n'importe qui. Et elle-même, à son tour, devait fournir un effort de plus en plus significatif. Si elle avait pensé quelques minutes plus tôt que ce serait facile... elle revoyait sérieusement ses prévisions optimistes à la baisse. Le sang battait à ses tempes de plus en plus fort. Elle n'avait déjà plus tout à fait la conscience de son corps, absorbée comme elle l'était par les exigences impérieuses de son hérédité, mais le martèlement sourd achevait de la couper définitivement de la réalité.
Ce dont Kanon se rendit compte lorsqu'il voulut contacter son esprit, pour le trouver confus et totalement projeté dans le surmonde. Il trouva néanmoins son corps psychique, drapé dans ses habituels voiles écarlates. Et de cette projection, il remonta le fil vers sa propriétaire physique, laissant son cosmos dériver le long de ce chemin doré. Il ne s'agissait plus de protéger la jeune femme contre les sollicitations parfois violentes des axes, mais bien de sauvegarder l'intégrité du corps qu’elle abandonnait peu à peu derrière elle. Et de ce corps, elle en avait un cruel besoin. D'abord pour soutenir son effort mental qui, sans plus la moindre accroche dans la réalité, perdrait bientôt de son efficacité, ensuite... aussi et surtout pour la garder en vie, tout simplement, parce que Saga la lui avait confiée. Et Kanon avait dorénavant parfaitement intégré les raisons de ce choix. Jamais son aîné n'aurait pu assumer une telle responsabilité, et surtout n'aurait supporté de voir sa compagne ainsi à la merci de leurs alter ego sans pouvoir intervenir. Il aurait été fichu de briser le fragile équilibre nécessaire à leur réussite commune, juste pour ne pas la voir souffrir et ne pas souffrir lui-même. Belle leçon d'abnégation... ou de pragmatisme, tout dépendait du point de vue.

Dôkho s'était rapproché du trio et tant bien que mal – des douleurs inédites avaient insidieusement élu domicile dans ses articulations - se baissa pour redresser Shura contre un rocher. Etonnante, la vitalité du Capricorne aux trois-quarts mort, dont l'aura flamboyait tant bien que mal en dépit de la déliquescence de ses organes vitaux, de plus en plus épuisés... Un demi-sourire de respect affectueux étira les lèvres craquelées de la Balance:
« Je suis prêt, murmura-t-il, et lui aussi. » Angelo l'aurait volontiers étranglé sur place, et se promit de remédier à cette soudaine pulsion un peu plus tard, mais ne put ignorer que le chinois disait vrai. Le Cancer n'entendait plus l’espagnol, mais percevait jusqu'à en avoir mal sa volonté demeurée intacte, qui s'imposait à lui, avec le désir de le protéger. Enfin, essayer tout du moins, bien que ses précédentes tentatives...
« A plusieurs, nous multiplions nos chances. Et même si elles ne sont pas égales pour chacun d'entre nous... » Ce n'était pas vraiment la voix de Shura, mais plutôt une émanation de l'essence élémentaire de son être. « ... Tu n'as pas le droit de ne pas saisir la tienne. Parce qu'elle n'appartient plus seulement à toi dorénavant.
 - De quoi tu parles ?
- Angelo, il faut que tu repartes d'ici. Tu as une vie à vivre, une vie que tu as amplement méritée.
- Je ne vois pas le rapport...
- Moi, je le vois. Et je veux que les choses se finissent ainsi. S'il te plaît, Angelo, au nom de tout ce qu'on a vécu ensemble, offre-moi au moins cette satisfaction.
- Espèce de sale égoïste, ce n'est pas toi qui vas devoir vivre avec ça.
- Je te fais confiance pour passer outre. »
Sais-tu seulement ce que je suis en train de devenir ? Cette question désespérée d'un homme qui comprend que tout ce qu'il a érigé patiemment pendant des années se fissure et se brise de minute en minute, Angelo la garda pour lui, et eut un signe d'assentiment silencieux en direction du Lion et de ses camarades debout à ses côtés.
