Chapitre X : Epreuves

 

Le tombeau de Kragden

 

Memnoch et Inyan ne s’étaient pas quittés. Ils s’étaient installés dans une pièce chaleureuse, disposant d’une petite fenêtre ouvrant sur les montagnes environnantes. La cheminée assurait une température agréable, contrastant avec les congères qui se formaient au dehors sous les effets conjugués du froid et des vents qui ne cessaient de souffler en provenance du nord. Assis autour d’une petite table, les deux guerriers préparaient leur expédition avec soin. Memnoch se leva pour rajouter un peu de bois dans la cheminée.
« Il va falloir que j’aille en chercher, nous ne tiendrons pas la nuit avec ce qu’il nous reste.
Inyan sourit.
- La nuit ? souligna-t-il l’air taquin. Mais il fait toujours nuit dans notre beau pays de glace et de froid !
- Tu as raison, remarqua Memnoch en se relevant, sourire en coin. Je voulais dire, le moment où nous dormons ».
Il se rassit auprès de son compagnon qui inspectait une nouvelle fois un plan qu’ils avaient déniché dans la bibliothèque principale. Ce dernier, très ancien, avait été peint sur une peau de buffle des neiges, tannée, préparée avec soin. Tout était écrit en runique, langue qu’Inyan maîtrisait de plus en plus. La Prêtresse leur avait commandé de rejoindre le Col des Tempêtes, à la recherche de possibles survivants liés au Roi des Elfes Noirs et à Allani-Ettitu. Certains chasseurs avaient cru en voir, Elfes Noirs, hommes sauvages, Odjurwigs, fuir vers ce col mystérieux. Comme Inyan indiquait le chemin qui lui semblait le plus court et que Memnoch décomptait les éléments nécessaires à cette expédition, la porte s’ouvrit.
« Thendrik ! s’exclama Memnoch l’air décontenancé. Mais que fais-tu ici ? Nous ne pensions pas te revoir (1)  ! 
Le guerrier, car son armure de plaques de métal finement superposées et son glaive ne laissaient aucun doute quant à sa fonction martiale, serra vigoureusement les deux hommes contre son épaule et s’assit autour de la table. Il poussa la carte, posa un sac et, tout en sortant un recueil de textes, s’adressa aux deux élus d’une voix posée.
« Tu as raison Memnoch, cela fait bien longtemps. Je me souviens encore du jour où je vous ai conduit dans la barque qui devait vous mener sur la banquise. Nous aurons l’occasion de converser de tout ceci plus tard, je l’espère. Je suis ici pour vous apporter mon aide. J’ai achevé ma formation d’Einherjar (2), après de longues années. Je viens de rentrer de ma première mission et Thenséric m’a demandé de vous porter mes conclusions. Il se trouve que vous devez rejoindre le Col des Tempêtes pour suivre la piste des survivants du Roi de Nibelung. J’ai de quoi vous aider.
- Tu nous intéresses Thendrik. Nous avons déjà de nombreuses notes et autres indices concernant ce fameux Col des Tempêtes, endroit par ailleurs assez angoissant d’après tout ce que nous avons pu lire.
- C’est peu de le dire, répliqua Thendrik en cherchant la bonne page dans son recueil. Voilà, c’est là.
Il releva son visage et fixa ses interlocuteurs avec le plus grand des sérieux. Ses yeux se plissèrent, son visage arborant des rictus nerveux au fur et à mesure qu’il énonçait ses découvertes.
- J’ai suivi un groupe d’Elfes Noirs pendant deux semaines, jusqu’au Col. Ils sont bien rentrés dedans. Je dois vous prévenir que derrière la dénomination de Col des Tempêtes se cache en réalité l’accès à une grotte, d’où sortiraient toutes les tempêtes qui frappent nos montagnes. Accéder à l’entrée de la grotte est chose très difficile, le vent furieux, la glace …
Thendrik marqua une pause, posant son regard sur le feu de la cheminée qui crépitait. Sans bouger, il poursuivit, plus doucement.
- Je ne suis pas rentré dans cette antre, j’étais bien trop faible après cette épreuve et, surtout, ce n’était pas ma mission. Je devais apporter la preuve qu’ils rejoignaient ce gouffre. C’est chose faite. Je pense aussi avoir découvert pourquoi : un matin, l’un des Elfes Noirs est mort de froid, terrassé par une congère qui s’est abattue sur lui lors de l’ascension. Ses compagnons ne se sont pas occupés de lui, j’ai profité de l’aubaine et j’ai trouvé, sur un bout de parchemin, un nom : Kragden.
Il se retourna vers Inyan et Memnoch, leur présentant le recueil qu’il avait emmené avec lui.
- Voilà, tout est là. Maintenant, ce sera à vous de poursuivre ».
« La malédiction de Kragden

Le Tombeau de Kragden a toute une histoire. A l'origine, la dépouille d'un prêtre Nain de Nibelung, Kragden, devait y reposer, mais les architectes, pendant la construction de la tombe, découvrirent que le sol de la caverne était fragile. Malgré les consolidations, une partie de la caverne s'effondra, ne laissant qu'un petit îlot: l'endroit où reposait le sarcophage. Les Nains partirent donc à la recherche d'une autre sépulture pour leur prêtre. Ils s'enfoncèrent profondément dans les entrailles de la Terre et personne ne les revit jamais ...
Il y a bien longtemps, Thalder le têtu, un ex-milicien de Troudheim ayant pris le chemin de l'aventure, surpris par une tempête, se réfugia dans ces cavernes. Au cours de son exploration, il découvrit le tombeau. Motivé par une cupidité sans pareil, notre ami mit tout en œuvre pour parvenir au gisant ; mais la destinée est parfois cruelle, une corde qui lâche, une chute dans les ténèbres et une stalagmite mal placée, le destin eut raison de lui. On dit que voilà quelques années un aventurier du nom de Gloran, vivant en Asgard dans un modeste village de montagne, a retrouvé ce Tombeau ....
Selon les différents dires, Kragden est mort depuis 800 ans environ. Il a été enterré par ses fidèles les plus fanatiques, qui ensuite se sont donné la mort au pied de la dépouille de leur maître.
Pénétrer dans son Tombeau libérera l'âme de Kragden qui se vengera des profanateurs ! On dit aussi que Kragden a enfermé avec lui des trésors immenses, de tous les coins du Monde ! On dit enfin que Kragden vit toujours, ayant trouvé le moyen de revenir à la vie ».

***

Au cours de la nuit, on avait amené les vivres, les équipements d’escalade demandés par Memnoch, le nécessaire pour qu’Inyan puisse parer à tout problème de santé. Les deux hommes partirent plusieurs heures avant  le coucher de la lune, espérant ainsi tromper la vigilance de possibles espions. Ils empruntèrent une voie détournée pour quitter la Forteresse, qui ne fut bientôt plus visible, cachée derrière les pics abrupts qui l’entouraient. Pendant six jours, la marche se déroula paisiblement, sans la moindre tempête. Inyan et Memnoch arpentaient des sentiers inconnus, rares étaient ceux qui osaient s’aventurer si loin de la Forteresse en empruntant le chemin du nord menant aux Montagnes Venteuses, massif qui cachait en son sein le fameux Col des Tempêtes. Thendrik était resté à la Forteresse pour se reposer, ils étaient donc seuls face à l’inconnu. Au matin du septième jour, le premier pic des Montagnes Venteuses fut en vue. Les deux aventuriers décidèrent de se reposer un peu avant de s’attaquer à ce premier obstacle. Peu à peu, un léger vent se leva, en provenance du cœur des montagnes qui leur barraient le passage. Tout d’abord, il ne sembla pas très inquiétant mais, au bout d’une demi-heure, un violent blizzard se mit à souffler, les Montagnes Venteuses ayant tôt fait de disparaître dans le chaos de neige qui se déchainait à présent.

« Je crois que nous sommes sur la bonne voie. Thendrik avait raison, on dirait que cette montagne se protège des inconnus derrière de terribles tempêtes.
- Oui, rétorqua Memnoch en resserrant son manteau autour de lui. Je te propose de ne pas attendre plus longtemps, nous nous reposerons plus tard. Le blizzard ne cesse de croître, si nous restons ici, nous serons bientôt recouverts d’une montagne de neige.
- Tu as raison, mais avant de partir, prends ceci. Inyan tendit quelques herbes à son compagnon. Ce sont des plantes des Montagnes Blanches, elles ont la particularité de réchauffer nos corps engourdis. Je crois que nous en aurons besoin. Mâche lentement, tu te feras vite au goût ».

Les deux guerriers marchèrent sans s’arrêter pendant de nombreuses heures, suivant un chemin escarpé qui s’enfonçait dans la montagne. Le blizzard s’était transformé en vent violent, soulevant des bourrasques de neige et de glace, soufflant au visage sans accorder le moindre instant de répit. Les congères se formaient à vue d’œil, masse de blocs déchiquetés pointant leurs arrêtes vers le ciel obscur. Memnoch et Inyan ne pouvaient progresser qu’avec une extrême difficulté, puisant, déjà, dans leurs réserves. Trois jours de marche dans cet enfer sans répits. Impossible de se repérer. Impossible de savoir s’ils s’approchaient ou s’éloignaient du Col des Tempêtes. Enfin si. Comme Thendrik l’avait signalé, plus on s’en rapprochait, plus le vent devenait infernal, allant jusqu’à transporter dans les airs des blocs de glaces de taille humaine. « Bon entrainement que voilà, tu ne trouves pas ? » hurla Memnoch en sautant, comme il le pouvait, entre ces blocs mortels. « C’est certain, nous serons prêts à affronter n’importe quoi maintenant », répliqua son compagnon de toute ses forces pour que sa voix transperce les mugissements du vent.

