CHAPITRE 15 : SERENITE
Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu ! - Marc 5 : 8
« En taureau ? Déjà fait. En cygne ? Pareil. » Tout en caressant sa belle barbe neigeuse, Zeus réfléchissait à la meilleure façon d'aborder cette splendide créature, aperçue peu de temps auparavant, sans l'effaroucher. Car bien entendu, dans l'esprit du puissant souverain du Ciel, les belles jeunes filles étaient toujours timides et que par conséquent, un rien les effrayait ! « En pluie d'or, comme je l'ai fait pour Danaé (1) ? Mouais... De toute manière, recourir à un stratagème déjà utilisé ne m'intéresse pas : autant essayer de trouver quelque chose d'un peu plus original... » Le Roi des Dieux aimait faire travailler son imagination quand il s'agissait de séduire une jolie mortelle : cela alimentait son désir tout en faisant passer le temps de façon agréable. « En buisson ardent ? Ca ne marchera pas et puis je crois que ça a déjà été pris... En crapaud ? Bof ! En mouche ? Trop risqué : je pourrais me prendre un coup de tapette ! »
- « C'est bon, murmura Aphrodite à Eros, j'ai réussi à obtenir le sang de l'autre mijaurée !
- Excellent ! Comment as-tu fait ?
- Disons que j'ai fait appel à la personne la plus compétente pour ce genre de tâche... fit-elle avec un petit clin d'oeil.
- Fort bien ! Avec ceci, je vais pouvoir créer quelques flèches ensorcelées, spécialement adaptées à notre chère Déesse de la Sagesse. Il est fort possible qu'elles marchent avec Hestia et Artémis d'ailleurs.
- Fantastique ! Combien pourras-tu confectionner de traits avec ce sang ?
- Je dirais deux ou trois, voire quatre, mais pas plus.
- Hum, je pense que ça ira.
- Au fait, quel type de flèche veux-tu que j'utilise sur Athéna ? Amour Véritable ? Passion ? Amourette ? Luxure ? Amour Platonique ? Am...
- Amour Platonique ? C'est quoi ça ?!
- C'est plus une union spirituelle que charnelle : les deux êtres s'aiment mais ils ne se livrent guère aux plaisirs de la chair. C'est très poétique !
- Oui c'est très poétique... fit-elle, nullement convaincue. Il faut vraiment qu'il arrête de fréquenter Apollon... pensa-t-elle. Je ne vois pas l'intérêt de s'aimer sans faire l'amour. Bah ! Laissons le s'amuser avec son « invention », de toute manière je suis prête à parier que ça ne fera jamais recette ! Elle reprit à voix basse : une flèche de Luxure suffira amplement, ça la décoincera une bonne fois pour toutes !
- C'est sûr que ça mettra un peu de piment dans sa vie, dit Eros avec une pointe d'amusement dans la voix.
- Et ça lui rabattra son caquet : elle arrêtera de prendre ses grands airs et de nous faire la morale !
- Et puis qui sait ? Elle pourrait tomber enceinte.
- Ce serait la cerise sur le gâteau ! Au fait, qui la déflorerait ?
- Bonne question, je vais y réfléchir. »
A ce moment précis, la lueur dorée familière enveloppa l'urne de la Vierge. Aussitôt, la Déesse aux yeux pers se leva et entama de nouveau le rituel destiné à éveiller l'Armure qui sommeillait à l'intérieur de son écrin doré. Quand le couvercle se souleva doucement, une douce odeur de fleurs et d'herbe fraîchement coupées embauma la salle, puis l'image d'une belle jeune fille, vêtue d'une longue robe blanche et tenant à la main gauche un épi de blé, apparut dans les airs, puis elle se brouilla et éclata dans le plus grand silence, projetant sur le sol une pluie de pétales.
A genoux, les mains jointes, le visage serein, les yeux clos : l'Armure d'Or de la Vierge apparut devant les Immortels dans l'humble attitude du suppliant. Elle donnait l'impression de contempler un monde infiniment plus vaste que le monde visible : elle scrutait l'Invisible. Elle parlait à Dieu, non pas à un Dieu en particulier, mais Le Dieu, celui qui était en toutes les divinités et en tous les hommes, celui qui adoptait toutes les formes et qui en même temps n'en avait aucune, celui que de rares élus pouvaient voir et entendre. La Vierge était de ceux là.
