Dans l’épisode précédent …

 

Après un périple désertique, les compagnons parviennent enfin au temple de Sobek où se perd la trace de Yôô d’Hââ. S’enfonçant dans les entrailles de l’antique édifice, ils découvrent une statue mystérieuse, porte ouvrant vers un monde fantasmagorique qui les étreint. Coupés des réalités du monde, ils errent un long moment avant de se réveiller finalement à l’entrée du temple de Sobek. Alors que les plus jeunes semblent perdus dans leurs pensées, Anaximandre et Yolos prennent la mesure de ce qu’ils viennent de découvrir : le testament de Yôô d’Hââ ….

 

Chapitre XII – Révélations sous les Etoiles

***

Echec

 

Quelques jours après la Bataille du Sanctuaire, au cœur de la Mésopotamie.

« Laisse-toi aller Séléné.
- La ferme. Je vomis depuis que le soleil est tombé ! On a pas mangé depuis trois jours et … »
L’Ours de Bronze se cambra une nouvelle fois, déversant sa bile entre ses pieds, le ventre plié par la douleur.
« Par Kröm ! rugit-il en essuyant sa bouche d’un revers de main. Nekkar, aussi vrai que je m’appelle Séléné, le prochain Homme-Scorpion que je croise, je le bouffe ! Plus jamais je ne laisserai ces saloperies me piquer avec leurs dards. Ce poison est horrible ! Un fils de Kröm n’est JAMAIS malade, tu m’entends, JAMAIS !!! Ils m’ont ensorcelé !
- Je reconnais que leur poison est d’une rare violence. Heureusement que nous portions nos Armures. Si le métal est une protection efficace, leur aura nous permet de protéger l’ensemble de notre corps. Sans elles, les dards nous auraient certainement percés de part en part et nous ne serions plus que de la chair à vautours.
- Tu parles ! Je compte plus sur mes muscles que sur cette aura ! De retour au Sanctuaire, je vais demander à ce que mon Armure soit plus couvrante, voilà tout !
Nekkar tapota sur le dos de son camarade.
- Sur ce point, tu as raison. Nos Armures nous laissent trop à découvert, même si l’Etranger assure que l’aura nous protège.
- Il dit ce qu’il veut ; mis à part toi nous sommes tous malades comme des chiens.
- Mon sang n’est que poison depuis ma formation, je suppose que je suis à présent immunisé. Sers-toi de ton Pneuma, c’est comme ça que j’ai fait.
- … pousse-toi, ça revient ! »

Exténués, malades et blessés, les quatre compagnons avaient trouvé refuge dans les ruines d’un village abandonné à quelques distances de l’Euphrate. L’obscurité s’était emparée du désert et Macubex fixait la lune les yeux grands ouverts, tandis que Nevali mâchait quelques feuilles séchées à ses côtés.
« Tu veux une feuille de menthe ? Cette variété apaise les maux de ventre.
- Je ne savais pas que tu t’intéressais aux plantes.
- Etranger, tu sais si peu de moi.
- Tu n’en sais pas plus, cingla Macubex.
Nevali croisa les bras et s’adossa contre le muret qui les protégeait du vent sablonneux.
- J’en sais plus que tu ne le crois. Savais-tu que tu parles en dormant ?
Macubex fit mine de ne pas réagir mais le Caucasien ne fut pas dupe. Il décida de pousser son avantage.
- Ta femme s’appelait Artémia. Tu avais aussi un fils. Tu es à l’origine de leur mort, du moins c’est ce qu’on a bien voulu te mettre sur le dos.
- Tais-toi, tu parles de choses que tu ne connais pas.
Nevali poursuivit sans tenir compte du ton menaçant de son compagnon.
- Lors de ta formation tu as beaucoup souffert. Tu parles sans cesse de cette femme, qui a abusé de toi. Tu te sens sale, tu penses avoir trahi les tiens en ne résistant pas aux faveurs de cette inconnue.
- Nevali, encore un mot et je te tue.
Le Loup de Bronze esquissa un sourire.
- Je suis avec toi, Etranger. Je ne parlerai à personne de cette histoire, mais fais attention. Il y a là une faille dans la protection que tu as patiemment tissée autour de toi. Tout adversaire qui saurait percer tes sentiments te terrasserait sans difficulté. Sachant que tu dévoiles ton cœur à travers tes cauchemars, il ne serait pas bien compliqué pour un combattant aguerri de percer tes secrets refoulés.
- Sans Lugal-Sin, les Guerriers d’Enlil n’auraient pas eu besoin de percer mes secrets pour nous terrasser, tous les quatre.
- Là, tu marques un point », admit le Loup de Bronze.
Macubex se tourna et dévisagea Nevali pendant quelques instants. Son visage espiègle était faussement rassurant. Cet homme semblait sans faille. Intelligent, rusé, il savait mieux que quiconque lire à travers l’âme de ses compagnons ou de ses adversaires. Ce soir-là, pour la première fois, Macubex se sentit totalement à nu. Cette faiblesse mise à jour par Nevali était bien plus inquiétante que celle dévoilée par l’Inconnue qui l’avait possédé alors qu’il convoitait son Armure ; contrairement à elle, Nevali n’avait rien de surnaturel ou de divin.
« Je veux bien quelques feuilles.
Le Caucasien lui tendit deux feuilles de menthe poivrée qu’il gardait précieusement dans une petite sacoche.
- Mâche-les doucement. A la longue ça soulage un peu.
- Nekkar ?
- Avec Séléné, derrière le gros rocher. Notre Ours est toujours malade, il semble moins résistant au poison que nous.
- Il faut dire qu’il en a plus été victime que nous autres.
Nevali haussa les épaules.
- Séléné ne m’écoute pas, il encaisse les coups par fierté. Sans son Armure, son corps aurait été réduit en charpie.
- Seul Nekkar s’est montré à la hauteur, c’est inquiétant. Nous n’arriverons pas à mener à bien notre mission ; nous allons devoir rentrer au Sanctuaire. J’ai senti qu’il s’y était passé quelque chose de grave.
- Tu as certainement raison, les Pommes d’Or vont devoir attendre ».
Nevali s’allongea et fixa la lune à son tour. Adossé à une grosse pierre, Macubex le regardait fixement. Nevali le sentait, mais il ne détourna pas les yeux de l’astre sélénite. Le ton de Macubex était moins agressif et, pour la première fois, le Loup de Bronze se sentait apprécié de son compagnon.
- Pourquoi étaient-ils plus puissants que nous ? lança-t-il après quelques minutes de silence. Pourquoi Lugal-Sin ne nous a pas poursuivis ? Quelque chose ne tourne pas rond.
- Dans un premier temps, je pense que nous sommes moins prêts que nous le croyons. Nous devons encore nous aguerrir, perfectionner nos techniques. Ensuite, je crois qu’en cette terre de Mésopotamie, Enlil protège les siens.
- Un sortilège ?
- En quelque sorte oui. Il suffit de nous voir : nous sommes exténués après seulement quelques jours de marche. Je ne parle même pas du combat.
- Akurgal saurait nous aider.
- Je ne compte pas sur les Asgardiens.
- Je prends tout ce qu’il y a à prendre, mon ami. Si Akurgal pouvait nous renseigner, je ne cracherais pas dessus. Et ne t’inquiète pas, je ne lui parlerais pas pour autant de notre mission.
Macubex massa quelques instants son ventre.
- Plante efficace.
- Une vieille conquête m’a enseigné le rôle positif de quelques plantes. Tu penses donc que nous ne sommes pas encore prêts ?
- Combien de techniques maîtrises-tu, Nevali. Une ? Deux ? Je t’ai vu hurler en Anatolie et immobiliser des Sinanthropes. Je t’ai vu générer des griffes capables de déchirer tes adversaires : ces deux techniques ont été totalement inefficaces face aux Guerrier d’Enlil.
- Tu marques un autre point. Je constate que ton Attaque Fantôme ou ton Hallali Fatal ont été tout aussi ridicules, bien que cette dernière technique se soit montrée capable de terrasser Hergoth, le Poing Noir de Caturix.
- Tu vois donc que nous devons encore progresser ».
Nevali soupira et tourna la tête en entendant les gémissements de Séléné se rapprocher.
« Je suis malade. Je me sens si mal.
- Courage mon vieux », fit Nekkar en soutenant le guerrier tandis qu’ils rejoignaient leurs deux compagnons.
Macubex croisa le regard de Nevali. Un instant furtif qui valait toutes les menaces. Le Loup de Bronze n’avait aucune intention de parler à ses compagnons mais il savait détenir un atout de taille dans son jeu. Après quelques échanges, les quatre Guerriers d’Athéna décidèrent de faire un feu et se partagèrent quelques morceaux de galette d’orge trouvés dans les décombres par Nekkar.
« Nekkar, tu nous sauves encore une fois la mise ! Mon ventre n’en pouvait plus d’être vide !
- Mange doucement Séléné, tu risques de ne pas garder ton repas.
- Je me sens déjà beaucoup mieux ! Une chance que tu aies trouvé ces galettes. Même si elles sont bien dures, c’est mieux que rien.
Nekkar ne réprima pas un large sourire de satisfaction. Il souffla entre ses mains et se rapprocha du feu.
- C’est impressionnant comment la nuit peut être froide dans le désert.
- J’espère simplement que la fumée ne va pas attirer les curieux, répliqua Nevali songeur.
- Si tu penses à Lugal-Sin, il n’a pas besoin de cela pour nous trouver. S’il avait voulu nous tuer, nous serions certainement déjà morts.
Séléné bomba le torse et agita un doigt inquisiteur.
- Parle pour toi, Etranger ! Je me sens en pleine forme avec quelque chose dans le ventre ! Moi, je l’aurais certainement écrasé votre pot de fleur !
- Il a terrassé Astalos, un Guerrier Sacré aguerri ; il s’est débarrassé en quelques instants d’un Guerrier d’Enlil là où nous-mêmes avons été incapables de simplement rivaliser. Je pense que tu es bien optimiste.
- Détrompe-toi Nevali, je gardais encore une surprise en réserve !
Séléné se leva et se frappa sur la poitrine avec ses deux poings.
- Je suis là les gars ! Vous pouvez compter sur l’Ours !
- A la bonne heure, fit Macubex. Rassis-toi donc. Nous devons préparer notre retour.
- Nous rentrons Etranger ? Mais les Pommes ? Nous sommes venus ici pour rejoindre l’entrée des Enfers, nous sommes si proches !
- Séléné, tu as vu notre état ? Trois Guerriers d’Enlil ont suffi pour nous stopper. Là où nous allons, les dangers seront encore plus grands, encore plus terribles. Nous ne sommes pas encore prêts. Nous devons rentrer au Sanctuaire et aviser Ludoxandros et Yolos que la Mésopotamie est devenue bien trop dangereuses pour que nous puissions réussir seuls. Nous devrons revenir plus tard, plus forts.
- C’est une sage décision Etranger, fit Nekkar en jouant avec un morceau de bois enflammé. Je suppose que cette décision à aussi à voir avec le trouble que nous avons ressenti au Sanctuaire, n’est-ce pas ?
Macubex se rembrunit, tandis que ses compagnons le fixaient.
- Oui. Je pense également que nous devons en apprendre plus sur Lugal-Sin et les Guerriers Noirs. J’ai appris par mon Maître Brasidas que les Guerriers Noirs étaient à l’origine d’anciens serviteurs d’Athéna, qui louaient leurs services au plus offrant.
Nevali bondit sur l’occasion.
- Ce qui expliquerait pourquoi Lugal-Sin a tué Astalos : un ancien du Sanctuaire qui agit par vengeance ! Mais cette logique ne tient plus face à nous, il nous a laissé la vie sauve. Ainsi, il se peut que Lugal-Sin ait tué Astalos dans le cadre d’une mission, et qu’il se soit chargé des Guerriers d’Enlil dans le cadre d’une autre mission. Or, nous savons tous ce qu’il y a à trouver ici : une Porte des Enfers menant …
- … aux Pommes d’Idunn ! coupa Nekkar. L’enfoiré, il nous a suivis pour trouver la Porte !
Séléné se montra peu convaincu.
- Pourquoi ne pas y être allé tout de suite ?
- C’est simple, répliqua Nekkar en poursuivant son raisonnement : les trois Guerriers d’Enlil devaient garder le chemin menant à la Porte. Il fallait les faire disparaître pour éviter qu’ils ne donnent l’alarme. Voyant que nous ne représentions pas un danger, il nous a laissé partir et s’est engouffré aux Enfers.
- C’est en effet une possibilité qui m’inquiète, souffla Macubex. Si cette théorie se vérifie, nous devrons savoir pour qui il se bat et, surtout, s’il est parvenu à dérober les Pommes … Ou ce qu’il est parti faire aux Enfers ».
Nevali se gratta le menton un instant, l’air songeur. Laissant ses yeux briller au rythme des flammes, il susurra quelques mots.
« La question n’est peut-être pas ce qu’il est parti faire, mais QUI est-il allé rencontrer ».
Le silence s’imposa, glacial, sur le quatuor. Chacun élaborait sa théorie. Tous revoyaient le visage extraordinaire de Lugal-Sin ; et ils tremblaient.

