Chapitre 14

 

Ce fut entre deux gardes compatissants et presque admiratifs que Kanon fit son retour au dispensaire. Il ne pouvait quasiment plus marcher. Du sang coulait le long de ses jambes à chaque pas et ses genoux avaient doublé de volume. Mais ce qui fit le plus de mal à Chryséis, ce fut la vision de ces larmes qui coulaient de ses yeux vides. On aurait dit un mort vivant.

Elle les guida vers la chambre de Kanon, qu’ils installèrent sur le lit, puis ils se retirèrent, non sans avoir jeté derrière eux un dernier regard d’inquiétude et d’admiration mêlées.

La jeune femme alla chercher les fournitures nécessaires, et entreprit de désinfecter et panser les plaies de l’ex-marina.

- Dites-moi, Chryséis, est-ce que vous me rendriez un service ?, demanda Kanon après un long silence. Je sais que vous avez déjà tellement fait pour moi …. mais je n’ai personne d’autre à qui le demander.

Chryséis leva la tête, surprise.

- Bien sûr, si je le peux .

- Elle vous écoutera, vous…

Qui ça, « elle » ? La déesse Athéna ?

Kanon hocha la tête.

- Dites-lui que quand tout sera fini, j’aimerais être enterré aux côtés de mon frère. Si elle a une once de pitié pour moi, elle ne refusera pas.

- Kanon, qu’est-ce que vous voulez dire ? balbutia Chryséis, effrayée.

- C’est ma seule volonté, la seule chose à laquelle je tienne. Tout le reste, je m’en fiche maintenant. Même du Cap Sounion. Le plus tôt sera le mieux.

- Qu’est ce qui vous fait dire qu’elle va vous envoyer là-bas ?, s’écria la jeune femme.

- Elle n’a pas voulu me recevoir. On ne peut pas faire plus clair, si ? Je ne lui en veux pas, à sa place j’aurais sans doute fait la même chose. Je ne mérite pas son pardon, ni celui de tous ceux qui ont souffert par ma faute. Si mon sang doit couler pour expier mes crimes, alors qu’il en soit ainsi. Et le problème sera définitivement réglé, comme l’a si bien dit Milo l’autre nuit.

- Peut-être a-t-elle d’autres intentions en ce qui vous concerne ?, émit prudemment Chryséis.

- Si son but n’est pas de me faire exécuter, alors pourquoi rejette-elle un repentir pourtant sincère ? Et que compte-elle faire de moi ?

- Qui vivra verra, répondit Chryséis d’un ton mystérieux.

Kanon put se faire une idée plus précise de sa situation quelques jours plus tard.

Il s’était rendu comme chaque matin au cimetière, là-haut sur la colline. C’était le seul endroit où étrangement il se sentait à peu près en paix avec sa conscience – si tant était que cela puisse arriver un jour . Peut-être était-ce la perspective d’y reposer prochainement qui l’apaisait ? Dans l’état émotionnel pour le moins chaotique dans lequel il se trouvait, il était bien incapable de faire la part des choses entre ce qu’il pressentait, ce qu’il souhaitait et ce qu’il redoutait. Il lui semblait qu’il n’avait pas plus d’influence sur le cours de sa vie qu’un brin de paille emporté par la rivière.

Un bouquet de fleurs blanches ornait chaque tombe. Celle de Saga n’avait pas été oubliée. La personne qui honorait par ces quelques fleurs la mémoire des chevaliers d’or morts pendant la bataille du Sanctuaire venait ici tôt le matin, avant que le soleil implacable ne transforme l’air en fournaise.

Etait-ce elle ? Il se surprit soudain à espérer. Si elle venait ici, sans doute y venait-elle seule. Pas de gardes pour s’interposer entre eux. Et si elle avait pu pardonner Saga pour ses treize années d’errements, alors peut-être lui accorderait-elle l’insigne grâce de l’écouter, ne serait-ce que quelques secondes… Quant à son pardon, il s’en sentait tellement indigne qu’il n’osait l’envisager, pas même le lui demander.

Le cœur battant, Kanon passa de longues minutes agenouillé devant chaque tombe, priant pour les âmes des chevaliers défunts. Cela lui paraissait terriblement futile, mais c’était la seule chose qu’il pouvait faire pour eux.

Ses genoux étaient encore enflés après l’épreuve qu’il leur avait fait subir, et il réprima une grimace de douleur lorsqu’il se releva. Clopin-clopant, il reprit le sentier qui serpentait entre les rochers jusqu’au bas du Domaine Sacré.

