Chapitre 1 : Le temps de l’attente

 

Sanctuaire d’Athéna, octobre 1966


Shion, assis sur une table basse dans ses appartements privés, mettait le point final à une lettre qu’il enverrait à son ami de toujours, Dohko de la Balance. Il ne l’avait pas vu depuis deux cents vingt-trois ans, et il lui manquait, mais il savait que c’était la déesse elle-même qui en avait décidé ainsi et qu’il devait se conformer à ses ordres.

Pourtant, tous deux entretenaient une correspondance suivie depuis toutes ces années, et leur amitié était demeurée vivace…

Se souvenant qu’il devait bientôt se rendre à une audience dans la salle du trône, il enfila prestement la longue robe de sa charge par-dessus ses vêtements, et son regard croisa son reflet dans le miroir. Qui aurait pu croire qu’il avait deux cents quarante et un ans ? La déesse lui avait permis de vivre aussi longtemps en ralentissant son vieillissement au maximum, elle lui avait fait ce présent juste après la dernière Guerre Sainte, en lui attribuant la direction du Sanctuaire. Sa jeunesse était loin, mais la maturité lui avait donné de la sagesse supplémentaire…

Depuis toutes ces années, il avait patiemment supervisé la reconstruction du Sanctuaire, détruit presque entièrement deux cents ans auparavant lors des combats, mais il savait que des choses très importantes adviendraient dans les années qui suivraient, il l’avait lu dans les étoiles, à commencer par la prochaine réincarnation d’Athéna…

En effet, tous les chevaliers d’or avaient péri lors de la dernière guerre, et aucun n’avait pris leur place en deux cents ans. A présent, il était temps pour l’élite de l’ordre de se reconstituer, en vue de la prochaine réincarnation de la déesse Athéna sur Terre, et il avait fait chercher les futurs chevaliers d’or déjà en âge d’être entraînés. Pour l’instant, seuls deux d’entre eux avaient été trouvés, par chance assez jeunes, et ils s’entraînaient déjà depuis trois ans. Il s’agissait de Saga, futur chevalier d’or des Gémeaux, et de son frère jumeau Kanon. L’armure des Gémeaux, par tradition, avait deux porteurs, l’un devant prendre la place de l’autre en cas de malheur, et c’étaient invariablement des frères jumeaux. Saga, étant l’aîné, deviendrait le chevalier des Gémeaux en titre, mais Shion, en préservant le secret de son existence, avait cependant soin de l’entraînement du cadet, Kanon. Pourtant, même s’ils étaient jumeaux, on ne pouvait trouver deux caractères plus différents, Saga étant ouvert et aimable et Kanon renfermé et vindicatif. Ils venaient tous deux d’un village pauvre du Péloponnèse, et n’avaient connu jusque-là qu’une vie misérable…

Il enfila le casque qui dissimulait sa tête et son visage, et sortit pour se rendre dans la salle du trône. En effet, l’un des hommes qui recherchaient les futurs chevaliers d’or lui avait fait dire qu’il en avait trouvé un, dans le nord de la Grèce, et il était revenu la veille au Sanctuaire avec lui.

Lentement, il marcha jusqu’à la salle du trône, où il s’assit. L’homme entra alors, il menait un enfant d’environ cinq ou six ans par la main et tenait un bébé de quelques semaines dans ses bras. Shion ressentit alors une perturbation dans son cosmos, et comprit que ces deux enfants, par un formidable coup du sort, étaient tous deux destinés à devenir chevaliers d’or…

Puis l’homme parla :

« Voici Aioros, qui a cinq ans, et son petit frère Aiolia, qui est né il y a trois semaines…ce sont eux les élus…ils sont orphelins, leur mère est morte en mettant au monde Aiolia… »

Shion, qui était expérimenté en lecture d’aura et possédait les pouvoirs télépathiques et télékinétiques les plus puissants du Sanctuaire, vit alors qu’Aioros était destiné à devenir chevalier d’or du Sagittaire et à jouer un grand rôle plus tard. Quant à Aiolia, il serait chevalier du Lion…