***

Quelques heures plus tôt

« ATTAQUE FANTÔME ! »
Eructant de rage, Macubex se dédoubla en deux, puis trois, puis des dizaines de spectres. Il était impossible de savoir où se trouvait le véritable Guerrier de la Meute. Concentrant son Pneuma entre ses poings, le Guerrier fondit sur son adversaire qui, impassible, semblait attendre le choc avec la résignation d’une victime expiatoire. Macubex attaqua sans cesser de se déplacer, chacun de ses coups transperçant un peu plus l’armure de l’Homme-Scorpion. « Il n’a pas bougé. Il ne doit même pas me voir. Finissons-en, les autres vont avoir besoin de moi ». Macubex, décidé à ne pas prolonger ce combat plus que de raison, asséna un puissant revers de main à la base du cou de la créature qui disparut dans un geyser de sang. Le Guerrier Sacré marqua une pause pour souffler et tenter d’apprécier la situation. Ses compagnons avaient beaucoup plus de mal à se défaire de ces créatures, ce qui l’étonnait. Il avait beau être un Guerrier d’Argent, il ne comprenait pas pourquoi Nevali et Séléné parvenaient à peine à repousser les assauts d’un seul Homme-Scorpion, Nekkar ne semblant pas plus heureux face à son adversaire, pourtant beaucoup moins imposant. La Meute d’Argent jeta un coup d’œil derrière lui pour appréhender le corps de sa victime. Au même instant, venant confirmer ses craintes, il vit une forme lumineuse littéralement voler vers lui, les yeux brûlant de fureur. S’il n’avait pas regardé derrière lui, il aurait péri là, sur le champ ; sans chercher à parer l’assaut, Macubex effectua un roulé-boulé sur le côté. A la place du corps, une tâche de sang.  Un court instant, le Guerrier se demanda s’il n’était pas victime des illusions causées par la chaleur du désert. Il devait se rendre à l’évidence ; les mains qu’il regardait avec stupéfaction étaient bien les siennes. Ce sang, le sien. Son corps était recouvert de piqûres. Son adversaire le toisait en souriant moqueusement. Il n’avait pas une égratignure, aucun coup n’avait porté. L’Attaque Fantôme s’était révélée totalement inefficace ; pire, c’était lui qui avait été touché, sans s’en rendre compte. Il posa un genou à terre et se mit à cracher du sang. Impossible. Il avait mis tout son savoir, concentré l’essence la plus pure de son Souffle Divin. Il était épuisé, tremblaient de tous ses membres. Pour la première fois, il nota la puanteur. C’était incontestablement une odeur surnaturelle ; elle devenait presque suffocante. Gêné par la brume qui se levait autour de lui, lui irritait les yeux et le palais, dévorant ses narines d’assauts acides, Macubex releva la tête. Son adversaire venait de finir sa course contre un  rocher, laissant un profond sillon de sable et de roche rappeler la violence de l’assaut.
« Lève-toi ! Grouille ! Il faut qu’on parte d’ici, et vite !
- Nekkar que … »
Le Guerrier se mit en garde devant son compagnon et ne prit même pas le temps de lui répondre. Face à lui, l’Homme-Scorpion s’était déjà relevé et semblait préparer un sort que ses cris et les vibrations de l’air laissaient supposer particulièrement violent.
« C’est ça espèce d’enfoiré à six pattes ! Viens ! Viens tâter de mes griffes ! DE LA CHARPIE ! JE VAIS TE TRANSFORMER EN BOUILLIE MOI ! FILS DE RAGONDIN DEGENERE ! JE VAIS TE BOUFFER ! GRIFFES D’HYDRA !!!! »
Le sang envenimé de Nekkar s’était, l’espace d’un instant, arrêté de courir dans ses veines ; lorsque son corps impulsa la pression artérielle, ce fut un flot terrible qui parcourut son corps, faisant gonfler ses veines jusqu’à les tendres au maximum. De ses genoux et de ses poings, les griffes acérées d’Hydra luisaient au soleil et laissaient des gouttes âcres suinter de gourmandise. Le Guerrier se jeta en avant sur son ennemi. Macubex n’en croyait pas ses yeux. Deux bêtes s’affrontaient, sans que l’on puisse dire laquelle était la plus enragée. Le Guerrier-Scorpion ne parvint pas longtemps à garder sa lance entre ses mains ; peu lui importait, sa force physique était largement supérieure à celle d’un simple humain. Encore fallait-il que Nekkar fût humain. En cet instant, celui qui lui déchirait son armure de ses griffes tout en lui mordant le cou à pleines dents ressemblait plus à un sauvage convoqué par un chaman d’outremonde.
« SALOPERIE ! ENGEANCE DECEREBREE ! GARDE TA VERGE POUR TOI ! »
Son adversaire n’avait pas que deux puissants bras pour lui martyriser les côtes et l’abrutir de coups ; il possédait un dard aiguisé ! Ce dernier venait de se ficher dans son dos, obligeant Nekkar à lâcher prise. Une danse aérienne. L’Hydra était un pantin désarticulé à la pointe de son ennemi qui le faisait tournoyer autour de sa tête tout en préparant un nouveau sort. Totalement absorbé par son attaque, la créature ne vit pas les deux pieds de Séléné arriver. Le choc fut terrible et le Guerrier d’Enlil finit sa course tête en avant dans un monticule de pierre et de sable, entraînant dans sa course le corps ensanglanté de Nekkar.
Les trois créatures reprirent peu à peu leurs esprits. Ces quatre guerriers les amusaient. Aucun ne semblait en mesure de les vaincre. Nevali haletait aux côtés de Séléné. Aux prix d’immenses efforts, ils avaient réussi à assommer pour quelques instants une des créatures. Mais, déjà, elle se relevait en secouant sa tête pour reprendre ses esprits. Macubex était en sang, tout comme Nekkar. Tout semblait décidé. Les quatre Guerriers Sacrés se rapprochèrent les uns des autres, sous le regard amusé de leurs adversaires qui les entourait.
« Par Kröm, ils ne sont que trois ! Ils utilisent des techniques déloyales : ils nous crachent dessus. Ne me dites pas qu’on va crever ici !
- Ils ne crachent pas, ils nous maculent de poison. Vous allez vite mourir si on ne quitte pas ce foutu désert. On ne peut pas lutter ; je suis le seul à résister au poison et l’autre enfoiré m’a sacrément amoché. Toi, Etranger, ça va ?
Macubex ne broncha pas, cherchant dans son sang qui recouvrait son Armure une solution qui ne venait pas.
- Oh, Etranger ? Tu pourras courir ou non ?
- Si nous courons, nous sommes morts, Nekkar, fit sombrement Macubex. Et ne me dis pas que tu feras diversion ; personne n’est de taille.
- A moins que la diversion vienne toute seule ».
Nevali désigna l’immense rocher qui surplombait le champ de bataille. Depuis quelques instants, un nouveau venu s’était joint au spectacle. Immobile dans son Armure Noire semblable à des tiges végétales harmonieuses, l’inconnu posa un instant son regard sur les Guerriers Sacrés.
« Lugal-Sin.
- Hein ? Tu le connais ?
Macubex cracha son sang aux pieds de Séléné.
- Bon sang, tu as le droit de retenir les leçons. Astalos, ça ne te dit rien ?
- Oui, le Guerrier du Corbeau qui s’est fait tuer en Occident.
Les yeux de Nevali brillèrent soudain et son visage se fendit d’un sourire inquiet.
- Bien entendu. Avant de mourir Astalos a concentré les derniers instants de son combat contre Astalos sous forme d’une pluie de Kosmos qui nous a accueillis. Tu as raison Macubex, cette énergie implacable ; c’est bien celui qui a terrassé notre compagnon !(1)
- Bordel, pesta Nekkar, manquait plus que lui ! Mais il ne pouvait pas attendre ! Ils sont quatre maintenant. Déjà, à trois, nous étions ridicules, alors là, je n’ose même pas imaginer les dégâts. Enfoiré ! C’est facile de venir maintenant que nous sommes salement amochés !
- Il n’est pas avec eux.
- Qu’en sais-tu, Etranger ? En tout cas avec son allure de femelle apprêtée, je ne le crains pas. Il va tâter les poings de l’Ours, je vais m’occuper de ce jardin à deux pattes. Il fera moins le malin lorsque ses tiges de métal auront redécoré ce corps ridicule ! On est juste à côté de la Porte, pas question de reculer !
- Séléné, je te dis qu’il n’est pas avec eux. Regarde-les, ils semblent inquiets et se préparent visiblement à l’affronter.
- Je crois que l’Etranger a raison, intervint Nevali. Voilà notre chance ; derrière cette beauté extraordinaire, je ressens quelque chose de terriblement inquiétant chez Lugal-Sin. Laissons-les se battre et fuyons. Nous trouverons certainement d’autres portes. Lugal-Sin ne restera de toute façon pas ici éternellement, nous pourrons revenir.
- Par Kröm je ne suis pas une femme ! Je n’ai JAMAIS fui ! On va se battre ! Pas question de laisser ce gugusse végétal s’amuser seul face aux créatures ! En plus il ne tiendra pas plus de quelques instants !»