Soudain il se figea. Quelqu’un venait. Et il identifia immédiatement sa cosmoénergie.

Ca n’aurait pas pu être pire.
Milo, chevalier d’or du Scorpion.

Son premier réflexe fut de rebrousser chemin. Mais aussitôt il se ressaisit.

C’était ridicule. Le Scorpion devait lui aussi avoir détecté sa présence. Et surtout, Kanon s’était promis en lui-même qu’il affronterait son destin, quel qu’il soit. Si sa triste vie devait prendre fin ici, sous l’Aiguille Ecarlate de Milo, ce serait en le regardant dans les yeux, sa fierté recouvrée. Car après avoir entendu les propos de Milo à son sujet, il ne pouvait guère avoir de doutes sur ce qui l’attendait.

Le bruit de pas sur la pierre se faisait plus distinct. La fierté n’excluant pas l’humilité, Kanon mit un genou en terre, et attendit. Son cœur cognait à tout rompre contre ses côtes. Il se força à inspirer – la dernière fois peut-être. Il ferma les yeux.

Quelque chose de doux et de léger le frôla, le faisant tressaillir malgré lui. Et ce fut tout. Avant qu’il soit revenu de sa surprise, le bruit des pas de Milo se perdait déjà dans l’air frais du petit matin. Kanon se retourna. La seule chose qu’il vit, ce fut un pan de cape blanche qui ondulait dans le vent.

Milo l’avait purement et simplement ignoré.

****

Il aurait dû s’estimer heureux – s’en sortir sans une égratignure après avoir rencontré celui qui figurait en première position sur la longue liste des personnes qui voulaient sa peau, c’était inespéré. Pourtant dans la tête de Kanon c’était surtout l’interrogation qui dominait. Pourquoi Milo avait-il fait cela ? Comme Ikki à la fin de la Bataille des Sept Mers, l’avait-il jugé indigne d’être son adversaire ? Ou bien était-ce un ordre d’Athéna ? A la réflexion, c’était une possibilité, quoique le Scorpion n’étant pas connu pour son amour immodéré de la discipline, il était très capable de jeter aux orties tout ordre émanant du Palais et de mettre Athéna devant le fait accompli ( en même temps que devant son cadavre … ), quitte à devoir rendre son armure ensuite ou être invité à aller prendre l’air quelque temps aux Iles Kerguelen.

Ou alors il avait une bonne raison pour l’ignorer. Mais laquelle ? Il soupira. Pour l’instant, il avait un autre sujet de préoccupation.

- Croyez-vous que ça puisse être elle qui dépose ces fleurs au cimetière ?, demanda-t-il à Chryséis tandis qu’elle refaisait ses pansements aux jambes.

- Franchement, je ne saurais pas vous dire. Mu a beau se rendre souvent là-bas, pour se recueillir sur la tombe de son maître, il ne m’a jamais dit l’y avoir croisée. Mais c’est tout à fait possible que ce soit la déesse Athéna, oui.

- Même sur la tombe de Saga ?

Elle s’interrompit brusquement, et releva la tête pour le regarder droit dans les yeux.

- Vous savez, Kanon, votre frère a mis le Domaine Sacré à feu et à sang pendant treize ans. Beaucoup de gens ont terriblement souffert sous son règne. Pourtant le jour où on l’a enterré, après son suicide, il y en avait plus d’un parmi eux qui pleurait et priait pour lui, malgré tout ce qu’il avait fait.

- Comment le savez-vous ?, murmura Kanon.

- J’y étais. Plusieurs personnes que je connaissais sont mortes, des gens que j’aimais, mais moi aussi j’ai prié devant son cercueil pour qu’il trouve enfin la paix. Et j’espère que là où il est, il l’a trouvée.

- Vous êtes un ange de bonté, Chryséis, dit Kanon, profondément touché. Pourquoi perdez-vous votre temps avec quelqu’un comme moi ?

Chryséis sourit et du bout des doigts essuya une larme brûlante qui glissait sur la joue de Kanon.

Je ne suis pas meilleure que la plupart des gens, contrairement à ce que vous semblez croire. J’ai simplement appris à pardonner, rien de plus. Tout comme ces gens qui priaient pour votre frère. La haine ne fait que détruire, elle n’a jamais rien construit. Si c’était le cas, vous n’en seriez pas là, n’est-ce pas ?

