CHAPITRE 12 : LE REVEUR DES MONDES

 

« I've seen things you people wouldn't believe. Attack ships on fire off the shoulder of Orion. I watched C-beams glitter in the dark near the Tannhaüser gate... »

- Roy Batty, le chef des réplicants (joué par Rutger Hauer) - Blade Runner


- « Ma foi, cela ne devrait pas me poser trop de problèmes.
- Donc tu acceptes ?
- Bien sûr ! Que ne ferait-on pas pour la plus belle des Déesses ?!
- Vil flatteur ! Tu vas me faire... »

Elle ne put achever sa phrase : mettant sa main devant sa bouche, elle se mit à éternuer violemment. Son interlocuteur se mit à soupirer : cela devait faire au moins la cinquième fois depuis le début de leur conversation...

- « Tu as pris froid ! fit-il remarquer d'un ton légèrement amusé
- La faute aussi à Borée et à son souffle glacial !
- Si tu arrêtais aussi de te balader toute nue à longueur de journée... Il faudrait penser à te couvrir de temps à autre !
- Oh ça va ! Je ne pouvais pas savoir que le Verseau allait choisir ce brasseur d'air frais. En plus, il aurait pas pu nous faire un petit discours comme les autres au lieu de refroidir toute la salle ! Même si l'air s'est réchauffé depuis son départ, je suis encore toute frigorifiée !
- Si tu veux, je peux te réchauffer ! » dit une voix derrière elle.

La principale intéressée se retourna et vit Pan qui la regardait avec une expression lubrique. Excédée, elle prit une coupe vide et la lui lança. Le Dieu-Bouc l'évita aisément, fit une grimace obscène à l'adresse de la Déesse et retourna voir ses sujets en sautillant.

- « Quelle casse-pieds ! gronda-t-elle.
- N'empêche je le comprends, tu ne laisses pas de glace ! dit-il en riant doucement
- Ne me parle plus de glace ! Ca me fait... »

Elle éternua de nouveau... Ainsi intriguaient Aphrodite et Hermès : la première avait pris à part le second pour lui demander à voix basse s'il pouvait utiliser ses « dons » afin de dérober quelques gouttes de sang de la déesse Athéna.

- « Comment comptes-tu procéder pour l'affaire qui nous intéresse ? Demanda-t-elle.
- Eh bien, je ferai comme tout bon voleur qui se respecte : j'attendrai le moment favorable ! répondit-il en faisant un petit clin d'oeil.
- Je te remercie en tout cas de ton aide.
- Tout le plaisir est pour moi ! Euh... dit-il en baissant la tête et en prenant une petite voix, puis-je espérer une... récompense pour ce petit... service ? »

Aphrodite faillit éclater de rire. Quel comédien ! En fait, elle savait dès le départ que les services d'Hermès étaient rarement gratuits : si le fils de Zeus avait un sourire candide et un caractère des plus agréables, il pouvait se montrer aussi matois qu'un marchand Phénicien. Après tout, il était le patron des négociants...

- « Tout ce que tu veux ! lui dit-elle d'une voix chaude et sucrée, chargée de sous-entendus... Le genre de voix qui aurait réveillé le désir d'un vieillard décédé depuis trois jours... Cela ne la dérangeait nullement de payer en nature, et ce pour trois raisons : premièrement, elle était la patronne - entre autres - des prostituées, donc ce genre de paiement était conforme à ses attributions. Deuxièmement, elle aimait joindre l'utile à l'agréable. Enfin troisièmement, elle ne savait rien faire d'autre !

- Marché conclu ! répliqua-t-il, le regard pétillant. Bien entendu, je ne te demanderai pas pourquoi tu as besoin de ce sang : cela ne me regarde pas ! »

Aphrodite fut sensible à cette délicatesse : « Tu n'auras pas affaire à une ingrate ! pensa-t-elle, j'ajouterai même quelques petits « suppléments » à ta récompense... ». Puis à voix haute : « Quittons cet air de complot, sinon on va finir par s'apercevoir qu'on trame quelque chose... ».

Ils se séparèrent sans un mot : leurs natures respectives étant proches sur bien des plans, ils n'avaient donc nul besoin d'en dire davantage, le silence suffisant amplement à sceller leur accord.

