Prologue - La déesse déchue

 

Sanctuaire, IIè siècle avant notre ère.

Le Grand Prêtre, chef incontesté de l’Ordre Sacré des Guerriers d’Athéna n'avait pas tardé à rejoindre l'antique édifice qui se détachait à travers la brume matinale. Cet homme d’une quarantaine d’année, un âge respectable pour l’époque, se nommait Kalimaque. Dès son entrée en fonction, il avait décidé de bâtir douze temples pour accueillir les douze Guerriers Sacrés d'Or, les plus puissants serviteurs de la déesse. Les édifices du premier Sanctuaire que Kalimaque découvrait réellement pour la première fois avaient été peu à peu abandonnés, succombant sous les assauts du temps. Il avançait à travers un paysage rocheux, où la végétation se couchait sous l’effet d’un vent piquant et entêtant. Resserrant l’étreinte de sa cape, la Grand Prêtre se dirigea vers le dernier édifice encore habité dans cette partie du Domaine Sacré, la Tour des Âmes. Il avait répondu à l'appel de Cléon, Guerrier Sacré d'Or du Cancer. Comme ses prédécesseurs, ce dernier vivait dans cette tour reculée du Sanctuaire. Cléon, qui vivait là depuis qu’il avait conquis le titre de Guerrier Sacré, s’y sentait bien ; il avait de la place pour s'entraîner et pour lire, chose qu'il aimait par-dessus tout. Son jeune apprenti vivait avec lui et c'est ce dernier qui accueillit le Maître du Sanctuaire.
« Mon maître vous attend, il m'a demandé de vous accueillir et de vous mener à lui Grand Prêtre, bredouilla-t-il en s'inclinant maladroitement. »
Le Grand Prêtre se contenta de suivre le jeune adolescent, sans jamais prononcer un mot. Kalimaque était connu pour sa froideur et son intransigeance. Il ne pouvait compter que sur dix-huit Guerrier Sacrés, neuf d'or, deux d'argent et sept de bronze. La paix régnait depuis des siècles, Arès avait été dompté, ni Poséidon ni Hadès ne semblaient décidé à reprendre la lutte séculaire contre Athéna. Il fallait pourtant rester vigilant et pour Kalimaque le fait de ne pouvoir compter que sur dix-huit Guerrier Sacrés représentait une source d'inquiétude permanente. Aussi comptait-il sur une discipline sans faille de ses troupes.
« Tu m'as fait venir pour une bonne raison je suppose.
Respectueusement, Cléon accueillit celui qui l'avait nommé Guerrier Sacré d'Or quelques années auparavant, après un terrible entraînement le long des côtes illyriennes (1).
- Cette tour sera bientôt abandonnée Grand Prêtre, je vais rejoindre le nouveau Sanctuaire, mon temple du Cancer. J'ai entrepris de ranger mes affaires et de visiter une dernière fois ces lieux chargés de mémoire. Les Guerriers Sacrés d'Or du Cancer ont toujours vécu ici, certains y ont laissé des écritures intéressantes. Hier soir, j'ai découvert un texte très ancien dans une pièce du sous-sol que je n'avais jamais visitée. Cette lecture m'a laissé ... »
Il chercha ses mots pendant quelques instants ; il savait que ce qu'il avait découvert dépassait toutes ses espérances et il lui était difficile d’exprimer la vague d'émotion qui l'avait saisi. Inspirant profondément pour retrouver ses esprits, il se lança enfin :
 « J'ai été subjugué par ces pages. Oui c'est cela. Tenez, asseyez-vous et prenez le temps de le lire ».
Le Grand Prêtre s'assit et retira le casque et le masque qui d’ordinaire cachaient son visage ; Cléon était le plus ancien des Guerriers Sacrés et un des rares à connaître Kalimaque sous son véritable aspect. Il caressa les pages du recueil, constatant avec émerveillement que le parchemin était intact. Les traits du Grand Prêtre ne tardèrent pas à trahir l'émotion qui le subjugua à son tour lorsqu’il entama la lecture de ces pages millénaires.

« Mont Olympe. Le soleil tombait sur les cimes enneigées de la montagne sacrée, muraille majestueuse protégeant le palais de Zeus, maître incontesté des divinités olympiennes. Dans une vaste salle la fête battait son plein. En ce jour de fête il avait plu au père des dieux et fils de Cronos de réunir sa famille pour célébrer la victoire sur les Titans. Ainsi le tumultueux Arès s’enivrait du meilleur vin de Corinthe, narrant encore et encore ses travaux gémissants. Implacable dans la bataille, Arès n’en était pas moins dominé par Aphrodite amante des plaisirs. Et c’est là que, au milieu des chants du fils aux cheveux d’or, l’Ebranleur des Terres, le Maître du Tartare et celle qui porte l’Egide reçurent de Zeus une part du Monde. Le règne de Poséidon s’étendit sur le flot des Océans, tandis qu’Hadès put s’enrichir de la complainte des Morts. C’est à Athéna que fut confiée la race des Hommes qui vit dans la crainte des dieux et les tourments de la guerre. C’est à eux qu’Athéna devra imposer la paix avant que Zeus ne décide de les détruire comme il le fit par le passé. Aux autres de sa famille le Père de la Foudre divine confia la garde de l’Olympe. Courroucés de ne pas régner sur les Mortels et jaloux de la Fille préférée de Zeus, Apollon et Artémis s’emportèrent contre le Maître des lieux. Mais la rébellion ne pouvait être ! A eux l’obéissance et la charge d’un Sanctuaire terrestre, car Zeus à la Large Vue était aussi le Maître de l’équité. C’est ainsi que le monde fut partagé et habité par les dieux de l’Olympe. C’est en ce jour aussi qu’Eris fut bannie des siens. Refusant la couche de Zeus, la Perfide disparue dans les entrailles de la Terre des Grecs, préparant sa vengeance future. Comprenant qu'elle ne pouvait lutter pour le moment, Eris attendit son heure.
Car il en est ainsi de la vie des dieux : ne songeant qu’aux tumultes de la guerre et qu’aux œuvres de démesure, leur destin est de finir emporté par les flots écarlates de la rivière de vie. C’est par la guerre que les Titans avaient été mis à bas. L’histoire, bien souvent, n’est que recommencement.

Anaximandre, L'épopée des dieux »

« As-tu trouvé autre chose ? s'enquit Kalimaque le cœur battant. As-tu retrouvé ...
Cléon fixa le Maître du Sanctuaire avec ses grands yeux noirs, le visage rayonnant :
- Oui, Grand Prêtre. Il y avait d'autres recueils, cachés dans un coffre de pierre. Ils dégageaient une énergie bienveillante, mais puissante. Je me suis plongé dans la lecture du premier toute la nuit. Des temps que les Hommes ont oublié viennent de ressurgir d’un passé que nous pensions n’être que fable et légendes ».
Les deux hommes s'installèrent confortablement et laissèrent le temps se suspendre.


(1) Croatie actuelle