CHAPITRE 8 : L'EBRANLEUR DE LA TERRE (2)
Au bout d'un moment, Héraclès jeta un oeil sur les urnes et demanda :
- « Ce sont les fameuses Armures d'Or ?
- Exact, répondit Héphaïstos.
- Pourquoi elles sont enfermées dans ces boîtes ?
- En fait... »
Le Maître de la Forge, n'eut pas le temps de finir sa phrase, car l'urne du Taureau s'illumina brusquement, puis un grondement sourd se fit entendre, faisant vibrer le sol et les colonnes... Héraclès fronça les sourcils, intrigué. « Qu'est-ce que... » commença-t-il, mais Hébé mit son index devant les lèvres de son époux et lui murmura : « Attends ! ».
Athéna alla devant le Taureau, versa quelques gouttes de son sang sur l'urne, en prononçant les paroles qui permettaient à l'Armure de s'éveiller. Le grondement s'intensifia faisant légèrement trembler la salle, puis le couvercle s'ouvrit et du récipient jaillit un gigantesque taureau noir comme la nuit, ses yeux brûlaient comme des braises ardentes et ses cornes brillaient comme de l'ivoire poli.
L'Armure d'Or était massive et colossale. Plantée solidement sur ses quatre pattes, elle semblait indéracinable : rien ni personne au monde ne pourrait la faire se déplacer contre son gré, ne serait ce que d'un pouce... Toute la puissance de la terre s'incarnait en elle : une force brute, primitive et cachée qui pouvait se réveiller et se manifester au grand jour sans crier gare et tout emporter sur son passage, dans sa course effrénée et sauvage, semblable à un fleuve impétueux !
Héraclès, à sa vue, se souvint de l'un de ses Travaux : son cousin Eurysthée lui avait demandé de s'occuper du fameux Taureau de Crète. Il devait non pas le tuer - deux ou trois coups de massue bien placés auraient vite réglé le problème ! - mais le capturer. Et cela ne fut pas une mince affaire : plusieurs fois il faillit être éventré par les cornes de cette sale bête ! Pour finir, il réussit à l'assommer et le ramena à son cousin qui voulut le sacrifier à Héra. Mais cette dernière refusa, et le taureau fut relâché. (1)
Quant à Zeus, l'Armure lui rappellait l'une de ses aventures galantes : s'ennuyant ferme dans l'Olympe, il avait jeté un regard distrait en contrebas et avait ainsi repéré sur Terre, un groupe de charmantes Nymphes qui étaient en train de se baigner nues dans la rivière... L'une d'entre elles, qui avait pour nom Europe, surpassait en grâce et en beauté ses compagnes. Ayant enfin trouvé de quoi s'occuper, le Maître des Dieux descendit dans le monde des mortels et se métamorphosa en un magnifique taureau au pelage blanc comme la neige (2). Quand les Nymphes le virent, elles l'accueillirent avec des cris de joie, s'extasiant devant sa belle apparence. Elles se mirent à chanter et à danser autour de lui. Finalement, Europe, plus hardie que ses consoeurs, monta sur son dos ; pour Zeus, ce fut l'occasion idéale : il s'enfuit avec la Nymphe, cramponnée à lui, traversa la mer et finalement échoua sur une plage de Crète. Là, il reprit sa forme divine sous les yeux éblouis de la belle, lui fit une cour des plus sommaires et put enfin lui faire goûter les plaisirs de la chair...(3)
Bien sûr, après son épouse lui fit une scène, c'était inévitable... Elle avait crié qu'elle en avait assez de ses infidélités, qu'elle s'était demandé pourquoi elle avait épousé un rustre pareil... Zeus avait écouté d'un air ennuyé ses jérémiades : il avait l'habitude. Pour finir, Héra alla emprunter à Aphrodite sa ceinture magique – un cadeau d'Héphaïstos - qui avait la particularité de rendre irrésistible son porteur. Bien entendu, la Déesse de l'Amour n'en avait pas tellement besoin, son charme et sa beauté suffisaient amplement, mais elle la gardait quand même pour calmer son époux lorsqu'elle le trompait, la prêtant de temps à autre à la Reine des Dieux afin que cette dernière puisse réconquérir le coeur du Roi des Dieux. Car malgré ses frasques, elle l'aimait comme au premier jour, et elle déployait souvent des trésors d'imagination pour le séduire et lui plaire ou tout au moins pour qu'il reste le plus longtemps possible auprès d'elle...
Pour sa part, Zeus adorait son épouse, mais il avait du mal à supporter son caractère possessif et sa jalousie... « Si Héra avait la même nature que notre fille Hébé, ça m'arrangerait bien par moment... Héraclès, je t'envie d'avoir une femme comme elle, tu ne connais pas ton bonheur ! » pensa-t-il.
Tout à coup, les émeraudes faisant office d'yeux à l'Armure d'Or du Taureau s'allumèrent brusquement et s'éteignirent aussitôt. Puis tout son corps se mit à bouger, produisant un bruit évoquant une avalanche de pierres ou le grondement lointain du tonnerre... Lorsqu'il fit un pas en avant, le sol de la salle se mit à vibrer, puis il en fit un autre, et encore un autre, et c'est toute la pièce qui se met à tanguer , tel un navire fou emporté par la tempête. Les coupes tombaient par terre, les amphores se fracassaient sur le dallage, répandant le précieux nectar. Les cris de panique des Nymphes et des Déesses, les jurons d'Arès, les beuglements d'Héraclès couvraient à grand peine le vacarme de fin du monde produit par les sabots massifs du Taureau d'Or.