Tandis que Séléné haranguait ses compagnons, un premier Guerrier-Scorpion fondit dans les airs vers Lugal-Sin en matérialisant autour de lui des pouvoirs inconnus qui firent frémir les représentants d’Athéna. Ces sortilèges n’avaient rien à voir avec ceux utilisés contre eux et bien qu’ils ne fussent pas faits de Kosmos, leur irradiation ne laissait aucun doute quant à leur dangerosité. La scène, qui ne dura que quelques instants, parut se prolonger à l’infini pour ces yeux aguerris aux combats surnaturels qu’ils affrontaient depuis leur accession au titre de Guerriers Sacrés, et les terrifia. A mi-chemin, alors qu’il était encore dans les airs, muscles tendus pour gagner en vitesse, l’air alentour convergea vers le Guerrier d’Enlil. Les yeux soudains pris de panique, des vagues multicolores enveloppèrent l’Homme-Scorpion. Son armure se fissura instantanément, sans que les sorts protecteurs convoqués pussent limiter en aucune façon les effets dévastateurs. Lugal-Sin se porta en avant avec élégance et disparut dans un éclat émeraude, pour réapparaître majestueusement sur un tapis végétal qui se mit à onduler frénétiquement au contact du Guerrier Noir. Sa main droite tenait la tête de la créature, fichée sur le dard de sa queue venimeuse, tandis que de l’autre main, il faisait signe aux deux autres Guerriers d’Enlil de passer à l’attaque.
« C’est grandiose, concéda Nevali, oscillant entre jubilation et effroi.
- J’aurais fait pareil.
- Ta gueule Séléné, garde tes conneries pour toi ».
Nekkar se retourna et accrocha nerveusement le bras de Macubex : « Là, il faut dégager, et vite ! »

***
Deux semaines plus tard

La Cité du Chaos grouillait de monde. Les quatre compagnons avaient quitté la Mésopotamie avec soulagement mais ce refuge, où tous les mécréants de la Terre semblaient converger, avaient vu leurs craintes se réaliser. La rumeur se confirmait à chaque conversation : le Sanctuaire d’Athéna avait été attaqué et terrassé par l’Ordre Noir du maître des Tumultes. La rumeur disait aussi que la Grèce était à feu et à sang tandis que l’Anatolie succombait chaque jour sous les assauts de démons et de hordes infernales. Il était impossible d’espérer rejoindre le Sanctuaire, ou ce qu’il en restait, par navire car les liaisons avaient été supprimées depuis que Poséidon avait déchaîné un flot continu de tempêtes dévastatrices sur le littoral anatolien. Il faudrait donc emprunter la voie terrestre et rejoindre le Caucase puis faire le tour du Pont-Euxin. De longues semaines de marche les attendaient avant de mesurer le cataclysme qui avait secoué leur terre d’adoption …

 

Ignorance

 

Shiro se leva du lit et se para d’une parure de laine tout en se rapprochant de l’embrasure de la fenêtre. Allongée lascivement, Mérope caressait son visage avec une mèche de cheveux et admirait la musculature de son homme dessinée par un linge trop petit pour lui.
« J’avais oublié à quel point tu étais beau. C’est étrange, à côté d’Artholos ou de Séléné, tu sembles beaucoup plus frêle, mais en réalité ta musculature n’a rien à leur envier.
- Je ne pensais pas que tu m’oublierais si vite.
- Je te taquine. Reviens dans le lit. Le jour se lève à peine, nous avons encore un peu de temps ».
Shiro s’attarda un instant sur les Ephèbes conduits par Ludoxandros. Ils longeaient le mur têtes baissées, harassés par une nouvelle nuit d’entrainement au cœur des montagnes voisines.
- Les femmes tiennent le coup ?
- De qui parles-tu ?
- De celles qui s’entraînent avec les Ephèbes.
- Pour autant que je sache, les Amazones se débrouillent très bien, mieux que de nombreux hommes. Ludoxandros et Yolos leur mènent la vie dure tu sais.
- Je m’en doute.
- Il y a eu des morts.
Shiro se retourna et resserra son manteau de fortune.
- Il est très difficile de devenir un Guerrier Sacré, comme tu le sais. Ce sont des choses qui peuvent arriver, malheureusement.
- Retire donc ce linge et viens dans le lit. Nous serons mieux.
L’Hindou s’exécuta et comme, il s’allongeait, Mérope vint poser sa tête sur sa poitrine.
- Qu’est-ce qui te tourmente ? Je suis là, nue, désirable. Tu pourrais me prendre tout de suite. Je sais combien tu apprécies ces moments et, pourtant, tes yeux se perdent dans le vague. Parle-moi.
- Tu me connais bien.
- Les femmes sont douées pour connaître les hommes ».
Shiro esquissa un sourire. Il passa sa main droite derrière la nuque de la princesse et ses doigts jouèrent lentement avec ses cheveux soyeux.
- J’ai beau être une Guerrier Sacré d’Argent, trop de choses m’échappent encore. Les faits nous oppressent sans que nous puissions réellement intervenir. Nous subissons.
- Lorsque que tu dis « nous », tu parles du Sanctuaire ?
- Non. Je parle de mes compagnons. Je parle de Mâa, de Frank, d’Asturias et de tous les autres, les Elus.
- Frank est très gentil, Asturias trop sérieux, mais agréable. Par contre je n’aime pas Mâa. Il me fait peur. Je me sens mal à l’aise lorsqu’il est proche de moi. Il dégage quelque chose de malsain.
- Il n’est pas mauvais. Je crois qu’il est simplement emporté dans un destin qui le dépasse. Il a du mal à accepter son rôle dans cette histoire.
- Pourquoi n’est-il pas rentré avec vous ?
- Cela fait partie des choses qui m’échappent. Yolos est arrivé en Egypte avec une mission très claire.  Avec Asturias, nous sommes d’accord pour dire que Mâa a un rôle éminent à jouer pour le Sanctuaire. Il n’est pas comme nous. Yolos n’a pas été surpris par les nouveaux pouvoirs de Mâa. Il n’a pas été surpris de le voir avec cette représentante d’Isis qui le suit à présent comme son ombre.
- Est-elle belle ?
- Elle est plus fascinante que belle. Mais son corps ravirait bien des hommes.
- C’est une bonne chose, peut-être que Mâa se décoincera un peu lorsque cette femme lui aura fait découvrir les mystères d’Isis. J’ai entendu beaucoup de choses sur cette déesse.
- Quoiqu’elle lui fasse, elle sera toujours moins douée que toi ».
Mérope releva son visage et s’empara sauvagement de la bouche de son compagnon. Les lèvres collées, elle lui murmura quelques mots tout en glissant sa main sur l’abdomen de Shiro. Puis, dans un râle contenu, elle reposa son visage, heureuse de constater que le drap ne cachait pas la joie de son homme.
« Ne crois pas t’en sortir comme ça. Tu ne m’as pas répondu. Que sont restés faire Mâa et les autres en Egypte ?
- Nous avons mené notre mission à bien en retrouvant Anaximandre et en perçant le secret de Sobek. Yolos a cependant demandé à Mâa de rester car Isis doit encore lui parler.
- Une déesse qui parle à un Mortel ?
- Sous forme de songe ou de signe, oui. Mâa doit attendre. Frank, Seth, Pallas, Darkhan et Harald sont restés pour assurer la réussite de cette mission car la terre d’Egypte est devenue bien dangereuse. Asturias pense, et je suis d’accord avec lui, qu’Athéna entretient des liens avec Isis. Le Sanctuaire a été affaibli, Isis peut être une alliée de taille face à la menace représentée par Enlil. Dans un sens, compte tenu de son passé de prêtre de Râ, Mâa serait une sorte de lien, de médiateur entre les deux déesses, à l’abri du regard des autres dieux.
- Je vois ».
Mérope rejeta en arrière le drap et s’assit à califourchon sur Shiro. Ce dernier se laissa faire, redécouvrant avec délectation les formes de sa compagne.
« Une dernière chose, avant que je t’accorde un peu de sommeil, dit-elle dans un soupir.
- Je t’écoute.
- Qu’avez-vous trouvé en Egypte ? Anaximandre et cette femme, on ne les voit plus depuis votre retour. Tu parles la nuit de forêts, de choses incompréhensibles. Tu sembles par moment possédé. Que s’est-il vraiment passé ?
- Seuls Yolos et Anaximandre semblent avoir une réponse. C’est ce que j’essaie de découvrir avec Asturias. Je dois le rejoindre à la Bibliothèque tout à l’heure.
- Je tâcherai de vous aider. Mais avant, je vais te conduire sur le chemin des rêves. Laisse-toi faire et ne t’inquiète pas : au début ça va bouger, tu vas avoir chaud, ton cœur finira par s’emballer, tu verras les étoiles mais, crois-moi, tu dormiras bien après ».

