Chapitre XI – Le Chasseur Céleste

 

Le capitaine du modeste gréement regarda Shiro avec circonspection.
« Et tu dis que tu veux te rendre à Chios ? Et tu serais un Hindou du Sanctuaire ?
- C’est exactement ce que j’essaie de vous expliquer, en effet.
- Par Poséidon ébranleur des terres, ils n’ont plus personne au Sanctuaire pour engager des Hindous ! Eh, Vasilios, viens ici !
- Quoi encore ? Je n’ai pas fini de réparer les cordages !
- Viens ici je te dis ! Nous avons un passager potentiel, un Hindou du Sanctuaire qui veut aller à Chios.
- Hein ?!! s’étouffa le marin en lâchant ses cordes. L’homme se leva et rejoignit son compagnon. Il fixa à son tour Shiro en se grattant le menton.
- Tu veux aller sur Chios ? Tu veux aller chez Oenopion ? Déjà qu’il n’aime pas spécialement les étrangers du continent, je doute qu’il t’accueille les bras ouverts ! Ton visage, tes tatouages, tes cheveux, il n’y a rien de grec chez toi, il va faire de toi un esclave, au mieux !
Shiro garda son calme et répondit d’une voix mesurée.
- Ce que je dois faire à Chios me regarde. Acceptez-vous de m’y conduire oui ou non ? Je puis travailler pour vous le temps de la traversée, je peux vous aider à pêcher, que sais-je encore. Nous discutons depuis assez longtemps, j’aimerai une réponse ferme.
- Moi je te prends !
Shiro se retourna en même temps que les deux marins fixaient d’un mauvais œil un nouvel arrivant. Ce dernier, assez âgé mais vif, tendit sa main vers Shiro.
- Il me manque un marin pour mon voyage vers Chios. Je dois ravitailler l’île en huile et en vin. Travaille pour moi le temps de la traversée et nous serons quittes.
- C’est entendu, répondit Shiro en serrant la main du vieux loup de mer.
- Yorgos, tu vas t’attirer des ennuis avec cet étranger, son histoire n’est pas claire.
- Poséidon veillait sur moi que tu n’étais pas encore un songe dans l’esprit de ta mère. Je sais ce que je fais, Vasilios. Retourne donc à ta pêche avec ton frère : j’ai besoin de bras, tu peux te permettre de refuser les siens, pas moi.
Il se tourna vers Shiro :
-Ton nom ?
- Shiro.
- Et bien Shiro, le travail t’attend. Suis-moi. »

Le « Cheval des Mers » quitta le port de Nauplion dans la soirée, profitant d’un vent favorable. Le navire, hors d’âge, était tout juste en état de naviguer, ce qui ne semblait inquiéter que Shiro parmi les membres d’équipage. L’éphèbe se souvenait encore du naufrage qui devait finalement le mener, avec ses amis, en Anatolie, il y avait des années et vit avec appréhension une tempête se former le lendemain. Sur le pont principal, les jambes bien campées pour compenser le tangage et le roulis, les yeux rivés sur les falaises battues par la tempête et visibles à quelque distance de là, Shiro se tenait tant bien que mal aux cordages.
«  Tout va bien, assura Yourkas, un matelot avec qui Shiro avait vite sympathisé. Nous filons bon train vers Agio Galas, au nord de l’île. C’est là que tu débarqueras en même temps que notre cargaison. Ne t’inquiète pas surtout, le capitaine sait ce qu’il fait et cette vieille coque de noix en a vu d’autres.
- Certainement, murmura simplement Shiro.
- Que vas-tu faire à la cour du roi Oenopion ?
- Entamer une nouvelle vie, Yourkas.
- Je te souhaite de réussir cette nouvelle vie. Je prierai Poséidon de veiller sur toi. »
Shiro répondit par un sourire. La tempête semblait se calmer, les falaises disparaissaient peu à peu pour céder place à un rivage moins hostile : l’épilogue de cette traversée était proche.