Ils allaient devoir donner tout ce qu'ils avaient. Ces réserves qu'ils avaient conservées... Leurs cosmos se mirent à luire, plus brillants et plus lumineux que jamais. Ils le brûlaient, pour ne pas tous mourir.

Shaka, entre Aioros et Saga, observait l'atlante à l'autre bout du demi cercle, d'un air pensif. Le vacarme ambiant l’empêchait d’entendre les mots échangés un peu plus loin, mais les quelques degrés que les quatre cosmos de la croix mutable avaient déjà commencé à gagner, suffisaient pour lui permettre de percevoir les débats. Et en dépit de la fermeté de l’intervention de Mü, la Vierge n’avait aucune difficulté à discerner la part de lui-même que l’atlante s’ingéniait à ne pas intégrer dans le processus. Un effleurement des pensées de la Balance ne lui apprit rien de plus. A son instar, Dôkho ne comprenait pas l’attitude du Bélier. Il y avait juste ce sentiment étrange de déjà-vu qu’aucun des deux ne pouvait s’expliquer.
Un pli barra le front haut et lisse de la Vierge tandis qu’il accentuait sa concentration. Faire preuve d’ingérence dans les pensées de son ami ne cadrait pas avec ce qu’il considérait comme son code de bonne conduite mais en tout état de cause, l’indien devait savoir ce que Mü préparait. D’autant plus qu’il avait l’impression tenace de comprendre ce qui se tramait sans parvenir à mettre le doigt dessus.
Tout ce qu’il put découvrir se réduisait à quelques parcelles de cosmos, infimes mais pourtant dûment organisées et détachées du cosmos mis en commun. Leur cheminement serpentait, presque invisible, sur ce qui tenait lieu de sol au surmonde et se dirigeait – ou du moins en avait l’air – vers la masse sombre et incroyablement éloignée du Sanctuaire, quelque part derrière eux, ou devant, selon la perception que tel ou tel autre en retirait.
Soudain, il vit. Cette lueur qui peu à peu émanait des contours informes de la projection du Palais. Immaculée d’être trop lumineuse. Si aveuglante que Shaka n’eut pas d’autre choix que de détourner les yeux… pour les reporter sur l’empreinte spirituelle de leur énergie commune, laquelle électrisait l’atmosphère tout autour de son corps physique. Et il les découvrit. Leurs essences, concentrées, comprimées, encore indissociées, pile au cœur du cosmos furieux. Elles étaient si insignifiantes par rapport à ce tumulte gigantesque qu’il faillit ne pas les déceler. Pourtant elles étaient là. Par quel miracle ? Mü… La silhouette du Bélier, drapée dans les atours traditionnels de son peuple, leur tournait le dos à tous. Et les quelques mots qu’il psalmodiait à voix basse, et que nul ne pouvait plus entendre depuis le coeur du tourbillon, résonnaient dans le surmonde, toujours sans signification mais empreint d’une profondeur douloureuse.

Aioros avait ouvert grands les yeux devant l’amplitude supplémentaire que les cosmos de leurs huit autres camarades venaient de gagner. L’aura orangée et malsaine des Portes était petit à petit grignotée par cette manifestation impérieuse, qui ne s’en laissait pas compter par les blessures plus ou moins graves qu’arboraient ceux qui en étaient à l’origine. A vrai dire, le Sagittaire se rendait compte avec cet effroi que génère une soudaine incompréhension de ce qu’on a toujours cru maîtriser qu’il ne parvenait plus – lui ! – à distinguer l’appartenance de tel ou tel cosmos.
Les mâchoires serrées, Saga ne disait rien, se contentant d’observer et de laisser sa propre aura déborder progressivement ses limites. C’est donc ça qui m’attend… Il commençait confusément à entrevoir les conditions nécessaires à son intervention finale. La nature de cette dernière, il ne l’avait toujours pas identifiée mais dans tous les cas, il n’allait pas échapper à ce qu’il avait fini par accepter, sans vraiment en envisager les aboutissants réels. Et il n’était pas bien certain, finalement, d’avoir vraiment envie de s’y confronter.