C'est alors que l'urne des Gémeaux se nimba de la lueur dorée familière. Tous les regards se braquèrent instantanément sur le coffre sacré. Athéna se leva et se dirigea vers lui. La Déesse aux yeux pers éprouva aussitôt une sensation des plus étranges : tout autour d'elle le temps semblait marcher au ralenti... En outre elle avait l'impression qu'au lieu de se rapprocher du récipient, ce dernier s'éloignait d'elle au fur et à mesure de sa progression...

« On dirait, pensa-t-elle, qu'il veut mettre de la distance entre lui et moi ! Qu'est-ce que ça signifie ? Plusieurs stades (1) nous séparent ! Un peu plus, et il va se retrouver à l'autre bout de l'Univers ! ». Pendant un instant, elle se crut dans un de ces rêves absurdes où l'on court à la recherche de quelque chose d'indéfini et qui nous échappe continuellement... Elle comprit alors que l'urne – ou tout au moins ce qui se trouvait à l'intérieur – déformait le temps et l'espace tout autour d'elle, manipulant ainsi le tissu de la réalité comme bon lui semblait... « A moins que ce ne soit une illusion... pensa Athéna. Voire un subtil mélange du réel et de l'imaginaire... ». Elle eut alors l'idée de s'arrêter de marcher. Aussitôt, elle se retrouva devant l'urne tandis que le flot temporel reprenait son cours normal. « Elle s'amuse... pensa-t-elle. Si j'avais continué à entrer dans son jeu, dans un millénaire j'y étais encore ! ». Elle comprit que l'entité avait voulu lui montrer un petit échantillon de ses capacités... Souhaitant en finir au plus vite, elle entama le rituel d'Eveil ; quand un peu de son ichor toucha le coffre sacré, les Dieux purent entendre toute une série de cliquetis, de bruits d'engrenages et d'autres sons plus étranges les uns que les autres comme si quelqu'un avait actionné un mécanisme d'ouverture des plus complexes. Le couvercle s'ouvrit dans un léger grincement, comme une porte dont les gonds n'avaient pas été huilés depuis longtemps.

De l'urne sortit alors des volutes de fumée blanche qui montèrent en tourbillonnant jusque dans les hauteurs de la salle. Au bout d'un moment, elles se stabilisèrent, formant une sorte de gros nuage qui planait au-dessus des têtes des Dieux. Puis la nuée se scinda en deux parties bien distinctes qui prirent petit à petit la forme d'éphèbes (2) qui se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Puis les images se brouillèrent pour finir par s'évaporer dans l'air. Bientôt l'Armure d'Or des Gémeaux apparut.

Le terme « insolite » était ce qui la caractérisait le mieux. Tout comme le Verseau, elle n'avait pas de jambes, mais un buste pourvu de deux paires de bras dont les mains semblaient tenir des objets invisibles. Un casque orné de chaque côté d'un masque finement ciselé complétait le tout. C'étaient surtout ces deux visages qui conféraient à cet ouvrage toute sa singularité : le premier était serein avec une certaine mélancolie dans le regard. Le second avait une expression moqueuse, lui donnant une expression à la fois malveillante et rusée. Dans son ensemble, la statue des Gémeaux évoquait plus une idole barbare qu'une Armure. Elle semblait habitée par deux esprits qui murmuraient, chuchotaient et se confiaient des secrets, similaires aux Démons qui accompagnaient chaque être humain, de sa naissance jusqu'au tombeau, le conseillant secrètement, le guidant subtilement, agissant, non pas directement, par la raison ou la réflexion, mais indirectement, par le biais d'inspirations soudaines, d'intuitions fulgurantes, et ce pour le meilleur ou le pire...

Les Gémeaux donnaient l'impression de détenir bon nombre de secrets : leurs yeux voyaient au-delà du voile qui séparait la Terre du reste de l'Univers, mirant des mondes lointains (et pourtant si proches par certains côtés) et inaccessibles au commun des mortels (ces derniers ne pouvant au mieux que les deviner), des mondes aux lois et à la logique différentes et dont la simple vision plongerait dans l'extase ou la folie (voire les deux) quiconque aurait eu la chance (ou la malchance) de les apercevoir ne serait-ce qu'une fraction de seconde, mais que les Gémeaux pouvaient contempler sans ciller. Quant à leurs bras, ils semblaient autant de clefs permettant d'ouvrir les portes invisibles menant vers ces dimensions...