***

Shiro, après avoir pris congé de ses compagnons de voyage, disparut au milieu de la foule qui se pressait le long de l’embarcadère. Agio Galas était déjà un très ancien port ; c'était là en effet que la mer était la plus praticable, relativement à l’abri des vents et rapidement profonde pour pouvoir accueillir les plus gros navires en provenance de Canaan, bien que ceux-ci fussent assez rares à cette époque. Oenopion, roi de Chios depuis près de quarante années y avait fait installer les constructions nécessaires pour le rendre encore plus praticable. Il pouvait désormais rivaliser avec Nauplion en terme de capacité, même si le trafic généré restait bien moins important compte tenu du relatif isolement de l’île, isolement encouragé par le roi. Le port et la cité étaient ceints d’une muraille de pierres géométriques qui n’avait rien à voir avec les murs cyclopéens du Sanctuaire ou d’Argos. Les portes qui menaient vers l’extérieur comptaient deux statues de bronze en guise de piliers, éléments remarquables et très fameux dans toute l’Hellade. D’un côté Poséidon tenait fièrement son trident tandis que l’autre statue représentait Zeus en personne, tenant son sceptre d’une main. Personnage connu pour sa grande piété, Oenopion avait fait construire divers temples afin de s’attirer les bonnes grâces des autres dieux : un temple  à Artémis, un temple à Démèter et un temple à Athéna. De fait, ce qui attira le plus l’œil de Shiro, alors qu’il déambulait dans les ruelles poussiéreuses de la cité en direction du palais royal, étaient ces multiples statues de héros. Après quelques questions, Shiro apprit qu’il s’agissait simplement du roi en personne, qui aimait se faire représenter tel un héros ayant accompli des exploits extraordinaires. L’éphèbe comprit assez vite au ton de ses interlocuteurs qu’il n’était pas opportun d’en apprendre davantage et encore moins de montrer ses doutes quant à cette pratique : l’irascibilité d’Oenopion était en outre connue jusqu’au Sanctuaire et avant son départ, Krateros l’avait prévenu de ne pas offusquer le roi. Shiro ne se permit donc aucun commentaire et rejoignit le palais de son hôte.

***

« Quelle histoire », songea Shiro en s’asseyant, le regard perdu dans ses pensés, à une table de l’auberge où il séjournait. L’éphèbe avait quitté le roi l’esprit empli de doutes. Il s’attendait à vivre un entraînement difficile, bien pire que celui prodigué par Yolos ; en réalité voilà qu’il était engagé par le roi Oenopion, qui n’avait rien d’un Maître digne d’un Guerrier Sacré, pour débarrasser Chios d’une horde de monstres sauvages. Chasseur ; il devenait un simple chasseur là où il attendait d’en apprendre davantage sur le Kosmos et son destin. L’aubergiste, un homme bien aimable qui lui avait proposé une chambre modeste mais propre, se rapprocha de son invité :
« Tu désires manger quelque chose ?
- Oui, merci Tanfilides.
- Je vais voir ce que je peux trouver en cuisine auprès de ma femme.
- Merci, vous êtes très bons avec moi, même si je ne suis qu’un étranger.
- Nous avons appris que le roi vous a fait venir pour nous sauver des Bêtes, c’est le moins que nous puissions faire !
- Les nouvelles vont vite, je ne suis pourtant pas resté longtemps dans le palais.
- Assez pour que la rumeur te devance mon ami.
- Visiblement oui. Dis-moi, comme tu en parles, que sais-tu sur ces monstres ?
- Ce que tout le monde sait, ni plus, ni moins. Depuis près d’une année quand la maladie du roi a failli le terrasser, des monstres se sont manifestés au cœur de la forêt sur les flancs de la montagne. Depuis, ils dévorent ceux qui s’égarent trop loin de la cité. Lorsque le roi a guéri, il a pris les mesures qui s’imposaient, faisant doubler les gardes, fermant les portes de la cité la nuit. Personne ne s’éloigne seul à présent, le port et la mer sont nos seules échappatoires.
- Que vient faire le Sanctuaire dans cette histoire ?
- Mais Oenopion, notre sage roi, t’a fait venir pour nous délivrer de ce mal ! Ce sont ses devins qui ont interprété les signes dans le temple d’Athéna, mais tu devrais le savoir non ? s’inquiéta Tanfilides devant l’incrédulité de l’Hindou.
- Bien entendu, bien entendu, rassura ce dernier. Et que peux-tu me dire sur Mérope ?
- C’est la seule fille du roi. La malheureuse, la disparition de son amour, Candaon, lui a fait perdre une partie de sa raison selon quelques amis travaillant au palais. Pauvre fille. Bon, je vais voir ce que je peux trouver pour toi. Tu viendras bien avec nous ce soir au port, il y a une fête en ton honneur. De toute façon, tu ne pourras pas sortir de la cité avant le lever du soleil. »
Shiro répondit d’un sourire. Lorsqu’il retrouva son lit, tard dans la nuit, il ne trouva pas le sommeil malgré la fatigue. Il ne comprenait toujours pas ce qu’il faisait sur cette île. Le roi avait éludé sa question à propos de son Armure, préférant insister sur l’importance de sa mission à l’encontre des monstres. Quant à cette Mérope, jeune femme désespérée … Pourquoi s’était-elle jetée à ses pieds, l’implorant de ne pas tuer les monstres ? Rien ne semblait avoir de sens. Le lendemain serait peut-être porteur de réponses.

