Dans l’épisode précédent …

 

Menés par Yolos, les Guerriers d’Argent se voient confier la mission de rejoindre l’Egypte afin de percer le mystère de Yôô d’Hââ. Après avoir rejoins la demeure de l’Erudit Anaximandre, vieille connaissance colérique, et de sa nouvelle compagne, Azuria, ils retrouvent Seth, Pallas, Harald et Darkhan dans la ville de Tanis. Alors qu’ils s’apprêtent à partir sur les traces du sage légendaire, Mâa, guidé par une Magicienne d’Isis, Aâmet, s’éveille à des pouvoirs insoupçonnés. De retour parmi ses compagnons, le Guerrier du Lotus les convainc de reprendre leur quête et de rejoindre le Temple de Sobek où se perd la trace de Yôô d’Hââ …

 

Chapitre XI – Le destin d’un vieux sage

 

***

Questions en suspens

 

Tanis émerveillait les Guerriers Sacrés qui pressaient le pas derrière Azuria. Le port, les différents marchés, les échoppes, les quartiers populaires, les ruelles grouillantes d’Egyptiens et de peuples de tous horizons, les maisons et bâtiments colorés ou de simple torchis, tout les fascinait. Ne serait-ce cette guerre larvée et ces troupes qui circulaient à chaque coin de rue, cette cité était enthousiasmante. Les journées leur semblaient trop courtes pour pouvoir découvrir les recoins et les mille et un attraits de cette ville remuante qui ne connaissait jamais le repos. Bientôt, il leur faudrait partir pour le Nil ; en ce jour, c’est ce qui avait motivé Yolos. Il avait suivi Frank et Shiro afin de satisfaire les achats prévus pour le périple à venir ; dans la réalité, c’était l’occasion de découvrir un peu plus le cœur de la ville et de s’approcher du quartier des Temples. Le soir, lorsqu’il se détachait de la ville à travers le prisme du soleil couchant, le Maître aimait rester seul sur la terrasse d’Anaximandre et y balader son esprit.
« Allons, pressons le pas. Je vais aller de mon côté nous procurer du tissu. Nous en aurons besoin pour le voyage, vous n’allez pas sortir dans le désert avec vos vêtements grecs et ceux que j’ai trouvés la dernière fois ne sont pas adaptés aux tourments arides. Allez de votre côté dans la taverne du coin de cette ruelle. Ne buvez pas trop et restez tranquilles. Je reviendrai vous chercher. Profitez-en pour tendre l’oreille ; on ne sait jamais, les soldats et mercenaires de Seth et d’Anubis sont souvent bavards lorsque la bière a fait son effet.
- Mais, Azuria, je comprends à peine l’Egyptien pour ma part.
- Moi si, Frank. De toute façon ici, on parle aussi la langue de la Terre que tout le monde comprend à peu près. Nous t’attendrons. Allez, venez vous deux ».
D’un simple hochement de tête, les deux Guerriers d’Argent obéirent à leur ancien Maître et glissèrent à travers la foule bigarrée.
Une lumière suiffeuse se mêlait à la poussière ocre sur le pavé crasseux de la taverne. Cette dernière n’avait rien d’engageant : il fallait descendre un escalier enfumé pour rejoindre un sous-sol bruyant et ses murs lézardés laissaient craindre que le bâtiment ne s’effondre à tout moment. Le trio jaugea la pénombre avec perplexité jusqu’au moment où deux guerriers d’Anubis, reconnaissables à leurs armures couvertes de représentations du dieu des morts, ne les poussent en avant.
« Alors quoi, mercenaires ! Vous attendez que les putes viennent vous chercher ou quoi ?
- La bière est bonne ici ?
Le premier guerrier, un petit homme trapu, sonda Shiro avec perplexité.
- Evidemment ! Mais la taverne de la Gueule d’Hippopotame n’est pas connue pour sa bière ! Elle est surtout connue pour ses femmes et leur souffle de joie ! Vous venez d’arriver ou quoi !
- Oui, certifia Shiro.
L’Hindou prit à peine de temps de réfléchir et s’appuya sur une conversation qu’il avait eue naguère avec Macubex.
- Nous venons d’Orchomène, en Arcadie. Nous avons été attirés par l’aventure.
- Ah, maugréa le guerrier en dévisageant les compagnons. Ben descendez, nous allons vous faire découvrir les joies de Tanis ! Je suis Tête de Figue et voici Caresse d’Eté.
- Je suis Shiro, voici Yolos et Frank.
- Yolos, tu fais bien Grec, mais vous deux …
- Frank est un nom qui vient des druides ; il veut dire lance de chasse.
- Quant à moi, je viens de la vallée du Sindhu.
- Je me disais aussi que tu n’avais rien d’un Grec ; belle équipe ! Allez, venez nous raconter vos vies ; nous partons dans deux jours pour mener campagne en Canaan et éradiquer Baal. Comme nous risquons de ne pas revenir, autant goûter une dernière fois à la volupté de l’haleine des traînées d’Isis … »

***
Au même moment, dans la demeure d’Anaximandre
 
« A présent tout s’éclaire d’un jour nouveau. L’ouverture de cette « porte », le déchaînement de violence, le retour de Baal, la lutte menée par Enlil qui a poussé nos dieux à partir sur le chemin de la guerre … Tout prend un sens terrifiant.
- Cela n’explique cependant pas pourquoi Râ s’est retiré comme tu l’as affirmé, Aâmet. Pourquoi ? Pourquoi abandonner sa terre à Seth !
- Râ doit savoir qu’il ne peut lutter face à Enlil. Pour avoir discuté de ce dieu de nombreuses fois avec Akurgal, Enlil est terrifiant. Je doute que même Athéna puisse s’opposer à lui. Souvenez-vous du songe de Ninhursag ! »
Les paroles d’Asturias cinglèrent comme le métal d’un glaive s’écrasant sur la pierre. Anaximandre, jusque-là silencieux, sortit de sa réserve après avoir dégusté une nouvelle datte fraîche.
« Vous espérez comprendre les dieux en tirant des conclusions de Mortels. Idiots, vous n’apprenez décidemment pas grand-chose ! Qui sommes-nous pour comprendre la motivation des dieux ? Il faut réfléchir, froidement. Il faut analyser et accepter que nous ne puissions tout comprendre. Reprenons :
*Maiegeiam : il désire tuer les dieux car il pense qu’ils vont mener le monde à sa perte. Jusqu’ici, il n’a pas réussi, mais il semble avoir livré le bon diagnostique. Les dieux s’entre-déchirent et réduisent le monde au chaos.
*Allani-Ettitu : étrange être qui a disparu, mais qui semblait avide de régner sur le monde. Je pense que nous sommes loin de tout savoir sur elle mais passons, elle ne semble plus représenter une menace.
*Asgard : là je ne sais pas et de toute façon Odin n’a aucun intérêt ; ce n’est qu’un dieu mineur d’une terre mineure.
*L’Indicible, c’est assez simple : il cherche à retrouver son pouvoir et, partant de là, s’oppose à tous les dieux. Un grand danger s’il en est.
*Le Maître des Tumultes : il se sert d’Arès et de sa soif de sang pour porter la guerre partout et établir son règne de fer. Il se retourne en ce moment vers l’Indicible car il sait que c’est de là que vient le principal danger. Un titanesque combat doit couver en Occident.
*Athéna et votre Sanctuaire : le Maître des Tumultes vous a épargnés car vous servez de tampon avec l’Egypte et la Mésopotamie. Il a pu également mesurer votre faiblesse. De toute façon, les dieux grecs sont faibles car ils se jalousent et s’autodétruisent dans des tensions et conflits perpétuels.
*Râ : il s’est sans doute retiré au profit d’Anubis et de Seth, divinités furieuses qui pourront seules s’opposer à la furie d’Enlil. C’est la Guerre ! Je doute que la bonne Isis et le trop doux Osiris aient été de taille.
*Enlil désire tout simplement se débarrasser de cette humanité corrompue qui a rouvert Astragoth.
*Nous : et bien nous tentons de survivre !
-Tu as bon rôle de nous dire de ne pas nous mettre à la place des dieux, alors que tu tires des conclusions très contestables ! » s’indigna Mâa.
Le vieil érudit se saisit d’une nouvelle datte et la fit tourner entre ses doigts fatigués par le temps.
« Mais c’était bien là le sens de ma démonstration : voici des suppositions qui sont peut-être totalement à l’opposé de la réalité. La question n‘est pas de savoir pourquoi, mais comment. Oui, comment sauver ce qui peut encore l’être. Laissons aux dieux les questions qui nous dépassent ; trouvons des solutions, car notre disparition future possible est aujourd’hui notre seule certitude ».

***

Dans la Gueule d’Hippopotame

Pensivement, Shiro considéra les formes affalées de Yolos et de Frank qui conversaient avec les deux guerriers d’Anubis. De braves types qui ne demandaient qu’à prendre du bon temps et il y avait de quoi faire ici. L’Hindou tendit un bras et une serveuse lui remplit sa cruche de bière, tandis que deux danseuses tournoyaient autour de la table, libérant à intervalles réguliers des volutes de fumée tirées d’une ceinture de cuivre où se consumaient lentement quelques plantes inconnues. Le résultat était assez spécial ; si l’on restait allongé, les vertiges poussaient les moins valeureux contre les murs. Les sens se déverrouillaient petit à petit et, ici et là, quelques militaires dépareillés se laissaient aller à quelques échanges libertins avec des prostituées. Frank était aux anges, tout comme Yolos qui, de retour après un moment passé dans un coin avec une de ces femmes, s’était allongé l’air parfaitement apaisé. Les traits de son visage en sueur laissaient croire qu’il avait rajeuni et le Guerrier se laissait aller à des éclats de rire inhabituels.
« Alors, vous en avez bien profité ? »
Shiro releva la tête vers cette voix devenue familière.
« Oui Azuria. Pourquoi nous avoir conviés ici ?
- La vie est courte ; il faut savoir en profiter. Je suis un peu une mère pour vous.
Elle s’attarda un moment sur Frank et Yolos.
- Ont-il trouvé une femme ?
- Yolos oui, mais pas Frank.
- Trop timide je suppose. Et toi ?
- J’ai une femme.
- Et alors ? Elle est loin, où est le problème ? Ce sont d’anciennes prêtresses d’Isis, expertes dans les choses de l’amour. A ton retour, tu pourrais apprendre des choses à ta femme.
- Trouvons une femme pour Frank, moi je saurais m’abstenir.
- C’est stupide, mais c’est ton choix ».
Il accepta la main d’Azuria et disparut dans la foule, sous les yeux rieurs de Yolos.

***

Demeure d’Anaximandre

Aâmet écarquilla ses yeux ébène et se raidit.
« Vous n’êtes pas sérieux ! Vous ne comptez tout de même pas rejoindre le Domaine de l’Homme Crocodile pour trouver un vieux mage !
- C’est notre mission.
- Mâa, tu ne sais pas de quoi tu parles ! Vieux fou ridé, dis-lui toi !
- Mais nous irons avec vous.
- Nous ? Ta femme est du voyage ?
La magicienne se tourna en furie vers Mâa.
- Tu dois attendre la parole d’Isis, je dois veiller sur ta sécurité. TU N’IRAS PAS DANS CET ENDROIT !
- Notre destin est d’y aller, Dame Aâmet.
- Ne prends pas ce ton mielleux avec moi, Asturias. Vous n’irez pas dans cet endroit de mort.
- Le plus légendaire des sages s’y trouve, Aâmet. Il peut nous donner un moyen de fermer Astragoth. Il sait ce qui fut avant que les dieux ne peuplent le monde.
- Légende, superstition, foutaise !
La Magicienne d’Isis se leva et entra dans une rage hystérique.
- S’il le faut je vous enfermerais dans une prison de sommeil. Vous ne devez pas pénétrer là-dedans ! Cet endroit est maudit, c’est, c’est …
Elle se rassit, les yeux perdus dans le vide. Sa voix se fit froide, à peine audible.
- C’est là que sommeille Le Crachat de Neith (1). Pauvre fous, vous allez réveiller une force qui nous détruira tous !
- Apophis, murmura Mâa. Le serpent qui menace de tout temps l’Ordre du Monde et qu’Isis seule, en compagnie de Bastet (2), peut affronter.
- Anaximandre, tu ne nous avais rien dit là-dessus.
- Et bien, fit l’érudit en haussant les épaules, personne ne m’a posé de question sur ce temple, enfin sur ce qui se trouve sous le temple, Asturias. Aâmet, va nous chercher de la bière veux-tu, nous allons manger un morceau. Il me faut des forces pour retrouver mon papyrus qui traite de cet endroit.
- Vieux bouc ridé, je ne suis pas ta catin !
- Dommage, tu es bien belle ! Un peu fine, mais bien belle ! »

