Note de Murza : Toute nouvelle sur le fandom que j’ai découvert au détour de la toile il y a un an et demi de ça, je suis tombée, par hasard, (comme toujours lorsque l’on expérimente de nouvelles choses) sur cette merveilleuse fic. Je dois avouer que dans mon parcours j’ai d’abord lu du Saint Seiya Spirit, avant de « trouver » cette fic qui devait apporter toutes les réponses à mes attentes : c'est-à-dire une relecture en filigrane de l’œuvre tout en y apportant de petites doses personnelles et originales. Une subtilité toute féminine et une incroyable écriture.  C’est alors subjuguée que j’ai laissé tomber, pendant plusieurs jours, mon « travail du moment »  afin de dévorer ce « roman fleuve », roman qui comblait enfin mes aspirations. Je devais ensuite découvrir l’autre face de ce type de publication : l‘attente. Je crois vraiment que c’est dans cette attente que j’ai compris à quel point j’avais aimé l’histoire. Espérant, une mise à jour, parfois maudissant l’auteur, relisant un chapitre au détour d’une « pause », j’ai enfin pu voir le bout du travail après quelques mois de souffrance pour moi, et de plusieurs années pour Alaiya. Alors, lorsque j’ai lu cet « appel à contribution » pour les Side je me suis dit que ce serait le meilleurs moyen de remercier la demoiselle. Je me suis donc lancée. Je vous livre ici mon tout premier texte écrit pour cette « communauté ». C’est une première. C’est « fleur bleue ». On ne va pas vraiment quelque part. Mais c’est de moi.

Note d’Alaiya : Bienvenue tout d’abord à Murza dans la communauté Saint Seiya et pour son premier essai, vraiment, cela me touche énormément qu’elle l’ait réservé à UDC. Elle fait partie de ces lecteurs qui ont découvert UDC sur le tard, et dont l’enthousiasme a généré encore un peu plus de motivation pour arriver au bout de cette fic. De plus, son incursion dans l’univers d’UDC se traduit parfaitement dans son texte, tant il colle à l’esprit et à la chronologie de l’histoire, sans oublier qu’elle a réussi un joli tour de force en rattachant son texte à un aspect que j’ai honteusement zappé. Enfin, sa participation à l’écriture des sides me touche pour une autre raison, bien plus personnelle : Murza est issue de la même région que moi, et si on m’avait dit un jour que je croiserais une « compatriote » dans le fandom, je ne l’aurais pas cru, elle sait aussi bien que moi pour quelle raison. Un grand merci à elle, et bonne lecture à tous.

 

Côte Ouest

Par Murza

 

Los Angeles, 2003

Dans l’appartement largement baigné par les premiers rayons du soleil Hyoga prenait son temps sous le jet salvateur d’une douche destinée à finir de le réveiller totalement. Jeanie était partie « en catastrophe » une heure plus tôt.
« Un congrès, que j’avais complètement oublié mais très important. » Avait-elle dit.
A l’autre bout du pays, bien sûr. Enfin, pour quelques jours il avait l’impression de jouer les célibataires et pouvait régner en maître absolu sur la salle de bain, pièce de convoitise et de course poursuite matinale. Il fallait prendre les choses du bon côté. Pourtant, il aurait aimé qu’elle soit là parce qu’entre ses cours la journée et les gardes à rallonge du jeune médecin, il n’avait pas eu le temps de lui parler de la surprise qu’il avait eue la veille. Tant pis, ce n’était que partie remise.