***

Combien de jours ? Dix ? Quinze ? Vingt ? Shiro ne savait plus. Lorsqu’il avait quitté Agio Galas, il faisait étrangement froid, une brume maussade recouvrant lourdement l’ensemble de Chios. Tanfilides lui avait indiqué que la fameuse forêt, antre des monstres, se trouvait sur les flancs des montagnes, par-delà la Colline d’oliviers. La Colline d’oliviers, Shiro la cherchait encore. La brume ne s’était levée qu’au bout de trois jours et Shiro avait vite compris qu’il s’était perdu. Le Kosmos qu’il ressentait chaque jour pulser dans son être ne lui était d’aucune utilité, pas plus que les enseignements de Yolos. L’Hindou se leva et rangea le collier d’or et de coquillages dans sa sacoche. Il regarda une dernière fois les os blanchis du cadavre. Qui était-il ? Un de ces pauvres habitants dévorés par les monstres ? Impossible. Il avait été tué à l’arme blanche comme l’indiquait le glaive fiché dans son thorax et le roi avait très clairement parlé de bestiaux dépourvus d’intelligence, cela ne tenait pas. Un suicide pour ne pas être dévoré ? Rien n’avait de sens sur cette île, il ne fallait pas chercher de réponse, de logique. Seule comptait sa mission. Shiro marcha, encore et encore. Il avait fini par découvrir la fameuse montagne, mais cette dernière n’avait rien de naturel – ce qui n’était pas une surprise en soi - ; elle semblait reculer au fur et à mesure que Shiro s’en rapprochait, comme protégée par une puissante magie ou un pouvoir inconnu. Shiro décida de la rejoindre de nuit, lorsque les monstres sortaient selon les dires des habitants de la cité, à la recherche de chair fraîche. Il fini par trouver leur trace dans un bois humide.
Alors Shiro les pista. Alors les monstres le conduisirent dans leur antre. Alors Shiro prit la mesure de son destin.
Lorsqu’il pénétra dans la caverne, des êtres informes l’attendaient en cercle.
« Tu viens de la part d’Oenopion pour nous tuer, n’est-ce pas ?
- Je viens de la part du Sanctuaire pour aider les pauvres gens que vous martyrisez, rétorqua l’éphèbe d’un air assuré. Oenopion s’est trompé, vous êtes bien doués d’une certaine forme d’intelligence, le fait que vous parliez le démontre.
- Oenopion sait plus qu’il ne veut l’admettre en public, cracha le monstre qui semblait diriger la petite troupe.
- Quel est ton nom, si du moins …
- Saïph. Je suis le frère du roi, enfin j’étais. Ce dernier s’est initié aux secrets de Maiegeiam et a découvert des pouvoirs qu’il ne maîtrisait pas. Il a sombré dans une folie sombre, dévastatrice, qui l’a poussé à se débarrasser de tous ceux qui se mettaient sur son chemin. C’est lui qui nous a transformés en ce que nous sommes.
- Et pour les habitants dévorés ?
- Oenopion a besoin de sacrifices humains pour convoquer les forces qu’il convoite, il ne faut pas chercher plus loin.
- Tes explications sont un peu simples. Oenopion a contacté le Sanctuaire, si ce que tu affirmes était vrai, je ne crois pas qu’Athéna puisse se laisser abuser si aisément, Saïph.
- Mais rien ne dit que cela ne fasse pas partie de ta quête, Ephèbe d’Argent. Ne sois pas surpris si je suis instruit de ces choses, ma famille garde ce secret depuis des temps immémoriaux pour Athéna. C’est bien ici que se trouve l’Armure d’Orion. Oenopion la recherche depuis longtemps, depuis que la « voix » lui parle par-delà sa montagne souterraine des terres occidentales.
- Qu’est-ce que tu racontes ? Tu ne parles tout de même pas de l’Indicible ! »

