Comme une mauvaise résonance

 

Mémoires de Sorrento, général Siren, gardien de l'Atlantique Sud.

Je me tenais debout près des cercueils, silencieusement, car je n'arrivais pas à y croire. Les quatre hommes qui le portaient tout comme la foule de personnes qui nous entourait n'existaient pas à mes yeux, car ils venaient d'un monde réel dans lequel je n'avais plus ma place.
C'était étrange de les voir évoluer, s'avancer et verser des pleurs, alors que moi, plus rien ne m'atteignait ni ne me parvenait. Je me contentais de hocher vaguement la tête pour répondre oui et de la secouer quand je ne voulais pas de quelque chose. Et cela paraissait contenter les gens, ils se disaient probablement que j'étais incapable de faire mieux car le poids de ma peine m'écrasait totalement… et ils n'avaient pas vraiment tort. Seulement, je n'en étais pas encore arrivé à cette période de féroce lucidité ou l'on saisit que tout est bel et bien terminé et je me contentais de vivre comme dans un rêve, comme si tous mes mouvements étaient exécutés au ralenti.
Je ne pleurais pas, puisque je ne croyais pas à ce qui se passait autour de moi et si jamais je sentais que mon esprit devenait un peu trop rationnel, je m'échappais de mon corps en fermant les yeux et en imaginant les notes d'une mélodie qui ressemblait à une berceuse et que ma mère m'avait toujours chantée lorsque j'étais enfant et que je pleurais. C'était le seul moyen d'apaiser mes brusque montées à la réalité et de m'en sortir sans trop de dommage.
Parce qu'ils étaient morts, mon père et ma mère. Maintenant, je n'avais plus que mes quatre frères, et autant dire que j'aurais préféré être seul.
J'avais vu la lumière du jour en Autriche, à Viennes, dans ce qui me semblait être la plus belle ville du monde à mes yeux. Un endroit historique, disait sans cesse ma mère en m'emmenant visiter tous les monuments que les grands de ce monde avaient fait bâtir pour rendre hommage à la beauté de notre nation. Godelieve, ma mère, était une personne qui aimait particulièrement la terre, et plus encore sa patrie que tout autre endroit du globe et elle avait fini par me transmettre sa passion de l'architecture, et de la musique bien évidemment. Il fallait aussi dire que nous nous trouvions dans la bonne ville pour cela, car elle prétendait, et je le clame aujourd'hui à sa place, que nous possédions le meilleur philharmonique existant.
Je ne peux m'empêcher d'esquisser un sourire nostalgique quand je la revois sortir son violon de son étui de cuir et de velours rouge, car elle l'attrapait avec la même douceur et la même délicatesse qu'elle avait à mon égard. Nous étions ses deux enfants, moi par le sang, et son instrument par la pensée, et c'est pour cela qu'elle passait toutes ses journées avec l'un et l'autre.
Moi aussi je l'aimais et plus encore qu'elle ne pouvait l'imaginer. Elle avait toujours été là pour moi et j'avais toujours cru que jusqu'à ce que je rende mon dernier souffle, la situation aurait été inchangée. Peut-être est-ce l'innocence qui pousse à croire que le destin ne peut pas virer tout à coup cruellement de bord. La stabilité est un état que les êtres humains ne connaissent, ni ne connaîtront jamais car personne ne peut prétendre avoir conscience du futur. L'avenir est source d'indécisions, de craintes, de vertiges pour chacun d'entre nous et se penser à l'abri de tout est une erreur fatale, je les ai appris à mes dépends il y a de cela bien longtemps.
Godelieve était violoniste professionnelle depuis l'âge de onze ans car elle était une véritable virtuose, un prodige des mélodies. Elle ne composait que rarement ses propres morceaux mais excellait lorsqu'il était question de jouer les classiques, et même certaines mélodies modernes.