24h plus tôt…

Il venait tout juste d’entreprendre de se sécher lorsque la sonnette stridente retentit dans l’appartement silencieux.
Il jeta un œil à la pendule du salon avant d’aller ouvrir : 6h30. Qui pouvait bien se présenter à une heure aussi matinale ? Jeanie venait de partir pour une garde de vingt-quatre à l’hôpital et elle ne sonnait jamais, même lorsqu’elle oubliait ses clefs.
Simplement vêtu d’une paire de jeans, une serviette posée sur ses épaules dénudées on ne put que lire de la stupeur sur son visage lorsque la porte d’entrée s’ouvrit sur le visiteur inopportun. Comme une claque, il venait de prendre un fragment de son passé en pleine figure. Un passé dont il tentait de rester le plus éloigné possible. Il avait fui, il y avait longtemps déjà, renonçant à une vie qui lui était « destinée » pour s’en construire une nouvelle, emportant avec lui dans ses bagages quelques compagnons d’infortune et Jeanie. Sa Jeanie. Celle qui l’avait accompagnée dans son périple. Loin. Très loin. Los Angeles. L’autre bout du monde. Ils en avaient rêvé tous les deux. Partir du sanctuaire pour vivre une vie qui leur correspondrait. Une vie à eux. Une vie dans laquelle ils ne seraient plus contraints de réaliser des actes qu’ils n’avaient pas choisis et en lesquels ils ne croyaient plus. Mais surtout pour fuir cet être ignoble qui avait pris dans le sang le pouvoir. Ils ne seraient plus jamais esclaves d’un héritage trop lourd à porter.
« Camus ?  Réussit-il à articuler tandis qu’une sorte d’hébétude le saisissait. Mais…mais qu’est-ce que tu fais là ? 
L’homme en face de lui n’avait pas changé. Non, il avait sans doute vieilli. Un peu. Mais ce regard, ce sourire en coin à peine perceptible, ces traits, et cette chevelure abondante qui signait la marque de fabrique du Sanctuaire le rendait tel que Hyoga l’avait quitté quelques années auparavant. Camus. Son mentor. Son ami. Le choix de leurs destins respectifs les avait symboliquement séparés, mais derrières leurs yeux on devinait que le lien était toujours là. Indéfectible.
« Je passais dans le coin, lâcha-t-il sur un ton qui se voulait le plus neutre possible.
- Tu passais dans le coin, répéta bêtement le blond et ouvrant plus largement la porte et en lui faisant signe d’entrer. Et pour aller où ?  poursuivit-il.
- Grèce.
- Grèce ? »  Il marqua une pause en se saisissant du sac de voyage de son invité surprise. Ce sac il le reconnaissait. Toujours cette même toile de jute verte, usée et rapiécée. Celui de ses voyages, de ses missions. Celui, qui posé devant la porte annonçait à l’adolescent les départs, mais signifiait également les retours. « C’est vrai que Los Angeles se trouve sur le trajet Moscou-Athènes, c’est juste que j’avais oublié.
- Disons, que j’ai fait un petit crochet.
- Un petit crochet… » Il marqua une légère pause tout en déposant le sac sur le canapé du salon et en se dirigeant vers la cuisine, ce qui lui laissa quelques secondes de réflexion. « Ça fait combien de temps Camus ? Cinq ans ? 
- A peu près.
- En cinq ans, pas une seule nouvelle. Pas un coup fil, pas une lettre, pas un mail. Rien. Et aujourd’hui tu te pointes, comme ça.
- J’avais envie de te voir. C’est tout.
- Café ?
- Vodka ?
Le jeune homme tourna légèrement la tête en lui lançant un regard dans lequel se mêlaient étonnement et réprobation.
« Décalage horaire, lança le français pour se dédouaner.
- Très bien. Pour moi un café bien serré. » Tout en s’activant dans la cuisine, il lâcha sur un ton calme : « Je suis content de te voir, Camus, tu sais, tu m’as manqué.
- Toi aussi. Ce n’est pas parce que je ne donne jamais de mes nouvelles que je ne pense pas souvent à toi.
- Je sais. Je te connais, et je ne te reproche rien.
- J’espère bien !
- Voilà !  dit-il en apportant une tasse de café fumant et un verre dans lequel flottaient quelques glaçons. Un café et une vodka.
- Merci. Jeanie n’est pas là ?
- Non tu viens de la rater de peu, elle est partie pour une garde de vingt-quatre heures à l’hôpital.
- Dommage.
- Tu restes longtemps ?
- Non, je repars ce soir par le vol de nuit.
- Je ne comprends toujours pas Camus. Pourquoi ? Pourquoi tu continues à servir cet espèce d’enfoiré.
Occupé à déguster son breuvage, Camus ne laissa que le silence répondre à son interlocuteur.
- Hum ! J’ai l’impression qu’on va reprendre notre discussion là où on l’a laissée il y a cinq ans, on dirait.
- Je crois. Je crois que je suis fatigué de… tout ça, dit-il en sortant machinalement son paquet de cigarettes.
- Je m’en doute un peu. Tu sais, j’ai beaucoup réfléchi à cette…situation et je crois sincèrement que tu continues d’œuvrer pour le Sanctuaire pour de mauvaises raisons. La seule chose qui te retient là-bas, Camus, t’emprisonne et t’empêche de vivre, d’aller de l’avant. 
- Les choses ne sont pas si simples, Hyoga. Tu oublies un peu trop rapidement qui je suis et surtout, ce que je suis. Je ne peux pas rompre aussi facilement avec une vie que j’ai forgée dans ce sens. Je fais partie des douze, et même si je ne crois pas à la destinée, je pense que ma place est là-bas.
- Non !
- Non ?
- Le problème n’est pas là ! Tu ne te poses pas les bonnes questions par peur d’énoncer les bonnes réponses. Pourquoi restes-tu affilié au Sanctuaire ? Si la tête est pourrie tout le reste l’est aussi, et tu le sais aussi bien que moi. Si demain Saga venait à crever tu serais le premier à t’en réjouir. Alors pourquoi ?
Camus restait renfermé et noyé dans la fumée de sa cigarette, laissant un Hyoga face à un silence trop bruyant pour qu’il soit ignoré.
- Tu dois tourner la page !  lâcha-t-il brusquement. Parle-lui, oublie-le, fais quelque chose mais, pitié, fais ta vie. Le seul élément qui t’attache encore au Sanctuaire, Camus, c’est celle-là. Tu peux te bercer d’illusions, te mentir, mentir aux autres, mais tu sais que j’ai raison et c’est d’ailleurs pour ça que tu t’es pointé ici aujourd’hui : pour l’entendre ! Je le sais, et tu le sais.
En guise de réponse le Verseau se contenta de soupirer en expirant une dernière bouffée de sa cigarette, mettant par la même occasion un terme à leur discussion. Hyoga avait raison. Et il le savait. Il était venu pour l’entendre. Entendre énoncer cette vérité qu’il s’était trop longtemps caché. Par peur. Peur de quoi ? De perdre la seule chose à laquelle il tenait vraiment. Ou de faire face à une nouvelle vie. Une vie inconnue. Une vie érigée loin du mensonge et des illusions.
Partir pour se reconstruire. Comme l’avaient fait certains d’entre eux. Comme Hyoga. Avoir le courage de poursuivre sur une autre voie que celle tracée dans leur enfance. Prendre des décisions qui seraient difficiles, qui lui enlèveraient une part de lui-même. Une nouvelle vie dans laquelle il ne serait plus là. Mais était-il vraiment dans cette vie-ci ? Disparaître et laisser derrière lui la seule personne capable de le faire réellement souffrir. Peut-être ailleurs trouverait-il, à défaut de l’amour, l’apaisement ?    

******

Chargée de son sac à main et de son encombrante valise, Jeanie franchit avec soulagement le seuil de son appartement. Elle était rentrée. Enfin !
« Hyoga ?... Hyoga ?
- T’es déjà là ? T’as fait vite, dit-il en surgissant de nulle part et en déposant un baiser sur les lèvres de la jeune femme tout en prenant sa valise.
- A croire qu’à cette heure matinale la circulation est plus fluide.
- Alors ce congrès ?
- Comme d’habitude, lâcha-t-elle dans un soupir qui n’échappa pas à son conjoint.
- Tu as l’air…fatiguée.
- Sûrement le décalage horaire, répliqua-t-elle dans un bâillement bien marqué. Il reste du café ?
- Va t’asseoir, j’ai préféré t’attendre pour déjeuner.
- Tu n’as pas cours aujourd’hui ?
- Si, à dix heures alors j’ai un peu de temps pour profiter de ma petite femme, avant qu’elle ne reprenne ses gardes, dit-il avant de la suivre dans la cuisine et de poursuivre : « Tu ne devineras jamais qui est venu pendant ton absence.
- Qui ? Ne me dis pas que Madame Grunch a encore débarqué en te prenant pour son fils !
- Non, j’ai dit que tu ne devinerais pas ! » Il se retourna pour servir deux tasses de café encore fumant : « Mais madame Grunch est tout de même passée. Cette fois elle cherchait son chat, annonça le jeune homme en se retournant.
- Elle a un chat ?
- Je ne crois pas… » Répliqua-t-il sur un ton empli de doutes.

