Dans les épisodes précédents (résumé de l’Acte 1) …

 

C’est ainsi que le destin porta les Elus au bord de l’abîme. Alors qu’ils avaient poussé Allani-Ettitu à rejoindre un autre monde, au-delà de son linceul de cristal, alors qu’ils avaient frappé au cœur de la Horde, ils avaient connu les pires tourments. Asgard, assiégée par des créatures toujours plus nombreuses, était désormais privée de ses dieux protecteurs, Odin et Loki, défaits par la ruse de Poséidon. Le Sanctuaire, tas de ruines fumantes, se relevait à peine du courroux du maître des Tumultes et un nouveau pouvoir se dessinait au seuil du domaine Olympien désormais ouvertement convoité par la perfide Eris. Pour les Elus, le salut portait un nom, à défaut d’une image ; Yôô d’Hââ …

 

 

Chapitre X – La réponse et le songe

***

Nouveau départ

 

Les rumeurs de célébration et de grandes victuailles résonnaient partout dans le cœur du Sanctuaire en ce jour de fête en l’honneur de la déesse. Les mois s’étaient écoulés depuis la destruction partielle de ce lieu autrefois synonyme de sérénité et de protection. Arès et le Maître des Tumultes en avaient décidé autrement et, en ce jour de paix précaire, les danses et chants religieux s’effectuaient au milieu de temples couverts d’échafaudage. Quelques artisans s’affairaient, ici ou là, autour de blocs de marbre encore intacts, mais la vérité ne se dissimulait pas longtemps aux yeux des visiteurs : les traces de bataille n’avaient pas toutes disparu et l’extension du cimetière sur le chemin menant à l’acropole principale était là pour rappeler ces temps de funeste bataille. Cependant, en ce jour de fête, il y avait aussi peu de place pour le relâchement et les plaisirs du quotidien.
Emergeant d’une galerie de colonne l’individu, drapé dans sa cape soigneusement fermée au col, marchait d’un pas résolu et décidé, se rapprochant de la partie Est du Sanctuaire. Parsemée de jardins colorés et de fines colonnes marbrées, la beauté de cette portion réduite du domaine d’Athéna demeurée intacte après la bataille était à couper le souffle. La bénédiction de la déesse s’exerçait dans toute l’enceinte du lieu sacré et avait rendu l’impensable possible. Dans cette région sèche et parfois aride de la chaîne du Parnès, la nature avait appris à se montrer modeste pour mieux survivre. Arbustes épineux et petits arbres noueux constituaient la majorité des plantes de surface les plus visibles. Pourtant, en une petite portion du Sanctuaire, les règles naturelles semblaient avoir laissé place à une anormale luxuriance. D’abondantes fleurs exotiques et de hauts lierres drapaient le chemin dallé d’une multitude de couleur et de senteur. Des arbres majestueux répandaient une ombre rafraîchissante et semblaient veiller sur les lieux tels les gardiens immémoriaux des temps anciens.
L’individu avançait d’un pas toujours aussi décidé, sans pour autant sembler vouloir nuire à la majesté des lieux. Evitant et contournant la luxuriance, il s’avançait visiblement dans une direction bien précise. Assis en tailleur dans une position très précise, un jeune homme semblait méditer entouré d’un parterre de verdure aux couleurs chatoyantes. Ses yeux étaient fermés et sa concentration semblait totale, ainsi que pouvait en attester sa parfaite immobilité. L’absence de respiration visible semblait également indiquer que l’individu ne dormait pas. Afin de ne pas troubler la méditation qu’il connaissait désormais sous le nom de « position du lotus », Asturias décida de s’assoir à distance raisonnable et attendit. Son ami, Mâa, finit par ouvrir les yeux et le fixa de son sage regard, semblant en parfaite harmonie à cet instant. Le Dalmate, conscient qu’il avait son attention prit la parole :
« Pardonne-moi de te déranger dans ta méditation. J’avais escompté que tu serais en ce lieu et il faut croire que la chance m’a été favorable ».
Esquissant un sourire amical, le jeune homme continua.
« Je suis ici car j’aimerais m’entretenir avec toi de la révélation que nous a faite Bombadilos à propos de ce mystérieux Yôô d’Hââ. D’après les informations que nous avons pu recueillir, il semblerait que ce sage soit établi dans ta terre d’origine. Tu sais que Yolos compte nous y conduire. J’aimerais en apprendre davantage sur ta terre, mon ami. Je pense que notre quête sera longue et ardue, d’autant plus que les dieux Anubis et Seth ont posé leurs voiles terrifiants sur cette terre d’antique sagesse.
Sans sourciller, Mâa resta immobile.
- Est-ce que tes blessures vont mieux, Asturias ?
- Je dois dire que ces mois de repos m’ont fait le plus grand bien. Actée, qui en son temps s’était occupée de Ludoxandros, s’est montrée fidèle à sa réputation et j’ai récupéré. Il faudra certainement que je fasse attention, car la lance de Spritgoth a laissé des traces profondes.
- Tu sais de quoi je parle, Asturias. Tes blessures vont-elle mieux ? »
Le regard sombre, le Dalmate baissa la tête et regarda les trois feuilles circulaires qui flottaient dans le petit bassin au bord duquel l’Egyptien poursuivait sa méditation.
« Ce sont tes graines de lotus ?
- L’une d’elle, oui.
- Et bien je suis comme ces feuilles, mon ami. Je me fraye chaque jour un passage vers la lumière, quittant l’obscurité qui m’a poussé vers la mort. J’ai refusé de voir qui j’étais réellement, je me suis bercé d’illusions. Je suis assurément moins fort que je ne le pensais. Je suis né d’Arachné, plus que de ma mère. Voilà ce que je refusais de voir. La Mort me fascine, sans savoir pourquoi. Je pense que les Morts ont le droit au repos, autant que les vivants ont le droit à la paix. Leurs visages me hantent chaque nuit, et j’apprends à vivre en leur compagnie. Mon père m’a enseigné à me battre, lorsque je voulais apprendre à lire. J’ai trouvé dans le Sanctuaire un lieu de connaissance et de savoir, mais Athéna m’a mené sur une voie plus martiale. Je crois que mon destin est lié à la Mort. Lorsque Spritgoth m’a montré ses visages, j’en ai eu le cœur brisé. Non pas par son attaque, redoutable entre toutes, mais par ce que je refusais de voir. D’une manière ou d’une autre, je suis lié au destin de celui qui refusa la Mort, l’Indicible. Tu me demandes si je suis guéri ? Je suis sur le chemin de la guérison car j’accepte à présent ce que je suis. La Mort est une réponse, fait partie de la vie. Je dois l’accepter, l’accompagner, pour vous, mes amis, pour Athéna qui nous montre la voie d’un monde plus juste. Je le dois pour mes parents que, finalement, je ne connaissais pas aussi bien que ça. Oui, Mâa, je vais mieux. Je suis apaisé.
- Alors tu as trouvé la Voie ».
Mâa ouvrit les yeux et desserra ses jambes. D’un geste léger, la paume de sa main vint caresser la plus petite des feuilles de lotus.
« Lorsque nous reviendrons, elles seront multiples. L’année prochaine, une fleur viendra couronner cette beauté.
- Et toi, Mâa. Où en es-tu ?
- J’ai compris le sens de mon enseignement. J’ai passé auprès de mon Maître les plus belles années de ma vie. J’ai appris la méditation, j’ai appris la Voie sans en comprendre le sens. Lorsque le temps fut venu, je suis rentré au Sanctuaire avec mon Armure, sans comprendre ce que j’allais en faire. Je ne veux pas me battre, je n’aime pas cette violence qui nous rabaisse. Mon Maître m’a appris des techniques, mais il m’a surtout enseigné que nous devions trouver notre Voie. Aujourd’hui, je sais ce qu’il voulait dire ».
Mâa se leva et ses cheveux dorés ondulèrent au rythme d’un léger souffle.
« Marchons, Asturias ».
Le Dalmate acquiesça et se porta à la hauteur de son compagnon. Les deux amis marchèrent dans un petit temps en silence, puis, enfin, Mâa prit la parole.
« Lors de la bataille, j’ai été incapable de me battre. Cette violence me repoussait. Je crois que je suis incapable de porter la main sur quelqu’un pour le tuer.
- Nous sommes des Guerriers Sacrés, il faudra bien que tu te battes mon ami ; ne serait-ce que pour sauver ta vie.
- Ce n’est pas assuré », répondit l’Egyptien en posant une main sur l’épaule de son compagnon.
Mâa s’arrêta et fixa le visage du Dalmate. Ses pupilles se dilatèrent à peine, l’azur de ses yeux reflétant le soleil éclatant qui accompagnait les deux frères d’arme. D’une voix douce mais déterminée, Mâa s’ouvrit à son ami.
« Ma voie est de donner un sens à notre ordre. Je réfléchis à la création d’un code, de règles, nous régissant. J’en parlerai en temps voulu à l’Homme au Masque. J’espère, pourquoi pas, rencontrer Athéna et lui soumettre mon idée. Notre monde touche à sa fin. Nous nous battons non pas pour sauver les Hommes, mais pour établir un nouveau Monde. C’est le sens du combat du Maître des Tumultes ou de l’Indicible. Chacun veut établir un monde à son image.
L’Egyptien s’arrêta et son regard s’éclaira.
« Créons le nôtre ! Nous allons éradiquer ces êtres car ils représentent une forme de chaos insupportable. Le Sanctuaire, les Guerriers Sacrés : nous allons vaincre et organiser la paix, notre paix. Tu te préoccupes à raison des Morts : eux aussi connaîtront la paix.
- Mais il faudra se battre pour ce rêve, Mâa. Tu devras te battre, quelques soient tes réticences à tuer.
- La voilà, ma Voie : organiser la paix future. Je vais utiliser mon esprit pour parvenir à mes fins. Je n’aurais pas besoin de mes poings. Mon Pneuma guidera mon esprit et m’ouvrira les portes du Kosmos, de la Règle Universelle. Je trouverai un moyen de nous débarrasser de nos ennemis. Me suivras-tu, mon ami ?
- Je serai à tes côtés, Mâa ».
Les deux hommes se prirent dans les bras. Chacun gardait pour lui ses doutes et ses interrogations. A présent, il fallait faire front et avancer vers l’horizon tumultueux qui recouvrait petit à petit le monde.