Shiro était seul au-dehors de la caverne, assis à côté d’un feu qui se consumait peu à peu. Le ciel fut soudain ébranlé par le grondement d’un orage en préparation. Avait-il bien fait ? « Cette nuit, j’aurais enfin la réponse à ma question », se dit-il. Il ferma les yeux. Il revoyait ses deux compagnons, Mâa et Asturias. Ils avaient pris le temps de discuter un peu avant leur départ. Mâa avait la certitude qu’Athéna servait ce qui était juste. Comme représentant de Râ il ne pouvait penser le contraire. Son dieu ne pouvait l’avoir mené dans les bras d’une divinité mauvaise. Asturias, lui, insistait sur la notion de justice et d’amour. Justice d’une déesse, amour des Hommes. Ces deux compagnons l’amusaient : ils étaient si sûrs de leur fait, si idéalistes, il était tentant de les croire. Shiro, pourtant, doutait. Et si Athéna laissait finalement chacun entrevoir ce qu’il voulait ? Et si, au final, pour disposer de plus de Guerriers Sacrés dévoués, elle se contentait de faire entendre ce que chacun espérait ? Et lui, que voulait-il vraiment ? La Justice ? L’Amour ? Lutter contre le Mal ? Mais qu’était-ce que le Mal sinon une autre vision des choses … Bien entendu, la violence qui s’était emparée du monde représentait une certaine forme de Mal absolu, tel l’Indicible. Mais après tout, ce n’était peut-être qu’une autre forme d’organisation des choses. En temps de paix les pauvres gens mouraient parfois de maladie, des enfants se noyaient. Quelle différence au final avec cet état de guerre destructeur ?
La pluie. Shiro s’allongea et regarda la pluie s’attaquer au feu. Le combat était inégal, la fin inéluctable, mais les braises luttaient, cherchant à se protéger pour vivre encore un peu. La pluie tomba un peu plus fort, le ciel se brisa en éclairs bleuâtres et s’effondra sur le bois dans un torrent. L’Hindou était trempé jusqu’aux os mais il appréciait. Il avait sa réponse. Il avait le choix entre servir Oenopion, massacrer ces monstres et remporter son Armure. Il pouvait au contraire faire confiance à ces êtres disgracieux, mener la lutte contre le roi, le tuer. L’Armure rejoindrait alors le camp de la justice, de sa justice. Shiro en était convaincu : l’Armure d’Orion l’attendait ; elle attendait qu’il se décide. Il était le chasseur, il avait le choix de la proie. Son courroux devait s’abattre sans faillir, non pour une justice illusoire, mais pour ce qu’il pensait être juste. Le soleil se leva lentement au-dessus de la frondaison des arbres et inonda Chios de sa chaleur bienveillante. Bonne ou mauvaise, la justice de Shiro allait s’abattre. Il pénétra dans la caverne des monstres en serrant les poings.

***
« Alors Shiro, as-tu trouvé les monstres ? demanda le roi, la voix tremblante.
- Oui.
- Sont-ils morts ?
- Oui.
Un large sourire se fit jour sur le visage crispé d’Oenopion. Il se détendit et serra l’Ephèbe contre lui.
- Très bien, dit-il en le tenant par les épaules, je savais que je pouvais compter sur le Sanctuaire. Je vais tenir ma promesse et te conduire à ton Armure Sacrée. Elle se trouve au sous-sol. Tu devras encore longtemps t’entraîner pour maîtriser ses pouvoirs mais elle fera de toi un puissant Guerrier Sacré.
- Je n’en doute pas. Je te suis.
- Par ici, je t’en prie. »