Je me souviens comme j'aimais entendre, alors que je regardais la neige tomber en épais et lourds flocons, le bruit de son archer frottant contre ses cordes et provoquant comme des sanglots harmonieux et magiques. Je fermais à ces moments mes yeux de béatitude. J'avais déjà la musique dans le sang et entendre ce qu'elle jouait était pour moi comme un appel, une révélation. J'allais être musicien et pas autre chose. Et je ne me souviens pas qu'il ait un jour été question pour moi d'autre chose que de flûte traversière. J'avais choisi cet instrument à l'âge de deux ans et jamais je ne m'en étais éloigné depuis. De plus, j'avais hérité du talent de ma mère, mais plus encore que de devenir musicien, ce qui était mon premier but à atteindre, je rêvais d'orchestration et surtout de compositions mondialement reconnues.
Ma mère se prenait souvent dans mes rêveries et me décrivait en riant, parcourant le monde avec mes feuilles et autres partitions, sous le regard des mélomanes du monde entier. Elle me demandait, à la fin de ses discours qui me plongeaient dans une joie intense, si j'aurais une place pour elle dans ma troupe et je lui répondais invariablement qu'il n'était pas question que je me lance dans cette aventure sans elle.
Godelieve s'était mariée à mon père alors qu'elle n'avait que dix-sept ans et l'année suivante, j'étais venu au monde, même si j'étais loin d'être le premier enfant de cet étrange famille.
Mon géniteur, pour qui je n'avais pas d'affection particulière car je ne le voyais à dire vrai que bien rarement, puisqu'il travaillait en Allemagne, Ansfrid était âgé du quarantaine d'années et déjà père de quatre enfants lorsqu'il avait convolé en seconde noces avec ma mère. Mes quatre demi-frères, âgés de seize à dix ans, n'étaient pas de mauvais garçons, du moins pour ce que j'en savais et avais rapidement accepté ma mère, mais pas vraiment à la place qu'il lui revenait. Son jeune âge, presque le même que le leur après tout, devait les forcer à l'imaginer plus comme une grande sœur que comme une femme et je conçois fort bien leur réaction.
En réalité, je ne les ai jamais vu méchants ou avoir un mot déplacé à son égard, ils étaient bien trop polis pour cela, mais pourtant, je savais bien qu'il ne l'appréciait pas véritablement. Ils étaient la plupart du temps en pensionnat, et se consacraient entièrement à leurs études. Ils rêvaient de profession tel que médecin, juge, notaire, ou autres branches libérales et avaient, tout comme mon père, les pieds bien sur terre. Ils étaient réalistes, lucides, courageux devant les tâches les plus difficiles et intelligents mais malheureusement, se trouvaient dans l'incapacité de nous comprendre.
Godelieve et moi-même étions des créatures de l'air, de l'imaginaire, incapable d'envisager l'existence autrement que par des rêveries ou de douces utopies. Nous ne connaissions pas grand chose à ce que les autres appellent la réalité et cela laissait généralement pantois les membres de notre famille. Mais nous étions là l'un pour l'autre et nous nous comprenions. C'était tout ce qui importait.
Je revois encore maman, alors qu'elle était assise devant sa coiffeuse et qu'elle se maquillait dans l'un de ses magnifiques peignoirs de soie, et que je me trouvais dans son lit bien au chaud car Noël approchait, entrain de me dire:
-Tu sais Sorrento, je n'ose pas penser à ce que je serai devenu si tu avais eu un caractère comme celui de ton père ou de Volkmar et les autres... Je me serais ennuyée à périr, je crois, car avec qui aurais-je pu parler de musique? Dieu merci, je t'ai transmis ce que j'appelle la fibre de la note juste et de la bonne oreille... ton père, lui, est incapable de reconnaître un mi, d'un mi bémol alors tu vois...
Elle se mettait toujours à rire avec bonne humeur à cet instant avant de me faire signe de m'approcher d'elle. Elle me promenait sur ses genoux et me murmurait ensuite des mots sans queue ni tête avant de reprendre son discours en s'adressant à mon reflet dans la glace :
-Mais je crois qu'il faut des deux, des gens terre à terre et de ceux qui vivent dans les nuages, mais quel dommage tout de même! Les cieux sont tellement plus beaux!
