Chapitre 15 : Les Hommes se mangent entre eux
Mémoires de Fenrir d'Alioth, guerrier divin d'Epsilon
La neige s'étendait à perte de vue sous mes yeux, qui ne ressentaient
plus même l'aveuglement d'autrefois. Jusqu'à l'horizon, la nature
se perdait dans cette lumière diaphane qui éclairait tout tandis
que la nuit s'étendait au-dessus de moi. Tout ce paysage aurait du être
inquiétant, me faire trembler de frayeur, mais il n'en était rien,
justement à cause des blocs de glace qui éclairait l'ébène
des heures lunaires. Le vent sifflait à mes oreilles, et le froid transperçait
ma chair, la mordant comme un carnassier peu dispos à relâcher
sa proie, mais je luttais moi aussi, non pas pour ma vie, mais pour ma survie.
Je me serrais avec plus de force contre ce grand loup, d'une couleur si à
part, pour qu'il me transmette un peu de la chaleur, de la force qui se dégageait
de ses longs muscles tendus, alors qu'il était à l'arrêt,
mais toujours à l'affût. Il émit un curieux jappement, que
je ne m'attendais pas à entendre sortir de la gueule d'un loup, et je
le regardais avec une crainte mêlée de surprise. Cet animal m'impressionnait,
autant par son courage que par ses qualités humaines... dont les hommes
ne semblaient d'ailleurs que bien peu pourvues.
Il m'avait sauvé le matin même, employant toute sa force et liguant
sa meute contre un ennemi que j'avais tenté, au mépris de mon
existence, de combattre. Je songeais subitement que si la nature pouvait être
notre meilleure alliée, comme c'était le cas pour moi en cet instant,
il pouvait aussi s'agir de notre pire adversaire, cette hypothèse prenant
forme dans mon esprit sous la forme d'un ours.
Tout avait commencé le matin même, tandis que ma nourrice me vêtait
au saut du lit, après m'avoir aidé à faire ma toilette.
Le soleil se levait à l'horizon et était pareil, en cet instant,
à une promesse de félicité. Ses rayons froids venaient
frapper contre les carreaux de ma fenêtre et je grommelais de ne pouvoir
déjà aller jouer dans la neige tombée durant la nuit. J'espérais
simplement que l'astre du jour ne ferait pas fondre ma blanche amie.
-Arrêtes un peu de bouger, Fenrir!
Je fronçais les sourcils alors que je m'exécutais, tandis qu'au
même instant, mon père pénétrait dans la chambre
où je me trouvais. Ma nourrice se leva vivement pour le saluer, se plaignit
vaguement de mon impatience, et s'agenouilla de nouveau prêt de moi pour
tenter de me faire porter la lourde ceinture aux armes de la famille.
-Et bien mon fils... tu n'as pas l'air de fort bonne humeur ce matin... déclara
mon père en esquissant un sourire à la fois généreux
et amusé. Tu ne devrais pourtant pas rechigner à revêtir
les armes de ta famille.
-Mais... bredouillais-je, tout impressionné que j'étais par la
carrure et la force tranquille de mon père, c'est que la ceinture est
grosse et lourde...
Mon géniteur se mit à rire avec force, avant de poser une main
sur ma tête, ébouriffant mes cheveux si soigneusement peignés
par une camériste quelques minutes auparavant.
-Je me disais cela aussi, lorsque j'étais enfant, et ton grand père,
ton arrière grand-père avant lui et nous. Car c'est pour cela
que nous la portons, mon fils, pour nous rappeler que des générations
l'ont ceint avec fierté et que nous sommes leur continuation. Le même
sang coule dans nos veines, et c'est cela que la noblesse dont nous faisons
partis, Fenrir. C'est une continuation au travers de nos enfants, une éternité
que nous vivons par la chair et le sang de ceux qui nous suivront, et c'est
pourquoi il est important de se rappeler de nos aïeux. Il faut donc bien
que tu la mettes, cette lourde ceinture.
Mes yeux s'étaient agrandis alors qu'il discourait devant moi, avec toute
la force sage dont il était pourvu, et j'étais sous le charme
de cet orateur à la fois jeune et majestueux. C'était à
cela que je voulais ressembler, et ces paroles avaient fait tant d'effet sur
moi, que je me laissais mettre les armes de ma famille, les arborant avec fierté.
