CHAPITRE 13 : LA TRINITE INFERNALE

 

« Le sommeil de la raison engendre des monstres »

- Francisco GOYA

La divinité franchit enfin le seuil et s'arrêta. Les Dieux purent enfin voir à quoi ressemblait le visiteur qui avait fait une entrée des plus remarquées dans l'Olympe : c'était une jeune fille à peine sortie de l'enfance, de taille moyenne, au corps souple et mince et aux membres fins et délicats. Elle avait une peau très pâle qui évoquait la froide lumière de la lune. Son visage avait quelque chose de félin avec son petit nez et sa petite bouche, ses pommettes hautes et ses yeux en amandes. Le tout était couronné d'une épaisse chevelure noire ramenée en chignon. Elle était vêtue d'un chiton (1) aux teintes sombres, accentuant sa pâleur et sa fragilité ; on pouvait sentir que ce corps menu cachait en réalité une puissance formidable (2)...

Elle toisait les Dieux à la manière des chats : avec une expression mi-moqueuse, mi-cruelle...

- « Qui es-tu ? demanda Arès.
- Tu me demandes qui je suis ?! répliqua-t-elle en prenant une mine boudeuse, ai-je été absente si longtemps au point que l'on en oublie jusqu'à mon nom ?! Je suis extrêmement déçue !!
- A force de se prendre des coups sur la tête, notre vaillant Dieu de la Guerre doit avoir perdu la mémoire, ou tout au moins le peu qu'il en avait ! » railla une voix qui venait d'en haut.

Surpris les Immortels levèrent la tête et virent une femme âgée qui se tenait contre le fut d'une des colonnes de la salle, parfaitement perpendiculaire à cette dernière ! Elle avait tout les attributs de la vieillesse : un corps ratatiné, une peau parcheminée, des cheveux gris et filasses, une bouche édentée, aux chicots répugnants... Elle portait une vieille robe rapiécée qui tombait en lambeaux et tenait à la main gauche un solide bâton de marche. Seuls ses yeux trahissaient la vitalité surnaturelle qui habitait cette vieille carcasse rabougrie : on pouvait y lire une antique sagesse mêlée à un soupçon de malice.

- « Tu ferais mieux de demander à ta mère, la Reine des Dieux : c'est elle qui m'a banni autrefois ! » résonna une troisième voix qui venait d'une autre direction.

Telle une chauve-souris, une femme d'âge moyen se tenait debout, perchée sous une arcade, la tête en bas ! Elle était grande, belle et altière. Elle portait une longue robe aux motifs arachnéens, qu'on eût dit tissée dans la Nuit elle-même, se confondant avec sa belle chevelure noire de jais, toutes deux touchant par terre. Ses yeux étaient deux puits de ténèbres insondables ; on avait la curieuse impression que des monstres pouvaient en surgir à tout instant...

- « Hécate ! dit Héra.
- Bien, je constate que la mémoire te revient ! railla la vieillarde. Cela fait une éternité que nous ne nous sommes pas vues, n'est-il pas vrai ?
- Certes...
- On dirait que tu n'es pas très heureuse de me voir, les autres non plus ceci dit ! » persifla la jeune fille.

Effectivement, dans les yeux des Dieux, on pouvait y lire une sorte de crainte mêlée de respect. Chacun retenait son souffle, attendant la suite des évènements. Même le puissant Zeus se tenait coi...

Chaque incarnation d'Hécate plongea alors son regard dans celui de chaque invité, lisant dans ses pensées, fouillant dans sa mémoire, passant au peigne fin son esprit, découvrant ainsi ses secrets, ses désirs, ses rêves, mettant à nu son âme comme on pèle un oignon... Pas un n'échappa à ce « viol » psychique. Quand ce fut au tour d'Héra, cette dernière se leva de son trône. « CA SUFFIT !! » hurla-t-elle d'une voix pleine de rage, qui emplit toute la salle, brisant d'un seul coup l'atmosphère pesante qui s'était installée.