-Peut-être qu'ils ont le vertige... répliquai-je alors en touchant l'une des houppettes qu'elle venait d'utiliser et en appliquant de la poudre sur la glace.
Elle éclatait alors de rire et répétait ma phrase en imitant ma voix avec tendresse avant de se lever en me portant dans ses bras et de se mettre à danser dans sa luxueuse chambre.
Elle était ainsi toujours, de bonne humeur, heureuse de vivre, de parcourir les rues, de voir le monde et les gens, de discuter avec un passant ou un adorateur de ce qu'elle faisait lorsque nous nous trouvions dans des conservateurs renommés et qu'on la reconnaissait, ce qui se produisait bien souvent. Jamais je ne l'ai vu de sombre humeur ou encline à verser des larmes. Elle était la joie incarnée et si jolie... ma mère, avec la pureté de ses traits, ses longs cheveux bouclés et blonds et ses grands yeux roses pâles bordés d'épais cils. Elle a, depuis toujours, incarnée pour moi la beauté féminine et si j'ai vu et croisé beaucoup de femmes à la beauté certaine dans ma vie, jamais une seule n'a égalé l'élégance, le raffinement et la grâce de ma génitrice.
Je cherche encore celle qui réussira à faire battre mon coeur de la même façon que Godelieve le faisait lorsqu'elle rentrait dans une pièce. Elle était ma mère, mais aussi et surtout ma meilleure amie.
Nous avons parcouru le monde ensemble, avec mon père parfois, ou mes frères lorsqu'ils étaient en vacances, ce qui arrivaient bien rarement... j'ai vu Paris, Berlin, Prague, Milan, Londres, Barcelone, Lisbonne et même Sorrente, cette ville italienne d'ou mon nom est tiré. Le monde était vaste et ma mère tâchait de me le faire comprendre alors que nous parcourions l'Europe de long en large en se laissant aller à l'indolence d'une existence faites de plaisir et de bulles de champagne. Nous voyagions toujours dans les meilleurs conditions car elle était une violoniste de renom, si ce n'était la meilleure existante. Les plus beaux hôtels s'ouvraient devant nous, nous visitions tous les monuments et en apprenions par cœur l'architecture, car c'était notre seconde passion, nous nous promenions serrés l'un contre l'autre dans les rues des villes que nous ne connaissions pas mais que nous faisions notre en moins de quelques heures.
Évidemment, l'Autriche nous semblait être la nation la plus remarquable, mais nous n'avions pas l'impression d'appartenir réellement à une patrie en particulier. Nous étions simplement européens et cela nous suffisait. Tous les pays étaient notre foyer tant que nous nous trouvions l'un près de l'autre.
Mon père aimait bien nous savoir ensemble et en voyage et j'étais toujours heureux, je crois, lorsqu'il revenait enfin nous voir. Ma mère l'aimait profondément, et par conséquent, il en allait de même pour moi même si parfois il me plongeait dans un certain ennuie car je ne comprenais guère les discutions qu'il soutenait.
Cependant, il ne possédait pas la même nature démonstrative et enthousiaste que nous et ne savait pas nous montrer à quel point il tenait à nous. C'était un homme très généreux et pourtant, froid, distant et assez introverti, un peu comme j'allais finir par devenir, par la force des choses.
-Il n'est pas comme nous et voilà tout, l'important, Sorrento, c'est qu'il nous aime, comprends-tu? Et cela ne fait aucun doute... m'expliquait ma mère.
Cette période de fastes dura pendant cinq années ou j'apprenais en même temps à jouer de la musique auprès d'elle et des plus grands. Je m'améliorais au fils des jours et mêmes des heures et je sentais cet étrange pincement à l'âme dès que je sortais mon instrument pour en jouer alors que mes mains me démangeaient déjà.
