CHAPITRE 11 : LA REINE DES NEIGES

 

« Belle et distinguée, mais toute de glace, de cette glace aveuglante et scintillante. »
Andersen – La Reine des Neiges


Zeus se rassit sur son trône l'air satisfait, pencha légèrement la tête en arrière, ferma les yeux et se mit à caresser distraitement sa belle barbe neigeuse qui était étalée sur sa vaste poitrine. Figé dans cette attitude noblement rêveuse, il semblait plongé dans un monde que lui seul pouvait arpenter...

C'est alors qu'un battement d'ailes interrompit sa méditation.

Chaque Dieu de l'Olympe avait son oiseau préféré qui était à la fois son attribut et son emblème : ainsi, Aphrodite avait sa colombe, Apollon son corbeau (1), Athéna sa chouette, Héra son paon. Zeus, pour sa part, avait son aigle. C'était donc ce dernier qui avait, pour ainsi dire, « troublé » la méditation du Maître des Dieux, et qui était venu se percher sur l'un des accoudoirs de son trône.

Il lui sourit avec chaleur, flattant de la main son magnifique plumage : « Alors mon tout beau, as-tu fait bon voyage ? As-tu vu des choses intéressantes ? ». Le rapace alla se poser sur le dossier du siège royal, puis pencha sa tête vers celle de son maître et ami comme s'il lui murmurait quelque chose à l'oreille...

Outre leur fonction symbolique, les oiseaux divins étaient en quelque sorte les yeux et les oreilles des Immortels, leurs servant ainsi de messagers, de confidents et d'espions.

- « Oh oh ! Vraiment ? » dit Zeus d'une voix amusée. Il concentra alors son regard en direction de la Terre, traversant les nuages pour enfin atteindre le lieu que son aigle avait vu lors de son exploration : une jolie plage de sable blanc et fin, surplombée par une immense falaise et baignée par une mer paisible. Non seulement il voyait tout cela du haut de son trône, mais il pouvait également sentir l'air marin et entendre les vagues s'abattre sur la grève.

La Nuit reculait petit à petit devant le Jour, annoncé par l'Aurore aux doigts de roses qui ensuite laisserait la place à Hélios et à son attelage étincelant.

Et il la vit. Elle était nue, nageant au sein de l'élément liquide avec la grâce d'un dauphin. Elle était d'une beauté à couper le souffle : une peau d'albâtre, un cou doux et soyeux comme celui des cygnes, des épaules droites, des seins ronds et fermes, des cuisses fuselées et lisses comme si elles avaient sculptées dans le marbre de Paros (2). Les traits de son visage étaient d'une perfection absolue, le tout encadré par une magnifique chevelure rousse qui tombait en cascade jusqu'au creux de ses reins... On eût dit une statue façonnée par un artiste de génie et qui aurait été rendue vivante par un puissant sortilège.

Les yeux de Zeus se mirent à flamber de désir en voyant cette splendide jeune fille. Cette dernière sortit de la mer, toute ruisselante. Des gouttes d'eau coulaient sur ses courbes gracieuses pour aller se nicher dans les creux et les replis de son anatomie... Elle était comparable à Aphrodite émergeant nue de l'Océan (3) au jour de sa naissance...

- « Qu'il est bon d'offrir son corps à la nature ! s'exclama t-elle d'une voix joyeuse qui évoquait le roucoulement d'une colombe.
- Moi c'est plutôt ton corps que j'ai envie de m'offrir ! pensa Zeus.
- Tu disais, chéri ? » dit une voix qui le fit sursauter.

Sorti de sa rêverie de façon si brutale et quelque peu confus, le Maître de l'Olympe se tourna vers son épouse : en effet, c'était elle qui venait de lui parler et qui maintenant le regardait d'un air intrigué... Zeus comprit alors qu'il avait été tellement captivé par la vision enchanteresse de cette beauté en train de s'ébattre dans l'onde, qu'il ne s'était même pas aperçu qu'il avait en fait « pensé » tout haut !
Reprenant rapidement empire sur lui-même il bredouilla une excuse :

- « Pardon, je parlais tout seul ma chérie !
- Tu parlais tout seul... Qu'est-ce que tu manigances encore ? demanda-t-elle, soupçonneuse.
- Mais rien je t'assure ! Il m'arrive parfois de réfléchir à voix haute voilà tout !
- Ah ? Et à quoi réfléchissais-tu ?
- Eh bien, je me demandais quelle serait la prochaine Armure à se manifester... »

Héra ne répondit rien, hocha la tête et reporta son attention sur la salle, apparemment satisfaite de l'explication de son époux... La Reine des Dieux était la Déesse du Mariage et de la Fidélité, de ce fait elle avait un don spécial lui permettant de savoir si un homme marié – mortel ou non et quel que soit l'endroit – était sur le point de tromper son épouse (et vice-versa). Malheureusement, pour une raison mystérieuse, ce pouvoir ne fonctionnait pas sur Zeus ! Donc en ce moment même, elle était incapable de sentir si son époux allait ou non la cocufier...