***

Le Maître chercha frénétiquement du regard un visage connu à travers la foule qui se pressait entre les étals.
« Où sont Mâa et Asturias ? Nous devions nous retrouver ici même lorsque le soleil serait à son zénith, après la fermeture du marché.
- Ils sont dans une boutique, je les ai croisés ce matin. Il me semble qu’ils voulaient se procurer des rouleaux de parchemins, répondit Frank en réajustant son manteau autour de sa taille.
- Par Athéna ! Mais le navire va bientôt partir ! Shiro, va les chercher !
- Oui, Yolos ».
L’Hindou disparut dans la foule qui se pressait autour des quais. Deux hommes en arme, assez imposants, s’approchèrent au même moment des deux Guerriers Sacrés qui, pour l’heure, ne portaient aucun signe distinctif du Sanctuaire. Le premier, au ventre bedonnant, se pencha vers Yolos.
« Eh, le vieux. Tu ne devrais pas parler de la Pucelle ici. Tu es à Argos ; tu es dans le domaine du seul dieu capable de tous nous sauver des griffes du Maître des Tumultes. Le Sanctuaire n’existe plus ! Les pauvres fous qui ont cru y trouver refuge sont tous morts.
- Tu devrais t’éloigner, ton haleine fétide me rappelle un poisson pourri que j’ai mangé hier dans une auberge lugubre. Et, pour ta gouverne, nous sommes à Nauplion ici, territoire soumis à la concorde des Olympiens ».
L’inconnu se tourna vers Frank et le toisa avec ironie.
« Houlà, mais c’est qu’il fait de l’humour avec sa barbe naissante. Tu espères plaire au vieux ? Ça fait plus viril ? Lequel des deux joue le rôle de la femme, dis-moi ? Je parie que c’est toi. Tu dois t’abaisser à t’agenouiller devant le vieux.
- Tu vas montrer un peu de respect pour Maître …
- Silence, esclave ! »
Yolos gifla froidement Frank sous le regard amusé des deux guerriers.
« Vous ne devriez pas sourire. Je pourrais vous mettre à terre sans souci et vous prendre tous les deux, à la suite, devant cette foule, sans que vous puissiez vous défendre. Si je veux citer Athéna dans mes jurons, je le fais. Si je veux vous tuer, je le fais. S’il m’amuse d’étriper mon esclave sur ces quais, je le fais. A voir vos ventres tendus, je doute que vous puissiez grand-chose. Dégagez. »
« Yolos, je les ai trouvés ! »
Plus loin, fendant la foule, Shiro venait d’apparaître, suivi de près par Mâa et Asturias, chargés de divers baluchons.
« Et le vieux, il t’a appelé Yolos ? T’es Yolos, le Guerrier Sacré ! »
Lorsque les deux hommes tombèrent en avant sur les bras du Guerrier du Triangle, quelques badauds se figèrent. La vue du sang coulant du glaive de Yolos ne sembla cependant pas les troubler plus longtemps, pas plus que le jet des deux corps sans vie dans la mer qui chahutait le ponton de bois. Le Guerrier tourna un regard terrible vers ses anciens Ephèbes.
« Première chose, je ne suis plus votre Maître. Appelez-moi Yolos. Seconde chose, on reste groupés, surtout ici, dans une ville sous la tutelle de Poséidon. Bon sang, Mâa, Asturias, on en a parlé avant de partir ! Depuis l’attaque du Sanctuaire, Poséidon a décrété la Grèce comme étant sous sa protection. Nous avons failli, alors nous faisons profil bas. Les ordres du Grand Prêtre et d’Athéna sont clairs : les forces de Poséidon luttent à présent contre les envoyés d’Eris qui pullulent dans le Péloponnèse, elles surveillent les frontières dalmates, nous nous contentons de défendre le Sanctuaire et l’Attique. Dois-je vous rappeler qu’Athéna a été désavouée par son Père ? Le Grand Zeus en personne a parlé, l’Oracle de Delphes, par l’entremise d’Apollon, est définitif : nous sommes hors jeu pour le moment ! Et pas la peine d’espérer nous opposer : la semaine dernière encore, dix-sept Ephèbes de Bronze en formation ont été tués par un Néréide de Poséidon.
- Mais personne ne nous a prévenus ! s’inquiéta Asturias. Est-ce à dire que nous sommes en guerre contre Poséidon ?
- Je devais vous le dire une fois en mer ».
Yolos regarda autour de lui. La foule avançait sans prêter attention aux corps qui flottaient à la surface de l’eau et venaient buter contre la coque du navire égyptien qui attendait les compagnons. Le Guerrier du Triangle poursuivit en chuchotant.
« Certaines choses nous dépassent. Athéna agit pour notre bien à tous. Si nous sommes attaqués, nous nous défendrons. Comprenez que Poséidon convoite depuis longtemps le territoire dévolu à Athéna. Ses Guerriers sont terribles, pour certains bien plus puissants que nous tous réunis. Le temps de la confrontation n’est cependant pas venu. Ces Ephèbes se sont aventurés dans un territoire sacré, le Cap Sounion. Ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient.
- Yolos, vous êtes en train de nous dire que Poséidon tient les rênes du pouvoir en Grèce. Mais préserve-t-il le Monde ? Que fait-il pour protéger les innocents ou pour refermer Astragoth ?
- L’Ebranleur des Terres a sa propre logique. Il est illusoire d’espérer comprendre les motivations divines. Nous sommes là pour agir selon la volonté d’Athéna. Notre déesse a été claire : elle veut que nous montions dans ce navire, sans nous faire remarquer plus que de raison. Pour les espions éventuels, je me suis saoulé avec Frank hier au Cratère sans Fond. Enfin, je dois avouer que je n’ai pas tenu longtemps, difficile de rivaliser avec un élève de Kamènes ! » fit Yolos, sourire en coin.
Il reprit son air sérieux et sonda la foule alentours.
« Pour nombre de personnes, nous sommes donc des aventuriers quelconques. Le meurtre des deux autres idiots de mon glaive renforce cette théorie. Asturias et Mâa sont des érudits ou des commerçants de recueils, Shiro est … »
Le Triangle d’Argent se figea et posa ses mains sur les hanches.
« Qu’as-tu fait avant de venir ? Je ne t’ai pas vu hier dans les rues d’Argos.
- Je me suis pris une chambre avec Mérope.
- Ah. Et que …
- Nous avons fait ce qu’il faut pour que nous passions pour un couple avide de plaisir. J’ai aussi ostensiblement donné quelques pièces à Mérope et Krateros a pris ma suite. Personne n’a pu se douter de quelque chose. Tout le monde l’a prise pour une prostituée et moi pour un mercenaire avide de dépenser sa bourse.
- Krateros, remarqua Yolos en se caressant la barbe. Bon choix, tu ne risques rien. Allez, on monte. Pas la peine d’attirer plus longtemps les regards.

***

Le navire avait quitté Argos depuis plusieurs heures et le soleil commençait à s’éteindre dans la mer à peine ridée. Mâa avait réuni ses amis dans la tente qui leur était réservée, sur la poupe du navire.
« Pouvons-nous parler en toute confiance, Yolos ?
- Sans doute possible. L’équipage de ce navire a été choisi avec soin par Vincoron de la Licorne. Ces Egyptiens travaillent en secret pour le Sanctuaire. Comme lui, ils viennent du même village du delta du Nil.
Mâa s’étonna ouvertement.
- Vincoron est Egyptien ?
- Oui. Il a changé de nom en arrivant en Grèce au moment de sa formation d’Ephèbe de Bronze, sans que l’on sache vraiment pourquoi. C’est un guerrier en qui j’ai toute confiance, je le connais bien. Après avoir récupéré de ses blessures, je l’ai chargé de préparer notre expédition.
- Pourquoi n’est-il pas venu avec nous ?
- Parce que, fit Yolos en se tournant vers Shiro, nous ne pouvons trop dégarnir le Sanctuaire ; Artholos et ses compagnons sont revenus dans un sale état de Germanie, l’Etranger est bien loin avec Séléné, Nekkar, Nevali ; nous avons eu des pertes significatives, qui ne seront pas remplacées de sitôt. En outre, des Guerriers d’Argent sont plus à même de mener cette mission. Parle donc sans crainte, Mâa.
- Alors qu’il en soit ainsi. Je pense qu’il est temps pour moi de vous livrer mes sentiments sur ma terre natale aujourd’hui sous l’emprise de Seth et d’Anubis. Laissez-moi d’abord vous raconter ce que j’ai vécu il y a seulement quelques heures. J’ai surpris une conversation entre des membres de l’équipage. Je pense que vous comprendrez mieux mon trouble ».

***
Plus tôt dans la journée, sur le pont du navire

« Hahaha, ça va lui faire drôle ! Ecorché vif qu’il va finir, je te le dis moi ».
Mâa s’arrêta net et fixa alors le marin qui s’affairait autour du cordage avec un de ses compagnons.
« Vous parliez de moi ? Ecorché vif ? En cette terre divine, cela m’étonnerait, mais éclairez mes pas tel Râ éclaire la terre des Hommes ».
A ces mots, les deux marins se raidirent et se signèrent par un geste que Mâa, ancien apprenti prêtre de Râ connaissait parfaitement.
« Ainsi donc vous êtes des serviteurs de Seth ; seuls ceux qui se signent ainsi le vénèrent.
- Cheveux du Soleil, tu ne sais pas de quoi tu parles. Tu es le symbole même de ce que la Terre d’Egypte rejette aujourd’hui. Les hommes de Seth et d’Anubis auront tôt fait de te remarquer. Nulle trace de l’ancien culte ne doit subsister. Oui, tu risques bien de finir écorché vif ».
Mâa n’était point en colère, ces années passées en Inde avait fait de lui un jeune homme calme et réfléchi. Non, ce qui brillait en ce moment dans ses yeux était de la tristesse. D’une voix presque détachée, l’Egyptien se tourna vers la mer.
« Un ancien poème égyptien dit « Nil ! Nil ! Nil ! Fleuve impétueux et tumultueux, tu es comme notre Reine : la source de la Vie. »
Les deux marins frémirent et firent un pas de côté, près des sabords du navire.
« N’attirez pas l’œil de Seth sur le navire.
- Idiots. Taisez-vous et retournez donc au travail ! »
L’inconnu qui venait de faire son apparition était âgé, comme l’indiquaient ses tempes poivre et sel. Son regard, dur, se détendit lorsqu’il fut seul avec Mâa.
« Je suis Almechk. Pardonne à ces pauvres hommes, ils ont simplement peur pour leurs vies, pour leurs familles ».
Il découvrit sa chemise de lin et montra un tatouage de Râ, puis reprit :
« Vous avez dû être absent longtemps. L’Egypte a bien changé : le culte de Râ a été abandonné. Seth et Anubis se sont emparés de tout le pays.
- Alors ce ne sont pas que des rumeurs, lâcha Mâa torturé entre colère et désespoir.
- Aucune rumeur ne peut décrire ce qui se passe dans notre terre. Les prêtres, les serviteurs ou adorateurs de Râ sont persécutés et vivent dans la crainte. Prenez garde à vous. Sachez que vous pourrez trouver de l’aide à proximité de Thèbes, dans l’Auberge du Sphinx. Demandez-y Hellios, un Grec installé là-bas depuis bien longtemps. Il pourra vous aider ».

