Chapitre V : L’Homme du Nord

 

Engagé dans le tunnel, Nekkar était troublé :
« Pourquoi ai-je suivi Timo ? Qu'est-ce que je fous là ? Je suis devenu fou ! murmura-t-il.
- Silence, Nekkar. Concentre-toi. Si tu veux remporter ton Armure, tu devras la réveiller. Tu es ici depuis cinq ans. Je t’ai vu devenir un homme, tu t’es durement entraîné, ce n’est pas le moment de flancher !
- Maître Timo, nous marchons depuis une journée dans ce marais puant. Le souffre me brûle les poumons, on ne voit même plus le ciel tant cette brume verdâtre emplit l’atmosphère. Bordel mais où est-elle cette Armure de l’Hydre Femelle ?
- Elle viendra à toi lorsque ton Kosmos l’appellera. En attendant, avançons, nous ne sommes plus très loin de l’autel ».
Timo essuya une nouvelle fois son front lorsque Nekkar eut le dos tourné. Il souffrait autant que son élève mais, surtout, il redoutait l’épreuve finale. Il s’était attaché à ce guerrier toujours avide de montrer sa force, râleur mais au final attachant. Il le savait mieux que quiconque : Nekkar ne pouvait réussir qu’en affrontant la mort et cette perspective commençait à l’angoisser. L’éphèbe de bronze reprit sa marche en avant. Sa musculature s’était particulièrement étoffée et sa taille plus petite d’une seule tête que Séléné lui donnait un air redoutable. L’athlète prenait particulièrement soin de ce corps et de ses cheveux qu’il vénérait particulièrement. Ces derniers masquaient souvent son regard et faisaient sa fierté : dans sa tribu des Terres Chevelues (1), ces longs cheveux étaient synonymes de force et de virilité. Nekkar se tenait sur ses gardes et, comme il s'y attendait, il découvrit un piège vers la fin de l'étroit boyau. Sa joie fut grande lorsqu'il arriva à le désamorcer sous le regard complice de Timo.
« Bordel, Maître, tu ne me ménages pas ! Tu es venu jusqu’ici pour piéger ce trou boueux … je commence à me demander si tu veux que je remporte cette Armure ou ma mort !
- Concentre-toi, répondit Timo en tapotant l’épaule de son élève. Nous sommes presque arrivés, il serait dommage de mourir maintenant.
- Ouais », répliqua l’Occidental en lissant sa toison humide.
Il s'engagea ensuite dans l'embouchure. Une puanteur intense lui embrasait les poumons. Il se trouvait maintenant dans une petite clairière, cernée de barres rocheuses abruptes. Nekkar avança avec prudence au milieu des mousses et des ronces qui s’acharnaient sur ses pieds et mollets dénudés. Enfin, l’autel fit son apparition au milieu de volutes de fumées. L’éphèbe s’en rapprocha avec gourmandise : c’était là, selon Timo, que se trouvait l’Armure Sacrée. Pour le moment, il ne voyait qu’une statue de pierre, dévorée par les mousses, représentant une sorte de serpent. Il admira un instant ce qui composait le trésor de l’autel : quelques écrits runiques, un peu d'or et de joyaux ... Rien en apparence de grande valeur mais le tout représentait tout de même une bonne fortune. Pas d’Armure Sacrée cependant : il annonça sa découverte à son Maître qui se tenait volontairement en arrière. Ce qu'il ne remarqua pas, c'était un glaive de métal vert, incrusté dans le socle de l’autel.
« Peut-être qu'il serait mieux d'essayer de creuser histoire de voir si l’Armure n’est pas en-dessous, proposa Nekkar.
- Vas-y, c’est une bonne idée », répliqua Timo en se mettant de telle sorte que Nekkar ne pouvait voir le glaive.
Nekkar creusa, un moment, une heure, des heures. Machinalement, Timo lui disait de continuer. Nekkar s’enfonça ainsi bientôt dans un trou, absorbé par le marais. Plus il creusait, plus son trou s’emplissait d’une eau acide, brûlante. Les vapeurs devenaient suffocantes. Timo attendait, résigné. Nekkar finit par se sentir mal, ses yeux devinrent rouges, sa bouche s'ouvrait comme s’il allait vomir mais rien ne sortit mis à part un son venant des tréfonds de son être. Nekkar était maintenant à genoux, ses mains touchaient le sol. Soudain une main lui toucha l'épaule gauche.
« Comment te sens-tu, Nekkar ?
- Mal, Timo, toussa Nekkar avec beaucoup d'effort. Il n’y a rien que la mort ici, tu m’as menti, il n’y a pas d’Armure Sacrée.
- Je ne t’ai pas menti, Nekkar. Je suis juste désolé ».
Le vieux guerrier brandit le glaive à l’acier vert et le planta dans l’abdomen de son éphèbe.
« Tu as trouvé l’autel, tu dois maintenant survivre à la morsure empoisonnée du Glaive Gardien : utilise tout ce que je t’ai appris, réveille ton Kosmos, ne laisse pas le poison s’emparer de toi. Si tu y parviens, l’Hydre Femelle viendra à toi. Si tu échoues, ce trou sera ton tombeau. Tu es seul, mon ami, je ne peux plus rien pour toi. Trouve la voie ».

