Chapitre IX – La pierre de pureté

 

« Oui Frank, c’est ça ! Continue !
- Faites attention à vous, Maître, la prochaine fois je risque de vous toucher !
- Ne t’en fais pas pour moi, je suis vieux mais encore capable de parer tes coups, surtout si tu les retiens. »

Il se faisait tard et le soleil avait disparu derrière les collines accidentées d’Eleusis. Kamènes du Serpentaire, Guerrier d’Argent en charge de la formation de Frank, mit enfin un terme à cette longue séance de combat à main nue. Il ne semblait pas fatigué, pas plus que Frank d’ailleurs, mais la journée touchait à sa fin ; la nuit, qui étendait peu à peu ses bras, rendait cet entraînement moins efficace. Kamènes commanda à son éphèbe de le suivre dans son cabanon. Les deux hommes partagèrent le même repas frugal, à base de pain, de viande séchée et de quelques olives que le Maître aimait par-dessus tout. Les deux compagnons échangèrent de longues minutes sur les entraînements de la journée, Frank écoutant attentivement chaque conseil de son Maître. Finalement, après quelques verres de vin, l’éphèbe se lança :
« Maître, quel âge avez-vous ?
- Pourquoi cette question ? s’étonna Kamènes.
- Ne le prenez pas mal, mais vous faites plus âgé que Yolos et Krateros. Pourtant, vous n’êtes jamais fatigué ! Je suis plutôt dur au mal, je résiste bien à la fatigue … est-ce là le pouvoir du Kosmos ?
- C’est vrai, tu es bien plus résistant que de nombreux Guerriers Sacrés que je connais. Mon Kosmos est effectivement pour beaucoup dans ma forme, j’ai eu le temps d’apprendre à le maîtriser. Tu suis mon enseignement depuis plus d’une année maintenant, tu es quelqu’un de bien. Je vais t’en apprendre un peu plus sur moi, ça pourra te servir. Oh, fit-il en levant la main par-dessus tête, je ne suis pas un modèle ! Mais je suis une mémoire et, étant mortel, je me dois de transmettre mon savoir.
- Je ne suis pas un érudit vous savez.
- Mais moi non plus, Frank, sourit Kamènes. Allons, tu voulais savoir mon âge, mais tu aimerais aussi certainement savoir comment je suis moi-même devenu Guerrier Sacré. Installe-toi bien, tu n’es pas couché ;  heureusement, j’ai fait le plein de vin hier ! »
Le Maître d’Argent éclata de rire. Il prit une cruche de vin dans sa réserve, servit Frank puis s’assit, les bras posés sur la petite table de frêne. Il prit une gorgée du breuvage et se lança.
« Tu désirais connaître mon âge … j’ai vécu 243 printemps au Sanctuaire. Oh, ne me regarde pas ainsi, Yolos et les autres sont comme moi. Tu comprendras mieux une fois que tu connaîtras mon histoire. Lorsque je suis arrivé au Sanctuaire, je venais de Thessalie, vaste plaine au-delà du Sanctuaire de Delphes que tu connais. Un homme cherchait des guerriers pour le Sanctuaire. J’étais jeune, j’avais alors 15 printemps, je voulais vivre des aventures trépidantes, ne pas finir simple fermier comme mon père, alors je suis parti. A l’époque, le Sanctuaire était en pleine construction : les murailles n’entouraient même pas l’acropole et les temples, c’était une époque de paix et de prospérité. Je ne savais pas grand-chose des dieux, mais je les vénérais, comme tout le monde. Le premier jour, je fus mêlé à une bonne centaine de jeunes de mon âge. Il y avait là Humly, Yolos, Astalos, Dories, Calliclès et son inséparable compagnon Glokos, Hasdrubal, Philomène, Pyrrhos, Brasidas, Kleinias et tant d’autres morts aujourd’hui … L’homme qui nous accueillit était très mystérieux. Il portait alors un masque et passait pour être un représentant direct d’Athéna. Nous étions très impressionnés ! Le premier soir, il nous a séparés en trois groupes. Les jeunes de mon groupe devaient subir un entraînement spécifique pour devenir des Guerriers Sacrés. Les deux autres étaient composés de futurs simples soldats ou de jeunes devant servir au Sanctuaire à d’autres tâches. Nous ne savions pas pourquoi nous avions été choisis mais nous avons vite compris que c’était un honneur qui nous était accordé. L’entraînement fut terrible. Après une semaine, quatre d’entre nous avaient abandonné sur blessure, deux étaient morts. C’est pour remplacer ces pertes que notre mystérieux Maître fit venir de nouveaux élèves, parmi lesquels Krateros et Ludoxandros, que tu connais aussi.
- Ludoxandros, murmura Frank les yeux perdus dans le vide.