Le lien entre les Poissons et la Vierge était ténu. Trop d’ailleurs, et l’indien détacha momentanément son attention de Mü pour la reporter sur Thétis. Elle était bien là, physiquement et psychiquement, sa présence toute proche d’eux dans le surmonde à l’inverse de la réalité. Mais elle paraissait profondément désorientée. Ses prunelles azur ne cessaient de sauter de l’un à l’autre de ses compagnons, là-bas, dont les silhouettes s’amenuisaient dans l’atmosphère saturée de chaleur. Mêmes causes mais pas les mêmes effets : la jeune femme, tout comme Aioros, ne les distinguait plus les uns des autres. Mais dans son cas, il s’agissait des sentiments, des sensations, des peurs et des exaltations qui s’entremêlaient si étroitement qu’il lui était devenu impossible de savoir où se situaient les frontières délimitant les individualités. Tous ses repères étaient altérés et devant ce vide soudain, Thétis se laissait gagner par la panique. Elle avait déjà perdu le contrôle de son corps. Allait-elle à présent s’égarer définitivement ?
Shaka retint in extremis la main avec laquelle il s’apprêtait à saisir celle de la jeune femme, dans une tentative d’apaisement. Cruellement conscient, tout à coup, de la gravité de l’acte désespéré qu’elle avait perpétué tantôt, il se contenter de se pencher vers elle, pour murmurer à son oreille d’une voix la plus douce possible :
« N’aies pas peur… Cette situation n’est pas destinée à être pérenne. Mais il fallait s’y attendre, tu ne crois pas ?
- Je… » Elle secoua la tête, indécise. « C’est tellement… absolu… » Elle leva les yeux vers l’indien. « Comment revenir en arrière après ça ? » Elle était sincère en posant une telle question ; elle ne pouvait croire qu’il était possible de recouvrer sa propre existence à l’issue d’une telle mise en résonance. Il ne s’agissait plus seulement de quatre personnes qui avaient tout appris les unes des autres, au cours d’un intervalle de temps dont chacun savait qu’il n’était qu’une parenthèse. Tous étaient concernés. Leurs vies s’entrechoquaient soudain, s’entrecroisaient pour ne plus faire qu’une. Expérimenter une telle unité pour ensuite s’en détacher et peut-être ne plus… ne plus jamais

Dans son désarroi, son cosmos s’était raccroché par réflexe à celui de la Vierge. Bien sûr elle ne l’avait pas fait exprès. Il était fort probable qu’à aucun moment elle n’ait pensé à mal en happant cette présence si familière et opportunément si proche, en vue de rendre un tant soit peu tangible un univers qui n’avait plus rien de connu. Mais lorsqu’elle s’en rendit compte, lorsqu’elle entrevit son propre cosmos et les reflets céruléens qui en agitaient les remous habituellement d’un or pur, l’horreur la submergea. Qu’était-elle en train de faire ? Dans sa précipitation, elle rompit si brutalement leur lien qu’elle arracha une protestation à l’indien dont le bras jaillit au travers des brumes du surmonde pour la rattraper, alors qu’elle s’éloignait, affolée.
« Shaka, non ! Je ne…
- Ne t’inquiète pas. » Le ton bienveillant de la Vierge figea la jeune femme dont la projection psychique dans le surmonde regagna en stabilité. Elle baissa les yeux sur la main qui la retenait. Une main tout aussi éthérée qu’elle-même ; dans la réalité, Shaka se tenait toujours à quelques centimètres d’elle, mais sans la toucher. Mais son cosmos, lui… elle secoua la tête, soudain misérable :
« Comment peux-tu dire ça… Oh par tous les dieux, Je n’avais pas pensé que…
- Tu n’y as pas pensé, parce que tu connais la vérité au fond de toi. » L’indien souriait toujours, en dépit du voile de tristesse qui ne quittait pas son regard. « Ton corps est empoisonné, c’est vrai. Mais ton cosmos… est le reflet de ton âme. Il porte en lui les stigmates de ta décision, mais n’en est pas directement affecté. Parce que ce qu’il y a là… » De ses longs doigts, il effleura le front de la jeune femme. « …est toujours aussi pur. Tu n’as aucune crainte à avoir, pour aucun d’entre nous. Nous sommes assez proches – il marqua une pause – et nos puissances sont suffisamment équivalentes pour ne pas être affectés. Après tout, tu ne nous veux aucun mal, n’est-ce pas ? » Cette dernière remarque arracha un sourire penaud à la jeune femme et une ultime hésitation marqua son retour vers la Vierge, à l’aura duquel elle entremêla la sienne.