Le supplice dura des heures, des jours. Nekkar ne sut jamais vraiment combien de temps. Le poison s’insinua dans le moindre espace de son être. L’éphèbe se roula dans la boue, en avala sans doute, s’accrocha aux racines, se déchira les veines … Les portes de la mort s’étaient entrouvertes. Il délira, revit cette petite fille, celle du vieux bûcheron Kelino qu’il avait sauvée la seconde année de son arrivée sur cette terre de glace et de feu. Il avait trouvé une plante médicinale dans la Montagne de Soufre en bravant une tempête neige monstrueuse, démontrant une fois encore son courage. Et si c’était cela la voie ? La capacité de son corps à générer un antidote à l’instar de cette plante miraculeuse. Et si le Kosmos n’était en réalité qu’un prolongement de la volonté : « Ce que nous voulons, le Kosmos le peut », disait souvent Timo. Nekkar sentit progressivement des picotements parcourir ses membres, puis son cœur s’emballa avec frénésie. Il rouvrit ses yeux. Sa respiration se fit haletante ; ses pupilles se dilatèrent. Enfin, enfin les doigts bougeaient à nouveau. Sortir. Il fallait sortir de cette tombe boueuse, de ce trou putride.
« Je suis Nekkar, je ne suis pas un simple guerrier, bordel ! Ta saloperie de Glaive Gardien, tu peux te la foutre où je pense, Timo. Enfoiré, tu aurais pu me prévenir que j’allais autant déguster ! Allez, fini de jouer ».
Multipliant les jurons, Nekkar s’envola littéralement de son trou, nimbé d’arcs de Kosmos ardents. Il pulvérisa la statue de pierre qui, dans un éclat violacé, libéra l’armure de l’Hydre Femelle qui vint le recouvrir sous le regard excité de Timo qui était resté là depuis tout ce temps, stoïque sous la pluie glaciale.
« Nekkar, Guerrier Sacré de l’Hydre Femelle (2), je n’ai plus rien à t’apprendre. Tu es devenu ton seul Maître à présent ».