Alors que la lune se levait sur le cinquième jour d’escalade au dessus des nuages qui barraient le ciel des Montagnes Venteuses, Memnoch poussa un hurlement, bientôt imité par Inyan. Leurs corps volaient dans les airs, pris dans le tourbillon d’une tornade de glace. Après une chute d’une cinquantaine de mètres, les deux compagnons s’écrasèrent sur un tas de neige poudreuse. Secoué, le souffle coupé, Inyan se releva difficilement. Il n’était pas blessé. Un miracle. Il se jeta sur Memnoch qui gisait à ses côtés. Ce dernier reprit ses esprits, indemne, comme son ami. Le vent avait totalement cessé, le spectacle qui s’offrait à leurs yeux les laissa bouche bée. Une immense caverne s’étendait devant eux ; de gigantesques stalactites de cristal pendaient d’une voûte glacée, la neige fondante qui s’en égouttait peu à peu remplissant l’espace d’une étrange mélodie. Les deux guerriers d’Odin contemplaient un lieu que peu d’Asgardiens avaient eut l’occasion de voir : ils étaient devant l’entrée de la caverne du Col des Tempêtes ! Cette dernière était une toute petite partie d’un immense dédale bâti par un peuple inconnu, certains parlaient même de dieux, à une époque où Asgard n’était pas encore le Royaume d’Odin et des siens. Ses vastes tunnels, ses temples, ses salles avaient abrité jadis un peuple pour qui la glace était un environnement naturel sain ; sous ces voûtes résonnaient leurs pas et l’écho de leurs paroles inscrites dans la glace. Des torches aux flammes multicolores, ici rouges, là bleues, là encore violettes, baignaient la caverne d’une lumière éternelle. La dernière chose qui attirait le regard était bien entendu cet immense squelette étendu au sol depuis des temps immémoriaux. L’âme d’un Dragon, créature plus ancienne encore que les hommes, que les dieux, semblait garder l’entrée de ce passage mythique.
« Il aurait pu nous avertir pour le Dragon, ce cher Thendrik, un point de repère pareil …
Memnoch  se releva et essuya la neige qui le recouvrait.
- C’est ça, un Dragon ? Je m’attendais à quelque chose de plus spectaculaire, fit-il en souriant devant le squelette qui mesurait une bonne trentaine de mètres de long.
- Ce devait être un nourrisson, je te rassure, plaisanta Inyan après un instant de surprise. Allons, viens, je crois que cette caverne n’attend que nous ! »

La grotte s’enfonçait assez rapidement dans le cœur de la terre, suivant un boyau assez étroit. L’air était assez agréable, du moins si on le comparait avec la température qui régnait au-dehors. Après quelques minutes, l’entrée de la grotte disparut totalement ; Memnoch et Inyan s’enfonçait inexorablement dans les entrailles de la terre.
« Tu te souviens de Siegard ?
- Comment pourrais-je l’avoir oublié, souffla Memnoch d’une voix mélancolique. Il a fait beaucoup pour nous, c’était un brave guerrier, un bon compagnon d’arme.
- Tu te souviens de sa mort ?
- Mais enfin, rétorqua Memnoch en s’arrêtant. Nous marchons depuis près d’une heure, peut-être plus, dans ce couloir humide. Nous avons croisé des ossements, des corps d’animaux pulvérisés, il est évident que la mort peut nous attendre au tournant, et toi, l’air de rien, tu veux me rappeler de mauvais souvenirs ? Où veux-tu en venir ?
Inyan posa sa main sur la paroi froide, laissant l’eau couler sur sa peau.
- Cette grotte me rappelle Astragoth. On y ressent moins le mal, mais ça me fait cette impression bizarre. La mort de Siegard m’a fasciné. Bhaal et Anat, ils dégageaient une telle puissance, c’était fantastique. Le Roi de Nibelung avait aussi cette flamme. Je deviendrais comme eux. Je suis certain que la Grande Prêtresse pourra nous conduire sur cette voie. Les Ases étaient des dieux, elle veut nous mener sur la voie de la divinité.
- Tu délires ! pesta Memnoch en secouant la tête.
- Non, au contraire, répliqua Inyan en attrapant les épaules de son compagnon, plongeant son regard empli d’excitation, ou de folie … Il poursuivit :
- Je suis certain que nous pourrons accéder à un degré de puissance inconnu des Mortels. Je deviendrais un grand seigneur d’Asgard, j’aurais un domaine, une forteresse …
- Et des femmes ? coupa Memnoch dans un sourire forcé.
- Oui, des femmes, les plus belles d’Asgard.
- Tu m’as fait peur, un instant, j’ai cru que tu étais sérieux. Tu n’es donc guidé que par ton pantalon, drôle de motivation.
Inyan baissa son regard et ravala ses sentiments :
 - Et toi, questionna-t-il, pour quoi te bats-tu ? »
Memnoch réfléchit quelques instants. Il aimait ses compagnons comme des frères. Si les troubles qui touchaient le monde ne le concernaient guère, il donnerait sa vie pour eux et pour Asgard terre qui l’avait accueilli les bras ouverts.
« Je me bats pour vous, pour Asgard, pour Odin. Je me bats pour ceux qui m’ont fait comprendre que je pouvais être utile. Et puis, rajouta-t-il l’œil luisant, j’aime les combats, chose pour laquelle je suis assez doué ».

Les deux hommes reprirent leur marche dans le couloir qui semblait sans fin. Après un long moment, ils arrivèrent face à quatre tunnels. Ne sachant lequel prendre, ils décidèrent de suivre celui qui semblait le plus fréquenté au regard des traces de pas qui s’enfonçaient dans la pénombre. Bientôt, trois nouvelles intersections, puis deux, puis cinq, puis sept. Ce n’était plus un tunnel, c’était un labyrinthe. Avançant tout en restant sur leurs gardes, les sens en éveils, près à fondre sur le moindre adversaire, les deux compagnons commencèrent à perdre espoir lorsque, au détour d’un boyau coruscant, ils arrivèrent dans une grande salle. Cette dernière était assez mal éclairée, bien moins que les couloirs, un air glacial piqua le visage des deux guerriers dès qu’ils franchirent son seuil. C’était un temple. Le sol était recouvert de dalles de quartz et de pierre noire, la même qu’ils avaient pu voir dans la crypte d’Allani-Ettitu. Délimitée par deux rangées de hauts piliers aux multiples gravures, une allée menait à un autel sacrificatoire aménagé dans une alcôve du mur situé au fond de la pièce. Sur cet autel, une statue, baignée de lumière blanche, semblait regarder les deux intrus. A gauche de la statue, un escalier montait vers une arcade plongée dans l’ombre. D’un regard, les deux guerriers d’Odin s’avancèrent avec prudence, leurs regards tendus vers la statue et l’escalier, à la recherche d’un quelconque indice de vie ou de danger. Ce dernier, bien présent, ne vint pas de la statue ou de l’escalier. Inyan, sans le savoir, posa son pied droit sur une dalle de cristal qui pivota sur elle-même, attirant le malheureux dans une chute terrible. Memnoch plongea sur le sol, essayant de sauver son ami. Comme il glissait à toute vitesse, sa main rattrapa celle de son compagnon. Memnoch n’eut que le temps d’esquisser un rictus nerveux. La dalle de pierre noire s’effrita, entraînant les deux amis dans une chute vertigineuse.

***

Les yeux s’ouvrirent lentement. Le plafond, non, la pièce toute entière baignait dans le rougeoiement d’un feu d’enfer. Une bouffée d’air chaud à l’odeur putride frappa le visage d’Inyan, un bruit assourdissant étant proche de lui faire exploser les tympans. A quelques pas, de grandes cuves de pierre étaient suspendues au-dessus de flammes ronflantes. Chacune des cuves étaient remplie d’une substance visqueuse et bouillonnante qui semblait s’agiter en tous sens comme si elle était douée de vie. Peu à peu, Inyan comprit. Des rangées de socles de pierre portaient les cadavres mutilés d’humains écorchés, dont la peau était épinglée de part et d’autre du corps, comme sur une table de dissection. Des cadavres jonchaient le sol, victimes d’un combat récent. « Des Fils de Fjalar », murmura Inyan en se relevant. Ses yeux se crispèrent. Memnoch ? Où était son compagnon ? Sortant son arme de son fourreau, le guerrier porta son regard autour de lui. C’est là qu’il vit une ombre s’approcher, une épée dans une main, une tête dans l’autre.
« Tout va bien Inyan, il n’y a plus personne.
- Tout va bien ? répéta Inyan en écarquillant les yeux, voyant Memnoch, couvert de sang des pieds à la tête, lancer la tête du Nain qu’il venait de tuer, dans une des cuves en ébullition.
- Ne me demande pas ce que nous faisons ici. Quand je suis revenu à moi, ces pourritures allaient me découper en morceau, comme ces malheureux. Je me suis totalement emporté, ma haine, la peur, je ne sais pas, mais toujours est-il que je les ai tous massacrés. Vingt deux. Il n’y en a plus un. Je ne sais pas où nous sommes, mais nous ne devrions pas nous attarder dans cet endroit maudit. Il se trame des choses épouvantables dans ces cavernes de malheur ».

***

Le choc fut soudain. La femme qui venait d’apparaître devant les deux guerriers était extraordinaire. Ses yeux bleus étaient emplis de tendresse, son visage angélique était capable d’attendrir le plus vigoureux des guerriers. Ses cheveux roux bouclés tombaient négligemment sur ses épaules, attirant le regard vers un corps parfait car … cette femme était nue. Memnoch et Inyan baissèrent machinalement leurs armes lorsque cette femme s’approcha d’eux, ils ne surent pas quand les griffes se fichèrent dans leur abdomen, le sourire de cette beauté accompagnant les deux hommes dans un coma profond.
« Ne les tue pas, Wanda. Nous devons les mener à Kragden.
- Ne t’en fais pas, ils sont justes endormis. J’espère que nous pourrons en profiter avant de les tuer, je n’ai donc pas l’intention de les abimer.
- Wanda, Gudrun, cessez de jouer avec ces deux hommes. Portez-les à Kragden, il nous attend ».

Une violente piqure réveilla les deux guerriers d’Odin. Allongés sur le sol froid, ils reconnurent celle qui s’était joué d’eux, quelques minutes auparavant. Elle portait à présent une armure étrange, noire, qui lui protégeait assez mal le corps, laissant de grands pans de ce dernier totalement à découvert. A ses côtés, une seconde femme était négligemment accolée à un mur. Son armure, toute aussi noire, lui couvrait totalement le buste et les épaules. Ses avant-bras, ses genoux, sa tête, profitaient également d’une protection qu’aucun des deux n’avaient jamais vue. Ces armures étaient finement travaillées et semblaient, si on y faisait bien attention, représenter une sorte de statue que l’on aurait démontée pour la mettre sur ces guerrières.