Droite, les poings serrés, les yeux brillants de fureur, la Reine des Dieux toisait les trois femmes avec mépris. Le Roi des Dieux regardait son épouse avec émotion et fierté : « Qu'elle est belle, qu'elle est digne, qu'elle est royale quand elle est ainsi ! pensa-t-il. C'est pour cette raison que j'aime la mettre en colère de temps à autre : elle n'en est que plus désirable ! »

- « Ce que tu as à faire, fais le, et le plus vite possible ! Je ne le répéterai pas deux fois ! dit Héra d'une voix menaçante à l'adresse d'Hécate
- Soit ! dit la jeune fille.
- Finissons-en ! » croassa la vieille.

De sa démarche claudicante, s'aidant de sa canne, elle se déplaça le long de la colonne, se dirigeant vers le sol. La femme qui se tenait la tête en bas, disparut brusquement, réapparaissant la seconde d'après au beau milieu de la salle. La jeune fille se plaça à sa gauche, la grand-mère à sa droite. Elles pivotèrent, firent un pas en avant et se fondirent dans le corps de la troisième ! A présent, sous les yeux de l'assistance se dressait une seule et même personne : la Déesse Hécate dans toute sa sombre beauté...

Fille d'Astéria (3) et du sage Titan Persès. Elle vivait autrefois parmi les Olympiens, accordant aux mortels la prospérité, l'éloquence et la victoire. Chassée du Royaume des Dieux, elle chuta des Mondes Célestes pour échouer dans les Mondes Chtoniens, devenant tout comme Hadès et Perséphone, une divinité infernale... De son domaine souterrain, elle faisait naître les monstres, les démons, les spectres et les fantômes qui venaient hanter le sommeil des hommes. Elle était capable de donner corps aux pires cauchemars, les faisant passer de l'état virtuel à l'état réel... Déesse de la Magie, ses pouvoirs étaient terrifiants à la nuit tombée, sous la froide lumière de la Lune, à laquelle elle était assimilée.

Ses adoratrices – car c'étaient surtout les femmes qui la vénéraient - la représentaient souvent sous la forme d'une femme à trois corps (ou trois femmes adossées à une colonne) qui avait le même visage ou qui apparaissait sous un aspect différent : la Jeune Fille, la Femme et la Vieille. Son image se dressait souvent aux carrefours, ouvrant ainsi de nombreux chemins, qui étaient autant de possibilités, au voyageur.

Elle était redoutée et redoutable, les mortels comme les Immortels la craignaient. Même le Tout-Puissant Zeus réfléchissait à deux fois avant de la défier ! Elle n'était pas une adversaire à prendre à la légère car non seulement elle tirait sa puissance des Enfers mais également des Cieux. Tapie dans les ténèbres des Mondes Infernaux, au milieu du vide interstellaire ou encore à la lisière de la raison, elle savait beaucoup de choses avant tout le monde...

Néanmoins, ce serait une grossière erreur de la considérer comme « maléfique ». Elle symbolisait en fait les tréfonds de l'âme, véritable réservoir d'énergies primitives et bouillonnantes issues du Chaos Originel. En soi ces forces n'étaient ni bonnes ni mauvaises, mais elles étaient malgré tout dangereuses. Elles n'étaient pas pour les faibles et les timorés. Seul celui qui possédait la sagesse et la force d'âme nécessaires, était capable de manipuler cette masse indistincte et tourbillonnante sans se laisser submerger par elle, la sublimant, la faisant passer à un état supérieur ; celui là était le magicien : le véritable maître qui transformait le chaos en cosmos ordonné par la seule puissance de sa volonté et de son esprit.

Mais malheur à celui qui, dans son orgueil et sa folie, voudrait essayer de contrôler ces forces sans avoir les qualités requises : tôt ou tard, elles disloqueront son être et entrouvriront le sol sous ses pieds, le précipitant tout droit vers le Tartare ! Tel était le destin du sorcier – ainsi que son corollaire, l'apprenti-sorcier – véritable incarnation dépravée du mage.