***

Quatre jours avaient passé. Nekkar, reposé, le médaillon de son Armure au cou, préparait son paquetage. Un navire devait venir le chercher le soir même et il profitait avec une certaine émotion de ces derniers instants sur l’Île de Glace et de Feu (3). La porte de sa cabane s’ouvrit dans un craquement familier.
« Timo, dit Nekkar en se retournant, « quel bon vent t’amène ? Tu ne sais toujours pas ouvrir une porte sans te faire remarquer en tout cas ! »
- Et toi, tu ne sais toujours pas tenir ta langue, petit moqueur. Je te dis depuis combien de temps de réparer ta fichue porte ?
- Depuis le début si je me souviens bien, répliqua Nekkar en tapant amicalement l’épaule de son Maître. Allons, reprit-il en faisant signe au guerrier de s’asseoir à ses côtés, tu n’es pas venu me parler de cette porte. Tu n’as pas l’air bien, tu ne vas pas pleurer pour mon départ au moins ?
- Je ne suis pas un homme comme ça. Tu étais venu pour ton Armure, tu l’as gagnée, je suis heureux de te voir rentrer au Sanctuaire. Non, si je suis là, c’est pour te confier une mission, ta première mission de Guerrier Sacré.
Le regard de Nekkar s’illumina.
- Je t’écoute, vas-y, lâche le morceau ! trépigna-t-il.
- Calme-toi petit. Depuis plusieurs semaines, c’est Kelino qui l’a vu en premier dans les bois, un Nain à la peau sombre rôde dans les parages. Je l’ai pisté, il se terre dans la Montagne de Soufre, dans une caverne. Il est là pour toi, Nekkar.
- Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Pourquoi tu ne m’en as pas parlé avant ? Tu blagues ou …
- Tu devais te concentrer sur ton épreuve. Il se trouve que la dernière fois que j’ai vu ce Nain, c’était il y a quatre jours, dans le marais. Il était là pour toi, enfin, pour l’Armure Sacrée. J’en suis certain. Trouve-le. Ramène-le. Ton navire arrivera ce soir, il fait en ce moment le tour de l’île pour rejoindre le fjord. Il ne partira pas sans toi, mais tu dois savoir ce que veut cet étranger.
- Pas de souci. Je pars tout de suite. Je suis content de retourner sur cette Montagne, je vais pouvoir me dégourdir un peu. Ne te fais pas de soucis, ton Nain, il est déjà là !
- Nekkar, fais attention. Tu es un Guerrier Sacré à présent, tu risques de croiser des adversaires plus puissants que ton imagination ne pourrait inventer. J’ai un mauvais pressentiment avec ce Nain. Il n’est pas seul, un pouvoir occulte l’accompagne.
- Eh ! Timo ! sourit Nekkar en attrapant son maître par les épaules, c’est moi ! Repose-toi, fais une sieste, je serai de retour avant que la lune ne rejoigne son zénith ».

***

Dans l'immensité de l’oubli, une conscience dérivait. Tangatiev éprouvait le plus grand mal à focaliser ses pensées. Ses souvenirs étaient flous, hormis bien sûr le dernier ... Il avait suivi la course du Guerrier Sacré à travers les fumeroles du volcan. Son Armure étrange, celle pour laquelle il était venu, ne semblait pas le gêner dans ses mouvements fluides. Le Grec s’était engouffré dans la grotte tête baissée, sûr de sa force. Il l’avait attendu dans la pénombre, jouant avec sa hache de guerre en attendant la confrontation. Et ce fut le choc. Il avait tenté de se battre avec sa hache, sans succès. Il avait alors utilisé les armes de l'esprit, mais s'était heurté à un mur impénétrable. Les griffes qui étaient sorties des poings de son adversaire l’avaient totalement pris au dépourvu. Etrangement, la douleur abominable avait très vite cessé. Il avait ressenti une déchirante impression de détachement, comme si on avait séparé son esprit de son corps. Le poison s’était emparé de son être avec une déconcertante facilité. Tangatiev avait même souri : lui, un des Fils de Fjalar, lui, Tangatiev, Guerrier choisi par l’Homme du Nord pour sa force et son génie guerrier. Comment cette magie pouvait l’atteindre aussi facilement ? Le Maître avait raison de s’intéresser à ces Armures, elles renfermaient un pouvoir incommensurable. Et puis il s'était vu d'en haut. Son âme avait quitté son corps torturé, et il s'était vu mourir comme si cela arrivait à quelqu'un d'autre. Puis il avait vu le Grec rire et contempler avec satisfaction les griffes de son Armure. Insolent ! Il découvrait à peine son pouvoir ! C’est alors que le Maître souffla un mot de sa terre natale, au fin fond des entrailles de la Terre. Tangatiev avait assez étudié les mystères de la vie et de la mort pour savoir qu'il se passait quelque chose d'anormal. Son esprit flottait toujours au-dessus de son propre corps. Privé de corps, sans repères physiques, le Nain tentait de réfléchir. La seule explication était que son Maître était intervenu. Soudain, l’âme se tortura et plongea à toute vitesse dans son corps d’origine. La réalisation était terrifiante, et s'il avait encore eu une voix il aurait hurlé. Le temps passa, indéfinissable.