***

Quelques semaines avaient passé depuis le retour des compagnons au Sanctuaire. Anaximandre et Azuria avaient été conduits au cœur de l’acropole, dernier vestige de l’ancien Sanctuaire. Le rocher ancestral portait à présent un regard bienveillant sur les échafaudages et les ouvriers qui avaient remplacé ruines et cadavres. Partout où portait le regard les fortifications d’Athéna reprenaient vie. Shiro et Asturias, en tant que Guerriers Sacrés, avaient eu le droit de résider dans la partie commune de l’acropole, à proximité de la Bibliothèque que le Dalmate quittait peu. Shiro passait le plus de temps possible avec son compagnon, sans négliger pour autant Mérope qui les aidait dans leurs recherches. L’ancienne princesse de Chios avait découvert, voilà deux jours, qu’Azuria avait été vue empruntant l’un des corridors interdits de l’antique forteresse. Beaucoup d’histoires circulaient sur ces corridors occultes ; ils étaient gardés en permanence par Krateros et nul ne pouvait espérer passer outre la vigilance du Guerrier de la Coupe. Depuis peu, il était aidé dans sa tâche par Humly de l’Autel, ce qui concourait à faire circuler les rumeurs les plus folles. On disait ainsi qu’Athéna avait quitté le Sanctuaire et que les Guerriers Sacrés avaient décidé de le cacher pour éviter toute panique. D’autres affirmaient qu’une nouvelle attaque d’Arès et de l’Ordre Noir se préparait. Cette dernière hypothèse avait les faveurs des soldats du Sanctuaire : Ludoxandros et Penoloios semblaient intensifier les entraînements des Ephèbes afin que ces derniers découvrent et maîtrisent enfin le Pneuma. Ainsi, ils pourraient porter leurs Armures Sacrées ; mais pourquoi tant de hâte si on ne craignait pas d’attaque immédiate ? De son côté Cassios, le chef de la Garde du Sanctuaire, aidé de Laumnès, le chef des guerriers protégeant l’ancien village ravagé par les hordes d’Arès, se montraient chaque jour plus durs envers les ouvriers pour accélérer les travaux de reconstruction. Pas de doute pour de nombreux habitants : la guerre était une nouvelle fois aux portes du Sanctuaire. Le retour d’Artholos et de ses compagnons, harassés et blessés, n’avait pas rassuré une population traumatisée par un désastre toujours prégnant dans les esprits. Assis autour d’un petit pupitre d’une salle de travail, Asturias et Shiro étaient pour l’heure loin de ces inquiétudes. Le Dalmate referma la porte derrière une frêle silhouette et se rassit.
« Comment vont Artholos et les autres ?
- Autant que Mérope a pu le voir hier soir, ils vont mieux. Artholos ne parle toujours pas, mais il semble que ses blessures physiques se soient résorbées. Minosandre reste avec lui.
- C’est une bonne chose. Affronter Eluontios et les siens a dû être une épreuve terrible.
- Mais ils ont réussi Asturias, ils ont terrassé des dieux ! Ta théorie se confirme : l’Indicible gagne chaque jour en pouvoir et rend les divinités plus vulnérables. C’est la seule explication possible. Comment analyser autrement ce miracle ? Comment expliquer la victoire de Mâa face à Sekhmet ?
- Assurément c’est une théorie qui semble se vérifier. Elle n’explique cependant pas tout, c’est pourquoi j’aimerais m’entretenir avec Yolos et Maître Ludoxandros. Ce dernier ne quitte cependant pas ses Ephèbes et Yolos a disparu depuis notre arrivée avec Anaximandre et Azuria.
- La convocation que nous avons reçue va peut-être débloquer les choses : nous allons être autorisés à rejoindre les corridors interdits ».
Le Dalmate se servit un peu de tisane préparée par le jeune garçon qui aidait à présent Ménandre dans la Bibliothèque.
« Tu soulèves là un espoir que je partage mon ami, fit Asturias en reposant la cruche.
- Comment peux-tu boire cette potion infecte ?
- Elle calme mes maux de ventre.
- Tu devrais surtout dormir, et manger.
- Tu as Mérope auprès de toi, je reste seul avec mes rêves et mes questions, Shiro. Je n’arrive pas à comprendre ce qui nous est arrivé en Egypte. Les mots de Yolos ne m’ont pas apaisé. Nous ne savons même pas vraiment ce qu’Anaximandre a ramené ! Et ce pays verdoyant, ces forêts, ce fleuve, ces personnes. Etait-ce une illusion ? Un songe ? Etait-ce une réalité qui s’est révélée à nous par l’entremise d’un pouvoir que nous ne connaissons pas encore ? J’aimerais que Frank soit avec nous en ce moment, il saurait trouver les mots pour me réconforter. J’envie son détachement.
Shiro fixa un moment son ami.
- Je ne sais pas s’il est si détaché. Je crois surtout qu’il a appris beaucoup lors de sa quête initiatique. Il a découvert une force tranquille qui l’aide à surmonter nos épreuves. Nous devrions peut-être faire comme lui et ne pas nous torturer de questions.
- De toute façon, je n’ai rien trouvé dans nos recueils. Il n’y a rien. Aucune description de voyage ne correspond à la contrée que nous avons traversée. Seul Anaximandre peut nous aider ; mais tu as raison, je vais cesser de me torturer et me reposer un peu.
Asturias souffla sur sa potion.
- Elle est encore chaude. Le jeune Isandre est attentionné.
- En effet, j’ai eu l’occasion de le voir. Il vit dans le nouveau village. Mérope s’occupe de ces pauvres gens, il me semble que son père est un paysan apprécié de tous.
- Lorsque tout sera fini, je le prendrais sous ma coupe et je lui apprendrai la lecture. Je crois en la force du savoir.
- Asturias, idéaliste invétéré. A propos de lecture, l’Etranger passait beaucoup de temps ici. Des nouvelles ?
- Non, rien. Il est parti avant l’attaque accompagné de Nekkar, Nevali et Séléné pour une mission secrète. Plus personne n’a de nouvelles mais ils vivent encore, leurs Pneumas, bien que diffus, ne se sont pas éteints.
La porte de chêne qui scellait la petite pièce s’ouvrit dans un craquement soudain. Si Shiro se leva promptement, Asturias, sous le choc, resta bouche bée.
« Et bien alors, c’est ainsi que tu accueilles ton Maître ? »
D’un bond, le Dalmate se jeta dans les bras d’Hasdrubal. Il se libéra bientôt et, saisissant franchement les épaules du Guerrier de l’Olivier Sacré, ne retint pas les larmes accompagnant l’émotion qui le submergeait.
« C’est bon, tu peux me lâcher, je ne vais pas partir ».
Le Guerrier se tourna vers Shiro qui s’inclina respectueusement.
« Shiro d’Orion je présume. Heureux de te rencontrer.
- C’est un honneur partagé, Hasdrubal. Asturias m’a souvent parlé de toi lors de notre retour d’Egypte. Je sais qu’il t’admire beaucoup. Connaissant mon compagnon, je sais qu’il ne peut se tromper ; tu es un homme de bien.
- Merci, mais tu devrais attendre et juger sur pièce, fit Hasdrubal en souriant.
L’homme fit un pas en arrière et se détacha de son ancien élève.
- Que faites-vous ici, Maître ?
- Je suis de retour comme tous les Guerriers Sacrés d’Argent. Ne manquent à l’appel que l’Etranger de la Meute, Mâa du Lotus et Frank du Lézard, vos compagnons.
- Tous les Guerriers d’Argent sont ici ? Alors la rumeur est vraie, une attaque se prépare ?
- Doucement Asturias ; je t’ai connu plus raisonné. Aucune armée ne menace le Sanctuaire : Poséidon défend à présent le Nord de la Grèce et l’Ordre Noir aurait fort à faire s’il voulait passer. Ne vous méprenez pas, le tempétueux Maître des Mers protège surtout son territoire et sa cité, Argos. Il se trouve que nous sommes à proximité et que nous sommes donc indirectement sous la protection des Néréides.
- Alors vous avez été convoqué pour …
- … rejoindre le Mont qui regarde les Etoiles, comme vous.
- Excuse-moi, Hasdrubal, mais Krateros nous a simplement dit que nous allions être autorisés à traverser les Corridors interdits.
- Et bien, cher ami, il se trouve que c’est le chemin le plus court pour rencontrer l’autorité suprême du Sanctuaire, le bras droit d’Athéna : l’Homme au Masque ! »

Le Mont qui regarde les étoiles

 

