Dans l’Acte Second …



Le monde bascule dans le Chaos. Alors qu’Asgard et que le Sanctuaire scellent une alliance pour tenter de sauver ce qui peut encore l’être, Seth dans un geste dément, met fin à la vie terrestre d’Osiris. Sa sœur et femme, Isis, commande alors à Mâa, le Guerrier Sacré du Lotus d’Argent de la seconder dans la recherche des 14 reliques du dieu.

Les Elus s’engagent donc dans une quête aux quatre coins du monde, suivant les indications de l’oracle du Fou du Caucase, Bombadilos. Le prix de leur aide : la clé de la Terre de Mü, lieux mythique où ils espèrent pouvoir trouver la clé du pouvoir des anciens dieux et mettre fin à leur folie …




Acte troisième – Le Savoir d’Oudjat


***


Chapitre XVI – Le Wullao-Fang


***


Nouveau départ




Le groupe marchait depuis trois jours à présent, en direction du Sud-Est, évitant ainsi la route de la Cité du Chaos et ses rencontres inutilement dangereuses. Peu à peu, l’air changeait et Bjarnulf découvrait un nouveau paysage qu’il avait bien du mal à comprendre. Si le Fils d’Asgard avait trouvé la Grèce assez sèche et l’Anatolie encore plus sinistre du fait de sa brume perpétuelle, le Caucase était particulièrement troublant. Bien entendu, le climat changeant jouait un rôle non négligeable, et le Monde entier semblait concerné par ce dérèglement qui voyait se succéder en quelques jours tornades, vagues de chaleur et bourrasques neigeuses. Mais ici, alors qu’il s’enfonçait avec ses compagnons dans les contreforts de la Chaîne du Zagros, tout semblait démultiplié, à l’image de ces arbres qui s’élançaient à des hauteurs vertigineuses. Là où Darkhan et Harald avaient parlé d’une terre stérile et poussiéreuse, les essences semblaient pousser presque à vue d’œil, formant petit à petit une forêt de plus en plus dense. Leurs immenses cimes vertes culminaient à hauteur de plusieurs dizaines d’hommes – Bjarnulf évalua cette dernière à une vingtaine de guerriers de sa stature – et leurs branches frissonnantes se balançaient dans un bruit sinistre. L’Ase de Vidar avait la désagréable impression que ces arbres les surveillaient ; plus il se concentrait afin d’en percer les mystères, plus une puissance inconnue mais palpable l’inquiétait. Cette forêt naissante était la sentinelle d’un territoire interdit et clairement l’Ase détestait de plus en plus cette atmosphère.

Enfin, au bout d’une demi-journée de marche environ, une brise légère se réchauffa brusquement et l’atmosphère se vicia. L’inquiétant mais doux parfum du Sacré avait cessé de flotter dans l’air. Il était à présent plus difficile de respirer et un violent mal de tête s’acharna sur le solide Guerrier.

« Par la foutre dégénérée des Trolls, quel est donc ce pays ! Mon crâne va exploser.

- Faisons une pause. La suite sera pire et nous allons avoir besoin de toutes nos forces.

Bjarnulf déposa ses affaires au sol et s’assit sur un petit rocher.

- Pire Harald ? Je ne vois pas ce qui pourrait être pire que cet endroit où les arbres nous regardent et, j’en suis certain, nous jettent des sorts ; où brusquement le vent assèche jusqu’à nos os et pénètre mon crâne pour y foutre le bordel !

- Voilà donc les grands Guerriers d’Asgard, fit Macubex d’un ton moqueur. Nous aurions dû prendre Meijuk avec nous, il aurait évité de se plaindre ; il connaît cette terre.

- Je te rappelle que nous n’avons pas vraiment eu le choix, Etranger. Pour le reste, cesse tes moqueries inutiles, nous sommes alliés à présent.

- A présent ne signifie aucunement éternellement, Thrall. Mais très bien, je me tais. Je vais marcher un peu ».

La Meute d’Argent quitta le groupe en silence et rejoignit une butte de terre où il s’assit.

« Il n’est pas normal. Je n’ai aucune confiance en lui.

- Moi non plus Bjarnulf, fit Thrall. Harald, Darkhan, nous n’avons rien contre vous mais je vous conseille de tenir votre chien.

- Tout se passera bien si nous faisons preuve d’intelligence ».

Désireux de calmer les choses, Darkhan changea de sujet.

« Combien de temps mettez-vous à revêtir vos Armures ? Là où nous allons, nous risquons de rencontrer du danger, sans parler des serviteurs de Seth qui risquent de nous prendre en chasse.

Thrall sortit une petite boîte finement gravée de son sac de cuir.

- Elles restent dans nos Coffres Divins. Lorsque le danger se présente, les Âmes des Ases se réveillent et nos Armures nous rejoignent en quelques instants, un peu comme vous avec vos pendentifs.

- Il y a une différence notable, objecta Harald ; c’est nous qui décidons du moment où nos Armures viennent à nous.

Bjarnulf passa sa manche de lin sur son front.

- Par les tripes d’Eljoudhilen ! Cette chaleur est vraiment insupportable !

- Je ne veux pas te faire peur mais tu n’as encore rien vu. Là où nous allons le désert est bien plus accablant.

- HEIN !!?? rugit le guerrier en s’étranglant. Mais nous nous rendons dans le Muspellsheim de Surt ou quoi !

Darkhan et Harald se regardèrent, circonspects.

- C’est le Monde de la destruction par le Feu, signifia Thrall, pas peu fier de partager son savoir.

- Je ne te savais pas érudit.

L’Ase d’Ull se crispa.

- Mais nous ne sommes pas des idiots incultes.

- Bien entendu ; excuse-moi si je t’ai offensé.

L’Asgardien se détendit finalement.

- Bah, ce n’est rien, Darkhan. Alors dites-nous plutôt ce que nous allons découvrir ».

Les Guerriers Sacrés se jaugèrent et Harald fit signe au Dragon de Bronze de prendre la parole.

« Nous allons devoir, afin de rejoindre le Wullao Fang où, selon Bombadilos, se trouvent deux des reliques d’Osiris, traverser successivement la Gédrosie, puis la Bactriane, jusqu’aux Marches de l’Hindu Kusch. Nous avons déjà traversé ces terres maudites, secouées de tremblements de terre et grondantes des sourdes plaintes venues de profonds grondements souterrains. La pierre y est de couleur jaune et la végétation quasi inexistante en dehors de vastes marais salés. Les démons y pullulent ainsi que les moins fréquentables de tous les hommes, des adorateurs de l’Indicible.