Les corps bousculés s'entremêlaient dans la confusion la plus totale : ceux qui n'avaient pas réussi à s'accrocher juste à temps à une colonne, étaient étalés par terre, essayaient de se relever tant bien que mal puis retombaient à nouveau. Zeus et Héra restaient assis sur leurs trônes respectifs, leurs mains cramponnées aux accoudoirs... Athéna qui avait jusque là réussi à se maintenir debout, faillit trébucher et laisser tomber le calice contenant son précieux sang, mais Eole qui, grâce à sa nature aérienne, pouvait flotter au-dessus du sol, la rattrapa juste à temps et emporta la Déesse de la Guerre dans les airs, la mettant à l'abri de ce « séisme ».
Et le Taureau avançait toujours de son pas lourd... Les Dieux eurent l'impression que l'Olympe tremblait sur ses fondations, que la Terre allait s'entrouvrir sous eux, et que le Ciel et les Etoiles allaient leur tomber sur la tête...
Finalement, au bout de ce qu'il parut une éternité, il s'arrêta. Alors le calme revint dans la salle. Les convives se relevèrent, les jambes flageolantes, les gestes mal assurés, les oreilles bourdonnantes. La salle offrait un triste spectacle : elle ressemblait à une ville dévastée par un ouragan : ce n'était que sièges renversés, vaisselle brisée, tentures arrachées... Fort heureusement, il n'y avait aucun monceau de gravat jonchant le sol : aucune colonne n'avait souffert du « tremblement de terre » et le dallage était intact. Après tout, l'Olympe était solide... Chose curieuse, les autres urnes étaient restées bien en place malgré toute cette effervescence...
Eole reposa délicatement Athéna. Grâce à l'intervention du Maître des Vents aucune goutte de sang de la Déesse de la Sagesse n'avait été perdue.
- « Merci mon ami ! dit-elle en lui souriant chaleureusement.
- Tout le plaisir est pour moi : aider une Déesse aussi charmante est
un immense honneur ! répondit-il d'une voix douce. »
Athéna rougit devant ce compliment, puis détourna la tête pour dissimuler son trouble, reportant son attention sur ses comparses. Tandis qu'une nuée de serviteurs - accourus sur un ordre de Zeus – s'affairaient à remettre de l'ordre dans la salle, chaque divinité en faisait de même pour sa propre personne. Aphrodite brossait sa longue chevelure : elle avait été décoiffée ! Apollon ramassa sa couronne de lauriers qui gisait par terre et la remit sur sa tête, puis il baissa de nouveau les yeux et fronça les sourcils :
- « Oh, ma lyre est cassée ! se lamenta-t-il.
- Quel dommage... ironisa Arès qui était en train d'aider Héphaïstos
à se relever.
- Merci mon garçon ! dit-il au Dieu de la Guerre. Puis à l'adresse
du Dieu de la Musique : Je t'en fabriquerai une nouvelle, qui produira des
sons encore plus mélodieux que la précédente !
- Je te remercie d'avance mon frère ! dit-il de sa voix musicale. C'est
très aimable de ta part !
- En tout cas, ce Taureau a foutu une sacrée pagaille ! dit Arès.
Même moi je n'aurais pas fait mieux ! »
Héraclès qui était occupé à aider Hébé à se remettre debout se tourna vers Héphaïstos : « Dis donc mon frère... » commença-t-il d'un ton moqueur, mais les mots s'étranglèrent dans sa gorge, car il venait de remarquer que l'Armure d'Or s'était immobilisée devant lui, sa tête massive inclinée en signe de respect, ses cornes monumentales touchant presque ses pieds...
- « Que me veut-elle ? demanda-t-il d'une voix étonnée.
- Elle t'a choisi, répondit Athéna.
- Ah ?! Et pourquoi faire ?
- Pour que tu lui donnes son Essence.
- Pardon ?! »
En quelques mots rapides, la Désse aux yeux pers expliqua à son colosse de frère ce que le Taureau d'Or attendait de lui. Lorsqu'elle eut fini, Héraclès hocha la tête, empoigna les cornes de l'animal et prononça d'une voix forte :
- « Ton pouvoir est tout trouvé ! Moi, Héraclès,
fils de Zeus et d'Alcmène, je te donne à toi, Taureau Céleste,
une force physique hors du commun !! D'une chiquenaude tu balaieras tes ennemis,
d'un doigt tu pourras défoncer les murailles les plus solides, de ton
poing massif tu pourras ébranler la Terre et le Ciel...
- Ouais, mais pas trop quand même ! pensa Zeus.
-... Mais, uses de cette puissance avec précaution et ne la gâches
pas inutilement, car tu pourrais périr, écrasée par elle
! Va maintenant ! »
Dans le Ciel, la Constellation du Taureau se mit à scintiller.
Il releva la tête et comme il commençait à se déplacer, les Dieux s'aperçurent avec étonnement que ses sabots ne faisaient plus trembler la salle ! Au fur et à mesure qu'il courait, il s'élevait dans les airs, tel un oiseau prenant son envol. Il emprunta la Voie Lactée, ses cornes raclant les Etoiles, et arrachant la chevelure de quelques comètes qui tombèrent sur Terre, quelque part entre le Tigre et l'Euphrate, tandis que le Taureau se dirigeait vers la Grèce...
(1) Thésée le tua plus tard, dans la plaine de
Marathon.
(2) Certains auteurs disent que Zeus envoya à sa place un taureau blanc
capturer Europe.
(3) Zeus, fit à peu près la même chose pour séduire
Déméter. De cette union naquit Perséphone.