Oenopion ouvrit la marche et descendit d’un pas alerte l’escalier. Il finit par conduire Shiro devant une porte de bronze qu’il ouvrit lentement.
« C’est un temple très ancien dédié à Athéna. J’ai découvert cette Armure voilà des années sans savoir ce que je devais en faire. Athéna m’a finalement dit de veiller sur elle alors je l’ai laissée sur son mannequin, elle est maintenant à toi. »
Shiro plongea son regard dans celui du roi. Le temps sembla s’arrêter. Oenopion comprit que ses espoirs, ses ambitions ridicules venaient de s’évaporer. Qu’avait-il dit pour se trahir ? Shiro ne le laissa pas réfléchir davantage et le jeta contre le mur, le martyrisant de coups :
« Imbécile. Tes victimes ont parlé, je sais tout. Tu es à l’origine de leur souffrance. Pauvre idiot, les Armures Sacrées sont sous forme de pendentifs, pas de mannequins ridicules. Il n’y a pas d’Armure Sacrée derrière cette porte, je ne ressens rien et pourtant mon Kosmos est en alerte. Tu pensais te moquer de moi longtemps ? Tu n’es qu’un rejeton de second plan. Je vais te livrer à ton peuple parce que tu me dégoûtes. Je ne vais pas te tuer, ce serait te rendre un bien trop grand service.
- Shiro, vociféra Oenopion en serrant les dents, tu ne sais pas à qui tu as à faire ! »
Pendant un sombre moment, l’esprit du roi tourbillonna, oscillant entre rage et folie. Puis vint la rage. Puis vint la haine. Oenopion fit apparaître dans son poing gauche une boule de feu qu’il tenta de lancer sur Shiro ; peine perdue, l’éphèbe la dévia d’un simple revers de main vers son agresseur qui brûla en un instant. Il n’était plus qu’une torche humaine, sans âme, mue par la simple rage de son désespoir. La douleur le rongeait, son esprit vacillait sous la douleur. Qui empira, encore et encore. La voix lui souffla de poursuivre. Il poursuivit. Shiro frappa autant de rage que de peur et le corps incandescent déversa ses entrailles carbonisées qui empoissaient le couloir tout en nageant dans un sang noir. Il ressemblait à un être qui, bien que blessé à mort, avançait mécaniquement sans paraître pouvoir être arrêté tant son désir meurtrier de tuer son adversaire était plus fort que tout…. Lorsque la lance traversa son corps, Oenopion, dans un ultime moment d’humanité, se tourna et croisa le regard bouleversé de sa propre fille. Il avait tué son amour, elle bouclait la boucle de ce destin tragique en assouvissant sa vengeance, en larmes devant son acte, le collier trouvé par Shiro autour de son cou, collier qui n’était autre que celui de son Candaon.
« C’est fini, tout est fini », lâcha-t-elle dans un murmure.