Elle n'était que douceur, réserve, calme et tranquilité : elle invitait au repos et à la méditation, loin du bruit, du fracas et de la fureur du monde extérieur. Elle prenait garde à ne point être souillée par les bassesses et les turpitudes du genre humain, tout en éprouvant à son égard une immense pitié ainsi qu'une profonde compassion. Elle était comme le lotus qui, malgré le fait qu'il s'épanouissait au sein des eaux fangeuses et putrides des marécages, restait intact et pur.
Mais en même temps, elle avait en elle quelque chose de sauvage, d'indomptable, de spontané, de fou aussi, qui pouvait parfois la pousser à se jeter en plein coeur de la bataille avec une joie, une ferveur, un enthousiasme invincibles. La Vierge était donc à la fois très folle et très sage, mais en réalité, elle n'était ni l'une ni l'autre, elle était tout simplement absente : elle n'avait pas désirs ou d'émotions qui venaient parasiter sa pensée, sa volonté s'effaçait devant celle de Dieu ou pour être exact, son ego diminuait tandis que Lui croissait en elle, tel un bel arbre dont les branches s'étendaient vers le ciel et dont les racines plongeaient profondément dans le sol.
La Vierge se mit à bouger imperceptiblement : ses ailes s'agitèrent doucement, ses doigts ses décroisèrent, son visage s'anima quelque peu. Elle se redressa, se tenant debout au beau milieu de la salle, les bras le long du corps. Seuls ses yeux demeuraient clos.
Puis elle se mit à marcher, passant entre les Dieux qui s'écartaient d'elle avec déférence. Curieusement, la Vierge ne faisait aucun bruit quand elle se déplaçait, comme si elle craignait de troubler le silence qui s'était installé tout autour d'elle quand elle avait fait son apparition. Quand elle s'arrêta enfin, chacun ne put retenir un hoquet de stupeur : elle s'était immobilisé devant Dionysos !
Confortablement couché sur un gros coussin, les mains posées sur sa poitrine, un sourire béat épanouissant sa face rubiconde, ce dernier cuvait tranquillement son vin, complètement inconscient de ce qui se passait autour de lui...
Estomaquée, l'assistance ne parvenait pas à comprendre pourquoi la Vierge, si douce, si pure, si éthérée, si céleste, avait jeté son dévolu sur ce Dieu de la végétation et de la fécondité, celui que l'on surnommait le Frémissant, le Bruyant, le Délirant et dont les fêtes données en son honneur au plus profond des forêts sauvages étaient loin d'être des modèles de sérénité !
Les Dieux, par nature, étaient des êtres spéciaux. De ce fait, peu de choses arrivaient à les étonner. Cependant, Dionysos était beaucoup trop spécial à leurs yeux...
Lors d'une visite dans le monde des Hommes, Zeus s'éprit d'une superbe jeune fille, Sémélé. Héra, jalouse comme à son habitude prit les traits de sa nourrice et lui conseilla, avec perfidie, de demander à son amant de se montrer dans toute sa gloire d'Immortel. Zeus, la mort dans l'âme, s'exécuta. Si le Roi des Dieux prenait l'apparence de simples mortels, c'était non seulement pour mieux se mêler discrètement parmi eux, mais également pour éviter qu'ils ne périssent foudroyés, au sens propre du terme, par sa majesté et sa splendeur divines. C'est ce qui arriva à la pauvre Sémélé : elle fut terrassée par cette vision, et mourut instantanément, son corps réduit en cendres fumantes. Le Maître de l'Olympe eut juste le temps de retirer le bébé du ventre de sa mère et le plaça dans sa propre cuisse (2). Quelques mois plus tard, l'enfant naquit.
Zeus le confia aux Nymphes du mont Hélicon qui l'élevèrent avec amour, le nourrissant de lait et de miel. En récompense, elles furent plaçées parmi les Etoiles (3). Pour le distraire, les Satyres jouaient en son honneur des mélodies entraînantes avec leurs flûtes de Pan ou lui chantaient des berceuses, le soir, afin qu'il puisse s'endormir paisiblement. Rapidement, le nourrisson devint un enfant joufflu, joyeux et plein de vie. Ce fut le vieux Silène qui se chargea de son éducation.