- « Oh dis-donc, c'est quoi ce truc ?! »

Celui qui venait de s'exprimer ainsi était un Satyre qui s'était frayé un chemin à travers la foule et qui maintenant se dirigeait vers les Gémeaux d'un pas nonchalant. Le premier instant de surprise passé, les Dieux éclatèrent de rire devant le spectacle de ce Satyre qui examinait l'Armure comme si elle était une bête curieuse. D'autres hommes-boucs vinrent rejoindre leur compagnon, inspectant l'oeuvre sous toutes les coutures : l'un faisait des grimaces au masque serein, un autre s'efforçait en vain d'écarter les doigts d'une des mains d'or, pliée en un poing serré - « pour voir ce qu'il cachait à l'intérieur ».

- « T'as vu la tronche de celui-ci ? dit un Satyre à son congénère, désignant du doigt le visage malfaisant. On dirait Hermès quand il prépare un mauvais coup !
- Hermès prépare toujours un mauvais coup ! » rectifia le second, provoquant à nouveau l'hilarité générale.

Intrigué par l'espace vide laissé par l'ouverture du casque, une des créatures ne put s'empêcher d'y jeter un oeil. Ce qu'il vit à l'intérieur le laissa bouche bée : devant lui s'étendait à perte de vue l'Univers dans toute sa gloire. De splendides nébuleuses aux couleurs chatoyantes et aux formes insolites erraient dans le vide, tels des morceaux de rêve qu'une divinité capricieuse à l'imagination débridée aurait laissés s'échapper durant son sommeil... Des galaxies formées d'un million de soleils évoluaient dans l'espace, en un vaste et lent mouvement circulaire, formant un ballet à la fois hypnotique et majestueux... De superbes comètes à la longue chevelure flamboyante fendaient l'espace, semblables à des flèches de lumière tirées par quelque archer céleste... D'insondables gouffres de ténèbres ouvraient leurs gueules béantes, pareils à de gigantesques monstres marins tapis au fond des océans, attirant irrésistiblement planètes et astéroïdes, les engloutissant à jamais...
Le Satyre voyait tout cela comme l'on regarde un paysage d'une fenêtre. Il eut envie d'ouvrir cette fenêtre afin de partir à la découverte de ce Cosmos empli de merveilles et de mystères quand il fut secoué par l'épaule.

- « Eh ! Qu'est ce que t'as à rester planté là ?! » l'apostropha un de ses compagnons.

Sursautant légèrement, il regarda celui qui l'avait tiré si brutalement de sa contemplation. Au bout d'un moment, il lui dit d'une voix hésitante : « Regarde par l'ouverture, ce... c'est magnifique ! ». L'autre s'exécuta et retira sa tête quelques secondes après.

- « Y'a rien là-dedans !
- Pourtant j'ai vu l'Univers à travers ce trou, des étoiles et des...
- Dis-donc, t'aurais pas un peu forcé sur le vin ou le nectar tout à l'heure ?!
- Mais je t'assure que... »

C'est alors que les yeux de chaque visage ornant le casque des Gémeaux s'illuminèrent. Les Satyres reculèrent, quelques peu surpris. Puis les traits des deux masques s'animèrent, ouvrant leurs bouches, dilatant leurs narines et clignant des yeux. C'étaient surtout ces derniers qui retenaient l'attention : ils étaient humains. Loin d'atténuer l'aspect insolite de l'Armure, ils ne faisaient que le renforcer...

« Visage-serein » sourit aux Dieux, posant sur eux un regard amical et bienveillant. « Visage-malfaisant » toisait les Immortels avec une expression de dédain, comme s'il les considérait comme des êtres inférieurs...