***

Yolos, jusqu’alors imperturbable, sourit franchement.
« Hellios. Ainsi tu vis toujours !
- Qui est-il ? s’enquit Shiro.
- Un vieil ami. Hellios fut un de mes premiers apprentis. Il gagna le titre de Guerrier de Bronze de Cadmos. Un excellent guerrier, courageux, honnête. Lors d’une mission en Egypte, voilà bien longtemps, il disparut. Nous n’avons retrouvé que les fragments de son Armure Sacrée. Elle était morte, définitivement. Nous le pensions tous mort … d’autant que cela fait des dizaines d’années !
- Ce n’est peut-être pas le même homme, objecta Mâa. Connaissant Thèbes, je n’ai jamais entendu parlé d’un Grec venant du Sanctuaire !
- Hellios a disparu dans cette région. Je suis certain que c’est lui. Vincoron était son ami, son meilleur ami. Il a dû le retrouver et garder le secret.
- Mais on ne peut se soustraire à Athéna ! Il était un Guerrier Sacré !
- Mâa. Notre destin n’est pas aussi limpide que nous le souhaiterions. Prenons cette information pour une chance : nous avons un allié, un important allié.
Yolos était visiblement aux anges. Son sourire ne le quittait pas et son regard se perdait dans des souvenirs bien lointains. Mâa le tira de cet instant fugace de bonheur retrouvé.
- Même si nous avons un allié, l’Egypte a sombré sous le joug de deux entités terribles : Seth, l’Assassin, le dieu enragé, et Anubis, Maître des Morts. Je doute que ces entités voient d’un bon œil l’arrivée de représentants du Sanctuaire sur leur domaine.
- A ce jour, considérez que nous sommes en guerre contre tous les dieux en dehors d’Odin et de Cybèle. Où que nous allions, nous rencontrerons un univers hostile. Nous sommes prévenus, à nous de nous adapter. Mâa : tu cacheras tes cheveux afin de ne pas attirer le regard des hommes de Seth et d’Anubis. Les informations de Vincoron sont sans appel : Tanis est totalement quadrillé, tout comme l’ensemble de l’Egypte. Seuls quelques villages et Thèbes sont sous une surveillance moindre, laissés à la disposition de mercenaires et de brigands en tout genre.
Mâa se leva et frappa sur la petite table, perdant son calme pour la première fois.
- IMPOSSIBLE ! Thèbes est une ville sacrée ! Que feraient des mercenaires dans ce lieu d’érudition et de prière ?
- Seth et Anubis préparent une guerre contre Baal et Enlil. Ces trois divinités s’apprêtent à se déchirer entre elles pour le contrôle de ces terres et de leurs peuples. Mâa, la terre que tu as connue n’existe plus. Rassieds-toi, et garde ton sang-froid ».
Yolos accompagna du bras le Lotus d’Argent et reprit d’une voix posée.
« Vous connaissez Tanis. Le vieil Anaximandre s’y trouve sans doute toujours. Pensez-vous qu’il pourrait nous aider ?
Asturias fut le plus prompt à répondre, ressortant son éternel carnet de notes.
- Voilà, c’est là. J’avais fait un plan de Tanis avec l’aide de Frank. Anaximandre est le seul à pouvoir nous aider. Son érudition est sans limite, il saura nous guider à propos de l’objet de notre quête, à savoir ce mystérieux Yôô d’Hââ. Retrouver la piste de ce dernier nous permettra de percer le mystère d’Astragoth. Alors nous pourrons découvrir comment en finir avec ces dieux qui ravagent notre monde. Alors, nous pourrons espérer vaincre l’Indicible et le Maître des Tumultes.
- Bien, dans ce cas nous irons voir Anaximandre », lâcha Yolos, élevant la voix pour couvrir le murmure du vent qui se levait au-dehors.
Frank regarda la toile de la tente claquer et s’attarda sur chacun de ses amis. Yolos dégageait une sérénité rassurante, ses cheveux argentés tombant sur sa nuque comme une crinière bouclée. Mâa, visiblement inquiet à l’idée de retrouver son pays sous la tutelle de divinités que son enseignement avait appris à craindre et haïr, laissait ses yeux bleus perdus dans le vague. Finalement, seuls Shiro et Asturias se projetaient déjà en Egypte ; le premier, les bras croisés, préparait déjà la traversée de Tanis en consultant le plan du Dalmate, tandis que ce dernier souriait à l’idée de retrouver Anaximandre, mémoire d’un monde que tout érudit rêvait de rencontrer un jour.
« Athéna, songea-t-il, merci de m’accorder l’honneur de suivre mes compagnons. Sans eux, je ne suis rien. Ils sont ma famille, à l’instar d’Inyan, mon frère. Justement, Inyan. Que deviens-tu ? Survis-tu à ce tumulte comme moi ? As-tu trouvé dans tes compagnons d’arme une raison de vivre et de te battre ? »

 

La Cité des Tempêtes

 

Tanis, quelques jours plus tard

« Voilà. La nuit est totalement tombée à présent. N’oubliez pas ce que je vous ai dit : restez groupés et ne parlez à personne. Si vous croisez une patrouille des soldats de Seth, restez calmes. Faites ce qu’ils vous diront. Les étrangers sont mal vus ici mais quelques pièces peuvent aider à passer inaperçus ; les soldats qui sont en faction ici ne sont pas les meilleurs. Tanis est une cité maudite, peu de commerçants ou d’aventuriers y viennent. Seth et Anubis concentrent leurs regards sur la frontière mésopotamienne, une chance pour vous. Depuis que le Sanctuaire a été attaqué et détruit, tout le monde pense que les Grecs vont s’entredéchirer et qu’il est donc inutile de mobiliser des forces conséquentes pour garder la Cité des Tempêtes ».
- Almechk, pourquoi Tanis est-elle devenue la Cité des Tempêtes ? Que cache ce titre funeste ?
- Tu le comprendras vite, Mâa. Comme Thèbes est aux mains de la pire racaille, Tanis est sous la coupe de Seth, Maître des Tempêtes, Seigneur de la Guerre. Ce buveur de sang envoie ici chaque mois quelques-uns de ses Guerriers d’élite pour qu’ils profitent des bordels du port. Tanis est devenue la Cité des Tempêtes, tempête de débauche, de violence et de crimes en tous genres.
- Merci Almechk. Prenez soin de vous. Qu’Athéna vous garde ».
Le capitaine du navire hocha la tête en guise de réponse à Yolos. Son embarcation s’éloigna dans le silence, laissant les représentants du Sanctuaire disparaître dans les ruelles sombres de Tanis. La ville avait bien changé depuis leur dernière visite (1). Contrairement à l’image qu’ils s’en étaient faite, Tanis était loin d’être vidée de vie, simplement soumise à la tutelle terrible de soldats avides de se défouler. Le principal port du delta du Nil grouillait de monde, même en cette nuit sombre où les étoiles avaient du mal à scintiller à travers une brume étrange qui nimbait les lieux. Il y avait une auberge ou un bar ouvert tous les vingt pas. Les compagnons, qui passaient devant sans s’arrêter, pouvaient y voir des rixes, des personnes de toutes origines. Il y avait là des femmes prêtes à vendre leurs charmes, des soldats de Seth, reconnaissables au blason qui représentait un animal fantastique, au museau grêle et recourbé avec des oreilles droites, une queue raide et fourchue qui transperçait le soleil de Râ. Des aventuriers de tous horizons complétaient ce tableau, des Sémites, des Grecs, mais aussi des Asiatiques, des Caucasiens proches de Séléné et même quelques Nubiens et Sinanthropes. Quelques soldats patrouillaient bien mais personne ne faisait vraiment attention à ce groupe de cinq hommes en manteau, qui tournait la tête à chaque fois que des cris de femme montaient des chambres aux fenêtres ouvertes, ponctués de rires masculins sans équivoque. Cris de douleurs ou râles de plaisir, ces sons disparaissaient dans l’atmosphère suffocante de la cité portuaire. Devant, Frank et Asturias menaient le petit groupe, se frayant un passage à travers les échoppes de bric et de broc qui constituaient un marché improvisé au cœur même de la cité portuaire. Le second tenait son plan tandis que le premier, d’un pas assuré, se baladait dans ce labyrinthe comme s’il l’avait conçu. Partout, l’odeur de poisson, d’alcool et de déjections diverses se mêlaient dans un tourment âcre et oppressant.
Au détour d’une ruelle, Frank s’arrêta à quelques pas d’un portail au-dessus duquel était marqué en toute lettre « Anaximandre ».
 « Alors mon vieux, qu’est-ce que tu attends ? »
Yolos poussa Asturias d’un revers de main et put admirer le spectacle ; une femme, penchée en avant, s’agrippait aux barreaux tandis qu’un soldat, les armes posées à même le sol, s’acharnait sur elle en coups de reins violents et répétés. A leurs côtés, un autre homme, la main occupée, jeta un regard furibond sur les compagnons.
« Oh là ! Doucement vous cinq ! On la finit en premier. Vous attendez votre tour !
La jeune femme se tourna, les traits crispés par les coups de butoir de son amant.
- De toute façon je veux voir l’argent AVANT. Et il faudra attendre un peu, je ne suis plus très fraîche à cette heure avancée de la soirée. Mais si vous … »
Le sang de Yolos ne fit qu’un tour. Il arracha le premier soldat à sa besogne et, d’une prise assurée, le jeta contre son compagnon. Se tournant vers la femme, il la gifla et lui cracha au visage.
« Ignobles. Vous êtes ignobles. Allez, hors de ma vue ! »
L’un des soldats se releva, armes à la main.
« Tu as eu tort de faire ça, Grec. Ton accent infect est reconnaissable entre tous. Les Grecs sont des chiens que Seth dévorera bientôt, mais avant, c’est moi qui vais en finir avec toi ! »
Yolos ne bougea pas. Les poings ensanglantés, Shiro souleva d’une main la prostituée, terrifiée.
« Tu n’as rien vu. A présent file avant que je t’étripe comme j’ai saigné ces deux porcs ! »
Le grincement du portail attira l’attention du groupe. Déjà, Frank était prêt à bondir sur des assaillants, lorsqu’il reconnut le visage aride d’Anaximandre.
« Par Zeus ! Quelle pagaille ! Vous auriez pu les laisser finir tranquillement, au moins nous n’aurions pas eu besoin de réparer vos accès de violence ! La fille, chez moi. Les deux aussi. Vite, avant qu’une patrouille ne nous tombe dessus.
- Mais, le sang … et qu’arrive-t-il à Tanis ? Qui sont ces étrangers qui souillent cette ville jadis havre de paix ?
- Cheveux d’Or, les chiens vont s’en charger. De toute façon, il va pleuvoir bientôt et il n’est plus une ruelle de Tanis où le sang n’a pas marqué son empreinte. Tanis n’est plus que le dépotoir de Seth où ses mercenaires et autres guerriers sans scrupules attendent de fondre sur la Mésopotamie pour y déverser leur fange. Allez, rentrez donc ! »