***

Dans les ruelles de Tanis

Le disque solaire d’un rouge sanguin s’enfouissait sous l’horizon où le quartier des temples se dessinait voluptueusement. Guidés par Azuria, le trio avait quitté la taverne ; Yolos et Frank avaient su profiter de ses charmes, Shiro avait beaucoup conversé avec la nouvelle compagne d’Anaximandre. Il s’était montré insatiable sur les coutumes d’Egypte, sur le désert qui les attendait. Il avait aussi ouvert son cœur et laissé Azuria mesurer combien Mérope lui manquait. Avec le crépuscule, le vent du désert commença à se lever, un souffle chaud et geignard venu des entrailles de l’Egypte. Yolos frissonna étrangement – il s’était habitué à la chaleur de la taverne et la sueur, au contact du vent, s’évaporait dans un frisson – et serra son manteau de lin noir sur ses épaules.
L’espace d’un battement de cil, il tenta de se mettre garde. Trop tard. A ses côtés, Frank et Shiro étaient tout autant en mauvaise posture ; sous le cou de chacun, des poignards menaçaient de couper leur veine jugulaire.
« Tu avais raison, Azuria. Cette fumée qu’ils ont absorbée les a totalement endormis. Trois cadavres en puissance.
- Seth, arrête ce petit jeu, veux-tu ? Et que faites-vous avec des armes ? »
L’Egyptien recula d’un pas et rangea sa petite dague en souriant.
« J’avais peur que tu sois un peu long à la détente, Yolos. Pour les armes, c’est une idée de Pallas, ça fait plus couleur locale pour des marchands. Il est toujours plein de bonnes idées, Pallas ; depuis notre aventure à la poursuite de Gygès, je lui fais une confiance absolue pour ce qui est de passer inaperçu ».
Le sourire moqueur de Seth ne le quitta pas lorsque Yolos se retourna vers lui. Harald, Darkhan et Pallas rirent plus franchement et se jetèrent dans les bras de Frank et de Shiro.
« Comment nous avez-vous retrouvés ?
- Nous venons du Sanctuaire, fit le Guerrier du Dragon. Nous sommes, hélas, arrivés après la bataille. Nous avons mis un terme aux agissements de Gygès. Nous avons rencontré le Grand Prêtre en personne ; je comprends à présent pourquoi on compare son visage à un masque. Il ne laisse rien passer, aucune émotion. Il nous a signifié de vous rejoindre au plus vite car vous pourriez avoir besoin de notre soutien ; il est capital de retrouver Yôô d’Hââ le plus rapidement possible ».
La voix posée de Darkhan rassura Yolos ; ses anciens Ephèbes avaient bien mûri, ils étaient devenus de véritables Guerriers Sacrés.
« Et pour Azuria ?
- Et bien, Shiro, elle a reconnu nos accoutrements grecs sur le port. Elle a engagé la conversation et, de fil en aiguille, nous a convaincus de la véracité de son histoire. Elle nous a demandé de vous préparer cette surprise, après votre départ de l’auberge.
- Elle aurait pu vous mentir, Harald.
Seth plissa les yeux et serra les dents.
- Je l’aurais su et elle aurait appris à le regretter, Yolos ».
Azuria coupa court à l’échange d’une voix autoritaire : « Vous discuterez en route. Les autres nous attendent ».

Chemin faisant, Darkhan expliqua en détail l’action menée contre Gygès, mettant volontairement de côté les agissements de Seth. Le retour au Sanctuaire avait été un choc pour ces Guerriers Sacrés ; même s’ils savaient que quelque chose de terrible l’avait frappé, rien ne les avait préparés à un tel spectacle. Seth s’était montré le plus enragé, allant jusqu’à profaner les tombes d’adversaires morts au combat. Dans l’urgence, Ludoxandros avait donné l’ordre de s’occuper personnellement des Amazones qui, après une rencontre demeurée secrète, avaient été nommées Ephèbes de Bronze. Dans ces temps difficiles pour le Sanctuaire, la priorité était de reconstituer des forces et ces guerrières avaient été acceptées dans l’Ordre, pour peu qu’elles se montrent dignes de remporter une Armure Sacrée. Chose inhabituelle, l’entraînement avait lieu au sein même du Sanctuaire, dans un massif montagneux demeuré secret. Là, sous la conduite de Guerriers d’Argent, dont Ludoxandros et Krateros en personne, Panoera pour la Chevelure de Bérénice, Ysée pour Médée, Néphélie pour Atalante, Poena pour Danaé, Calista pour Andromède et Aspasia pour le Cygne, suivaient un enseignement terrible aux côté de jeunes hommes destinés à combler les pertes. Pour la première fois depuis la fondation du Sanctuaire, les Armures Sacrées qui avaient été cachées aux quatre coins du Monde connu avaient toutes été regroupées dans les ruines encore fumantes de l’enceinte d’Athéna. Ainsi dispersées, la déesse guerrière avait pu contrôler l’ensemble de la Terre, ses Maîtres, lorsqu’ils ne formaient pas de nouveaux Guerriers Sacrés, surveillant des régions éloignées de la Grèce. C’était par exemple cette logique qui avait vu l’Armure du Dragon que portait à présent Darkhan se retrouver au fin fond du Wullao Fang. Désormais Athéna était revenue à une ambition plus modeste ; ses troupes contrôlaient tout juste l’Attique. Poséidon s’était emparé de nombreuses régions helléniques, Eris semait le trouble en Péloponnèse ; il était illusoire dans ces conditions d’espérer contrôler des terres aussi éloignées que le Wullao Fang ou l’Inde mystérieuse. Menés par Krateros, quelques Guerriers d’Argent avaient été chargés de regrouper toutes les Armures disponibles dans l’enceinte même de l’acropole du Sanctuaire. Ludoxandros et Krateros étaient chargés d’organiser, en l’absence de Yolos, un camp d’entraînement dans une vallée proche du village détruit du Sanctuaire. Ce dernier renaissait petit à petit de ses cendres, même si de nombreux habitants s’étaient réfugiés en Argolide, là où les troupes de Poséidon offraient une sécurité maximale. Plus tard, Athéna reprendrait sa marche en avant et son empire sur ces habitants à présent méfiants ; il faudrait cependant du temps pour que le Sanctuaire soit de nouveau sur le pied de guerre. Yolos savait tout cela mieux que personne ; il ne tarda pas à subodorer que l’Homme au Masque allait bientôt consulter leur déesse en personne pour dévoiler au grand jour le plus grand secret du Sanctuaire …

 

 

Rencontre d’avant-garde

 

Au même instant, quelque part au cœur des forêts occidentales de la Terre Chevelue

Les trois Guerriers Sacrés rampaient depuis quelques secondes. Le corps déchiqueté que Glokos avait évité de justesse les inquiétait. Pas plus le Cerbère, que Calliclès ou Pyrrhos n’avaient vu le coup venir. Au loin, tout n’était que fureur. Les trois Guerriers d’Argent pouvaient ressentir des émanations de pouvoirs dantesques, probablement de la magie ancestrale, mais aussi des énergies croître et exploser en tous sens. Ils ne connaissaient que trop bien ces dernières : c’était celles de Guerriers Noirs, engagés dans une lutte mortelle. Le Grand Prêtre, qui se montrait de plus en plus depuis la défaite du Sanctuaire, avait chargé les trois compagnons de suivre les armées de l’Ordre Noir. Trois face à une armée : il ne s’agissait pas de se battre, mais de se renseigner. Ludoxandros avait émis l’hypothèse que l’Ordre Noir pouvait se diriger vers Asgard, peut-être vers Astragoth afin d’en prendre possession et d’y établir une forteresse imprenable. Ainsi, il deviendrait impossible de refermer cette faille, ce qui représentait une grande crainte pour Athéna. L’autre hypothèse avait été émise par Kamènes, soutenu par Krateros ; les deux hommes, parmi les plus érudits des serviteurs du Sanctuaire, pensaient que le Maître des Tumultes allait tourner sa fureur vers l’Indicible, celui qu’il craignait tant. Allait débuter un combat titanesque aux pieds de l’antre secret de ce dernier. Dans les faits, les premiers rapports des espions du Sanctuaire avaient confirmé les deux hypothèses : la Horde, avant qu’elle ne soit détruite par l’alliance du Sanctuaire et d’Asgard, marchaient visiblement bien vers la Germanie Glaciale. Prélude à une invasion du Royaume d’Odin ? C’était hautement probable. Pour le reste, toutes les forces de Caturix et d’Arès convergeaient vers le repaire de l’Indicible ; une armée gigantesque de créatures diverses, d’hommes et de mercenaires avides, menés par les Poings Noirs et les Berserkers d’Airain.
La mission de Glokos, Calliclès et Pyrrhos était simple : il fallait suivre l’Ordre Noir pour découvrir l’Antre de l’Indicible, en marchant ainsi dans les pas d’Astalos (3). Ensuite, il fallait observer. Ils avaient été proposés à Athéna en personne par Ludoxandros pour une raison simple : le Maître de Crystal considérait que ces trois hommes étaient les plus puissants Guerriers encore en vie. La réputation de Calliclès n’était plus à faire et, au sein même des troupes de Poséidon ou d’Arès, le Thessalien était craint. Pyrrhos avait une force hors du commun et pouvait affronter sans sourciller des myriades de combattants, ce qui pourrait arriver face à des armées organisées comme celles de l’Ordre Noir et de l’Indicible. Enfin, Glokos était un tacticien hors pair et, surtout, était le seul Guerrier du Sanctuaire à avoir battu le glacial combattant à mains nues. Pour cet exploit, Ludoxandros le gardait en profonde estime. Observer. Du haut d’une butte boisée, leurs yeux rougis par des nuits sans sommeil découvraient un spectacle effrayant. Là, à quelques milliers de pas, dans les contreforts d’un terrain encaissé, la mort s’amusait. Ce qui avait été une forêt ou un bois n’existait plus ; ce qui avait été naturel n’était que ruine. Seule une montagne végétale se dressait, observant avec gourmandise les tourments qui se jouaient à ses pieds. Elle jubilait : depuis des milliers d’années, on ne s’était pas ainsi battu pour elle.
L’avant-garde de l’Ordre Noir, menée par  Grakgoth, le Poing Noir du Carnage et Penthésilée, Berserker en charge des Amazones d’Arès, était en train d’être massacrée par une troupe venue d’un autre monde, menée par les Guerriers Noirs à la solde de l’Indicible. Le flot composé de liches, créatures hautement maléfique et intelligentes, squelettes, morts-vivants en tout genre surgit aux pieds même des troupes disciplinées de l’Ordre Noir ; une attaque souterraine. Penthésilée aurait trouvé ça génial si elle n’avait pas vu un tiers de ses Amazones dévorées sur place par ces êtres cauchemardesques. Grakgoth, quant à lui, analysait froidement la situation ; son maître avait pu reconstituer les rangs de ses troupes, décimées en Grèce. Mesure qui devrait certainement être répétée : si ses guerriers faisaient face avec plus de tenue contre les morts, l’entrée en scène des Guerriers Noirs avait été terrible. Un instant, ses yeux se focalisèrent sur l’un d’entre eux, le plus furieux. C’était Argéthuse de la Chimère ; il multipliait les attaques qui semblaient terrasser ses adversaires de l’intérieur ; à ses côtés, couvert de sang et de restes de chair, Ichiuton le Thrace déchirait tout au moyen de ses boules acérées. Ces hommes étaient devenus de véritables machines à tuer ; des êtres démoniaques qui faisaient grand carnage, profitant de la surprise. Lorsque, çà et là, quelques Amazones parvenaient à faire face et à s’organiser, les attaques incisives d’autres Guerriers Noirs les mettaient en déroute. Penthésilée jeta un regard à Grakgoth ; il y avait trop de Guerriers Noirs, sans parler des Engeances et des Dards de l’Indicible. Le Décharné avait décidé de frapper fort, d’entrée de jeu. Du sang. Ils avaient le droit à leur lot de sang. Il fallait bien montrer à ces démons que la suite serait tout autre ; la Berserker et le Poing Noir se jetèrent dans la mêlée. Grakgoth se focalisa sur trois Guerriers Noirs : à distance, Calliclès crut reconnaître les Armures Noires du Loup, du Lynx et de l’Ours. Dans les faits c’étaient bien elles, portées par Ojin, Shoubbilouliouma et Euthyme, noms que l’Histoire n’allait pas retenir longtemps. Le premier, sans qu’il comprenne vraiment ce qui lui arrivait, fut attrapé par le Poing Noir au niveau des épaules ; jeté dans les airs comme un sac de linge sale, Grakgoth désintégra purement et simplement le second, labourant le sol d’un éclair aveuglant, alors que montait la puanteur du soufre et de la peau brûlée. Tout autour d’Euthyme, le dernier, les morts vivants qui se précipitaient en éructant des cris abominables explosèrent dans une gerbe d’humeurs sanglantes ; sa propre armure se liquéfia, accompagnant le pauvre guerrier dans des souffrances indescriptibles. Puis Grakgoth siffla Penthésilée ; l’Archère d’Arès banda son arc et transperça de centaines de traits Ojin qui retombait lamentablement après une course folle dans les airs. Pourtant dur au mal, Calliclès eut un haut le cœur lorsque le Poing Noir démembra le Guerrier Noir et jeta ses restes aux pieds de Tiralon, jusque-là immobile. Virevoltante, telle une tornade monstrueuse de puissance charriant les entrailles de ses adversaires, Penthésilée dansait au milieu des Morts, éventrant, perçant, labourant, arrachant. Aucune des créatures qui se jetaient sur elle ne semblait de taille. L’Indicible le savait ; la bataille n’avait pas encore commencé. Les Guerriers Sacrés le comprirent : ce qui allait se jouer ici dépassait l’imagination. Les forces principales de l’Ordre Noir n’étaient qu’à une journée de marche ; l’Indicible avait certainement en main des atouts plus terribles que ces Morts et ces Guerriers Noirs. Du moins, cette folie allait-elle préserver quelque temps le Sanctuaire qui, ils en étaient convaincus à présent, n’était pas de taille à affronter directement ce déferlement de violence.