Alors des bouches de l'idole sortirent les voix.. Chacune – tantôt masculine, tantôt féminine - avait une tonalité ou un registre bien précis : jeune, calme, enfantine, égrillarde, sensuelle, gutturale, rauque, grave, aiguë, moqueuse, cruelle, douce, impérieuse, sonore, mielleuse, enjouée, acérée, mélodieuse, méprisante, pure, stridente, pâteuse, doucereuse, rocailleuse, triste, angoissée, orgueilleuse, hystérique, passionnée, dure, colérique, énergique, sifflante, chantante, suppliante, chevrotante, enrouée, agressive, éraillée, tourmentée...

Elles donnaient toutes l'impression d'avoir été arrachées à la gorge de leurs légitimes propriétaires par un quelconque sortilège pour être ensuite enfermées dans l'Armure. Au début, elles prononçaient des suites de mots, des morceaux de phrases et des bribes de conversations, le tout dans la confusion la plus totale, créant ainsi une véritable cacophonie. Puis elles semblèrent se calmer et finirent par se taire.

Les mains d'or se mirent à bouger, agitant leurs doigts un court instant pour les désengourdir, puis ce fut au tour des bras qui se levèrent bien haut, les paumes tournées vers les Cieux : on eût dit des prêtres implorant leurs Dieux. Les voix se firent à nouveau entendre, non plus mélangées, mais unies en un choeur harmonieux à la sombre beauté, psalmodiant une sorte d'invocation :

Nous t'appelons,
Nous t'invoquons,
Toi qui règnes dans les mondes souterrains,
Toi qui vis dans les ténèbres de l'existence,
Toi qui murmures dans l'obscurité,
Afin que par la force de ton Verbe,
La formidable puissance qui sommeille en nous,
Puisse se manifester dans toute sa gloire !

L'incantation enfla, gagnant en force et en intensité pour aller longuement se répercuter en écho vers la voûte céleste... Puis l'idole se tut à nouveau, attendant manifestement la venue de celui ou celle qu'elle avait invoqué. Les Dieux sentirent alors une présence terrifiante qui se rapprochait de plus en plus vite de l'Olympe. Ils eurent ensuite l'impression que quelqu'un ou quelque chose était tapi dans un recoin obscur de la salle et les épiait... Puis cette sensation devint de plus en plus étouffante... Le ciel étoilé n'avait plus rien de rassurant : il semblait s'être transformé en une sorte d'entité maligne et sournoise. Les léopards de Dionysos émettaient des grognements menaçants, les Nymphes tremblaient de peur, regardant avec angoisse les Etoiles qui étaient autant d'yeux malfaisants, pareils à ceux d'un prédateur qui guettait sa proie avec avidité, s'apprêtant à fondre sur elle... L'une des divinités poussa un cri d'horreur : tendant un doigt tremblant, elle désigna la lune ronde qui avait pris une teinte rouge sang ! Puis l'astre se mit à couler comme de la cire, laissant de longues trainées écarlates dans le ciel qui était devenu aussi noir que l'Erebe (3)...

Petit à petit le liquide prit la forme d'une silhouette humanoïde, vêtu d'une longue robe et qui projetait son ombre immense sur la salle... La silhouette se teinta d'obscurité tandis qu'une aura violette l'enveloppait, la faisant se découper nettement dans les ténèbres...

Les bras toujours tendus, les Gémeaux poussèrent une clameur - mélange horrible et confus de grognements, de rires, de hurlements, de cris, d'exclamations et de pleurs – souhaitant ainsi la bienvenue à cet être.

Puis le décor redevint normal : les Etoiles brillaient à nouveau dans le ciel immense, la lune diffusait toujours sa douce clarté bienfaisante, quant à la gigantesque silhouette elle s'était volatilisée, comme si elle n'avait jamais existé... Les Immortels comprirent alors qu'ils avaient été victimes d'une illusion à grande échelle. Mais la présence terrifiante de l'être qui avait répandu la terreur et l'effroi dans l'Olympe était toujours là... C'est alors qu'un bruit de pas se fit entendre : il venait du couloir menant à la salle. Bientôt, les Dieux purent voir la même silhouette que tout à l'heure – réduite à une taille normale toutefois – s'avancer lentement vers eux...

(1) Ancienne unité de mesure des distances chez les Grecs et qui valait entre 147 et 192 mètres.
(2) Jeune homme.
(3) La partie la plus sombre des Enfers.