- Tu le connais donc, sourit Kamènes en resservant son élève. Drôle de personnage. A l’époque il n’était pas aussi froid et refermé que maintenant. C’est « après » qu’il a changé.
- Après quoi Maître ?
Avant de répondre, Kamènes coula un regard sombre à son élève.
- Il te le dira peut-être un jour. Ce n’est pas à moi de le faire. Nous avons tous beaucoup souffert pour devenir des Guerriers Sacrés. Lui n’a pas souffert, il a été brisé, moralement, et s’est enfermé dans une prison de glace. Mais ce n’est pas le sujet. Une année passa, puis une autre, puis une autre. Nous découvrions alors petit à petit les secrets du Kosmos, comme toi à présent. Finalement, au bout de 6 ans, nous fûmes conduits devant nos épreuves respectives : Athéna avait disséminé nos armures de par le monde, nous sommes donc partis à leur recherche. Je revins après trois ans de périple avec l’Armure d’Argent du Serpentaire. J’étais le troisième après Krateros de la Coupe et le premier, qui fut Astalos du Corbeau.
- Le pauvre Astalos qui est mort en Occident ?
- Lui-même, mon ami. Celui qui l’a tué devait être particulièrement puissant, Astalos était un grand Guerrier Sacré.
Kamènes laissa glisser une larme sur sa joue et se resservit un verre qu’il but d’une traite.
- Justice lui sera rendue, Maître, plaida Frank.
Kamènes le fixa durement.
- La vengeance ne fait pas partie de nos missions Frank. Nous servons une forme de justice et seule Athéna peut juger de l’opportunité de poursuivre l’assassin d’Astalos.
- Oui, Maître, je …
- Ce n’est rien
La vieux guerrier coupa une part de fromage de chèvre et la tendit à Frank. Il se tailla une part pour lui et huma le fromage.
- Il est frais. Goûte-le, tu verras qu’il se marie parfaitement avec ce vin. Je disais donc que nous avions gagné nos Armures Sacrées. Nous fûmes réunis dans un temple aujourd’hui disparu qui se trouvait à l’emplacement de l’actuel Temple de Niké. 19 Guerriers d’Argent, 24 de Bronze. Nous étions les premiers ! Athéna avait reçu pour mission, quelques années plus tôt, de par son père Zeus, de garder la Grèce et l’humanité. D’autres dieux de l’Olympe disposaient de Sanctuaires : Arès dans le nord de la Grèce, ou encore Apollon par exemple, à Delphes. Les Guerriers de Bronze reçurent pour mission première de faire régner la paix en Grèce, en pourchassant les brigands ou ceux qui menaçaient la quiétude des habitants. Nous autres, Guerriers d’Argent, devions organiser le Sanctuaire : il s’agissait de recruter des hommes et des femmes pour le faire fonctionner, organiser sa défense, monter des temples etc. etc. Notre Maître à tous, …
- L’homme au masque ? coupa Frank.
- C’est cela oui, « l’homme au masque ». Sache qu’il se nomme simplement Grand Prêtre. Nul ne sait son véritable nom, nul ne connaît son visage. Il « est », c’est tout ce que nous savons. Peut-être le rencontreras-tu un jour … En attendant, laisse-moi achever mon récit, reprends donc un peu de vin.
Frank s’exécuta et, l’alcool lui montant peu à peu à la tête, il s’appuya lourdement sur la table. Kamènes but un autre verre et poursuivit son récit, visiblement plus habitué que son élève à résister aux assauts du vin.
- La première année s’écoula paisiblement. Nous avions beaucoup de travail, mais nous étions heureux. Les cinq années qui suivirent furent toutes aussi tranquilles. Le Sanctuaire fut bientôt achevé, la paix régnait. La seule chose que nous ne comprenions pas, et c’est Krateros qui le remarqua en premier, c’est que nous ne changions pas. Je veux dire que nous ne semblions plus vieillir. Regarde-moi, je suis dix fois plus vieux que toi et, pourtant, je suis en pleine forme. Nous n’avons jamais vraiment su pourquoi. Krateros pense qu’Athéna nous a accordé une vie plus longue pour que nous puissions mener à bien notre mission : créer et organiser un ordre de Guerriers Sacrés, préparer des rites, préparer ceux qui nous remplaceront. De nombreuses Armures restent à découvrir tu sais, vous en êtes la preuve ! Vous appartenez comme nous à cette première génération de Guerriers Sacrés et …
Kamènes marqua une pause.
- Non, en fait vous n’êtes pas pareils que nous toi et tes amis. Vous avez quelque chose de « spécial » comme Yolos le dit. Vous êtes venus au Sanctuaire sur injonction de Cybèle, votre rôle doit être différent du nôtre et d’ailleurs les terribles événements qui se sont abattus sur le monde depuis votre arrivée en sont la preuve.