Kanon baissa les yeux.

- Je me dégoûte, si vous saviez comme je me dégoûte, dit-il d’une voix morte.

- Alors changez !

- Comment ??? Mu m’évite, Athéna refuse de me recevoir, et même Milo fait comme si je n’existais pas !

- Avez-vous vraiment besoin d’eux ?

- J’ai besoin de leur pardon. Tant que je ne l’aurai pas, je ne pourrai pas me regarder dans une glace.

- Vous l’aurez un jour. Faites-moi confiance, mon intuition ne me trompe jamais.

- Vous croyez ?, fit-il, sceptique.

- L’avenir le dira …, conclut-elle avec un sourire étrange.

****

L’avenir ne perdit pas son temps pour le dire, en effet, mais sous une forme à laquelle ne s’attendaient ni Chryséis ni Kanon.

Le lendemain matin, alors que Kanon se préparait à se rendre au cimetière, espérant pouvoir parler à Athéna, deux gardes en armure qu’il n’avait encore jamais vus débarquèrent à l’improviste au dispensaire. En les voyant, Chryséis fronça les sourcils. Aucun d’eux ne s’aventurait jamais jusqu’ici ; en cas de besoin, ils avaient à leur disposition une aide médicale au sein du Palais, le dispensaire étant strictement réservé à la population civile du Domaine. Alors que venaient-ils faire ici ? Est-ce que Mu …. ? Elle chassa cette idée absurde de son esprit. Non, jamais il ne lui aurait menti. Ni à elle, ni à quiconque.

- Vous êtes convoqué au Palais, annonça simplement d’un ton rogue l’un des deux hommes, en lui tendant une lettre toute simple, sans le sceau divin ni autre fioriture. Suivez-nous.

Il la regarda d’un air perplexe. Juste son nom, rien de plus. Pour être sobre, c’était sobre.

- Bien, acquiesça-t-il, impassible, en enfouissant la lettre dans sa poche.

Il allait leur emboîter le pas quand il prit conscience du regard inquiet de Chryséis posé sur lui. Pas question de renouveler la scène des adieux de l’autre jour. Il ne voulait pas la voir pleurer cette fois. Il prit donc le parti de jouer la comédie.

- On se revoit tout à l’heure ?, lui lança-t-il d’une voix faussement enjouée.

Elle ne fut pas dupe, bien sûr, mais n’en fit rien paraître.

Pendant la montée vers le Palais, Kanon s’efforça d’analyser la situation. Que lui voulait-on ? Est-ce que c’était Athéna elle-même qui l’avait convoqué ? Pourquoi ? Pendant des semaines, il avait fait le siège de ses appartements et avait été systématiquement refoulé. Et voilà que tout à coup elle se décidait à le rencontrer ? Non, ça n’avait aucun sens !

Mais si ce n’était pas elle qui lui avait ordonné de venir ? Qui d’autre ? Mu ? Non, il avait mille occasions de le voir au dispensaire … et d’ailleurs il déployait des trésors d’ingéniosité pour l’éviter. En plusieurs mois, il ne lui avait parlé qu’une fois , et encore, par un concours de circonstances. S’il avait voulu le voir « officiellement » , la lettre aurait porté le cachet du Bureau du Grand Pope, puisqu’il en occupait provisoirement les fonctions.

Ou alors …

Il ne put s’empêcher de frémir, tandis que dans son esprit ressurgissaient ces images qu’il voulait oublier. Cette eau, toute cette eau qui l’encerclait petit à petit, l’enveloppait, jouant avec ses nerfs, puis avec son corps, le jetant comme un fétu de paille contre les rochers acérés. Cette eau dans sa bouche, dans sa gorge, l’horrible sensation d’étouffer, les poumons prêts à éclater, et cette panique abjecte tandis qu’il usait ses dernières forces à se débattre jusqu’à en perdre connaissance, et entrevoir la mort lorsqu’un voile noir tombait devant ses yeux, juste avant la longue glissade vers le néant.

- Hé, ça va ?, dit quelqu’un.

Brusquement arraché à ses sombres pensées, il jeta un coup d’œil confus autour de lui, tel un somnambule réveillé en sursaut. Le garde l’attendait quelques marches plus haut, le visage maussade et visiblement contrarié d’avoir à l’attendre en plein soleil.

- Oui, oui, excusez-moi. J’avais l’esprit ailleurs.