Quand il devint un homme, il se rendit sur le mont Nysa (4) où il créa le breuvage qui allait le rendre si célèbre : le vin. Puis, à la tête de toute une troupe bruyante de divinités sylvestres, Dionysos se mit à parcourir les chemins pour faire cadeau de cette boisson aux Hommes, afin qu'ils puissent oublier les tourments de l'âme et les maux du corps en se plongeant dans les profondeurs délicieuses de l'ivresse.
Couronné de lierre et de pampres, tenant à la main son thyrse (5), il était comparable à un chef nomade, un roi sans terre, guidant sa tribu à travers des plaines immenses, des montagnes infranchissables et des déserts brûlants, dans une errance qui semblait ne pas avoir de fin.
Débarquant en Egypte, où il y resta quelques temps, il se dirigea vers l'est, franchissant le désert du Sinaï, puis il remonta vers le nord, passant par Canaan (6) et la province d'Amourrou (7). Là, il prit la route de l'Orient qui l'amena jusqu'en Inde (8).
Comme il l'avait fait dans chaque région qu'il avait traversé, Dionysos apporta aux habitants de ce pays la vigne et leur apprit comment en tirer ce merveilleux breuvage qu'était le vin. Puis il quitta cette contrée, emmenant avec lui des léopards et des éléphants et retourna vers l'Europe, passant cette fois-ci par l'Anatolie (9) et la Thrace avant de regagner la Grèce.
Sur l'ile de Naxos, il rencontra la belle Ariane qui avait été lâchement abandonnée par Thésée, alors que par amour pour lui, elle l'avait aidé à retrouver son chemin dans le labyrinthe où avait été enfermé le Minotaure. Ebloui par la beauté de la princesse crétoise et sensible à sa détresse, Dionysos la consola en lui offrant un peu de vin, l'emmena avec lui et en fit sa femme peu de temps après. Il plaça sa couronne de mariée parmi les Etoiles (10).
Ayant enfin établi son culte à travers le monde, Dionysos monta vers le ciel, acquérant ainsi sa place parmi les Olympiens. Peu de temps après son intronisation, il descendit jusqu'aux Enfers, arracha l'Ombre de sa mère à ce monde lugubre et l'amena jusqu'au Royaume des Dieux (11).
Un calme irréel planait dans la salle, troublé seulement par le léger ronflement qui s'échappait des lèvres entrouvertes du Dieu de la Vigne. Quant à l'Armure, elle attendait patiemment que le divin ivrogne veuille bien émerger de son état de bien-être dans lequel l'avait plongé le jus de la treille...
- « Insensé ! maugréa Artémis.
- C'est peut être insensé comme tu le dis, s'exclama Athéna, mais c'est la volonté de l'Armure et même nous n'y pouvons rien.
- Ma chère soeur, dit Apollon d'une voix douce, il y a sans doute une raison cachée derrière ce choix et...
- Tu me fatigues avec ta philosophie ! coupa-t-elle, agacée. »
Pour toute réponse, Apollon sourit avec indulgence à sa soeur. Voulant changer de sujet, il demanda :
- « Combien de temps allons-nous attendre avant qu'il reprenne ses esprits ?
- Ben c'est à dire que quand il est bourré comme ça, fit Pan d'une voix gênée, ça peut durer des jours...
- En plus, dit un Satyre d'une voix fatiguée, faudra qu'on lui explique TOUT : il n'a rien suivi depuis le début ! »
C'était vrai : Dionysos avait sombré dans un sommeil sans rêves peu de temps après que les coffres sacrés eurent été déposés au centre de la salle. Il n'avait donc rien vu de ce qui s'était passé, ni rien entendu d'ailleurs : la manifestation du Bélier, les explications d'Athéna, les différentes bénédictions prononcées par ceux et celles qui avaient eu l'honneur d'être choisis par les dix précédentes Armures d'Or... Rien.
Le tremblement de terre provoqué par le Taureau, le terrible rugissement du Lion, l'invocation des Gémeaux, le souffle glacial de Borée, les artifices d'Hécate n'avaient pas le moins du monde sorti Dionysos de son état. Même la foudre du grand Zeus ne l'avait pas ébranlé ! Il était resté imperturbable au milieu de tous ces évènements, plongé dans l'océan de délices qu'était son ivresse. Dans ces conditions, comment espérer l'en arracher ?