Shaka l’accueillit avec un soulagement d’autant plus douloureux qu’il mesurait son insignifiance par rapport à une réalité à venir qui serait autrement plus difficile à vivre. Thétis avait beau avoir conscience de ce que cette félicité, que tous les quatre commençaient à toucher du doigt au fur et à mesure que l’énergie commune croissait, pouvait recouvrir comme souffrances pour eux tous et surtout pour elle, elle avait envie, au plus profond d’elle-même, de la connaître. Au moins une fois dans sa vie, fût-ce la dernière. Quant à lui… il avait raisonné tout au long de ces derniers mois. Il l’avait encore fait une heure plus tôt. A présent, il ne pouvait plus que faire confiance à l’instinct de ses compagnons. A leurs cœurs. Il n’était sans doute pas encore assez homme pour ressentir avec acuité ce qui était en train de se passer, même s’il était en mesure de l’appréhender sous sa forme logique. Mais quelque chose lui disait qu’à un moment ou à un autre, et sans doute plus tôt qu’il ne l’espérait, aucune forme de raisonnement n’aurait plus cours devant les Portes.

Personne, à part peut-être Dôkho, n’entendit la voix du Bélier s’élever sous le tumulte. Elle était cristalline, très différente de sa tonalité habituelle. A cause des paroles qu’elle accompagnait, issues d’une langue inconnue, héritée du fin fond des âges, elle modulait une psalmodie incompréhensible qui s’échappait des lèvres de l’atlante, craquelées par le souffle brûlant qui l’environnait. Il s’était rassis aux pieds du chinois, les jambes pliées en tailleur sous lui et les iris mauves qui perçaient sous ses cils à peine clos ne voyaient plus rien de ce qui l’environnait.
Au cœur du maelström énergétique, une sphère, pas plus grosse qu’un ballon, naquit. Bien à l’abri à l’intérieur de la monstrueuse masse dorée que Milo commençait enfin à maîtriser en dépit de sa constante expansion. Ceux qui y déversaient leurs forces ne s’aperçurent de rien, trop occupés à maintenir ce gigantesque cosmos à l’intérieur des limites, dans une symbiose la plus parfaite possible, compte tenu des circonstances.
La nouvelle venue servit-elle d’ancrage ou pas, nul n’aurait été en mesure de l’affirmer et le Scorpion put enfin – porté par ses alter ego – se tourner vers le Sagittaire qui, bien campé sur ses jambes, anticipait déjà l’onde de choc.

Ils furent deux à en encaisser le contrecoup. Le Pope, dont le cosmos s’était adossé à celui d’Aioros avec facilité, opposa une résistance similaire à celle de l’aîné des Xérakis, ce qui limita l’impact sur le corps de ce dernier. Le Sagittaire n’en entendit pas moins ses os craquer lorsqu’il les projeta, Saga et lui, au cœur de l’énergie palpitante. Shaka et Thétis se raccrochèrent à eux au même instant, leurs auras fondues l’une dans l’autre et le temps que les deux premiers en prennent conscience, ils étaient quatre à maintenir la sphère, les bras tendus, les paumes de leurs mains tournées vers la lumière devenue aveuglante. Aioros cria quelque chose mais personne ne l’entendit. Au grondement permanent du souffle s’était adjoint une sorte de sifflement continu, pas forcément strident, mais dont la fréquence annihilait leur ouïe. Et la poussière qui s’élevait en volutes pourpres, tordues en tous sens par les vagues de chaleur, les empêchait dorénavant de s’entrapercevoir.