- Maître, voulez-vous dire que nous n‘allons pas vieillir, que nous sommes immortels ?
- Regarde Astalos, il est mort. Je pense qu’Athéna prolonge notre vie, tout au plus. Et puis tous mes premiers compagnons n’ont pas tous survécu comme moi ou Yolos …
Le visage détendu de Kamènes perdit de son éclat et une étrange mélancolie passa dans son regard. Conscient d’approcher de faits longtemps enfouis dans sa mémoire, il respira longtemps avant de reprendre d’une voix plus profonde.
- A la fin de la cinquième année, deux de nos frères d’armes furent retrouvés mort : Ronation du Mont Ménale et Témistlès de la Chevelure de Bérénice, tous deux Guerriers de Bronze. De braves types, serviables, courageux. Si l’Armure de la Chevelure de Bérénice s’était reconstituée sous forme de petit pendentif à côté de son porteur, comme à l’accoutumée, l’Armure du mont Ménale avait été pulvérisée. Elle était morte, définitivement. Oui Frank, nos Armures sont mortelles. Je sais qu’Humly travaille en ce moment sur des boîtes pour qu’elles se régénèrent, mais je reste sceptique. Si nos Armures souffrent trop lors d’un combat, elles peuvent disparaître à jamais. Nous n’avons pas tardé à connaître le coupable : Tiralon ! C’était un ancien serviteur d’Athéna, il était arrivé en même temps que nous. Il n’avait pas réussi à suivre l’entraînement de Yolos à cause d’une blessure et d’une propension trop grande à contester l’autorité du Grand Prêtre. Chassé du Sanctuaire, il avait erré à travers le monde avant de trouver un but à sa vie : il était devenu Tiralon, Guerrier Noir du Centaure. Par un mystère qui reste encore total, une entité avait réussi à réunir certaines des Armures Noires que des traîtres à Athéna avaient forgées en plus grand secret ; copies assez proches des Armures Sacrées, elles passaient pour être de moins bonne qualité mais pour renfermer des pouvoirs assez inimaginables. Notre pouvoir repose sur le Kosmos, pour porter nos Armures, nous devons le réveiller : ces Armures Noires referment en elles un Kosmos si pur que même un guerrier ne maîtrisant pas cette connaissance peut les porter et se servir de cette force. Tiralon avait signé son meurtre mais aucune divinité hostile ne s’était alors manifestée. Nous avons cependant vite soupçonné que ces Guerriers Noirs ne pouvaient agir seuls : Arès, par sa haine d’Athéna et son goût des batailles, Eris, par sa haine des Olympiens depuis son éviction de la famille divine, furent désignés comme probables coupables par le Grand Prêtre. C’est ainsi que se déclencha la première guerre du Sanctuaire. De nombreux Guerriers périrent des deux côtés : Tiralon fut battu en duel par Keraunos de Céphée qui mourut de ses blessures après un combat acharné. Sur les 24 Guerriers de Bronze, seuls 5 survécurent : Ariarathe d'Andromède, Aratos du Cygne, Kleinias de l'Espadon, Dimuon de la Chouette Sacrée et Leineides du Rameau. Parmi les Guerriers d’Argent deux périrent : Léandras d’Argo et Gauganès de l’Aigle. Ne te trompe pas Frank : aucun de nous n’en réchappa sans blessures, moi le premier, les combats furent terribles. Lorsque je vainquis le Guerrier Noir de Pégase, j’étais dans un état terrible, plus proche de la mort que de la vie ! Il fallut toute la science de Krateros et sept longs mois de convalescence pour que je puisse à nouveau servir le Sanctuaire. Oui, ce fut terrible …»
Kamènes inspira profondément pour se calmer. Cette réaction donna à Frank la mesure de ce que avait dû être cette terrible bataille et l’épreuve que ce fut de perdre ses amis. Il songea à ses propres compagnons et espéra de toute son âme ne jamais devoir connaître ces moments de tristesse. Kamènes se leva brusquement.
« Voilà, tu sais tout à présent sur mon âge. La suite fut plus paisible, je te rassure. Mais assez disserté sur ce sombre passé. Va te coucher, tu auras besoin de forces demain, nous reprenons l’entraînement.
- Oui, Maître », lâcha Frank en souriant.
Il se leva péniblement et rejoignit sa chambre, dans le petit cabanon voisin. Cette nuit-là, le vin l’aida à oublier les morts qui hantaient toujours le sommeil de son Maître.