C'est alors qu'à la stupéfaction générale, Dionysos se mit à parler ! Il était toujours couché et n'avait même pas ouvert les yeux, mais sa voix résonna dans la salle, non pas une voix pâteuse d'ivrogne, mais une voix claire et nette :
- « Armure d'Or, m'entends-tu ?
- Je t'entends ! répondit cette dernière avec douceur.
- Bien, vois-tu cette coupe remplie de vin à tes pieds ?
- Je la vois.
- Alors prends-la et bois ! »
La Vierge s'exécuta : s'agenouillant, elle prit le calice dans ses mains dorées et le porta à ses lèvres qu'elle entrouvrit. Elle commença à boire avec lenteur le précieux breuvage. Quand la dernière goutte de vin fut avalée, la Vierge reposa la coupe sur le sol. La voix du Maître de la Vigne retentit de nouveau :
- « Ecoute-moi Vierge Céleste : moi, Dionysos, fils de Zeus et de Sémélé, je te fais don de l'Ivresse Sacrée que te procurera son agent, le Vin. Cette Ivresse dissolvera tes sentiments, tes peurs, tes doutes, tes pensées, tes émotions et tes désirs dans la mer sans fin de la sérénité. Elle endormira tes sens terrestres et te transportera hors du Temps et de l'Espace, loin des illusions et des chimères de ce monde changeant et instable. A la place un autre sens s'éveillera en toi : tu pourras alors voir l'Invisible et entendre des harmonies secrètes, inaudibles au commun des mortels. Tel l'arbre qui prend profondément racine sous la terre et qui étend son feuillage vers le ciel, tu auras tout pouvoir sur les Trois Mondes : l'Infernal, le Terrestre et le Céleste ; tu pourras y voyager librement ou expédier tes adversaires dans l'un d'entre eux. Ton puissance n'aura donc aucune limite. Mais n'oublie jamais que sans l'Amour, cette puissance sera creuse et stérile : elle renforcera ton ego, le boursouflera, emplira ton coeur de vanité et d'orgueil et précipitera ton être dans une prison dont tu n'auras aucune envie d'en sortir tant elle sera belle et lumineuse... Va maintenant ! »
La Vierge se leva, s'inclina devant Dionysos et se retourna vers les autres Dieux. Elle joignit ses mains et les écarta légèrement : dans l'espace ainsi créé, une petite lumière dorée apparut. Tout autour le décor changea d'aspect : de l'herbe et des fleurs poussèrent sur le dallage, du lierre et des feuilles de vigne jaillirent du sol et enlaçèrent les colonnes. Les fleurs se mirent à éclore, libérant un doux parfum qui se répandit dans les airs. Puis la lumière se mit à briller avec une intensité de plus en plus forte, enveloppant l'Armure d'un splendide manteau étincelant.
Puis elle ouvrit les yeux. Alors les Etoiles s'éteignirent, la Lune disparut, les fleurs, les piliers, le sol s'évanouirent. Maintenant, les Dieux flottaient au sein d'un vide immense... Quelque chose apparut sous leurs pieds et ils s'aperçurent avec stupeur qu'ils se tenaient au creux d'une main gigantesque !
Puis le cadre familier de l'Olympe réapparut aussi vite qu'il avait disparu. Eberlués, les Immortels se tournèrent vers Dionysos : ce dernier était toujours affalé sur son coussin, continuant à cuver son vin... Quant à l'Armure d'Or, elle s'était volatilisée.
Dans le Ciel, les Etoiles de la Vierge brillaient doucement.
(1) La mère de Persée
(2) C'est de là que vient l'expression « Etre né de la cuisse de Jupiter ». Par ailleurs, Dionysos fut surnommé le « Dieu deux fois né »
(3) Les Hyades
(4) C'est là qu'il acquit son nom : Dionysos, le Dieu de Nysa.
(5) Bâton entouré de feuilles de lierre et couronné d'une pomme de pin.
(6) Canaan comprenait à la fois la Palestine et la Phénicie.
(7) Le Liban
(8) Chose remarquable, Alexandre le Grand fit à peu près le même parcours pour parvenir jusqu'en Inde.
(9) La Turquie
(10) La Couronne Boréale
(11) A ce titre, il fut considéré comme un libérateur