Néanmoins, finaude – comme toutes les femmes – et ayant appris à connaître Zeus au fil de leur union, Héra avait tout de suite senti qu'il lui faisait des cachotteries. Elle gardait donc un oeil sur lui tout en faisant mine d'avoir gobé ces mensonges cousus de fils blancs...

- « Je l'ai échappé belle ! pensa naïvement le fils de Cronos. N'empêche, cette créature m'a fait bouillir les sangs ! S'il n'y avait cette cérémonie, je serais déjà descendu sur Terre pour honorer ce corps superbe ! Mais si je partais maintenant, tout le monde s'en apercevrait à commencer par mon épouse... Donc pour le moment je suis coincé ici. Bah ! L'attente n'en rendra le plaisir que plus savoureux ! ». Il se mit à rire doucement dans sa barbe, faisant un petit clin d'oeil à son aigle qui en retour le regarda d'un air complice...

Tel était le Tout-Puissant Zeus : capable de passer de la grandeur à la gaillardise en un rien de temps...

Aphrodite observait à la dérobée le Roi des Dieux avec un petit sourire en coin. A l'instar d'Héra, elle aussi avait un don spécial, d'une nature un peu différente toutefois : la Déesse de l'Amour savait instantanément quand un mortel ou un Immortel ressentait envers une personne du sexe opposé (ou du même sexe...), amour pur, passion dévorante ou tout simplement désir passager. Toutefois, contrairement à la Reine des Dieux son pouvoir n'était aucunement empêché avec Zeus. « Hé hé ! On dirait que notre souverain va ajouter un « trophée » de plus à son « tableau de chasse » ! » pensa-t-elle en sirotant son nectar. Cette amusante réflexion empruntée au domaine de prédilection d'Artémis, lui rappela sa petite conversation qu'elle avait eue avec son fils, Eros. Se tournant vers lui elle dit :

- « Dis-moi, tu te souviens que tout à l'heure on parlait de tes flèches qui ne marchaient pas sur la chaste Artémis et tout ça...
- Euh oui... Pourquoi ?
- Eh bien, tu voulais ajouter quelque chose mais tu as été interrompu par le réveil du Lion et...
- Ah oui ! coupa-t-il. Excuse-moi, ça m'est complètement sorti de la tête ! En fait je pense avoir trouvé un moyen pour que mes traits ensorcelés puisse agir sur Artémis.
- Lequel ?! demanda-t-elle toute excitée. Parle !
- C'est très simple, chuchota-t-il de façon à n'être entendu que par sa mère, il faudrait tremper mes flèches dans un peu de son sang pour passer outre son immunité.
- C'est très simple effectivement... Honnêtement, tu me vois aller devant elle et lui dire : « Ma chérie, puis je te faire une petite saignée ? » ?! Elle se douterait de quelque chose !
- C'est sûr que ce ne serait pas une très bonne idée...
- Tant pis, lâchons l'affaire ! N'empêche cela aurait pu être drôle... »

Déçue, elle promena son regard sur la salle et tomba sur Athéna en train de parler avec son mari. C'est alors qu'elle vit à côté de la Déesse aux yeux pers, la coupe contenant son précieux ichor... « Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ?! » se dit-elle. Faisant du coude à son fils et lui montrant du doigt le calice elle demanda à voix basse :

- « Le sang d'Athéna pourrait-il faire l'affaire à défaut de celui d'Artémis ?
- Pourquoi pas ? Après tout, elle aussi a juré de rester vierge à jamais. Donc je dirais que oui.
- Fantastique ! Il suffit de lui en voler un peu et le tour est joué !
- Ben voyons ! Et comment comptes-tu faire cela sans qu'elle s'en aperçoive ?
- Ne t'inquiètes pas, dit-elle en lui faisant un clin d'oeil, je connais quelqu'un qui pourra nous aider ! »

C'est à ce moment là que l'urne du Verseau se nimba de la lueur dorée familière. Une fois de plus, Athéna se leva et se dirigea vers le coffre sacré. Une fois de plus, elle prononça les paroles rituelles. Une fois de plus, elle baptisa l'écrin de son fluide vital. Le couvercle se souleva avec douceur et se rabattit sans aucun bruit sur le côté. Il en sortit alors une poussière aussi brillante que la neige qu'éclairaient la lune et les étoiles des contrées lointaines du septentrion où régnait un éternel hiver, et que le moindre souffle de vent suffisait à soulever en fines volutes.