« Ce sont des guerrières noires, souffla Inyan, obnubilé par la beauté farouche de Wanda. Toute la Forteresse en parlait, même Thenséric semblait inquiet. Il semble que l’une d’elle, enfin un guerrier noir semblable à elle, ait suffi à détruire seul une partie de l’armée du Roi de Nibelung.
- Tais-toi Inyan ! interrompit la troisième femme qui venait de faire son apparition, accompagnée d’un spectre luminescent. Cette dernière portait également une armure, entourée dans une robe de soie rouge, qui laissait dépasser des plumes de métal en guise de traîne.
- Laisse-donc, Ulka. Ces guerriers pathétiques ne pouvaient savoir que tu lis dans leurs pensées et sur leurs lèvres comme dans un livre ouvert ».
Le spectre s’assit sur un trône de pierre, entouré de ses trois guerrières. La pièce restait plongée dans une semi-obscurité, il n’était pas possible d’en deviner la taille, d’en apercevoir la moindre décoration, les quelques torches offrant un bien faible éclairage. « Vous êtes venus pour me reprendre ce que j’ai eu tant de mal à conquérir. Inutile de le nier. Que feraient deux guerriers d’Odin ici, si ce n’est venir me voler la Main de Sotar ! »

D’un geste subtil, le spectre fit apparaître dans le creux de sa main une main de grande taille, flottant dans les airs, entourée d’un halo rouge qui se reflétait sinistrement sur les armures noires des trois femmes. Ulka se pencha vers le spectre, lui soufflant quelques mots tout en ne quittant pas du regard Memnoch et Inyan.
« Je vois, murmura-t-il, ils ne savaient pas. Mais alors, que faites-vous ici ? Vous n’êtes tout de même pas venus prendre ma vie, à moi, Kragden ! Pas deux minables comme vous !
- Nous allons les faire parler Seigneur, croyez-moi, et nous n’aurons pas besoin des pouvoirs d’Ulka.
Le spectre porta un regard attendri vers Wanda.
- Je sais que tu sauras trouver les arguments Wanda. Gudrun, accompagne-les, faites ce qu’il faut pour qu’ils parlent, ensuite, ils seront à vous.
- Ne compte pas trop là-dessus, tes filles n’auront pas le privilège de connaître mes atouts aujourd’hui, plus tard peut-être, avec joie, mais pas aujourd’hui », répliqua Inyan en se relevant.
Depuis quelques secondes, le guerrier avait remarqué le trait de lumière qui filtrait à travers un des murs. Il jeta un regard à Memnoch qui se tint près. En une fraction de seconde, ce dernier libéra une onde d’énergie en direction des quatre adversaires, tandis qu’Inyan jetait  de toutes ses forces une petite sacoche noire contre le mur, bondissait sur une torche et la jetait en direction de la poudre qui s’était libérée de la sacoche au moment de l’impact. La déflagration fut immédiate, pulvérisant un pan de mur qui s’écroula dans un immense abîme qui entourait l’ensemble de la pièce.

« On n’a pas le choix, on saute, sinon on est mort ! Tentons notre chance ! » La peur au ventre, les deux guerriers se jetèrent dans le vide sous le regard courroucé de Gudrun qui s’était précipitée à leur rencontre. La chute fut assez brève. Un violent courant d’air, venu des entrailles de la Terre, propulsa les deux hommes contre la paroi de pierre. S’agrippant aux roches glissantes comme ils le pouvaient, ils purent rejoindre la terre ferme après une descente chaotique. Ils errèrent de longues semaines avant que, enfin, suivant un groupe de Trolls des montagnes, ils purent recouvrer la lumière du jour, éreintés par leur périple. La Forteresse était encore loin, mais ils devaient trouver les force de la rejoindre au plus vite, les événements venaient de prendre une tournure inattendue. 

 

La Corne d’Abondance

 

Bien que la tempête se soit calmée au court de la nuit, les éléments n’aidaient pas les guerriers tapis sur la grève. Un brouillard dense s’était abattu sur l’océan et la côte, comme souvent en cette saison, qui nimbait tout d’immobilité et de silence.
« Nous ne verrons rien arriver dans cette purée de pois, Flaningh » pesta le guerrier le plus jeune, au visage bardé de cicatrices et aux cheveux hirsutes, roux comme le soleil couchant. Le chef de la troupe ne répondit pas, suivant du regard l’ombre qui avançait lentement à travers le brouillard. Les tensions commençaient à naître parmi les guerriers lorsque, soudain, l’appel grave d’une corne flotta jusqu’à la plage à travers le brouillard.
« Ce sont sans doute des pirates hyperboréens (3), indiqua le jeune guerrier en sortant son glaive de son fourreau.
- Range ton arme, Canagan. Je doute que ce soient des pirates, il n’y a là qu’un seul navire. Nous allons les suivre, mais je crois que nous pouvons être rassurés, j’ai déjà entendu ce son de corne ».

Le navire poursuivit sa course paresseuse, le craquement des planches et des cordages soulignant le rythme des rames qui plongeaient et sortaient de l’eau à l’unisson. Après quelques longues minutes, le navire apparut, pénétrant l’embouchure d’un petit fleuve vaseux. Le brouillard changeait rapidement, se dissipant pour mieux s’épaissir ; mais le navire était bien visible maintenant. Flaningh le reconnut instantanément.

***

Navire, quelque part en mer

Assis sous le couvert de leur toile de tente, Akurgal, Rahotep, Nibel et Meijuk n’étaient pas sortis depuis la dernière nuit de tempête. Ils avaient bien cru devoir revivre la mésaventure de leur première traversée de la Mer Egée, Akurgal étant le plus inquiet de tous devant la fureur des éléments qui avaient ballotté le navire asgardien pendant d’interminables heures. Ils avaient, enfin, pu se reposer deux bonnes heures et, à présent, poursuivaient leurs échanges entamés depuis leur départ de Troudheim, quelques semaines plus tôt.
« Je ne pensais pas devoir faire parti de votre groupe. Vous trois, vous semblez maîtriser ces nouveaux pouvoirs bien mieux que moi. En réalité, je ne sais même pas si je les maîtrise un tant soit peu, soupira Meijuk en s’allongeant sur sa couche bien trop petite pour lui.
- Je pense que cela fait partie des explications qui font que nous avons été choisis comme élus des dieux. Pour une raison qui m’échappe encore, nous semblons tous à même de développer des pouvoirs hors du commun. Tu sais Meijuk, insista Akurgal en le regardant avec conviction, moi non plus je ne sais pas si je maîtrise ces pouvoirs. Je ne sais même pas comment m’en servir à dire vrai. Lors du combat contre le Roi de Nibelung, je sais juste qu’à un moment, j’ai voulu l’aveugler pour cacher notre approche et que, soudain, de ma main, un éclair a jailli, comme si ma pensée guidait ce pouvoir. Je l’ai senti vibrer à travers mon être, le temps s’est soudain immobilisé, j’ai vu le Roi de Nibelung effectuer des mouvements lents, que je ne percevais pas auparavant.
Meijuk arbora une moue dubitative.
- Je n’ai jamais rien vu de semblable dans mes montagnes. Même nos chamans ne possédaient de tels pouvoirs. Je pense que nous sommes possédés, manipulés par les dieux, par Odin en l’occurrence. Il se sert de nous pour battre ses ennemis, pour assurer la paix en Asgard, voilà ce que je crois.
- Ce n’est pas certain, intervint Rahotep en s’asseyant après avoir écouté la conversation blotti dans sa peau d’ours. Je pense que nous disposons de pouvoirs qui sont nôtres. Nous avons été choisis parce que nous sommes, sans doute, à même de nous éveiller vers un stade de conscience supérieur. J’ai effectué quelques recherches sur les Ases dont la prêtresse nous a parlé. Ils étaient dix divinités de la famille d’Odin : Ull, Forseti, Thor, Bragi, Tyr, Balder, Vali, Vidar, Hoenir et enfin Heimdall. D’après les légendes populaires que Nibel a pu me dénicher, ils furent assassinés par la traîtrise de Loki.
- Enfin, c’est que disent les textes de certains poètes, compléta Nibel en jetant un coup d’œil à l’extérieur de la tente.
- Oui, répliqua l’Egyptien.
Rahotep sortit de sa sacoche un petit calepin offert par Asturias lors de leur dernière rencontre. Le Dalmate en avait également offert un à Akurgal, les deux Asgardiens appréciant particulièrement cette façon de prendre des notes. Il poursuivit, son doigt soulignant les lignes de hiéroglyphes qui lui semblaient essentielles.
- Ces dix dieux possédaient tous une armure et des armes divines qui étaient capables de pourfendre les étoiles selon Thenséric. On dit que les Armures des Ases renferment désormais l’âme des dieux et que si un Mortel se montre digne de les porter, il deviendra l’égal d’un dieu au combat.
Rahotep referma son calepin, les yeux brillants d’excitation.
- Je commence à mieux comprendre, souffla Akurgal, le regard perdu dans ses pensées. Il releva la tête et arbora un large sourire :
- Dites-moi vous deux, je ne savais pas que vous disposiez de textes si intéressants !
- Tu sais, Akurgal, tu es tellement plongé dans l’écriture de ton recueil sur Asgard que, parfois, tu n’es pas très accessible », répondit Nibel d’un air taquin. Il se leva et en ouvrit la toile qui fermait leur tente installée su le pont du navire pour sonder l’atmosphère.
« J’ai également pris quelques renseignements sur les Druides auprès d’Inyan avant de partir. Il en connait un rayon sur le sujet, il a été élevé avec son frère Frank au sein d’une de leur communauté. Il connaissait ainsi de réputation l’île que nous rejoignons. Elle est peuplée de guerriers farouches, aux corps recouverts de tatouages bleus. Ils vivent en petites communautés et sont dirigés par des Druides qui vouent un culte à la nature. Certains sont totalement pacifique, mais d’autres sont avides de sacrifices humains pour accomplir des rituels étranges convoquant les esprits de la nature. Inyan m’a dit que les Druides de sa communauté pouvait changer le temps, faire pleuvoir. Il m’a aussi dit que ceux de l’île que nous rejoignons sont connus pour protéger leurs terres en l’entourant d’un linceul de brume éternelle. Je crois donc que nous sommes arrivés ! », conclut-il en découvrant l’embouchure du fleuve baignée dans un intense brouillard.