Darkhan marqua un temps d’arrêt et le Bouclier de Bronze prit la suite de ce lugubre récit.

- Dans cette terre stérile il est difficile de s’accommoder de la poussière qui ronge les poumons et assèche les gorges. Le seul point d’eau potable se trouve être l’Oasis d’Abhisekai, cité de barbares à côté desquels les Sinanthropes font figure de peuple brillant et raffiné. C'est aussi le pays des derniers Géants du Feu qui habitent les nombreuses cavernes ardentes de l'endroit. Si nous les avons évités, nous n’avons rien pu faire face aux Fils d’Agastyaii. Ils nous emprisonnèrent et lors d’un rituel odieux, avec force rythmes et tambours, ils appelèrent des démons en espérant, en échange de ce nouveau sacrifice humain, recevoir leur bénédiction. Nous fûmes sauvés in extremis par l’entremise de Philomène du Cocher, Guerrier Sacré d’Argent, qui nous guida par la suite jusqu’à la Porte de Soufre.

- Charmant voyage. Quel bonheur d’avoir quitté Asgard ! lança Bjarnulf en croisant les bras de dépit.

- Ces Portes de Soufre, qu’est-ce ?

Darkhan se tourna vers Thrall qui paraissait de plus en plus inquiet par le récit de ses compagnons.

- Le décor est fait de pierres rongées et de poussières jaunâtres. Les roches et pitons rocheux y prennent des formes tourmentées, rongées par le vent chargé de cristaux jaunes. Les nuages y sont tout aussi jaunâtres et lorsque, rarement, nous avons laissé tomber de l'eau, cette dernière est devenue un acide puissant qui meurtrit nos chairs en peu de temps. Nul os, nul reste d'animaux ou de victimes : soit les charognards s'en chargent, soit les éléments les dissolvent. Si Philomène n’avait pas été là, nous y serions morts. Certains lieux, des plaines essentiellement, sont si corrodés par les pluies acides qu'ils sont devenus impropres aux voyages ; d'énormes crevasses côtoient des cuvettes où se forment de monstrueux tourbillons acides.

Harald intervint avec dureté.

- Selon mon Maître, Cho, qui vit à Kerki, aucun homme n’avait emprunté cette voie depuis des milliers d’années avant nous. La légende dit que la Porte de Soufre ne s’ouvrira pas avant que les dieux les plus anciens, reclus dans les entrailles de la Terre, s’apprêtent à revoir le soleil. Ces paysages de désolation absolue sont en effet les lieux de prédilection d'une concentration de créatures démoniaques. Seuls les plus fous et les plus puissants de tous les sorciers d’Abhiseka s'y rendaient depuis quelques mois. Certains avaient su lire dans les astres le cataclysme à venir et voyaient dans la réouverture de cette Porte de Soufre la confirmation de leurs espoirs ».

Darkhan reprit la parole, ne laissant pas le temps aux deux Asgardiens de prendre l’entière mesure de ces révélations.

« Les pluies acides ont creusé au fil des siècles des grottes dans les sols. Ces grottes qui protègent de petits filets d'eau l'année durant se transforment en torrents majestueux l'hiver, pendant la saison des pluies. Ces endroits grouillent littéralement de créatures infernales. C’est en suivant l’un de ces cours d’eau que nous avons enfin rejoint les contreforts du Pendjabiii. De là il est possible de rejoindre Kerki vers le nord, le Wullao Fang vers l’Est.

- Et je suppose qu’il n’y a pas d’autre route.

- Non Bjarnulf, aucune que nous connaissions, répliqua froidement Harald. L’ancienne route que l’Etranger, Shiro, Yshba et Meijuk empruntèrent voilà des années maintenant pour rejoindre Hattousa n’existe plus, sans que l’on sache pourquoi. Nous allons devoir traverser la Terre de Paisaca, « la Terre Infernale ». Mais les choses ont changé depuis la dernière fois ; nous sommes devenus des Guerriers Sacrés, nous savons ce qui nous attend, nous avons bien préparé ce voyage en chargeant nos sacs du nécessaire et …

Bjarnulf bondit soudain et se frappa la poitrine.

- … ET VOUS ETES ACCOMPAGNES DE DEUX ASES ! »




La Terre de Paisaca




Une nouvelle fois Macubex glissa et ne dut sa sauvegarde qu’au réflexe de Bjarnulf qui se trouvait derrière lui. Les semaines avaient passé, terriblement éprouvantes pour les organismes. Aucune trace de vie dans cet endroit infernal. Pas plus les Fils d’Agastya que les Géants de Feu n’avaient été aperçus par les compagnons ; ils étaient seuls, seuls au milieu de nulle part. A bien y réfléchir, Macubex trouvait l’endroit pire encore que les Enfers. Au moins dans ces derniers, l’esprit pouvait s’attendre à errer dans un endroit terrifiant. Ici, à la surface de la Terre, rien ne pouvait préparer à ces visions de cauchemar. Darkhan et Harald ne le montraient pas mais eux non plus ne reconnaissaient pas cette terre et leurs compagnons pensèrent, à tort, que le sombre tableau qu’ils avaient pu faire au moment de pénétrer plus avant dans le Zagros avait été largement édulcoré.

Il fallut près de deux heures au groupe pour contourner un nouveau rocher et pour voir que le sable ocre bouillonnait et bondissait avec une force énorme à travers les roches plus petites, lançant des cris et des sifflements tels qu’on eût dit une créature vivante qui exprimait sa fureur. Emmitouflés dans leurs manteaux, ils avaient quitté le vallon et se retrouvèrent sur une route dégagée où quelques plantes rachitiques arrachaient quelques instants de vie supplémentaires au sol aride. Au loin, sur la ligne tremblante de l’horizon, le ciel grondait d’un nouvel orage naissant ; ces derniers étaient terribles car ils restaient désespérément secs mais généraient à chaque fois des tornades qui obligeaient le groupe à trouver refuge pour de longues heures. La route les conduisit jusqu’au bord d’un ravin dont le fond se perdait dans le noir. C’était dans cet abîme que se déversait le sable en un grondement sinistre et inexorable, et quand Harald releva les yeux, il lâcha un halètement.

« Le gouffre barre le passage sur une distance trop importante, nous allons devoir le traverser.

- Il serait illusoire d’espérer sauter, regretta Darkhan. Nous sommes épuisés et il fait bien la longueur de deux temples.