Ils échangèrent un regard avant d’éclater de rire. Ça fit du bien à Jeanie. De revenir. De retrouver son appartement, son homme, sa voisine, ses meubles, sa vue sur la baie, cette odeur de café, cette ambiance. Mais elle était toujours bouleversée par les évènements qui s’étaient enchaînés à une vitesse proche de celle de la lumière. Quarante-huit heures. C’est le temps qu’il avait fallu pour que son monde s’effondre, que son passé la rattrape, et pour qu’elle prenne en pleine figure une nouvelle réalité qui allait désormais constituer son présent.
Toutes ses certitudes qui constituaient, jusqu’à il y avait peu, sa vie, venaient de s’envoler. En quarante-huit heures. Son esprit semblait encore engourdi et la tête lui tournait. Elle avait encore du mal à assimiler les évènements passés. Saga, sa maladie, son coma, une partie de sa garde dorée comme escorte, cette histoire de portes et surtout Rachel. Sa Rachel. Sa meilleure amie. Celle qui avait rejoint la côte Ouest avec eux. La femme de Shiryu. Cette Rachel avec qui elle avait grandi, qu’elle avait côtoyée dans les meilleurs moments comme dans les pires. Elle l’avait observée pendant ces dernières heures, et pourtant elle ne l’avait pas reconnue. C’était une autre femme qui se dressait devant elle…devant Saga. Saga…Que dire ? Que penser ?
Comment avait-elle pu être aussi aveugle pour ne pas voir. Pour ne pas comprendre. Pourtant lorsque Rachel avait fui pendant deux ans, elle n’y avait pas pensé. Ou n’avait-elle simplement pas voulu voir, trop aveuglée qu’elle était par la haine qu’elle vouait à l’homme en charge du Sanctuaire ?
Et maintenant tout paraissait si, simple, si limpide. C’était évident, c’était devant ses yeux pendant tout ce temps. Rachel aimait Saga. Simplement.

« Jeanie ? » Hyoga la tira de ses pensées.
- Hum ?
- Tu ne veux pas savoir qui a été mon mystérieux invité ?
- Tant qu’il ne s’agit pas d’une belle blonde, peu importe, dit-elle sur un ton qu’elle aurait voulu enjoué mais qui ne trompa pourtant pas son compagnon.
- Camus.
 -Camus ? Camus…Camus ? Enfin je veux dire…
- Camus.
- Il est passé quand et pourquoi ? Il t’a dit quelque chose ? »

Son stress chronique refaisait soudainement surface. Les questions se bousculaient, quand avait-il bien pu venir, savait-il déjà quelque chose avant que le Sagittaire ne leur annonce, mais surtout pourquoi une visite, maintenant, après tant d’absence ?
« Calme-toi, voyons ! Quelque chose ne va pas ? Pourquoi tu as l’air si angoissée tout à coup ? »
Devant le calme dont faisait toujours preuve le jeune russe, Jeanie se ressaisit. Peut-être ne savait-il pas. Peut-être ne s’agissait-il que d’une coïncidence. Peut-être…
- Non, je me pose juste des questions, la dernière fois qu’on l’a vu c’était il y a tellement longtemps que je ne m’en souviens même plus, je voulais juste savoir.
- Il a débarqué mardi matin, juste après ton départ pour ta garde à l’hôpital et il est reparti le soir même. Je ne te l’ai pas dit car je ne pensais pas que tu repartirais aussi sec pour un congrès, c’est tout ! »
Le regard qu’il lança à la jeune femme était devenu soudainement suspicieux face à l’attitude de celle-ci. Il connaissait Jeanie et sa propension à angoisser pour à peu près n’importe quoi, mais là, il y avait quelque chose d’inhabituel.
« Je crois qu’il avait envie de me voir - il marqua une pause - et de parler, simplement.
- Et il ne pouvait pas faire ça par téléphone ?
- Tu le connais, il n’est pas du genre à faire les choses dans la norme.
- Tu veux plutôt dire que c’est un inadapté à la communication et aux relations sociales oui !
- Je t’en prie, ne commence pas. Tu sais comment il est.
- Et bien non, justement, s’il passait plus souvent ou s’il donnait quelques signes de vie, peut-être que j’aurais eu l’occasion de mieux le connaître, mais tu dois tout de même avouer qu’il est…particulier.
- Bon, j’avoue.
- Sinon, vous avez parlé de quoi au juste, si ce n’est pas trop indiscret ?
- De tout, de rien. Je crois qu’il veut partir. Cet enfoiré de Saga a probablement dû venir à bout de ses derniers remparts de patience. Il restait pour deux choses, dont l’une d’elle était son statut dans la garde dorée. Aujourd’hui je crois bien qu’il s’est même détaché de celle-ci.
- Il t’a dit ça avant de rejoindre la Grèce ?
- Oui, comment tu sais qu’il y allait ?
- Je ne sais pas, je suppose. »