Shiro et Asturias, haletants, n’en revenaient pas. Le Mont qui regarde les étoiles. Un ensemble de pics abrupts, occultés aux yeux du monde par un couvercle de nuages surnaturels en suspension. Difficile de dire combien de temps les Guerriers d’Argent avaient gravi les marches sans fin qui menait à l’édifice trônant fièrement sur ce grandiose décor naturel. Suivant les pas d’Hasdrubal, ils avaient pénétré dans l’un des Corridors interdit sans s’attendre à ce spectacle. La porte donnait sur un escalier qui s’enfonçait dans un couloir baigné de lumière. Au bout, après quelques minutes de marche dans un silence recueilli, le couloir débouchait sur une sortie extérieure qui n’avait pas de sens. L’acropole, siège de la forteresse d’Athéna, se trouvait au centre d’une petite vallée : pourtant, là, c’était un spectaculaire massif montagneux qui les attendait. Subjugués, pas plus Shiro qu’Asturias n’osèrent prononcer le moindre mot, suivant le Cananéen dans cette ascension céleste. Finalement, c’est à quelques pas de leur destination finale que les langues se délièrent.
 « C’est magnifique, n’est-ce pas ?
- C’est extraordinaire, Hasdrubal. Comment aurions-nous pu songer un instant que le Sanctuaire recelait un tel trésor. On ne voit ces montagnes nulle part. Même par beau temps, le ciel sans nuage n’est qu’une illusion destinée à nous tromper.
- A tromper nos adversaires Shiro, pas nous. Je connaissais, comme les autres Guerriers d’Argent, l’existence de cet endroit.
- Maître, ces nuages, c’est bien Athéna qui en est la source ? Tout comme je présume qu’elle est à l’origine de l’illusion qui occulte cette partie secrète du Sanctuaire ?
- Exact. Vous allez découvrir le cœur du Domaine Sacré et son Gardien, l’Homme au Masque. Votre titre de Guerrier d’Argent vous donne ce droit rare et précieux.
- Frank nous a déjà parlé de l’Homme au Masque ; qui est-il exactement ?
Hasdrubal se fendit d’une moue amusée.
- Hum, ce cher Kamènes ne peut s’empêcher de parler. De toute façon cela n’a plus d’importance, vous allez le découvrir dans quelques instants. Notre Ordre repose sur trois piliers : les Guerriers de Bronze, qui sont nos soldats. Nous, Guerriers d’Argent, qui sommes les gardiens du Sanctuaire et d’une certaine sagesse. Enfin, existe une personne qui nous encadre, le représentant d’Athéna dans ce monde : L’Homme au Masque, en référence à son visage hiératique.
- Un prêtre ?
- Non, Shiro. C’est une personne qui dispose de pouvoirs particuliers, comme celui de pouvoir lire dans les étoiles. C’est lui qui a tracé les constellations pour Athéna, il est le lien entre le Kosmos et nos Armures, il est, dans une certaine mesure, aussi important que notre Déesse elle-même.
- Mais alors, fit Asturias, il doit être extrêmement âgé ! Est-ce un Guerrier ? Et pourquoi ne le rencontrons-nous que maintenant ? Tant de temps s’est écoulé depuis l’ouverture malheureuse d’Astragoth.
- Hantacore, car tel est son nom, sait tout à propos des tourments de ce monde. Il est le seul habilité à nous convoquer. Le fait qu’il le fasse est déjà exceptionnel. Son âge n’a que peu d’importance, mais il était bien en place avant que je devienne moi-même Guerrier Sacré, il y a des siècles … Quant à savoir si c’est un Guerrier, nul ne le sait. Mais sa symbiose avec la Règle Universelle en fait une personne qui transcende nos pouvoirs.
- Combien de fois l’as-tu rencontré ?
- C’est la troisième fois, Shiro. La première ce fut lors de mon arrivée au Sanctuaire. La seconde lors de la Guerre Noire ».
« Alors ce qu’il a à nous dire doit être capital », songea tout haut Asturias en portant son regard vers l’édifice. Il plissa les yeux, croyant deviner des silhouettes familières.
« Là-bas, fit-il en pointant du doigt, n’est-ce pas Ludoxandros qui converse avec Penoloios et …
- … Il-Khwaihemm de la Mouche. C’est un vieil ami, originaire de Nubie (2). Il nous rapporte certainement des informations importantes des terres australes.
Shiro s’arrêta un instant.
- A ce propos, Ludoxandros nous a toujours été présenté comme le chef des Guerriers Sacrés. Maintes fois il a donné des ordres à Yolos par exemple. Quel est son rôle exactement ?
- Celui qu’Athéna lui a confié. Nous n’avons pas à tout savoir mon ami, mais sache que Ludoxandros est à part dans notre hiérarchie. Nous parlerons de ceci plus tard, ne tardons pas, je pense que nous sommes les derniers ».
Le trio rejoignit en silence l’édifice sans prendre le temps de contempler les divers bas-reliefs qui ornaient ses murs et ses colonnes. Ayant vu ses compagnons, Ludoxandros fit un signe autoritaire à Hasdrubal et l’enjoignit de rejoindre une grande salle où avait été dressés des coussins pour chacun des Guerriers Sacrés. Asturias balaya du regard l’assemblée ; Macubex en Mésopotamie, Frank et Mâa en Egypte, Hasdrubal avait signifié que se trouvaient là réunis tous les Guerriers d’Argent encore vivants, porteurs de leurs plus belles tuniques qui rendaient leurs Armures Sacrées moins martiales. Il y avait ainsi pour seul visage inconnu Il-Khwaihemm de la Mouche. Cette Armure étrange semblait bien plus exotique que toutes celles des autres Guerriers Sacrés, et le colosse noir aux cheveux épars était en sus vêtu d’une tunique multicolore comme le Dalmate n’en avait jamais vue ; cette terre de Nubie attisait déjà son intérêt et le fils des Dagorlads se promit de converser dès que possible avec ce nouveau venu. A ses côtés, Penoloios de la Flèche et Keraunos de Céphée échangeaient quelques mots avec leur camarade, de retour de terres lointaines et toujours mystérieuses. Kamènes du Serpentaire trinquait joyeusement avec Humly de l’Autel tandis que Pyrrhos de la Baleine arrivait enfin dans la salle et cherchait une place. Il la trouva auprès de ses amis de longue date, Glokos du Cerbère et Calliclès de Persée qui lui avaient gardé un coussin, d’ailleurs trop petit pour celui qui était originaire d’Epire. Quant au dernier, Yolos, il indiqua à Hasdrubal de conduire les deux nouveaux Guerriers d’Argent à ses côtés.
« Heureux de vous revoir, prenez place. Je crois que nous sommes tous là. Krateros discute en ce moment avec Hantacore, ils ne devraient plus tarder.
- Heureux de te retrouver Yolos. Je ne vois pas Âtman ?
- Il est toujours dans le Wullao-Fang et il ne sera pas des nôtres.
- Qui est Âtman ? s’enquit Asturias en sortant de quoi prendre des notes sous le regard amusé de son Maître.
- C’est le Guerrier du Paon, un sage vénérable, répondit ce dernier.
Le Guerrier d’Orion se pencha alors vers Yolos.
- Vous nous avez manqué.
- Shiro, je t’ai dit que tu pouvais à présent me tutoyer.
- Je suppose que Shiro voulait parler de toi et d’Anaximandre, coupa Asturias. Nous avons des questions sans réponses.
D’un regard fuyant, Yolos éluda la question de son ancien Ephèbe.
- Les voilà, ils arrivent. Vous vouliez des réponses, vous allez les avoir. Regardez-bien comment nous allons répondre les uns après les autres. Lorsque ce sera votre tour, n’occultez rien. Laissez parler votre cœur. Voici Hantacore ! »
Majestueux dans un long manteau noir qui contrastait avec le blanc de sa ceinture et l’argent de ses cheveux frisés qui descendaient le long de ses épaules, l’Homme au Masque fit son apparition. Ainsi que Hasdrubal l’avait signifié plus tôt, le masque faisait référence au visage immobile de l’homme ; il ne laissait transparaître aucune émotion et semblait figé dans une beauté pleine de sagesse, hors du temps. La noblesse de ses traits et de ses gestes, leur légèreté contrastaient avec un âge que les Guerriers savaient coïncider avec le mythique Âge d’Or. A ses côtés, vinrent s’asseoir Krateros et, à la grande surprise de Shiro et d’Asturias, Anaximandre. Ce dernier semblait éprouvé par le manque de sommeil et s’éclaircit la gorge avec l’eau fraîche qu’un jeune serviteur déposa à ses côtés.
« Le conseil est ouvert. Ludoxandros, c’est vers toi que se portent à présent nos questions ».
La voix contrastait avec le personnage : cristalline, emprunte d’une sagesse attendue, mais aussi incisive que la plus terrible des armes. Pas une hésitation, pas un tremblement. Son visage figé, qui occultait les expressions du personnage, accentuait davantage l’empreinte mystérieuse qui l’entourait.
« Et bien, Hantacore, nous touchons au but. La Bataille du Sanctuaire nous a durement éprouvés. De précieux compagnons sont morts : Philomène, Brasidas, Galandros pour les Guerriers d’Argent, auxquels il faut rajouter Dories, Kleinias, Aratos, Ariarathe pour les Guerriers de Bronze. Je ne saurais oublier bien entendu Astalos, qui fut terrassé voilà quelques années par le Guerrier Noir Lugal-Sin. Il m’a été demandé de former de nouveaux Guerriers avec l’aide de Penoloios. Il fut complexe de trouver les bons candidats et ceux qui n’ont pas survécu sont nombreux. Une nouvelle génération de Guerriers de Bronze vient cependant de naître. Il faudra encore qu’ils s’aguerrissent, mais chapeautés par des Guerriers plus expérimentés ils peuvent survivre aux premiers combats. Il n’y aura pas de nouveaux Guerriers d’Argent, pour des raisons évidentes.
- Les Amazones ?
- Celles qui servaient Artémis et qui ont rejoint le Sanctuaire ont été mes meilleures élèves. Aujourd’hui, le Sanctuaire peut donc compter sur vingt-deux Guerriers de Bronze, peut-être vingt-trois si l’Armure des Fourneaux trouve porteur. Les blessés ont tous récupéré, ce qui est une excellente chose. J’ai cependant le regret de confirmer que certaines Armures ont bel et bien été détruites à jamais.
- Les étoiles ont parlé, nous ne pouvons en faire plus avant une génération.
Hantacore se tourna et s’arrêta sur un nouveau personnage.
- Il-Khwaihemm, qu’as-tu à nous apprendre ?
- Hantacore, ma mission a commencé lorsque le Gouffre des Mondes fut ouvert. La Nubie, Porte des Terres Australes, est depuis plongée dans le chaos et les esprits des Morts tourmentent les vivants. Ces derniers se sont réunis autour de prêtres et de chamans, réveillant des croyances ancestrales.
- Représentent-ils une menace pour nous ?
- Non, Hantacore. Ces peuples s’entredéchirent comme partout ailleurs. Ils menacent les frontières sud du domaine de l’Egypte éternelle et mobilisent ainsi l’attention des fils de Noun et d’Atoum (3).
- Le malheur voile donc ces peuples. Hasdrubal, fier fils de Canaan, qu’apportes-tu à notre connaissance ? »