Les croix fixe et cardinale s’étaient rejointes et Aldébaran avait pris le relais d’Angelo pour soutenir Shura, qui semblait ne pas peser grand-chose pour le Taureau. Le Cancer, dont l’intensité du cosmos demeurait à son maximum, avait fini par se laisser tomber, épuisé, aux côtés d’Aiors lui-même à demi inconscient. Incapables de plus rien maîtriser, les deux hommes avaient laissé la main à leur être immatériel qui, depuis le surmonde, alimentait en continu le brasier dont ils étaient à l’origine. Ils ne se regardaient pas ; toute leur attention était fixée sur la croix mutable. Aucun ne vit la Balance rejoindre bientôt ses deux compagnons plus jeunes et s’allonger dans la poussière, les paupières déjà abaissées sur ses yeux devenus vitreux. Aucun ne put observer non plus le temps achever de combler son retard sur le corps physique du chinois. Ce dernier l’avait compris, mais à présent, rien ne pouvait plus l’empêcher. Ses dernières forces se déversaient sans discontinuer dans la lumière, devenue si pure et si unique qu’elle drainait à elle la moindre particule cosmique et ce, sans se préoccuper de la volonté de ceux qui les avaient toujours possédées jusqu’alors.
Mon corps n’y résistera certainement pas… Et même si, par miracle, c’était le cas… Un sourire triste plissa encore un peu plus le visage dorénavant parcheminé du chinois. Pourrais-je vivre sans le cosmos ?

Camus soutenait Milo par le coude, les dents serrées. Le Scorpion avait fourni beaucoup d’efforts pour mener à bien sa tâche et à présent, il devait, comme les autres, persister à laisser libre cours à son énergie. Toutes vannes ouvertes, son cosmos coulait hors de lui, sacrifiant les quelques forces nécessaires à sa survie. Le Verseau, également aux côtés de ses compagnons dans le surmonde, avait crocheté ses doigts immatériels autour du poignet du grec et le retenait, tentait même de l’attirer à lui, avec assez d’opiniâtreté pour retarder l’échéance. Cela ne l’empêchait pas de se consacrer pleinement au cosmos commun du Sanctuaire ; ceci dit, il savait que s’il perdait Milo, il abandonnerait la partie. Ce n’était même pas un choix - juste une évidence. Au final, ils n’étaient plus que trois pour retenir leurs camarades au fil de leurs vies… et paradoxalement, les aider à en dévider la bobine jusqu’à la dernière extrémité.

Les regards de Camus et d’Aldébaran s’entrecroisèrent et en dépit de la visibilité précaire, chacun lut chez l’autre des conclusions identiques. Séparément, les croix auraient pu survivre. Mais avec une simultanéité continue comme celle qu’ils étaient en train d’alimenter, le long d’un cercle sur le point de bientôt se refermer…
« On va peut-être réussir… » La voix du brésilien se perdit dans le vacarme mais Camus en avait perçu les échos dans son esprit. Et aussi la signification profonde. Il réussit malgré tout à amorcer un sourire, désabusé.
- Ce sera toujours ça de gagné. Elles ne nous auront pas tout pris, finalement. » Le Taureau hocha la tête, sans plus répondre. La sérénité avait adouci ses traits. Pour lui, c’est suffisant, concéda Camus en silence, une fois la surprise passée. Ma foi, c’est peut-être le cas pour moi aussi…

Le troisième et le sixième axe se croisèrent. L’urgence avait été de stabiliser la concentration d’énergie ; à présent, ils pouvaient – devaient – y adjoindre leurs puissances combinées. Les dernières avant que Thétis n’achève le processus. Saga voulait oublier que Kanon était juste derrière lui, à quelques pas. Qu’il voyait la démesure de ce qui naissait d’eux tous. Qu’il était rongé par l’horreur tandis qu’il prenait conscience que la femme qu’il aimait allait devoir en dernier recours tout maîtriser avant de bénéficier du concours de Rachel. Seule. Le Pope voulait aussi occulter la présence de sa propre compagne. Parce que ce que son frère ressentait en cet instant était l’exact reflet de l’angoisse galopante qui l’étranglait. L’un comme l’autre des jumeaux mettaient en jeu ce qu’ils avaient de plus cher au monde en sus de leur double et ils n’étaient plus en mesure de s’entraider pour l’assumer.