J'esquissais un sourire alors que le froid s'insinuait plus cruellement dans
ma peau, comme s'il passait dans mes veines pour en glacer mon sang, mon corps.
J'en avais senti le poids, de cette ceinture, tandis que je courrais dans la
forêt avec ces loups qui m'emmenaient car j'étais perdu et seul.
Elle m'avait freiné dans ma course, et j'en sentais toujours la grosseur
alors que je repliais mes jambes sous moi, pour me protéger de ces épouvantables
frissons qui me traversaient.
J'avais toujours aimé mon père, un homme bon et altruiste qui
faisait beaucoup de cas du sort des plus pauvres que lui, et Odin sait si ils
étaient nombreux dans le sinistre royaume d'Asgard. En plus de l'administration
de ses terres, il s'évertuait, chaque matin, à employer de nos
femmes de chambres auprès de lui, alors qu'il se rendait à l'Hôtel-Dieu
du pays.
Cet établissement était une sorte de clinique dans lequel nous
soignions les malades qui ne pouvaient plus rester chez eux, soit car ils n'avaient
guère d'argent et avaient besoin de se nourrir pour reprendre des forces,
soit car leurs cas étaient si graves que des gens de médecine
devaient intervenir pour leur venir en aide. Mon père m'avait expliqué
que de semblables endroits existaient partout en Europe à l'époque
du Moyen-Age, et avaient permis à bien des femmes un accouchement moins
difficiles, et bien des malades de recouvrer la santé, où de partir
plus sereinement dans le monde des morts.
C'était là que se rendait mon père, pour aider chacun et
pour remettre les dons généreux qu'il faisait à cet établissement
auquel il apportait une attention particulière, car il avait toujours
rêvé d'être un brillant médecin, carrière qu'il
n'avait pu embrasser car son titre de noblesse le forçait à rester
sur sa propriété.
-Mais je suis loin d'être malheureux, car lorsque je vois la souffrance
des autres, la misère de notre pays, je ne peux que remercier notre Seigneur
Odin de m'avoir placé ici.
Oui, j'admirais cet homme qui avait guidé mes premiers pas, qui avait
commencé à former les bases de mon esprit. Il était mon
modèle, celui que j'imaginais intouchable, et surtout immortel. Jamais
je n'aurais imaginé qu'il puisse un jour disparaître.
Des flocons de neige commençaient à tomber sur Asgard, et me donnaient
l'impression qu'une pluie d'aiguilles s'abattaient sur moi, pénétrant
au travers de mes vêtements pour m'arracher les dernières particules
de chaleur que j'aurais pu conserver. Le gros loup à lune sur le front
se resserra contre moi et je lui souris. Il me rassurait.
Comme ma mère. Si mon père était l'autorité simple
et bonne, mais bien présente, ma mère représentait sans
doute plutôt la douceur, la tendresse dont les enfants ont assurément
besoin. Elle était les bras qui me rassuraient lorsqu'un orage éclatait
avec violence au-dessus du royaume, elle était l'odeur de lavande et
de rose qu'embaumait les couloirs, elle était aussi la voix qui me lisait
une histoire avant que je ne m'endorme, et la première personne que j'embrassais
le matin.
Je me sentais proche d'elle, et aimais toujours à venir me réfugier
à ses côtés alors qu'il neigeait dehors, et qu'elle réfléchissait
près de l'âtre où flambait un joyeux feu. Je savais être
toujours bien accueilli auprès d'elle, et ne savais me passer de sa présence
si protectrice.
Si mon père était comte, elle n'en était pas moins titrée
puisqu'elle se trouvait être elle-même comtesse de part sa naissance.
Elle était aussi pourvue du même sens de la générosité
que son mari, même si cela s'exprimait plutôt par les visites qu'elle
faisait, chaque fin de semaines, au famille les plus pauvres du royaume. Elle
arpentait alors, avec deux dames de parage et un valet, les sombres ruelles
d'Asgard, et frappais, des paniers de provisions à la main, à
chaque porte pour apporter un peu de réconfort.
Et qu'auraient-ils fait, mes parents, en découvrant leur enfant si démuni
qu'il devait coucher dehors, parmi ces courageux animaux, les loups?
Je me replongeais dans mes songes, qui me permettaient, pour quelques instants,
d'oublier le malheur qui m'occupait si ardemment l'esprit.