- Nos Armures ? Elles pourraient nous aider.

- Impossible, affirma Macubex en se rapprochant. Notre Souffle Divin n’a rien à voir avec nos Armures. Tu ne voudrais pas non plus que des ailes nous poussent ou qu’elles se changent en or à l’occasion ? Harald a raison, nous allons devoir le traverser, et vite. L’orage se forme. Si nous restons ici, nous serons balayés.

Thrall s’accroupit et lança une petite pierre dans les ténèbres.

- Il est trop profond. Il s’enfonce peut-être dans les entrailles des Enfers.

- Au moins, c’est un endroit que nous avons déjà pratiqué ».

Macubex fit un pas en avant et commença lentement sa descente. Le dernier, Darkhan assura son sac autour de sa taille ; l’orage était proche et le néant qui se dévoilait sous ses pieds offrait le meilleur des remparts.


***


« Je croyais qu’il n’y avait que l’Oasis d’Abhiseka dans ce désert.

- L’Ankh nous mène sur un chemin que nous ne connaissons pas, Macubex ».

La Meute d’Argent hocha la tête. Depuis deux jours, l’artéfact donné par Bombadilos s’était mis à vibrer. Il avait fallu deux semaines complètes pour traverser le gouffre. La remontée avait été particulièrement pénible, le vent ascendant rendant les mouvements incertains. Les compagnons, épuisés, avaient poursuivi leur route jusqu’au moment où l’Ankh les avait réveillés dans une nuit plus calme qu’à l’accoutumée. Bombadilos avait expliqué que l’artéfact sacré les conduirait obligatoirement vers les morceaux d’Osiris ; il suffisait de marcher et de se laisser guider. Cette recommandation semblait étrange car le groupe discutait beaucoup et se fiait jusqu’ici essentiellement aux indications de Darkhan et de Harald pour trouver une route à travers cette terre de désolation.

« L’envoyé de Seth est passé par ici. C’est une créature vivante qui a besoin de boire, comme nous.

- En tout cas merci l’Ankh, nous n’avions presque plus de flotte. Punaise, je bois de l’eau et j’aime ça. Je ne me souviens même plus du goût de la bière ! Ce monde marche sur la tête ! »

Macubex esquissa un sourire. S’il n’aimait guère Thrall, il respectait Bjarnulf et, quelque part, l’appréciait. L’Ase d’Ull sortit la tête de l’eau. Comme ses amis, il avait retiré ses vêtements et goûtait paisiblement à la joie d’un bain régénérateur dans ce paradis terrestre. Son regard se fixa vers l’horizon sulfureux qui disparaissait avec la nuit naissante.

« Les montagnes là-bas …

- Oui Thrall, la Porte de Soufre. Le pire est à venir. Profitons de cette quiétude ».

Darkhan plongea à son tour l’ensemble de son corps nu sous l’eau rafraîchissante. L’espace d’un instant il voulait oublier une vie qui ne lui appartenait plus et ne faire qu’un avec une nature redevenue paisible.


***


La main levée devant les yeux pour voir à travers les aveuglantes poussières de soufre, Bjarnulf abattait sa Hache d’un côté puis de l’autre, n’éprouvant qu’une légère résistance lorsque, avec une soif inextinguible, l’Âme de Vidar se repaissait des vies et des âmes de ces êtres difformes surgis de nulle part. Le guerrier n’éprouvait aucune satisfaction à cette tuerie, malgré la joie de participer à la bataille. A ses côtés, ses compagnons redoublaient d’efforts pour repousser les assauts furieux de cette horde. Il leur fallait tuer, encore, davantage. Seul un massacre intégral de cette engeance fétide pouvait leur permettre de poursuivre leur route ; seule la mort pouvait les en empêcher.


Le groupe avait marché trois jours dans un territoire sulfureux sans rencontrer la moindre résistance. La Porte de Soufre semblait dans un premier temps avoir accepté ses nouveaux hôtes et, menés par Macubex, qui disait suivre une voix émanant de l’Ankh, ils avaient remonté un petit cours d’eau asséché menant à une grotte ténébreuse, creusée au fil du temps par les larmes acides d’un monde en déliquescence. A leur grande surprise, c’était au fond de cette crypte naturelle qu’ils avaient trouvé une boîte. Ou fallait-il plutôt dire que c’était cette boîte, parcourue de hiéroglyphes et tenant dans la paume de la main, qui les avait trouvés. Alors qu’ils marchaient depuis près d’une heure dans la pénombre diffuse de la cavité pourpre, Macubex avait été plaqué contre une roche, sans qu’il pût s’en dégager. Croyant à un sortilège lancé par quelques démons, ses compagnons s’étaient acharnés à le libérer et ce furent les armes divines des Ases qui eurent raison de la roche adamantine. Là, au milieu des éclats soudain phosphorescents, le premier morceau d’Osiris venait d’être trouvé. Passé le temps de la joie et des premières questions – Que pouvait faire cette relique au milieu d’une roche ? Pourquoi l’Ankh avait-il cessé de briller une fois la boîte touchée ? Pourquoi de nouveaux hiéroglyphes s’étaient inscrits et, surtout, que signifiaient-ils ? Où était le second élément ? – Thrall fut le premier à entrapercevoir le tumulte à venir. Nés de la pénombre, du soufre et des roches, des ombres devenues démons informes s’étaient jetées sur la troupe, prise au dépourvue.


Le sauvage chant de guerre appris dans la Forteresse Sacrée lui revint soudain en mémoire ; exultant, Bjarnulf se frappa la poitrine et se lança en avant au cœur de la mêlée. Ici une tête volait sous les assauts de sa Hache divine, là les Bottes indestructibles de Vidar arrachaient des pans entiers de ces êtres toujours plus nombreux. Et le combat durait. Thrall, adossé à une paroi, haletait franchement. Petit à petit, ses forces semblaient l’abandonner. Dans cet espace exigu, l’Arc d’Ull ne lui servait à rien ; l’Ase avait donc décidé de se servir de sa Hachette, capable d’étreindre ses adversaires dans un carcan de ronces qui enserraient leurs victimes jusqu’à les faire exploser, tandis que de sa main libre il enfonçait ses flèches enchantées dans ses ennemis, les givrant sur place. Cette horde ne semblait pas faillir … pourtant, déjà, ces hommes se battaient sur un tas de cadavres, une masse de chair déchirée et écrasée, de membres grotesques et de têtes encore plus hideuses arrachées par la sauvagerie des combats. Repoussant un nouvel adversaire aux griffes trop entreprenantes, l’Ase hurla sa rage.