Les quatre esprits convergèrent dans un même élan dès lors que les cosmos déjà constitués des deux axes s’entremêlèrent. Ils plongèrent au cœur du bouillonnement, lequel crépita bientôt autour d’eux, tant dans la poussière que dans les brumes du surmonde qui s’écartèrent brusquement – pour la première fois ? – devant l’ampleur de ce qui pulvérisait les niveaux de conscience les uns après les autres. En dépit des forces qui s’affrontaient pour retrouver un équilibre, ils ne furent pas séparés. Et à dire vrai, il en aurait été difficile qu’il en fût autrement tant la présence du Pope faisait office de phare au coeur de la tourmente énergétique. Même si le principal intéressé n'en avait pas conscience. Non, ce dernier était bien plus préoccupé par sa découverte de la résonance à laquelle il se devait à présent d'adhérer. L'existence d'Aioros, très bien. La façon dont les choses allaient évoluer à partir de cet instant n'inquiétait pas Saga outre mesure de ce côté là. Il savait à quoi s'attendre ; le Sagittaire ne lui cacherait rien, et quand bien même il le souhaiterait, il en serait incapable. Et l'inverse était absolument vrai. Au final, ce qui l'inquiétait, c'était l'inconnu, ce qui allait ressortir de sa confrontation avec ceux qu'il ne connaissait pas si bien finalement. Après tout, il n'avait pas essayé de les tuer, eux.

Ce fut la Vierge qui attira Thétis au coeur de l'harmonie, quelque peu contre le gré de la jeune femme. Rendue sourde par le tumulte qu’elle aurait été bien en peine de décrire, la paume des mains et la peau de ses bras en proie à une brûlure qui semblait ne jamais devoir s’arrêter, elle se laissa entraîner, menée par son cosmos chevillé à celui de ses trois camarades.
Elle considéra subitement la présence de Saga telle… une intruse. Cette place appartenait à Kanon, il l’avait conquise quelques semaines plus tôt et les deux hommes avaient beau être tout à fait semblables par de nombreux aspects, les différences infimes existant entre eux prenaient dès lors une importance… gênante. A l’instar d’une pièce de puzzle mal façonnée, le Pope peinait à s’insérer au sein de la croix cardinale. Sa puissance avait beau être moins brouillonne que celle de son cadet, mieux contenue, elle ne s’harmonisait avec les autres qu’avec difficultés. Pourtant, tous savaient qu’ils se devaient de l’accueillir sans arrière-pensée, ni retenue d’aucune sorte. Simplement… il n’était pas Kanon. Et la personne qui en était la plus heurtée était Thétis.
Tant d’années… Mais comment le Pope aurait-il pu le deviner ? La jeune femme n’appartenait pas encore au précieux cénacle lorsque Saga avait pris le pouvoir. Lorsqu’il avait chassé Kanon du Sanctuaire. Lorsqu’il… avait défiguré Aioros à vie. La nièce d’Aphrodite, maintenue par ce dernier à l’écart des événements, n’avait cependant pas été tout à fait épargnée. Mais à l’époque, la conscience de son empathie n’en était qu’à ses balbutiements ; elle n’avait pas su alors à quoi elle devait ce malaise persistant qui l’avait accompagnée de nombreux mois, tandis que le nouveau Pope remaniait et malmenait le Domaine Sacré de sa poigne d’acier. La souffrance, la rancœur, la haine, tous autant de sentiments qui ne lui appartenaient pas, diffusés sourdement par tous ceux qui s’étaient pliés, bon gré, mal gré, à l’autorité implacable du nouveau maître du Sanctuaire. Trop jeune, elle avait été incapable de les dissocier de son propre ressenti. De son incompréhension et de sa tristesse qui avaient suivi le départ forcé de Kanon.