Après m'avoir expliqué ce que représentait la ceinture
que je portais, mon père m'avait averti ce que nous allions faire ce
matin, et je frappais dans mes mains avec joie en apprenant qu'il s'agissait
de l'activité que je préférais, les promenades à
cheval. Il me semblait d'ailleurs même avoir été mis en
scelle avant même que de me tenir sur mes deux jambes pour marcher.
Je partais souvent galoper dans les immenses forêts qui entouraient le
domaine de mes parents, jamais seul car je n'en avais guère le droit,
ce qui me semblait normal pour un enfant seulement âgé de cinq
ans. J'étais souvent accompagné par ma mère, qui se refusait
à me laisser au main d'un des valets, pourtant de fort bonne compagnie
et de drôle humeur, de la maison.
J'aimais sentir l'air frais emplir mes poumons, regarder la verdure ondoyer
sous mes yeux, sous la neige ou dans les rayons du soleil, il me semblait que
sa magnificence m'appelait à la rejoindre, à nourrir chacun de
mes sens de son enivrante présence. Était-ce un appel du futur?
Je le craignais ce soir là, tandis qu'un loup marron, comme tous ceux
de la meute excepté celui contre lequel j'étais couché,
se mettait à hurler à la mort, élevant son museau aux lignes
épurées et agressives vers la déesse de la lune, cachée
dans des volutes blanches provoquées par les nuages qui apportaient la
neige.
Ce matin-là, j'étais rapidement monté sur ma jument, que
mon père m'avait offert un an auparavant, et j'avais asséné
un coup sec dans ses flancs, sans pour autant faire preuve d'une violence inutile
que j'abhorrais en vers les animaux. Je ne prenais pas de cravache, comme certains
des amis de mes parents, qui étaient venus nous rejoindre devant les
écuries de la propriété.
Je ne connaissais que vaguement ces derniers, tout d'abord car j'étais
en dehors du monde des adultes, ensuite car j'étais peu souvent amené
au salon quand l'un de mes géniteurs recevaient de la visite. Ils considéraient
probablement l'un et l'autre qu'il était inutile de me déranger
dans mes rêveries d'enfants, dans mon imaginaire malicieux et poétique
pour me faire finalement pénétrer dans la sphère sardonique
des grandes personnes.
J'entends encore les sabots de ma jument retentir à mes oreilles tandis
que nous nous élancions sur les chemins qui avaient formé toute
mon enfance qui se poursuivait comme elle avait commencé, sans histoire,
sans drame venu briser un jour ma quiétude ou mon innocence. Je riais
tandis qu'au dessus de nous, les arbres formaient comme une voûte de feuilles
vertes venue nous abriter des rayons du soleil alors assez fort ce matin-là.
Il me semblait que la nature même était avec nous, ce jour-là,
tandis que j'appelais mes parents, juste comme cela, pour leur montrer que je
les suivais bien, que je les aimais aussi, ce que je ne leur disais peut-être
pas assez, sans doute à cause d'une certaine timidité vis à
vis de ce sentiment.
Et puis, un bruit. Un bruit fort auquel je ne m'attendais pas. Le cri, non,
le hurlement de ma mère s'élevant dans l'atmosphère jusqu'alors
teintée de bonne humeur et de fraîcheur. Tout cessa dans mon esprit,
comme si le monde s'arrêtait alors que celle que j'aimais le plus au monde
était projetée à terre, par une patte gigantesque, démesurée
qui avait su faire jaillir son sang, et sa vie en même temps, de sa chair.
En quelques secondes, mon père fut à terre, se saisissant d'une
branche d'arbre pour se précipiter sur la forme titanesque qui s'élevait
devant nous, et que je n'avais pas encore réussi à identifier,
ma panique voilant la raison de mon esprit, coupant la porte des réactions
ordonnées pour ne plus faire place qu'à des sensations : celles
de la peur, de la douleur, de l'affolement, à des instincts aussi : celui
de la survie, de la défense...
Et je sautais de mon cheval, je me précipitais vers ma mère, vers
ce corps meurtri que j'avais, qui m'avait, tant aimé. Je la touchais,
comme si ce simple mouvement avait pu la faire revenir à nous, mais le
cri que j'entendis derrière moi m'en détourna rapidement... non...
mon père. La fièvre de l'épouvante s'emparait de moi, qui
n'avait que cinq ans, et je courrais vers mon géniteur, le héros
de mon enfance... j'aurais voulu me consacrer à lui, j'appelais à
l'aide, mais déjà, les personnes qui nous accompagnaient s'enfuyaient
à cheval, le bruit des animaux décroissant peu à peu à
mes oreilles pour finalement me laisser seul face à un monstre de poils
qui ne m'effrayait pas.