Anaximandre mena le groupe vers un petit jardin où Yolos et Frank déposèrent les deux cadavres. « On s’en occupera plus tard », concéda-t-il en rejoignant l’intérieur. Les années avaient passé mais rien n’avait changé. Asturias reconnut au premier coup d’œil les recueils amassés sur les étagères, sous l’œil inquisiteur du vieil érudit, qui avait pris place sur un tapis.
« Assis. Toi, la femme, tu m’appartiens à présent. Deux pièces par semaine. Ménage et plaisir.
- Trois.
- Va pour trois, mais tu as intérêt à me combler.
- Ton cœur a intérêt à tenir le choc, vieillard.
- Ma petite, j’ai labouré plus de femmes que tous les hommes qui te sont passés dessus : tu auras du mal à me surprendre, alors prépare-toi ! Monte, il y a de quoi te laver ; j’allais prendre mon bain ».
Anaximandre se tourna vers ses hôtes qui ne cachaient pas un certain étonnement, pour ne pas dire une grande gêne en ce qui concernait Mâa. Finalement, seul Yolos arborait un sourire détendu.
« Et alors quoi, j’ai bien le droit de profiter de la vie, non ?
- Mais, répliqua Mâa, vous venez d’acheter cette femme de petite vertu !
- Oui. Elle vient depuis une semaine ici, forniquer sous mes yeux. C’est une bonne affaire, j’ai eu le temps de le voir.
- Mais c’est, enfin ce n’est pas honorable pour un homme de votre rang !
- Cheveux d’Or, je suis chez moi. Il n’est pas honorable que vous veniez me déranger. Je croyais que le Sanctuaire n’existait plus ?
- Cheveux d’Or était mon nom avant que je devienne apprenti prêtre, aujourd’hui je suis Mâa.
- Ce n’était pas ma question, Cheveux d’Or ».
Yolos s’interposa avant que Mâa ne puisse répondre.
« Tu as été mal renseigné, Anaximandre. Le Sanctuaire vit toujours.
- Ce n’est pas ce que dit la rumeur.
- Et que dit-elle ?
- Que Poséidon domine désormais les terres d’Athéna. Qu’Hadès éprouve les pires difficultés à s’imposer aux Enfers. On dit encore que Zeus se terre sur l’Olympe dans l’attente du retour des Titans. On dit que les Olympiens succomberont de leurs luttes intestines avant la fin de ce Monde. On dit encore que le Maître des Tumultes et Arès Buveur de Sang ont dévasté le Sanctuaire. On dit que les Guerriers Sacrés survivants sont aux abois. Tout le monde sait que la fin de notre monde approche, depuis qu’Astragoth fut ouverte par une bande d’inconscients ».
Anaximandre foudroya Asturias qui, le premier, avait baissé le regard de culpabilité. L’érudit reprit :
« Le Sanctuaire récolte ce qu’il a semé.
- Ce n’était pas de notre faute, fit Shiro. Dois-je te rappeler que c’est TOI qui nous as dit de nous rendre en Astragoth ? C’était un piège et il y avait aussi des Asgardiens. Que je sache, Asgard est toujours debout. Ton explication est un peu courte.
- Asgard. Mais qui se soucie de ce trou ? C’est un endroit gelé qui sert de porte d’entrée pour des Mondes qui auraient dû rester à jamais fermés ! C’était la volonté des dieux !
- Gardez votre colère, Anaximandre ».
Asturias s’assit, imité par ses compagnons. Il poursuivit en soutenant le regard inquisiteur du vieil érudit.
« Vous savez mieux que quiconque que Maiegeiam cherchait ce passage. Vous savez que tout ce qui s’est passé était écrit et que nous n’avons été que des instruments au service de puissances nous dépassant.
- Maiegeiam est mort aujourd’hui, aussi mort que les tiens et que ta Dalmatie n’existe plus. Laisse-le en paix, Dagorlads.
- Il est vrai que les miens sont morts. Mais il est rapide de penser que Maiegeiam soit mort. Il est certainement quelque part en Niflheim, à la recherche d’un moyen d’accomplir la quête de sa vie : tuer les dieux !
- Insolent ! N’insulte pas mon intelligence ! Personne, pas même le Mage des Mages, n’aurait pu survivre des années en Niflheim ! Tu parles des Enfers d’Hel, la terrible engeance du Fourbe Loki !
- Mais, comme vous le savez, nous avons traversé une partie du seuil des Enfers après l’ouverture d’Astragoth. Dans ces lieux sombres où la Mort souffle et murmure, le temps n’existe presque plus. Nous avons erré des années sans nous en rendre compte ; pour nous, ce ne furent que quelques journées. Alors, Anaximandre, quel est l’objet de votre colère ? Vous saviez que nous arrivions, vous nous attendiez ».
L’érudit se raidit. Yolos saisit l’occasion et s’engouffra dans la brèche ouverte par le Dalmate.
« Nous savons que tu nous attendais. Qui t‘a prévenu ? »
Le regard d’Anaximandre s’abaissa et ses traits se détendirent.
« Voulez-vous des dattes ? commença-t-il doucement. Servez-vous, elles sont bonnes.
- Parlez sans crainte, Maître ».
Tandis que Frank saisissait une datte, Anaximandre posa son regard sur Asturias, avant de baisser les yeux. Il s’avouait vaincu.
« Une prêtresse d’Isis est en contact avec moi. C’est elle qui m’a prévenu de votre arrivée. C’est dangereux pour moi de voir une telle femme arriver ici. Les soldats de Seth ne sont pas très malins, mais il suffirait d’une fois pour que je sois jeté aux cachots. Je suis bien ici, je ne veux pas quitter cette terre ».
Il releva la tête, le regard brillant.
« Mais vous, pourquoi êtes-vous venus à ma rencontre ? Je croyais que vous veniez pour elle, mais non ! Vous ne saviez visiblement pas que la représentante d’Isis venait me voir. Alors, pourquoi ?
- Il s’est passé beaucoup de choses depuis que nous avons suivi la piste de Maiegeiam au plus profond du Gouffre des Larmes Noires. Nous vous expliquerons tout en détail plus tard mais sachez que le Sage Bombadilos nous a mis sur la piste d’un certain Yôô d’Hââ. Cette personne serait à même de nous expliquer comment en finir avec Astragoth et ses tourments ».
Anaximandre pâlit en entendant ces mots. Il se leva et frappa des mains, appelant sa nouvelle compagne.
« Azuria, descends. Je veux à boire. Prends la bouteille qui est à côté du bain.
- Je suis nue ! Attends un peu, vieux pervers !
- Azuria, qui ne t’a pas vu nue ? Descends, et vite ! »
Emmitouflée dans un drap humide qui laissait entrevoir un corps gracile, la femme descendit les marches en éructant. Au moment de tendre la bouteille, elle foudroya l’assemblée du regard :
« PERSONNE ! Je dis bien personne ne m’a vue nue en tant que femme. J’ai une morale moi ! Il faudra t’y faire vieux cochon, mais tu ne me verras pas nue avant de m’avoir épousée !
- Merci, mon cœur », répliqua Anaximandre en caressant du regard le drap humide.
 Frank se pencha vers Shiro pour lui chuchoter à l’oreille.
« Qu’est-ce qui lui prend tout à coup ? Et comment connaît-il son nom ?
- Elle doit être connue dans le coin, je suppose. Quant à ta première question, sache par expérience que les femme peuvent radicalement faire changer un homme », fit Shiro en songeant amoureusement à Mérope.
Le vieil érudit congédia sa compagne et rassembla six petits récipients.
« C’est de l’alcool de seigle. C’est fort. Tout. Je veux TOUT savoir.
- Que t’arrive-t-il ? demanda Yolos en se grattant la barbe, autant par surprise qu’en repensant à sa dernière beuverie avec Frank. Nous ne sommes pas là pour nous saouler.
- Sachez, messieurs, que vous me demandez, ni plus, ni moins, de répondre au mystère qui entoure la naissance du Monde ».

 

La Prison du Nil

 