Elle avait su depuis toujours que cette douleur qui ne disait pas son nom, elle la devait à Saga. Et, nourrie du flot incessant de frustration issu des autres chevaliers d’or, elle avait fini par considérer qu’elle aussi, se devait de le détester pour ce qu’il avait fait. Parce qu’elle n’avait pas eu d’autre choix que de celui d’identifier une cause claire à ce mal-être, qui l’engluait chaque jour un peu plus. Elle avait eu besoin d’une raison, d’un élément susceptible de l’expliquer.
Elle ferma les yeux avec force alors que ses souvenirs coulaient hors d’elle, déferlant au cœur de leur croix en une vague trop longtemps retenue. Mais elle ne voulait pas ! Ô par tous les dieux à quel point elle aurait aimé ne jamais, jamais lui montrer toute l’étendue de son erreur… Un regard vert et perçant ne la quittait pas cependant, il luisait derrière des cils sombres. Elle savait qu’il la voyait en dépit de la blancheur aveuglante et bouillonnante qui les séparait, malgré les arcs électriques toujours plus nombreux qui jaillissaient de nulle part et qui frappaient au hasard le sol autour de leurs pieds, parfois une épaule, plus rudement, ou des doigts tremblants d’effort au dessus de ce qu’ils devaient contenir.
Pourtant… Nul reproche ne se lisait dans ces yeux qui se contentaient de l’observer, impavides. Le malaise de la jeune femme s’accrut tandis que le reste de sa mémoire dévidait son écheveau, contre sa volonté. La honte, celle qui l’avait incitée au final à enfouir au plus profond d’elle-même toutes les mauvaises pensées qu’elle avait nourries pendant des années, la submergea, implacable. Elle s’en était rendue compte, trop tard. Marinant au cœur de cette mélasse de révolte et de colère mêlées dans laquelle elle avait baigné, elle s’était montrée tout à fait incapable d’y déceler la part qui revenait à Saga. L’impuissance que cet homme rongé par l’ambition avait ressentie à l’issue de chacune de ses exactions, lorsque la dernière part encore pure de son âme s’insurgeait contre le mal qu’il faisait à ceux qui avaient été ses amis les plus chers, sans jamais pourtant être en mesure de l’en empêcher. Dès le début, cette souffrance avait été là, contenue mais réelle, et Thétis n’avait rien vu. Pis encore : elle y avait contribué sans même s’en rendre compte. Elle.
Elle avait souhaité, prié pour ne jamais avoir à avouer à son Pope une telle faute. Le dernier aiguillon, cruel, de la culpabilité l’avait étreinte lorsqu’il lui avait confié la charge du douzième temple, avec une confiance qui lui avait déchiré le cœur. S’il avait su. S’il savait…

Kanon, interdit, prenait peu à peu conscience qu’il percevait avec une acuité saisissante chacune des pensées échangée au sein de la croix mutable. Malgré sa position à l’écart, il demeurait bien trop lié à ses trois camarades pour qu’il en fût autrement. Et si à cela, il rajoutait les échanges permanents qui le maintenaient à son jumeau, et sa relation particulière avec Thétis…
Un mouvement à ses côtés le tira de sa contemplation. Non, pourtant, Rachel ne semblait pas avoir bougé, son front et son regard toujours dans l’ombre, son corps seul rayonnait, à jeu presque égal avec le cosmos essentiel dont la course à l’amplitude paraissait se ralentir. La jeune femme persistait à prêter l’appui de son aura platine à l’ensemble des douze chevaliers d’or, tant pour ceux dont les corps luttaient avec de plus en plus de difficultés contre l’attraction inéluctable de ce dont ils étaient à l’origine, que pour les quatre derniers qui ne parvenaient pas encore à achever le cycle. Et l’image que s’en fit Kanon ressemblait étrangement à l’horloge du sanctuaire, dont les douze quartiers étaient alimentés par une énergie infinie, distribuées à part égales.