Qu'avais-je à perdre? Rien... plus rien à présent que mes
parents gisaient inertes près de moi.
Je saisissais une immense branche, bien plus grande que moi, et je me dirigeais
vers l'animal, que j'identifiais à présent comme étant
un ours, de taille terrifiante mais qui ne me ferait guère reculer. C'est
dans les instants les plus dramatiques que l'on découvre si l'on est
courageux ou non, car dans les conversations, l'on se pense toujours l'âme
d'un sauveur, mais dans les faits, je constatais que la témérité
n'était que le don de certains rares élus.
La bête laissait échapper un cri à me glacer la chair, mais
je faisais face, j'allais peut-être mourir, mais au moins, allais-je tenter
de venger mes parents, que mon jeune esprit savait déjà loin de
moi, dans les limbes de l'oubli. Je serai mort probablement, j'aurais rejoint
mes parents dans cet au-delà que je ne connaissais pas, si seulement
des formes n'avaient pas jailli de toute part, comme si la nature elle-même
me recueillait, venait à mon secours.
Des loups surgissaient de partout, une meute courageuse, et nombreuse venait
me prêter main forte, comme si ils avaient senti le danger qui me menaçait.
Ils se jetaient, malgré leur taille et leur poids insignifiant sur l'ours
monstrueux, pour le mettre en déroute et le chasser, et tandis que ces
amis de fortune se battaient en mon nom, je me hâtais vers les dépouilles
de mes parents, et les larmes sourdaient à mes paupières.
Quelques instants suffisaient donc parfois pour anéantir une seule existence?
Cela, je ne pouvais m'y résoudre, et pourtant, j'étais en face
de mon destin, que j'avais toujours cru sans soucis, uniquement bercé
par les crépitements d'un feu de cheminée, la voix de mon père
et les caresses de ma mère.
L'ours s'enfuyait à présent, mais un grand loup, d'une couleur
grisâtre se fondant presque au bleu s'avançait vers moi, la gueule
à demi-ouverte. Toute sa meute le suivait, les oreilles baissées
en arrière, non pas en signe d'agressivité, mais bien de soumission,
comme si ils avaient sous leurs yeux un maître qu'ils cherchaient depuis
longtemps.
Et je sentais à ce moment le poids de la ceinture que mon père
m'avait fait mettre le matin même et où se découpaient les
animaux qui formaient le blason de notre famille et qui se dessinaient sur nos
bannières quand la nation d'Asgard décidait de les lever pour
organiser un ost contre un pays voisin... des loups. Ces animaux qui étaient
venus à mon secours, car là où les humains m'avaient abandonné
comme des lâches, eux avaient fait preuve d'une force sans précédent,
d'une fidélité sans égale à l'égard d'un
maître qu'ils ne connaissaient pas même la veille.
Car j'étais le maître des loups.
Là, à partir ce jour, commença ma véritable existence,
celle qui allait lentement mais assurément effacer l'autre et ses souvenirs
douillets, et ses repas chauds, pour ne plus laisser place qu'à un estomac
presque constamment creux, à des nuits bercées par les bruits
de la nature... mais aussi à une amitié sans faille, là
seule que je désirais qui m'honorât.
Les premières semaines furent d'un dureté bien au-deçà
de tout ce que je pouvais imaginer... le froid qui vous dévorait la peau
comme si vous n'étiez qu'un brin d'encens, la faim qui vous tiraillait
le ventre en tout sens sans jamais vous laisser un instant de répit,
et la haine qui commençait à croître sourdement, car vous
étiez seul, abandonné de tous, sans plus personne à qui
se raccrocher hormis ces fameux loups qui finissaient par vous connaître
mieux que tout le monde.
La solitude était la seule chose qui n'empoisonnait pas l'air, et pourtant,
j'avais cru ne jamais devoir me consoler de la mort de mes parents. Je les revoyais,
dans mes rêves, alors que j'avais la tête posée contre le
pelage du grand loup à lune que j'avais nommé Jing. Et l'ours
surgissait infiniment sous mon regard affolé, et mes parents tombaient
encore, et je me débattais dans ma fièvre, dans ma mémoire
qui tentait de m'avaler alors que je rejoignais brusquement, en sueurs, la réalité.
