La révolte

Chapitre 5.  Il fallait bien qu’un jour on nous pende

 

Il n'y eut pas grand monde, à l'enterrement de Cassios. Les chevaliers de bronze dissidents se terraient, conscients de ce que la mort d'un partisan de Saga des mains de l'un des leurs marquait un tournant dans leur conflit avec le Sanctuaire. Quant aux autres, ils avaient rejoint le Sanctuaire en question, conscients que des enjeux importants se préparaient.
Seiya et Saori, sa compagne d'expédition et ex-orpheline, elle aussi, de la fondation Kido, avaient été rapatriés aux Cinq Pics, où Shiryu les voyait avec effroi sombrer chaque jour un peu plus dans la folie. Il lui arrivait même, les dieux lui pardonnent, de penser que si les assassins que ne manquerait pas d'envoyer Saga ne manquaient pas leur cible, ce serait un acte de miséricorde envers eux.
Il secoua la tête pour chasser ces mauvaises pensées. Il avait juré, il y avait à présent longtemps de cela, de protéger Seiya quoi qu'il arrive, et réciproquement. Et il tiendrait sa promesse.
« Shiryu, il est fou à lier. Le protéger met tout le monde en danger. » protestait Rachel.
« Et c'est une raison pour le laisser tuer? »
« Ils ne tueront pas quelqu'un qui est manifestement aliéné. Contente-toi de le livrer, en signe de bonne foi. »
« De bonne foi envers cet assassin? » gronda le Dragon, et Rachel soupira.
Discuter ne reviendrait qu'à allumer une énième dispute, ce qu'elle ne souhaitait pas. Shiryu ne cèderait pas.
L'ennui, c'est que cette fois, il y avait de grandes chances pour que Saga ne cède pas non plus. Et il était certainement le plus dangereux des deux.

*-*-*

« Ils ont dépassé les bornes. »
Un silence de mort accueillit la déclaration du Grand Pope.
Nul, autour de la table, ne pouvait le nier. Que les bronzes dissidents distribuent quelques tracts, qu'importe, qu'ils s'amusent à détourner des apprentis, passe encore, mais là, il y avait eu mort d'homme.
Il n'était plus temps pour l'indulgence.
« Qu'attends-tu de nous? » s'enquit Masque de Mort, se faisant le porte-parole d'une assemblée rétive.
Aucun d'entre eux n'avait plus que ça l'envie de se lancer dans la chasse aux petits garçons.
« Il faut leur donner une leçon. »
« Du genre? » insista Shura, qui aimait que les choses soient claires.
Du genre, tous les éliminer retint Saga sur le bord de ses lèvres.
Il savait que ce genre de phrase aurait braqué toute l'assemblée. Or il avait plus que jamais besoin de leur soutien.
« Je veux leur promesse, individuelle et irréversible, qu'ils ne tenteront plus jamais de s'opposer au Sanctuaire, de quelque façon que ce soit. Dans le cas inverse, eh bien! Nous serons forcés de les considérer à l'instar d'Albior de Céphée. »
Le nom laissa planer un certain malaise que Saga dissipa en agitant une urne sous leur nez.
« J'ai ici le nom des principaux chevaliers de bronze dissidents. Vous allez en tirer un chacun, individuellement. Vous tairez ce nom aux autres, pour des raisons de discrétion. Et vous vous chargerez de lui extorquer sa parole de rester neutre, désormais. »
Le premier, Masque de Mort s'avança, piocha un papier, et sans même prendre le temps de le déplier, s'éloigna.
« Naturellement, vous viendrez me voir avant de partir. » lui rappela la voix de Saga.
Il interpréta comme un acquiescement le haussement d'épaules du Cancer.
Lorsque chaque chevalier d'Or eut prélevé son papier et se fut retiré, Saga referma l'urne, et, plongeant la main dans l'une de ses manches, en tira un petit papier plié en quatre, semblable aux autres. Il n'avait nul besoin de l'ouvrir pour savoir le nom qu'il comportait.
« Shiryu, chevalier du Dragon, l'heure est venue de régler quelques comptes » gronda-t-il.

*-*-*

Camus déclina l'offre de Milo de venir boire un verre pour s'engouffrer dans ses appartements. Il se laissa tomber sur son lit, et prit une longue inspiration avant de déplier le papier. Une chance sur douze.
J'aurais du jouer au loto songea-t-il amèrement en contemplant le nom inscrit sur la feuille. Pourquoi Hyoga, entre tous?
Ou plutôt, pourquoi pas? Il aurait sans doute plus de facilités à le convaincre.
Mais s'il échouait, aurait-il alors le courage de le tuer ?
Il soupira. Lorsque toute cette affaire serait finie, il partirait. Il s'éloignerait du Sanctuaire, de ses tentations insupportables et d'un chef qu'au fond de lui il ne respectait même pas.