Le capitaine du navire discutait depuis de longues minutes avec un groupe de guerriers portant des armures de cuirs rehaussées de fils multicolores. Leurs armes étaient rangées dans leurs fourreaux et, d’ailleurs, le capitaine semblait les connaître, serrant le plus âgé dans ses bras avant de faire signe aux guerriers d’Odin de les rejoindre. Les quatre hommes  ne tardèrent pas, curieux de rencontrer ces inconnus.

***

« Voilà, je crois vous avoir tout expliqué, acheva Flaningh.
- Alors, si je résume cette histoire, les Druides vivant sur cette île sont dominés par un guerrier noir qui, il y a quelques mois, a rapporté une relique très puissante, en l’état un morceau de la Corne d’Abondance. Depuis quelques semaines, les Druides viennent chercher dans votre village des jeunes femmes pour les sacrifier dans la perspective d’un culte inconnu. Vous, Flaningh, en tant que chef de votre village, vous vous y opposez avec vos meilleurs guerriers. Ayant par le passé combattu aux côtés des Asgardiens, vous avez demandé l’aide de notre royaume, ce qui explique notre présence.
- C’est cela Guerrier Rahotep, opina le chef. Nous aiderez-vous dans cette lutte ?
- Bien entendu, répliqua Meijuk, nous ne laisserons pas tomber des alliés d’Odin. Nous avons en outre de bonnes raisons de croire que cette relique est recherchée par un de nos puissants adversaires, nous vous aiderons dans votre tâche.
Canagan resserra les pans de son manteau de peau autour de ses épaules. Son visage était assombri par la gravité des événements.
- Dans ce cas je vous guiderai vers leur antre, intervint enfin le plus jeune des guerriers. Je suis le seul  à connaître l’endroit exact et je brûle d’en découdre avec ces monstres qui menacent les miens. Je sais me battre, je ne serais pas un poids pour vous.
Les guerriers d’Odin se regardèrent, personne ne semblant s’opposer à cette aide bienvenue.
- Très bien, fit Akurgal en posant sa main sur son épaule. Quel est ton nom ?
- Canagan, fils de Lodingh, notre meilleur forgeron. Il saura vous guider, j’ai toute confiance en lui, répondit Flaningh.
- Dans ce cas, ne tardons pas. Capitaine, attendez-nous ici, nous reviendrons le plus vite possible.
- Pas de problème Rahotep, je connais assez cet endroit pour me sentir en sécurité. Nous serons là à votre retour, victorieux cela va de soi.
- Bien entendu, sourit Meijuk, cela va de soit. Pour Odin ! »

***

Les cinq hommes marchaient maintenant depuis près d’une heure dans le bois baigné d’une lumière verte extraordinaire, traversant avec prudence la nappe de brouillard qui flottait au-dessus du sol entre les arbres centenaires. Ils avaient traversé en silence la lande à travers des collines parsemées de rochers couverts de mousse, spectacle saisissant qui intriguait beaucoup Rahotep et Akurgal. Les chardons déchiraient leurs vêtements tandis qu’ils couraient le plus vite possible pour rejoindre le Bois Sacré, forteresse naturelle des Druides selon les indications de Canagan. Ce dernier, chose étonnante pour les guerriers d’Odin, courait vite, finalement bien plus vite qu’eux. Le bois était apparu au détour d’un petit sentier, comme sorti de terre sous les incantations magiques d’un Druide caché dans les buissons. Depuis qu’ils y avaient pénétré, ils ne couraient plus. Ils s’enfonçaient dans ce labyrinthe vert, se faufilant entre les souches et les troncs recouverts de mousse et de champignons qui dégageaient une odeur suffocante, âcre et enivrante à la fois. Parfois, il fallait se casser en deux pour passer sous un tronc que l’on découvrait au dernier moment, lorsque la brume décidait pour un temps de céder la place aux guerriers. La lumière était chiche et faiblement phosphorescente, une lueur hésitant entre le vert et le jaune qui venait des parois de pierres qui entouraient l’ensemble du bois. La cime des arbres gargouillait, frissonnait, respirait ; le bois semblait suivre la course de ces cinq inconnus qui pénétraient dans un territoire sacré, longtemps resté vierge de toute présence étrangère.

Nibel se pencha, tandis que Meijuk retenait la branche qui leur barrait le passage. Le jeune Asgardien s’engouffra dans le passage libéré par son compagnon.
« Dis-moi, Nibel, tu ne parles pas souvent de toi, s’enquit Meijuk en passant à son tour sous la branche, fermant la marche des guerriers.
- Ma vie n’avait rien d’extraordinaire avant que je vous rejoigne. Je suis né en Asgard, j’ai grandi, heureux,  dans une famille de tanneurs, à trois jours de marche de Troudheim.
- Hein ? s’étonna Meijuk. Mais tu ne nous l’avais jamais dit ! Tu n’es pas retourné dans ta famille depuis, alors que nous étions si proches ?
- J’ai été élevé dans une famille d’adoption, je ne connais pas mes parents. J’avais un frère, qui est mort trois ans avant que je quitte Asgard pour vous rejoindre à Hattousa. Mes parents adoptifs étaient assez âgés, ils sont morts peu de temps après mon départ d’après ce que j’ai pu savoir. Tu vois, mon histoire ne méritait pas d’être chantée, voilà pourquoi, sans doute, je n’ai pas parlé de mon passé avant ce jour.
Canagan revint sur ses pas, furieux. Il fixa durement ses deux compagnons :
- Silence ! Ce bois a des oreilles, nous devons nous faire remarquer au dernier moment. Tenez vos langues ».
Le groupe poursuivit sa route pendant encore une heure. Il semblait que ce bois était sans fin lorsque, finalement, une vaste barrière rocheuse se dressa à travers la brume. « C’est là », dit Canagan en dégainant son glaive, « il y a une caverne où se réunissent ces chiens. Je ne pense pas qu’ils nous ont repérés, sinon nous aurions déjà eu à faire à leurs charmes maléfiques. Profitons de l’effet de surprise, suivez-moi, et tenez-vous prêts au combat ! »

Difficile de croire que des êtres humains vivaient dans cette cavité naturelle qui s’enfonçait dans le massif rocheux. Le sol grouillait de vermine tandis que des parois suintaient un liquide verdâtre phosphorescent qui s’attaquait aux poumons. Ce dernier ressemblait un peu au phénomène qui éclairait le bois, mais en plus violent. Tandis qu’ils avançaient prudemment, une main portée sur leurs visages afin de limiter les effets irritants de cette atmosphère viciée, un bloc de roche se fracassa à leurs pieds. Avec une dextérité extraordinaire, les guerriers avaient plongé sur les côtés, se relevant aussitôt pour faire face à l’adversaire qui se dressait devant eux.
« Rapides ! Canagan, tu as trouvé là de sérieux compagnons. Mais que viennent donc faire des guerriers d’Odin sur mes terres ?
La voix, lugubre, résonnait contre les parois de la caverne. Canagan ne sembla pas surpris, ce qui n’était pas le cas de ses compagnons.
- Tu as une explication ? lui demanda Rahotep en sondant la pénombre.
- C’est Vivian, le fils de Flaningh. Il a quitté le village depuis des années, en quête d’aventures. C’est lui qui a ramené la relique, c’est lui le chef des druides.
- Tu aurais pu nous informer de ce « détail », nota calmement Meijuk.
- Faites attention, il porte une armure noire étrange et dispose de pouvoirs surprenants.
- Pourquoi ne vous a-t-il pas détruits ? Tu sembles le craindre comme s’il s’agissait d’un démon », s’enquit Akurgal en devinant petit à petit les formes de leur adversaire qui s’avançait tranquillement vers eux, la lumière phosphorescente dessinant les contours d’une armure étrange.
Le casque couvrait la totalité de la tête de Vivian, casque représentant une tête de sanglier dont les défenses remontaient en avant jusqu’aux joues du guerrier sombre. Les épaules, massives, semblaient représenter des pattes, le buste, les avant-bras, les genoux et les tibias étant recouverts de parties qu’on eût dites métalliques, totalement lisses et de fourrure animale. La ceinture quant à elle, finement gravée, comme le buste, représentait des dessins difficiles à discerner dans la pénombre.
« Je n’en sais rien », rétorqua simplement le Celte (4) en se préparant au combat.