L’homme lui répondit par un grognement et reprit son ascension sans plus se préoccuper de lui.

Kanon reporta son attention sur le deuxième garde. Lui non plus ne semblait pas faire grand-cas de lui, et il se rassura un peu. Ces deux-là faisaient une bien piètre escorte pour un homme doté d’un curriculum vitae comme le sien. Peut-être se trompait-il, et n’allait-on pas le mettre aux arrêts avant de l’envoyer au Cap Sounion ? Ou alors Athéna avait-elle décidé d’expédier discrètement le problème ? Saga n’avait pas eu le courage de le regarder se noyer, elle n’inviterait personne à assister à cet édifiant spectacle.

Mais deux gardes, quand même ! Surtout de cet acabit ! Sa cosmoénergie, bien qu’en sommeil, était intacte, et lever le petit doigt lui aurait suffi pour se débarrasser d’eux en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire. Pour qui le prenait-on ? C’en était presque vexant.

Il sourit malgré lui.

- Ah, vanité, quand tu nous tiens !

Ce fut pour lui une expérience étrange de pénétrer à nouveau dans ce Palais, après des années d’absence. Le fantôme de Saga ne rôdait pas ici, en tout cas pas pour lui. Et pour cause : tous deux ne s’étaient jamais aventurés ensemble dans le saint des saints du Domaine Sacré. Normalement, Kanon n’aurait jamais dû y avoir accès, puisque son existence était on ne pouvait plus secrète.

Mais cette discrétion forcée convenait mal au plus jeune des jumeaux. A la première occasion, lorsque Saga se voyait confier une mission qui l’amenait à quitter le Sanctuaire, Kanon piochait sans vergogne dans la garde-robe de son aîné. Ainsi vêtu, il pouvait parcourir à sa guise dans tout le Sanctuaire sans risquer d’être démasqué. Les hommes s’inclinaient sur son passage en signe de respect, et dans les yeux des femmes, une lueur étrange et infiniment excitante lui avait dévoilé un pouvoir de séduction qu’il ignorait jusqu’à présent posséder. Cela le grisait et après ces incursions clandestines, retourner à son anonymat devenait de plus en plus difficile.

Il aimait particulièrement déambuler dans les immenses salles du Palais. Les forêts de colonnes leur conféraient un air immuable et majestueux que ne troublaient ni les guerres, ni le passage du temps. Là, dans l’esprit de l’adolescent condamné à vivre dans l’ombre de son frère, avaient dû se forger ces rêves de grandeur, de puissance et d’éternité.

Il y avait peu de monde à cette heure matinale, et personne ne prêta attention à eux. Kanon suivit les deux gardes en silence. Ils traversèrent les salles de réception, puis zigzaguèrent de cours intérieures en couloirs. Le jeune homme ne s’était jamais aventuré par ici, et au bout d’un moment finit par être complètement désorienté.

- Où allons-nous ?, finit-il par demander.

- A la Chancellerie, bougonna l’un des gardes.

Kanon fronça les sourcils.

- La Chancellerie ? Mais qu’allons-nous y faire ?

Il n’eut droit qu’à un soupir en guise de réponse, mais se garda bien d’insister, son interlocuteur n’étant visiblement pas d’humeur à le renseigner. Il serra les dents. Après tout, mieux valait peut-être ne pas savoir …

Ils cheminèrent encore pendant quelques instants dans les couloirs déserts.

- Nous y voilà, fit soudain le garde en s’arrêtant net devant une porte. Attendez ici.

Et il disparut.

Kanon jeta malgré lui un coup d’œil curieux par la porte entrebâillée. Tout ce qu’il put voir, ce fut l’angle d’un bureau surchargé de piles de dossiers. Des éclats de voix se faisaient entendre, mais seuls quelques mots étaient suffisamment audibles.

- Je vous amène l’intéressé.

- Déjà ? Eh bien, vous n’avez pas perdu de temps, dites donc !, répondit une voix de femme.

Nouveau grognement du garde, et un bruit de pas qui s’éloignait. Et revint, quelques secondes après. Un visage pincé jaillit par l’entrebâillement de la porte, faisant presque sursauter Kanon qui ne s’y attendait pas.

- Vous me suivez ? Maître Thémistoclès va vous recevoir.

« Maître » ? Un avocat ? On allait donc le juger … Kanon sentit son estomac se contracter.

- Qu’espérais-tu donc, espèce d’idiot ? se dit-il en lui-même.

 

A suivre ......