Frank pénétra dans l’échoppe en baissant la tête pour éviter les dattes séchées qui pendaient le long des poutres de bois sombre.
« Tu as la liste, Azuria ?
- Je ne sais pas lire ces signes, bougre d’imbécile. Je n’ai pas besoin de liste, je suis la nouvelle maîtresse de maison et j’ai eu le temps de me faire une idée de ce qui manquait. Dattes, huile, fruits, vin, raisin, viande séchée, poisson frais, concombre, miel, bière et de quoi faire du pain. Voilà, Frank, heureux ? »
Le Lézard d’Argent se tourna vers Shiro qui leva les yeux au plafond de dépit. Les deux Guerriers Sacrés avaient été chargés par Anaximandre d’aider Azuria à compléter les réserves de la maison. Les représentants du Sanctuaire étaient là pour quelque temps et il fallait tenir en évitant de sortir trop souvent. Si Anaximandre disposait bien d’un petit jardin, ce dernier était incapable de nourrir telle maisonnée. Armés de leurs sacs tressés, les deux hommes restèrent derrière Azuria. S’ils ne comprenaient pas vraiment la conversation qu’elle tenait avec le marchand, ils comprenaient bien que la négociation était serrée.
« Trois pièces.
- Tu te moques de moi ? Regarde ces yeux vitreux ! Ces poissons ont pourtant meilleure tête que tes dattes et tes concombres ! Non, une pièce pour le tout. Deux pièces si tu me rajoutes des grains de seigle.
- Azuria, tes deux Grecs sont plutôt bien en chair ; ils ont les moyens de se payer tes charmes, ils peuvent bien rajouter quelques pièces !
- Ce sont les esclaves de mon nouvel employeur, Anaximandre. Ils sont sans le sou.
- Le vieux fou a engagé des esclaves ?
- Tu as bien vu ce bordel dans les rues ! Tu sais bien qu’Anaximandre ne supporte plus de voir les soudards de Seth baiser sous sa fenêtre. Il y a des cadavres un peu partout. Dans la ruelle voisine, un corps se décompose tranquillement, sans que tu ne l’aies toi-même dégagé. C’est charmant quand on vient faire son marché. Anaximandre a acheté des lutteurs Grecs pour sa propre défense, on ne sait jamais si un soldat de Seth décidait de venir piller sa demeure …
- Tu ne devrais pas parler ainsi des soldats de Seth, coupa le marchand en regardant par-dessus son épaule. Tu vas attirer le mauvais œil sur moi ! Allez, je marche pour deux pièces, avec un sac de grain. Maintenant dégage.
- Un plaisir de commercer avec toi, Gueule de Travers ».
Le commerçant chargea les sacs tendus par Shiro et Frank de diverses victuailles. Le trio quitta enfin l‘échoppe sous la conduite d’Azuria.
« Tu es cultivée, tu parles grec et égyptien, nota Shiro.
- J’ai connu beaucoup d’hommes. Quand ils ont fini de besogner, je dois dire que ce genre de crue est heureusement bien plus rapide que celle, féconde, du Nil, quelques-uns discutent. C’est ainsi que j’ai appris. Anaximandre m’a dit que vous alliez rester quelques temps avec nous, vous aurez le temps d’apprendre les rudiments de notre langue. Allez, hâtons-nous, il nous reste à nous procurer des étoffes pour remplacer vos armures de cuir. Vous allez bientôt ressembler à de véritables Egyptiens ! »

***
Demeure d’Anaximandre, au même moment

Yolos, assis sur la terrasse, conversait avec Anaximandre depuis le lever du soleil. Le vieil érudit, matinal, avait laissé sa compagne finir sa nuit et avait rejoint un petit bassin sur la terrasse où, nu, il avait l’habitude de regarder le soleil se lever. Ainsi perché, on voyait tout azimut ; vers le nord, la mer s’étendait au-delà du port. Partout ailleurs, au-delà des remparts de calcaire, le désert. Le soleil était déjà incandescent, dans un ciel sans nuages qui contrastait avec le couvert humide de la veille. Yolos semblait fasciné par les rayons qui semblaient vaporiser les pierres en un sable lisse et volatile.
« Nous irons bientôt dans le désert. Tu verras qu’il est tout aussi terrifiant qu’il peut être enivrant.
- Un vieil ami à moi m’en a parlé. Il a été le Maître d’Asturias et se trouve aujourd’hui à proximité de la Terre de Canaan.
- Comment s’appelle-t-il ?
Yolos se tourna vers son interlocuteur, l’air assuré.
- Tu ne peux le connaître, c’est un très ancien Guerrier Sacré du Sanctuaire.
- Je sais plus de choses sur le Sanctuaire que tu ne peux l’imaginer. Je sais par exemple que tu dois avoir près de deux siècles. Son nom ? »
Yolos ne montra pas de surprise mais n’en pensait pas moins. Anaximandre n’était pas pour rien surnommé l’Erudit des érudits par Ménandre, le principal responsable de la Bibliothèque du Sanctuaire.
« Hasdrubal, répondit-il sans sourciller.
- Hasdrubal de l’Olivier Sacré. Oui, je l’ai connu, il y a des années. Ne sois pas surpris. On peut tout savoir sur tout. Comment crois-tu que le Maître des Tumultes a pu vous terrasser si aisément ? Il savait tout sur le Sanctuaire, sur ses guerriers.
- Arès a dû le guider.
- Arès n’est qu’un pion que son propre père refuse d’intégrer à la défense de l’Olympe. Un buveur de sang, rien de plus. Il est la rage incarnée, la fureur et la mort. Le Maître des Tumultes écumait les champs de bataille bien avant qu’Arès ne naisse. Il est l’incarnation même de la Guerre dans toute sa complexité ; Arès n’est que le visage brutal de cette occupation des dieux et des Hommes ».
Yolos prit soudain un air faussement naïf ; il ne savait s’il parviendrait à duper le vieux sage mais il voulait tenter de lui soutirer le maximum d’informations.
« Alors pourquoi le Maître des Tumultes ne nous a pas achevés ? Il a eu peur d’Athéna, voilà la vérité ! »
Anaximandre sortit du bain et s’assit en tailleur aux côtés du Guerrier du Triangle. Un instant, il profita en silence du vent qui caressait sa peau nue et ridée.
« J’aurais bien apprécié qu’Azuria me masse, susurra-t-il enfin. J’attendrais. Tu me demandais pourquoi le Maître des Tumultes ne vous a pas détruits ? Je doute que  Hantacore est éludé cette question et je devine que, venant de ta part, elle n’est pas si niaise qu’elle en a l’air. Sache tout d’abord qu’il ne craint pas plus Zeus qu’Athéna. En réalité, il ne craint personne, mis à part l’Indicible. Ce démon dispose d’un pouvoir capable de tuer les dieux, sans même avoir à se battre. Or, périr sans se battre, voilà exactement ce que craint le Maître des Tumultes.
- Asturias a réussi à frapper l’Avatar de l’Indicible : ne donne pas trop d’importance à ce qui ne reste qu’un démon ! fit Yolos empourpré.
- Tu te trompes, et lourdement. J’ai bien écouté votre récit. Asturias n’a occulté aucun détail. Il a repoussé ce que vous avez défini comme un Avatar de l’Indicible, et a été terrassé par Spritgoth, Poing Noir de l’Anéantissement. La réalité est tout autre. L’Indicible prépare son retour depuis des âges que les Hommes ne peuvent imaginer. Tout en lui s’y prépare. Son esprit s’est focalisé sur ce retour et tu crois qu’un simple Guerrier d’Argent à peine formé aurait pu le toucher ? Maiegeiam a beaucoup travaillé sur ce démon, cet Être supérieur en bien des domaines aux dieux. Asturias a triomphé d’une image. L’Indicible a besoin de toutes ses facultés pour faire renaître son repaire. Il a besoin de toutes ses facultés pour préparer son armée de spectres et autres créatures. Il a besoin de toute son énergie pour redonner vie à sa Couronne Noire, artéfact que l’on dit capable de rendre les dieux mortels. La mort avérée d’Eluontios et des siens confirme que cet artéfact a recouvré son pouvoir. Dans cet état de concentration, l’Indicible doit, pour se battre, utiliser une forme très ancienne de magie qui consiste à projeter des images, que vous avez appelées Avatar. Asturias a triomphé d’une image, rien de plus.
Yolos se rembrunit et son regard se perdit dans le bain limpide.
- Descends-y. Tu verras, cela fait un grand bien.
- Merci, je vais rester là où je suis.
- Pourquoi fais-tu cette tête, Yolos ? Que croyais-tu ? Que j’allais te dévoiler des secrets décisifs ? Vous n’êtes rien que des Guerriers face à des puissances qui vous dépassent ! Allani-Ettitu s’est retirée pour poursuivre son œuvre, les Guerriers Noirs vous ont terrassés, l’Indicible dépasse en pouvoir tout ce que vous pouvez imaginer ! Et que dire du Maître des Tumultes que tu ne saches déjà ! Vous êtes aujourd’hui insignifiant, c’est ainsi !
- Alors tout est sans espoir.
- Non. D’abord, les dieux de l’Olympe forment une famille. Bouillonnante et tapageuse certes, mais cela reste une famille. Athéna ne sera pas seule face à l’Indicible ou au Maître des Tumultes si cela tourne mal.
- Tu oublies Arès !
- Savez-vous où est partie leur armée en quittant le Sanctuaire ?
- Oui. Ils ont filé vers la Dalmatie et, de là, semblent se diriger vers l’Occident ».
Yolos s’arrêta un instant, les yeux luisants, et se souvint soudain de sa dernière conversation avec Kamènes.
« Nous avions donc vu juste. Arès va lutter avec le Maître des Tumultes face à l’Indicible ; stratèges de génie, ils sont venus assurer leurs arrières avant de se tourner vers ce qu’ils pensent être la cible la plus dangereuse.
- Tu vois, rien n’est simple. Ici Seth et Anubis vont bientôt attaquer Enlil ; autant dire que les affaires du Sanctuaire seront le cadet de leurs soucis. Le plus important reste à venir. Vos alliés d’Asgard affaiblis, vous-même dépassés en Grèce par le pouvoir de Poséidon, plus personne ne s’occupe de vous. Or, vous disposez d’un atout considérable ! »
Anaximandre se leva et revêtit sa parure de lin. Yolos regarda ce corps âgé mais ferme disparaître sous le tissu blanc ; il ne pouvait donner un âge à l’érudit mais se garda de se montrer trop curieux.
« Vous êtes faibles mais vous disposez d’atouts non négligeable. Le premier, et le plus inattendu, est que vous savez où se trouve Yôô d’Hââ. Je ne pensais pas que ce mythe se trouvait si près, sinon je serais parti à sa recherche depuis bien longtemps, assura Anaximandre en lissant ses cheveux argentés.
- Cet avantage est en l’état illusoire : Mâa et Asturias ne savent pas où exactement !
- Normal, ils sont ignorants. C’est pour cette raison que vous êtes venus consulter un esprit supérieur comme le mien, non ?
- Oui, fit Yolos d’une moue agacée.
- Je vous accompagnerai, avec Azuria. Je ne veux pas la laisser ici, seule. Avant vous m’aiderez à cacher mes recueils.
- Hors de question. C’est dangereux, nous risquons de devoir nous battre, vous seriez des entraves.
- Alors je ne dirais rien.
- Nous pouvons user de la force !
- Je peux sauter de la terrasse et mourir. Et qui t’a dit que ce serait dangereux, d’abord ?
Yolos se leva à son tour et se força à sourire.
- Tu tiens trop à la vie et à ses plaisirs. Bon, c’est néanmoins entendu, vous viendrez avec nous. Je m’y engage, sur Athéna.
- Tes deux élèves ont parlé du « Domaine de l’Homme Crocodile », qu’ils ont identifié à Sebek, ou Sobek si tu préfères. Ils étaient sur la bonne piste. Un temple sur les berges du Nil, à quelques journées d’âne, est dédié à Sobek et porte ce nom. Depuis des siècles, on dit que ce temple sert de prison aux pires démons et que Sobek en a la garde. Je pense que cette divinité est capable d’avoir trouvé en Seth un allié pour assouvir sa soif de sacrifices humains. Je n’ai pas dit que ce serait dangereux : ce sera suicidaire, l’entrée sera bien gardée. Allez, viens, Asturias et Mâa doivent avoir fini d’enterrer les deux cadavres et les autres doivent être sur le chemin du retour. J’ai faim ! »