Soudainement, Vivian hurla quelques mots qui s’emparèrent de la cavité de pierre, la faisant vibrer comme si un tremblement de terre allait la réduire en un tas de pierre informe : « La charge du Sanglier ! ». En un éclair, Vivian s’était retrouvé derrière ses adversaires. Rahotep avait tout vu. L’air s’était mis à tourbillonner derrière le guerrier noir, charriant des blocs de pierres. Vivian s’était alors projeté en avant, distribuant à chacun de ses adversaires un puissant coup dans l’abdomen, tandis que les pierres s’écrasaient au hasard sur leurs victimes. Canagan avait été littéralement projeté en arrière, s’effondrant, inconscient, couvert de sang, contre un gros rocher. Les guerriers d’Odin avaient encaissé le choc sans broncher même si la douleur les tiraillait.
« Les pierres sont là pour nous tromper, il faut suivre les mouvements de ses poings, dit Rahotep en se retournant vers le guerrier noir qui s’était mis en garde.
- Il est lent, signifia Nibel, j’ai pu éviter tous ses coups. Rien à voir avec le Roi de Nibelung.
- Son armure semble bien trop lourde, insista à son tour Meijuk en serrant ses poings. La prochaine fois, montrons-lui ce que nous valons.
- Si vous le permettez, je vais combattre seul cet adversaire, mes amis. Occupez-vous de Canagan.
- Nibel tu...
- Laisse-le Rahotep, intervint Meijuk en le prenant par le bras. J’ai toute confiance en lui. Canagan semble blessé, venez avec moi. Nibel va nous montrer l’étendue de ses pouvoirs, je pense que nous risquons d’être surpris.
Les deux adversaires s’observèrent un instant en silence, se jaugeant mutuellement.
- Tu désires donc te mesurer à moi. Tu n’as que cette faible armure de cuir. Je reconnais que tu as évité mes précédents coups, mais je suis loin d’avoir tout donné, je voulais simplement savoir à qui j’avais à faire. Tu n’es pas de taille
- Méfie-toi des mauvaises surprises, répliqua Nibel en déposant ses armes à terre tandis que ses compagnons se pressaient autour de Canagan. Il ne faut pas confondre assurance et arrogance.
- Allons, tu ne dégages qu’un faible pouvoir. J’ai appris à maîtriser mon Kosmos depuis que je porte cette Armure ! Tu n’as aucune chance.
- Le Kosmos ? Il faudra que tu m’en dises plus, répondit Nibel intrigué.
- Ha ha ha ! Ignorant. J’espérais pouvoir vivre un combat intéressant, tant pis ! Me diras-tu tout de même ton nom avant que je ne t’envoie dans les enfers ?
- Je suis Nibel, guerrier d’Odin. Sache aussi, pour ta gouverne, que je reviens des enfers, tes paroles ne m’impressionnent pas.
- Très bien, je vais donc te conduire vers un monde que tu n’aurais pas dû quitter. Je suis Vivian, Guerrier Noir du Sanglier de Calydon ».
« Sanglier de Calydon ? Ceci expliquerait la forme de cette étrange armure », murmura l’Asgardien. Il laissa de côté ses interrogations et se jeta en avant. Nibel avait observé pendant la première attaque de Vivian que, contrairement au Roi de Nibelung, précédent puissant adversaire, et à Allani-Ettitu, le guerrier noir ne semblait pas atteindre une vitesse fabuleuse. Peut-être était-il potentiellement capable d’atteindre des vitesses impressionnantes, capable de disparaître aux yeux de  l’Asgardien, mais son armure semblait réellement le gêner. Son attaque était en revanche d’une rare violence et, sans armure digne de ce nom, il était impensable de survivre à ses coups répétés. « Je le battrais en le prenant de vitesse, il me suffira d’attendre le bon moment ». Le guerrier d’Odin se rua donc à l’assaut et Vivian ne réagit que lorsque son adversaire ne fut qu’à quelques mètres de lui. Le Guerrier Noir se jeta à son tour sur l’Asgardien, se préparant à déchaîner son attaque lorsque Nibel disparut de son champ de vision. Il avait en effet estimé probable que Vivian chercherait le contact direct et déchaînerait sa fureur sur son corps faiblement protégé. A bout portant, Vivian pensait certainement que Nibel n’aurait pas le temps d’esquiver ses coups. Ce dernier inclina sa course au dernier moment et sauta de côté, rebondissant dans la foulée sur son adversaire. Son pied droit frappa le visage de Vivian, lui arrachant son casque et une gerbe de sang. Nibel venait de prendre un avantage décisif, du moins le croyait-il. Le guerrier d’Odin enchaîna en saisissant son adversaire et en le projetant en l’air par-dessus son épaule, technique qu’il avait apprise auprès de Liu, élève attentif de Choun Lee Jacq. Le corps de Nibel se nimba d’une aura blanchâtre tandis qu’il concentrait ses forces.
 « Prends ça, Odin guide mes coups ! cria-t-il en libérant son énergie.
Des traits de lumière jaillirent soudainement de ses doigts, découpant l’air tels des fils acérés destinés à déchirer son adversaire.
- Surprenant, commenta Vivian. Je ne pensais pas que tu avais la capacité de maîtriser ton Kosmos alors que tu ne le connais même pas ! Je suis désolé cependant, ta vie s’achève ici,  voici la CHARGE DU SANGLIER ! »

Vivian n’eut pas le temps d’en dire plus. Son corps s’effondra et, tandis que son armure noire se fissurait en de multiples endroits, sa tête, séparée du reste du corps sous les fils argentés de Nibel, tomba sur le côté. « Voilà, c’est fini », dit Nibel en s’approchant du corps du guerrier noir. Le guerrier d’Odin se pencha sur le visage au regard vide, prenant soin de lui refermer les paupières. Après un moment, il se releva et rejoignit ses compagnons.
« Beau combat, Nibel. Ton pouvoir est assez surprenant, commenta Meijuk en souriant.
- Je le découvre chaque jour, je ne maîtrise pas encore tout, mais je suis capable de découper de petits blocs de pierre en créant par la pensée des fils de lumière. J’ai tenté ma chance face à Vivian. Je crois que son armure l’a considérablement gêné, il était lent ».

Au même moment, une lueur se mit à scintiller autour du corps de Vivian, lumière qui dégagea une intense chaleur en même temps qu’elle semblait faire vibrer l’air d’un son apaisant. Les différentes parties de l’armure quittèrent le corps du cadavre du Celte, venant se rejoindre dans les airs en un totem représentant un sanglier. Après un instant, ce dernier rejoignit doucement le sol, rétrécissant à vue d’œil pour ne plus être qu’une petite statuette qui pouvait tenir dans la main.

Une ombre se détacha alors. Il n’avait rien manqué de la scène. C’était un Druide. Il avait enduit ses cheveux de chaux et ceux-ci se dressaient en une série de piques courbes sur son crâne, accentuant l’expression de colère froide qui émanait de son visage fripé.

« C’est la colère des dieux qui vous envoie, je l’avais prévenu, il ne m’a pas écouté. Vous êtes venus pour cet objet de malheur, alors prenez-le, et fuyez, tant que vous le pouvez ». D’un geste brusque, le Druide jeta au sol un sac qui irradiait un étrange pouvoir. Les ondes de ce dernier semblaient pénétrer les chairs des guerriers d’Odin. Canagan se releva à grand-peine. Il regarda le corps meurtri de son ancien compagnon et reconnut le Druide qui leur faisait face. Il ne put cacher son effroi en voyant le visage presque décharné de celui qui fut autrefois son oncle.
« Que vous est-il arrivé ?
- Silence ! pesta le vieil homme en s’asseyant comme il le pouvait sur une roche. Ma vie touche à sa fin. Je dois vous dire la vérité pour que les esprits de la nature m’accueillent sereinement. Voilà plusieurs années, Vivian est venu ici afin de devenir Druide, contre l’avis de son père. Il voulait devenir le plus savant, le plus puissant des Druides, son ambition n’avait pas de limites. Un jour, nul ne sait comment, il découvrit cette armure noire, au fin fond de notre bois sacré. Il la revêtit et ne fut plus le même homme. Tant de puissance, tant de pouvoir … Il décida de quitter cette terre et partit loin de nous, abandonnant son apprentissage. Voilà quelques mois, il est revenu avec cette relique. Il nous a raconté avoir rencontré une ombre, aux pouvoirs démentiels, avec qui il fit un pacte : pour se régénérer, elle avait besoin du sang de jeunes gens, de jeunes filles de préférence. En échange de la livraison de ces malheureuses victimes, Vivian reçut cette relique qui avait le pouvoir d’exaucer tous les vœux. Il revint ici en espérant régner sur l’île, mais tout alla très vite. La relique semblait se nourrir de son pouvoir dès qu’il revêtait son armure. Elle a commencé à se nourrir des forces vives du bois sacré, sans que notre magie puisse l’en empêcher. Nous avons tous été touchés, les uns après les autres, par des maux étranges. Vivian n’a pas réussi à détruire le village de son père, il n’a pas livré les jeunes vierges que son démon attendait. J’ai lu l’avenir Canagan, il viendra ici et détruira tout. Je crois que Vivian voulait simplement mourir, le poids de ses fautes était trop grand. Emportez cette relique de la Corne d’Abondance, fuyez cette île. Il est trop tard pour sauver notre ordre, je suis le dernier. Canagan, sauve les tiens ».

***

La petite flottille venait de perdre de vue le littoral. Flaningh n’avait pas été long à convaincre. Les dernières récoltes avaient été extrêmement mauvaises, les animaux domestiques mouraient sans raison, certains habitants, les plus faibles, étaient touchés par un mal mystérieux qui en avait emporté cinq la semaine précédant l’arrivée des Asgardiens. Canagan se pencha pour regarder les vagues qui venaient s’écraser doucement contre la coque du navire.
« J’espère que cette relique ne contaminera pas Asgard.
- Je ne pense pas, répliqua Akurgal. Notre Grande Prêtresse désirait grandement s’en emparer, sans doute pour la mettre en sécurité. Son pouvoir doit être préservé des pensées obscures de quelques aventuriers comme Vivian.
- Qui pouvait être cette Ombre dont a parlé le Druide ?
- Je ne vois qu’une possibilité Meijuk : une Ombre qui désire revenir à la vie … l’Indicible, le célèbre démon qu’Asturias a porté à notre connaissance, qui s’est déjà dressé devant nous durant notre passage à Hattousa et en Dalmatie par l’intermédiaire de ses sbires, souffla Rahotep en resserrant son manteau face au vent qui gonflait peu à peu les voiles des navires. Il se retourna vers Canagan : « Tu as pris cette armure, que comptes-tu en faire ? »
- Je vais proposer mon bras à votre Seigneur s’il accepte de nous accueillir. J’apprendrais à maîtriser cette armure.
Nibel sourit :
- Vous serez les bienvenus dans nos terres, c’est une certitude. J’ai entendu de nombreux poèmes sur vous, Celtes valeureux qui ont combattu par le passé aux côtés de nos ancêtres. Ce sera un honneur de te compter parmi nos compagnons d’armes ».

Les navires poursuivirent ainsi leur chemin pendant de longues semaines. La communauté avait abandonné ses terres mais espérait y revenir un jour, si elle résistait à la fureur du démon trahi.