Un tâtonnement furtif de sa part permit au cadet des jumeaux de se rendre compte que la conscience de la Dothrakis s’était élevée jusqu’à un niveau du surmonde qui lui parut de prime abord inatteignable. Elle était à la fois devenue gigantesque, englobant la totalité de leur groupe avec une aisance saisissante, proche de tous et de chacun en même temps, mais aussi réduite à une minuscule flamme dans une réalité de plus en plus perturbée par la réorganisation moléculaire. L’énergie était devenue telle que petit à petit, l’atmosphère se modifiait. Une odeur d’ozone s’était fait persistante, brûlant les muqueuses et les gorges de chacun. Quant à la tension… Kanon n’avait pas besoin d’apercevoir ses compagnons, pour deviner que ce qui tiraillait de plus en plus fort chacun de ses muscles et nerfs, devait être démultiplié en ce qui les concernait. Et sa propre lucidité lui fit l’effet d’un cadeau empoisonné. Ils ne tiendront pas. Une évidence. Atroce. Même si cela devait s’arrêter maintenant, les conséquences seraient irréversibles. Pour eux tous. Pour mon frère. Pour Thétis. Et Kanon eut soudain envie de hurler.

« Pardon… Oh pardonne-moi, Saga, je t’en prie… » Une Thétis avec quelques années de moins, presque une adolescente sanglotait, agenouillée dans les brumes du surmonde aux pieds d’un Saga hiératique drapé dans une stricte tenue bleu sombre. « Je n’ai jamais voulu ça, si j’avais su, je… Je…
- Relève-toi. » Fit le Pope d’une voix atone, sans toutefois se pencher pour lui tendre la main. « La femme que je connais n’est pas celle que je vois me supplier.
- Mais, je… » Elle avait levé vers lui des yeux noyés de larmes pour apercevoir un visage sévère et fermé, où deux plis verticaux marquaient les coins des lèvres pincées.
- Debout, j’ai dit. Sois digne de ton rang.
- Tu ne m’en veux donc pas ? » Une note de doute se cristallisa dans la voix de la jeune femme, dont la silhouette parut tout à coup se délier, comme pour quitter sa position prostrée. L’empreinte de celle-ci, demeurait, cependant. Le regard du Pope fut bientôt au niveau de celui de Thétis. Le visage de cette dernière était encore flou, presque transparent, et peinait à prendre consistance. Saga parut hésiter, une seconde seulement, prêt une fois de plus à étendre un bras protecteur pour ne pas la voir risquer de souffrir, mais retint son geste. Il n’était plus temps. Et elle était capable. Aussi capable que n’importe lequel d’entre eux.
« Tu es Thétis, chevalier d’or des Poissons. » Asséna-t-il d’une voix dure. « Aujourd’hui. Rien d’autre ne compte plus désormais. »
Ce n’était plus une jeune fille, mais une femme qui se tenait face au Pope, à sa hauteur, les épaules redressées et la tête droite. Une femme peut-être même un peu plus âgée que celle qui s’évertuait à se re-concentrer quelque part à un niveau de conscience moins élevé. Une femme qui n’avait subitement plus besoin de s’entendre excuser et qui acceptait ce qu’elle était, grâce à ce qu’elle avait été. Elle baissa les yeux une dernière fois vers l’ombre mourante de l’adolescente. Elle ne la reniait pas. Une part de cette enfant – Tissa - survivait en elle, de cette innocence et de cette pureté qui l’avait menée jusque là. Et de toute manière… elle était sans aucun doute déjà allée beaucoup trop loin. Et lorsqu’elle s’éloigna du Pope qui enfin, lui offrit un sourire, mince mais incroyablement tendre et sincère, sa peau avait pris des reflets bleutés.