« Il faut qu’on quitte cette grotte maudite, et vite ! Je ne sens plus mes bras, je n’en peux plus. Ils poussent comme des champignons, ils sont innombrables !

- Frappe au lieu de geindre ! Défonce-moi cette racaille puante ! Nous sommes les Ases, Thrall ! Odin ne nous admettra pas au Walhalla sans que nous ayons accompli des exploits dignes de son nom ! »

« Ases ou pas, nous devons en effet trouver une solution », murmura Macubex. A son tour, il venait de se plaquer contre la paroi dégoulinante des humeurs de la bataille.

- Nous nous battons depuis trop longtemps, mon Pneuma faiblit. J’ai déjà senti cet épuisement s’emparer de moi, en Mésopotamie, lorsque j’étais avec Séléné, Nevali et Nekkar. On ne peut se battre éternellement ».

Darkhan lâcha un nouvel arcane contre un groupe de créatures qui explosa littéralement sous l’impact de sa Colère du Dragon. A son tour, suivi de Harald qui le serrait de près et usait de son bouclier pour écarter l’assaut d’un être dont le corps avait été à moitié mis en charpie par les soins de Bjarnulf, distant de quelques pas, l’Asiatique utilisa la roche pour se soutenir le dos. Macubex se tourna vers Bjarnulf et le harangua.

« Ase de Vidar, tu faiblis ! Montre-nous donc ce que tu as dans le ventre !

- Espèce de femelle grecque, regarde-donc la splendeur légendaire des Ases !!! YAAAAAA !! »

Tandis que Bjarnulf fondait, seul, au milieu de la horde, Thrall empoigna la Meute d’Argent.

« Idiot, il va crever ! Cette brute écervelée ne peut lutter seul ! Nous devons nous regrouper, ici !

- Et attendre la mort ? Non. J’ai un plan. Je vais avoir besoin de temps. Je dois me concentrer, puiser dans mes dernières forces.

- Que comptes-tu faire ?

- Faire revivre mon domaine. Darkhan, Thrall, foncez dans la mêlée. Donnez tout ce qu’il vous reste. Monopolisez l’attention de ces démons. Harald, mets-toi devant moi et préserve-moi des assauts. Repousse tout. Lorsque je serai prêt, vous ne tarderez pas à le savoir. Alors plaquez-vous contre les parois, menez Bjarnulf avec vous, s’il vit encore ».

Macubex jeta un regard furtif vers l’Ase qui, déchaîné, faisait voler les lambeaux de cadavres autour de lui. « Ce fou est enragé mais il ne tiendra pas longtemps seul.

- A toi le beau rôle ! Tu vas rester ici, tranquille !

- Thrall : je ne t’aime pas et la réciproque est tout aussi évidente. Mais le destin nous a réunis pour une cause qui nous dépasse. Sans vous, je vais mourir ici, pour rien.

- Si tu échoues et que nous mourons par ta faute, je te poursuivrai aux Enfers.

- Avec joie ».


« QUE LA RAGE DU DRAGON TERRASSE MES ENNEMIS ! » « ULL, DONNE-MOI TA FORCE ! » Totalement déchaînés, autant par la peur de mourir que par l’explosion de leurs pouvoirs vacillants, mais toujours ardents, Darkhan et Thrall se jetèrent dans le tumulte des combats. Les pieds fichés dans le sol, Harald s’était avancé de quelques pas et terrassait, les uns après les autres, les Êtres qui tentaient de traverser l’ultime rempart qu’il formait devant Macubex. Lorsqu’une troupe plus nombreuse tenta de le submerger, il déchaîna ses ultimes forces en déclenchant ses Rayons Solaires. Cette nouvelle attaque lui permettait, en concentrant une énergie éblouissante au bout de ses doigts, de transformer ce dernier en lances de lumière qu’il pouvait diriger à loisir contre ses adversaires. Le Bouclier de Bronze n’eut cependant pas le temps de se réjouir de sa première victoire que déjà, une nouvelle vague menaçait de le submerger.

« ECARTEZ-VOUS ! éructa Macubex. J’EN APPELLE A VOUS, ESPRITS DU BOIS SACRE ! J’OFFRE CET ENDROIT AU TAUROPOLOS »

Lorsque le sol se mit à trembler, les quatre compagnons comprirent que la Meute d’Argent avait réussi. Quoi, ils ne le savaient pas encore, mais il avait réussi. Plaqués contre les roches, ils assistèrent stupéfaits au spectacle qui se dévoilait petit à petit. La roche sulfureuse se couvrait de mousse tandis que le Guerrier Sacré, lévitant au-dessus du sol, les bras croisés, les yeux émeraudes, distillait une prière incompréhensible. Les créatures semblaient enchantées par la voix de Macubex et ne bougeaient plus. A leurs pieds, des ronces, des arbustes de diverses essences sortaient du sol et poussaient à vue d’œil. Le premier, horrifié, Darkhan remarqua que certaines plantes s’enfonçaient dans les chairs des créatures, y puisant les forces dont elles avaient besoin pour croître. En quelques instants, un doux parfum printanier avait empli la crypte. Avec une lenteur calculée, comme si elle se complaisait dans cette renaissance, la nature reprenait ses droits, tissait ses ronces, arrachait les membres, contorsionnait les corps, sans cris mais dans un craquement sinistre. Lentement, elle retira ses doigts de branches et de ronces du champ de bataille, des cadavres sanglants que ses épines avaient transpercés, de la chair d’où toute vie avait été arrachée, et poursuivit sa route vers la voûte de roche qui ne mit pas longtemps à céder sous la pression de cette forêt balbutiante.

Lorsque Macubex s’effondra, épuisé, cette nature flétrit et disparut en quelques minutes. Le Guerrier d’Argent, pour la première fois depuis des siècles, avait apporté un instant de vie à cette terre stérile.


***


Plusieurs jours avaient passé. Les compagnons, épuisés, poursuivaient leur chemin en suivant un cours d’eau au faible étiage, guidés en cela par les recommandations de Darkhan et de Harald.

« Courage. Là où se rencontrent les vents, nous seront sauvés ; nous aurons atteint les Marches du Pendjab ».

Les paroles du Dragon ne rassurèrent qu’à moitié Thrall. Autour d’eux le paysage demeurait toujours aussi hostile. Au–dessus de leurs têtes, le ciel était d’un rouge brouillé par des nuages orageux, tandis que les quelques arbres qu’ils croisaient s’agitaient par soubresauts sous les assauts d’un vent qui se faisait de plus en plus pressent. L’Ase d’Ull fit la moue.