Je pleurais, durant ces premières semaines, sur Jing, dans son gros pelage
qui le protégeait du froid et j'avais l'impression qu'il pouvait me comprendre,
tandis que sa langue grisâtre sortait de sa gueule pour venir me lécher
doucement, en signe d'une compassion que je n'avais jamais trouvé ailleurs,
alors que le reste de la meute se rassemblait autour de moi, en un rond ordonné,
comme pour former une barrière entre mes peines, mes craintes, et l'extérieur.
Et puis, rapidement, je n'avais plus le temps de songer à ce qui m'était
arrivé. Il existait les ennuis du quotidien, apprendre à chasser,
à trouver un abri pour la nuit, à dépecer un animal pour
se recouvrir de sa peau... le seul problème que nous ne connaissions
pas était encore trouver de l'eau potable dont Asgard était riche,
autant à cause de la neige que de ses rivières limpides et à
l'eau si pur et qu'elle vous gelait la gorge.
La vie dans la nature était rude, mais je devais m'y faire, autant car
je n'avais pas d'autre choix que parce que je me refusais à vivre loin
des loups, de mes frères de cur à défaut de sang.
Ils m'avaient adopté, et je n'avais pas su me réfugier ailleurs
que dans leurs pelages rugueux et épais. Ils m'apprenaient comment chasser,
comment trouver de la nourriture, et je leur faisais découvrir ce à
quoi des mains pouvaient servir, construire des armes pour tirer à l'arc,
atteindre des animaux sans même se blesser, construire des abris. Et l'amitié
naissait, grandissait, pour finalement devenir un amour sans commis-mesure.
On disait l'amour des loups éternel, et je vérifiais chaque jour
cette hypothèse. Il m'étaient plus fidèles que tous, ces
loyaux frères dont je faisais partis. Je guidais la meute, je savais
les rassembler d'un seul haussement de voix, les diriger contre un ennemi commun,
je partageais ma nourriture avec eux, et toute mon existence se basait autour,
pour, avec eux.
Et puis la haine sous-jacente n'était pas morte, au contraire, elle demeurait
longuement en moi, sans même que je le devine, et puis, elle ressortait
doucement dans mon esprit, lentement, comme un serpent sinue le long de son
chemin, ondulant de son immense et fin corps pour arriver à sa proie.
Les hommes... qu'étaient les hommes finalement? Le souvenir de mes parents
étaient déjà loin tandis que je songeais à cela.
J'avais grandi, je ne me rappelais plus que vaguement de leur bonté,
de leurs sourires et je ne voyais que des lâches fuyant à tout
va à la moindre alarme. Quels étaient donc ces êtres qui
se croyaient maîtres des animaux et qui ne partageaient pas même
une semblable bravoure.
Les loups étaient justes entre eux, ils avaient des lois qu'aucun n'outre
passaient et que je connaissais si bien que je songeais même être
né parmi eux, mais les humains... que respectaient-ils de ces codes qu'ils
inventaient? Les crimes empestaient leurs vies, les noyaient sous le flot de
leurs actes irréfléchis, de leur non-respect à l'égard
de leur prochain et je saisissais finalement qu'ils finiraient par s'anéantir
eux-mêmes... on disait que les loups se mangeaient entre eux, mais on
parlait finalement des hommes, car il n'était pas pire prédateur,
pire charogne que ces derniers!
-Qu'est-ce que tu en penses, Jing? fis-je de ma forte voix, habitué à
me faire entendre dans les bruits de la nature, dans les tumultes d'une cascade
ou tout autre.
Mon loup favori, mon frère s'asseyait alors près de moi, me regardant
de ses profonds yeux avec une compréhension qui me confortait dans mes
opinions que je savais juste.