 

Kratourn

 

Le soleil venait de gagner une nouvelle joute avec les ténèbres. La lueur dévoilait à présent un spectacle de mort. Le groupe, mené par Bjarnulf, avait traversé près de la moitié de la Germanie sans rencontrer âme qui vive. La désolation était partout, même les animaux semblaient avoir disparu de cette terre sylvestre. Rompus aux combats, endurcis contre de semblables scènes et de telles horreurs, les serviteurs d’Odin semblaient pourtant abattus en pénétrant dans cette cité oubliée des dieux. Aucun assaut, aucune épidémie n’aurait pu provoquer un aussi total anéantissement de vies humaines. « Quelles horreurs avons-nous laissé sortir d’Astragoth ?», murmura Hanz en portant sa main sur sa bouche.
Les morts gisaient partout, des visages gris, noirs, tordus, martyrisés, pulvérisés, aux yeux écarquillés d’horreur, aux traits parfois méconnaissables. Certains, dans leurs postures suppliantes, semblaient implorer la pitié de leurs assassins, d’autres étaient figés dans leurs dernières convulsions. Ces guerriers étaient morts en un instant, ils avaient dû voir quelque chose de terrifiant. Quelques enfants se terraient ici ou là, des femmes pleuraient la mort de leurs maris ou de leurs nourrissons, les serrant de toutes leurs forces contre leurs corps endoloris par les exactions commises par les troupes infernales qui avaient rasé cette modeste cité. Pendant un instant terrible, l’engeance de la faille d’Astragoth s’était déversée sur eux, une chose venue des entrailles de la Terre, maléfique, pire que la mort elle-même.
A présent, des pauvres diables, des chiens errants, des rats grouillaient comme des vers sur les ruines de Lindenthal (5)  ; dépouillant les morts, pillant, dévorant, s’emparant des armes qui n’avaient été d’aucun secours face à cette force infernale. Thrall revint enfin, rejoignant ses compagnons qui tentaient de regrouper les survivants.
« Le prêtre de cette cité est formel : Kratourn est la cause de ce désastre, l’attaque a eu lieu hier. Il était suivi d’homme-bêtes revêtus de peaux de sangliers et d’un terrible général, Eluontios. C’est ce dernier qui a poussé le massacre jusqu’au bout. Kratourn s’est emparé d’une pierre noire qui était vénérée dans le Temple des Anciens et est parti vers le sud avec une partie des forces. Eluontios, quant à lui, poursuit les ravages dans toute la Germanie, suivi de sa Horde. Il est parti vers l’ouest, vers le grand fleuve qui conduit en terre occidentale.
- Nous avons une piste, il faut foncer à la poursuite de Kratourn, il n’a pas beaucoup d’avance sur nous.
Thrall empoigna Dimitre de toutes ses forces.
- Je suis né sur cette terre, on ne peut pas laisser ces pauvres diables sans assistance.
- Doucement Thrall, rétorqua le Caucasien en se dégageant violemment. « Nous avons une mission, c’est triste pour ces gens, mais moi je sers Odin. Kratourn doit mourir ».
- Moi je sers le peuple, pas les nobles et les dieux qui se moquent de ces pauvres innocents. Eluontios va commettre de nouveaux crimes, il faut le détruire. Il faut aider ces femmes et ces gosses.
- Je te comprends Thrall, intervint Bjarnulf en fixant son compagnon d’un regard apaisant. « Dimitre a cependant raison, c’est la guerre, nous devons arrêter Kratourn, c’est notre mission ».
- Aidons ces survivants, menons-les avec nous vers le sud, vers le premier village qui voudra bien les recueillir. Ainsi, nous serons sur le chemin de Kratourn, proposa Hanz en s’agenouillant devant un petit garçon en pleurs.
- Ils vont nous ralentir, rétorqua froidement Ryusei.
- Moi je vous suivrai quelque soit votre décision !
- Bravo Liu, ta personnalité s’affirme de plus en plus, pesta Thrall.
Liu durcit son regard. Malgré sa petite taille, il se rapprocha de son compagnon et l’agrippa sèchement.
- Idiot, je veux dire que rien ne sert de nous quereller. Votons, il n’y a pas de chefs ici. La majorité l’emportera et tout le monde suivra la décision. Nous perdons du temps ».
Liu sentit son cœur battre la chamade. Pour la première fois, il s’opposait ouvertement à l’un de ses compagnons, et cela le troublait. Il soutint cependant le regard furibond de Thrall. Ce dernier finit par lâcher, « Faisons donc ainsi. On fonce sur Kratourn, on fonce sur Eluontios, on s’occupe de ces pauvres gens et on poursuit avec eux vers le sud.
Hanz se releva et prit la parole, tout en posant sa main sur l’épaule du petit garçon qui se serrait contre sa jambe, apeuré par les tons des guerriers.
- Je reste avec eux. Comme les dieux abandonnent les malheureux et préfèrent s’amuser à les torturer, je rentre en Asgard. Je suis prêt à en payer le prix devant la Prêtresse. Je sers Odin, je sers tout autant le peuple qui souffre ! Ils méritent une terre qui saura les accueillir et les protéger.
- Je reste avec toi dans ce cas, intervint Liu. Je ne me sens pas de taille à affronter un dieu, je serai plus utile en restant avec Hanz.
- Allez vous autres, dégagez. Je vais protéger ces deux fous. A eux deux, ils vont encore s’attirer les pires ennuis. Triomphez pour nous. La Prêtresse comprendra, on ne peut perdre deux guerriers comme Liu et Hanz. MAIS FOUTEZ-LE-CAMP ! rugit Ryusei en montrant le chemin qui s’enfonçait dans la forêt.
- Faites attention à vous. Ramenez-les en Asgard, ils méritent de vivre. Faites attention à vous, répéta Thrall en serrant les dents pour retenir la larme qui naissait dans ses yeux.
- Vous avez choisi votre destin, c’est respectable, conclut Bjarnulf. Dimitre, Thrall, ne perdons pas un instant. A trois, nous irons encore plus vite. Pour Odin, nous ne pouvons échouer, sinon même Asgard ne pourra protéger ces malheureux ».

***

La lune venait de déposer ses traits blafards sur le temple à demi détruit. Thrall avait tout de suite reconnu le Temple de Zaria. Le prêtre de son village avait souvent parlé de cet endroit fabuleux et, tous les printemps, une fête était organisée en l’honneur des prêtresses qui veillaient chaque jour sur les esprits des forêts. Il ne restait presque plus rien du gigantesque édifice. Les cadavres des prêtresses finissaient de se décomposer, les bas-reliefs avaient été brisés, l’opale des colonnes avait été pillé. Il ne restait plus rien de l’édifice sacré, à présent habité par les âmes torturées de ces pauvres femmes et par le vent froid de la nuit.

Thrall frappa de toutes ses forces contre un tronc encore fumant qui avait servi de foyer quelques heures plus tôt.
« Les monstres. Comment ont-ils osé s’en prendre à ces femmes ? Quelle magie ont-ils utilisée pour les mettre dans cet état, pour détruire ce temple ? Kratourn ne mérite pas le titre de divinité, ce n’est qu’un monstre !
Dimitre se releva après avoir examiné quelques traces à la clarté de la lune qui rendait ces ruines plus sinistres encore.
- Je pense, fit-il d’un air assuré, que ce temple a été détruit bien avant que Kratourn ne vienne ici avec ses troupes. Ces dernières ont peut-être pillé les restes du temple, mais je suis certain que ces femmes sont mortes depuis plusieurs semaines. Il suffit de voir les traces de morsures, les rats qui grouillent et s’en repaissent.
- Je suis d’accord, rétorqua Bjarnulf en posant ses affaires au sol. Kratourn file vers le sud, vers la Dalmatie si la carte de Thenséric est exacte. Rahotep et Inyan avaient laissé entendre que certains textes parlaient d’un repaire dans ces terres montagneuses. Kratourn doit rejoindre son antre dans les montagnes dalmates. Il ne prend pas la peine d’effacer ses traces. Nous sommes fatigués. Reposons-nous ici quelques heures.
- Enterrons ces femmes avant, dans ce cas.
- Elles sont mortes, elles sont à moitié décomposée, quel intérêt ?
- Dimitre, espèce de …
Comme Thrall bondissait sur son compagnon, Bjarnulf s’interposa. D’un revers de main, il sépara ses deux amis, sa puissance naturelle n’ayant aucun mal à s’imposer.
- Suffit vous deux. On ne les touchera pas pour ne pas laisser de traces de civilisation derrière nous. On ne sait jamais. Nous ferons néanmoins une prière pour que les dieux accompagnent ces femmes dans l’au-delà.
- Comme tu veux Bjarnulf, répliqua Dimitre, comme tu veux. En attendant mangeons donc la viande de ce daim que Thrall a tué ce matin ».

La lune s’était peu à peu voilée sous les assauts répétés de nuages annonciateurs de nouvelles pluies. La lumière des flammes brisait la noirceur plus marquée de la nuit tout comme les crépitements du feu brisait le silence pesant qui régnait en maître sur les ruines du temple de Zaria. La viande de daim était succulente et l'air était doux. Tout convenait pour une agréable soirée mais l'ambiance demeurait, malgré tout, plutôt froide. Les discussions portaient surtout sur les différentes facettes du nouveau pouvoir qui grandissait en eux.
« Le destin divin a voulu que nous nous rencontrions, quelque chose nous unit, quelque chose d'immatériel, d'impalpable. Je crois que cela transcende Odin lui-même ».
Bjarnulf avait gagné sa place parmi ceux qui s’étaient retrouvés en Hattousa ; en quelque sorte, il remplaçait le malheureux Siegard mort trop tôt. Sa présence avait au départ semblé déranger quelque peu ses compagnons d’arme. En effet, il n’avait pas vécu la révélation d’Hattousa, ne les avait pas suivis jusqu’aux enfers. L’Asgardien avait ressenti cette appréhension et s’était petit à petit ouvert. Son langage rustre, sa carrure cachaient un être plus sensible qu’il n’y paraissait même s’il refusait de le reconnaître. Il menait à présent cette quête comme un guerrier d’Odin à part entière, l’épreuve d’Allani-Ettitu ayant achevé de l’intégrer parmi ses compagnons. Soucieux du moral de ses deux amis et désireux d’apaiser les tensions naissantes, il sortit sa gourde.
« C'est une boisson de mon village qui s'appelle Fewin. Cet alcool est brassé à partir d'extraits de plantes de la Forêt de Brume ainsi que de miel fermenté. Bien sûr, il contient également de petits ingrédients secrets que seule ma mère connaît. En général, nous buvons cette boisson lors des grandes fêtes et des veillées. Elle nous permet de fêter pendant quelques jours sans nous exténuer, c’est une boisson d’homme ! »
Le guerrier prêta sa gourde à Dimitre qui prit une bonne rasade. A son tour, Thrall prit une petite gorgée. La soirée et la nuit devinrent beaucoup plus animées par la suite. L'effet de la potion sur Dimitre fut pour le moins surprenant, une accélération de son rythme cardiaque, une augmentation de sa chaleur corporelle, une nouvelle énergie se transmettant sans barrière à travers son être ... Mais l'effet auquel Dimitre accrocha le plus fut l'accélération de ses pensées.
« Excellent breuvage, il me fait l’effet de cette bénédiction d’Odin qui nous transcende lors des combats.
- Fais attention. On dit que certains corps ne supportent pas l’excitation provoquée par le Fewin, il faut en boire avec modération.
- Succulent nectar en effet ! Je me sens un regain d'énergie ! Je pourrais affronter Kratourn seul ! »
« Ils dormiront mieux ce soir, nous en aurons besoin pour la suite », pensa Bjarnulf en souriant devant Thrall qui se laissait aller à quelques simulations de combats contre un ennemi invisible. Il se leva et alla déposer quelques branches sèches dans le feu. Il était un jeune guerrier dans la vingtaine mais son visage, marqué par les combats, laissaient croire qu’il avait dix ans de plus. Il en était ainsi de presque tous ces compagnons d’ailleurs, à l’exception notable de Liu et de Nibel qui avaient gardé des traits plus juvéniles.
« J’espère que les autres s’en sortiront avec les réfugiés, fit Dimitre au moment où il s’allongeait pour dormir un peu.
- Ce sont de bons guerriers. Thenséric avait prévenu que, le moment venu, nous serions face à nos choix. Ils n’étaient sans doute pas prêts à affronter un dieu, peut-être ne le seront-ils jamais. Thenséric a bien signifié que tous les êtres humains ne sont pas égaux face au pouvoir que nous découvrons chaque jour davantage. Nous servirons tous Asgard suivant nos compétences. Ryusei, Liu et Hanz sauront sauver ces malheureux, tout comme nous triompherons de ce monstre de Kratourn. Dormez, vous deux, je prends le premier tour de garde.
- Bien parlé Thrall. Dimitre prendra le dernier tour, réveille-moi quand le sablier aura fini de s’écouler ».