La poussière se répandit dans toute la salle, recouvrant rapidement le sol, les murs, les colonnes et les objets d'une mince couche de givre qui étincelait comme de minuscules diamants. Les Dieux eurent l'impression de se trouver à l'intérieur d'un château de glace ou d'une caverne de cristal...

Puis de l'écrin, jaillirent une myriade d'étoiles des neiges qui s'assemblèrent pour former l'image d'une splendide jeune femme à la peau et aux cheveux aussi blancs que l'ivoire le plus pur. Elle était vêtue d'une robe vaporeuse qu'on eût dit taillée dans un nuage. Son visage marmoréen était impassible, n'affichant aucune émotion visible. Elle tenait entre ses mains diaphanes une jarre qu'elle avait posée au creux de son épaule droite. L'image se brouilla, pour finir par disparaître complètement. Les parois s'abaissèrent et l'Armure d'Or du Verseau apparut.

Elle n'avait pas de jambes, juste un buste avec des bras qui tenaient au-dessus de sa tête une jarre en or. Elle était une statue dans tous les sens du terme : elle avait leur beauté froide et distante. Elle était tellement pure, tellement parfaite, tellement lisse qu'elle en devenait inhumaine... Il ne se dégageait aucun charme de sa personne, aucune chaleur, rien. Le Verseau n'éveillait aucun écho dans l'esprit de ceux qui le contemplaient. Il posait sur les êtres et les choses un regard vide, froid et absent qui semblait fixer quelque chose au lointain. Et cela ne l'en rendait que plus effrayant...

Les diamants constituant les yeux du Verseau s'illuminèrent faiblement puis la statue bougea ses bras, faisant pencher légèrement le vase qu'elle tenait. Un mince filet d'eau coula du récipient, se répandant petit à petit sur le dallage. Puis le liquide se mit à bouger de lui-même, comme animé d'une vie propre. Il serpenta sur le sol, tel un reptile se frayant un chemin à travers la végétation. Le ruisseau circula entre les Dieux qui observaient ce phénomène avec curiosité et amusement.

Finalement, il s'arrêta devant un petit groupe d'Immortels qui étaient assis en demi-cercle dans une petite pièce attenante à la grande salle.

Eole, le Dieu des Vents, n'était pas venu seul : il avait tenu à amener avec lui ses vassaux qui étaient les Vents eux-mêmes. Ils soufflaient de par le monde, poussant les nuages dans le ciel, faisant ployer les hautes herbes et les roseaux, agitant les feuilles des grands arbres, gonflant les voiles des navires et emportant dans les airs les chants des aèdes, les rires des enfants, les hurlements des guerriers, les râles des mourants, les douces paroles des amoureux... Il y en avait en tout douze, mais parmi eux, quatre se distinguaient des autres, chacun représentant un point cardinal : Notos du Sud, Zéphyr de l'Ouest, Euros de l'Est et Borée du Nord.

C'était devant ce dernier que s'était arrêté le filet d'eau.

Aussitôt les Vents cessèrent leur conversation – qui était un étrange mélange de souffles, de murmures, de brises et de soupirs – et fixèrent avec étonnement ce prodige. Une expression de surprise amusée put se lire sur le visage de Vent du Nord, ordinairement impassible. Il se leva de son siège. Aussitôt, la petite source se mit à refluer, comme si elle inversait son mouvement. Il la suivit.

Quand il entra dans la grande salle, il s'arrêta un moment, le ruisseau fit de même. Ses yeux d'un bleu métallique contemplèrent la pièce entièrement couverte de givre et qui scintillait. Un sourire étira ses lèvres fines et il reprit sa marche, le filet d'eau continuant à se dérober devant lui.

Quand il atteignit enfin le Verseau, le liquide rentra dans la jarre, telle une cascade qui coulerait à rebours. Borée plongea son regard dans les yeux froids et fixes du Verseau et il y vit alors, l'espace d'un instant, les régions froides et inhospitalières, éternellement prises dans la glace, prisonnières de la Nuit durant six mois, où nulle forme de vie ne pouvait s'épanouir et où la Mort guettait les fous et les imprudents qui s'y aventuraient.