 

Les berges du Nil

 

Il avait fallu quelques heures aux compagnons pour aider Anaximandre à cacher son trésor dans une pièce secrète de sa demeure : une crypte très ancienne, datant de l’époque de l’Âge d’Or, sur laquelle Anaximandre avait fait bâtir sa demeure des décennies plus tôt. L’endroit était totalement sec car creusé à même une roche imperméable, laquelle garantissait la sécurité des lieux face aux assauts dévastateurs de l’humidité sur le papyrus et les parchemins. Asturias nota avec fierté que dans son domaine, sa famille utilisait une roche similaire pour préserver les écrits de ses ancêtres, dans une région pourtant très humide. Les centaines d’écrits furent ainsi soigneusement rangés puis la crypte fut scellée par Aâmet en personne, à l’aide d’un sort gardien. L’expérience rassura les guerriers quant aux pouvoirs de leur nouvelle compagne, comme elle en troubla certains. Incapable d’ouvrir la dalle de pierre, Yolos goûtait peu à l’utilisation de cette magie qu’il ne comprenait ni ne maîtrisait ; Mâa se montra moins inquiet, tout comme Anaximandre qui visiblement connaissait bien ce pouvoir. Même s’il n’était pas lui-même sorcier, il avait longtemps vécu en compagnie du plus célèbre d’entre eux et semblait, étrangement, vouer un profond respect pour la déesse Isis que représentait Aâmet. Désormais rejoints par les Guerriers de Bronze, les deux jours suivant furent consacrés par les compagnons à la préparation du périple. Bien que le temple ne fût qu’à quelques journées d’âne, Aâmet convainquit rapidement Anaximandre de ne pas emprunter la route usuelle. Les forces d’Anubis contrôlaient tous les approvisionnements et aucun étranger n’était toléré au sud de Tanis. La Magicienne proposa de quitter la ville de nuit, puis de rejoindre le désert longeant le littoral de la Mer Sanguine (4), avant de piquer plein ouest et de rejoindre le Nil. De là, suivant les cartes d’Anaximandre, il serait possible de remonter le Nil et de rejoindre le Temple de Sobek. Frank avait convaincu ses compagnons de faire confiance aux ânes, animaux bourrus mais ô combien résistants, capable de porter les lourdes charges nécessaires à ces journées de périple désertique. La troupe laissa ainsi Tanis derrière elle par une nuit sans lune, s’enfonçant dans le désert froid et immense.

***

Quelques jours plus tard

« Mâa a l’air heureux de retrouver Seth.
- Ils sont liés par un lien très fort ; ils sont presque frères, même si tout semble les opposer, à commencer par leurs origines : l’un est noble, l’autre de modeste origine. Il est néanmoins clair que Mâa ne sait pas tout sur son passé, même s’il se le cache. Il suffit de le regarder pour comprendre qu’il n’est pas un véritable fils d’Egypte ».
Darkhan se tourna un instant vers Pallas qui marchait à ses côtés.
« Peut-être, oui. Mais j’espère que Mâa saura apaiser les tourments de notre ami. Je crains que sa folie ne le dévore petit à petit ; lorsque son regard vire à l’écarlate, il est avide de sang, de violence. Il aurait pu nous tuer lorsqu’il s’est acharné sur cette pauvre guerrière.
- Laissons faire le temps, commenta simplement le Guerrier de Bronze. Viens, rejoignons les autres ».
A quelques pas devant, tandis qu’Aâmet faisait connaissance avec Seth sous la direction de Mâa, Yolos menait les autres guerriers d’un bon train. Frank tirait un âne sur lequel Anaximandre avait pris place, Azuria préférant marcher à ses côtés. Si le vieil érudit ne soufflait mot, il ne perdait pas une miette de la conversation en cours.
« Il est tout de même extraordinaire qu’Artholos et les autres Guerriers de Bronze aient réussi à terrasser ces dieux ! Ils ont tué des divinités !
- Harald, c’est l’un des pouvoirs de l’Indicible, certifia Asturias. Il ne faut pas se tromper : si Mâa s’est débarrassé d’une divinité, si nous sommes parvenus à affronter Allani-Ettitu, si Eluontios a disparu, c’est moins par nos pouvoirs que par celui, sombre, de l’Astre Noir.
- Voilà pourquoi les dieux le craignent : nous, simples mortels, pouvons les terrasser. En un sens, il se sert de nous.
- C’est cela Yolos, l’Indicible se sert de nous.
- Mais, dans ce cas, comment expliquer que le Sanctuaire ait été balayé par l’Ordre Noir si aisément ?
Asturias s’essuya le front et croisa le regard de Shiro.
- Nous avons affronté des guerriers, pas des dieux, Harald. Ces êtres n’étaient pas touchés par le pouvoir de l’Indicible, et nous avons pu mesurer combien nous sommes faibles.
- Pas faibles, rectifia Yolos, inexpérimentés.
- Que veux-tu dire ? Nous avons traversé les Enfers, affronté maints dangers, mis en déroute des forces obscures. Regarde, Artholos, Minosandre et leurs amis ont terrassé la Horde ! Nous nous battons depuis des années !
- Non Shiro, vous vous battez depuis peu. Vous avez affronté des dangers en groupe. Vous avez échoué face aux serviteurs de Caturix qui, selon les dires des anciens, se battent depuis la nuit des temps. Vous êtes loin de maîtriser le duel, le véritable duel.
- Tu parles des duels tels que ceux que tu as menés avec Kamènes face aux Guerriers Noirs ?
- Oui Frank, c’est cela. Avec mes compagnons, nous avons appris l’art complexe de l’affrontement entre deux hommes, les yeux dans les yeux ; seuls, sans que personne ne puisse nous aider. Retirer la vie dans un ultime effort, sentir le dernier souffle de son adversaire et s’asseoir pour regarder cette vie fauchée par nos mains. Voilà ce qui vous manque. La bataille n’a rien à voir avec le duel. Alors, bien entendu, il y a aussi la technique qui entre en compte, votre capacité à utiliser votre Pneuma ; mais rien ne remplacera ces joutes.
- Yolos, dit Asturias en caressant l’âne qu’il tirait et qui se montrait de moins en moins coopérant, il nous reste beaucoup à apprendre, c’est une certitude. Montre-nous le chemin, mets-nous sur la voie. Nous n’aurons pas une autre chance lors de notre prochaine bataille.
Yolos souffla puis esquissa un sourire. Il était heureux de rester une sorte de père pour ces hommes.
- Tu ne crains rien à former tes jeunots, fit Anaximandre, nous ne dévoilerons rien ! Je ne goûte pas aux joies des combats et Azuria préfère les corps à corps avec son homme !
- Azuria aimerait surtout boire ! »
Frank tendit une gourde à la femme en sueur, tandis que Darkhan et Pallas rejoignaient leurs compagnons.
« Alors écoutez bien. Si rien ne remplace l’action, un peu de théorie permet de compenser certains manques. Nous tenons notre pouvoir du Pneuma, vous le savez à présent. Grâce à lui, nous pouvons générer des pouvoirs destructeurs capables de terrasser nos ennemis. Grâce à lui, nous pouvons aussi nous déplacer plus vite, parer, frapper. Il y a trois types d’adversaires ; les guerriers classiques ou les animaux qui utilisent la force physique. Vous devez apprendre à ne pas utiliser vos pouvoirs contre eux : non seulement c’est inutile, mais c’est une erreur. Le second type de combat est lié aux êtres qui utilisent le Pneuma, comme nous. C’est le cas des Guerriers Noirs par exemple ; dans ce cas de figure, vos Arcanes doivent être utilisés au dernier moment, pour achever votre adversaire. Le Pneuma doit vous servir à vous déplacer vite, à frapper juste, à parer les coups. Lorsque vous voyez la faille, déchargez vos Arcanes pour tuer. Il faut vaincre, d’un coup.
- Sinon notre adversaire peut trouver une faille dans notre attaque et la rendre inefficace.
- C’est cela Shiro.
- Voilà pourquoi il ne faut pas utiliser nos Arcanes offensives face à des adversaires trop faibles : ils pourraient être utilisés par une tierce personne pour dévoiler nos pouvoirs.
Yolos acquiesça.
- Oui Asturias. Vous comprenez vite.
- Dans ce cas, il faut que nous développions plus encore nos techniques au corps à corps.
- C’est là que je viens, Harald : vous devez vous entraîner, tout le temps.
Yolos martela ses poings :
- Chaque instant doit être tourné vers le combat, la lutte. Vous êtes des Guerriers Sacrés, vous ne devez penser qu’au meilleur moyen de triompher !
- Et face au dernier type d’adversaire, ceux maîtrisant la magie, que faire ? »
Yolos se gratta la barbe un instant et chercha ses mots. Anaximandre le coupa au moment où il voulut répondre.
« La Magie, ce savoir ancestral dominé jadis par Maiegeiam, est une forme de votre Souffle Divin. Du moins est-il une forme de magie, rudimentaire et martiale certes, mais efficace. Face à la magie, il n’y a pas de réponse convenue : là où nous allons, il pourrait bien y avoir des Prêtres à la solde d’Anubis : vous comprendrez alors qu’il faudra vaincre vite. Vous comprendrez alors toute la richesse de cet art.
- Anaximandre a raison, convint Yolos. La défaite que nous avons essuyée doit vous servir de leçon : Mâa semble avoir découvert face à Sekhmet la voie du combat. Asturias, tu ne douteras plus ; tu agiras. Tu frapperas, tu tueras nos ennemis, tu apprendras à appréhender la mort. Shiro, tu apprendras à te battre aussi avec ta tête : si Limgoth n’avait pas été blessé par Galandros, sache que tu n’aurais pas gagné si aisément. Avoir confiance est une chose, mais tu ne dois pas être aveuglé. Vous, Guerriers de Bronze, vous allez suivre la même voie. Si vous comprenez que vous êtes loin d’être réellement puissants, vous pourrez triompher des obstacles. Votre vie ne sera qu’un long chemin de combats, de doutes, mais je sais que vous y arriverez ».
Anaximandre donna une petite tape sur la tête de Frank, scène réjouissant visiblement l’âne qui se mit à braire.
« Nous quittons le désert : par là, derrière ces dunes. Le Nil nous attend ! ».