Sa lecture d’aura fut confirmée par les dates de naissance des deux enfants, 30 novembre pour Aioros et 16 août pour Aiolia. Aioros le regardait avec candeur, sans peur aucune malgré le masque qu’il portait. Il y avait tant de pureté dans cet enfant déjà malmené par la vie que Shion en eut le souffle coupé…

Il demanda qu’on voulût bien conduire Aioros au camp d’entraînement, et confier Aiolia à une nourrice qui s’occuperait de lui jusqu’à ce qu’il ait l’âge d’être entraîné. Aioros alors demanda :

« Monsieur, s’il vous plaît…est-ce que je pourrai revoir mon petit frère ? Je dois le protéger, maman me l’a demandé… »

Désarmé par la question de l’enfant, Shion sourit sous son masque et répondit :

« Bien sûr, mon garçon, tu pourras le voir mais, là où il sera, il ne risquera rien, cela je peux te l’assurer… »

L’enfant parut satisfait, et l’homme l’emmena avec lui, laissant le Grand Pope seul avec ses pensées intimes. Pourquoi avait-il un sentiment particulier à propos de cet enfant ? Il était de loin le plus pur de tous ceux qu’il avait pu rencontrer, Saga ne l’était pas autant, alors pourquoi ressentait-il cette impression diffuse ?

Quand il regagna ses appartements privés, assez tard dans la soirée, il trouva à la fois une lettre du Tibet et une autre de Chine. Inquiet, il déchira fébrilement l’enveloppe de la première et lut, écrit en caractères tibétains soignés :

« Maître Shion,

Voilà deux mois que je n’ai pas écrit, mais nous n’avions pas d’écrivain public dans la région. L’enfant que vous avez commis à ma garde va bien, Mû a bien grandi, même s’il a été malade le mois dernier et que nous avons craint pour sa vie. J’essaierai de vous en donner davantage de nouvelles le mois prochain, et espère que vous vous portez bien. J’ai joint à ce courrier un portrait de Mû dessiné par sa nourrice, qui a ce talent… »
Shion déplia la feuille de papier et, avec un sourire attendri, regarda le portrait de Mû avant de le reposer et d’ouvrir la lettre qui venait de Chine…

Dohko y disait ceci :

« Mon cher ami,

J’ai bien reçu ta précédente missive, et j’espère que celle-ci te trouvera en bonne santé. Je suis heureux que ton successeur soit enfin venu au monde, il y a très peu de ressortissants de ton peuple à présent…

Des temps sombres arrivent, comme tu le sais, et je dois être davantage vigilant, car l’échéance que nous craignons se rapproche de plus en plus. Cependant, j’ai ressenti une perturbation qui m’a indiqué que cette année sont nés plusieurs de ceux qui deviendront les chevaliers d’or, mais il est encore trop tôt pour les localiser, nous devons nous en remettre au temps à présent, lui seul pourra nous aider…

Porte-toi bien, mon ami, et puisse Athéna toujours te protéger et guider tes pas…

Dohko »


Shion rangea la lettre dans son secrétaire privé, avec celle de la nourrice de Mû, et s’approcha de la fenêtre qui donnait sur le Sanctuaire éclairé par des torches. Tout cela était devenu sa raison de vivre depuis tant d’années…comment croire que tout allait recommencer dans à peine vingt ans ? Et pourtant, depuis le début il savait que le sceau d’Athéna ne durait que deux cents ans, deux fois la durée d’une vie normale d’homme, ce qui paraissait long au départ. Toutes ces années avaient pourtant passé, et il lui incombait, avant que sa propre vie ne prenne fin, de prémunir le Sanctuaire contre la prochaine Guerre Sainte.