Pendant cinq années, Godelieve et moi ne nous sommes jamais quittés une seule journée, car elle m'emmenait partout avec elle, ce qui expliquait sans doute que j'étais si sociable.
Et puis un jour, tout a basculé, car un tel bonheur devait être par trop indécent pour la capricieuse destinée à laquelle les hommes sont malheureusement soumis.
Les fêtes de Noël allaient commencer dans une semaine et je me souviens que nous avions déjà décoré l'immense arbre qui trônait au milieu de notre salon. J'essayais d'imaginer mes cadeaux, alors que j'étais tranquillement installé sur le canapé entre les deux labradors qui vivaient avec nous.
Mes frères étaient rentrés pour les vacances de fin d'année et se trouvaient dans leur chambre quand ma mère et mon père sont venus m'embrasser et me souhaiter bonne nuit. Ils devaient se rendre à un gala de charité qui se tenait en Allemagne, dans la Sarre si ma mémoire ne défaille pas. Ils m'ont souhaité une bonne nuit et m'ont précisé qu'ils seraient de retour le lendemain.
Étrangement, quand j'ai vu ma mère passer la porte de l'entrée, j'ai été paniqué, comme si je venais de comprendre que quelques heures plus tard, mon monde allait s'effondrer, que toutes les fondations qui avaient toujours soutenu mon existence allaient s'effriter pour ne finalement plus être.
Ils sont arrivés en Allemagne, mais jamais ils ne sont revenus.
On nous a prévenu le soir suivant, et je me rappelle que ce fut Volkmar, l'aîné de la famille, qui répondit au téléphone pour apprendre cette lugubre nouvelle. J'avais immédiatement saisi, au ton de sa voix, que quelque chose n'allait pas et je m'étais accroché à sa jambe en le tirant pour tenter d'en apprendre plus.
Quand il a raccroché, il a appelé d'une voix blanche ses trois autres frères et nous à déclarer le plus calmement possible que l'avion privé qu'ils avaient pris s'était écrasé, et qu'ils étaient morts, notre père et ma mère. Les médecins n'avaient rien pu faire.
Je les ai alors regardé tour à tour et je n'ai rien pu déchiffrer sur leurs visages. Ils étaient impassibles et c'est à partir de cet instant que je me suis mis à les haïr.
Mais qui pouvaient-ils? C'était leur éducation qui les forçait à réagir de cette façon si peu explicite... mais cela, je ne le concevais pas car je n'étais après tout âgé que de cinq années.
Perdre mes parents. Mon père et surtout ma mère. Je n'ai pas réagi tout de suite et surtout pas lorsque nous les avons mis en terre. Je ne pouvais pas croire qu'ils reposaient dans ces cercueils qui pour moi, n'étaient que des boîtes vides. Mes frères sont restés dignes durant toute la cérémonie, pour recevoir les condoléances aussi... Moi, je voulais que l'on m'oublie, que l'on fasse comme si j'étais transparent. Je n'avais pas besoin de ces personnes qui m'entouraient en murmurant "pauvre agneau", "pauvre petit" ou "quel choc cela doit être pour un enfant si jeune"... Ils parlaient tous de moi comme si je n'avais pas été présent, comme si je n'étais pas en âge de comprendre les mots qu'ils prononçaient. Ils essayaient de se montrer aimables et compréhensifs mais n'arrivaient qu'à attiser ma colère, tout simplement parce qu'ils étaient en vie et mes parents morts. Était-ce si difficile à comprendre?
Je n'avais pas envie d'être bien élevé comme Volkmar ou Ulric, ni calme et posé comme Ragnar ou Manfred. J'avais mal et comme tous les animaux blessés, je voulais que l'on me laisse souffrir tranquillement dans un coin.