A son tour le Maître d’Asturias s’inclina un instant et s’éclaircit la voix. L’assemblée le fixait en silence et finalement c’étaient Asturias et Shiro qui semblaient les plus gênés par ces yeux braqués sur leur voisin le plus proche.
« Hantacore, les nouvelles que je ramène sont inquiétantes ».
Hasdrubal se leva, comme pour mieux asseoir ses propos.
« Comme vous le savez, je suis originaire de Canaan. J’aime cette terre ancienne où le miel vient apaiser les journées de labeur à l’ombre d’un cèdre bienfaiteur. Les légendes nous apprennent que jadis cette terre était sous la domination de El, divinité ancestrale qui connut les premiers temps du monde. Baal, puissant guerrier et homme avide de pouvoir le renversa après une lutte acharnée et s’établit à Ugarit, en compagnie de sa terrifiante sœur et compagne, Anat ».
Asturias et Shiro se regardèrent l’espace d’un instant. Eux qui avaient croisé le regard de la terrifiante déesse à Astragoth savaient combien les paroles de l’Olivier d’Argent étaient loin de la réalité ; mais existait-il seulement des termes assez forts pour décrire ce qu’ils avaient vu ? Loin de ces considérations, Hasdrubal poursuivit son exposé, l’entrecoupant de pauses et l’accompagnant de gestes lents, marquant à la fois son respect et ses craintes.
« Le règne de Baal fut empreint de sagesse. Devenu dieu tutélaire de cette terre, il s’appliqua à la défendre face aux volontés hégémoniques des Maisons d’Egypte et de Mésopotamie, remportant entre autres exploits un combat resté célèbre face au divin Hadad auquel il déroba l’orage et les tourments de la pluie. Mais El prépara sa vengeance et Baal dut, avec sa compagne, affronter Môt, engeance divine de la Mort végétale et Yam, monstre terrifiant qui causa la perte de nombreux innocents. Au cours de ces guerres, Anat montra son ardeur au combat et sa cruauté sans limite et, au final, Baal fut victorieux.
- Baal fut pourtant une des victimes de la Guerre de l’Âge d’Or, nota le Grand Prêtre.
- Oui, Hantacore, pour des raisons obscures … Mais j’ai une hypothèse, construite sur mes recherches accumulées au fil des années. Je dois dire que le retour de Baal et d’Anat a relancé mon intérêt pour l’histoire de mes ancêtres. Je pense que Râ et Enlil ont vu dans le Seigneur, titre que lui donnent ses prêtres, un concurrent dangereux. Canaan est une terre riche et prospère, qui a toujours été convoitée par ses puissants voisins.
Yolos fronça les sourcils et intervint.
- Tu suggères donc que Baal a été la victime d’une guerre visant à étendre les terres d’Egypte et de Mésopotamie.
- C’est ainsi que je vois les choses. Il se trouve que par la suite Canaan fut tour à tour soumise au joug des Egyptiens et des Mésopotamiens, tandis que certaines peuplades d’Anatolie ont profité du vide ainsi généré pour étendre leur influence sur le nord d’Ugarit.
- Baal n’est donc pas une divinité cruelle comme l’entendent parfois certains textes que j’ai pu lire dans notre Bibliothèque ? Baal serait une victime qui, à présent, chercherait vengeance ?
Hasdrubal sourit et tapota l’épaule d’Asturias.
- Je vois que mon élève est toujours aussi perspicace. En effet, Baal cherche à se venger. Avec Anat, le couple a recouvré sa place à Ugarit, levant une armée composée de mercenaires rassemblés dans la Cité du Chaos et de créatures échappées d’Astragoth pour porter la guerre contre Enlil et la Maison d’Egypte. Les vainqueurs sont ceux qui écrivent l’Histoire et ont eu beau jeu de montrer Baal comme un dieu féroce et dangereux.
- Notre Bibliothèque est riche des savoirs accumulés par les sages de différents horizons, Hasdrubal ; il est donc normal d’y trouver des textes devant être lus avec la plus grande prudence », répliqua Hantacore.
Le Sage se leva et fit signe au Cananéen de s’asseoir, ce que ce dernier fit à l’instant. L’Homme au Masque fit quelques pas, en silence. Chacun attendait qu’il s’exprime à nouveau mais tous échafaudaient des plans, tiraient des conclusions, préparaient leurs arguments. Enfin, Hantacore sortit de sa réserve.
« Nous aurons, plus tard, le temps d’écrire l’Histoire pour que ceux qui hériteront de notre monde puissent méditer nos erreurs et se servir de nos conseils. Pour le moment ce que tu nous apportes est une nouvelle réjouissante : Baal va entrer en guerre avec Enlil et Seth. Ces deux entités sont elles-mêmes sur le point de s’entredéchirer, nous y reviendrons. Autant d’adversaires qui, pour le moment épargneront le Sanctuaire.
- Mais cette guerre fera des morts innocents et notre devoir n’est-il pas de préserver, autant que nous le pouvons, les Hommes ?
- Asturias, cette guerre va détruire la majorité des créatures de ce monde. Ce dernier est déjà tourmenté par le Chaos. Notre mission première est de servir Athéna et de défendre cette terre sacrée. Lorsque nous le pourrons, nous aiderons ceux qui auront survécu ».
Le Dalmate courba l’échine sous le regard de ses compagnons. Son regard se voila d’une ombre de détermination mais il se tût, gardant pour lui ses réflexions. Il avait conscience de l’impuissance du Sanctuaire, c’était de colère envers lui-même qu’il serrait ses poings. D’un geste subtil, Hantacore signifia à Keraunos de livrer à son tour le résultat de son enquête. Le Guerrier de Céphée allait s’exécuter lorsque Acté fit son apparition. La Prêtresse d’Athéna chercha du regard Ludoxandros et, lorsqu’elle le vit, vint se mettre à ses côtés.
« Je suis heureux de te voir à nos côtés, Acté.
- Monseigneur, dit la Prêtresse en s’inclinant légèrement pour ne pas croiser le regard sans vie d’Hantacore, je me devais d’achever ma tâche dans le temple et je suis venue dès que possible. Pardonnez mon retard.
- Tu arrives à temps pour écouter le rapport de Keraunos, de retour des terres voisines. Tu parleras à sa suite ».
Keraunos, à l’instar de son prédécesseur, décida de se lever et prit la parole d’un air assuré. C’était un homme sec, dont le visage noueux portait de multiples cicatrices. Shiro avait appris au fil de discussions que le Guerrier de Céphée était un combattant impitoyable, peu bavard et assez proche de Penoloios, son cousin, et de Kamènes. Homme à part, il avait reçu d’Athéna le droit de diriger un groupe de guerriers qu’il avait lui-même sélectionnés. Ces derniers étaient connus pour leur ardeur au combat et la rumeur disait qu’ils étaient plus fidèles à leur chef qu’au Sanctuaire. Le regard que tous ses compagnons lui portaient en cet instant suffisait à illustrer l’immense respect qu’il suscitait.
« La mission que tu m’as confiée, Hantacore, était de parcourir la Terre de Grèce avec mes hommes afin d’en apprendre davantage sur ce qui s’y déroule depuis notre défaite. Le Péloponnèse est une terre totalement abandonnée des dieux. De fait, seul Arès y élève des troupeaux de guerriers, tandis qu’Eris consolide son Sanctuaire aux confins de l’Arcadie. La cité d’Orchomène n’existe plus et les Amazones d’Artémis luttent contre les fantômes servant la Discorde (4). L’Argolide et tout le reste de la Grèce est sous la protection de Poséidon. L’Ebranleur des Terres peut compter sur ses Tritons, ses Néréides et sur les Rois des Mers. Au moins trois d’entre eux ont été recensés ; l’un est mort en Mésopotamie, le Roi Sirène de Diaprépès (5). Les Rois Scylla de Amphérès et Hippocampe d’Élasippo (6) ont quant à eux conduit leurs troupes contre des éléments de l’Ordre Noir. Ils ont été vainqueurs.
- Si je puis compléter le tableau de Keraunos, intervint Acté, la situation du peuple est terrible. Les innocents se réfugient dans les Sanctuaires pour trouver un peu de paix et de répit. Athéna ayant perdu face à l’Ordre Noir, nombreux sont ceux qui se sont retournés vers le Roi des Mers. Hélas, Argos est aujourd’hui submergée et les portes se ferment. Les pauvres gens sont victimes des fléaux de la guerre et de la maladie et certains cherchent des coupables : quelques agitateurs expliquent que la divine famille de notre déesse a échoué et est ainsi punie d’avoir chassé les Titans ».
Accablés par ce flot de nouvelles, Shiro et Asturias guettèrent les réactions d’Hantacore ; ce dernier restait imperceptiblement stoïque et ses réponses balayèrent d’un ton monocorde leurs doutes quant à une possible panique.
« Il est naturel, dans les temps troublés, que les Mortels perdent la raison et se tournent vers les solutions les plus faciles. Il nous appartiendra de redorer l’image du Sanctuaire et de chasser de leurs esprits ces idées dangereuses.
- Hantacore, nous devrons pour ce faire reprendre notre influence sur les terres aujourd’hui sous le contrôle d’Arès, d’Eris ou de Poséidon. As-tu vu dans les astres une nouvelle guerre à venir ?
Habituellement placide, Kamènes sortit de sa réserve.
- Ludoxandros, tout ne se règle pas à coup de batailles. La destruction n’est pas une fin en soit. Dois-je te rappeler qu’avant de songer à une guerre contre nos voisins, nous devons d’abord nous reconstruire et terrasser le spectre d’Astragoth ?
- Kamènes, nous devrons nous battre et éradiquer ceux qui s’opposent à Athéna, c’est un fait. Tu peux te cacher derrière tes bons sentiments, mais le sang coulera. Il n’y aura pas de discussion avec Eris ou Arès : nous devrons frapper, réduire, soumettre et, le cas échéant, anéantir. Nous sommes des Guerriers Sacrés, pas des épaules pour consoler le peuple.
- Nous sommes un espoir, fustigea le Maître de Frank, des guides et pas seulement des Guerriers avides de sang !
Ludoxandros se leva et pointa un doigt inquisiteur vers le Guerrier du Serpentaire.
- Tu as passé trop de temps avec les femmes de Démèter ! Eleusis n’est pas le monde ! Regarde autour de toi ! Nos compagnons sont morts, nous devrons les venger ! Les dieux détruisent le monde, ils devront payer !
- Assez.
La voix de l’Homme au Masque ne trahit aucune émotion lorsqu’il prit la parole en se levant.
- Rasseyez-vous, poursuivit-il d’un ton monocorde. Je suis le seul porteur de la voix de notre Déesse. Seule Athéna est à même de nous guider dans cette nuit.
- Excuse-nous, Hantacore, dit Ludoxandros en se calmant, cela ne se reproduira plus.
- Votre dévotion est un exemple pour nous tous. Ne vous laissez pas emporter par vos émotions. Vous avez un rang à tenir, pour les Guerriers de Bronze et pour tous ceux qui croient encore au Sanctuaire. Merci de vos indications, Acté et Keraunos, elles ont, j’en suis certain, trouvé une oreille attentive auprès de cette assemblée ».