***

Le lendemain

« Courez, mais courez donc ! Là, derrière ces rochers, vite ! »
Les hurlements d’Aâmet se perdaient déjà dans le souffle naissant. Depuis une journée, les compagnons longeaient la rive du Nil. Ayant aperçu des patrouilles armées, ils avaient décidé de quitter les berges pour longer des dunes voisines. La journée, de plus en plus torride, le soleil qui se rapprochait et qui les grillait à vif, sans la protection d’une couche d’air : tout inquiétait les Egyptiens et Anaximandre. Ces phénomènes se retrouvaient parfois en plein désert, rarement si proche du delta du Nil. Sur le sable propre et brûlant comme le souffle ardent d’un volcan, ceux qui n’avaient pas vécu sous ces latitudes souffraient le plus, Harald en tête. Emmitouflé dans son tissu pour se protéger du soleil, il ne cessait de tourner la tête vers le ciel. La température s’élevait sans cesse, la touffeur d’orage s’accentuait. Depuis deux heures, le tonnerre grondait au loin. « Un orage surnaturel » selon les propres mots d’Aâmet qui décelait, au loin, des magies terrifiantes s’entrechoquant, apparaissant puis disparaissant sans cesse. Une vapeur sombre et jaune, immobile et compacte, monta bientôt dans le ciel, avançant lentement vers eux. Des tourbillons de poussières. Des démons. Le nuage grossissait, grondait.
« Ne bougez plus. Tenez les ânes, laissez-les couchés. Nous allons être secoués. Seth, par Isis, que fais-tu debout ? Ne reste pas là ! »
Le Phénix de Bronze ne bougea pas d’un pouce. Il contenta de se dévêtir entièrement et d’attendre le choc. Au bord de l’hystérie, la Magicienne secoua Mâa par le col de sa tunique.
« Bon sang mais dis-lui de revenir ici ! Cet orage va le dévorer, c’est une fureur d’Anubis, d’outre monde ! Il va mourir !
- Laissez-le et couchez-vous !
Yolos se tourna vers Seth qui, immobile, ouvrait de grands yeux écarlates.
- Personne ne viendra t’aider mon gaillard, alors tâche de ne pas mourir pour rien !
- Je peux tous nous protéger en utilisant mon pouvoir. Seth, viens avec nous !
- Tu t’égares, Harald : nous n’avons plus de pouvoir !
- Hein ?
- Elle le sait … La Voix ne se trompe jamais … »
Les mots de l’Egyptien se perdirent dans le tumulte naissant. A dire vrai, Harald pensait avoir mal entendu et avait tenté d’user de son pouvoir ; non seulement l’Armure du Bouclier était restée sourde à son appel, mais encore plus terrible, il s’était montré incapable de canaliser la moindre particule de Pneuma pour déclencher l’Eclat du Bouclier Sacré. Harald n’était pas le seul atteint par ce phénomène : aucun des compagnons n’avait pu revêtir son Armure protectrice ; face au déferlement à venir, ils étaient redevenus de simples hommes.
Le vent, d’abord ardent, se métamorphosa soudain ; il devint froid et moite. Sa violence augmenta démesurément, engloutissant Seth dans un vortex de sable. Une terrible lumière ocre dansait autour des compagnons, faisant hurler les ânes. Les grains de sables étaient autant de coups portés contre ces corps livrés en pâture à la furie divine. Impossible d’ouvrir l’œil. Impossible de se servir de son Souffle. Une chape de plomb recouvrait cet espace ; on eût dit que la fureur du désert avait vidé de sa substance tout le pouvoir des Guerriers sacrés. Puis, le cri. Un cri terrible. Puis, le silence. Le premier, Darkhan ouvrit les yeux. Seth était toujours à la même place, immobile mais pris d’un rire totalement irrationnel. Il se tourna vers ses amis qui, peu à peu, se dégageaient des gangues de sable.
« J’ai vu la Mort. Elle nous attend, droit devant. Anubis a déchaîné sa colère, mais je crois qu’il est en mauvaise posture.
- Que racontes-tu pauvre fou ! Tu aurais pu mourir !
- Non, Aâmet. Elle a toujours été avec moi. Elle m’a montré. Là, devant, quelque chose est capable de rivaliser avec les dieux. Là, devant, quelque chose se nourrit de notre énergie. Là, devant, Elle me l’a montré ! »

***

Quelques heures plus tard

Une partie des murailles de brique avait cédé et la forteresse s’offrait à présent aux hordes infernales d’êtres sortis du fin fond des âges. Une colonne de renforts venait d’arriver et les chars des soldats d’Anubis roulaient en cercle, les javelines et les flèches sifflaient à travers le ciel éclatant où le soleil, aux premières loges de ce spectacle funeste, avait repris son ardent travail de sape. Les appels de cornes succédaient aux cris déments des créatures qui, furieuses, s’acharnaient sur les soldats, les démembraient, les ravageaient dans un tourment exacerbé. Mâa et ses compagnons n’en revenaient pas. Comment, ici, en Egypte, une telle furie pouvait se dérouler ? Et, surtout, qui étaient ces monstres qui défiaient les hordes d’Anubis ? Les soldats de ce dernier, ses Prêtres, ses momies, rien ne semblaient en mesure de venir à bout de cette marée infernale. Dès que la tempête s’était calmée, les compagnons avaient suivi Seth qui, de manière incompréhensible, s’était mis à courir, nu, à travers le désert. Il mena ses amis en haut d’une dune d’où l’on pouvait contempler cette bataille.
Aâmet avait des hauts le cœur ; elle se focalisa sur un Prêtre : ce dernier, faisant face à un être reptilien de près de deux fois sa taille, lança une momie invoquée sur son adversaire. La créature s’en saisit et lui déchira proprement la gorge, avant de bondir sur le malheureux qui, dans un cri d’épouvante, appela la mort à sa rescousse.
« Qu’est-ce ce qui se passe ici ? Ces Êtres, je n’ai jamais rien vu de tel, pas même dans les descriptions de mes recueils.
- Asturias, personne n’a jamais rien vu de tel depuis la Guerre de l’Âge d’Or, dit Anaximandre. Ces Créatures viennent d’un passé oublié des hommes.
- Mais Anubis et Seth sont les dieux de la violence, de la mort. Pourquoi cet affrontement ? Une attaque préventive d’Enlil ?
- Non Mâa. Ces Êtres ont dû être libérés par l’ouverture d’Astragoth.
- Le Dalmate a raison, cingla froidement Anaximandre. Voilà aussi pourquoi Râ s’est retiré : il savait qu’il ne pourrait lutter contre ces monstres qui ne manqueraient pas de déferler sur le monde. Il doit avoir un plan, une porte de secours. Seth et Anubis sont les mieux placés pour lutter, ici, en Egypte. Ces deux furieuses divinités ont cru en profiter pour désarmer Enlil et accroître la Maison d’Egypte. Ils ont été bien insolents.
- Les dieux sont partout, n’attire pas le mauvais était sur nous, vieux fou, cingla Harald.
- Non, il a raison. Elle m’a dit qu’Il nous attend. Il faut nous dépêcher. Cette bataille est une bénédiction ; mais avant, nous devons nous emparer d’êtres consacrés afin de les sacrifier !
Darkhan s’empourpra et bouscula Seth.
- Tu as complètement perdu la tête !
- Non, il a raison. Les portes du Temple ne s’ouvriront que si nous donnons à ses gardiens des êtres consacrés, poursuivit Anaximandre.
Yolos bondit à son tour. Les choses échappaient à toute rationalité et le Triangle d’Argent doutait de plus en plus du vieil érudit.
- Qu’est-ce que c’est que cette histoire encore ! D’abord Seth et sa voix, maintenant un sacrifice ? Je ne parle même pas de notre Pneuma qui a complètement disparu : Anaximandre, tu vas nous dire immédiatement ce qui se passe ici ! »
Au loin, sur les berges du Nil, Frank, Asturias et Pallas regardaient la bataille se poursuivre, plus furieuse que jamais. Le Dalmate revoyait les images de sa terre ravagée par l’Ordre Noir, il revoyait sa défaite au Sanctuaire, ces morts qui le hantaient, son père. Occultant petit à petit ce qui se passait autour de lui, il s’accroupit et ouvrit une main qu’il posa sur le sable. Une petite araignée monta dessus et le piqua. Son visage se figea un instant, et il sourit.
« Asturias, ça va ?
- Oui Frank. Tout va bien.
- Les Créatures vont balayer ce fortin, fit Pallas. Que faisons-nous ? »
Le Dalmate se releva. Yolos, au bord d’exploser, éructait contre Anaximandre qui refusait de trop en dire et était occupé à réconforter Azuria, totalement hystérique. A quelques pas, Aâmet se prenait la tête entre les mains et énonçait des prières à sa déesse ; chose étrange, elle semblait éprouver une réelle compassion pour les guerriers d’Anubis qui se faisaient étriper au loin. Si Mâa la soutenait et essuyait ses larmes naissantes, il avait bien du mal à éprouver le moindre sentiment de compassion pour eux qui s’étaient emparés de Son Egypte. Asturias porta son regard sur les autres compagnons ; Harald et Darkhan, prostrés, suivaient la bataille, à l’instar de Seth qui, ivre de joie, parlait tout seul. De fait, seul Shiro semblait absent. Les yeux rivés sur le Nil qui se rougissait du sang des victimes, le Guerrier d’Orion était ailleurs.

***
Quelques jours plus tôt, à Tanis

Attendant Frank, Pallas et Harald qui étaient partis négocier de nouveaux ânes, Shiro se promenait le long du port de la ville égyptienne, découvrant des choses qu’il n’avait jamais vues auparavant. Toute cette culture l’intriguait, mais ce qui l’intriguait encore plus, c’était l’absence de bâtiment renfermant la connaissance : pas de bibliothèque, pas de sage dans cette ville non plus. Comment cela se faisait-il ? Anaximandre était donc le seul être instruit ici ? Où bien tous ces trésors étaient-ils renfermés dans le fameux quartier interdit consacré aux temples ? « Voilà que je me mets à penser comme Asturias à présent ». Un petit sourire naquit sur son visage à l’idée qu’il pouvait parler comme le Dalmate. Autrefois modèle pour tous, ce dernier avait visiblement beaucoup souffert lors de sa quête initiatique qui avait fait de lui un Guerrier sacré. Cependant, il gardait toujours cet amour extraordinaire du savoir.
« Bon, il nous faut trouver Yôô d’Hââ maintenant, ce qui veut dire pénétrer un endroit qu’Aâmet et Anaximandre ont qualifié de porte infernale. Il s’agira d’être attentif. C’est une bonne chose que Darkhan et ses compagnons soient des nôtres.
- Hé bien, cela risque d’être long et difficile ... »
Shiro, qui avait dit cette phrase tout haut, se retourna. Un petit garçon se tenait derrière lui, un grand sourire sur le visage.
« Qu’est ce qui risque d’être long et difficile ?
- Oh bien des choses. Tu sais étranger, le soleil peut être voilé par les nuages, mais il est toujours là. Si le vent souffle un peu, les nuages disparaîtront, et le soleil rayonnera de nouveau sur cette terre ».
Shiro ne comprit pas ce que le petit garçon voulait dire. Le soleil, les nuages, le vent... Des mots de petit enfant ; pourtant il sentait quelque chose chez ce garçon, quelque chose de puissant et de doux à la fois.
« Tu possèdes une lumière attachée à ton cou. J’espère qu’elle te guidera jusqu’à l’endroit que tu désires, et qu’elle te permettra, ainsi qu’à tes amis, de faire souffler un peu de vent. Ma terre en a tant besoin...
- Hé petit, dis-moi, quel est ton nom ? »
Le garçon qui s’éloignait se retourna :
« Pour toi je serai Âbk. Suis le vent et chasse les nuages », dit –il en souriant, avant de disparaître dans la foule du port. « Âbk, je saurais m’en souvenir ».

***

« Cédalion.
- Que dis-tu, Shiro ?
- Cet enfant. Cet enfant que j’ai vu, il était comme Cédalion.
Perplexe devant l’attitude de l’Hindou, Asturias, Pallas et Frank s’étaient rapprochés.
- Cédalion, c’est bien le petit garçon dont tu nous as parlé au retour de ta quête ? C’est celui qui t’a guidé vers ton Armure ?
- Oui Asturias, c’est cela.
- Et l’enfant …
Shiro ne laissa pas Frank finir sa phrase.
- C’est Âbk. J’aurais dû le comprendre tout de suite, je ne suis qu’un idiot. C’est un messager. « Suis le vent et chasse les nuages » : regardez à l’horizon, la tempête semble s’être arrêtée au-dessus du Nil. Anaximandre n’a pas parlé d’une île où se trouverait le temple ?
Pallas porta son regard vers l’horizon.
- Si. Tu penses donc que c’est un signe ? Mais cette bataille ?
- Le monde est torturé par les batailles. Celle-là ne nous concerne pas. Nous devons suivre la tempête. Je suis certain que le temple est là.
- Nous ne pourrons pas rejoindre le temple sans nous approcher du champ de bataille : ce bastion gardait visiblement cette partie du fleuve. Nous risquons d’être repérés et, sans nos pouvoirs, je ne donne pas cher de notre peau face à cette multitude. Nous n’avons même pas d’armes.
- Inutile, souffla Seth en se rapprochant.
Il tendit l’index vers le fleuve.
- Nous allons plonger dans le fleuve et nager.
- Mais, les ânes ? Et ces monstres ?
- Regarde-bien, Frank. Les fuyards d’Anubis trouvent refuge dans le fleuve. Les Créatures n’osent pas s’en approcher ; je suppose que Sebek veille sur son territoire. Quant aux ânes, s’ils veulent vivre, ils nageront.
- Alors pas de temps à perdre ! »
Déterminé, Shiro emporta la conviction de ses compagnons. Yolos, qui n’en avait pas fini avec Anaximandre, lequel se moquait d’ailleurs bien de ses remontrances, abonda dans le sens de ses anciens Ephèbes. Pour le moment, il s’agissait de rejoindre le Temple de Sebek en profitant du tumulte. Une fois sur place, il serait temps de reprendre l’interrogatoire d’Anaximandre.