« Si nous ne sommes pas encore là où se rencontrent les vents comme tu dis, je me demande ce que nous allons rencontrer !

- C’était ainsi lorsque nous sommes venus ici, fit Harald, le souffle coupé. Il n’y a pas de règles, rien qu’une nature hostile qui s’acharne à nous barrer le chemin. Mais nous avons fait le plus dur.

- Tu disais ça il y a trois jours, remarqua Macubex en resserrant son manteau.

- Nous lamenter ne nous avancera à rien. Poursuivons ».

Les paroles déterminées d’Harald emportèrent la décision et le groupe poursuivit son chemin. Ils finirent par arriver deux jours plus tard, au crépuscule, sur les berges grises d’un fleuve. La surface était marquée par la force du courant tandis que le mugissement du vent du Nord était ininterrompu qui rencontrait en ce lieu ceux d’Est et d’Ouest. Visiblement, ils ne pouvaient aller plus loin.

« Je suis trop épuisé pour nager. Je ne veux pas non plus retourner en arrière. Par Odin, mon destin n’est pas de périr ici ! Surtout après tout ce que nous avons vécu.

- En remontant le fleuve vers la forêt qui se détache à l’horizon, nous trouverons un passage, fit Darkhan. Nous sommes sortis d’affaire pour peu que nous quittions cet endroit. Encore une demi journée de marche.

- Quelques heures si nous nous hâtons, rectifia Harald.

- Hâter est un mot qui n’existe plus dans mon vocabulaire.

- Thrall, courage. Regarde-donc le ciel ».

L’Ase suivit le doigt de Darkhan qui pointait une lune naissante. Dans la clarté de cette berge sinistre, les étoiles commençaient à briller dans le ciel nocturne. C’était la première fois qu’ils pouvaient les contempler depuis qu’ils avaient pénétré la Terre de Paisaca. Macubex serra l’Ankh contre sa poitrine et réprima une larme. Petit à petit, il se rapprochait de son but, même s’il savait au fond de lui que de longues semaines de marche les attendaient.




Le Gardien du Mont Fengdu




Guan Jon Fat et Maître Chan semblèrent accablé par le poids des événements. Tchi Lin Faniv ne s'était pas trompé ; la menace que le Grand Prêtre de Tien Mou avait perçue était mortelle.


Lorsque que Chan, ancien Maître de Darkhan, avait conduit les compagnons dans la Grande Pagode Dorée, lieu de savoir extraordinaire de Dali, ces derniers étaient remplis d’espoirs. Il leur avait fallu près d’une lune pour rejoindre la cité du Wullao Fang, suivant en cela les signes de l’Ankh qui s’était de nouveau mis à vibrer. D’un commun accord, c’était Thrall qui conservait à présent la boîte d’Osiris et ce fut avec un soulagement éphémère que les cinq hommes avaient rejoint la paisible terre où Darkhan était devenu un Guerrier Sacré. Maître Chan les avait accueillis dans sa demeure et les quelques jours de repos qu’ils y avaient pris leur avaient fait le plus grand bien. Le Maître du Dragon avait indiqué que si la province, grâce à la bienveillance de Tien Mou, restait préservée des tourments qui touchaient le monde, les Dents du Dragon, véritable barrière de majestueuses montagnes baignées de brumes éternelles, étaient elles troublées pour des raisons qui demeuraient ignorées. La menace ne s'était dévoilée que quelques semaines avant l’arrivée des compagnons, lorsqu'un paysan avait fait irruption chez Tchi Lin Fan, expliquant qu’il avait vu des Démons à l’œuvre, en train de dévorer ses compagnons dans une rizière accrochée sur les contreforts des montagnes. Il était évident qu’un occulte pouvoir renaissant au cœur des montagnes ; les vibrations de l’Ankh ne laissaient hélas que peu de doutes quant à sa source. Le sage l'avait écouté, la mâchoire serrée, et d’autres signes n’avaient pas tardé à renforcer ses pires craintes.


« Ainsi tu as indiqué à ces étrangers le chemin du Temple de Jade ! », lança Guan Jon Fat, avec colère, les poings crispés sur la table.

Le vieux guerrier, retiré à Dali depuis une quinzaine d’années se leva et jeta son verre contre le mur.

« Ton acte est une offense envers Tien Mou ! Assis ! Assis ou je t’égorge sur le champ ! »

Guan Jon Fat s'affaissa sur lui-même, davantage écrasé par le poids de sa faute dont il venait de prendre conscience que par la frayeur que lui inspirait l’ire de Chan. Il releva honteusement son regard.

« Quand sont-ils partis ? demanda-t-il.

- Ce matin même.

- Je puis encore les rejoindre. Je les guiderai. Tien Mou saura peut-être m’accorder son pardon.

- Ta mort ne servira à rien. Tu es mieux ici. Les troubles du monde nous toucheront bientôt, tu dois nous aider à préparer la défense de Dali. Va maintenant. Laisse-nous ».

Le guerrier s’exécuta sans un mot et quitta la pièce, laissant Chan et le Grand Prêtre seuls. Ce dernier se leva à son tour et partit chercher du thé, qu’il versa à son vieil ami.

« Tout prend un sens à présent. Libéré de la Porte de Soufre, le Démon a puisé dans l’artéfact sacré que convoitent ton élève et ses amis un moyen de recouvrer petit à petit son pouvoir. Le Temple de Jade va redevenir la porte de Fengduv.

- Ce n’est pas assuré. Darkhan et ses compagnons peuvent encore éviter le pire.

- Le Dragon de Bronze sera peu de chose dans la paume du démon.

- Ils ne sont pas seuls. L’Œil est avec eux ».


***


Dali était séparée de la forêt qui abritait le Temple de Jade d'environ cinq jours de marche. Les compagnons, au regard de leur formation, pouvaient espérer couvrir la distance en une journée, d’autant plus que Darkhan connaissait ici le moindre sentier tortueux menant au cœur des Dents du Dragon.