Décidément l’attitude de Jeanie laissait transparaître beaucoup d’interrogations, mais Hyoga décida de ne pas provoquer sa femme. Si elle avait quelque chose à lui dire elle le ferait. Ils avaient traversé assez d’épreuves ensemble pour qu’il lui fasse totalement confiance. Et puis, peut-être se faisait-il des idées. Elle était probablement simplement sur les nerfs à cause de son congrès ou de son boulot. Quelques semaines auparavant elle avait déjà montré des signes de nervosité anormale, enfin sur son échelle personnelle, ce qui l’avait plongée dans un stress assez hors norme pour le commun des mortels.
« Quelque chose ne va pas ? s’aventura tout de même le blond. Tu sais, si t’as un problème au boulot je suis là.
- Non, ne t’inquiète pas, tout va bien. » Tenta-elle, dans un ultime recours, pour le rassurer. Malgré le sourire qu’elle lui décocha elle savait qu’il n’était pas totalement dupe. Ils vivaient ensemble depuis trop longtemps pour qu’il ne remarque pas le trouble qu’elle affichait depuis son retour.
Ils finirent leur petit-déjeuner en silence. Se jaugèrent à la dérobée. Avant que Jeanie ne se lève pour aller se « rafraîchir » sous une douche bien méritée, Hyoga lui demanda d’une voix blanche empreinte d’une pointe d’angoisse :
« Jeanie, je le sens. Je sens que quelque chose te perturbe. Tu…Tu ne serais pas…
- Non, le coupa-t-elle, je ne suis pas enceinte, si c’est ce que tu veux savoir. Et puis on en a déjà discuté non ? »
Et voilà, l’éternel sujet de conversation refaisait encore surface, et là, ce n’était vraiment, mais alors vraiment pas, le moment.

Une pointe de déception passa dans le regard bleu du jeune homme, tandis que Jeanie se levait pour rejoindre, définitivement, la salle de bain. Les enfants. Le sujet revenait sur le tapis de plus en plus souvent ces derniers temps. Hyoga voulait des enfants, fonder une famille, et sortir d’une « union stérile ». Mais Jeanie avait eu tant de mal à briser les chaînes qui l’attachaient au Sanctuaire et à la vie qui aurait due être la sienne pour se forger sa propre existence, qu’elle ne voulait surtout pas perdre cette « liberté ». Mais surtout, et ça, elle avait peur de le lui avouer, elle avait peur de souffrir. Elle avait assisté impuissante à la descente aux enfers de leurs amis lorsque ceux-ci avaient du enterrer leurs propres enfants, si bien que jamais, au grand jamais, elle ne voulait prendre le risque de pouvoir, un jour, vivre ça.
Elle descendait du Sanctuaire, tout comme Rachel, et elle pressentait, peut-être injustement, que ce drame qui avait détruit la vie de son amie était lié à cette terre Grecque. Comment ? Pourquoi ? Elle n’en savait rien. Mais les cauchemars qu’elle avait faits durant cette terrible période, laissaient en elle ce sentiment amer. Ils avaient beau vivre à l’autre bout du globe, le Sanctuaire était toujours là. Telle une ombre tapie, elle savait qu’elle ne pourrait jamais rompre ce lien. Le sang qui coulait dans ses veines l’asservissait à jamais. Sa vie, elle devrait la vivre seule. Pour toujours. Mais ça, son compagnon l’acceptait de plus en plus difficilement.  

Sortie de la douche, elle posa son regard sur son sac posé sur le lit. Les évènements des derniers jours refirent de nouveau surface et la terrible interrogation reprit possession de son esprit. Devait-elle lui dire ? Devait-elle leur dire ? Non ! Il ne fallait pas ! Elle l’avait promis.
Et puis ils avaient fait le choix de quitter ce monde. Ils avaient tous renié leurs titres. Ils avaient fui. Et plus que tout, ils haïssaient le Sanctuaire, ses méthodes, et surtout Saga. Remuer la vase immonde de leur passé pour intervenir dans une quête qui n’était plus la leur et à laquelle on ne leur demandait sûrement pas de participer, était probablement la dernière chose à faire. Elle devait oublier. Faire comme si rien de tout cela ne s’était jamais produit et laisser sa meilleurs amie suivre une route désormais différente de la sienne. Il le fallait. Pour Rachel. Pour elle. Pour le bien de tous. Tenter, désormais, de reprendre en main la vie qu’elle s’était choisie pour ne plus se retourner vers celle qu’elle avait fuie.
Ce fut toujours angoissée qu’elle rangea son sac au fond du placard et qu’elle quitta sa chambre pour chercher, ailleurs, un peu d’apaisement. Le secret ne serait pas dévoilé. Elle sentit l’un des nombreux poids s’envoler.

Trois mois plus tard…

18h30. La journée de Jeanie venait enfin de s’achever. Le flot des consultations, assez prolifiques ces derniers jours, avait fini par achever la jeune femme. Las, elle déambula dans le couloir largement éclairé qui menait à son appartement. Elle savourait d’avance le futur calme qu’elle trouverait en entrant chez elle. Elle sourit à la perspective de son planning de la soirée : une douche, un bon repas arrosé d’un excellent verre de vin, le tout devant un film. Seule. Hyoga devait déjà être parti en « week-end » avec Shiryu. Elle avait l’appartement pour elle toute seule et comptait bien en profiter ces deux prochains jours.
En glissant la clef dans la serrure de la porte elle fut surprise de trouver celle-ci ouverte. En entrant dans l’appartement elle fut presque soulagée d’y trouver son homme assis devant la table du salon.
« Tu n’es pas encore parti, lui lança-t-elle en guise de salut.
- Je ne pars pas. Je t’attendais, répliqua le jeune homme sur un ton grave.
- Que se passe-t-il ?
- J’ai dit à Shiryu que j’étais souffrant.
- Qu’est-ce qu’il y a ? Tu ne te sens pas bien ? Tu es malade ?  dit-elle en approchant la main de son front
- Non !  lâcha-t-il brusquement en écartant la main de Jeanie.
- Je ne comprends pas Hyoga. Que se passe-t-il ?  dit-elle en lui lançant un regard empli d’interrogations.
- A toi de me le dire ! répondit-il brusquement en se levant.
- De te dire quoi ? » Décidément elle ne comprenait rien à la scène qui se jouait sous ses yeux.
-Ça ! »

