CHAPITRE 6 : LE ROC ET L'EPEE
Athéna, qui s'était rassise à côté d'Héphaïstos, lui souffla à l'oreille :
- « Etrange... Je ne m'attendais pas à ce
que l'Armure choisisse notre Messager...
- Moi non plus, avoua ce dernier, cela prouve en tout cas que nous aurons
quelques surprises pour les autres Constellations... Par contre, l'un d'entre
nous m'intrigue un peu...
- Qui donc ?
- Apollon.
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas... Contrairement à nous, qui étions aux aguets
quand Arès a commencé à jouer avec l'Epée de la
Balance, ou lorsque le Cancer a choisi Hermès, lui était étrangement
calme, il semblait même absent...
- C'est dans sa nature, c'est un contemplatif. Et puis, n'oublie pas qu'il
a reçu le Don de Divination à sa naissance.
- Que veux-tu dire ?
- Il n'est pas impossible qu'il connaisse bien avant nous, la volonté
de chaque Armure d'Or.
- Si c'est le cas, pourquoi ne pas essayer de lui tirer les vers du nez ? »
Cette idée la fit sourire, puis son regard se posa sur Apollon. Il était tranquillement assis de l'autre côté de la salle, sirotant son nectar, les yeux dans le vague... « Le voile de l'avenir se soulève fréquemment devant toi. Que vois-tu en ce moment même ? » pensa Athéna. Elle réfléchit à la suggestion d'Héphaïstos, et la rejeta aussitôt :
- « Ce n'est pas la peine, dit-elle en secouant la
tête, je ne pense pas qu'il voudra nous répondre, du moins directement.
Il va nous sortir une belle phrase énigmatique, avec laquelle nous
ne serons pas plus avancés. Il se peut même qu'il feigne l'étonnement...
Le mieux est d'attendre la suite des évènements. Gardons quand
même un oeil sur lui...
- A ton aise... Dis-moi, j'ai l'impression que tu ne l'aimes pas beaucoup
?!
- Au contraire, j'ai beaucoup d'affection pour lui. Mais force est de constater
que, parfois, j'ai du mal à le comprendre... »
Elle se tut, et son beau visage redevint songeur. Héphaïstos l'observa à la dérobée, «Comme tu es belle. C'est toi que j'aurais du épouser, et non Aphrodite ! » Oui, il l'aimait. Non seulement pour sa beauté, mais également pour sa noblesse, sa dignité, son intelligence et sa sagesse. Dire qu'il avait tenté de la violer... A chaque fois, qu'il repensait à cet incident, il sentait la honte le submerger... Comment était-ce arrivé déjà ? Ah ! Oui ! Il s'en souvenait : elle n'avait pas de Parure Divine, et elle lui avait demandé de lui en confectionner une. Il avait accepté sans aucune hésitation, allant jusqu'à déclarer qu'il ne désirait aucune récompense pour ce travail et qu'il le ferait par amour pour elle... Athéna dut comprendre « amour fraternel » et ne fit pas vraiment attention au sens de ses paroles... La tâche achevée, elle alla dans sa forge pour examiner l'ouvrage, alors Héphaïstos se rua sur elle, afin de se faire payer en nature ! Mais sa tentative fit long feu car elle se dégagea à temps de ses bras puissants et s'enfuit, le visage décomposé par la colère et la honte. Le Maître de la Forge ne sut jamais quel démon l'avait possédé ce jour là... Toujours est-il qu'il était allé s'excuser devant sa soeur pour son comportement ignoble, allant jusqu'à jurer sur le Styx (1) qu'il ne recommencerait plus jamais. Elle lui avait pardonné, non sans manifester un peu de pitié envers ce frère peu avantagé par la Nature...