Le Temple de Jade était un édifice sacré. Comme la plupart des édifices majeurs de l'architecture du Wullao Fang, il se trouvait là bien avant l’Âge d’Or. D'aucuns racontaient qu'il datait du Premier Âge et que Tien Mou avait participé elle-même à sa création, jusqu’à en faire l’une des ses résidences. Aujourd'hui, le Temple était laissé à l’abandon, entouré d’un mystère tel que personne n’osait s’en approcher. Lorsque la Guerre de l’Âge d’Or avait touché à sa fin et que les plus anciens dieux avaient été jetés en Niflheim, Yanluowangvi, l’un des gardiens des Enfers y avait succombé. Les pires histoires couraient depuis lors, laissant croire que le démon hantait toujours les lieux, même si d’autres versions expliquaient que le Gardien avait en fait disparu quelque part au cœur de la Terre de Paisaca. Nul mortel n'était autorisé à venir se recueillir sur les tombes et les mausolées qui entouraient le temple. Transgresser cette règle eût été un terrible sacrilège, et la mort une première étape vers des choses pires encore.


Non sans une certaine appréhension, les compagnons atteignirent le piton rocheux boisé qui portait l'édifice, tandis que des rideaux de nuages ténus et lumineux s'étiraient dans le ciel, annonçant le crépuscule. Naturellement, les Guerriers ralentirent leur progression ; Tchi Lin Fan avait été clair quant au danger représenté par la divinité. S’il s’avérait exact que ce dernier s’était emparé de l’un des artéfacts d’Osiris, le combat à mener risquait d’être fatal. Qui pouvait en effet espérer dompter la force d’un dieu que le temps n’avait pas réussi à détruire et que Tien Mou elle-même redoutait ? Lentement, ils gravirent le sentier sinueux qui menait au sommet, se frayant un passage à travers une végétation oppressante. Darkhan ouvrait la marche avec Harald, tandis que Bjarnulf s’assurait qu’ils n’étaient pas suivis ; ainsi la progression se fit dans le plus grand des silences. Lorsque le chemin s'élargit et céda la place à une vaste esplanade de pierre émeraude, le Temple de Jade s’offrit à leurs regards émerveillés, gardé par des essences vénérables que Darkhan identifia comme des Abricots d’Argent, arbre ancestral qui partageait la place avec des espèces plus tortueuses.

Le style de l’imposant édifice n'était pas sans rappeler la Pagode Dorée. Hissée sur un soubassement d'une quinzaine de marches, la façade était à la fois compacte et élancée, comme pouvaient l’être les Dents du Dragon dont les cimes émergeaient à peine des nuages à l’horizon. Une rangée de solides colonnes d'où saillaient une myriade de sculptures de dragons et d’êtres fantastiques portait à plus de vingt coudées au-dessus du sol un large et solide fronton de pierre noire dont, à cette hauteur et par cette luminosité décroissante, on ne pouvait distinguer les motifs. Au cœur de cette façade se trouvait une porte à deux vantaux, majestueuse et indéniablement close. Quant au reste de l’édifice, la porte comprise, il était en jade. L'escalier était en jade, les colonnes étaient en jade, les linteaux, les chapiteaux, les fresques, les statues, tout était en jade. La couleur émeraude reflétait les derniers rais de lumière et à la nuit tombante, il émanait de ces murs une couleur diffuse, hésitant entre le gris et le vert.

« Odin m’accorde une vie bien riche de contempler cette merveille. Darkhan, tes Ancêtres sont dignes des meilleurs maçons d’Asgard.

- Merci Bjarnulf. Je ne sais cependant pas si ce temple est l’œuvre des Hommes ou des Dieux. D’ailleurs ce temple me rappelle à certains égards celui de Zaria, funeste tombeau que nous avons découvert voilà bien longtemps à présent.

- Peu importe. Nous aurons tout le temps d’en discuter plus tard, fit Thrall en armant l’Arc d’Ull. Cette merveille sent la mort à plein nez.

- Notre archer se trompe souvent, mais je suis d’accord avec lui. Soyons sur nos gardes ».

La remarque assassine de Macubex n’arracha pas la moindre émotion à l’Ase qui, déjà, s’avançait et poussa la lourde porte qui s’ouvrit. Inexorablement, une angoisse terrible prit la gorge des compagnons. Quelque chose de diffus les repoussait. Tout dans leur être leur signifiait de ne pas avancer plus avant ; mais plus pressant encore se faisait le pouvoir de l’Ankh qui, entre les mains crispées de Macubex, irradiait une lueur pourpre inquiétante et envoûtante à la fois. La nuit était complètement tombée maintenant. Ils se regardèrent avant de pénétrer dans le corridor sombre. Ils étaient terrifiés. Bjarnulf déglutit malgré lui et poussa la lourde porte qui s’ouvrit dans un silence de mort. L'intérieur du Temple était ténébreux, opaque. Pas un rayon de lumière ne parvenait à y pénétrer et, bien que leurs yeux se fussent déjà habitués à l'obscurité, ils n'y voyaient goutte. « Là, une torchère. Il y a de la vie », fit Harald à peine rassuré. Le Bouclier de Bronze arracha une torche au mur et l’alluma sans attendre. Aussitôt la lumière se répandit étrangement dans la salle. Le silence était plus pesant encore. Ce qu’ils découvrirent alors les figea d'horreur.

Au cœur de cette galerie, le sol ailleurs brillant était ici maculé d'une substance sombre et visqueuse. N'osant deviner de quoi il s'agissait, Harald alluma une à une les torches, jusqu'à ce que l'ensemble de la nef découvre à leurs yeux un terrible spectacle. Des corps martyrisés, démembrés gisaient çà et là.

« Par l’Enfer, ce Dieu est un boucher ! Ce sont certainement les paysans.

- Certains sont à demi dévorés, remarqua froidement Macubex en se baissant. Restons sur nos gardes afin de ne pas servir à notre tour de dîner.

- Qu’il vienne, je le criblerai de mes flèches ; Ull ne laissera pas ce crime ignoble impuni ».