Il restait sept ans avant qu’Athéna ne se réincarne, cela il le savait pour l’avoir lu dans les étoiles, il devait mettre à profit ce temps pour trouver et former les membres de la future élite de la chevalerie…

Il soupira, et regarda longuement le ciel étoilé. En tant que Grand Pope, il lisait l’avenir dans les étoiles, mais ce qu’il y voyait ces temps derniers était relativement obscur. Que se passait-il donc ?

Son ami Dohko lui avait dit qu’il avait ressenti des perturbations dans son cosmos indiquant que d’autres futurs chevaliers d’or étaient venus au monde cette année, et il trouvait parfaitement ironique que le temps, qui pourtant jouait contre lui, lui imposât d’attendre pour pouvoir les découvrir…

Le lendemain, il convoqua tous les chevaliers haut gradés qui étaient chargés de découvrir les nouveaux chevaliers d’or, et fit avec eux le bilan des recherches. Il paraissait évident qu’il fallait sortir de Grèce, aussi les envoya-t-il dans chaque partie du monde à la recherche des élus…

Décembre 1966


La neige tombait sur le Sanctuaire, et Shion se dirigeait vers le camp d’entraînement. Dehors, malgré la neige, se tenait fièrement debout le petit Saga. Son regard bleu décidé n’exprimait rien, aucune émotion, et ses traits graves non plus.

Shion savait qu’à terme Saga serait capable de maîtriser le temps et l’espace, et il ne s’approcha pas, restant à distance pour voir ce que l’enfant allait faire…

Une aura dorée le nimba soudain, et Shion put voir apparaître derrière lui le symbole des Gémeaux. Ses bras se déplièrent, et se forma l’ébauche d’un portail dimensionnel, qui cependant se referma presque immédiatement, au grand désappointement de l’enfant…

Que de puissance déjà! En l’espace de quatre ans, Saga avait acquis énormément de force et ses pouvoirs dimensionnels s’étaient beaucoup développés, pas assez toutefois pour faire de lui le chevalier des Gémeaux. Kanon, cependant, entraîné ailleurs au Sanctuaire dans le plus grand secret, semblait progresser plus vite que son frère jumeau…S’il était satisfait de leurs progrès, Shion sentait pourtant dans ces deux enfants quelque chose d’inquiétant.

Mais la plus grande satisfaction de Shion était indéniablement Aioros. Il s’était relativement bien acclimaté à la vie au Sanctuaire, et, faisant preuve d’une gravité et d’un sérieux inusité à son âge, provoquait les louanges de ses maîtres…nul doute que cet enfant irait loin, et jouerait un grand rôle au milieu de ses pairs.

Shion regagna ses appartements privés, et, ôtant la lourde robe et le casque, insignes de sa charge, se contenta d’enfiler une tunique, un pantalon et un châle, tenue ordinaire de ses semblables qu’il aimait à revêtir dans l’intimité de sa chambre. Ses serviteurs personnels n’avaient jamais vu son visage découvert, c’était la règle, et beaucoup ignoraient qui il était réellement, ainsi que la durée inhabituelle de sa vie…ils ne l’auraient probablement jamais cru s’il leur avait dit qu’il était né en 1725. Le Grand Pope était non un homme mais une institution, adorée par les pauvres gens des villages alentour, et Shion ne manquait jamais d’y aller régulièrement ou lorsqu’on le lui demandait…

Il avait passé la majorité de sa vie d’homme à servir Athéna, et, malgré le temps qui était passé depuis cette époque, il se souvenait encore du jour où son maître l’avait amené au Sanctuaire et qu’il avait rencontré les autres chevaliers d’or, ses pairs. Dès le départ, Dohko et lui étaient devenus amis, se soutenant ensuite mutuellement à travers les épreuves. Son ami était le seul à qui il pouvait ouvrir son cœur, avec lequel il était vraiment lui-même, l’humain Shion et non l’institution que tous révéraient…

Le temps s’était écoulé, implacable, et le monde autour du Sanctuaire avait changé, délaissant la tradition pour le modernisme. Shion lui aussi avait évolué pendant ces années, orchestrant la reconstruction et maintenant intactes les traditions transmises au sein de l’ordre de chevalerie d’Athéna depuis les temps mythologiques tout en préparant ce qui arriverait bientôt…