***

Eleusis, un an plus tard
Frank revenait des cavernes de Potniae (1), où il avait participé à des rites curieux. Sur la route de la célèbre Thèbes, après avoir franchi l’Asopios, on entrait dans un bois de chênes verts où se trouvaient les cavernes. Frank avait accompagné des jeunes prêtresses dédiées à la déesse, les Puiseuses, qui devaient descendre dans ces cavernes pour y chercher des objets sacrés déposés plusieurs mois auparavant. Ces derniers devaient par la suite être brûlés et mêlés aux semences. Frank avait participé au culte en sacrifiant à Démèter Thesmophoros (2)  des grains d’orge, figues sèches, vin, huile et aussi des petits éclats de marbre provenant de la carrière où il travaillait pour le compte du Sanctuaire d’Eleusis. Alors qu’il allait bon train vers ce dernier accompagné de son âne déchargé de ses offrandes rituelles, il entendit quelqu'un l'interpeller depuis le bord de la route. Il s'arrêta et vit un individu de très haute taille tout de noir vêtu s'avancer et lui demander sa destination.
« Ah, vous rejoignez le Sanctuaire d’Eleusis, moi aussi ! Si vous le désirez nous pouvons y aller ensemble !
- Avec joie », répondit l’inconnu.
L’inconnu venait d’Egypte. Il désirait quitter sa terre natale pour échapper au nouveau pouvoir instauré par Seth et Anubis, divinités qui avaient chassé l’ancien souverain Pharao, ami de Mâa. Considérant la fatigue de ce pauvre homme, Frank n’hésita pas à lui proposer de monter sur le dos de l’âne bien que sa carrure présageait d'un poids qui sans doute les ralentirait tout deux plus qu'autre chose. L'autre accepta mais lorsqu'il s'approcha de l’âne, l’animal fit comprendre sa désapprobation en refusant obstinément d’avancer. Finalement, les deux hommes poursuivirent à pied jusqu’au Sanctuaire.

Une heure plus tard, l'odeur de la fumée rituelle accueillit les deux hommes. L’Egyptien prit congé et, suivant les indications de Frank, alla vers le marché principal pour y trouver de quoi se restaurer et un travail. Craignant d'arriver trop tard, après la cérémonie du soir, Frank se mit à courir avec son âne, pour une fois coopératif. Toujours suivi de l’animal, il se dirigea vers le plus grand temple, espérant y trouver une prêtresse, ou du moins Kamènes qui lui avait donné rendez-vous au plus tard au coucher du soleil. Les portes de bronze étaient ouvertes, laissant passer un flux continu de personnes dans les deux sens ; il entra, laissant son âne aux bons soins d’une des vierges de Démèter.