Dans ce regard, il retrouvait la même rudesse, la même âpreté sauvage ainsi que la même beauté meurtrière de ces territoires arides dont il était le souverain incontesté. Son palais était perché au sein de hautes montagnes infranchissables, à l'extrême Nord du monde. Nul endroit n'était à l'abri de son souffle redoutable qui apportait avec lui la froidure de l'Hiver. Nul endroit, sauf un seul.

Car ces immenses espaces où régnait Vent du Nord, cachaient un écrin de verdure : l'Hyperborée (4). C'était une terre merveilleuse où régnait un éternel printemps. Là, vivaient les premiers Hommes, ceux de la Race d'Or, qui vécurent autrefois sous le patronage de Cronos : grands, beaux et immortels, ils ignoraient la vieillesse et la maladie. Gais et insouciants, ils vivaient dans la sérénité et la contemplation, ne connaissant ni les maux du corps ni les tourments de l'âme. Et la Mort n'était pour eux guère plus effrayante que le Sommeil... Les affres de la faim leur étaient également épargnés : de superbes arbres fruitiers abaissaient leurs branches jusqu'à leurs mains de telle sorte qu'il n'avaient nul besoin d'y grimper pour aller cueillir leurs fruits ; du lait et du miel coulaient de l'écorce de ces mêmes arbres. Dans cette contrée mythique, le lion et l'agneau vivaient en paix, des créatures fabuleuses, tels les griffons et les licornes, foulaient librement le sol herbu, de joyeuses Nymphes chantaient, dansaient et jouaient, leurs rires cristallins résonnant dans l'air printanier. Léto nacquit dans ce pays enchanteur, Apollon y séjourna durant son enfance, y retournant périodiquement selon un cycle astral de dix-neuf ans.

La tête légèrement inclinée sur le côté, les mains croisées devant lui, Borée contempla longuement l'Armure du Verseau avec une expression de tendresse. On eût dit un jeune homme amoureux, couvant des yeux l'élue de son coeur...

A la fois émus et amusés, les Dieux observaient dans le plus grand silence ce tableau des plus charmants et des plus insolites. Ils n'osaient prononcer un seul mot, de peur de troubler l'échange muet entre ces deux êtres si différents et pourtant si proches...

Finalement, Borée sortit de sa rêverie, s'avança vers le Verseau et se pencha légèrement de façon à ce que son visage soit à la même hauteur que celui de l'Armure, rapprochant ses lèvres blanches des lèvres dorées. Pendant un moment, les Immortels crurent que Vent du Nord allait embrasser la statue... Mais il ne fit rien de tel : il se mit à souffler sur l'Armure, exhalant de minuscules cristaux de glace. Alors la bouche du Verseau s'ouvrit, absorbant cette poussière scintillante. Au début, le souffle ne fut qu'un simple courant d'air, puis le courant d'air devint brise, puis la brise devint un vent modéré, qui à son tour devint un vent fort. Finalement, ce fut une véritable tempête de neige – à une échelle plus réduite toutefois – qui entra dans le corps du Verseau !

Pendant que Borée soufflait sur l'Armure, l'air de la salle devenait de plus en plus glacial... Les Nymphes et les Dieux commençaient à grelotter de froid et à claquer des dents. Très vite, leur haleine se changea en cristaux secs, leurs cheveux devinrent tellements durs qu'ils se mirent à craquer tandis que leurs sourcils et leurs barbes se pailletèrent de glace. Les vêtements, les coussins et les tentures devenaient de plus en plus rigides, se couvrant d'une grosse croûte de givre. Le nectar gela dans les coupes, d'ailleurs ces dernières étaient tellement glaciales qu'elles en devenaient brûlantes ! Les amphores contenant le précieux breuvage se mirent à exploser, leur contenu solidifié éclatant lui aussi en mille morceaux. Des fissures commencèrent à apparaître sur les murs et les colonnes...

Les Immortels, qui n'avaient jamais connu la morsure du froid, eurent l'impression que l'Hiver s'était installé dans l'Olympe, et qu'il n'en repartirait jamais...

Au bout de ce qui parut une éternité, Borée cessa de souffler, se redressa et quitta la salle d'un pas tranquille, l'air satisfait. Alors les Etoiles du Verseau se mirent à briller comme des diamants.

L'Armure d'Or lévita doucement dans les airs, et fila vers la Terre en décrivant un élégant arc de cercle, laissant dans son sillage une myriade d'étoiles des neiges étincelantes.

(1) Avant qu'Apollon les maudisse, les corbeaux avaient un plumage blanc.
(2) Ile de Grèce célèbre pour ses carrières de marbre.
(3) Aphrodite veut dire « Née de l'écume de la mer »
(4) littéralement « au-delà du Vent du Nord »