Il venait de saisir le sac de voyage de sa compagne et l’avait porté à la hauteur de ses yeux.
« Ça quoi ?
- Ça ! L’étiquette sur la anse. Celle de l’aéroport de New York, avec ton nom et la date du jour où tu étais sensée te trouver à Pittsburgh pour ton congrès. Précisément date à laquelle Rachel, NOTRE Rachel y a fait également escale avant de rompre définitivement avec Shiryu et de repartir pour la Grèce ! »
Le ton était calme, mais Jeanie savait qu’il exultait au fond de lui. Cette colère froide, elle la connaissait assez pour savoir que rien ne se réglerait facilement.
« Je vais t’expliquer, souffla-t-elle dans un murmure avant de saisir une chaise et de s’asseoir. Mais avant je veux savoir ce que t’a dit Shiryu, et comment tu sais que Rachel était à New York.
- Tu te souviens lorsque Shiryu nous a dit qu’il cherchait un nouvel appartement parce qu’il voulait tourner la page ? Et bien il m’a aussi dit que Rachel était partie précipitamment, sans même l’avertir, pour New York où, pour faire court, elle avait « retrouvé » Saga. La pourriture avec laquelle elle semble désormais vouloir refaire sa vie…
- Tu le savais et tu ne m’as rien dit ?
- Manifestement tu savais aussi, Jeanie et tu n’as rien dit non plus… »
Le ton était plein de reproches et les poings crispés trahissaient une certaine tension face aux cachotteries que lui faisait sa compagne.
- Je le savais, oui. J’étais là-bas, à New York, avec Rachel…Et avec Saga aussi.
- Quoi !?
- C’est pas ce que tu crois, Hyoga, enfin, je ne sais pas ce que tu penses mais il s’est passé des choses, tout un tas de choses et la situation est compliquée.
- J’ai l’impression, oui !
- Tout ce que je peux te dire c’est que beaucoup de choses ont changé durant notre absence. Les gens aussi ont changé, peut-être que même Saga a changé. »

Et ce fut installée devant de la table du salon que Jeanie expliqua, durant de longues heures, le chemin parcouru ces derniers mois par les membres du sanctuaire. La maladie de Saga, le « retour » de Kanon, la greffe, Rachel, les portes, ou du moins le peu d’informations qu’elle possédait sur celles-ci, le changement de politique du Sanctuaire, le ralliement de la garde dorée autour de leur chef.
Hyoga était stupéfait. Il avait du mal à prendre en compte toutes les anecdotes qui marquaient le changement d’un monde qu’il avait fui. Un monde qu’il avait fixé dans le passé. Dans SON passé. Un monde qu’il avait toujours cru figé mais qui avait, manifestement, évolué, grandi, durant son absence loin de celui-ci.
Il n’était pas loin de deux heures du matin lorsque le couple, épuisé, décida d’interrompre la conversation au bénéfice de quelques heures de sommeil qui auraient tôt fait d’apaiser les esprits et de laisser les « informations » se décanter d’elles-mêmes.
En quelques heures, leurs vies venaient de nouveau d’être bouleversées. Ne pas savoir aurait sans doute été la meilleure solution. Mais aujourd’hui que devaient-ils faire ? Quelle devait être leur posture face au Sanctuaire ? Ce monde dans lequel ils étaient presque nés et auquel, malgré leur volonté, ils appartenaient ?

Ces dernières années ils n’avaient pas seulement fui, ils avaient également été bannis, chassés, et Hyoga savait qu’il ne devait sa survie que sur la simple requête de Jeanie et de Rachel.
Perdu dans ses pensées en sortant de la douche, son regard se posa sur le tatouage qu’il portait sur son pectoral gauche. Celui de sa « caste ». Celui qu’il avait reçu en même temps que son « grade ». Celui duquel il ne pouvait, à présent, détourner le regard. Symbole dont il faisait abstraction depuis ces dernières années. Empreinte qui le liait à jamais à sa « destinée ». Il avait aimé cette « marque » il en avait été fier. Il y avait longtemps. Puis il l’avait haïe.
« Ils nous ont marqués comme des chiens ». Cette phrase tintait souvent comme une clochette qui rappelle à l’animal qui est son maître. Il avait voulu s’en débarrasser, mais s’était résigné. Pourquoi ? Il ne le savait pas lui-même. Peut-être, parce qu’au fond de lui il savait que son passé était une pièce du puzzle qui constituait sa vie. Une pièce qui faisait de lui l’homme qu’il était à présent.
Ses doigts se perdirent un instant sur le contour du cercle aux quarante-huit signes et s’arrêtèrent un moment sur le sien. Cygnus. Il sourit faiblement au souvenir de Camus. Il comprenait à présent. Peut-être pas totalement, mais il lui avait semblé avoir saisi le fragment d’une pensée qui lui avait paru, jusqu’à présent, étrangère.
Il venait de prendre une décision, et quel qu’en fût l’enjeu, rien en cet instant ne l’en détournerait.

 

Le lendemain il attendit son ami devant la porte de son nouvel appartement. Devant le regard insouciant que lui lança celui-ci, Hyoga se dit qu’aujourd’hui encore leurs vies allaient prendre un tournant décisif.
« Hyoga ? Ça fait longtemps que tu attends ?
- Il faut que je te parle.
- Hum…je n’aime pas tellement ce ton, dit-il en tournant la clef dans la serrure. Ni ce regard d’ailleurs. Entre.
- Merci, répondit le blond en se levant et en emboîtant le pas à Shiryu.
- Alors ? Que se passe-t-il ? Une brouille avec Jeanie ? Tu n’étais pas vraiment malade ce week-end, je me trompe ?
- Il vaut mieux qu’on s’asseye, j’ai un million de choses à te raconter et je ne sais vraiment pas par où commencer. Je me demande même ce que je fais ici, dit-il en entrant dans l’appartement.
- Et bien, tu n’as qu’à commencer par le début, répondit le brun en se dirigeant vers la cuisine. Tu veux un café ?
- Oui ce ne serait pas de refus. »
Il marqua une pause et chercha dans son esprit un bout du fils qui constituait la pelote emmêlée de l’histoire. Commencer par le commencement, c’était une bonne idée pour ne pas se perdre.
« Tu te souviens il y a quelques mois lorsque Jeanie s’est rendue à Pittsburgh pour son congrès ? Et bien en fait elle était avec Rachel. »