Après quelques échanges vigoureux et devant le mutisme affiché par Anaximandre, les compagnons suivirent Seth à travers les dunes. Ils avaient décidé de descendre de leur promontoire de sable pour s’approcher des berges du fleuve sans éveiller l’attention des combattants qui s’entredéchiraient aux pieds du bastion. Dans un premier temps, les compagnons traversèrent les champs de roseaux qui s’allongeaient le long du Nil sans se faire remarquer. Une brume poisseuse et étouffante enveloppait l’espace de son épais manteau ; la moiteur s’infiltrait à travers les vêtements et ruisselait sur les corps, dessinant au passage les muscles tendus des guerriers ; loin à l’horizon, pointait un crépuscule spectral et dépourvu d’espoir, tout en nuances de rouge écarlate et de violet irréel.

« Heureusement que Pallas a insisté pour que nous emportions des armes !
- Je dois bien me résoudre à te donner raison Asturias, admit Yolos en se dégageant des roseaux qui obstruaient le passage à l’aide de son kopesh (5) de bronze.
- Maître …
- Yolos, appelle-moi Yolos. Tu es mon égal à présent.
- Bien, répliqua le Dalmate, peu convaincu. Yolos, as-tu ressenti ce vide lorsque la tempête s’est approchée de nous ?
- Oui. Comme nous tous, je présume. Cette tempête n’est pas étrangère à la disparition soudaine de notre Pneuma. Si nous devons nous battre, ces armes seront utiles mais risquent de ne pas suffire.
Asturias se plaça à la hauteur du Triangle d’Argent et, d’un geste amical, tenta de rassurer son ancien Maître avec une détermination non feinte.
- Nous arriverons à nos fins, Yolos. Athéna saura nous guider ».
Seul en avant, Seth progressait à travers ce manteau végétal sans montrer la moindre gêne. L’eau jusqu’au bassin charriait de la boue au fur et à mesure de ses pas, mais ne retardait pas son pas pressé. Progressant en colonne,  la marche du groupe se terminait par Frank et Shiro qui tiraient les ânes lourdement chargés mais étrangement coopérants. Sans même se soucier de l’eau poisseuse, des piqûres de moustiques avides du sang de ces victimes désignées, la fatigue qui engourdissait progressivement les membres d’Azuria et d’Anaximandre, ou de la fièvre qui peu à peu brouillait leur vue, les compagnons avançaient en silence. Une nouvelle explosion : droit devant, là où la mêlée faisait rage, un autre guerrier d’Anubis voleta brièvement avant de finalement s’écraser contre un rocher qui se trouvait à quelques pas de Seth, dans un ultime chatoiement que maculaient les flots de sang écarlate. Le bastion lui-même semblait inéluctablement succomber à l’interminable tumulte des combats : le feu qui s’était déclaré, après avoir ravagé une grande partie des fortifications, s’étiolait, faute de combustible ; à quelques centaines de pas des compagnons, sur les berges du fleuve, où les serviteurs d’Anubis tentaient de fuir une mort horrible, s’entassaient d’innombrables cadavres démembrés et déchiquetés que déjà se partageaient les nuées de Sebek. Sur les ruines, les derniers survivants, à bout de force et cernés de toutes parts, faisaient face avec bravoure à leur funeste destin.
« Pour la Terre de nos Ancêtres ! Anepou (6) donne-nous la force de repousser ces démons ! » La voix puissante d’un prêtre se perdait dans le vacarme des combats. « A l’attaque, et pas de quartier pour l’ennemi ! A mort ! A MORT ! »

Le prêtre, dont la majeure partie de la tête disparaissait désormais sous un bandage crasseux, brandissait toujours avec hargne le sceptre à tête de chacal à l’effigie du dieu des Morts, dont les yeux brillaient d’une lueur spectrale prête à s’abattre sur les Créatures qui fondaient sur lui avec un hurlement bestial.
« Je ne sais plus quoi penser, lâcha Mâa touché par cet homme. Il se bat pour notre terre, Aâmet. Anubis et Seth que je redoute plus que tout se battent pour notre terre ! Ces hommes, en cet instant, pourraient être nos compagnons d’armes !
Aâmet baissa les yeux.
- En se retirant, Râ savait qu’il pourrait compter sur la fureur guerrière de Seth et d’Anubis.
- Mais pourquoi a-t-il fui ? Et Isis ? Aâmet, tu sais des choses que je dois savoir !
- Je ne suis qu’une servante. J’obéis aux ordres de ma Maîtresse et sa volonté est que tu vives pour accomplir le destin que les dieux ont voulu pour toi ».
Un hurlement terrifiant arracha les deux partenaires à leurs pensées ; ils virent, le cœur emporté dans un tourbillon de sentiments contradictoires, le prêtre propulsé dans les airs, déchiré à la taille, implorer une dernière fois sa divinité avant de rejoindre l’oubli.
Soudainement, une nuée de serviteurs d’Anubis apparut autour d’eux, que la brume avait dissimulés jusque là : les guerriers en arme couverts de sang, des prêtres, des momies invoquées, dont les tissus décharnés, par endroit ouverts sur leurs entrailles, les parait d’une aura fantomatique, chargèrent aussitôt les compagnons au son de leurs sinistres cris de guerre. Une lutte féroce et chaotique s’engagea presque instantanément, résonnant du fracas des épées et des râles des mourants. Trois adversaires, équipés de courts glaives et de coutelas finement ouvragés, encerclaient patiemment Seth, dans l’espoir de trouver une faille à exploiter dans la garde de leur adversaire. Soudain, l’un des guerriers s’élança, l’épée au clair : Seth évita l’assaut sans difficulté, parant d’un revers de main le puissant coup de taille qui visait sa tête ; puis il éviscéra promptement le pirate du bassin jusqu’au sternum à l’aide de ses doigts qui semblaient être tels les serres ardents du Phénix, avant que celui-ci ne s’écroule avec un gémissement grave. A ses côtés, Darkhan et Harald se battaient dos à dos, prolongeant les mouvements de chacun dans une chorégraphie parfaite ; l’Asiatique fendit le visage d’un de ses ennemis du revers de son arme, tandis que Harald parvint à décapiter un prêtre avant qu’il ne puisse déverser son pouvoir. A quelques mètres de là, une momie allait s’abattre sur Anaximandre et Azuria lorsque deux épées s’abattirent simultanément sur l’Être d’Outremonde dont le torse fut pratiquement sectionné en deux parties sous la violence du choc.
« Ne restez donc pas là, seuls, tempêta Yolos. Restez avec Frank et Shiro.
- Tu en as de bonnes, Yolos ! C’est ma première bataille, excuse-moi mais je ne suis pas habitué à voir des êtres et des guerriers voler par morceau au-dessus de ma tête !
- JE VEUX SORTIR ! AU SECOURS !!!! JE VEUX RENTRER CHEZ MOI !!!! BASTET, DIVINE PROTECTRICE DES FEMMES, TOI QUE J’HONNORE CHAQUE JOUR, VEILLE SUR TA SERVANTE !»
Un coup de poing précis accueillit les hurlements d’Azuria qui s’écroula dans la boue.
« Mais que ? FRANK, ESPECE DE BARBARE, TU AS TUE MA FEMME !
- Relève-là Anaximandre, sinon elle va se noyer et là elle sera vraiment morte. Elle sera plus utile si elle se tait.
L’air déterminé du Lézard arracha un sourire à Yolos.
- Yolos, poursuivit-il, nous nous en occupons avec Shiro. Allez aider les autres, il faut que nous passions.
- Je compte sur vous ».
Le Guerrier Sacré se rua dans la bataille d’un pas décidé. Aussitôt, quatre guerriers lancèrent une attaque simultanée : l’un d’eux, emporté par son élan, eut l’échine brisée par un puissant revers de main de Yolos ; toutefois un autre parvint à déchirer la cuisse du Grec d’un rapide moulinet de son glaive. Ce dernier contempla un instant la blessure, une expression de stupéfaction se dessinant brièvement sur son visage ; et aussi soudainement, il enfonça son arme dans la gorge de son ennemi. Un violent coup de pied fracassa le nez d’un autre, qui, déjà blessé, s’écroula en avant dans l’eau poisseuse, dans l’attente de sa mort. A nouveau, un des adversaires allait trouver une faille dans la garde du Grec lorsque Seth s’interposa : un revers féroce de sa lame taillada le flanc du soldat, que sa cotte de maille ne suffit pas à protéger. Ivre de fatigue et de haine, ce dernier continua de tournoyer au ralenti, chacun de ses coups ne trouvant que le vide ; jusqu’à ce que finalement une autre épée ne le frappe à l’estomac, lui arrachant un bref cri de douleur.
« J’allais l’avoir, Asturias.
- Pas le temps de jouer, rectifia le Dalmate. Yolos, ça va ?
- Ça ira. Très étrange de sa battre sans pouvoirs, j’avais oublié.
Le Guerrier jeta un coup d’œil autour de lui.
- Les autres s’en sortent.
- Oui. Il faut partir, vite. Il y doit y avoir d’autres guerriers qui foncent vers ici en espérant fuir la bataille. Nous avons eu de la chance cette fois-ci, ne la tentons pas une seconde fois.
- Je veux bien Asturias, mais je ne vois pas de sortie !
- Si, coupa Seth. On fonce, tout droit. Des guerriers ne s’opposeront pas à nous si nous chargeons au cœur de la bataille qu’ils fuient. Fonçons. Aâmet a dit qu’elle peut nous aider.
- Et comment ?
- Elle va user de sa magie ».

Au départ, Yolos ne comprit pas véritablement ce qui s’était passé. La troupe s’était mise à courir péniblement, les ânes se montrant presque plus rapides que les hommes à traverser les berges du fleuve en poussant des hurlements sauvages comme la Magicienne l’avait demandé. Ce n’est qu’une fois hors de tout danger qu’elle expliqua tout. Usant de ses pouvoirs, Aâmet avait nimbé l’aura des compagnons d’un pouvoir faisant qu’ils passaient aux yeux des guerriers d’Anubis pour des Créatures. De ce fait, ces derniers fuyaient en les voyant, libérant ainsi une voie à travers le chaos. Les Créatures réelles ne se laissèrent pas prendre au piège mais pour une raison inconnue ne semblèrent pas à même de s’approcher de l’élément liquide. C’est ainsi que Seth et ses amis parvinrent à traverser cet obstacle, menant avec eux trois mourants, selon les ordres d’Anaximandre. Le soleil avait définitivement disparu derrière la mer de sable. Seul restait un nuage phosphorescent au-dessus du Nil, phare dans la nuit froide du désert.