Au début seulement, je ne me rendais pas compte de la réalité de ce que je vivais, mais la désillusion fut terrifiante. J'eus l'impression de tomber du haut de toutes mes utopies et des nuages dans lesquels je me plaisais à vivre avec ma mère. J'étais brisé et soudainement, j'ai froidement regardé l'arbre de Noël qui se trouvait dans le salon. Évidemment, nous étions riches et peut-être même plus que cela, mais j'aurais échangé toutes nos possessions pour passer ne serait-ce qu'une journée de plus avec ma mère. Sans elle, j'étais perdu car je connaissais si mal les autres membres de ma famille. Je savais qu'ils me traiteraient bien évidemment, mais elle, elle avait tout été pour moi.
Les larmes m'ont brûlé les yeux durant des jours et des semaines entières, mais je me suis toujours caché au moment ou je les versais. Je ne voulais pas partager ma souffrance et mes douleurs avec des inconnus incapables d'éprouver des sentiments. Ma mère, personne ne l'avait aimé comme moi, et personne n'avait donc le droit de la pleurer avec autant de ferveur que je le faisais.
Je me souviens des mois qui ont suivi sa disparition, lorsque je faisais mes prières dans mon lit et que je suppliais les dieux de la faire revenir, sans grand succès, il faut bien le reconnaître. Longtemps j'ai pensé que j'aurais mieux fait de mourir en même temps qu'elle, car la perdre m'était trop difficile et je crus que je ne pourrais pas le supporter.
Et puis un jour, je me suis assis devant sa coiffeuse, et j'ai regardé mon reflet. Je n'étais plus que l'ombre de ma propre personne, une sorte de caricature du joyeux enfant que j'avais autrefois été. Mais quoi de plus normale puisque j'étais devenu adulte. J'avais perdu mon innocence en même temps que Godelieve et je devais m'y faire.
J'ai parcouru des yeux l'image, peu satisfaisante, que me renvoyait le miroir et j'ai presque entendu la voix de ma mère.
-Que t'arrive-t-il Sorrento? Aurais-tu perdu le goût de la vie? Nous nous étions pourtant jurés de toujours tirer le meilleur parti de l'existence, quelque soit la situation dans laquelle nous nous trouverions... souviens-toi, mon ange... fais un effort. Et rappelle toi qu'il existe toujours un moyen de se consoler.
Toutes ces paroles, je les imaginais bien-sûr, mais je savais que chacune d'entre elles aurait pu être prononcée par ma mère. Je l'ai alors imaginé dans l'une de ses robes du soir de satin et j'ai ouvert l'un d'un tiroir de son boudoir, celui dans lequel elle rangeait l'un de mes cadeaux de Noël, le plus beau et le plus précieux pour être certain que je ne le trouve pas, celui qu'elle ne put jamais m'offrir. Il était petit et rectangulaire, emballé dans un paquet rouge. Jamais je ne l'ai ouvert et je ne le ferai jamais. Je ne sais pas ce qu'il y a dedans et je n'ai pas envie de le découvrir, seulement, ou que j'aille, j'emmène ce mystérieux trésor avec moi.
Lorsque j'ai tenu ce cadeau dans ma main, je me suis écroulé sur la coiffeuse, les bras croisés et la tête posée par-dessus. J'ai pleuré en de longs sanglots qui me soulevaient la poitrine et m'écorchaient la gorge. Elle était morte, je m'en rendais enfin compte.
Et puis, la vie a du continuer même si elle ne ressemblait plus à ce que j'avais toujours imaginé. Je n'aimais pas mes frères et il faut reconnaître qu'ils ne m'aimaient pas non plus. Au repas, ils ne parlaient qu'entre eux et m'ignoraient. J'étais trop jeune, trop inintéressant pour mériter leurs paroles et puis, de toute façon, même s'ils avaient daignés poser les yeux sur moi, je ne leur aurais pas répondu. Ils ne m'importaient pas. Ils ne savaient que parler de financements, de comptes et de banques et je les détestais. Je n'avais rien en commun avec eux hormis un peu de sang mais qu'est-ce que cela signifiait après tout? Je ne crois pas que les liens du sang importent beaucoup, du moins dans ma soi-disant famille.