A ces mots le Japonais se figea un moment. Rachel. Il revit un instant son visage devant ses yeux. Une Rachel triste et malheureuse. Une femme qui semblait morte à l’intérieur. Il ressentit la souffrance que sa compagne avait endurée ces dernières années. Son ex-compagne. Ainsi c’était tout ce qui restait d’elle ? Le souvenir de la souffrance et du malheur ? Pourtant ils avaient été heureux à une époque. Mais aujourd’hui beaucoup de pages s’étaient tournées. Aujourd’hui Rachel semblait heureuse. Avec un autre. Il en ressentait un immense soulagement. Il dormait mieux. Mais lui aussi devait à présent inscrire sur les nouvelles pages vierges une autre histoire de sa vie.
« Rachel ? Pittsburgh ?
- Oui, enfin, non…En fait c’est Jeanie qui a rejoint Rachel à New York. »
Hyoga parla longtemps. D’une voix calme. Sans précipitation. Cherchant les mots justes. La bonne intonation. Il cherchait à faire passer le message qu’il avait reçu de Jeanie de la façon la plus objective possible. Mais peut-on vraiment l’être lorsque cela touche à sa propre vie ? A ses propres convictions ? Ses propres choix ?
Shiryu écouta. Attentivement. À mesure que les heures s’écoulaient, un nouveau tableau se formait dans son esprit. Celui d’un autre monde. Un monde qu’il connaissait mais ne reconnaissait pas. Il avait été le disciple de Dôkho, l’époux de Rachel et pourtant à l’instant il se sentait étranger à la situation. Comme si on l’avait tenu à l’écart, comme s’il n’était que le simple spectateur de sa propre vie.
Hyoga s’étendit longuement sur cette histoire de portes. Un danger si grand qu’il avait, peut-être, à lui seul réussi à souder entre eux des hommes qui se haïssaient. La menace devait être grande pour pousser les ennemis d’hier à s’unir aujourd’hui. Ou alors ils se seraient tous véritablement mépris sur la situation du Sanctuaire et sur Saga ? Non ! Ce ne pouvait être ça ! Saga était un être abject ! Et pourtant c’était bien avec ce même homme que Rachel, SA Rachel, était aujourd’hui. Cette femme qu’il avait tant aimée.
« On nage en pleine science fiction ! » N’avait pu s’empêcher de dire le Dragon.
La science fiction était bien loin de la réalité actuelle. Et eux étaient perdus dans un épais brouillard. Avec leurs doutes, leurs craintes et le peu d’informations dont ils disposaient. Ils ne possédaient qu’une seule partie du puzzle et l’on pouvait se demander ce que cachait en réalité le tableau final.

Hyoga espérait peut-être trouver auprès de son ami des réponses à ses propres interrogations. Mais au final il se trouvait face à d’autres doutes encore plus épais.

Que fallait-il faire ? Ils n’avaient pas seulement fui, ils avaient également été bannis. Persona non grata, voilà ce qu’ils représentaient aux yeux du Sanctuaire tout entier. Et pourtant la flamme de leurs destinées venait de nouveau de briller. A présent ils n’étaient plus de simples hommes. Leurs instincts de chevaliers venaient de se réveiller de nouveau.

Rien. Ils avaient décidé de ne rien faire. De simplement remettre leurs destinées, peut-être même la destinée du monde, dans les mains d’autres hommes. Ne pas intervenir, ne pas réagir, faire comme s’ils ne savaient pas. Comme le voulait le Sanctuaire. Comme le voulait Saga. Comme le voulait Rachel.
Mais pourtant ils n’étaient pas de simples hommes. Ils avaient beau mimer la vie de leurs congénères, ils savaient au fond d’eux que leur place, en cet instant, n’était pas ici. Combien d’hommes et de femmes avaient passé leur enfance à apprendre la maîtrise du cosmos ? Et bien eux l’avaient fait. Pourquoi ? Dans quel but ? A quoi cela servait-il aujourd’hui ? A rien ?

Après un long silence méditatif de la part des deux hommes, Shiryu reprit la parole.
« Alors on ne fait rien ?
- Que veux-tu faire exactement ? Hein ? On vient de faire le tour de la question. Saga ne veut pas de nous, Rachel ne veut pas de nous. Non seulement nous n’existons plus pour le Sanctuaire, mais quand bien même, nous ne leur serions même pas utiles à quoi que ce soit.
- Dôkho m’a dit un jour que les choses n’arrivaient jamais par hasard. Que le hasard était un concept inventé pour éviter de voir le lien invisible qui unit chaque chose.
- Et qu’est-ce que tu proposes ?
- Rien. Je dois juste chercher des réponses. »

Trois jours plus tard, le Japonais s’envolait pour un long périple qui devait le conduire vers le lieu de son enfance. Là où tout avait commencé. La Chine.

Rozan, Chine…

La traversée du pays avait été longue. Chaque lieu traversé ramenait un peu plus le Dragon vers son passé. Un passé fait de doutes lorsqu’il avait fait le chemin de l’aller pour la première fois. Un passé fait de certitudes lorsqu’il avait fait le chemin du retour pour rejoindre le Sanctuaire, la dernière fois. Mais aujourd’hui, à mesure que ses pas traçaient sur le sol poussiéreux une nouvelle page de son histoire, le japonais semblait de plus en plus esseulé. Q’allait-il faire là-bas ? Q’allait-il y trouver ? Des réponses ou encore d’autres interrogations toujours plus profondes, plus angoissantes ?