La remarque assurée de Thrall se perdit dans le silence oppressant de la salle. Froidement, les compagnons analysèrent la disposition des cadavres, qui étaient encore chauds. En fin connaisseur, Thrall conclut que les corps avaient été amenés là pour y être dévorés encore vivants. Il s’agissait de gibier, pour une créature de grande taille, laquelle étrangement n’avait laissé aucune trace au sol. Seules les blessures infligées par une mâchoire imposante laissaient présager du pire. Soudain, un hurlement terrible déchira le silence. C'était un cri d'horreur, de frayeur, un cri humain. Cela venait d'un peu plus haut, sur la droite. En scrutant avec attention le plafond, il sembla aux compagnons apercevoir une forme vaguement humanoïde s'en extraire, avec des gestes saccadés et désordonnés. Puis la silhouette s’écrasa au sol et disparut dans le noir, traînée avec une force indescriptible. Ce fut alors qu’une ombre difforme sortit de la pénombre et vint dans leur direction. Les doigts crispés sur son arc, et sans quitter du regard la créature qui semblait les observer, Thrall décocha une, puis deux, puis une myriade de flèches enchantées qui touchèrent au but. La créature ne parut pas s’émouvoir de ces traits qui s’étaient directement fichés dans son poitrail et les retira un à un. La gorge serrée par l'angoisse, les compagnons se mirent en garde, prêts à affronter le choc. Leur respiration était haletante et Asu comme Souffle Divin pulsaient de plus en plus dans leurs corps tendus. Ce monstre enfanté des ténèbres et du cauchemar pouvait-il entendre les battements sourds qui résonnaient dans les poitrines des Guerriers. Tétanisés par une peur indicible et nauséeuse, ils étaient à présent incapables de détourner leur regard de ces yeux, rouges et maléfiques, qui se balançaient dans la pénombre. Soudain un hurlement délirant et surnaturel déchira la nuit, transperçant l'âme. Les cinq hommes furent littéralement propulsés en arrière, s’écrasant contre les colonnes, les arrachant au passage et finissant leur course les uns contre les autres. Le combat venait de commencer ; il était déjà fini. Profitant de son avantage la créature se rua droit sur eux. En un battement de cœur, elle avait déjà franchi dans un tourbillonnement de brume la distance qui les séparait. Dans un geste de survie, Harald plaqua son Bouclier contre lui, mais rien n’y fit : les rais de lumière écarlate les frappèrent de plein fouet et ils disparurent, abandonnant la pièce au silence.


***


« Tout le monde va bien ?

- Non Harald, grogna Bjarnulf. Rien ne va ! Par le cul crasseux de Thrymvii, ce monstre vient de nous écraser, en un clin d’œil !

- Soyons positifs, nous sommes encore en vie.

- Tu parles ! Il aurait pu nous bouffer tout cru ! Je suppose qu’il attend un peu ; cette créature de malheur doit être repue. Qu’elle vienne ! Je préfère crever les armes à la main ! Je le jure sur mes bourses pleines, elle ne nous aura pas deux fois de la sorte !

- L’Etranger.

Thrall se leva et essuya la poussière qui le maculait.

- Quoi Darkhan ?

- Il n’est plus là. Nous ne sommes que quatre ».

Le sentiment de danger se fit plus tendu.

« Peut-être qu’il est proche, suggéra Harald. Nous devrions faire le tour de la pièce et …

- Il devrait être avec nous. Je ne perçois même plus son aura, alors que je ressens très bien celle de cette créature ».

La mine sombre, Darkhan sonda la pénombre. Le danger était proche, il pouvait presque le palper. Sentant ses muscles se contracter, il chercha frénétiquement autour de lui. Rien. Rien si ce n’était quelque chose de chaud et d’humide qui suintait du plafond. Du sang. Dans un chuchotis rauque, Bjarnulf vint se placer à sa hauteur et lui signifia de faire un pas sur le côté.

« Je crois qu’il a eu son compte.

- C’est impossible. L’Etranger est l’un des Guerriers les plus puissants de notre génération. Nous n’avons rien entendu.

- En finir d’abord avec les plus forts permet de dévorer les autres plus paisiblement », fit Thrall.

Quelques instants passèrent. Les compagnons portaient leur regard vers le plafond, sondant la pénombre, s’attendant à voir le corps de leur ami tomber à leurs pieds et l’Être surgir pour achever sa besogne. Rien. Le silence. Finalement, le Bouclier de Bronze s’empara d‘une torche traînant sur le sol ; il la secoua pour raviver la flamme et la brandit vers ses amis. Leurs visages exprimaient une tension prégnante mais il était réconfortant pour chacun de se retrouver. Harald tenta de percer l’obscurité, sans succès, pas plus qu’il n’y avait de bruit ou de manifestation physique d’une quelconque présence. Simplement ce sentiment de danger, diffus et oppressant. « Qu’est-ce que c’est ? Où est-ce que c’est ? » s’étrangla Bjarnulf. Alors même que la flamme défaillait, une ombre informe jaillit vers eux ; la terreur frôla de ses griffes glacées leurs gorges puis la flamme s’épanouit à nouveau, laissant les regards se perdre dans une lumière sans réponse.

« Saloperie. Deux fois. Ça fait deux fois qu’elle aurait pu nous tuer.

- Elle semble nous jauger.

Bjarnulf se frappa le crâne avec une force proche de la démence.

- Nous jauger Darkhan ? Mais par les burnes de Thor elle peut nous crever quand elle veut ! Qui, ici, a vu venir ses coups ? Qui ? PERSONNE !!! ET MERDE, VIENS DONC TE BATTRE, ENGEANCE DE TROLL FINIE A LA PISSE DE RAT DES CAVERNES ! »

L’Ase de Vidar éructa sa rage et, brandissant sa hache que son Asu secouait de spasmes violents l’abattit sur un mur proche, lequel se fissura avant de s’effondrer en partie. Coulante, la lumière de la lune se diffusa petit à petit dans la pièce et dévoila une ombre, rampante et flottante qui se mouvait trop rapidement pour donner autre chose qu’une vague impression de forme véritable. Son aura pesait sur les guerriers en ondes écrasantes et ces derniers ne bronchèrent pas.

« Savez-vous que vous avez profané un Lieu Sacré ? » demanda une voix sinistre.

La forme se coula une nouvelle fois entre les traits de la lumière sélénite.

« Vous êtes venus me prendre mon trésor. Les Mortels n’ont donc pas changé, cupidité est votre mère.

- Pourquoi ne pas nous avoir tués ?

- INSOLENT ! T’adresser à un Moi serait-il chose simplement concevable pour toi ?

- Tu nous crains, poursuivit Darkhan d’un ton assuré. Tu nous crains car tu ne peux nous tuer.

- Et ces corps, qu’en fais-tu ? Je puis faire de vous ce que je veux.

- Tu es loin d’avoir recouvré tout ton pouvoir et tu sais que Tien Mou nous a en sa garde : tu ne veux tout de même pas attirer sa colère ?

- Tu penses en savoir beaucoup pour un simple guerrier. Dis-moi où se trouve le sorcier qui vous seconde ; alors je ne te dévorerai pas avant de t’avoir tué».

Le vent se levait en souffles indolents et masqua dans un premier temps l’approche de la créature qui, ficha une griffe sous le cou de chacun des compagnons.