Mes frères ne s'occupaient jamais de moi et, comme je m'y attendais, ils ont fini par choisir un pensionnat et m'y ont envoyé, plus de force que de gré. Je savais que ma mère, si elle avait été en vie, n'aurait jamais laissé faire cela et ceci me donnait une fois de plus la preuve éclatante qu'elle était bel et bien morte.
Ce pensionnat, je n'en sortais que pour les vacances de fin d'année et pour celles d'été, deux mois par an environ donc. Je méprisais cet endroit dans lequel je ne pouvais pas même étudier la musique. Et puis, l'établissement ne se situait pas dans mon pays mais en Angleterre, car ainsi, mes aînés étaient certains que je me trouvais loin d'eux et de leurs préoccupations.
C'est là-bas que j'ai perdu tout ce qui formait jusqu'alors ma personnalité. Je n'étais plus gai, ni enjoué, encore moins enthousiaste ou drôle. Mais ce n'était pas à cause de l'éducation que j'y recevais, car j'en faisais fi. C'était un tout, la mort de ma mère, le manque de la musique, l'éloignement de ma patrie et puis, je ne voyais plus comme être heureux et je n'avais de toute façon plus rien à perdre puisque je n'avais plus rien. A la base, évidemment, j'étais riche, mais j'aurais de loin choisi être plus pauvre si cela m'avait permis de toucher enfin au bonheur.
Mon caractère ne cessait d'évoluer, je devenais introverti, très ironique, ce qui ne déplaisait pas à mes camarades qui me trouvaient particulièrement drôle, acerbe et solitaire et mon intelligence s'aiguisait au fur et à mesure que le temps passait. J'entendais et voyais tout avant tout le monde, mais me gardais généralement bien de le signaler préférant les laisser croire qu'ils étaient les plus malins et attendant le jour ou ils découvriraient que la vérité était en faite toute autre. Je terminais toujours dans les premiers de mes classes sans jamais fournir le moindre effort d'attention et sans la moindre conscience professionnel. Et pourtant, et contre toute attente, mes professeurs chantaient mes louanges et me disaient vif et intéressé.
J'aimais les tromper et puis, c'était un jeu dans lequel j'excellais et dont je ne comptais pas me priver. Je crois que si ma mère était venue dans ces écoles que je fréquentais, elle n'aurait pas reconnu son fils, à moins, bien-sûr, qu'elle ne soit passée dans sa chambre tard dans la nuit, et qu'elle l'ai trouvé entrain de pleurer en tenant dans sa main le cadeau toujours emballé ou jouant de la flûte avec autant de brio qu'elle tenait son archer.
Pourtant, je ne prenais pas de cours et faisais tout à l'instinct. Je savais qu'à l'université, je m'orienterais vers des études musicales, quoique mes frères en penseraient et se serait d'ailleurs bien la première fois ou j'aurais le courage de m'opposer à eux.
De toute manière, je n'en faisais malgré tout qu'à ma tête, je répondais toujours ce qu'ils voulaient entendre, car c'était plus facile et tellement moins fatiguant et lorsqu'ils détournaient les talons, je m'empressais de réaliser ce que j'avais l'intention de faire depuis le début. Ils pouvaient appelés ça être fourbe, faux ou sournois, je n'en avais que faire, pour ma part, j'appelais ça être Sorrento, autrement dit, être moi-même.
Ma personnalité, dans ces établissements ou chacun devait se ressembler, détonait comme une tâche de couleur vive au milieu de tous ces pastels passés et je ne tardais jamais à me faire remarquer. Mais, par je ne sais quel miracle, j'avais toujours la bonne réplique au bon moment et avait fini par apprendre l'art de retourner les situations.
-Il ira loin celui-là, disait-on de moi.
-Il ira surtout ou il veut, que ce soit près ou loin, avais-je envie de répondre en riant avec humeur.