Lorsqu’il traversa la propriété de son maître un sentiment de bien-être l’envahit. Il était arrivé. Enfin ! Le bruissement de la petite source, en contrebas lui fit du bien. Pourquoi ? Que signifiait ce subit apaisement ? Le sentiment d’être rentré après un long séjour ? Le sentiment d’être ici à sa place ? Il n’eut pas le temps de méditer davantage sur les émotions qui le submergeaient car un détail retint subitement son attention.
De la fumée s’élevait de la cheminée de la petite maison. Maison qui était censée être inhabitée, puisqu’il savait Dôkho en Grèce. Des rôdeurs peut-être, ou une personne perdue qui serait venue chercher refuge au fond de ces montagnes.
Il entrouvrit la porte et entendit un cri strident venir lui déchirer les tympans. Il resta interdit un instant.
« Shunreï ? avança-t-il prudemment.
- Shiryu ? répliqua-t-elle tout aussi surprise.

Shunreï. L’image de la jeune fille qui subsistait dans sa mémoire avait bien changé. Elle était restée la même mais ses traits enfantins avaient laissé place à un visage plus affirmé, plus « marqué ». Celui d’une femme à présent. Ses cheveux, qu’elle coiffait toujours d’une longue tresse avaient poussé et atteignaient désormais le bas de ses reins. Sa silhouette aussi était dessinée autrement. Plus voluptueuse, plus harmonieuse. Il se dit, sur l’instant, qu’elle aussi devait le trouver vieilli. Il l’était. Mais surtout de l’intérieur. Elles étaient bien loin derrière eux les années de jeunesse et d’insouciance. Aujourd’hui ils se retrouvaient de nouveau face à face mais étaient différents. Presque étrangers. Il ne savait pas grand-chose de la vie de la jeune fille et elle aussi devait sans doute ignorer le chemin cabossé qui avait constitué sa vie.
C’est presque timidement qu’ils se retrouvaient l’un en face de l’autre, avec pour seul repère leur passé commun.

« Que fais-tu ici ?
- Et toi ? dit-elle en jetant sur la table le linge qu’elle tenait.
- Rien, dit-il comme semblant se justifier. Mais toi, que fais-tu là ? »
Le visage de la jeune chinoise se ferma tout à coup, et tout en passant une main lasse sur sa figure, elle s’assit sur l’une des chaises.
- Dôkho m’a dit de venir ici, pour je ne sais quelle raison et d’y rester un moment. Combien de temps, je n’en sais rien. Pourquoi, encore moins. Je suis arrivée il y a un mois à peine et déjà tu débarques. C’est lui qui t’envoie ? débita-t-elle en quelques secondes.
- Non, il ne sait même pas que je suis là. Dôkho m’a confié son centre d’entraînement, mais je n’étais pas censé revenir ici avant plusieurs mois.  Tu sais bien, avec ce qui s’est passé il y a quelques années…
- Oui, je sais, le coupa-t-elle. Et Rachel ? elle n’est pas avec toi ?
- Non.
- Maman ? interrompit soudain la voix d’un garçonnet qui fit stopper net les deux adultes qui se retournèrent simultanément vers l’embrasure de la porte.
- Je te présente Lu-Pan. Mon fils, dit aussitôt Shunreï devant le regard interdit du japonais.
- Enchanté Lu- Pan, dit Shiryu en se baissant pour lui tendre la main. Moi c’est Shiryu.
- T’es qui ? demanda aussitôt le bambin
- Je suis un ami de ta maman.
- Shiryu était un disciple de grand-père Dôkho et habitait ici quand maman était petite, reprit rapidement la jeune femme.
- Hooo ! s’exclama l’enfant. Alors t’es super fort ? comme grand-père ?
- Non, pas aussi fort. Personne ne sera jamais aussi fort que ton grand-père, lâcha le Dragon dans un rire timide.
- Lu -Pan, chéri, va finir de ramasser le linge s’il-te plait.
- Mais j’ai déjà fini, maman.
- Alors va jouer dehors il fait beau, je t’appellerai pour le dîner. »
Devant le regard insistant de sa mère l’enfant se résigna à quitter la pièce.
- Alors comme ça vous avez un fils ? Liang doit être heureux.
- Liang est mort, murmura-t-elle.
- Ha ! Je suis désolé, pardon, je ne savais pas.
- Tu n’as pas à t’excuser. C’est arrivé il y a deux ans. Un accident. Un stupide accident. Il est tombé d’un échafaudage. Ça a été terrible. Surtout pour le petit. »

Le regard vide qu’elle afficha sur le coup montra à quel point la douleur était encore présente dans le cœur de la jeune veuve. Le japonais se sentit soudain désarmé. Il comprenait la douleur. La douleur du deuil que l’on arrive pas totalement à faire. Cette douleur que l’on croit parfois partie mais qui revient en force à la vue ou à la pensée d’un simple détail. Le regard d’un enfant, un rire, la vue d’une peluche, un prénom crié dans la rue. La confession de son malheur à un être que l’on vient de retrouver.

Ce fut le soir, autour du feu et des derniers reliefs du dîner préparé par la jeune chinoise, qu’ils se redécouvrirent de nouveau. Parler à un vieil ami leur avait été bénéfique. Shiryu évoqua longuement sa vie, là-bas, aux Etats-Unis, sous le regard ébahi et plein d’envie de la jeune femme. Il parla aussi de Rachel, de ses enfants. De leur disparition tragique. Du deuil que ni l’un ni l’autre n’ont jamais réellement fait. De la perte d’une partie d’eux -mêmes. Du sens de la vie. Du sens de leur vie. De l’incompréhension. De l’éloignement. De la rupture. Et de la reconstruction d’un hypothétique futur.