« Sortilèges, on ne la voit même pas se mouvoir, fit Thrall paniqué.

- Les sortilèges sont l’apanage des sorciers, pas des dieux ! Réponds à présent, Dragon !»

De l’ombre frémit contre le clair de lune. Une forme scintillante apparut, à demi visible ; Harald songea à une créature, Darkhan sourit. La créature poussa un hurlement, un seul cri, terrible, lorsque la forme s’empara d’une petite boîte posée sur un autel jusque-là resté dans l’ombre. Dans un tourment glacial les compagnons furent projetés dans les airs et basculèrent à l’extérieur du Temple de Jade. Ils se relevèrent promptement et leur surprise fut de taille lorsque Macubex s’avança vers eux.

« Cette boîte est mienne à présent. Je la garde. Nous nous retrouverons, plus tard, lorsque le moment sera venu. Inutile d’espérer me suivre ; face à l’Avatar de Yanluowang, je fus toujours à vos côtés ».

Alors, dans un silence angoissant, le Guerrier de la Meute disparut.


***


« Moi je dis que cet enfoiré n’est qu’un traître ! La prochaine fois que je le vois, je lui fais son sort ! »

Bjarnulf, les yeux furibonds, se pencha vers le récipient que Chan venait de déposer sur le tapis de sol et, aussitôt, une délicieuse odeur de soupe aux épices s’empara de ses papilles et détendit son visage.

« Chan, ton pays est merveilleux ! Jolies femmes, belles forêts, belle architecture et nourriture étrange mais terriblement envoûtante ! Ceci n’apaise pas ma colère mais au moins me change les idées.

- Je te rejoins sur ce point, signifia Thrall. Mais toute la meilleure nourriture du monde ne remplacera pas cet artéfact qui nous a été volé.

- L’Etranger a dit que nous nous reverrions. Il nous a sauvés tout de même face à l’Avatar de Yanluowang ; il aurait tout aussi bien pu partir sans rien nous dire.

Chan déposa le dernier plat de riz et vint s’asseoir aux côtés de Darkhan.

- Tes paroles sont sages, mon fils. Restaurez-vous et ne vous laissez pas emporter par la colère. Votre compagnon vous a laissé l’un des artéfacts que vous convoitiez, je suis certain qu’il reviendra à vous le moment venu.

- Je l’espère, Maître. Même si mon cœur me dit que notre compagnon ne nous a pas trahis, mon esprit demeure assailli de questions sans réponses. Comment l’Etranger a-t-il pu se jouer du Gardien du Temple de Jade alors même qu’aucun de nous n’a été en mesure de le percevoir ? Pourquoi ne nous a-t-il pas tués lorsqu’il en a eu l’occasion ? Surtout, pourquoi l’Etranger nous a-t-il quittés ?

- Je pense, répondit Harald, que la Meute d’Argent dispose de pouvoirs qui nous dépassent. Pour avoir discuté avec Nekkar qui l’a accompagné en Mésopotamie, je sais que l’Etranger a découvert des voies obscures dans l’utilisation du Pneuma et de la Règle Universelle. Il est différent. Je pense que la Créature nous a utilisés comme un appât.

Thrall s’empourpra.

- C’est idiot ! Tu sembles sous-entendre que votre Meute d’Argent serait capable de rivaliser avec un dieu !

- Ce n’était pas un dieu qui vous fit face, rectifia Chan, mais l’un de ses Avatars. Il ne s’agissait que d’une image. Yanluowang recouvre peu à peu ses facultés mais demeure encore caché, tapi dans l’ombre. Il sait qu’il devra affronter la colère de Tien-Mou ; la Gardienne du Wullao-Fang sera sans pitié, il ne peut prendre le risque de se dévoiler avant d’être prêt. Il semble simplement que le Guerrier de la Meute soit capable de jouer avec les illusions. Le Gardien de Fengdu a certainement été surpris de voir un simple Mortel capable de se jouer de ses tours. Il a dû le considérer comme un ensorceleur et a voulu en apprendre davantage sur lui.

- Pourquoi pas, fit Bjarnulf la bouche pleine de riz et de sauce. Mais la boîte d’Osiris, que vient-elle faire là-dedans ?

- Je pense que son porteur est mort dans la crypte où notre voyage a failli s’achever. L’une des boîtes, celle que nous avons découverte en premier, resta figée dans le sol. Revenu à la vie, Yanluowang a dû s’emparer de l’autre boîte et s’en servir pour recouvrer ses forces. Après tout, il s’agit d’un artéfact divin, nous sommes certainement loin de prendre la mesure de ses pouvoirs.

- Ça se tient, Darkhan, ça se tient », répondit Bjarnulf en s’essuyant la bouche d’un revers de main sous le regard amusé de Chan.

A la lumière de la lampe à huile, le visage osseux du Maître ne semblait plus si émacié, et il en émanait une grande force. Son regard se perdit un instant dans ses songes, puis il releva les yeux vers ses hôtes.

« Vous devriez cesser de vous tourmenter de questions pour le moment. Il va vous falloir quitter cet endroit au plus tôt. Demain, je ferai préparer de quoi assurer votre voyage de retour. Je vais vous accompagner jusqu’aux Grandes Steppes. Le voyage sera plus long mais vous n’aurez pas à franchir à nouveau la Terre maudite de Paisaca. De là, vous devrez poursuivre seuls. Une longue route vous mènera à travers la terre mythique des Cimmériens avant que vous puissiez rejoindre le Caucase.

- Et l’Etranger, par où est-il passé ?

Harald resservit son compagnon en alcool de riz.

- Maître Chan a raison, oublie-le pour le moment Thrall, profite de cette dernière soirée ».

L’Ase d’Ull vida son verre d’une traite.

« Soit. Mais sachez bien qu’il devra répondre de son acte : cette trahison ne restera pas impunie ».


i « Bain rituel » en sanskrit.

ii Dieu indien. “Qui déplace les montagnes”, né du sperme mélangé de Mitra et de Varuna par la nymphe Urvasi ; né dans une cruche, il est de petite stature. Il représente l’énergie dévorante du Soleil.

iii Se référer à la carte fournie.

iv Voir la quête de Darkhan, Livre II, Une nouvelle vie.

v Littéralement « cité des Enfers » dans la mythologie chinoise.

vi Yanluowang ou Yen-lo-wang 閻羅王 (le roi Yanluo) est un dieu chinois d'origine bouddhiste, gardien et juge de l'Enfer.

vii L’un des Géants de la mythologie scandinave.