 

La magicienne

 

Les compagnons, attablés, échangeaient depuis près d’une heure à propos de la Prison du Nil, essayant de préparer au mieux leur expédition. Azuria ne participait pas au repas, se contentant d’amener les plats qu’elle préparait en cuisine. Anaximandre était visiblement déjà totalement sous le charme de sa nouvelle maîtresse de maison et montrait un appétit féroce qui n’avait rien à envier à celui de Frank. Pour l’heure, ce dernier goûtait avec plaisir un concombre.
« C’est un fruit extraordinaire ! Avec cette chaleur, ça rafraîchit ! On pourra en apporter avec nous dans le désert pour rejoindre le Temple de Sobek ?
- Si tu veux Frank, mais il ne faudra pas trop nous charger. Nous devrons être rapides, et ce d’autant plus qu’Anaximandre et Azuria auront déjà du mal à nous suivre !
- J’ai deux ânes : ils nous porteront.
Yolos s’emporta :
- Des ânes ! Mais par Athéna, je ne crois pas que nous ayons le temps de suivre le rythme des ânes !
- En plus, les ânes, c’est parfois difficile à faire bouger, bafouilla Frank sous le regard irrité de Mâa.
- Je suis le seul à savoir où se trouve le Temple. Nous irons donc à dos d’âne. »
Soudain, Asturias et Shiro se levèrent et se mirent debout en sentant le vent pénétrer dans la demeure. Anaximandre, impassible, sonda le couloir.
« Je vous attendais. Vous auriez dû frapper, mes invités sont nerveux et ont failli vous tuer.
- Je doute qu’ils puissent seulement m’effleurer, répliqua une voix féminine ».
L’inconnue, revêtue d’un vêtement qui couvrait l’ensemble de son corps, se détacha de la pénombre. Elle regarda chacun des hommes et s’attarda sur Mâa qui paraissait troublé par les bijoux que portait la jeune femme. Cette dernière, d’un geste gracieux, retira le voile qui couvrait ses cheveux noirs lisses attachés en queue de cheval.
« C’est toi, Cheveux d’Or, que je suis venue chercher.
- Je ne m’appelle plus ainsi, Fille d’Isis. Je suis Mâa, serviteur d’Athéna et gardien de la mémoire de Râ.
- Tu es bien présomptueux pour avoir choisi ce nom et ce titre. Tu resteras en cette terre Cheveux d’Or, ainsi que les Prêtres de Râ l’ont voulu. Je me nomme Aâmet, Magicienne d’Isis, la divine Fille de Geb et Nout. Tu dois venir avec moi, seul. Tu reviendras avec la parole d’Isis car telle est la volonté de celle qui commande à la vie.
- Madame, nous ne laisserons pas notre ami quitter ce lieu. Nous sommes ses compagnons et nous viendrons avec lui ».
Aâmet se retourna vers Asturias qui restait ostensiblement sur ses gardes.
« Alors il faudra nous suivre à travers le Chemin ! »

Les incantations de la magicienne s’emparèrent doucement de la pièce ; au rythme des psalmodies, les corps des compagnons vibrèrent à l’unisson, semblant répondre à un appel lointain. Alors que le sol se mettait à trembler, les guerriers se préparèrent à parer l’assaut ; il ne vint pas. A la place, un éclat éblouissant fit disparaître la femme et Mâa. La chaise de ce dernier, vide, était simplement tombée en arrière. Consternés, les Guerriers Sacrés voulurent sortir de la maison mais Anaximandre les en découragea.
« On sait finalement assez peu de chose au Sanctuaire. Où comptez-vous aller ? C’était une Magicienne d’Isis ! Elles sont aussi puissantes que Maiegeiam ! Il ne fait aucun doute que ma maison est à présent scellée par un de leur sortilège. Il reviendra, elle l’a dit.
- Mais s’il ne revient pas ? s’inquiéta ouvertement Shiro. Nous ne pouvons la laisser faire ?
- Et tu veux aller où ? D’abord, tu ne pourras pas sortir. Ensuite, tu ne sais même pas où ils sont partis. Enfin, nous avons un problème plus urgent à régler : avez-vous pris assez de nourriture jusqu’à leur retour ? »

 

Sur le chemin de la Puissante

 

« Ainsi, ces chiennes ont trouvé un imbécile pour venir secourir leur déesse ! grommela pour elle-même la femme à tête de lionne. Quel homme a été assez stupide pour espérer pouvoir m’affronter ? »
Mâa s’était retrouvé au cœur du désert. Le soleil mordait déjà son visage et le sable chaud s’immisçait entre ses doigts de pieds. Machinalement, il avait revêtu son Armure et le vent faisait voleter les tissus aux couleurs du Lotus Sacré. Aâmet, qui se trouvait à ses côtés, fit un pas en avant et pointa un doigt dans la direction d’une caverne.
« Isis, notre Mère, est prisonnière dans cette crypte. C’est Seth qui l’a enfermée. Tu dois la délivrer.
- Pourquoi tu ne le fais pas toi-même ? Je crois savoir que les Magiciennes de l’Ordre d’Isis sont parmi les plus redoutées ?
- Celle qui protège cet antre ne peut être vaincue que par l’essence de la vie. Tu es le Lotus, tu es l’essence de la vie. Isis a vu dans un songe la parole de Râ, tu ne peux te dérober.
- Pourquoi ? Pourquoi t’aiderais-je ? Je sers Athéna et Râ. La luxure d’Isis est une faiblesse de l’esprit, c’est ce que l’on m’a enseigné. D’ailleurs Râ n’est plus ! Je sers aujourd’hui le Sanctuaire !
- Isis est la dernière divinité à pouvoir libérer ceux qui ont protégé l’Egypte depuis la nuit des temps. Si Seth s’attaque à Enlil, ce dernier détruira notre terre. Tu es le Lotus qui redonne vie et espoir », répéta-t-elle doucement.
Etait-ce enfin la voie qui s’ouvrait devant lui ? Mâa avait attendu des années d’enseignement  et n’avait jamais vu cette voie dont parlait son Maître. Aujourd’hui, il voyait le soleil éclairer les entrailles d’une cavité pierreuse où sommeillait un mal sans nom. Il sentait sa puissance, sa haine. Il pouvait aussi, pour la première fois, ressentir son Armure résonner et ne faire qu’un avec les rayons de l’Astre Solaire qui la caressait. Râ lui faisait-il un signe ? Assez de questions. Il s’avança, déterminé à apporter ses réponses, laissant Aâmet derrière lui.

Un sourire vicieux tordit le visage menaçant de l’Être, femme sculpturale à tête de lionne. Fixant son regard et son esprit sur le Guerrier Sacré, elle se concentra. Pénétrer la psyché de sa victime ne fut pas difficile. Mâa était emporté par le doute, et en lui s’affrontaient la fierté de combattre au nom du Lotus selon la parole de Râ et la peur paralysante de devoir enfin passer à l’acte. Parmi toutes les choses, la perte de cette virginité du meurtre était ce qu’il redoutait le plus. Sa colère envers lui-même lui donnait de la force, mais elle le rendait également vulnérable. L’Être n’eut qu’à stimuler quelques points dans l’esprit de l’Egyptien aux cheveux d’or pour en prendre le contrôle, réorientant sa rage et stimulant sa haine jusqu’à ce qu’elle le submerge et fasse sauter tous les verrous psychiques qui l’empêchaient de passer à l’acte. Derrière lui, un Guerrier Noir le suivait depuis son entrée dans cette tanière. Avançant sans se faire remarquer, cette ombre portait une Amure proche de celle de Mâa ; un double occulte du Lotus qui s’apprêtait à passer à l’action. Mâa se retourna brusquement, surprenant l’inconnu qui s’apprêtait à déverser son arcane sur le Guerrier Sacré. Le visage déformé de haine, le regard vitreux, le Lotus d’Argent fonça sur son double en hurlant : « Meurs, infâme traître ! ».
Le Lotus Noir ne comprenait pas. Il savait pourtant tout de Mâa ; ayant assisté à l’assaut du Sanctuaire, il avait pu se faire une idée des Guerriers de l’Ordre sacré d’Athéna. Asturias et Mâa étaient ceux qui l’avaient le moins impressionné. Le premier, particulièrement sensible à une forme de rage incontrôlable et aux images de la mort, avait été terrassé sans pouvoir véritablement se défendre. Quant à Mâa, la chose avait été encore plus simple : incapable de se battre, il n’avait dû la vie sauve qu’à une fuite digne d’un lâche. Non, Mâa n’avait rien à voir avec le Guerrier du Lézard ou celui d’Orion qui, eux, semblaient vraiment redoutables. Bien entendu, ils manquaient encore d’expérience et ne valaient pas ses vieux ennemis, Yolos ou Pyrrhos en tête. Dans un premier temps, il ne réagit pas, totalement pris au dépourvu par cette attaque soudaine et surprit l’expression démentielle de ce visage. En une fraction de seconde, la fureur de Mâa se déversa à travers le corps du vieil Egyptien sous la forme d’un fluide violacé qui se joua des morceaux de métal comme le vent s’engouffre et guide le sable dans la moindre anfractuosité des pierres du désert.
Même s’il l’avait voulu, Mâa n’aurait pas pu retenir son coup. Sa main gauche s’enfonça jusqu’au coude dans la poitrine du Lotus Noir, perforant son corps de part en part, et sous la violence du choc tous deux roulèrent à terre. Au hurlement de Mâa se superposa le cri de souffrance et de fureur du vieux guerrier. Comment ? Comment cet être chétif et naguère si lâche avait pu le surprendre de la sorte ? Le Lotus Noir avait dompté maints et maints adversaires. Il avait, jadis, terrassé des créatures de la Horde, allant jusqu’à tenir en échec Bacurdus. Il avait assassiné trois Néréides, affronté avec succès des Guerriers du Sanctuaire. Comment ? Il ne mourrait pas seul. Il l’avait promis à Seth, il le devait à son nouvel employeur. Sekhmenoum ne pouvait pas faillir. Il voulait abolir la mort physique, lui qui vieillissait et que son pouvoir quittait petit à petit. Ce lâche ne l’arrêterait pas. Et quand bien même il devrait mourir, il ne mourrait pas seul ! D’un coup de pied, le prêtre de Seth se dégagea en une fraction de seconde, puis frappa Mâa de toutes ses forces dans le dos. Sekhmenoum tenta de reprendre quelques forces et vit avec satisfaction le Lotus d’Argent s’écraser contre une paroi rocheuse. Le silence, assourdissant, était rythmé par les respirations haletantes du prêtre qui s’assit contre la roche froide. Il tenta de se relever, réussissant seulement à tomber à genoux ; un filet de sang coulait de sa bouche. Son regard se porta sur son armure : sa cage thoracique était éventrée. Il n’avait même pas vu le coup venir. D’ailleurs il n’avait rien entendu. D’habitude, les Guerriers Sacrés utilisaient le rite qu’Athéna avait institué : déclamer le nom de son attaque pour que l’arcane se forge en lettres sacrées dans l’Armure. Il prononça quelques mots. Ecœuré et horrifié au-delà de toute expression, il comprit. Il était sourd. Totalement sourd. Ce lâche avait réussi, par un miracle inexplicable, à le priver d’un sens. Qui était-il ? Comment avait-il fait ? Le prêtre de Seth rassembla ses dernières forces et se releva, une dernière fois. Mâa avançait vers lui, lentement. Ses yeux bleus, sans vie, étaient terrifiants. Ses cheveux dansaient au rythme d’un pouvoir agressif qui illuminait de sa pâle clarté la cavité. Attaquer, une dernière fois. Sentir ce déferlement de puissance, une dernière fois. Jouir de cette explosion de sang, lorsque son arcane arrache les membres de ses adversaires. L’Eveil du Lotus Noir, son ultime attaque. Sekhmenoum se concentra et se prépara à passer à l’assaut. Un étrange phénomène suspendit son geste. Il cessa de respirer, et une silhouette bleutée se détacha de son corps martyrisé, comme un fantôme à son image, qui souriait. Le spectre se redressa de toute sa hauteur, parut considérer son propre corps avec une certaine surprise, puis se tourna vers Mâa. Ce dernier fit un simple geste de la main et un Lotus apparut entre ses mains. Le spectre sonda alors le regard noir du serviteur de Seth. La voix qui sortit des lèvres immatérielles était celle de Mâa, et son ton était calme.
« Tu es mort, et tu le comprendras bientôt. J’ai trouvé la Voie, tu ne pouvais m’échapper. Ne sois pas triste, je te sauve des bras de Seth. Tu n’es pas responsable, il t’a possédé, se servant de ta haine. Grâce à toi, j’ai achevé mon parcours initiatique. Je ne tue pas, je délivre. En réalité, je suis celui qui donne une chance à la vie. Ne cherche pas à revenir du Grand Voyage, rejoins la mort en pensant qu’un monde meilleur se prépare. Ton voyage se termine, et aussi tes souffrances. Adieu, Sekhmenoum ».
Sur ces mots, le fantôme s’enfonça dans le sol, laissant le corps du Lotus Noir désemparé. Désormais seules les ultimes pulsations de son Pneuma le maintenaient encore debout. Mâa regarda entre ses mains : le lotus était ouvert, le corps tomba à la renverse.