Le représentant d’Athéna se tourna vers Calliclès et Glokos qui échangeaient à voix basse avec leur ami Pyrrhos.
«  Avez-vous trouvé qui va parler ? questionna-t-il presque enjoué.
- C’est Glokos qui parle le mieux, Hantacore, assura le Guerrier de Persée en échangeant un clin d’œil avec Pyrrhos.
Le Cerbère d’Argent s’amusa de la situation sans se dérober, songeant au moment où il prendrait sa revanche.
- Nous avons suivi l’Ordre Noir jusqu’à sa destination finale, à savoir le domaine de l’Indicible. Nous avons pu assister au début de la confrontation entre ces deux formidables puissances aux pieds de la Montagne de Soleil Noir, qui est en vérité un temple gigantesque à demi-recouvert de végétation. Les troupes de Caturix et d’Arès font face aux hordes de morts, de spectres et d’êtres horribles créés par la magie de l’Indicible et menés par les Guerriers Noirs de Tiralon. Ce dernier, toujours accompagné d’Ichiuton et d’Argéthuse, que nous ne connaissons que trop bien, semble avoir recruté de nouveaux Guerriers Noirs.
- Théoléon n’est pas avec eux ? questionna Keraunos intrigué.
- Non ; du moins nous ne l’avons pas vu. Il faut bien prendre la mesure de ce qui se passe là-bas : les Poings Noirs se battent de toutes leurs forces, accompagnés des Berserkers d’Arès et des enfants de ce dernier. Nous avons ainsi reconnu clairement Enyo sur le champ de bataille ! Le pouvoir de l’Indicible est tel que les créatures qu’il génère reviennent sans cesse à la vie. Nous avons vu des sorciers utiliser des pouvoirs qui n’ont rien à envier aux arcanes les plus puissantes du Kosmos. Nous avons vu des Golems de chair, de pierre, des créatures à côté desquelles les Gorgones paraissent réconfortantes !
- Nous avons même failli être écrasés par un corps que nous n’avons pas vu venir, intervint Pyrrhos. Ce combat est sans commune mesure avec tout ce que nous avons pu connaître ou voir. Cette bataille peut durer une éternité et les forces déchaînées peuvent détruire le monde.
- L’Occident est vide d’hommes. Nous n’avons rencontré que quelques communautés revenues à l’état sauvage au détour des chemins de Dalmatie ou des forêts occidentales. L’Ordre Noir a tout annihilé, conclut Calliclès l’air sombre.
Pour la première fois, Hantacore sembla touché dans ses certitudes. Sa voix trembla légèrement lorsqu’il remercia d’un geste de la main ses Guerriers.
- La Chemin du destin tracé par les étoiles ne pouvait se tromper. Le monde disparaît sous nos yeux et l’Humanité que nous connaissons va succomber. Un nouveau monde risque de prospérer sans les Hommes. Le Chemin l’avait dit, tout comme il fourche ; le destin va bientôt emprunter une voie qui décidera de l’avenir. Il est terrible de penser que ce sont les Hommes qui vont décider de cette Voie ».
Même si personne ne le dit après cette rencontre, les paroles d’Hantacore bouleversèrent profondément chacun des Guerriers. Ils comprirent ce jour-là que, pour la première fois, l’Humanité, imparfaite et fragile, allait accompagner la naissance d’un nouveau monde, au risque de s’autodétruire. Dans ce moment tragique, les Dieux n’allaient plus devenir que l’instrument d’une destinée préparée de longue date.
Lorsque le regard vide du Maître des lieux se posa sur Shiro et Asturias, ces derniers se crispèrent. S’ils étaient des Guerriers d’Argent, ils ne se sentaient pas encore l’égal de leurs compagnons et ils ne voyaient pas ce que leur faible expérience pouvait apporter, sans compter qu’ils n’avaient, en dehors de l’Egypte, accompli aucune mission récente. Yolos étant là, ils ne comprenaient pas pourquoi Hantacore s’apprêtait à les interroger à leur tour. Le mystère fut bref.
« Asturias et Shiro, c’est à vous de nous exposer vos conclusions. Qu’en est-il d’Asgard ? »
 Les deux amis se jaugèrent, surpris. Bien des mois avaient passé depuis leur retour. Ils avaient expliqué de long en large leur épopée à la poursuite d’Allani-Ettitu, décrivant ce périple qui les avait menés jusqu’aux tréfonds du Col des Tempêtes. Le premier, Shiro se lança dans la brèche qu’il venait d’entrevoir, sa voix assurée contrastant avec le tumulte qui ravageait son esprit.
« Hantacore, nous avons appris qu’Asgard est une terre dangereuse où tout a commencé et tout finira. Nous devrons, un jour, retourner en Astragoth et reconstituer le sceau que nous avons brisé. Nous savons qu’au moins deux entités menacent l’équilibre dont Odin est le gardien depuis la fin de la Guerre de l’Âge d’Or. Le premier est un membre de sa famille, Loki. Les serviteurs d’Odin se battent régulièrement contre lui et il semble versé dans les intrigues les plus obscures et les plus dangereuses. La seconde menace a été écartée lorsque nous avons, avec nos alliés, repoussé Allani-Ettitu dans son ultime refuge, un antre de cristal mystérieux. L’Ordre Noir et l’Indicible étaient également à ses trousses, pour des raisons encore obscures. Je rajouterais qu’en Asgard se trouvent de fiers guerriers, capables de nous aider dans nos combats à venir.
- Les paroles de Shiro sonnent juste, Hantacore, confirma Asturias en se lançant à son tour. Les Ases et les Einherjars sont nos compagnons depuis que le Destin nous a menés en Hattousa. Si nos différences sont parfois évidentes, il n’en reste pas moins que nous combattons les mêmes ennemis. C’est d’ailleurs avec l’aide des serviteurs d’Odin qu’Artholos et les siens ont pu vaincre la Horde d’Eluontios. Je gage, Monseigneur, que le Sanctuaire saura faire fructifier cette alliance décisive.
- Shiro, Asturias. Vos destins sont liés à ceux qui servent aujourd’hui Odin. Votre rôle dans cette tourmente transcende mon propre jugement ou l’intérêt du Sanctuaire. C’est aux Dieux qu’il appartient de décider de votre sort mais, sachez dès à présent, que vous êtes la clé. C’est vous qui, le moment venu, conduirez ce monde vers la route que vous aurez choisie. Merci de vos informations ».
Le Dalmate chercha le regard protecteur de son Maître mais n’y vit aucun réconfort, tout juste le poids écrasant de l’amertume qui touche ceux qui sont impuissants. Hasdrubal, pas plus que Yolos qui prenait sa tête entre ses mains crispées, ne pouvait plus rien. Les Elus n’étaient pas des serviteurs du Sanctuaire comme les autres ; ils étaient le destin et l’écrivaient.
« Il ne reste plus que toi, Kamènes. Tu reviens directement d’Hattousa. Le ciel se voile en Anatolie et les étoiles sont porteuses de sombres augures …
- Je ne puis, hélas, que confirmer, Hantacore. Cybèle s’est réfugiée dans une crypte secrète, sous son temple. Ses serviteurs, tous dévoués corps et âmes, maintiennent l’illusion de ce qui faisait la splendeur et la renommée de ce Sanctuaire. Cybèle connaît son funeste destin et se meurt.
- Il nous appartiendra de sauver ce qui peut l’être, selon la volonté d’Athéna. Nous en reparlerons plus tard mais Hattousa ne doit pas tomber avant que nous ayons pu sauver ses trésors.
Hantacore se leva et tapa des mains pour appeler quelques serviteurs qui attendaient dans un couloir. Pendant que ces derniers accouraient les bras chargés de boissons, de pain et de miel, les Guerriers échangèrent quelques mots. Pour Shiro et Asturias, les nouvelles d’Hattousa étaient particulièrement dures à admettre. Hasdrubal confirma les informations de Kamènes, certifiant que Baal et Enlil convoitait depuis longtemps ce Sanctuaire qui renfermait des secrets que d’autant disaient extraordinaires. Certaines légendes affirmaient même que Cybèle était la gardienne de la Mémoire des premiers temps et de connaissances à même d’ébranler les Dieux. Lors de ce moment de répit et tandis qu’Hantacore  se retira quelques instants en compagnie de Yolos et d’Anaximandre, Shiro remarqua l’échange entre Ludoxandros et Acté ; cette dernière, se rapprocha un peu plus du Maître de Crystal et, après lui avoir glissé quelques mots, caressa son visage et lui embrassa le front. D’habitude totalement imperméable à toute attention, ce dernier parut pour la première fois heureux. L’Hindou connaissait ce relâchement des traits du visage et cette expression de béatitude qui s’emparait d’un homme … amoureux. Il garda cette information pour lui et donna un petit coup de coude à Asturias lorsque le trio revint. Hantacore guida Anaximandre vers sa place puis s‘assit à son tour, tandis que Yolos restait debout. L’assemblée se tut et le Guerrier du Triangle prit la parole une fois le dernier serviteur disparu. 
« Je parlerai tout d’abord au nom de notre ami Âtman du Paon qui se trouve en Asie. Il a réussi à nous faire parvenir quelques nouvelles. Le Domaine de Tien-Mou semble étrangement assez épargné par le tumulte qui ravage les autres terres. Cette entité semble disposer de pouvoirs assez suffisants pour s’opposer à toute incursion et ses Roi-Dragon lui assurent une protection que rien ne semble devoir renverser. Les menaces, pourtant, ne manquent pas car toutes les terres entre la Mésopotamie et le Wullao Fang sont ravagées par des créatures et des divinités aux pouvoirs redoutés du Grand Enlil. Le retour d’Âtman sera attendu avec impatience pour en apprendre sur ses découvertes. Ainsi que le savent certains, il a trouvé un moyen de régénérer nos Armures et son savoir nous sera grandement utile en temps venu. Pour ma part je reviens, comme vous le savez, d’Egypte où je devais conduire trois missions. Avec l’aide d’Asturias, de Shiro, de Frank et de Mâa, nous avons pu évaluer la situation qui touche cette terre autrefois fertile et puissante. Râ s’est retiré, laissant le pouvoir à Seth et Anubis, divinités guerrières à même de s’opposer aux ennemis de l’Egypte. C’est une terre en guerre qui se bat, au Sud contre les hordes infernales dont Il-Khwaihemm s’est fait écho, tandis qu’elle affronte à l’Est les forces d’Enlil. Nous avons en outre appris que l’Egypte est la proie d’une lutte interne opposant Seth et Anubis à Osiris et Isis, couple divin opposé aux agissements des deux entités guerrières. Tout ceci confirme donc que la Grèce est hors de portée d’une attaque, la Maison d’Egypte devant d’abord songer à ne pas disparaître.
- Et quelle était ta seconde mission, intervint Keraunos intrigué par les échanges entre Asturias et Shiro laissant entrevoir une surprise à l’annonce des trois missions évoquées.
- J’y viens. Ma seconde mission était d’aider mes anciens Ephèbes à trouver un temple, sous la protection de Sobek, où des informations concernant le célèbre Yôô d’Hââ étaient censées se trouver.