L'endroit était dédié au mariage et de nombreux jeunes couples venaient apporter des grenades (3) pour que la déesse veuille bien porter un regard bienveillant sur leur union.
Frank rejoignit une annexe du temple interdite aux non initiés et s’assit en tailleur. Il contempla une fois de plus la fresque narrant l’histoire de Démèter, y puisant une source de sérénité.
L’éphèbe restait sans bouger, le regard de ses yeux marrons fixé droit devant lui. Inspirant profondément, Frank puisa dans son Kosmos la pureté qu’il recherchait ; une nouvelle fois, il tenta de percer les Mystères de ce lieu. Fermant les yeux, il ne vit plus d'abord plus qu’un noir maculé de points lumineux à la place de ses propres paupières. Puis, graduellement, ce fut comme s'il avait rouvert les yeux, sauf que la scène qu'il découvrait s'était en fait déroulée la veille. Il revoyait la carrière de marbre où il travaillait. Il caressait une nouvelle fois la pierre froide et lisse, tentant d’en comprendre la structure, tentant de comprendre ce qui l’attirait tant dans cette roche depuis son initiation aux Mystères d’Eleusis. On frappa à la porte. A l'invitation de l’éphèbe le visiteur entra. Frank conserva sa position et n’eut pas besoin d’étrécir les yeux pour reconnaître son Maître. Kamènes était venu le chercher pour une nouvelle séance d’entraînement. Le Maître n’était pas très satisfait de la technique de défense de son élève : ce dernier ne parvenait toujours pas à maîtriser son arcane et le Guerrier du Serpentaire finissait toujours par le toucher. Kamènes ; l'homme était devenu un ami pour Frank. Les deux serviteurs d’Athéna partageaient le même amour de la nature et depuis que le Guerrier Sacré avait raconté son passé, il voyait Frank comme le porteur d’un nouvel espoir, comme l’aboutissement de sa vie : il allait peut-être enfin pouvoir vieillir, ici, à Eleusis, paisiblement. Il avait bien servi Athéna mais il était à présent fatigué. Il voulait se retirer dans ce lieu sacré, paisible, enchanteur. Il pourrait servir auprès des prêtresses de Démèter, aider les pèlerins ou travailler dans les champs. Kamènes fuyait. Il fuyait le tumulte des combats, la mort qu’il avait donnée si souvent. Le Guerrier du Serpentaire était las. Il lui restait cependant une dernière mission avant de pouvoir espérer être libéré : former Frank pour qu’il puisse porter un jour l’Armure du Lézard qui se cachait quelque part dans les grottes voisines.
« Comment te sens-tu Frank ?
- Apaisé, Maître. J’ai suivi les préceptes de la Prêtresse Megara et je suis allé à Potniae pour me purifier. Ce fut une expérience particulière mais très enrichissante.
- C’est bien. La pureté te mènera à l’épreuve finale. Tu devras être totalement pur dans ton corps et dans ton âme pour espérer réveiller ton Armure.
- Vous ne m’avez jamais dit pourquoi l’Armure du Lézard que je convoite se trouve ici, au cœur des terres de Démèter. Je comprends qu’il faille être pur pour servir une déesse comme Athéna mais je ne comprends pas le lien entre ma déesse et Démèter.
Kamènes s’assit à côté de son élève. Du doigt, il désigna la fresque.
- Tu vois, cette fresque raconte l’histoire de Démèter. Megara ne t’a pas demandé de venir te ressourcer ici par hasard, elle voulait que tu voies cette histoire pour que tu comprennes. Elle a oublié que tu n’étais pas un érudit ! dit-il en riant franchement.
Frank ne cacha pas sa gêne mais son Maître le rassura :
- Ne t’inquiète pas, ce n’est pas grave. Je vais t’expliquer l’histoire et ce lien que tu cherches. Dans un lointain passé, alors que les dieux découvraient cette terre, Démèter vint ici, en Attique. A cette époque, Démèter parcourait, errante, la terre entière à la recherche de sa fille. Elle se rendit alors chez le roi Céléos, ancien souverain d’Eleusis. Sur la demande de sa femme Métanire, Démèter resta quelques temps pour s’occuper du jeune Démophon, le fils du roi, qui venait de naître. Un soir, comme elle avait soif et faim, elle se reput goulûment de Cycéon devant le fils aîné du roi, Ascalabos (4). Ce dernier se moqua de la déesse qui se disait pure et qui finalement se laissait aller aux plus bas instincts humains. La déesse, courroucée, le transforma alors en lézard au corps moucheté. Personne ne pouvait remettre en question la pureté de la déesse. Lorsqu’Athéna organisa les constellations, elle voulut rappeler aux Hommes que nul ne peut offusquer une divinité sans en payer le prix : voici pourquoi l’Armure que tu convoites est si particulière, Frank : tu ne pourras gagner et porter l’Armure du Lézard avant d’atteindre une pureté  sans faille. Tu deviendras alors le gardien de cet idéal au Sanctuaire, une lourde tâche s’il en est. Mais tel est le destin qui a été choisi pour toi et tu réussiras Frank, j’en suis certain. »