Chassant ces tristes souvenirs, ses yeux se posèrent sur Arès. Ce dernier était assis dans un coin, l'air morne. Pour tromper son ennui, il jouait avec sa lourde épée : l'index gauche sur le pommeau de l'arme, la pointe posée sur le sol, il lui faisait faire un petit mouvement de rotation à l'aide de sa main droite... « Pourvu qu'il ne provoque pas de scandale... » pensa-t-il. « Arès, tu es beau, fort et vigoureux, mais tu ne sais rien faire d'autre que de provoquer des conflits inutiles où tant de jeunes mortels y laissent leur vie... Quel gâchis ! Comment se fait-il que mon épouse puisse trouver du réconfort dans les bras d'une brute pareille ?! » Il ne saurait dire ce qui le révoltait le plus chez Arès : qu'il soit un boute-guerre ou l'amant de sa femme...
Soudain un halo doré enveloppa l'écrin du Capricorne, tirant le Bancal de ses réflexions.
Athéna se leva, et arrivée devant l'urne, y versa quelques gouttes de son précieux ichor et appella l'Armure à se réveiller. De gros blocs de pierre brute sortirent du récipient en lévitant doucement puis se stabilisèrent à quelques mètres du sol. Alors, une chèvre blanche jaillit à son tour de la boîte, bondissant de rocher en rocher avec une souplesse et une rapidité extraordinaires. Quand elle eut atteint le dernier, qui se trouvait tout en haut, elle s'immobilisa un instant, puis sauta dans les airs. A ce moment là, les blocs et l'animal disparurent comme par enchantement.
L'Armure d'Or du Capricorne eut un accueil mitigé : certains Dieux se contentaient de la regarder distraitement et demandaient à Ganymède de leur servir à nouveau à boire... D'autres l'examinaient d'un oeil critique, avec une légère moue de déception sur leur visage. Les commentaires n'étaient guère élogieux...
Il est vrai qu'elle n'avait rien de remarquable : d'une facture simple, dépouillée de tout ornement superflu, plus fonctionnelle qu'esthétique, elle n'avait ni la majesté du Bélier, ni la fatale attraction du Cancer, ni le côté grave et solennel de la Balance. Curieusement, elle ne semblait point en souffrir. Mieux : elle s'en fichait éperdument. Peu lui importait de plaire, d'être mystérieuse ou d'avoir une belle apparence, ce n'étaient que des « accessoires » à ses yeux, elle préférait qu'on la prenne comme elle était, quitte à être moquée ou décriée. Chose étrange, non seulement elle n'en paraissait pas chagrinée, mais elle en tirait une certaine délectation...
Pour sa part, Zeus appréciait le Capricorne pour une raison sentimentale : il lui rappellait la Chèvre Amalthée qui l'avait nourri de son lait, quand il n'était encore qu'un bébé. Il se revoyait en train de gambader avec elle sur les pentes du mont Ida (2)... C'est d'ailleurs au cours d'une de ces escapades, qu'il lui cassa accidentellement une corne (3) ; pour la consoler, il placa son image dans le Ciel, où elle devint la Constellation du Capricorne. C'était une époque heureuse, faite de joie de vivre et d'insouciance...
Plus curieux que ses congénères, qui étaient restés au fond de la salle, à cuver le vin offert généreusement par Dionysos, un Satyre se faufila doucement parmi les Dieux, et s'approcha du cercle formé par les urnes. Lorsqu'il vit la Chèvre d'Or, il poussa une joyeuse exclamation qui retentit dans toute la pièce :
- « Oh ! Qu'elle est jolie ! Venez voir vous autres ! »
Alors, une bonne vingtaine de Satyres – y compris leur maître, Pan - accoururent à l'appel de leur compagnon, certains se frayant un chemin parmi les convives, d'autres bondissant par-dessus leurs têtes. Ils se bousculaient et ils criaient, produisant une belle pagaille, le tout dans la bonne humeur. Lorsqu'ils virent l'Armure d'Or du Capricorne, ils exprimèrent leur joie de façon bruyante : ils se mirent à danser autour d'elle, à sautiller sur place, à chanter et à jouer de la musique. Puis les Nymphes, les Faunes, les Ménades et autres divinités sylvestres les rejoignirent et participèrent à la liesse générale. Oubliant le temps et l'espace, ils étaient en transes, comme lors de ces fêtes nocturnes, qu'ils donnaient sur Terre, en l'honneur de Dionysos.