Il y avait de quoi être fier de soi, mais, quand il faisait le constat de sa vie, il se rendait compte qu’il était seul, implacablement seul. Tous ceux qu’il avait connus étaient morts à présent, sauf Dohko, et son époque était révolue, mais il lui restait encore une chose à faire avant de laisser la mort l’emporter : former Mû, qui porterait à sa suite l’armure d’or du Bélier et serait dépositaire de ses attributions particulières…

Avant d’aller se coucher, Shion aimait passer du temps dans son oratoire privé, où il était le seul à pouvoir entrer. Représentant d’Athéna sur Terre, il avait néanmoins eu le droit de garder sa propre religion, le bouddhisme. Entrant dans la petite pièce, il alluma un bâton d’encens et s’inclina devant la statue colorée du Bouddha Shakyamuni, puis il s’assit sur un coussin devant elle…

C’était le seul moment où il pouvait se trouver seul avec lui-même, car ses rares moments de méditation de la journée étaient toujours en présence de ses serviteurs. Là, oubliant pour un moment sa charge, il était seulement Shion, et cela lui permettait de déposer pour un moment son fardeau…

Avril 1967


Mû venait d’avoir un an, et Shion savait que, bientôt, ses pouvoirs s’éveilleraient, aussi se préparait-il à déléguer ses pouvoirs pendant un certain temps. En effet, l’enfant devrait être formé à Jamir, cet endroit coupé du monde, à plus de six mille mètres d’altitude dans l’Himalaya, où vivaient traditionnellement les chevaliers d’or du Bélier, presque tous originaires du Tibet. Seules des personnes habituées à la vie en altitude pouvaient vivre dans cet endroit, qui faisait peur aux tibétains eux-mêmes…

Ce matin-là, il lisait deux rapports qui lui apprenaient que deux nouveaux futurs chevaliers d’or avaient été découverts, et que leur entraînement avait commencé. Ils étaient tous deux dans leur quatrième année, le premier avait été découvert en Italie et le second en Espagne. Le petit italien était un orphelin qui n’avait pas de nom et avait vécu jusque-là livré à lui-même dans les rues de Naples et était entraîné en Sicile, sur l’Etna, le petit espagnol se nommait Shura, et son entraînement avait lieu dans les Pyrénées…

Ces deux enfants étaient promis pour le premier à l’armure d’or du Cancer et pour l’autre à l’armure d’or du Capricorne. Pour l’instant, leur entraînement se poursuivrait loin du Sanctuaire, mais il était prévu que, dans quelques années, tous se rassembleraient ici.

Près de Shion se tenait son Premier ministre, Kyrillos, un homme d’une quarantaine d’années discret et efficace. Il l’épaulait depuis vingt ans, et il savait qu’il pouvait compter sur lui. Avec les chevaliers présents, il assumerait l’intérim lorsqu’il se trouverait à Jamir. Cependant, pour Shion, ayant les pouvoirs d’un chevalier d’or et maîtrisant à la perfection la téléportation, ce ne serait pas difficile de revenir vite si l’on avait besoin de lui en urgence…

Sept ans…c’était une durée bien courte pour former l’élite de la chevalerie, mais Athéna l’avait voulu ainsi. Heureusement, tout semblait se passer pour le mieux pour l’instant…

Le ministre reprit le décret que venait de signer son maître, et s’éclipsa sans bruit, laissant Shion seul sur son trône, pensif. Pourquoi ressentait-il cette impression d’étouffement ? Il se rendit compte que, pour former Mû, il allait devoir redevenir le chevalier d’or qu’il était autrefois, et que cela réveillait des plaies mal refermées dans son cœur, comme la nostalgie des jours enfuis…

Pourtant, il devait servir la déesse à tout prix, et cela impliquait d’oublier une fois de plus sa condition d’homme…

A SUIVRE