***

Le Kosmos argenté de Frank tourbillonnait littéralement autour de lui, emportant dans une danse captivante des centaines d’éclats de marbre qui jonchaient quelques minutes plus tôt le sol.
« Tu es certain que je peux déclencher toute ma force Kamènes ?
- Laisse-toi allez bon sang ! Je ne t’épargnerai pas, si tu dois mourir c’est que tu n’étais pas digne de revêtir l’Armure. Frappe, de toutes tes forces. Je doute de toute façon que tes ridicules cailloux puissent me faire grand mal … »
 Frank se mura dans un silence total tandis qu’une vague de détermination emportait ses dernières hésitations. Son Maître voulait appréhender ses progrès, il n’allait pas être déçu. L’éphèbe déclencha une première offensive à une vitesse qu’il n’avait encore jamais atteinte : ses coups de poings fendaient l’air et emportaient avec eux des volutes de poussière mais, à sa grande stupeur, Kamènes parvenait à tout esquiver ; mieux, le Guerrier du Serpentaire passait à présent à l’assaut, multipliant les revers de main sur le visage de son élève. « Idiot, maugréa-t-il, je pourrai te décoller la tête quand je veux, BATS-TOI OU JE TE TUE ! » Frank ne parvint à esquiver un nouveau coup qui l’envoya s’écraser contre une souche, la bouche en sang. Kamènes se rua sur lui et lui asséna un violent uppercut en plein visage avant de bondir en arrière et de préparer un nouvel assaut, irrésistible cette fois.
« Je vais t’attaquer de toutes mes forces. Tu n’auras pas le choix : si tu veux vivre, tu devras me faire mordre la poussière ! QUE LES GRIFFES DU TONNERRE T’EMPORTENT !»
Le regard de Frank resta un moment figé sur les bras écarlates de son Maître. Ces derniers, chargés d’arcs électriques effectuèrent une série de mouvements dans l’espace et l’éphèbe vit une forme lui rappelant un serpent se dessiner derrière Kamènes. « Le Serpentaire », souffla-t-il. Les éclairs coruscants se mirent à tournoyer en direction de Frank avant de prendre une course totalement imprévisible : dans un mouvement de recul salvateur, Frank se mit debout et tendit ses bras en avant, mains écartées.
« Bougre d’idiot, tu vas te faire tuer ! Contre-attaque, bouge, esquive !
- C’est inutile », dit simplement Frank.
 A la stupéfaction de Kamènes, son attaque s’écrasa contre un mur invisible, ses éclairs disparaissant autour de Frank. « PROJECTION DE MARBRE SACRE ! » hurla ce dernier. Frank venait de former entre ses mains ouvertes une colonne de pierre blanche, qui s’élevait à deux hauteurs d’homme. Cette dernière disparut soudain pour réapparaître autour de son maître, formant un gigantesque vortex de poussière et de marbre mêlé qui envoya le Guerrier du Serpentaire dans les airs. Son armure de hoplite ne lui fut pas d’une grande aide : cette protection, ridicule face à une telle attaque, explosa sous l’assaut des milliers d’impacts de marbre devenus incandescents. Kamènes termina sa course lamentablement contre une paroi rocheuse, mais heureux. Malgré ses blessures et le sang qui maculait l’ensemble de son corps, le Serpentaire d’Argent se remit debout avant que Frank n’accoure à son secours.
« Maître, dit Frank en haletant, je suis désolé, vous m’avez dit de frapper de toute mes forces alors je …
- Par Athéna, tu as frappé de toutes tes forces ? J’espère pour toi que tu es capable de mieux tout de même, je ne suis même pas mort !
- Mais vous êtes grièvement blessé, laissez-moi vous porter jusqu’à chez vous je …
- Tais-toi, coupa Kamènes. Regarde-moi, je ne portais qu’une modeste armure de simple soldat et tu penses m’avoir durement touché ? Mais mon pauvre Frank, avec mon Armure Sacrée je n’aurais rien ressenti. Ta technique de défense est excellente, je n’ai toujours pas compris comment tu as fait pour parer mon attaque et pourtant, tu peux me croire, je ne me suis pas retenu. Tu es très rapide, plus que moi, c’est une certitude. Je n’ai pas non plus pu esquiver ton attaque. Quelle drôle d’idée d’utiliser le marbre, ton travail à la carrière t’a un peu tapé sur le système. »
Tandis qu’il parlait, Kamènes s’assit et passa sa main gauche sur chacune de ses blessures, refermant minutieusement chaque plaie sous le regard inquiet de son élève.