*-*-*

Rachel repoussa des cheveux de devant le visage de son compagnon, qui se retourna en soupirant dans son sommeil. Elle sourit dans l'ombre. Shiryu avait beau jouer l'homme sérieux et sûr de lui lorsqu'il était réveillé, comme s'il cherchait à compenser à tout prix leur différence d'âge, la nuit lorsqu'il dormait, il redevenait un petit garçon. Et cela réveillait chez elle un instinct protecteur venu du plus profond des âges. Elle enroula pensivement une mèche sombre autour de son index.
Ils avaient agi comme des enfants, tous. Et elle les avait laissés faire, comme une grande sœur indulgente. Sans doute aussi pour enquiquiner Saga qui a son sens prenait beaucoup trop au sérieux cette histoire d'héritage et de responsabilités. Jusqu'à la folie...
Mais à présent que la mort avait étendu son aile noire sur le terrain de jeu, étouffant les rires des enfants, ils se trouvaient pris au piège, cernés par le feu qu'ils avaient eux-mêmes allumé. Saga ne pouvait pas laisser passer l'incident de Cassios.
Elle-même ne l'aurait pas fait, à sa place.
La différence, c'est que lui en profiterait certainement pour écraser une révolte qui devait lui porter sur les nerfs. Il ne tiendrait pas compte de la folie de Seiya et Saori. Ce qui aurait du être une excuse devenait un prétexte.
Et elle, dans tout ça ? Elle voulait protéger les chevaliers de bronze, sans aucun doute. Shiryu, parce qu'elle l'aimait, les autres parce qu'elle les connaissait, et qu'elle savait qu'ils n'avaient pas pensé à mal. Seiya se trouvait hélas déjà au-delà de toute possibilité de protection.
Mais d'un autre côté, elle ne pouvait pas prendre ouvertement leur parti. C'eût été désavouer publiquement Saga, et les dieux savaient qu'il se trouvait dans une situation suffisamment fragile sans cela.
Elle soupira. En aurait-elle jamais fini avec le Sanctuaire? Lorsque cette affaire serait finie, elle prendrait des vacances avec Shiryu. Loin, longtemps. Et ensuite ils mèneraient la vie ordinaire de gens ordinaires, sans cosmos, sans luttes d'influence, sans principes millénaires. Peut-être même qu'ils auraient des enfants. Oui. Ce serait bien.

*-*-*


Les visages reflétés à la lueur des bougies exprimaient sinon la crainte, du moins le doute. Comme des enfants qui ont joué avec le feu et s’aperçoivent un peu tard qu’il brûle. Dans son coin, Seiya délirait doucement, perdu dans un monde dont lui seul avait la clé. Même Shiryu admettait, à présent, qu’il faudrait finir par le faire interner.
Ils attendaient. Shiryu avait pris la décision de réunir tout le monde là où tout avait commencé, à la fondation Kido – ou du moins, non loin de là. Ils s’attendaient à subir les foudres du Sanctuaire et souhaitaient éviter les dommages collatéraux.
Affronter les chevaliers d’or en groupe ne leur éviterait probablement pas une défaite cuisante, mais au moins, ils pourraient se serrer les coudes.
« Ils arrivent… » murmura une voix dans l’ombre.
Avertissement inutile : les cosmos qui approchaient étaient tellement puissants que chacun d’eux les ressentait dans chaque fibre de son être. Ils se serrèrent les uns contre les autres comme ces petits poissons qui espèrent, en se mettant en masse, échapper aux dents du requin, et qui ne réussissent qu’à se faire croquer.