 

Le Temple de Sobek

 

Darkhan retint son souffle. Aâmet venait de finir ses incantations. Yolos, aidé de Seth et de Shiro, jeta les mourants dans le fleuve. Comment ? Comment en étaient-ils arrivés là ? Etait-ce cela, le Prix ? Maître Chan avait parlé à de nombreuses reprises d’un prix. Selon son Maître, Darkhan devait comprendre que porter une Armure Sacrée avait un coût, différent selon les êtres appelés à servir Athéna. Ce sacrifice était un de ces prix : donner des prisonniers vivants à des monstres, pour satisfaire un rite épouvantable, au nom d’une mission divine, qu’y avait-il de pire à part tuer des innocents ? Ces trois hommes, blessés, allaient mourir. Ils auraient pu les tuer proprement. Non. Anaximandre avait insisté pour qu’ils soient donnés vivants, et conscients. Aâmet leur avait prodigué des soins pour qu’ils survivent une journée, le temps de rejoindre le Temple de Sobek. L’Asiatique se crispa. Premier cri. Premier hurlement. Ils avaient vu les Crocodiles Sacrés émerger de leur sommeil. Cette mort terrible venait les faucher. Ils allaient mourir dans d’atroces souffrances. Ne pas bouger. Regarder. Apprendre. Darkhan serra les dents lorsque la première victime fut proprement déchiquetée par trois monstres que le sang rendait fou. Bon sang, ils étaient énormes ! Leur gueule hérissée de dents semblaient capable d’engloutir un homme de la taille de Séléné sans difficulté. Un mouvement vers la droite. Seth semblait totalement dévoré par un feu intérieur. Quels étaient ses sentiments ? La rage qui couvait dans son regard était-elle destinée à ces monstres où à lui-même pour avoir participé à ce sacrifice ? Yolos serrait sa mâchoire, de dégoût. Un homme bien, beaucoup plus sensible qu’il ne voulait l’admettre, pensa Darkhan. Il semblait usé en cet instant, fatigué. Une horreur de plus avec laquelle il lui faudrait apprendre à vivre. Etrangement, Shiro s’était accroupi et récitait une sorte de prière en passant ses mains dans la boue. Il n’était pas affecté, du moins ne le montrait pas ; l’Hindou, nota le Dragon, était cependant très attaché à des rites ancestraux qu’il avait hérité de son éducation. Il ressemblait un peu à Asturias qui était quant à lui stoïque. Le Dalmate regardait la Mort en face. Il parlait souvent de ses études sur les « deux-fois-nés », les Morts au service de l’Indicible et des autres adversaires du Sanctuaire. Il avait changé. Sa rage, son emportement, sa peur, son dégoût de ces êtres semblaient peu à peu laisser place à une sorte d’empathie. Asturias, depuis son retour de sa quête, se rapprochait imperceptiblement du Monde des Morts qui l’appelait à travers le destin funeste d’Arachné. Pallas, serrant les poings, Frank, caressant son âne fétiche, semblaient les plus choqués. Ils ne comprenaient pas ; ils ne comprenaient pas comment ils avaient pu participer à ce spectacle terrifiant. Ultime râle. C’était fini. Le Nil avait cessé de s’abreuver du sang de ses victimes expiatoires. Darkhan échangea un regard avec son meilleur ami. Harald n’avait pas pu tout regarder et avait fermé les yeux une partie de la cérémonie. Le Dragon serra son ami contre lui. Le Prix. Jamais ce mot n’avait pesé si lourd dans l’esprit de Darkhan.
« Quelle horreur, souffla Azuria. Vous êtes des monstres !
Anaximandre lui serra les mains et la fixa tendrement.
- Il le fallait, ma douce.
- Pourquoi vivants ? Vous auriez pu les tuer !
- Le rite n’aurait pas été respecté, coupa Mâa.
- Mais quel rite ?
- Celui que ton homme nous a demandé de respecter.
Azuria chercha désespérément une réponse sur le visage tourmenté de son compagnon.
- Alors, vieil érudit, ça fait quoi d’avoir du sang sur les mains ?
- Garde ta langue de vipère, Seth. Tu ne portes pas ton nom pour rien !
- Vieux fou, encore une parole déplacée et je te fais rôtir. Je suis la fureur d’Athéna et tu me dois le respect !
- Vous avez besoin de moi ; Athéna a besoin de moi.
- Alors je me charge de notre fardeau ! »
L’index tendu vers Azuria, Seth défia quelques instants Anaximandre du regard, avant de s’éloigner en souriant. Yolos s’approcha.
« Suffit vous deux. Seth, va aider les autres à décharger les ânes ».
Il se tourna vers Anaximandre, qu’Azuria serrait de près.
« Alors, et maintenant ?
- Viens ».
Toujours suivi de sa compagne, Anaximandre se dirigea vers la porte d’entrée du temple hors d’âge devant lequel Mâa et Aâmet étaient déjà en train de discuter. Non sans une certaine crainte devant les avertissements répétés d’Anaximandre, les compagnons avaient atteint l’île de Sobek en milieu de journée tandis que les restes de la tempête s’étiraient dans le ciel, annonçant un répit bienvenu. Les compagnons avaient traversé le fleuve au moyen d’une passerelle de fortune qui permettait de relier les berges à l’île sablonneuse. Une atmosphère recueillie baignait l’édifice de calcaire qui trônait fièrement au milieu des roseaux et champs de papyrus. Des sycomores encadraient un chemin pierreux menant à l’entrée du temple. Le style de ce petit édifice de monolithe n’avait rien à voir avec celui des bâtiments sacrés entrevus à Tanis. Ici point de couleurs chatoyantes, point de représentations divines. De forme rectangulaire, l’édifice faisait trente pas de long sur dix de large et avait la taille de trois hommes. Hissée sur un soubassement d’une dizaine de marches de grès, la façade était massive et recouverte de hiéroglyphes. Quelques scènes représentaient Sobek, le dieu-crocodile, dévorant des victimes, d’autres représentaient des paysages étranges, inconnus, des êtres extraordinaires qui interpellèrent Mâa et Aâmet. C’est devant ces scènes qu’ils furent rejoints par leurs compagnons.
« Qui a bâti ce temple ? Ces scènes, cette écriture, là-haut, je ne la comprends pas !
Aâmet plissa les yeux pour discerner quelques détails.
- D’après ce que j’en sais, cet endroit est maudit, depuis longtemps. Sobek est un dieu avide de sang.
- Nous ne craignons plus rien, nous avons contenté ses fils.
- Détrompe-toi, Mâa.
Anaximandre se porta à sa hauteur.
- Nous sommes toujours en danger. Ce temple passe pour être une prison divine. Il est plus ancien que de nombreux dieux. On dit qu’Apopis et ses fils errent dans ce temple.
Mâa, se détourna et sonda le désert lointain.
- Fables et superstitions. Ce temple est simplement un lieu de culte dévoué à une divinité sombre. Je ne crois pas une seconde que Râ aurait laissé Apopis si proche de ses protégés.
- Tu accordes trop d’importance à ton enseignement, Cheveux d’Or. Tu es un idéaliste. Râ a bien abandonné son peuple à Seth et Anubis, il serait temps d’ouvrir les yeux.
- Ton manque de foi me consterne, Aâmet. Est-ce là l’enseignement d’Isis ?
- Ton manque de recul est tout aussi contestable, mon ami.
Mâa se tourna vers Seth qui s’était adossé aux murs du temple.
- Mais enfin, cela n’a pas de sens ! Apopis, ici ! Que ferait ce monstre si proche des Hommes ? Et regarde cet édifice ridicule ! Non, tout n’est que mensonges !
- A moins que ce que nous voyions ne soit que la partie immergée d’un complexe souterrain ».
Les paroles d’Asturias assommèrent Mâa.
« Non, fit-il après un instant, non, ce n’est pas possible. Et que viendrait faire Yôô d’Hââ dans cette histoire ?
- C’est une prison, il serait donc enfermé.
Un rictus nerveux traversa le visage du Lotus.
- Et Apopis ? Alors Seth, et Apopis ?
- Son gardien ».
Depuis le début des échanges, Yolos sondait les réactions d’Anaximandre, cherchant une faille dans sa cuirasse. Les derniers échanges venaient d’ouvrir une faille.
« Anaximandre, c’est le moment de nous dire tout ce que tu sais. J’ai bien dit tout. Seth se fera sinon un plaisir de s’occuper d’Azuria, puis de toi.
- Inutile de me menacer. Jusqu’au dernier moment j’ai espéré, sans trop y croire, que ce temple n’existait pas. La vérité est hélas tout autre. Je ne sais pas énormément de choses, mais le peu que je sache me donne froid dans le dos. Yôô d’Hââ passe pour être un Être, une Force, dépassant ce que les dieux peuvent imaginer. Il est, selon certains, l’essence même de ce monde. Pour d’autre, il est l’univers tout entier. Pour les plus sceptiques, il n’est qu’un mythe destiné à cacher une vérité dangereuse. Quelle que soit la réponse, tous les textes que j’ai pu lire convergent sur un point : Râ fut chargé dans un passé lointain par ses pairs de veiller sur la pensée de Yôô d’Hââ. Il s’agit d’un texte, le premier écrit selon la légende, qui renferme tous les savoirs. Il se trouve que les dieux eux-mêmes, craignant ce savoir, auraient demandé à Râ de cacher au monde cette connaissance. C’est ce que fit Râ ; avec l’aide des siens, il creusa un temple secret « au plus près de la terre des Morts » selon les textes, et demanda à Sobek d’en être le gardien. Sobek, aidé de ses fils, est un dieu redoutable. Voilà pourquoi il nous fallait nous débarrasser d’eux. Ces êtres immortels ne sont apaisés que par la chair fraîche des hommes.
- Il est alors possible qu’Apopis soit le gardien de Yôô d’Hââ, proposa Asturias. Mais Sobek, comment se fait-il qu’il ne soit pas là ? Il pourrait nous détruire, alors que nous allons pénétrer ce temple.
- Sobek est mort ».
Les paroles d’Aâmet, glaciales, se perdirent dans le murmure du vent chaud qui caressait la peau des compagnons.
« Tes paroles n’ont pas plus de sens aujourd’hui qu’hier : un dieu ne meurt pas !
- Sobek est mort, répéta la Magicienne, je l’ai vu. Depuis toute petite je vois des choses ; des crocodiles hantent parfois mes nuits, parfois d’autres me parlent : Sobek m’a parlé. Ils ont tous disparu et tu devras l’admettre, tôt ou tard. Depuis que vous avez ouvert Astragoth les dieux se meurent dans un refuge, rongés par un Mal qu’ils ne peuvent contrarier. Râ nous a quittés, Thôt n’est plus là pour veiller sur ses fils, Seth et Anubis sont les derniers à se battre.
- Foutaises ! Et Isis ! Que fais-tu de ta déesse ?
- Isis agonise, Mâa ».

Il y eut un moment de silence, puis un faible craquement de bois et de métal. Un souffle chaud embrassa les Mortels qui étaient venus en ces lieux défier celui que les dieux eux-mêmes redoutaient. Les cœurs battirent la chamade. « Il nous appelle, susurra Shiro, je peux entendre sa voix qui nous appelle ». Autour du temple, le sable se mit à se soulever au rythme du vent qui, étrangement se faisait plus fort. Le ciel s’assombrit et se zébra d’éclairs ; la tempête qui les avait accueillis naguère se réveillait et ne leur laissait que peu de répit. Déjà la passerelle permettant de rejoindre la rive désertique avait été avalée par des tourbillons de poussière. Yolos pressa ses amis de pénétrer dans le temple. A peine avaient-ils tous franchi le seuil que les portes se refermèrent. Les compagnons avancèrent à tâtons dans une obscurité totale, tentant en vain de trouver leur chemin. Frank put entendre les cris affolés des ânes, avant  de crier à son tour ; le sol s’était incliné soudainement, l’emportant avec ses amis dans une glissade sans fin.

 

Le Dédale

 