J'étais finalement quelqu'un de très décidé, là ou l'on me croyait passif, et de profondément indifférent, surtout lorsqu'il s'agissait des autres, là ou l'on me pensait passionné. Je trompais tout le monde et l'on n'y voyait que du feu...
Mon existence s'écoulait ainsi, je finissais par m'habituer à cette vie que je n'avais pas choisi mais auquel je m'adaptais avec assez de brio. Mais, je dois dire qu'aucune journée n'a particulièrement marqué mon esprit, car cette vie avait une mauvaise résonance, était fausse, exceptée une seule ou j'ai croisé une personne hors du commun.
Je me rappelle que je marchais tranquillement dans les couloirs qui menaient à la bibliothèque dans laquelle j'allais sans doute faire comme si je travaillais, et je devais avoir l'esprit complètement ailleurs puisque je me suis cogné dans un jeune homme que je n'avais pas remarqué. Tout comme moi, il était âgé de quinze ans.
Quand j'ai relevé la tête, j'ai croisé son regard bleu vert et je n'ai pas pu le quitter tout de suite. Il se dégageait de lui quelque chose de particulièrement autoritaire, presque d'impérieux, et cela ne m'échappait pas, pas à moi, l'indifférent et pourtant psychologue Sorrento.
Nous nous sommes dévisagés quelques secondes et il avait l'air aussi déstabilisé que moi par cette inattendue rencontre. J'étais persuadé que je l'avais déjà vu quelque part, mais ou et surtout quand? Il n'avait pourtant pas l'air d'être de l'établissement.
-Excusez-moi, je ne vous avais pas vu...
-Moi non plus, mais ce n'est rien.
Je hochai la tête et lui tendais la main, ce que je ne faisais d'habitude jamais, même pas avec les personnes que je fréquentais.
-Je me nomme Sorrento et je ne crois pas vous avoir jamais vu dans cet infâme endroit... seriez-vous un prisonnier évadé des geôles dont je soupçonne l'existence dans les caves de cet établissement?
L'inconnu se mit à rire de mon sarcasme et secoua la tête en me serrant la main.
-Rien de si fantastique, Sorrento. Je ne fais que visiter le collège.
-Dans le but de vous y inscrire? demandai-je en écarquillant les yeux, mais alors fuyez vite sans demander votre reste! Vite, avant qu'on ne lâche les chiens sur vous ou pire encore, les professeurs de sport!
Mon interlocuteur se mit à rire de nouveau en me regardant.
-Vous n'avez pas l'air de vous plaire ici, je me trompe?
-Mais qu'est-ce qui vous fait croire cela? répliquai-je avec une feinte surprise.
-Savez-vous que je serai tenté de rester dans cet endroit jute pour avoir le plaisir de vous côtoyer chaque jour car vous changez agréablement des personnes que l'on trouve par ici... si vous me comprenez évidemment.
Je hochai la tête et l'observais en l'englobant d'un regard. Je le connaissais, j'en étais presque certain. Je me mordis la lèvre inférieure en cherchant plus profondément dans ma mémoire. Nous nous parlions comme si nous étions déjà amis de longue date et c'était particulièrement étrange pour un garçon aussi asocial que je l'étais.
-Je vais devoir vous laisser car l'intendant doit m'attendre au rez-de-chaussée mais j'ai été ravi de vous rencontrer, Sorrento.
Il allait s'éloigner de moi quand il s'est retourné dans ma direction et m'a dis:
-Je ne sais pas, mais j'ai une curieuse impression de déjà vu. J'espère sincèrement que nous pourrons nous revoir un jour plus longuement... je m'appelle Julian Solo.
Et il disparut dans les escaliers.
Étrangement, je n'ai jamais oublié cette rencontre avec ce garçon. Il était connu puisqu'il était sans doute l'un des héritiers les plus riches de la planète mais ce n'était pas pour cela que j'étais persuadé de l'avoir déjà fréquenté. Peut-être nous étions nous croisés dans des opéras ou autres endroits de ce genre, mais là, il s'agissait de quelque chose de beaucoup plus important, de beaucoup plus... ancien. Il n'y avait pas d'autre mot pour décrire cela.