Et le temps passait, les années aidant, mes souvenirs devenaient de moins
en moins pesants, et je pouvais me consacrer tout à ma haine, qui s'ancrait
de plus en plus sûrement au fond de mois tandis que je dévalais
en courant les immensités blanchâtres dont était faite la
nation maudite d'Asgard. Je détestais cette citadelle, ces maisons, ces
villes, ces marchés que je ne côtoyais plus depuis déjà
bien longtemps et ne me sentais à ma place que lorsque je sautais dans
un ruisseau gelé, y plongeant les mains pour en débusquer quelques
poissons qui nous permettraient, à moi et mes loups, de ne pas mourir
de faim. Ou encore quand nous galopions dans les forêts, alors que la
lune s'élevait dans les cieux, pour éclairer notre chemin que
nous savions déjà fait de barrières qu'il nous faudrait
sauter. Car la nature savait aussi bien être hostile qu'amicale, tout
dépendait de qui hantait ses montagnes.
Et puis, un jour, je me décidais enfin à nous trouver un abri
définitif, peut-être parce que j'étais fatigué de
toujours courir la nuit pour débusquer un endroit plausible de repos,
peut-être aussi, parce qu'une sorte de cynisme me poussait à la
décision que j'allais prendre.
Je sifflais mes amis, pour qu'il se rassemble autour de moi, et avançais
ensuite d'un pas lent pour les guider vers ce lieu que j'avais tant connu, mais
dont ma mémoire dissimulait peu à peu chaque parcelle, autant
pour ma tranquillité d'esprit que pour aiguiser ce dégoût
des hommes que j'éprouvais.
Je poussais le portail de ferraille rouillée qui gardait maintenant,
comme un soldat fantôme, cette demeure écroulée, seulement
hantée par les rires d'un enfant, et les voix de ses parents, tous décédés
durant une promenade en forêt d'où ils ne devaient jamais revenir,
alors qu'ils y partaient le matin même d'un cur joyeux et sans même
s'occuper du lendemain.
Je gravissais des escaliers, pour explorer chacune des pièces que j'avais
habitée, sans même me rendre compte, à l'époque,
de la chance que j'avais d'évoluer dans un monde aussi confortable, aussi
chaleureux. J'eus un bref rire, dur et moqueur qui résonna entre les
pierres qui s'écroulaient, et promettaient de rendre l'âme définitivement
un jour prochain. Qu'aurait dit ma mère en voyant son fils ainsi entouré
de ceux qui l'avaient pour ainsi dire élever, et qui n'étaient
autres que des loups?
-Non, mère, non... ils étaient meilleurs que tous les hommes qui
auraient pu me recueillir, n'est-ce pas, Jing?
Je ris de nouveau, avec une sincérité cynique et agressive. Je
les haïssais, je n'avais de toute manière plus rien en commun avec
ce monde, qui me semblait être une autre sphère que je ne connaissais
pas même. Était-il possible, qu'un jour, je me vêtais autrement
qu'en peau de bête? Était-il possible, qu'au moment où j'allais
me coucher, un autre être que mon loup gris vienne s'étendre auprès
de moi pour vérifier que j'allais bien? Si tel était le cas, cela
n'avait plus d'importance, car j'aimais finalement mon existence, même
si elle était difficile, même si elle soulevait en moi un tumulte
de rage contre les hommes, je n'aurais pas voulu vivre autre chose. Parce que
cela aurait signifié abandonner ces loups pour lesquels j'éprouvais
la même fidélité qu'ils me vouaient d'un cur si pur.
Je choisis donc de rester dans cette demeure, chaque nuit, car les murs, même
si ils s'effritaient et s'effondraient de part et d'autre, restaient malgré
tout de bons obstacles contre le froid dévorant de l'hiver éternel
d'Asgard. Et puis, le tapis, qui s'était transformé en pelisse
avec l'âge, n'était pas si désagréable quand on savait
que je me couchais d'ordinaire une pierre sous la tête.
Pendant quelques mois nous restâmes ainsi, chassant le jour, faisant halte
la nuit, et inversement quand nous nous sentions d'humeur nocturne. Nous n'avions
ni horaire ni loi et nous ne nous en portions guère plus difficilement.
La vie dans la nature était à présent ancrée dans
ma peau, et cet appel que je ressentais enfant pour les campagnes d'Asgard était
dorénavant justifié par toutes ces heures que je passais en communiant
avec les arbres des immenses forêts, sur lesquels je posais la main et
devinais, par ce simple geste, jusqu'où plongeaient leurs racines, ou
encore par ces instants où je prenais de la terre verglacée entre
mes mains et où je me sentais pétri dans la même matière.
Tel était ma force de communion avec tout ce qui m'entourait.