« Si j’ai bien compris, ta technique consiste à aspirer l’air ambiant sous une forme de tourbillon et à martyriser ton adversaire sous une pluie de petits morceaux de marbre. Lorsque l’air est aspiré, le corps subit une contraction terrible, les métaux de l’armure se fissurent et explosent, ce qui permet ensuite à tes pierres de déchiqueter les chairs. Drôle d’idée, efficace mais étrange.
- J’ai travaillé cette attaque en me focalisant sur ce que je connaissais le mieux : je me souviens de la force d’une tornade qui a failli me tuer avec mes compagnons lorsque nous avons prit la mer depuis Argos vers l’Anatolie (5)  ; cette puissance m’a fasciné et je m’en suis inspiré. J’ai usé de mon Kosmos pour reproduire cette force de la nature. Dans les carrières, j’ai appris à aimer le marbre, si beau, si pur, si lisse. Je ne sais pas par quelle magie, mais je suis capable de soulever ces pierres dans mon attaque et ce même s’il n’y a pas de marbre à proximité.
- Oui, tu créés du marbre, logique.
- Hein ? fit Frank incrédule.
- Bien entendu, tu génères du marbre. Je suis capable de générer des éclairs et du venin de serpent grâce au Kosmos. Ce dernier est à la source de l’univers, il est à la source de tout. En apprenant à le maîtriser, nous sommes capables de créer certaines choses. Grâce à lui, les dieux peuvent tout créer, y compris la vie. Nous sommes moins puissants mais capables de prodiges intéressants. Ce que tu nommes magie n’est que l’expression du Kosmos.
- Kosmos et magie ne forment donc qu’une seule chose ?
- Non. La véritable magie vient de certains mots, de certains rituels, existant depuis la nuit des temps. Seuls les initiés peuvent y avoir accès, les mages et les dieux. Le Kosmos est en chacun de nous et fait appel à d’autres forces, plus grandes encore, même si certains sages, Krateros en fait d’ailleurs partie, pensent que certaines Magies sont capables de générer plus de puissance encore que le Kosmos.
- Un de mes compagnons, Asturias, nous a un jour parlé d’une de ses lectures au Sanctuaire. Il avait trouvé un texte qui parlait d’un mystérieux huitième sens, est-ce lié à cette Magie supérieure au Kosmos ?
Kamènes se releva et sourit à son élève.
- Marchons un peu, dit-il. Ce que je vais te raconter reste encore assez mystérieux pour nombre d’entre-nous. Comme je suis ton Maître et que tu convoites une Armure d’Argent, tu dois être mis au courant de certaines choses. Tous tes compagnons éphèbes d’Argent apprendront de par leurs Maîtres respectifs ce que je vais t’apprendre. Voici ce que je sais, je le tiens de mon Maître, le Grand Prêtre, le premier des Maîtres de notre Ordre. Il existe six sens : odorat, ouïe, toucher, vue et goût. Le sixième sens, qui existe réellement, n’est pas appréhendé par tous : il s’agit de notre capacité à jouir de notre intuition. Face à ce mystère, nous ne sommes pas tous égaux. Le Grand Prêtre nous a expliqué qu’il y avait des stades supérieurs qui sont liés au Kosmos qui ne peuvent être atteints ou maîtrisés par les simples Mortels comme nous : c’est en maîtrisant ces sens mystérieux que les dieux devinrent dieux. Tout d’abord il existe un septième sens, capable d’englober les six premiers. Personne ne sait vraiment ce qu’il apporte. Il existerait ensuite un huitième sens, qui lui serait lié à la parfaite maîtrise de notre conscience, au-delà de notre corps : s’ouvrir à ce sens signifierait dépasser les limites du corps, donc dépasser les limites de la mort. Le stade ultime, le neuvième sens, abolirait les dernières barrières mentales et ouvrirait au stade de divinité, rendant celui qui l’atteint capable de faire plier les lois de l’univers à sa volonté.
- C'est-à-dire que n’importe qui peut devenir un dieu ? Que les dieux eux-même ne seraient que des anciens mortels ?
- Je ne fais que te rapporter ce qu’on m’a enseigné à travers certains textes, Frank. C’est à chacun de nous de prendre ce qu’il veut. Je suis un Guerrier Sacré depuis bien longtemps maintenant, je crois connaître assez bien le Kosmos et, pourtant, je n’ai jamais entrevu le fameux septième sens ; alors non, il est certain que si tout ceci est exact, peu nombreux sont ceux capables de gravir ces marches menant à la divinité. »