- Tu parles de celui dont la légende veut qu’il sache tout ? Tu parles du Sage des Sages ?
- Ce n’est pas une légende, Kamènes, c’est une réalité, siffla Anaximandre en croisant les bras.
Le Guerrier de Persée dut se retenir pour ne pas transformer à l’instant l’érudit en pierre.
- Vieux fou, Maiegeiam t’a fait perdre la raison !
- Tu ne m’impressionnes pas Calliclès, je t’ai connu moins bavard lors de ton arrivée au Sanctuaire ! Tu n’étais alors qu’un gamin timide et ignorant ! Je vois que tu as grandi sans que ton cerveau ne suive le mouvement ! »
Hantacore saisit le bras de l’érudit et fustigea de son regard sombre l’assemblée. Shiro et Asturias comprenaient que beaucoup de choses leur échappait mais une chose semblait acquise : Anaximandre avait, par le passé, joué un rôle éminent au sein du Sanctuaire. Les voix se turent, laissant la possibilité à Yolos de reprendre son exposé.
« Comme j’allais l’expliquer, nous avons retrouvé la trace de Yôô d’Hââ dans les tréfonds d’un temple archaïque. Il n’est pas nécessaire de reprendre ici toute la chronologie ; comme le veut l’usage, tout a été consigné par écrit et chacun pourra s’y référer en temps voulu. Avec mes compagnons, nous avons trouvé ce qui reste du Sage des Sages : un texte, écrit de sa main. Ce texte est d’une valeur telle qu’Athéna elle-même fut troublée en sa présence ; grâce aux bons soins d’Anaximandre qui s’est installé à nouveau au Sanctuaire et que vous connaissez tous, nous avons pu prendre connaissance de la pensée de Yôô d’Hââ ».
« C’est le texte que nous avons entraperçu sur le navire, Shiro ! Ce parchemin qu’Anaximandre examinait frénétiquement, cette langue que je n’ai pas reconnue. Pourquoi nous l’ont-ils caché ? souffla le Dalmate à son voisin.
L’Hindou se pinça la lèvre inférieure entre les doigts.
- Tu as raison. Ce texte ne les a pas seulement bouleversés, il les terrifiait ».
Les deux hommes se turent et attendirent fébrilement l’exposé d’Anaximandre auquel Yolos venait de céder la parole. Crispé comme jamais, le vieil érudit chercha ses mots un long moment.
« Il ne fut pas aisé, commença-t-il enfin d’un regard fuyant, de comprendre l’ensemble de ce texte. La langue employée par Yôô d’Hââ est plus ancienne que toutes celles que j’ai pu découvrir par mes lectures. C’est un langage qui demande une grande érudition et beaucoup de recul. Athéna elle-même est incapable de comprendre ces mots, pas plus qu’Hantacore, il vous le confirmera. Je me suis donc attelé à la tâche et j’ai découvert une information terrible, laissée par le Sage pour les générations futures : quelque part dans son Antre, l’Indicible a le pouvoir de tuer tous les dieux.
Un bref murmure parcourut les Guerriers Sacrés. Le premier, Kamènes intervint.
- Anaximandre ; personne ici n’est en mesure de contester ton érudition sans faille. Pour autant, ce que tu nous apprends ne tient pas compte de la réalité des faits. A l’heure où l’Indicible convoite le monde, à l’heure où il lutte face à Caturix et Arès, pourquoi n’a-t-il pas tué les dieux si, comme tu le prétends, Yôô d’Hââ a dit qu’il était en mesure de le faire ?
- Le texte est sans appel : l’Indicible dispose de la capacité de tuer tous les dieux, sans exception. S’il ne l’a pas fait, nous pensons, avec Hantacore et Athéna, que c’est selon deux hypothèses : soit il n’est pas encore prêt, n’a pas encore recouvré l’ensemble de son pouvoir. Soit il ne sait pas qu’il en est capable. Les signes qu’Hantacore a vu dans les étoiles parlent d’un voile. Nous pensons que l’Indicible ignore peut-être qu’il dispose en son sein de ce pouvoir. Certains indices du texte laissent à penser qu’il y a un objet, un Livre pour être précis, caché dans son Antre, qui est à même de lui livrer ce pouvoir.
- Si nous te suivons dans ton raisonnement, il ignore peut-être l’existence de ce Livre.
- Pas tout à fait Glokos, répliqua Hantacore, ce Livre est connu de tous les érudits. C’est le premier Livre qui fut rédigé, par des générations de savants et, parfois, de dieux. Ce Livre détient certains secrets. Nous pensions qu’il se trouvait à Hattousa, sous la protection de Cybèle. Le texte de Yôô d’Hââ nous incite à penser que celui qui se trouverait auprès de Cybèle ne serait qu’une copie, convoitée par tous les dieux et l’Indicible en personne. L’original quant à lui serait caché au cœur du domaine de Soleil Noir, pour des raisons qui demeurent obscures.
Asturias se pencha vers Shiro pour lui glisser quelques mots, sous le regard méfiant de Yolos.
- Il ment. Le texte dit beaucoup plus de choses. Je suis certain qu’Anaximandre occulte une partie de la vérité et qu’Hantacore comme Yolos savent beaucoup plus qu’ils ne veulent bien le dire.
- Reste calme, Asturias. Je suis aussi certain que toi que ce texte est beaucoup plus précis. Yolos ne se serait pas donné autant de mal pour nous le cacher. Les contrées fantasmagoriques que nous avons traversées étaient empruntes de magie et d’un Kosmos originel plus pur que tout ce que nous avons pu rencontrer. Nous devrons tirer ceci au clair.
Les lèvres du fils des Dagorlads s’entrouvrirent à peine, laissant simplement une plainte s’élever de sa gorge sèche.
- Mais pourquoi nous cacher des éléments si importants ?
- As-tu des questions à poser, Asturias ?
Le Dalmate se releva, le regard déterminé.
- Non, Yolos. Enfin si. Selon vos études et les savoirs que vous avez pu rassembler, vous pensez donc qu’il y a deux Livres que je qualifierai faute de mieux « d’Originels ». L’un se trouverait à Hattousa, l’autre au cœur même de la Montagne de l’Indicible. S’il tombe entre les mains de ce dernier, il en sera fini des dieux. Qu’attend Athéna de nous ? Devons-nous nous jeter sur les traces de l’Indicible au moment même où ce dernier subit l’assaut du Maître des Tumultes ? Devons-nous au contraire nous dépêcher de partir à la sauvegarde de Cybèle ?
Calliclès se leva brusquement.
- Asturias a bien parlé ! Nous devons savoir ! Le temps n’est pas un allié !
- Au contraire, lâcha Hantacore. La bataille engagée par Caturix va mobiliser, pendant des semaines, des mois, des années même l’énergie de l’Indicible. Ce dernier joue sa survie. Avant de songer à partir en quête d’un Livre qu’il croit n’exister qu’entre les mains de Cybèle, il doit survivre. Le siège qui l’emprisonne est une chance car il mobilise tout son esprit vers lui et ne peut quitter ses terres. Notre priorité sera donc de sauvegarder Hattousa. Une expédition, menée par Kamènes, sera chargée de protéger Cybèle avec l’aide des serviteurs de cette dernière. C’est accord a déjà été discuté entre Athéna et l’Oracle des Dieux. En échange, Cybèle a convenu que, le moment venu, nous pourrions accéder à la salle des savoirs qu’elle protège de son corps. Nous allons dans un second temps attendre le moment opportun pour intervenir dans le repaire de l’Indicible. Une autre mission nous attend avant ce périlleux périple. C’était l’objet de l’ultime mission de Yolos. Je t’en prie, parle sans crainte ».
Le Guerrier du Triangle prit la parole, tandis que, soulagé, Anaximandre, le front en sueur, avala d’un trait un verre de vin et se resservit aussi sec.
 « Notre défaite face à l’Ordre Noir a révélé au grand jour nos faiblesses. Athéna, dans sa grande lucidité, a décidé, avec Hantacore, de régénérer notre Ordre. Les Guerriers sacrés ont été créés pour défendre les intérêts d’Athéna et protéger les innocents. De Bronze et d’Argent nous avons connu maintes guerres, la plus terrible ayant été celle qui nous oppose toujours aux Guerriers Noirs. L’arrivée des Elus a donné un nouveau sens au Sanctuaire et le chaos qui s’est abattu sur le monde a accéléré les choses. Athéna a décidé de mettre en place un Nouvel Ordre, reposant sur une connaissance approfondie des secrets de la Règle Universelle. Les Elus seront ceux qui fonderont cet Ordre, avec le soutien des Anciens.
Le guerrier se tourna alors vers le Grand Prêtre.
- Se fiant à la sagesse ancestrale qui l’habite, Hantacore m’a révélé qu’il existait un endroit où la clé des Mystères du Kosmos pourrait être dévoilée.
Humly bondit soudain de son coussin. Les membres du Guerrier de l’Autel tremblaient littéralement et ses premiers mots furent incompréhensibles. Il se reprit, inspirant profondément.
- Hantacore, je suis celui qui répare les Armures Sacrées. Tu sais comme moi qu’elles ont été forgées avec le savoir de ceux qui ont maîtrisé la Règle Universelle, le Kosmos. Ce sont mes ancêtres qui ont percé ce Mystère et ils vivaient sur la Terre de Mü ! Ce domaine est sous la garde de Poséidon depuis la fin de la Guerre de l’Âge d’Or et nul ne peut le rejoindre. Le Roi des Mers ne voudra jamais que nous rejoignons ce domaine ! Tu ne veux tout de même pas que nous affrontions les Rois des Mers, bien plus puissants que nous ne le serons jamais !
Flegmatique, Hantacore ne broncha pas. Tout juste Ludoxandros put discerner sur son cou les mouvements d’un sourire satisfait.
- Il existe trois Portes pour rejoindre la Terre où tout commença. L’une se trouve auprès de Poséidon en personne, elle nous est donc barrée à jamais. La seconde se trouve dans le domaine de Tien-Mou. Là encore, cette puissance primordiale ne nous laissera jamais passer et les faits démontrent qu’elle est à même de résister aux plus grands dangers, sans trembler. Il reste une troisième Porte. Elle fut confiée, jadis, à la garde de Râ.
- Mais Râ a quitté ce monde, et aujourd’hui Seth et Anubis sont des puissances hostiles, signifia Asturias en intervenant à son tour.
- Tu avais raison ; mais les choses ont changé. Depuis longtemps, Athéna prépare ce projet. Mâa n’est pas arrivé par hasard parmi nous. Et, la nuit dernière, Isis a répondu à l’appel de notre déesse… »

(1) Par commodité comprendre ici l’Afrique Noire. « Il-Khwaihemm » signifie celui qui dévore tout chez les Boshimans.
(2) Respectivement Chaos et principe primordial unique et solitaire identifié au soleil dans la cosmogonie héliopolitaine.
(3) Autre nom attribué à Eris.
(4) Diaprépès (Διαπρέπης / Diaprépês, « le magnifique ») est l’un des dix Rois de l’Atlantide. La Sirène est un monstre marin mi-femme mi-poisson qui attirait ses victimes grâce à ses chants avant de les dévorer.
(5) Élasippos (Ἐλάσιππος / Elásippos, « meneur de chevaux »), l’un des Rois de l’Atlantide, comme ses frères fils de Poséidon. 

(6) Voir le Livre III, L’Âge de la Violence.