 

***

Mâa marchait à présent depuis de longues minutes dans la pénombre, hébété. Les mains tâchées du sang de Sekhmenoum, le Lotus d’Argent ne semblait pas vraiment comprendre ce qui s’était passé. Il avait simplement senti cette lumière froide s’emparer de son âme et s’était réveillé devant le corps inerte du Guerrier Noir. S’il était bien le meurtrier, il ne comprenait pas encore tout. Les images du duel le hantaient, bien qu’il fît tout pour s’en défaire. S’enfonçant plus avant dans les sous-sols de la crypte, Mâa tenta de se focaliser sur son Souffle Divin afin de percevoir l’ennemi qui, il en était certain, l’attendait, tapi dans la pénombre. Afin de se prémunir de toute attaque, le Lotus d’Argent utilisa une des techniques que son Maître lui avait enseignées ; l’Etreinte du Lotus était une technique basée sur la capacité mentale du Guerrier à projeter une aura de protection autour de lui. Cette dernière prenait la forme de pétales de Lotus qui, tournoyants, semblaient à même de le protéger des assauts adverses.
Comme l’Etre l’avait prévu, le rituel avait provoqué une réaction du Guerrier Sacré. Des barrières mentales étaient tombées et la créature s’en réjouissait. Depuis qu’il avait repris possession de son corps et de ses esprits, Mâa était beaucoup plus sensible aux énergies surnaturelles qui émanaient de son adversaire, tout proche à présent ; il sentait distinctement son hostilité croissante et la tension monter. Soudain, une gigantesque main griffue et écailleuse traversa l’Etreinte du Lotus et balaya le sol d’un geste ample, fauchant au passage les jambes de Mâa qui s’était un peu trop avancé. Lorsque la forme brumeuse émergeant de l’obscurité devint plus nette et gagna de la consistance, le Guerrier Sacré ne put s’empêcher de reculer … Vision cauchemardesque pour l’ancien serviteur de Râ. Devant lui se dressait une créature ancestrale que même les dieux d’Egypte avaient apprise à redouter. Le démon était tellement haut qu’il devait se courber pour ne pas heurter la voûte de sa tête à la crinière furieuse, présente également le long de l’épine dorsale et des bras. Les interminables griffes adamantines de l’une des espèces de serres qui lui servaient de main sifflèrent à quelques centimètres du visage de Mâa, tandis que les yeux de la créature éructaient de rage, emprisonnant le Guerrier Sacré dans leur intense lueur orangée. Cet insecte prétendait-il le détourner de sa mission ? Ce petit prêtre de Râ espérait-il sauver Isis de son funeste destin ? Quel était ce pouvoir qui le nimbait … une autre entité divine, loin, très loin, se penchait en ce moment sur son serviteur. Mais qu’importait, il allait périr avant qu’elle ne se mît en quête de sa véritable proie. Après tant d’immobilité et de promiscuité forcée, faire couler le sang et inspirer la terreur à nouveau étaient une nécessité irrésistible qui grâce à Seth, était de nouveau possible. Presque joueuses, les griffes d’adamantine sifflèrent à nouveau en direction du Guerrier Sacré, qui cette fois dut se jeter de côté pour ne pas être frappé de plein fouet.
Mâa, stupéfait autant qu’effrayé, cherchait une parade adaptée. La peur l’avait quitté, la fureur l’habitait à nouveau, mais de manière consciente cette fois-ci. Pour autant, il ne savait comment lutter face à cette divinité. D’ailleurs la chose lui paraissait stupide : comme, lui, Mâa, pouvait-il espérer vaincre Sekhmet, la furieuse Lionne des Dieux ? Il l’avait reconnue au premier coup d’œil, et maudissait la Magicienne d’Isis de ne pas l’avoir prévenu. Amèrement, Mâa réalisa que la créature se jouait de lui. Aucun des coups qu’il lui avait porté n’avait beaucoup d’effet apparent. Son Pneuma semblait inutile. Il déversait sans défaillir des charges d’énergie brute, rien n’y faisait. Un arcane. Il fallait retrouver l’enseignement de son Maître ... et le démon semblait retenir ses coups comme pour faire durer le plaisir. A deux doigts de baisser les bras, en proie à une poussée fiévreuse, Mâa se concentra. La tête lui tournait. « Athéna ! Miséricordieux et juste Râ ! Aidez-moi, donnez-moi la force ! » Au bout de quelques instants, les vertiges cédèrent la place à une lucidité étrange, tandis qu’une énergie qui n’était pas la sienne coulait dans ses membres. Il courut à la rencontre du démon, qui pour la première fois sembla avoir une lueur d’inquiétude dans le regard. Des rais de brillance partaient du halo violacé qui nimbait le Guerrier Sacré, enveloppant son armure d’un éclat éminemment agréable, lui conférant une vitesse accrue et un regain de vigueur et de combativité. Rugissant, la créature virevolta pour lui faire face ; fini de jouer. Elle était Sekhmet, l’invincible tourment des dieux, mais si cet insecte continuait ainsi, il risquait de déclencher l’ire du pouvoir occulte dont Seth en personne avait expliqué les capacités destructrices.
Concentrée sur son attaque, Sekhmet sentit un fluide chaud couler sur sa mâchoire et sa gueule ... son propre sang. Impossible ! Le Guerrier Sacré n’avait pas bougé !! La voûte de pierre venait à sa rencontre depuis plusieurs directions à la fois. En un instant, le chaos total régna dans la grotte, tandis qu’une ombre de lumière s’extirpait du seuil, provoquant un tel remou d’énergie qu’elle envoya Mâa et Sekhmet, sonnés, contre la paroi. Nimbé d’une luminosité extraordinaire, l’être à l’apparence vaguement humaine se jeta sur Mâa et disparut dans son corps, le Guerrier Sacré se mettant à léviter au dessus du sol tandis que sous ses pieds une multitude de lotus prenaient vie dans un bassin irréel.
Vivant. L’insecte vivait. Sekhmet rugit de toutes ses forces en se relevant. La Magicienne s’était dévoilée, enfin. La dernière, celle qui avait osé duper Râ en lui dérobant son nom secret. Isis, celle que Seth désirait détruire pour étendre enfin son règne sur l’Egypte pour la nuit des temps. Pourquoi ? Pourquoi avait-elle décidé d’aider cet être si fragile ?
« Nefertem ... Nefertem ... », susurra une voix qui ne lui était pas entièrement inconnue à travers la bouche de Mâa.
« Nefertem ? » grommela silencieusement Sekhmet en contemplant depuis une distance prudente le parterre de fleurs qui ne cessait de croître.
« Tu étais déjà morte, Sekhmet.
- Ne dis pas n’importe quoi, Chienne des Magiciennes ! Rappelle-toi ! Tu es en sursis parce que tu n’as pas encore décidé de combattre ou de fuir. Il ne tient qu’à moi de te faire subir le même sort qu’à Osiris ! Ou peut-être préfères-tu me divertir pour l’éternité grâce à un exercice particulièrement approprié pour ceux de ton espèce ?
- Mâa. Tu es celui que nous avons choisi pour guider l’Humanité vers un monde purifié. Athéna sera notre bras armé, tu seras notre parole. Frappe à présent. Laisse-toi guider par la générosité de Râ. Laisse la puissance salvatrice de Ptah courir dans tes veines. Tu es Nefertem ! Lorsque viendra le temps, je reviendrais te voir ».
La voix d’Isis disparut, laissant Mâa seul, toujours suspendu au-dessus du bassin artificiel. Sekhmet, sur ses gardes, assista alors impuissante à la préparation de l’attaque du Lotus d’Argent. Pour la première fois depuis son arrivée au Sanctuaire, l’Egyptien ressentait un puissant pouvoir offensif courir dans ses veines. Ce sentiment de puissance l’enivrait ; rien n’était impossible, pas même abattre ce monstre craint des dieux eux-mêmes. Excité par les remous de son pouvoir grandissant, Mâa savait pertinemment qu’il devait cet éveil à trois personnes : Yolos qui, le premier, avait cru en lui et qui l’avait conduit sur la voie des Guerriers Sacrés. Ensuite son Maître qui, sur le rivage du Sindhu (2) avait su le conduire plus avant dans la découverte du Pneuma, la voie du Kosmos. Enfin, Isis. La déesse l’avait fécondé de sa magie et Râ lui-même avait ouvert les portes de son Âme. Il n’était plus Mâa, mais Nefertem, le dernier rempart de l’Egypte et de l’Equilibre. De quelques gestes délicats, le Guerrier Sacré déversa quelques rais de lumière vers son adversaire. De l’énergie brute, violente, ardente comme les rayons de Râ. La symbiose avec ses divinités protectrices avait décuplé ses forces : cette simple attaque transperça de part en part Sekhmet sans qu’elle puisse véritablement réagir. « Ainsi, voilà la signification du mot puissance », souffla-t-il en regardant ses doigts.
« Om Mani Padme ! Ô Egypte, Ô Râ ! Je vais accomplir le destin que vous avez choisi pour moi et que toi, Isis, divine Magicienne, tu as révélé en ce jour !
- Misérable insecte, tu te prends pour qui ? Tu n’es même pas un fils d’Egypte ! Ne rêve pas ! Je vais te dévorer, à l’instant ! Tes dieux ne peuvent rien contre moi, Seth et Anubis sont à mes côtés ! MEURS !!! DOUAOU (3) VIENS A MOI ! »
Le cri que poussa Sekhmet fut accompagné d’un tremblement terrible : sous les pieds de Mâa, les entrailles infernales de la Terre remontèrent à la surface et des milliers de mains et de bras décharnés s’agrippèrent à ses pieds toujours en lévitation. Ce gouffre généré paraissait sans fond et, l’espace d’un instant, Mâa mesura l’horreur que pouvait représenter la mort pour les êtres infâmes ; mais très vite, il parut fasciné par ce spectacle. Ce monde était grandiose. C’était une région immense, coupée de murailles et de portes fortifiées, jonchée de marais boueux et de lacs de feu autour de chambres mystérieuses. Un fleuve immense, rouge sang, charriant des cadavres dévorés par des crocodiles monstrueux coulait d’un bout à l’autre du pays infernal ; sur l’une des berges, un chemin s’enfonçait dans une brume verdâtre. Deux autres voies se dessinaient, coupées de tournants brusques, de portes de feu où veillaient des gardiens féroces, le tout grouillant de serpents, de monstres prêts à anéantir les âmes indignes. Ceux qui s’étaient montrés impurs gisaient là, rongés par la faim et la soif, réduits à manger leurs propres excréments, livrés à des bourreaux et à des serpents monstrueux, progénitures d’Apopis (4).
« Sekhmet, je te regarde à présent dans les yeux, car je sais que je ne crains pas ces morts. Je suis pur et je ne te crains pas. Il est temps pour toi de recevoir un châtiment juste : ILLUMINATION DE NEFERTEM ».
La voix de Mâa, douce et assurée, surprit la déesse-lionne. Dans un premier temps, les morts qu’elle avait convoqués disparurent sous une multitude de petits Lotus. La Porte de Douaou avait été totalement comblée, mais les lotus continuaient de proliférer, allant jusqu’à percer la roche à ses pieds. Sekhmet voulut faire un pas en arrière mais elle observa avec surprise que les tiges des plantes la retenaient, avec une vigueur surnaturelle.
« Cette attaque m’a été révélée par Isis. Je suis le Lotus qui apporte la vie. Tu ne pourras pas échapper à mon assaut, qui te sera fatal. Bientôt, lorsque les tiges auront cessé de croître, les feuilles se développeront jusqu’à recouvrir ta peau maudite. Alors, tu ressentiras une grande souffrance, car le poids de tes fautes t’accablera. Alors, je prononcerais l’incantation magique qui fera naître la fleur de Lotus Sacré : une fois éclose, tu périras. Ne cherche pas à fuir, c’est inutile. Au moment même où mon arcane s’est gravé sur mon Armure, tu as cessé d’exister en ce monde ».
Si ce n’était pas de la crainte, les sentiments qui tourmentaient Sekhmet la mettaient de plus en plus mal à l’aise. « A l’évidence, cet arrogant Mortel ne se rend pas compte qu’il est sous l’influence d’Isis. Cette sorcière est bien capable de me détruire si … »
Les yeux de la déesse se rivèrent sur l’Armure du Lotus. Des hiéroglyphes complexes apparaissaient petit à petit sur les avant-bras de Mâa : Nefertem ! Il allait invoquer le Lotus Sacré ! « Maudite Sorcière ! eut le temps d’éructer Sekhmet avant d’être frappée de plein fouet par un flot de puissance qui la submergea et l’envoya percuter violemment les parois rocheuses, soulevant un nuage de poussière et de pétales de lotus.
« Tu as acquis un savoir qui te dépasse, sombre mortel infirme. Tu es bien incapable de maîtriser le savoir d’Isis ! Comment as-tu espéré me tuer avec ça ? Si tu as acquis plus de puissance que je ne l’aurais cru, vociféra la créature, tu n’es pas de taille !!! Tu reste un insecte insignifiant. Tu es arrogant, et ce crime mérite un châtiment juste ».
Le pouvoir divin de la Déesse-Lionne se mit soudainement à augmenter de façon tellement brutale que Mâa fut projeté en arrière, le visage défiguré par la violence des explosions de pouvoir qui l’entourait. Les flux d’énergie s’élevèrent alors à la verticale, emportant Mâa et les blocs de pierres dans une course effrénée qui les fit traverser la voûte de pierre et les propulsa dans les airs. Sekhmet, ivre de rage, sauta à son tour et poursuivit sa proie, gueule ouverte pour le gober au passage. La violente douleur qui la transperça arrêta sa course frénétique et lui arracha un grognement de rage.
« Tu t’es jouée de moi, Isis ! Tu t’es servie de lui pour me pousser à la faute !
- Ta folie meurtrière t’a aveuglée. Tu as oublié les préceptes de Seth : écraser, ne pas tapoter. Tu aurais dû le tuer depuis longtemps, mais tu as joué avec lui parce que tu pensais qu’il ne représentait aucun danger. C’est vrai, Mâa ne pouvait rien contre toi. Mais moi, si.
- Tu ne peux me tuer, tu le sais, je suis une déesse. Tu peux me faire disparaître comme Seth a fait disparaître les tiens, mais il viendra me rechercher, avec l’aide d’Anubis.
-  Tu te trompes lourdement, Sekhmet : nous sommes redevenues mortelles en ce monde. Notre temps touche à sa fin, même si Anubis et Seth refusent de le voir, tout est écrit ».