Et puis, il y avait cette puissance qui m'unissait à mes loups, qui faisait
que j'étais un des leurs. Je les comprenais d'un coup d'il, devinant
les mésententes qui pouvaient exister entre eux en ne passant qu'un doigt
sur le museau de l'un d'entre eux. Et puis, nos caractères étaient
semblables, nous avions la même rage de vaincre, de lutter pour survivre,
le même instinct de conservation et surtout, la même loyauté
et le même courage lorsqu'il était question de défendre
les intérêts de la meute. Physiquement, je finissais aussi par
de plus en plus leur être semblable, avec mes dents d'adultes qui, à
force de couper et déchirer de la viande, s'étaient aiguisées
comme des crocs. Mes cheveux étaient d'un gris qui se rapprochait de
celui de Jing et mon regard avait la même expression farouche que mes
compères, sans doute car nous étions tous animés de la
même haine envers notre commun adversaire.
Et puis, hormis ces moments que nous passions dans la nature, nous rentrions
dans la maison, celle que j'avais autrefois habité et dont nous nous
servions à présent comme d'un simple repaire où nous nous
couchions dans le salon, pour reprendre de nos forces et continuer nos courses
dans les montagnes le lendemain.
Je songeais beaucoup, tandis que mes frères se dispersaient dans la pièce
et trouvaient l'apaisement du sommeil alors que mes paupières refusaient
de se fermer.
Les hommes n'étaient que des hommes, des êtres dépourvus
de moralité, dont la violence aiguisée me paraissaient pareille
aux crocs de mes compagnons, qui ne s'en servaient que pour se nourrir, et non
pas pour se manger entre eux.
Ces réflexions venaient me hanter chaque nuit, ne me laissait que peu
de repos et aiguisant ce cynisme dont je ne me débarrassais plus. Et
puis un soir, en allant me coucher, je sentis que cette haine que je nourrissais,
qui n'avait de cesse de croître depuis tant d'années, finissait
par atteindre son paroxysme.
Alors que je songeais cela, durant cette fameuse nuit, une curieuse lumière
me frappa soudainement de plein fouet, et mes loups se relevèrent tous
d'un même mouvement, alors que tous les muscles de mon corps se tendirent,
me préparant à l'attaque. Mes yeux d'or, héritage de ma
mère, se fixèrent sur cet étrange rayonnement et je m'apprêtais
à dévoiler mes dents pour intimider celui qui osait venir me déranger.
J'entendis alors un bruit d'effondrement, et me précipitais vers l'extérieur,
d'où le son semblait provenir. Je reculais d'un pas en voyant un mur
s'écrouler, pour finalement laisser place à un trou béant
qu'était-ce donc que cet étrange écroulement provoqué
dans une aveuglante lumière? Je m'approchais pour regarder de plus près
et sifflais mes compagnons pour qu'ils m'accompagnent dans ma découverte.
-Oh
qu'est-ce que
? fis-je, alors que je trouvais une curieuse armure
à forme de loup.
Enfin, je supposais qu'il s'agissait d'une sorte d'armure, car je ne voyais
guère ce dont il pouvait s'agir d'autre étant donné le
métal dont la chose était fabriquée, tandis que je m'en
saisissais et l'extirpais du mur pour la regarder à la lumière
mystérieuse de la lune.
Je trouvais cela décidément inexplicable
peut-être
que cet accoutrement, que j'emportais dans le salon pour le revêtir puisqu'il
m'appartenait étant donné que je l'avais trouvé chez moi,
attendait depuis longtemps dans ce renfoncement de la demeure. Pour ma part,
je ne me rappelais n'avoir jamais entendu pareille histoire, mais après
tout, je n'entendais que bien peu de choses hormis les hurlements sauvages de
mes loups.
J'enfilais cette curieuse armure, en riant à moitié avec dureté,
et donc, de la seule manière dont je savais m'ébaudir. Je me retournais
vers mon loup favori, celui qui m'accompagnait dans toutes mes luttes, dans
toutes mes chasses, pour lui demander ce qu'il en pensait, qu'en tout à
coup, une voix s'éleva dans l'air pour répondre à la place
de Jing.
Je me retournais vivement.
C'est alors que je vis une jeune femme, debout sur un mur, ses immenses cheveux
d'argent flottant dans son dos, et une longue lance noire à la main.
"L'Appel des Etoiles"
Fenrir d'Alioth