Bjarnulf s’enfouit sous la peau d’ours qui ne le quittait jamais au moment de dormir, même si elle l’encombrait lors de ses voyages. Cette dernière nuit de repos fut la bienvenue avant la confrontation finale. Le trio était aux portes de la Dalmatie et les jours à venir seraient autrement plus tourmentés. Les âmes des gardiennes de Zaria veillaient sur eux, accompagnant en silence la course des nuages chargés d’orage qui se concentraient depuis des heures au-dessus des montagnes dalmates.

***

La piste qu’ils suivirent pendant deux journées d’orages incessants les conduisit dans une étrange vallée, nimbée d’une brume qui n’avait rien de naturel, comme sa couleur rouge le laissait comprendre. Au loin, une forteresse, du moins un bâtiment cerné de remparts, se détachait à la lueur du soleil qui se couchait derrière les montagnes dalmates. La piste qu’ils suivaient longeait depuis une journée une rivière charriant un sable fin, noir comme la nuit. Le trio s’arrêta devant un temple entouré de six statues très anciennes si on se fiait à la pierre noire usée par les assauts des siècles.

« Etranges statues. Ce monstre à six bras ne me dit rien qui vaille, j’espère qu’il ne s’est pas échappé d’Astragoth, » dit Thrall tandis qu’il caressait la pierre, cherchant des indices, des écritures derrière la mousse rouge qui avait trouvé là un support de choix. Je vais faire un petit dessin pour Rahotep et Akurgal. Ils m’ont laissé de quoi prendre des notes et seront intéressés par cette trouvaille ».
Dimitre brandit soudain sa hache et l’abattit de toutes ses forces sur l’une des statues, tentant de décapiter ce qui restait de sa tête. Au contact de la pierre, des étincelles jaillirent, une onde de choc propulsant même les trois guerriers au sol. Furieux, Thrall se releva aussitôt et, comme il s’apprêtait à prendre Dimitre par le col, ce dernier l’en empêcha en bloquant ses mains sans difficulté.
« C’est le Dieu Furieux de la Guerre, Thrall. Tu ne devrais pas te jeter ainsi sur moi, je tenais simplement à vérifier que cette pierre était bien celle que je pensais. Les sages de mon village ont souvent parlé de cette divinité que l’on nomme Caturix. Un dieu farouche, adorateur des combats, le Grand Guerrier aux Six Fléaux.
- Tu n’avais qu’à me prévenir, avant, dans ce cas. Tu te jettes sur tout ce qui bouge, apprends à te contrôler.
- Ma fureur te sauvera, Thrall, siffla le Caucasien dans un sourire moqueur.
Bjarnulf, après avoir inspecté les alentours, interpella sans ménagement ses compagnons :
- Reprenons notre route, les traces longent la rivière. Gardons nos forces pour ce qui nous attend. »

Après quelques pas, les serviteurs d’Odin arrivèrent au bord d’un précipice. Le vent qui hurlait avait recouvert le bruit de la rivière qui se jetait dans ce précipice, tout comme la brume rouge l’avait caché jusqu’au dernier moment. Les traces de pas se perdaient dans un escalier qui descendait vers les entrailles de la Terre. « Ils ont dû descendre par là, je suis certain que c’est leur repaire. Kratourn n’est plus très loin ». Prononçant ces paroles en tirant son épée zébrée du pouvoir d’Odin, Bjarnulf descendit le premier, suivi de près par ses deux compagnons.
Les parois de la faille étaient lisses et noires, comme s’il s’agissait des mêmes pierres que celles qui avaient servi à bâtir le temple de Caturix. Des effluves de soufre remontaient le long des parois, rendant la progression de plus en plus difficile. Rapidement, les armes enchantées furent les seuls moyens de voir quelque chose dans la pénombre ambiante.
Après de longues minutes de descente, ils arrivèrent enfin au fond du précipice. Un vaste couloir, aux dalles impeccables les attendait. Les trois guerriers n’eurent pas véritablement le temps de remarquer les statues qui portaient les torches destinées à éclairer l’endroit, comme ils n’eurent pas le temps de remarquer les multiples textes qui recouvraient les murs millénaires. Trois corps s’effondrèrent à leurs pieds. Dimitre essuya le sang qui entachait la lame de sa hache sur le tissu ocre de sa victime.
« Ils nous attendaient ces trois-là, dit-il en souriant. C’est tout de même extraordinaire, Thenséric ne nous a pas menti : nous ne sommes plus les mêmes, ils n’ont même pas pu voir nos attaques, alors qu’ils avaient l’effet de surprise ! Le Caucasien se mit à rire.
- Restons sur nos gardes, ils ne devaient pas être seuls ».

Thrall ne croyait pas si bien dire. Tapi dans un coin, un être à la peau écailleuse, mouchetée de noir et de vert n’avait manqué aucune miette de la scène. Son armure de métal rouge était assez simple : une pièce lui protégeait le bassin, un avant-bras et une épaulière à trois pics couvraient son flanc droit. Curieusement, son côté gauche n’était recouvert que par une fine étoffe de lin où un crâne était dessiné. Dans sa main gauche, il portait une lance totalement dorée, arme qui était totalement recouverte d’incantations plus vieilles que les Olympiens et Odin eux-mêmes. Kratourn en personne était là. Il sortit de l’ombre et sa vision arracha un moment de terreur aux Asgardiens : une longue queue de rat  munie d’un dard phosphorescent frappait frénétiquement le sol tandis que son visage cornu rappelait celui d’un reptile, d’un dragonnet comme ils en avaient vu dans la crypte d’Allani-Ettitu.

La divinité se jeta sur Dimitre, qui était le plus avancé, le noyant sous les coups de lance tandis que sa queue attendait le bon moment pour frapper. En quelques secondes, le Caucasien fut acculé contre un mur et, tandis qu’il tentait de parer tant bien que mal la pluie de coups avec sa hache, le dard de Kratourn s’enfonça dans ses côtes, arrachant un cri de douleur terrible au jeune guerrier. Dimitre s’effondra, sans vie.
« Mon poison est redoutable guerriers d’Odin, ma lance divine n’est pas moins terrifiante : choisissez votre mort car l’issu du combat ne fait aucun doute : un dieu ne peut être tué par un mortel ! ». La voix du dieu sifflait tel un serpent. Chose surprenante, la bouche ne s’ouvrait pas, Kratourn semblait simplement communiquer par la pensée, ce qui rendait sa voix plus obsédante encore. Thrall et Bjarnulf s’étaient mis en garde mais, le premier moment de surprise passé, ne semblaient pas terrorisés.
« Tu devrais être davantage sur tes gardes, Kratourn, car c’est bien de toi qu’il s’agit, l’assassin de Sotar. Nous venons prendre ta vie au nom d’Odin et, pour ta gouverne, nous avons déjà affronté plus terrifiant que toi ».
Kratourn ne montra aucune émotion à ses adversaires mais il n’en était pas moins surpris. Ces deux guerriers avaient l’air sûr d’eux, chose surprenante alors même que le premier gisait … ses pensées fugaces s’arrêtèrent lorsque ses sens l’avertirent du danger imminent qui se dressait derrière lui. Dimitre venait de se relever et regardait en souriant la plaie béante d’où sortait un flot continu de sang quelques instants plus tôt.
« Tu étais mort … dit le dieu en se retournant, une lueur furieuse dans ses yeux cuivrés
- Je vais mieux », répondit Dimitre en s’étirant tranquillement.
Dans l’instant, Dimitre concentra son pouvoir naissant dans ses poings et attaqua Kratourn au corps à corps, sa hache frappant à une vitesse hallucinante. Sous le regard estomaqué de Bjarnulf et Thrall, leur compagnon réussit à toucher plusieurs fois le dieu en quelques secondes. Ce dernier semblait lent, perdu dans ses pensées. Alors que Dimitre s’apprêtait à lui porter un coup fatal au niveau de la tête, Kratourn hurla dans une langue inconnue et balaya d’un revers de main Dimitre qui s’écrasa contre le mur qui se fissura sous l’impact. Dimitre se mit à hurler : là où sa peau avait été touchée par l’armure divine, des plaques de pourritures s’attaquaient à ses chairs. « Suffit, Mortels ! Je ne sais pas d’où vous tenez votre pouvoir, qui vous a mis sur cette voie, mais vous êtes loin de le maîtriser.  Quelle divinité a pu vous guider vers le pouvoir de l’Ancienne Magie ? Odin serait-il assez sot pour commettre une telle erreur ? Quoiqu’il en soit, vous ne vivrez pas assez longtemps pour apprendre à le développer ».
« Dimitre est hors jeu, mais il a réussi à le blesser, ses écailles sont couvertes de sang. Méfions-nous de son armure.
Thrall se retourna vers son compagnon :
- Tu es plus fort que moi ; usons de nos armes pour le distraire, le moment venu retiens-le de toutes tes forces, je me chargerais du reste.
- Très bien, rétorqua Bjarnulf en toisant Kratourn qui ne devait pas mesurer plus d’1m50. Dimitre t’a bien blessé on dirait, face à nous deux, tu n’as aucune chance, nos armes auront tôt fait de te découper. Avant de mourir, dis-nous pourquoi tu as tué Sotar, grand guerrier d’Odin. Nous ne te ferons pas souffrir si tu te montres coopératif, dit-il en cherchant à le provoquer.
- Foutaises ! fulmina le dieu. Je suis une des plus anciennes divinités, j’ai trop longtemps été retenu dans les prisons infernales pour que des Mortels puissent m’y ramener. Je suis trop heureux de retrouver mon maître Caturix pour périr face à deux vulgaires guerriers. Sotar a pleuré comme une fille lorsque je l’ai livré aux trois guerrières qui m’ont libéré. Elles savaient y faire, il a vraiment cru qu’elles allaient le soigner. Je dois dire que cette séance de torture fut exemplaire, elles semblaient beaucoup lui en vouloir, elles n’ont même pas posé de questions, elles l’ont simplement démembré, vivant. Tenaces les guerriers d’Odin, il a mis du temps à mourir, nous verrons si vous êtes dignes de lui ».