Et puis, cette rencontre c'est doucement effacée de ma mémoire, peu à peu, alors que les semaines passaient et que j'avais réussi à convaincre mes frères que je voulais être flûtiste. J'étais plus que talentueux et je recevais même des propositions des plus grands philharmoniques qui voulaient m'engager directement. Mais je voulais apprendre à diriger et à composer. Je savais qu'une fois que je maîtriserais ces deux matières, il me faudrait retourner à Viennes, et diriger l'orchestre dans lequel ma mère avait autrefois joué.
Godelieve. J'y pensais tous les jours puisqu'elle vivait à présent avec moi. Chaque air que je composais lui était entièrement dédié, je lui parlais de chaque choix que je comptais faire et lui demandais son avis car même si elle n'étais plus sur terre, j'avais l'impression qu'elle était toujours à mes côtés. Je l'aimais toujours de la même façon que le petit garçon de cinq années qui était devenu, du jour au lendemain, orphelin.
Un peu après que j'ai fêté mes seize, je suis parti en Grèce, étudié l'architecture des monuments de ce pays dont je suis immédiatement tombé amoureux. C'était l'unique nation dans laquelle nous ne nous étions pas rendus avec ma mère, et en découvrant l'Acropole, je fus persuadé que ma mère aurait été passionnée par l'histoire des ces bâtiments. Et il y avait de plus comme une atmosphère spéciale qui régnait, comme si... je ne pouvais pas l'expliquer mais cela me rappelait d'une certaine manière le jeune homme que j'avais rencontré près d'une année auparavant.
Cette nuit-là, ou l'air était si lourd et électrisé, j'ai dormi sur la plage, sous le regard bienveillant des étoiles et tout est revenu.
Subitement, sans prévenir.
A aucun instant je n'ai cru que je ne comprenais pas, que je devenais fou ou étrange. C'était ainsi. C'était le destin.
Poséidon appelait ses sept généraux et j'étais l'un de ceux- là.
Immédiatement, une mélodie comme une marche de guerre me vint à l'esprit et alors que je me levais et m'avançais vers la mer, je commençais à la jouer sur ma flûte traversière. C'était pour cela que j'avais vécu, dans l'attente de ce jour.
J'avais toujours su que mon destin serait particulier, exaltant, hors du commun et je ne m'étais pas trompé, mon sixième sens étant bien trop fort pour cela.
Longtemps, j'avais jugé que ma vie sonnait mal, faux. Qu'elle était creuse, en quelques mots. C'était tout simplement parce que ma véritable identité ne m'avait pas été révélée et je le constatais alors que le son mélodieux qui s'échappait de mon instrument faisait remonter à la surface de la mer, devenue brillante comme de l'or pur, les Écailles du général Siren.
Cela m'aveuglait mais j'avais l'impression de m'harmoniser avec ce qui m'entourait, avec les océans dont je devinais déjà le maître.
C'était comme si une porte close depuis des années dans mon esprit venait de se rouvrit et laissait échapper toutes sortes de réflexions et de souvenirs dont j'étais le principal acteur.
Tout autour de moi vibrait et un frisson me parcourut.
Je fermais les yeux et pensais à ma mère qui pouvait être fier de moi. Et une réflexion me vint tout à coup.
La vie était comme la musique finalement.
Mélodie tantôt triste, tantôt drôle avec parfois toujours le même refrain, des fausses notes ou des accros.
Tout dépend qui la joue après tout...
Mais généralement, c'est le destin qui orchestre.
Seulement, je savais une chose, que j'avais appris à mes dépends il y avait de cela des années.
Contrairement à toutes les bonnes compositions, il subsiste un problème.
On ne sait jamais quand elle va s'arrêter.

Siren Sorrento, gardien de l' Atlantique sud