 

***

Le parcours initiatique de Frank touchait à son terme. Kamènes avait laissé son éphèbe rejoindre les femmes et les hommes qui venaient en cette période de cultures pour s’initier aux Mystères ; son enseignement était achevé, Frank devait à présent trouver sa voie seul. Originairement, le rite constituait un privilège presque exclusif des habitants de l’Attique ; depuis l’ouverture d’Astragoth et les troubles qui en avaient découlé, Eleusis s’était ouvert à l’ensemble des Grecs et mêmes plus, aux Egyptiens, Anatoliens ou encore Dalmates qui fuyaient les troubles de leurs terres respectives ; d’acte de piété, cette initiation était devenue un acte religieux presque obligatoire. De fait, Démèter s’était montrée très généreuse, allant même jusqu’à permettre aux esclaves et aux courtisanes de s’initier. Argos jouait le rôle de pivot, la cité portuaire de Poséidon regroupant nombre de prostituées sacrées et d’esclaves que leurs maîtres respectifs conduisaient jusqu’à Eleusis. Dans ces temps de chaos, la déesse prenait en pitié tous les Mortels, au-delà des recommandations strictes d’Athéna et du courroux d’un Zeus ou d’un Poséidon. Frank avait dû suivre l’ensemble du rite initiatique avant de pénétrer dans la Grotte de la Révélation et de fait, il attendit une nuit entière avec les quelques hommes et femmes de divers horizons, dans un temple froid et austère. Le matin, lorsque le soleil pénétra à travers les colonnades usées de la Tholos (6), Frank reconnut avec surprise celui qui venait les chercher. Le serviteur d’Athéna reconnu la silhouette nonchalante de son Maître vêtu d’un chiton immaculé brodé de motifs verts représentants des essences de laurier et d’olivier ; le Guerrier Sacré  du Serpentaire n’était pas simplement installé à Eleusis, il faisait partie des gardiens de ce sanctuaire. En quelques mots, Kamènes expliqua qu’il était hiérophante (7) et qu’il allait l’accompagner lors de ce moment solennel. Le hiérophante déclara ouvert le premier jour de la fête et l’initiation débuta. Il fut d’abord demandé aux mystes la pureté des mains et de l'âme par un bain dans une source froide où, disait-on, Démèter elle-même s’était baignée lors de la mise en place de son sanctuaire. Les initiations durèrent plusieurs jours, faites de prières, offrandes, marches, incantations qui troublaient Frank, peu habitué à ce genre de cérémonies. Les initiés furent soumis à diverses obligations alimentaires tout au long des Mystères afin de se rapprocher le plus possible de cette pureté originelle. Ils durent notamment s'abstenir de la chair des animaux, de poisson, des fèves, des grenades et des pommes, alors même qu’on ne leur proposait que ces aliments pour se restaurer. Kamènes put, exceptionnellement (8), plus tard, expliquer le sens de ces obligations : les animaux morts étaient souillés de leur sang. La grenade rappelait trop sa fille prisonnière des Enfers, remontrance analogue faite aux fèves. Les poissons quant à eux étaient conseillés à leurs amants par les courtisanes, car les fruits de Poséidon étaient censés délivrer des forces aphrodisiaques peu compatibles avec la pureté recherchée.

Enfin, le cinquième jour, Frank quitta ses partenaires pour rejoindre, seul, suivant en cela les consignes de Kamènes, les cavernes de Potniae qu’il avait déjà visitées par le passé. Sur ce qui se passa dans la Grotte de la Révélation, Frank ne devait souffler mot. Il respecta le serment de silence des initiés des Mystères. Les deux prêtresses qui l’accompagnèrent le déshabillèrent et le conduisirent devant l’entrée sombre de la cavité. L’éphèbe pénétra d’un pas retenu, ses poils se hérissant autant sous l’effet du froid que de la peur générée par l’atmosphère oppressante du lieu.
Frank sortit des entrailles de l’Attique trois jours plus tard, recouvert de l’Armure Sacrée du Lézard. Avait-il rencontré Ascalabos ? Avait-il dû affronter un terrifiant lézard ? Personne ne le sut, jamais. Bien plus tard, à Mâa qui le questionnait, il souffla simplement « J’ai découvert mon être et l’Armure me recouvrit » …

 

(1) Se référer à la carte pour suivre le trajet. Ce site est connu pour être un des plus anciens dédié à Démèter.
(2) Thesmos : la loi. Démèter est censée avoir livré la loi aux Hommes.

(3) Symbole du mariage. Dans la mythologie, lorsque Démèter retrouva sa fille restée aux Enfers, elle ne put être entièrement libérée puisque ceux qui mangent la nourriture des morts, dont la grenade fait partie,  ne peuvent retourner chez les vivants et que Perséphone avait mangé sept pépins de la grenade offerte par Hadès pour leur mariage.

(4) En grec, Ascalabos - Ascalabos - veut dire « lézard moucheté », « gecko » ou « stellion ».
(5) Voir le Livre I, Prélude.
(6) Temple circulaire.
(7) Du grec ιεροφάντης – hiériphantês - « celui qui explique les choses sacrées ». Dans l’antiquité grecque notamment à Eleusis, ce titre était porté par les plus hauts adeptes qui instruisaient les candidats et étaient les initiateurs des mystères sacrés.
(8) Dévoiler les secrets de ces Mystères était un acte puni de mort dans l’antiquité.