« Eh, le Nain ! Te voilà de retour parmi nous ! Très bonne idée, je n’ai même pas eu le temps de parler avec toi. Tu vas pouvoir me dire ce que tu voulais à mon armure mon petit.
- Idiot, répliqua le Nain en se relevant péniblement. Tu aurais dû en finir avec moi quand tu le pouvais. Un Nain sait que seule la tête fraîchement coupée permet de s’assurer de la mort.
- Donc toi, tu n’as rien compris. Qui sers-tu ?
- Son nom ne te dirait rien. Mais comme tu vas mourir, sache que l’Homme du Nord convoite ton armure. Mon Maître est très intéressé par elle. Tu vas me permettre de me couvrir de gloire jeune Grec sans cervelle !
- L’Homme du Nord, connais pas.
- C’est ainsi que l’appellent les habitants de cette île, dans leur ignorance.
- Ah oui, le fameux Maître de la Ruse, le Maître de la Duperie ! Effectivement, ton Maître est une célébrité dans le village, il fiche la trousse aux petits enfants les soirs de veillées. Bon, je sais ce que je voulais savoir. Adieu ».
Tangatiev n’eut pas le temps d’achever son expiration. Les griffes de l’Hydre Femelle se fichèrent dans son cou et injectèrent chacune une dose mortelle de poison. Nekkar recula et croisa les bras, regardant son adversaire porter ses mains tremblantes à son cou.
« Non! Je ne peux y croire. Tous nos efforts mis à néant, je dois avertir les autres ... mais comment ... je suis revenu d’entre les morts et … »
La silhouette de Tangatiev restait immobile et inerte, pétrifiée dans le temps. L'écho de sa question lui revint de partout à la fois. Il avait seulement pensé, mais c'était comme s'il avait crié dans un défilé de montagne. Le néant obscur et glacé où il flottait fit place à une lueur rouge : son sang, il voyait son sang en ébullition qui se déversait peu à peu. Il baignait à présent dans un océan écarlate et glacé.
Il baissa son regard sur son corps. Ou plutôt il voulut le faire, et se retrouva en train de contempler son propre reflet depuis un point situé à une distance qu'il estima à plusieurs mètres à la verticale. Son âme avait de nouveau quitté son corps et flottait comme un halo autour de son visage terrifié aux yeux écarquillés.
En voyant cette image, Tangatiev comprit soudain où il se trouvait, et ce qu'il voyait avec les yeux de l'esprit.
« Je rejoins Niflheim. Je suis mort, mon Maître ne pourra venir me chercher une nouvelle fois ».
Le souvenir lui revint comme un boomerang, accompagné d'un cortège d'émotions violentes. La souffrance, le visage excité du Grec, la douleur dans sa tête, le sang, son visage terrorisé ... La panique le gagna.
Une voix glaciale se fit entendre, caressant son esprit avec la légèreté d'une plume, effaçant étrangement sa terreur.
« Tu n'es pas vraiment mort, Tangatiev. Je t'ai sauvé car tu as encore une utilité. Tu recroiseras le chemin de ton assassin. Ce jour-là, tu pourras faire résonner ta vengeance à travers les hurlements de mon blizzard infernal ».
Tangatiev tourna sa pensée vers cette voix, et vit alors la créature à laquelle elle appartenait. Elle était fine et gracieuse comme la plus belle des femmes, un corps délicat à la peau grise. Ses cheveux d'argent ondulaient au rythme d’un vent irréel. Chose curieuse, il ne pouvait discerner les traits de son visage.
« Dors à présent, Fils de Fjalar. Mon père te garde dans sa mémoire, et je veille sur toi ».
Pour la première fois depuis bien longtemps, Tangatiev réalisa qu'il était vraiment seul avec ses pensées. Personne pour hanter son esprit. Ce maudit Grec ne perdait rien pour attendre. Qu’il profite de sa gloire éphémère. Enfin apaisé, il laissa son esprit rejoindre cette terre hors du temps, balayée par le souffle glacial de la mort.

Nekkar brandit son glaive et décapita le nain. Il tourna ses talons et sortit dans la lumière déclinante du jour.

 

 
 


(1) Surnom romain de la Gaule. Nekkar est originaire du centre de la France actuelle.

(2) Dans les faits les armures de l’Hydre femelle et de l’Hydre Mâle représentent le même animal monstrueux mais font référence à deux mythes différents.

(3) Islande.