Pallas resta un moment abasourdi. Combien de temps ? Combien de temps avait-il glissé avec ses compagnons dans cette obscurité ? Le Grec s’assit et plissa les yeux pour tenter de discerner quelque chose dans cette obscurité humide. Rien. Le cœur battant, il porta sa main sur son front et essuya le liquide chaud qui coulait le long de son nez. Du sang. Il avait dû, dans sa chute sans fin, se cogner contre une des multiples pierres qui avait transformé sa glissade en calvaire. Soudain, il entendit un craquement familier. Puis un autre.
« Vous êtes là ? »
A quelques pas, la lumière venait de triompher de l’obscurité entre les mains expertes de Frank qui était parvenu à allumer une torche. Le Lézard d’Argent avait eu le temps de s’emparer d’un sac de survie qu’il avait lui-même préparé dans la demeure d’Anaximandre. Il y avait là quelques torches, des pierres à feu, des outres d’eau et divers ustensiles qui pourraient se révéler utile à l’avenir. Pallas se rapprocha de son compagnon, fixant la torche avec soulagement.
« Tu saignes.
- Ce n‘est rien, juste une égratignure.
- HIIIIIIIIIIIIII ! AU SECOURS !!! » 
Frank tendit la torche en direction du cri paniqué d’Azuria.
« La ferme ! Bon sang, Anaximandre, fais taire ta femme !
- Il y a des bêtes, partout ! Des monstres, des monstres m’ont mordue ! Amour où es-tu ? »
Frénétiquement, la femme se mit à courir et trébucha, tombant dans les bras d’un inconnu.
« Merci, mais … VOUS AVEZ LES YEUX ROUGES ! AU SECOURS, A L’AIDE !!!!
- OH ! fit Seth en la secouant, pauvre idiote, c’est moi !
Azuria ne se décrispa pas.
- Mais tes yeux ? Pourquoi as-tu les yeux rouges ?
- Je ne te demande pas pourquoi tu as une voix d’hystérique, alors fiche-moi la paix avec mes yeux ».
Ainsi, plongés dans cette obscurité que Frank éclairait petit à petit au moyen de ses torches, les compagnons étaient tous sains et saufs, en dehors de quelques égratignures et contusions. Personne ne pouvait vraiment dire combien de temps s’était écoulé depuis le début de leur chute. Des heures selon toute certitude. Où étaient-ils ? La question tourmentait tous les esprits en dehors d’Azuria, trop contente de retrouver un peu de lueur et, surtout, son homme. Ce dernier fut assailli de questions mais sa réponse ne varia pas : s’il connaissait l’existence de ce temple, il ne savait pas ce qui pouvait se trouver à l’intérieur. De toute évidence, les compagnons étaient tombés dans un piège. La tempête les avait incités à pénétrer dans ce temple et à plonger tête baissée dans ce gouffre sans fin ; cette même tempête semblait à l’origine de la disparition de leurs pouvoirs et personne ne trouvait d’explications.
« Aâmet, tu es à présent la seule à pouvoir affronter les plus périlleux dangers. Ta magie est intacte.
- Bien entendu Mâa, répliqua la représentante d’Isis en haussant les épaules, mon pouvoir vient de ma connaissance et des formules de Mère Isis. Quoi que nous devions rencontrer dans ce trou, je ne pourrais m’exposer au danger de manière inutile.
- Nous attirerons les adversaires potentiels, sois sans crainte. Mâa, Shiro et Frank : vous resterez auprès d’Aâmet pour la défendre lorsqu’elle utilisera ses sorts et qu’elle sera en position de faiblesse. Pallas et Asturias, vous protégerez Anaximandre et Azuria. Avec Seth, Harald et Darkhan je me chargerai d’ouvrir le passage. Sans nos Armures éteintes et avec nos pouvoirs affaiblis, nous devrons compter sur nos armes, nos intuitions.
- Yolos, nous avons tout intérêt à rester groupés.
- C’est certain Asturias, mais on ne peut exposer Anaximandre au moindre danger. Il est trop important.
- Et moi alors ? Je ne suis pas importante peut-être ? fustigea Azuria, les mains sur les hanches.
- Si, mais cesse donc de geindre si tu ne veux pas me donner une raison de te perdre en route, siffla Seth.
L’Egyptien leva une main, balançant par la queue le cadavre d’un rat mort.
- Les voilà, tes monstres. Maintenant ferme-là.
- Je proteste ! Seth n’a pas à parler à ma femme de cette manière ! C’est une insulte à Anaximandre !
- Yolos, j’ouvre la marche. Plus je serais loin de ces deux-là, mieux je me porterai ».
S’emparant d’une torche de Frank, Seth s’engouffra dans la pénombre, bientôt suivi par la troupe. De grands cristaux, suspendus à la voûte du tunnel diffusaient une faible lumière, à peine suffisante pour aider les torches vacillantes à guider les pas de Seth et de ses compagnons. Leurs yeux commençaient à s’habituer lentement à l’obscurité environnante et Asturias s’attarda un instant sur la vie qui s’agitait autour de lui. Des araignées et des scarabées couraient le long des parois taillés dans la pierre et, à son approche, semblaient attirés par le Guerrier Sacré, avant de fuir devant ses autres compagnons. Sur le sol, des rats détalaient. L’air, à présent froid et humide, embrassait les visages crispés de ces Mortels découvrant un endroit que nul n’avait foulé depuis des siècles, voire des millénaires.
« Par Athéna, cet endroit est plus sordide que les Enfers que j’ai traversés jadis.
- Tu as connu les Enfers, Yolos ? s’étonna ouvertement Seth.
- Oui, mais il y a bien longtemps. Je crois que tu n’as rien à m’envier de ce côté-là.
Seth redressa sa tête et son visage se crispa.
- Effectivement. Enfin, mon Enfer était tout de même plus chaleureux que ce couloir froid et humide.
- Eh, regardez ! Un croisement ! »
Devancés de quelques pas par Darkhan et Harald, les deux hommes se figèrent.
« Que dis-tu, Harald ?
- Il y a un croisement. Le tunnel se poursuit vers la gauche et vers la droite.
- La poisse ! »
Yolos caressa nerveusement un moment sa barbe, tandis que les autres les rejoignaient. Aâmet repoussa d’un revers de main les regards de ses compagnons.
« Inutile de me demander, ma magie ne nous servira pas à trouver notre route.
- Peut-être y-a-t-il une inscription ?
- Bonne idée, Asturias. Cherchons sur les murs ».
Le premier, Darkhan se mit à chercher frénétiquement en longeant les murs avec sa torche. Pas plus que ses amis il ne trouva trace d’indices. Seules des torches que le temps avait étrangement préservées furent ramassées par Frank et Shiro.
« C’est à gauche. Il faut aller à gauche.
Yolos se tourna, circonspect.
- Comment le sais-tu Asturias ?
- Je le sais, répliqua le Dalmate en soufflant sur ses mains jointes.
- Un peu court comme explication.
- Elle me convient. De toute façon, nous n’avons pas d’autres indications. Allons-y ».
Seth emporta la détermination de ses amis qui poursuivirent donc leur route selon les directives d’Asturias. Ce dernier s’était porté aux côtés du Phénix, Yolos préférant céder sa place et garder un œil sur Anaximandre qui restait étrangement silencieux.
« Alors, tu es bien certain de ne pas savoir où nous sommes ?
- Ta confiance t’honore, mon cher. Non. Je ne sais rien. Je remarque simplement que ces murs ont été creusés à même la roche. Leur texture n’est pas régulière. Cela ne ressemble en rien à un travail égyptien.
- Âge d’Or ?
- Non, bien avant.
- Qu’est ce qui te fait dire ça ?
- Tout ce que je connais de l’Âge d’Or fait mention d’êtres, d’hommes, qui étaient extrêmement cultivés et savants, bien plus que nous. Il devrait y avoir des décorations ».
Aâmet, qui se tenait un peu en retrait aux côtés de Mâa, soupirait.
« Nous sommes dans le ventre d’Apopis.
- Que veux-tu dire ?
- Un vieux conte explique qu’Apopis est en chacun de nous. Il est le Chaos que nous combattons. Nous sommes dans les ténèbres, dans le néant. Mâa, j’ai peur que nous ne revoyons jamais le soleil.
Le Lotus prit la main de la Magicienne et la serra de sa main libre.
- Nous réussirons, je te le jure. Nous allons créer un monde où l’équilibre aura triomphé du Chaos. Chasse ces sombres pensées de ton esprit.
- Isis t’entende ».
Devant, le tunnel tourna brusquement vers la droite. Darkhan fut le plus prompt à entendre, un peu plus loin, les échos d’un terrible vacarme, mélange de grognements et de grondements, entrecoupés de cris épouvantables. Armes à la main, le Dragon s’élança en avant, talonné par Asturias, Harald et Seth.
« Vous avez tous entendu, comme moi ?
- Oui Darkhan. Mais rends-toi à l’évidence : rien, pas âme qui vive. Regarde la poussière au sol, il devrait y avoir au moins des traces de pas.
- C’était peut-être une illusion, ou des spectres. C’est un bon moyen de faire peur, croyez-moi, fit Seth en souriant à pleines dents.
- Et c’est quoi ça ? »
Harald avait fait quelques pas en avant et s’était arrêté devant un étrange barrage : une rangée de douze poteaux plantés horizontalement en travers du passage, fixés au mur par un mécanisme élaboré à partir de cordes et de poulies. Les compagnons se pressèrent devant l’obstacle.
« On rebrousse chemin ?
- Non Frank, il faut passer.
- Asturias, il va falloir que tu nous expliques d’où tu tiens tes informations. Tu ne peux exiger que ... »
Le Dalmate ne laissa pas Shiro finir sa phrase. Faisant bien attention de ne pas toucher l’un des poteaux, il se faufila avec dextérité et, une fois de l’autre côté, se mit accroupi et chuchota quelques mots.
« Yolos, qu’est-ce qui lui arrive ? Ton ami est-il possédé ?
Le Guerrier Sacré souffla.
- Suivons-le ; nous poserons les questions plus tard. Je suis rassuré de savoir qu’un d’entre nous sache où il va ».
Désirant montrer l’exemple, Yolos s’avança extrêmement prudemment des poteaux. A mi-chemin, sa jambe frôla un obstacle et une grêle d’écharde jaillit aussitôt, s’enfonçant dans les chairs du Guerrier. Ivre de rage, ce dernier bondit et se déchaina sur les autres poteaux, les pulvérisant sous ses poings ensanglantés.
« Tout va bien, Yolos ?
- OUI ! Asturias, j’espère que tu sais ce que tu fais, parce que sinon tu auras à faire à moi.
Le Guerrier se retourna.
- Alors vous autres ! Vous attendez quoi ? Allez, avancez, il n’y a plus rien maintenant, j’ai fait le ménage ».
Mâa banda le vieux Guerrier en suivant les conseils d’Azuria et la troupe reprit sa marche en avant à travers ce dédale de couloirs tantôt humides, tantôt poussiéreux et suffocants. Chaque pas menaçait de déclencher l’un des pièges gardant ce chemin. Par moment, une ombre impalpable semblait se dresser au détour d’un passage. Seuls ses cris et ses mugissements attendaient les compagnons lancés à sa poursuite. Les heures passèrent, éprouvantes pour les nerfs d’Azuria et d’Anaximandre, peu habitués à ce genre de périple. Toujours parfaitement calme, Asturias ouvrait le passage, se contentant de toucher par endroit le sol ou les parois, comme s’il y cherchait des réponses. Enfin, le passage s’ouvrit sur une vaste caverne. Elle était moins sombre et beaucoup moins humide. Au centre de la cavité aux pierres poreuses se dressait une énorme idole, haute de près de six mètres. Trois yeux constitués de pierres précieuses grosses comme les poings dévisageaient les compagnons, tandis que deux créatures, qui ressemblaient à des oiseaux géants, se tenaient de chaque côté de l’idole.
« C’est là, lâcha simplement le Dalmate.
- Là quoi ?
- C’est là que nous devions arriver, Seth.
- Selon qui ?
- Tu as ta voix, j’ai les miennes ».
Asturias chercha le regard d’Anaximandre. Ce dernier avait les yeux brillants d’excitation. Sans dire un mot, il s’avança vers la statue et la caressa doucement de ses mains usées par le temps.
« Yôô d’Hââ. Celui qui sait.
- Je croyais que c’était un homme ? Tu ne vas tout de même pas me dire que cette statue représente Yôô d’Hââ !
- Yolos, je n’ai jamais dit que c’était un homme. Personne d’ailleurs ne sait ce qu’il est.
- Alors comment l’as-tu reconnu ? répliqua Pallas d’un ton suspicieux. Sais-tu seulement de quoi tu parles ?
- Inculte et ignorant, sais-tu toi, à qui tu parles ? Je suis Anaximandre, élève de Maiegeiam, Erudit des érudits de Tanis !
- Tes titres ne m’impressionnent pas. Parle ».
Irrité par l’attitude du Guerrier de Bronze, Anaximandre chercha le regard de Yolos ; ce dernier ne souffla mot, approuvant de fait Pallas.
« Les trois yeux : il s’agit d’un des symboles de Yôô d’Hââ. Ces yeux forment un triangle parfait et, si on en croit les textes, « Celui qui saura trouver l’œil du Sage rejoindra le lit serpentueux qui irrigue le domaine de Celui Qui sait ».
- Une énigme.
Anaximandre croisa les bras.
- Et bien, quelle fulgurance d’esprit ! Bravo Pallas ! Tu as tout d’un géni !
- Suffit Anaximandre. Que peux-tu nous apprendre de plus ?
- Rien Yolos, rien ».
Tandis que les compagnons commençaient à échafauder des hypothèses, faisant le tour de cette statue étrange, Seth se rapprocha d’Asturias qui, immobile, fixait les yeux scintillants de l’idole.
« Je ne te demanderai pas encore pourquoi, mais tu sais quelque chose n’est-ce pas ?
- Oui, répondit placidement le Dalmate.
- Alors ?
Asturias pointa un doigt vers le visage rond de la statue.
- Au centre. Au centre du triangle formé par les yeux, il y a la réponse.
Seth plissa ses yeux écarlates.
- Je ne vois rien d’autre que des toiles d’araignée et une grosse …
L’Egyptien se tourna vers son ami.
- L’Arachné d’Argent. Tu n’es pas un simple Guerrier Sacré, tu es devenu le Maître des Araignées, c’est cela ? Elles te parlent.
- Je ne suis que le représentant de la mémoire d’Arachné mais, oui, elles me parlent.
- Que faut-il faire ?
- Rien. Tout a déjà commencé ».

L’air se mit à vibrer et en quelques secondes les Armures vibrèrent à l’unisson, recouvrant les Guerriers Sacrés dans un tumulte de lumière. Sans attendre, Asturias bondit en avant et porta un coup terrible au centre du front de la statue, là où, quelques secondes auparavant, une araignée grise tournait sur elle-même dans une danse frénétique. Le poing du Guerrier Sacré s’enfonça si profondément dans la pierre que l’onde de choc brisa net l’ensemble de la statue. Le chaos de poussière qui aurait dû suivre céda la place à un immense silence. Les pierres, en lévitation, se mirent simplement à tourner autour d’un objet noir de forme circulaire. Une première quitta son orbite et disparut dans l’objet. Puis une autre. Puis deux. Puis dix. Stupéfaits, les compagnons constatèrent qu’ils commençaient à glisser, eux aussi, vers cet objet ; ni la magie d’Aâmet, ni le Pneuma retrouvé des représentants d’Athéna n’étaient de taille à lutter. Azuria appela une dernière fois Bastet pour qu’elle veille sur elle, avant de disparaître à son tour.