***

Sur le quai de la cité, les deux amis se serrèrent l’un contre l’autre en se tapant sur le dos.
« Tu vas me manquer, Tanfilides !
- Toi aussi, prends garde à toi. Personne n’est jamais revenu de l’île de Lemnos, tu devrais rester ici, avec nous. Tu ferais un très bon chef de la garde.
- A présent que Saïph est guéri, vous n’avez plus besoin de moi. Je dois suivre la voie qui m’a été tracée.
Une vieille dame au visage usé par le temps s’approcha des deux hommes :
- Shiro. Je suis Sidé, prêtresse du Sanctuaire. Je suis ici depuis tant d’années, j’attendais que celui qui pourrait enfin tenter de conquérir cette Armure vienne. Tu as choisi ta voie, il t’importe à présent d’affronter ton destin. Tu vas suivre Cédalion, l’enfant qui est là-bas, sur la barque. Il te guidera pour la suite.
Shiro dévisagea le jeune adolescent avec circonspection.
- On dirait que je ne suis pas au bout de mes surprises. Adieu Tanfilides, veille bien sur ta femme, je reviendrai te voir lorsque je serai Guerrier Sacré !
- Mais j’y compte bien ! »
La frêle embarcation rejoignit l’île de Lemnos comme par enchantement. Cédalion n’avait pas dit un mot, signifiant simplement à Shiro de s’asseoir sur son baluchon. Lorsqu’ils ne furent qu’à quelques encablures de la rive, Cédalion sauta à la mer et se retourna vers Shiro en éclatant d’un rire moqueur.
« A présent, si tu désires conquérir l’Armure d’Orion, il faudra m’attraper ! »
Amusé, Shiro laissa le garçon rejoindre la rive et disparaître derrière les rochers. Il ne tenait pas franchement à se mouiller pour rien, d’autant que si cette île était bien déserte comme tout le monde le disait, il ne lui faudrait pas longtemps pour retrouver sa trace.
Des mois. Shiro erra des mois. L’île de Lemnos était bien terne : aucun animal en dehors des oiseaux et des poissons. Une végétation partout à demi-desséchée, un vent presque journalier qui donnait mal au crâne. Les rares pluies étaient des instants de bonheur pour Shiro qui, affaibli, ne trouvait aucune trace de l’enfant. Il le maudit. Il maudit Athéna, il maudit le monde entier. Le salut vint enfin le jour où, épuisé, Shiro décida de ne plus chercher mais de s’entraîner seul. Il apprit à développer son Kosmos, à être à l’écoute de ses sens et de son corps. C’est ainsi qu’un soir, il crut percevoir la présence d’un être vivant au passage d’une petite cavité pierreuse. Il s’enfonça avec prudence et marcha dans la pénombre pendant de longues minutes. Il finit par déboucher sur une pièce éclairée de torches. Shiro n’en crut pas ses yeux : Cédalion se tenait là, adossé à une main de pierre tandis qu’un cyclope s’affairait autour d’une marmite.
« Tiens, tu es déjà arrivé jusqu’ici ? Impressionnant.
- Sale gamin, je te cherche depuis je ne sais combien de temps !
- Tu vas enfin rencontrer ta destinée, pauvre petit Ephèbe, je te plains.
- Que racontes-tu ?
- Il est temps d’apaiser la faim du chasseur », souffla Cédalion tandis que ses yeux devenaient écarlates.
Shiro se retourna ; des profondeurs de la terre s’avançait une terreur rampante, un pouvoir obscur. Son avancée tentaculaire se jouait des obstacles. La masse informe, sombre, contournait les pieds de l’éphèbe et pénétra les chairs de Cédalion sous le regard inquiet de l’Hindou. Le garçon disparut dans un éclat écarlate, laissant place à une myriade de scorpions géants, noirs, qui fondirent sur Shiro. Ce dernier se rua au combat, mû par la peur plus que consciemment. Piqué de toute part, il luttait, bientôt complètement recouvert de sang. « Effrayé, petit humain ? Tu as peur de ces bêtes immondes ? Créatures monstrueuses, mortelles, qui n’auront de cesse de t’attaquer tant qu’elles ne t’auront pas massacré ! Mets-toi à genoux et je t’épargnerais. Je te conduirais même à l’Armure d’Orion ! Mon ami Télémus, le cyclope (1) te donnera l’Armure Sacrée !
- La ferme sale gamin ! Tu n’es qu’une engeance d’Oenopion ou de l’Indicible, je vais en finir avec toi !
- Pauvre petite chose insignifiante, qu’espères-tu faire face à des êtres supérieurs ? Je vais te détruire et garder cette Armure pour moi !
- Je n’ai pas peur de toi, Scorpion, Oenopion ou je ne sais qui ! Tu n’es rien qui puisse me faire obstacle, je suis ici pour devenir Guerrier Sacré et imposer la justice que j’aurais choisie, ALORS DISPARAIS !!!! »

Shiro leva les bras en l’air et son Kosmos se mit à irradier dans l’ensemble de la caverne, les éclairs rougeâtres frappant les pierres, pulvérisant les scorpions les uns après les autres. Le cyclope, jusque-là plus occupé par sa marmite, se retourna et interpela les scorpions :
« Cédalion, ça suffit. Il est prêt.
- Télémus, laisse-moi encore un peu jouer avec lui !
- Cédalion, j’ai dit stop ! Il va finir par pulvériser la grotte !
Le cyclope s’adressa enfin à Shiro qui peu à peu laissait sa colère se disperser.
- Je suis ton Maître. Tu vas rester ici, avec moi et ce chenapan. Je vais te guider vers le titre de Guerrier d’Orion, Shiro. Sois le bienvenu ! »

***

Chios - Trois ans plus tard

Shiro quitta la couche de Mérope qui dormait encore. Il s’avança sur la terrasse de la chambre et admira le paysage.
«  Tu as bien dormi ?
- Merveilleusement, Mérope.
- Tu sembles nerveux. Tu regrettes ?
- Non. Enfin, je ne sais pas si …
La nouvelle reine de Chios posa un doigt sur les lèvres de son amant.
- Il n’y a rien à regretter. Par les temps qui courent nous devons profiter de la vie. Quand reviendras-tu ?
- Je pars cet après-midi pour le Sanctuaire, un bateau de commerce rejoint Argos. Je reviendrai dès que je le pourrai, mais je ne veux pas te faire une promesse que je ne pourrai tenir. Je ne sais même pas si le Sanctuaire accepte ce genre de relation.
- Nous nous poserons cette question le moment venu. En attendant, profitons de ces derniers moments de tranquillité.
- Tu as raison, ces sombres nuages qui courent à l’horizon sont là pour nous rappeler qu’en ces temps troublés, rien n’est certain en dehors de l’instant présent. »

(1) Ami de Polyphème dans l’Illiade.