« Vous savez pourquoi nous sommes ici. » annonça simplement Aphrodite en sortant de l’ombre.
Leur plan initial d’affronter chaque chevalier de bronze individuellement avait été contrarié par cette réunion impromptue. Du coup, Saga était demeuré en arrière, les laissant agir en groupe. Et probablement, en combat. Parce qu’on ne convainc pas un groupe entier de la même façon que dans un tête à tête.
« Parce que Saga est un lâche qui comme d’habitude envoie d’autres faire le sale boulot à sa place ? » suggéra Shiryu par pure bravade.
Ses camarades préparaient déjà leur défense, tentant maladroitement de fusionner leurs cosmos encore trop faibles.
« Espèce d’idiot ! gronda Milo. Nous sommes là pour préserver l’intégrité du Sanctuaire, que vous avez mise en péril avec vos jeux de gamins. »
« Parce que nous avons refusé la dictature ? » suggéra Hyoga, aussitôt pris à parti par Camus.
« Viens avec moi, nous devons discuter. »
Le chevalier du Cygne hésita. Sa voisine le retint par le poignet.
« Reste ! Il ne cherche qu’à nous diviser. »
« Mais il est… a été… mon maître. Je lui dois au moins une explication. »
Il se dégagea doucement et marcha en direction du chevalier du Verseau, qui s’empressa de l’entraîner à l’écart.
« Bien, approuva Masque de Mort en faisant craquer ses articulations. A qui le tour ? »
« Qui a tué le chevalier de Céphée ? »
June s’était redressée d’un coup, résolue, en dépit des efforts de Shun pour l’obliger à rester assise.
« C’est moi » crâna Milo avec plus d’assurance qu’il n’en ressentait. Frapper une fille, une gamine qui plus est, et puis quoi encore ?
« Alors je serai votre adversaire. »
Shiryu soupira. Il semblait qu’en dépit de ses efforts, l’histoire allait tourner à la confrontation individuelle.
« Dans ce cas, déclara Shun en se tournant vers Aphrodite, je suppose que cela signifie que que je serai le vôtre ? »
Le chevalier d’or des Poissons s’inclina légèrement.
« Soit. »
« Mais, protesta Aiolia, ce n’était pas censé se passer de la sorte. Nous avions tiré… »
« On s’en tape, le coupa brutalement Masque de Mort. Le principal, c’est de leur mettre une dérouillée. Alors mes agneaux, lequel d’entre vous aura le cran de m’affronter ? »
Shiryu se releva lentement, résigné. Le chevalier du Cancer représentait probablement l’adversaire le plus dangereux, davantage en raison de son absence de scrupules que de sa force propre. Il était normal qu’il s’en charge. Sans compter qu’il détestait ce genre d’individu.
Encore heureux que Dohko ait été autorisé à rester au Cinq Pics.
Peu à peu, les petits groupes de duels se formaient. Un chevalier d’or contre un, voire deux, chevaliers de bronze.
L’affrontement final.