De l'index, les Gémeaux firent signe à Hécate de s'approcher d'eux. Lorsqu'elle arriva à portée de l'Armure, deux bras se saisirent du bas de la robe de la sombre Déesse et l'apportèrent au niveau des lèvres du masque serein qui baisa l'étoffe. La face mauvaise fit de même. On eût dit des vassaux jurant allégeance à leur suzeraine. A nouveau le regard de la Reine des Ténèbres croisa celui de la Reine des Dieux. Cette dernière était une des rares personnes à ne pas redouter ses sortilèges et pour cause : c'était elle qui l'avait chassé autrefois. Quant au motif, il était des plus saugrenus : Hécate lui avait volé sa trousse de maquillage !

La fille d'Astéria reporta son attention sur l'Armure. Elle prit dans ses mains celles des Gémeaux et ferma les yeux : elle donnait l'étrange impression de communier avec les deux Démons qui cohabitaient au sein de la carapace dorée, s'échangeant par la pensée bon nombre de secrets... Une aura violette enveloppa la sombre déesse. Sa présence emplit la salle à un point tel que les Dieux eurent la sensation désagréable qu'Hécate était partout et nulle part à la fois. Plus d'un tourna la tête pour voir si elle n'était pas derrière lui...

Puis le décor disparut subitement ! Les Immortels se tenaient maintenant au sein d'une immensité obscure où des centaines d'images de la Reine Noire en compagnie de l'Armure flottaient, venant d'un point, allant vers un autre, disparaissant pour réapparaître en un autre endroit. Certaines étaient de taille normale mais d'autres étaient de proportions gigantesques, dominant les Dieux qui ne savaient plus où donner de la tête. Dans les yeux de la Déesse comme dans l'ouverture du casque des Gémeaux dansaient des univers entiers...

Puis Hécate parla. Tout comme l'Armure, ce furent des centaines de voix qui sortirent de sa bouche résonnant dans le vide, se répercutant en écho dans toutes les directions du Cosmos :

- « MOI, HECATE, FILLE D'ASTERIA ET DE PERSES, TE DONNE A TOI, ARMURE D'OR DES GEMEAUX TOUT POUVOIR SUR LES DIMENSIONS : TES YEUX VERRONT A TRAVERS LE VOILE MYSTIQUE QUI SEPARE LES MONDES, TES MAINS OUVRIRONT LES PORTES MENANT VERS CES UNIVERS LOINTAINS ; TU POURRAS LES ARPENTER LIBREMENT, Y PRECIPITER TES ENNEMIS, LES FAISANT ERRER POUR L'ETERNITE OU ENCORE Y CHERCHER DE L'AIDE PARMI LEURS HABITANTS. NULLE PRISON, NULLE BARRIERE NE SAURAIT TE RETENIR. TU POURRAS DISTORDRE L'ESPACE ET LE TEMPS A TA GUISE. JE TE DONNE EGALEMENT TOUT POUVOIR SUR LES REVES, LES ILLUSIONS ET LES CAUCHEMARS, CAR EUX AUSSI SONT, A LEUR MANIERE, DES DIMENSIONS. ENFIN, SI TA VOLONTE EST SUFFISAMMENT FORTE, TU POURRAS ENFERMER DES PLANETES DANS TES MAINS, JONGLER AVEC DES SOLEILS, FAIRE EXPLOSER DES GALAXIES OU CREER DES MONDES ENTIERS PAR LA SEULE FORCE DE TON ESPRIT. RESTE A SAVOIR SI CE DERNIER SAURA CAPABLE DE SUPPORTER UNE TELLE PUISSANCE, COMPARABLE A CELLE DES DIEUX, SANS SOMBRER DANS LA FOLIE... VA MAINTENANT !!! »

Et ce furent les ténèbres absolues, épaisses, dans lequelles on n'y voyait goutte ! Puis la lumière revint, et avec elle le cadre familier et rassurant de l'Olympe. Au centre de la salle, nulle présence d'Hécate et de l'Armure d'Or : toutes deux avaient disparu, comme si elles n'avaient jamais existé...

Dans le ciel, la Constellation des Gémeaux brillait de tous ses feux.

 

(1) Tunique fine et plissée portée par les femmes dans la Grèce antique.
(2) Formidable est à prendre ici dans son sens originel : redoutable, causant une grande crainte
(3) La nuit étoilée