 

Celui qui Sait

 

Lorsque le soleil vint caresser les visages des compagnons, ces derniers se trouvaient allongés dans des chambres modestes mais soigneusement entretenues. Dehors, un marché battait son plein ; ils étaient dans une cité inconnue, sains et saufs mais au beau milieu d’un endroit qu’ils ne connaissaient pas. L’agglomération de près d’un millier d’âmes se trouvait en bordure d’un fleuve que les autochtones appelaient « le Serpent de la Vie ». Avec ses maisons de torchis et de boue séchée, ses temples de bois et son enceinte de rondins, la cité représentait la seule trace de civilisation de cette terre chaude et humide. De l’autre côté du fleuve s’étirait la barrière verte et impénétrable d’une forêt aux arbres titanesques, que l’on disait peuplée de créatures étranges et de peuplades aux coutumes barbares.
Après que chacun eût pu se restaurer, les compagnons furent menés devant le roi de ce peuple. Anaximandre servit d’interprète et apprit à ses compagnons que la langue utilisée par leurs hôtes était extrêmement ancienne, sans doute plus ancienne encore que celles utilisées lors de l’Âge d’Or. Bon an mal an, Anaximandre parvint à se faire comprendre. S’il ne connaissait rien du monde, rien des dieux égyptiens ou autres, le souverain affirma que les compagnons étaient attendus depuis des siècles par les siens et qu’ils étaient les envoyés de « Celui qui Sait ». Selon une antique prophétie que les sages se transmettaient depuis la nuit des temps, ils devaient remonter le Fleuve Sacré et rejoindre un sanctuaire mystérieux où la Vérité serait dévoilée. Chose étrange, les compagnons étaient incapables d’éprouver la moindre peur ou animosité vis-à-vis de ce peuple. Ils se laissèrent donc guider, apaisés par ce lieu paisible. Cinq jours passèrent. Cinq jours de bonheur total, où ils se mêlèrent à cette population bigarrée et accueillante. Grâce à Anaximandre, les compagnons purent en apprendre un peu plus sur cette terre étrange. A partir de la rive opposée du fleuve, commençait un territoire vierge, inexploré et lourd de menaces. Dans un lointain passé, un Roi jeune et mal conseillé avait commandé une expédition pour tenter de reconnaître cette région à la recherche de nouvelle ressources. Elle avait été décimée, croit-on, par des anthropophages. Les rares survivants du carnage avaient regagné la cité après une marche épuisante à travers la jungle et étaient morts peu après leur retour, rongés par les fièvres malignes et la folie.

Enfin, vint le jour du départ. Prenant place à côté des provisions, Armures sur le dos, les compagnons quittèrent la cité. La navigation sur le Fleuve Serpent s’effectua sans trop de problèmes, l’embarcation de bois et de roseau entamant la remontée du fleuve sous la conduite d’un pouvoir le mouvant lentement. Après deux jours, l’embarcation bifurqua et emprunta un affluent bardé d’une forêt dense, en apparence impénétrable, domaine d’oiseaux et d’animaux étranges qui saluèrent d’une joyeuse cacophonie l’apparition des étrangers ...  Deux journées passèrent. Poussé par l’élémentaire, le navire filait à bonne allure. Les compagnons, qui passaient leur temps sur le pont, purent bientôt remarquer que le fleuve se teintait de rouge par endroits, sans qu’il soit possible de déterminer l’origine de ce phénomène. Parallèlement, le cours d’eau se resserrait et les arbres tendaient à se rejoindre au-dessus du vaisseau, de manière à former une sorte de voûte végétale. Frank remarqua que, curieusement, les arbres étaient tous inclinés en direction de l’aval ...

Le lendemain, à l’aube, l’embarcation déboucha à l’entrée d’un lac dont les eaux étaient totalement rouges. Un examen rapide permit aux aventuriers de découvrir qu’il s’agissait de sang. La rive avait quant à elle subit une sorte de cataclysme. La forêt avait été détruite sur plusieurs centaines de mètres et les arbres restants étaient quasiment tous couchés sur le sol comme s’ils avaient été soumis à une tornade. Au centre du lac se trouvait une île où était dressé un étrange bâtiment circulaire à l’architecture extravagante. Les aventuriers furent arrachés à leur contemplation par un cri étranglé : le navire, pris dans la gueule d’une main titanesque, se brisait dans un craquement sourd. Les hurlements du malheureux vaisseau enchanté furent bientôt couverts par les rugissements de la créature qui, d’un revers de poing, acheva sa besogne et précipita les compagnons dans le lac. Livrés à eux-mêmes, barbotant de leur mieux dans le sang qui les recouvrait et les aveuglait à moitié, les aventuriers nagèrent comme ils le purent vers l’île. Vu de près, le temple se révéla être une bâtisse sinistre. Ils le savaient : leur destin se trouvait quelque part entre ces murs. Les souvenirs se firent plus troubles. Une porte de bronze gravée de runes qui s’ouvrit. Un petit escalier menant à une crypte où régnait une odeur de chair décomposée. Une salle, petite. Au centre, un bassin rempli de sang coagulé. Les murmures et chuchotements. Les Armures Sacrées secouées de vagues d’énergies brutes. Aâmet déchargeant soudain sa magie sur une horde d’êtres étranges avides de sang. Le chaos. Et puis cette chaleur, intense, suffocante. Anaximandre lisant à voix haute une inscription du plafond au beau milieu de la bataille :

« Elles n’apparaissent qu’aux ténèbres,
Lorsque la couverture noire percée de trous est jetée en travers du ciel.
Prononce leur nom, ami, et entre »

Alors il prononça le mot. Alors ce fut fini.

***

Bien que la nuit soit déjà tombée, Shiro ne dormait pas encore. Il regardait la mer qui multipliait ses assauts sur les rochers, sous le regard brillant de la lune qui reflétait le visage de Mérope. L’amas végétal, sur lequel il s’était allongé, dégageait un parfum agréable et entêtant. « Voilà, me reposer quelques heures ne me fera que du bien ». Gardant tout son attirail près de lui, il s’assoupit sous un ciel étoilé calme et paisible. Curieusement, l’Hindou n’utilisait pas de feu pour son campement comme aurait fait n’importe quel autre aventurier. Il avait appris à détester le feu depuis la Bataille du Sanctuaire, cet élément destructeur et sans pitié. Il préférait à présent compter sur la maîtrise de son corps et se nourrir de racines et de baies trouvées ça et là et de poisson cru.
Une vie simple, sans artifices, dire non à toute ingérence humaine en lieu naturel ; tel était l’idéal qu’avait enseigné ce peuple étrange. Cependant, contrairement à bien d’autres, il n’était pas agressif ni mesquin face à ceux qui détruisent l’harmonie sylvestre. Son caractère amical, paisible voire même naïf était le legs d’un héritage ancestral. Mérope, quel dommage qu’elle ne fût pas là pour apprécier cet endroit enchanteur. Soudain, la mer disparut, l’air se réchauffa. Il dormait mal... Il se retournait constamment en émettant des bruits que la forêt qui l’entourait à présent faisait résonner comme pour lui répondre. Shiro se leva. « Ce moment de repos tombe à point », pensa-t-il en se propulsant de ses puissantes jambes à toute vitesse dans la forêt. Il se faufilait habilement et rapidement entre les arbres, et ce, malgré son Armure qui ne paraissait handicaper ni sa vitesse ni son agilité à contourner les végétaux géants.
Après quelques heures de course, il tomba sur un corps ... Un homme vêtu de noir et blessé à la jambe ; il examina la blessure.
« Du poison peut-être ou une épée très tranchante, trop tranchante. » réfléchissait-il en tournant sa tête de gauche à droite.
« Eh bien mon gaillard, je ne sais pas ce que tu as fait pour mériter ce pauvre sort, mais ta mort nourrira la terre ».
Shiro prit la dépouille et le déshabilla pour enfin placer le corps dans un champ de fleur multicolore qui venait d’apparaître.
« Alors, tu joues ?
- Oenopion ?
- Tu dors trop. Tu ne devrais pas laisser ta femme toute seule, elle risque de s’ennuyer …
- Sale gamin ! Que fais-tu ici ?
- Mais, Shiro, sais-tu seulement où tu te trouves ? »

***

L’Hindou poussa un cri et sortit de son sommeil.
« Tout va bien ?
- Merci, ça va Frank, un mauvais rêve. Les autres ?
- Ils sont assis un peu plus loin, près du temple, à l’abri du vent ».
Shiro se massa la nuque. Le vent. Le sable voletait autour des deux Guerriers, se jouant des rayons ardents du soleil naissant. Aube. Le sable. Le ruissellement voisin ; un regard sur la droite. Pas de doute, c’est le Nil qui s’écoulait là, majestueux, à quelques dizaines de pas. Un regard vers la gauche. Le Temple de Sobek.
« Que s’est-il passé ? La statue, la forêt, la main géante … Les êtres qui nous ont attaqués, la cité ?
- Personne ne comprend, Shiro. Aâmet dit que nous avons été ensorcelés, elle croit déceler une puissante magie. Seth pense que tout n’était qu’illusion.
Shiro s’inquiéta soudain.
- Où sont Yolos et Anaximandre ? Je vois bien Azuria, près du fleuve, avec Pallas, Darkhan et Harald ; où sont-ils ?
- Ils discutent, seuls. Anaximandre a trouvé un recueil.
- Un recueil ? Mais où ?
- Quand je me suis réveillé, Yolos et Mâa étaient déjà réveillés. Anaximandre fut le premier. Il ne quitte pas ce recueil. Il n’a pas d’explications mais il est très tourmenté.
- Asturias ?
- Il a bien essayé d’en apprendre davantage mais seul Anaximandre semble comprendre ce qui est écrit.
Shiro se releva avec l’aide de son compagnon.
- Frank, qu’est-ce qui nous est arrivé ? »
Le Lézard d’Argent ajusta sa tunique et joua quelques instants avec son pendentif, cherchant une réponse qui ne venait pas. Mettant de côté ses propres interrogations, il posa une main amicale sur l’épaule de son compagnon.
« Azuria a décidé de cueillir quelques plantes, tandis que Pallas initie Darkhan et Harald à la pêche à la main. Mâa, Aâmet et Asturias échangent à propos de ce qui s’est passé depuis que le soleil a fait son apparition. Yolos et Anaximandre ne se quittent plus. Ils sont tous les deux tourmentés, mais ne nous disent rien. Seth dort encore ; il erre dans ses cauchemars. Tu me demandes ce qui nous est arrivé ? Je crois que personne ne le sait vraiment, à part Anaximandre.
- Je vois, fit l’Hindou en rendant un sourire forcé à son compagnon. Je suppose que nous serons tenus au courant en temps voulu.
- Certainement. En attendant viens avec moi ; figure-toi que j’ai retrouvé nos ânes ! »

***

Le soleil se levait toujours plus haut dans le ciel, inondant petit à petit les portes closes du Temple de Sobek. Au loin, penché sur le recueil, Anaximandre désigna une ligne de symboles étranges à Yolos :
« Tu es certain de ce que tu dis ?
- Aussi certain que je suis le plus grand érudit de Tanis. Aussi certain que mon destin était de révéler ce secret.
- Alors … alors tout est fini.
- Oui, Yolos, et à cet instant nous sommes les seuls, avec Lui, à le savoir ».

 

(1) Mère du dieu  Sobek, le dieu  crocodile. Neith "déesse de Saïs" met au monde  Rê le matin, et le dévore le soir. Epouse du dieu  Khnoum, elle est parfois assimilée avec la déesse  Nout. Neith est une déesse guerrière, confondue par les Grecs avec Athéna. Elle peut également jouer le rôle de protectrice des artisans qui fabriquent les étoffes, les tissus et les bandelettes nécessaires à la  momification. Elle tisse l'univers et en détermine ses limites avec ses sept paroles justes.
(2) Bastet est représentée sous l’apparence d’une chatte ou d’une femme à tête de chatte. Déesse de la musique et de la joie, elle est généralement  considérée comme une déesse bienfaisante. Bastet est une « fille de Rê » ; elle est l’incarnation calme et douce de l’œil de Rê et s’oppose à Sekhmet qui en incarne les aspects féroces.
(3) Voir Livre III, L’Âge de la Violence.
(4) Mer rouge.
(5) Epée courbe égyptienne.
(6) Nom égyptien d’Anubis qui est la traduction grecque.