Le combat s’engagea sur ces dernières paroles. Les deux compagnons devaient affronter tour à tour la lance, le dard ou les revers de mains que Kratourn tentait de distribuer. Comme il essayait une nouvelle attaque, le dieu laissa entrevoir une faille dans sa garde que Thrall exploita sur-le-champ, enfonçant la pointe de son glaive dans les côtes recouvertes d’écailles. Enervé et surprise d’être ainsi malmenée, la divinité tenta de contre-attaquer, mais Thrall esquiva aisément et la renvoya au sol d’un rapide enchaînement de coups de sa rondache dans l’abdomen. Kratourn se releva à nouveau et envoya un tourbillon de terre en direction de Thrall qui ne put l’éviter et fut pris dans un tourment élémentaire qui faillit lui arracher les membres.
« Ça va Thrall ? haleta Bjarnulf en se portant à son secours.
- A part l’énerver, nos coups ne lui font pas réellement de dégâts. Il va falloir que tu le retiennes un instant, j’ai la solution, mais tu devras tenir...
- Il est vulnérable, il doute, il commence à perdre patience... Je pense que nous allons avoir un créneau, même s’il sera court.
Bjarnulf sourit et releva son compagnon.
- Prêt pour un exploit dont on parlera dans les chroniques d’Asgard pour les siècles à venir ? »

Pendant qu’ils se préparaient, Kratourn laissa sa lance de côté et prit une position étrange : rejoignant ses main en forme de cercle devant son visage il se prépara à déverser toute sa puissance.
« J’en ai assez de vous, je vais vous pulvériser avant que ce combat ne tourne à votre avantage. Sans en être conscients, vous avez réussi à vous éveiller à des connaissances mystiques, et cela ne peut être toléré ! »
Lorsque Kratourn attaqua, les deux serviteurs d’Odin se tinrent prêts à recevoir le choc. Le serviteur de Caturix libéra une partie de sa puissance à l’état brut en hurlant entre ses mains, générant un vortex de terre et d’argile qui se dirigea à une vitesse hallucinante vers ses deux adversaires. Kratourn exulta. Bjarnulf et Thrall n’étaient plus que deux masses de terre sans vie. Il s’en rapprocha en souriant, s’apprêtant à les détruire. A sa grande surprise, il sentit deux bras le serrer avec une force qu’il n’avait jamais rencontrée. Sa peau lui faisait mal, ses muscles étaient comme broyés. Son corps était nimbé d’une aura blanche, froide. La mort venait le reprendre. Il vit soudain apparaître Thrall devant lui. Le guerrier posa ses deux mains de part et d’autre du visage de la divinité qui vivait ses derniers instants.
« Tu n’avais aucune chance. Sotar était un grand guerrier. C’est certainement par la ruse que tu l’as vaincu. Nous avons été éveillés par Odin à un pouvoir sans limite lorsque nous nous sommes battus contre Allani-Ettitu et contre le Roi de Nibelung. Nous les avons vaincus. Nous terrasserons tous ceux qui sont sortis d’Astragoth et qui menacent Asgard. Renvoie ce message aux enfers. Dis bien que Dimitre fut le premier à te blesser, que Bjarnulf te broya et que Thrall te fit exploser la tête. Dis-le bien à ceux que tu croiseras. Les Mortels peuvent terrasser les dieux.
- Tu ne sais pas ce que tu fais. Ne me renvoie pas là-bas. Je sais tant de choses. Vous ne voyez que la surface de ce qui se trame, je pourrais vous être utile je …
- Misérable, tu gémis, tu ne mérites pas d’être un dieu. Meurs pour Sotar, pour tous les innocents que tu as tués avec Eluontios, et sois tranquille, nous retrouverons aussi ce dernier, il ne tardera pas à te rejoindre ».

Dans un éclat de lumière, Thrall concentra tout ce qu’il maîtrisait de pouvoir et fit exploser le crâne du dieu. Recouverts du sang divin, les deux compagnons se pressèrent autour de Dimitre.
« Saloperie, il ne m’a pas raté, pesta-t-il, ce qui fit sourire ses amis.
- Tu vis toujours, garde tes jurons, ça fait plaisir de les entendre, ils me manqueraient si tu venais à disparaître.
Dimitre renvoya son sourire à Thrall.
- Je tâcherais de ne pas oublier. En attendant, filons, je ne crois pas que notre bordel soit passé inaperçu, je ne me sens pas de taille à affronter Caturix tout de suite ».

Les trois guerriers repartirent vers l’escalier monumental, se portant mutuellement. Le combat avait laissé des traces et, au final, même si leurs nouveaux pouvoirs grandissaient, ils n’étaient pas capables de surpasser toutes leurs blessures. Ils gravirent les marches glissantes la peur au ventre. Ils sentaient que le tumulte se réveillait dans les profondeurs des entrailles de la Terre. Ils venaient de tuer un dieu, seuls, ce qui les réjouissait autant que cela pouvait les troubler. Les dieux étaient-ils devenus mortels ? Ils savaient qu’un nouvel adversaire se dresserait bientôt devant eux, réclamerait vengeance. Tôt ou tard, ils devraient retourner dans cet endroit ou dans un autre, affronter une nouvelle divinité. Alors, peut-être, ces questions trouveraient des réponses.

***

L’âme de Kratourn s’envola au-dessus des terres. Le dieu voyait défiler avec désespoir les forêts de Germanie, la mer de glace, les terres d’Asgard. De simples mortels venaient de le tuer. Il aurait dû être surpris, mais ce n’était pas le cas. Il en connaissait la raison. Il savait qu’il ne serait pas le dernier. Elle avait donc raison, ces hommes étaient dangereux car « Il » était de retour. « Il » avait réussi, une nouvelle fois, à générer ce mystérieux pouvoir dont ces hommes n’étaient que le bras armé. Caturix pouvait être rassuré, les temps à venir seraient pleins du bruit et de la fureur des combats. Soudainement, l’âme plongea à travers une forêt sombre, rejoignant la porte d’où il était revenu depuis trop peu de temps. La grotte d’Astragoth grouillait d’ombres qui faisaient le chemin inverse, se matérialisant petit à petit en formes vivantes. Il reconnut ses fidèles guerriers avec qui il échangea un regard désespéré. Pour eux, le Seisishiki les attendait. Comme divinité, même mineure, un autre chemin s’ouvrirait devant lui. Il poursuivit sa course le long d’une racine qu’il avait escaladée naguère. La chute était bien plus rapide et cette fois-ci définitive. Il avait perdu son corps. Son seul espoir, pour échapper à l’oubli, était de rejoindre à présent cette voix qui l’appelait au lointain.

***

Asgard, Forteresse d’Odin, quelques semaines plus tôt.

Thenséric avait réuni l’ensemble des élus dans une petite salle. Assis devant une grande table, ils attendaient les paroles de leur supérieur avec une certaine impatience. Thenséric avait dit qu’il allait leur annoncer quelque chose qui allait changer leurs vies. Il était bien loin de la réalité.

« Lors du combat contre Allani-Ettitu et le Roi de Nibelung, vous avez certainement ressenti une source de chaleur, un pouvoir s’emparer de vos sens, vous guider vers la victoire. Odin, dans sa grande sagesse, vous a initiés au savoir ancestral de l’univers. Petit à petit, vous apprendrez à maîtriser ces nouvelles sensations.  Je ne vous mentirais pas : certains parmi vous ne parviendront jamais à dépasser ce premier stade. Il y a d’autres voies pour servir Odin. Ceux qui y parviendront s’ouvriront à des savoirs qui dépassent votre imagination. Ceux-là et ceux-là seuls, pourront porter les armes et les armures de nos Ases défunts. Ceux-là, toucheront les étoiles ».

 

(1) Thendrik a conduit les serviteurs d’Odin en Asgard après leur départ d’Hattousa, voir le Livre I.

(2) « Guerrier d’exception » en vieux norrois, encore nommés Fylgjas, esprits des guerriers morts héroïquement au combat. Cette nouvelle caste correspondra au Guerriers Sacrés de Bronze du Sanctuaire.

(3) Par commodité, les Asgardiens considèrent que toutes les terres au sud de leur royaume se nomment Germanie, un peu comme les Grecs désignaient les étrangers par le terme de Barbare. Ici, les Hyperboréens sont les habitants de la Scandinavie, ceux que les Asgardiens nommeraient Germains.

(4) Par commodité, le terme de Celte est employé ici pour Canagan et les siens. L’action se déroule dans une île qui pourrait aisément s’apparenter à l’Eire actuelle, même si le peuplement Celte a été plus récent que l’époque traitée ici, nous sommes face à leurs ancêtres.

(5) Site archéologique à proximité de Cologne, en Allemagne.