Puis les deux émeraudes qui constituaient les yeux de la Chèvre se mirent à briller d'un éclat insoutenable. Alors, sur un signe de Pan, les voix se turent, le son des instruments de musique mourut dans les airs et les danses cessèrent brusquement.
La lumière des pierres précieuses baissa d'intensité, puis la statue se mit à bouger, lentement d'abord puis de plus en plus rapidement, semblable à un chevreau qui sait à peine marcher et qui est impatient de gambader librement dans la prairie. Bientôt les yeux du Capricorne plongèrent dans ceux de Pan. Pendant un instant, ce dernier crut que l'Armure l'avait choisi et commença à ouvrir la bouche pour parler, lorsque sans crier gare, elle fit un bond prodigieux, atterrissant au centre de la salle, hors de portée des créatures des bois. Là, elle tourna la tête de la gauche vers la droite, cherchant celui ou celle qui devait lui attribuer son Essence. Ne trouvant pas dans les environs immédiats la personne qu'elle désirait, elle leva son museau, humant l'air, puis son regard s'éclaira : bondissant à nouveau dans les airs, elle vint se poser devant... Arès !
Les Dieux regardaient la scène, médusés. Encore de l'inattendu ! Hermès pour le Cancer, et maintenant le trublion de l'Olympe pour le Capricorne ! Décidément, c'était la journée des surprises !
Le Dieu de la Guerre n'avait même pas remarqué que la Chèvre d'Or était sous son nez, d'ailleurs il n'avait prêté aucune attention aux derniers évènements depuis l'épisode de la Balance : il était resté assis dans son coin, à jouer avec son glaive, l'air morose, perdu dans de sombres pensées...
Au bout d'un moment, sentant le poids de tous ces regards posés sur lui, Arès redressa la tête et eut un mouvement de surprise en voyant l'Armure devant lui. On eut dit quelqu'un se réveillant en sursaut, suite à un mauvais rêve.
- « Qu'est-ce que c'est que ça ? Demanda-t-il
d'une voix étonnée
- L'Armure d'Or du Capricorne, répondit son père en soupirant,
tu rêvassais depuis tout à l'heure ou quoi ?!
- Elle m'aurait donc choisi ?! (Il avait peine à y croire !)
- Evidemment qu'elle t'a choisi !
- Elle a pas l'air terrible... Qu'elle désigne quelqu'un d'autre !
- Arès, dit Héra, tu ne vas pas commencer à faire ta
mauvaise tête !
- Moi je veux bien la prendre ! Dit Pan
- Impossible, dit Athéna, c'est la volonté de l'Armure. Une
fois qu'elle a fait son choix, on ne peut y revenir.
- Mouais, de toute manière je n'ai pas mon mot à dire ! »
bougonna Arès.
Rencontrant le regard triste de Pan, il lui dit : « Désolé, vieux ! ». A ce moment là, il avait l'air sincère...
Puis il se leva, tenant son épée de la main gauche, il la souleva et la posa sur sa nuque, à l'horizontale, son autre main allant toucher la pointe. Il se mit alors à tourner autour du Capricorne, l'examinant sous toutes les coutures. Il était semblable à un général qui passait ses troupes en revue...
Si au début, son aspect rébarbatif l'avait un peu refroidi, il s'aperçut finalement, après l'avoir bien regardé, que l'Armure était à son goût : « Elle a l'air solide comme un roc, pensa-t-il, comme ces peuples montagnards, vivant à la dure, capables de supporter la faim et le froid. Et puis, elle est sans fioritures, ni décorations excessives. Avec elle, les futurs porteurs ressembleront à de vrais guerriers ! Quand on part au combat, pas besoin de porter des pierres précieuses ! C'est bon pour les femmes ! Et ce casque, ces épaulettes massives ! Ca c'est de l'armure ! Reste à lui trouver un pouvoir... »
Arès s'arrêta, leva légèrement la tête, ferma les yeux et fronça les sourcils : il réfléchissait... Il essayait de trouver quelque chose d'original, qui clouerait le bec aux autres divinités, et qui leur montrerait qu'il était autre chose qu'une brute épaisse !