« Pourquoi Dôkho t’a-t-il demandé de revenir ici ? Demanda à un moment le jeune homme.
- Je ne sais pas. Après la mort de Liang il a voulu que je revienne ici, mais tu sais ma vie est là-bas, et celle de Lu-Pan aussi. Il a ses amis, son école, sa famille. Et puis il y a deux mois il m’a demandé de revenir au village et d’y rester quelques temps. En fait il me l’a plutôt ordonné, dit-elle dans un éclat de rire. Tu sais comment il est.
- Oui, je sais.
- Lorsque je t’ai vu franchir le pas de la porte j’ai pensé qu’il t’avait envoyé à moi. C’est bête… Oublie ce que je viens de dire, s’excusa-t-elle aussitôt.
- Non, non. Enfin oui, c’est bête. Dôkho n’aurait jamais fait une chose pareille. Je me souviens qu’à l’époque il aurait tué n’importe quelle personne qui aurait eu l’audace de poser les yeux sur toi. Surtout moi.
 -Oui, ça c’est sûr. Avec Liang ça a été difficile au début.
- Ho oui, je me souviens. Un jour il m’a dit : « Si ce misérable revient encore une fois ici en mon absence, tue-le, on fera passer ça pour un accident. » dit-il en imitant la voix du vieil homme, ce qui fit rire les deux jeunes gens.
- Il a dit ça ? Il a osé dire ça ? Le jour où il revient, je l’étrangle !
- Tu sais, je crois qu’il n’était pas vraiment sérieux…enfin j’espère. De toute manière, je crois qu’au fond de lui il aimait bien Liang. Il avait juste peur de perdre son unique fille, fût-elle adoptive.
- Oui, votre départ, à Okko et toi, l’a rendu très possessif vis-à-vis de moi. Dit-elle doucement en baissant la tête. J’espère seulement que je ne ferai pas pareil avec mon fils.
- Tu es une excellente mère. J’en suis sûr. D’ailleurs regarde comme il obéit bien, malgré ses faibles protestations il est déjà au lit et on ne l’entend pas.
- Il a plutôt intérêt, s’exclama Shunreï en prenant un air dur et en faisant mine de serrer les poings. Mais tu sais c’est difficile d’élever un enfant toute seule. Je dois endosser à la fois le rôle du père et de la mère.
- Oui, j’imagine. Nous on était deux et ce n’était pas simple tous les jours.
- Et toi ? Qu’es-tu venu faire ici ? demanda la chinoise après un long silence.
- C’est compliqué. Je suis venu chercher certaines réponses à des questions qui me torturent depuis quelques temps. Dit-il énigmatique.
- J’espère sincèrement que tu trouveras ce que tu cherches.
- J’espère aussi. »

Ce fut auprès de la cascade qui avait bercé son enfance que Shiryu resta de longues heures à s’interroger, et de longues nuits à contempler les étoiles en cherchant des réponses qui ne viendraient pas. Pourtant il lui semblait que la rivière pulsait et qu’il était proche de la vérité. De sa vérité. Mais comment lever ce voile, que l’on devine infime devant ses yeux et qui vous empêche de voir ce que vous croyez deviner si proche ?

Neuf mois plus tard, Los Angeles, appartement de Shiryu…

« Alors comme ça vous allez franchir le pas ? souffla Shiryu à l’oreille de Hyoga, tout en lançant un regard de biais à une Jeanie qui avait fui la table pour venir se réfugier sur le canapé du salon.
- On dirait bien, murmura à son tour le blond.
- Et bien ! Il s’en est passé des choses en mon absence.
- Ho ! Bien plus que tu ne l’imagines. Et toi ? En neuf mois as-tu trouvé les réponses que tu cherchais ?
- Moi ? lâcha-t-il dans un rire timide. Mais j’ai trouvé ça, dit-il en désignant du menton une jeune chinoise qui jouait avec un petit garçon à un jeu rigolo : « comment on dit en anglais“table basse” ? »
Les deux hommes se regardèrent et échangèrent un sourire qui marquait la joie de lire dans le regard de l’autre le bonheur et l’apaisement.

Six mois plus tard, appartement de Jeanie et Hyoga…

« Jeanie ! Tu peux aller ouvrir ? » Nouveau silence en provenance de la chambre. « C’est bon, laisse tomber j’y vais ! »
Pour une fois Shiryu était en avance, et bien sûr le repas n’était pas encore prêt. Hyoga laissa tomber la spatule dans l’évier avant de s’essuyer les mains sur un torchon qui traînait.
« Vous êtes en avance, dit-il en ouvrant la porte, avant d’être stoppé net dans son élan et de se figer sur place. Camus ? Mais ?
- Bonjour Hyoga, lâcha le français dans un sourire.
- Bonsoir serait peut-être plus approprié, fit remarquer justement le russe en serrant son ancien mentor dans ses bras. Entre.
- Je ne suis pas seul. » Le visiteur se retourna de trois quarts laissant entrevoir une silhouette derrière lui. « Tu te souviens de Milo ? dit-il en désignant l’homme en retrait qui affichait un sourire joyeux et plein d’espièglerie sur lequel on pouvait lire : “Surprise !”
- Heu oui, dit-il déconcerté en ouvrant bien plus largement la porte et en saluant le Grec d’un main tendue. Entrez, je vous en prie. Jeanie ! appela-t-il, plus fortement que de coutume la jeune femme, ce qui trahissait toute la stupeur de la scène qui se jouait sous ses yeux. Jeanie ! lâcha-t-il encore en lançant un regard plein d’interrogations à Camus.
- C’est bon j’arrive ! Pas la peine de hur…Bonsoir ? tenta sans aucune conviction la jeune femme. Camus ? Milo ? C’est…ça fait plaisir de vous voir. »

Semblant totalement désemparée par cette visite impromptue elle se retourna vers son époux pour tenter de lire dans ses yeux une quelconque réponse que lui-même ne détenait pas. D’ailleurs le regard de son homme était figé dans celui que Camus lui avait lancé à la vue du ventre arrondie de sa compagne.

« Поздравление, (Félicitation) ne put s’empêcher de lâcher le Verseau dans un sourire en coin.
- Таким же образом ?(toi aussi ? ) répondit Hyoga dans une forme interrogative de sa langue maternelle afin d’obtenir une réponse quant à la présence du grec.
- Я также (moi aussi). » l’assura aussitôt le français avant de lui tendre son sac de voyage rapiécé.