***
Demeure d’Anaximandre, quelques jours plus tard.

Mâa avait plongé dans un abîme d’obscurité inquiétant où il cherchait avec désespoir la lumière réconfortante de Râ. Perdu dans ces limbes, il dérivait dans un néant où plus rien ne comptait. Alors qu’il s’enfonçait de plus en plus, il sentit son Souffle reprendre vie. S’accrochant à cette lueur qui caressait sa peau sous la forme d’un léger souffle enchanteur, il tenta, pas à pas, de remonter à la surface de la réalité. Il émergea du néant à demi réveillé, la tête douloureuse et le corps endolori, tentant de comprendre ce qui lui était arrivé. Quelqu’un l’appelait. Plusieurs voix. Des murmures.
« Enfin tu te réveilles, Cheveux d’Or ».
Dans un semi-brouillard, il reconnut la Magicienne d’Isis. Le Lotus d’Argent regarda quelques secondes Aâmet et vit que ses compagnons se trouvaient derrière la jeune femme. Seuls Anaximandre, Azuria et Yolos manquaient à l’appel.
« Tout va bien mon ami, s’avança Frank. Elle t’a ramené du désert. Elle nous a dit que tu avais affronté une épreuve et que tu attendais à présent la visite de quelqu’un.
- Une épreuve.
Mâa s’assit dans le lit et se passa les mains sur ses yeux.
- Oui, c’est cela. Une épreuve. Je suis celle qui l’a guidé. Je vais rester à ses côtés, que cela vous plaise ou non. »
La voix belliqueuse d’Aâmet agaça une fois de plus Shiro qui éprouvait une méfiance affichée envers la Magicienne.
« Mâa va nous expliquer ce qui lui est arrivé. Ensuite nous jugerons si tu peux rester avec nous mais sache que je suis contre la présence d’une étrangère parmi nous.
- Shiro, c’est toi l’étranger en cette terre d’Egypte. Je resterai avec Mâa car c’est la volonté de ma déesse.
L’Hindou s’empourpra.
- Nous ne servons pas Isis ! Et évite de prendre ce ton avec moi ; je n’hésiterai pas un instant à te corriger. Tu n’es pas de taille, reste à ta place, magicienne.
- Elle restera avec nous car c’est ma volonté.
Les regards convergèrent vers Mâa.
- Elle m’a aidé lorsque j’ai affronté et terrassé Sekhmenoum, le Lotus Noir. Mon destin est lié à cette terre et Aâmet doit encore me permettre d’en apprendre davantage sur moi. Faites-moi confiance. Je vous dirais tout, en temps voulu.
- Si c’est ce que tout désires, nous respecterons ton choix, dit Asturias d’un ton apaisé. Mais, avec Anaximandre, Azuria et à présent Aâmet, notre mission prend une tournure inattendue ».

 

(1) Voir le Livre II, Une nouvelle vie et le Livre III, L’Âge de la Violence.
(2) Nom antique de l’Indus actuel.
(3) Ce sont là les enfers égyptiens.
(4) Apophis (Apopis), dieu-serpent (Aâpep), symbolise la puissance originelle, toujours repoussée mais jamais anéantie. Cet énorme serpent est le symbole du non-être, de la non-existence. Ennemi cosmique symbolisant le mal et l'ensemble des forces destructrices, chaque matin et chaque soir, il attaque la barque solaire dans le seul but de la faire échouer pour interrompre le processus de création.