Cependant, il fallait bien admettre que son esprit ne volait pas très haut, et que faute d'innover il se contentait d'imiter : par exemple, lorsque Poséïdon créa le cheval, il inventa la cavalerie, disant aux Grecs : « Avec ça, vous pourrez tuer dix fois plus d'adversaires ! » n'ayant pas pensé que tôt ou tard, les adversaires en question se doteraient eux aussi d'une cavalerie... S'il était Dieu de la Guerre, il ne l'était que de nom. Sa « stratégie » (faute d'autre mot, il faut bien appeler ça comme ça) se limitait à : « Je frappe d'abord, je discute après ! ». Mais elle ne lui réussissait pas toujours : plusieurs fois il avait été mis en échec par Athéna, plus fine tacticienne que lui.
Tout comme son géniteur, il aimait les femmes. Quand il n'avait rien à faire en temps de paix, il allait courir les filles – mortelles ou non. Aphrodite, sa maîtresse préférée, lui donna de nombreux enfants : Déimos et Phobos, mais aussi Eros, Antéros et Harmonie.
A part ces deux domaines de prédilection il ne s'intéressait à rien d'autre. La poésie, la musique, la philosophie, la peinture... Bref, toutes ces choses qui contribuaient à la grandeur d'une civilisation et qui pouvaient élever l'âme, le laissaient de marbre.
Ceci dit il pouvait se montrer bon garçon quand il le voulait : se promenant aux alentours d'Athènes, il avait surpris Hallirhotios, fils de Poséïdon, qui tentait de violer Alcippé, une de ses filles, qu'il avait eue avec une mortelle. Il n'alla pas par quatre chemins : il tua l'agresseur. Sommé de s'expliquer devant le conseil des Dieux, sur les lieux même du crime, il fut acquitté. Depuis, cette colline porta son nom : l'Aréopage (4).
Les Dieux commençaient à s'irriter : Arès mettait trop de temps à se décider ! Ce dernier dut sentir leur impatience, et opta pour une solution de rapidité :
« Plutôt que de me casser la tête à inventer un pouvoir compliqué, faisons simple ! Pensa-t-il. Héphaïstos est bien gentil avec ses étoiles invisibles et Athéna me fait rire avec sa colère du Ciel, mais c'est trop abstrait, trop vague... Il faut du concret ! Il faut quelque chose de classique, d'efficace, de direct, de... (son index droit tapota le fil de son épée) tranchant... »
Il ouvrit les yeux, et sans crier gare, posa la lame de son glaive sur la tête de la Chèvre d'Or et dit de sa voix de Stentor :
« Capricorne Céleste ! Moi, Arès, fils de Zeus et d'Héra, je mets en toi toute la puissance de mon épée ! Du tranchant de ta main, tu fendras les airs et la terre ! La roche la plus solide, le métal le plus dur ne seront pas plus résistants qu'une feuille de papier face à ta lame acérée ! Sois brave, sois fort, sois courageux devant tes adversaires ! Va maintenant ! »
Dans le Ciel, les Etoiles de la Constellation du Capricorne, s'allumèrent une par une.
Puis l'animal regarda une dernière fois le Dieu de la Guerre, fit demi-tour et d'un saut magistral se précipita vers la Terre.
(1) Serment sacré entre tous. Ne pas le respecter pouvait
entraîner de graves conséquences pour le parjure. Fut-il un Dieu...
(2) Situé en Crète
(3) Elle devint la Corne d'Abondance
(4) littéralement : la colline d'Arès. Servit depuis, de tribunal
chargé de juger les crimes religieux.