*-*-*


« Tu es satisfait de toi ? »
Saga, qui surveillait la scène dans l’ombre, sursauta.
« Qu’est-ce que tu fais là, Rachel ? Je croyais que tu devais rester neutre, dans cette histoire. »
« Je ne peux pas te laisser assassiner des enfants sans réagir. »
« Pourquoi ne les as-tu pas empêchés de nuire avant, dans ce cas ? »
« Ils avaient besoin d’exprimer leur révolte, Saga. Si tu avais tenté de l’étouffer dans l’œuf, elle t’aurait un jour ou l’autre explosé au visage. Mais regarde-les, à présent. Ils ont compris, Saga ! Ils ont compris que tu avais gagné. Tu n’as pas besoin de porter encore leur sang sur tes mains. »
La voix de l’héritière Dohtrakis s’était adoucie sur les derniers mots, réveillant dans le cœur de son interlocuteur des sentiments qu’il s’était pourtant depuis longtemps efforcer d’étouffer.
« Tu aimes ce… »
Faute d’un terme suffisamment méprisant pour désigner le Dragon, Saga laissa sa phrase en suspens.
Rachel se défendit de regarder en direction des combats. Si Shiryu se trouvait en difficultés, elle ne voulait pas le savoir. L’enjeu dépassait largement son couple.
« Fais cesser ce combat. Je me porte garante du fait qu’ils ne causeront plus d’ennuis. »
« Tu te portes garante… ? C’est la meilleure, celle-là. Alors tu es vraiment de leur côté ? »
« Je ne suis d’aucun côté. Je veux simplement éviter un massacre inutile. »
Saga détourna la tête, le visage sombre.
« Saga. Tu sais ce que ça fait, toi, de tuer quelqu’un. Veux-tu vraiment infliger cela à tes compagnons de route ? »
Cette fois le jeune homme éclata d’un rire amer.
« Je ne souhaiterais même pas à mon pire ennemi de se trouver à ma place. »
Un long silence suivit cette déclaration, troublé seulement par les cris qui provenaient du lieu des combats, un peu plus bas.
Puis Rachel leva lentement la main pour caresser la joue de son ami d’enfance.
« Oh, Saga, murmura-t-elle. Et tu me reproches de m’être enfuie… »
Et pour la première fois, Saga douta : fallait-il plus de cran pour fuir, ou pour rester ? Il avait toujours cru la réponse évidente, mais le contact des doigts tièdes sur sa peau lui faisait entrevoir une autre réalité.
« Dis-leur d’arrêter. Maintenant. Seiya est fou. C’est cela, et cela seul qui a causé la mort de Cassios. Nous allons te le remettre, en gage de bonne foi. De toutes façons, il est évident qu’il doit être interné. Mais ne laisse pas les autres sombrer, eux aussi, dans la folie. »
« … Bien, décida Saga après quelques secondes d’hésitation. Mais je ne veux plus voir cette petite bande ensemble, plus jamais. Je ne veux plus entendre leur nom sous quelque prétexte que ce soit. Et quant à Shiryu… tu répondras de lui. »
Rachel hocha la tête, n’osant pas encore relâcher la tension. Elle ne s’autorisa un soupir de soulagement que lorsque Saga porta à ses lèvres le sifflet d’or qui pendait à son coup. Trois longs sifflements, un bref : cessez le feu.
Les chevaliers d’or obéirent aussitôt, avec un certain soulagement. Quant à leurs adversaires, de toutes façons, ils n’étaient plus vraiment en condition de continuer le combat. Pour la plupart, ils auraient déjà du être morts, si les chevaliers d’or n’avaient pas volontairement retenu leurs coups, dans l’attente du coup de sifflet libérateur.
Seul Masque de Mort grogna en relâchant un Shiryu plus mort que vif.
Les chevaliers de bronze furent réunis devant le bâtiment, aux pieds de Saga.
Calmement, celui-ci leur énonça ses conditions, avec l’approbation de Rachel.
Ils ne protestèrent pas. Ils avaient perdu, et ils le savaient. Tout ce qu’il leur restait à préserver, à présent, c’était leur vie. On leur demandait de rester loin du Sanctuaire, tant mieux. Ils ne voulaient plus rien avoir à faire avec ce qu’il était devenu.
Même Shiryu n’éleva pas d’objection lorsque Seiya fut emmené. Il était évident pour tout le monde que, où que se trouve désormais son esprit, aucun d’entre eux ne pouvait plus l’atteindre.
Ce fut Rachel qui, après le départ de Saga et des chevaliers d’or, tous discrètement soulagés de la tournure qu’avait pris l’affrontement, se chargea de donner les premiers soins, et d’accompagner ceux qui en avaient besoin à l’hôpital. Dans la foulée, elle se chargea des démarches administratives pour ceux qui désiraient partir dans d’autres pays.
Le petit groupe des révoltés s’égaya comme une volée de moineaux.

*-*-*

« Tout ça pour ça. » soupira Shiryu, quelques semaines plus tard. Ses blessures avaient correctement cicatrisé, mais il restait convalescent et enrageait de ne pouvoir aider aux travaux des champs.
« Ne dis pas ça. » le gronda doucement Rachel.
Assise à ses pieds, elle tressait des guirlandes de fleurs pour la fête des moissons.
« Vous avez agi selon votre conscience, reprit-elle. Ce n’est pas parce que vous avez échoué que votre action n’a aucune valeur. »
Shiryu ne répondit rien, dubitatif. Il n’avait eu, depuis la bataille, aucune nouvelle de ses anciens camarades. Tous ne semblaient avoir qu’une seule idée en tête : oublier le Sanctuaire. Et Rachel se trouvait dans les mêmes dispositions.
« Tu n’es pas chevalier d’or : vis ta vie, et laisse faire le destin. »
Shiryu glissa une fleur dans ses cheveux sombres avant de lui sourire.

Un destin ordinaire, une vie tranquille : il n’avait jamais rêvé d’autre chose. Après tout, il n’avait pas failli à ses idéaux. Il n’avait cédé que devant la force. Et la désaffection pour les centres d’apprentissages semblait partie pour durer, alors peut-être tout cela n’avait-il pas été complètement inutile.
Il ferma les yeux. Rachel, une grande maison, Rachel, des champs sous le soleil, Rachel, des enfants qui jouaient au bord de l’eau… Que demander de plus au destin ? Il n’enviait certes pas la position de Dohko, retraité précoce pour éviter de se trouver sans cesse pris entre l’écorce et l’arbre.
Qu’importait le Sanctuaire, au fond. Il les avait rejetés, et sans doute ne s’en porteraient-ils que mieux. Ils n’étaient, après tout, que des hommes comme les autres. Et pour la première fois depuis qu’il avait appris la mort de Shion, la révolte, dans son âme, s’apaisa.

FIN