Chapitre 4 : Retour aux sources

 

« C’est une campagne où je suis né

C’est un rivage où tout a commencé

J’en ai vu bien d’autres, mais celui-là

Jamais rien ne l’effacera »

P. Fiori, ‘Je sais où aller ‘

 

Le Sanctuaire, 28 mars 1970


Shion mit la dernière main à son léger bagage, et regarda autour de lui, cette pièce où il ne reviendrait pas avant probablement quelques années. Il avait rassemblé dans son sac en simple tissu toutes les choses auxquelles il tenait, et ressorti quelques tuniques d’entraînement usagées. Dès qu’il avait ressenti l’éveil de Mû, quelques heures auparavant, il avait rassemblé les grands maîtres et Kyrillos, et les avait informés de son départ. Ils veilleraient sur le Sanctuaire en son absence, ainsi que sur l’entraînement d’Aioros, Saga, Kanon, Aiolia, et probablement bientôt de Milo, qu’on enverrait sur l’île de Milos, dans la mer Egée. Les rapports des envoyés – après tout, il restait encore quelques futurs chevaliers d’or à trouver – lui seraient transmis directement par des courriers spéciaux.

Il n’emmenait que peu de choses, mais la maison était entièrement meublée et il y avait tout ce qu’il fallait là-bas. Un serviteur, de la même ethnie que lui, prenait soin de la maison, et assurait l’approvisionnement. En effet, il fallait être descendant d’Atlante ou chevalier et posséder des pouvoirs spéciaux, surtout la téléportation, pour arriver jusqu’à la maison et surtout pouvoir y entrer et en sortir, puisque celle-ci n’avait ni porte d’entrée ni escaliers. C’étaient des hommes de la même famille qui, depuis des siècles, servaient les chevaliers d’or du Bélier.

Il resserra le cordon de soie qui lui servait de ceinture, ajusta le châle de cachemire qu’il portait autour du cou et qui retombait sur ses épaules et prit son sac. En un battement de cil, il se retrouva près de la maison où vivaient Dolma, Dorjee et Mû. Elles s’inclinèrent devant lui, alors que l’enfant se cachait dans les jupes de Dorjee. Il ne se souvenait pas de Shion, qu’il n’avait vu qu’une seule fois, lorsque ses pouvoirs s’étaient éveillés alors qu’il n’avait que vingt mois, et la vue de cet homme grand, longiligne et à l’air sévère l’effrayait. Shion dit en tibétain :

« Je viens le chercher, il va vivre avec moi désormais…viens, Mû… »

Dolma alla préparer son baluchon, alors que l’enfant se cramponnait de toutes ses forces aux jupes de Dorjee en secouant la tête. Dolma, quand elle revint, lui décrocha les mains, le mit debout devant elle et lui dit :

« Mû, tu dois aller avec lui, ta place est auprès de lui… »

Elle retenait ses larmes alors que celles de l’enfant coulaient librement sur ses joues, car il comprenait qu’une époque heureuse prenait fin pour s’ouvrir brusquement vers l’inconnu. Dolma l’embrassa, lui donna son petit baluchon, puis ce fut au tour de Dorjee, qui fondit elle aussi en larmes.

Shion alors sourit, adoucissant son expression autant que possible, et tendit la main vers Mû. L’enfant, hésitant, la prit et tous deux alors commencèrent leur longue route vers Jamir. Shion pouvait aisément les y téléporter tous les deux, mais ce serait une façon de commencer l’entraînement de l’enfant, de l’endurcir en prolongeant ses limites physiques. Il marchait droit devant lui, vérifiant de temps en temps si l’enfant le suivait, mais Mû ne disait rien, tout à sa peine d’avoir quitté les femmes qui lui avaient donné tant d’amour et qui peuplaient ses premiers souvenirs…

Ils marchèrent quelques heures, puis une petite voix tira Shion de ses pensées :

« C’est encore loin ? J’ai soif et je suis fatigué… »

Le visage de l’enfant était gris de poussière, et il paraissait vraiment épuisé. Shion, qui se rendait vaguement compte qu’il avait négligé le fait que Mû n’était qu’un enfant de quatre ans, s’arrêta et lui tendit un gobelet rempli de l’eau qu’il tira de la gourde suspendue à sa ceinture. Mû avala avidement le contenu du verre, et Shion lui dit :

« Continuons… »

Courageusement, Mû se remit sur ses pieds et le suivit sans rien dire. Au coucher du soleil, ils avaient parcouru la moitié du chemin, et Shion décida de s’arrêter pour la nuit. L’enfant, épuisé, vacillait sur ses jambes, et tomba endormi avant même d’avoir avalé quoi que ce soit. D’un geste maladroit, Shion posa sur lui une couverture mais, assis devant le feu de camp qu’il avait allumé pour lutter contre le froid, il ne parvint pas à trouver le sommeil. Le ciel tibétain était constellé d’étoiles, et il les regarda, pour la première fois depuis des années, juste pour leur beauté lointaine.

Demain, ils seraient à Jamir, et tout commencerait, ou recommencerait, pour être plus précis. Il se souvenait de son arrivée là-bas, enfant âgé de quatre ans à peine, amené par Ashen du Bélier. Il venait juste de s’éveiller à ses pouvoirs, jeune enfant rejeté par sa famille adoptive qui le croyait possédé par des démons…

Shion finit par s’endormir, bercé par le son du djolmo, et s’éveilla à l’aube. Le ciel sanguin colorait la blancheur des montagnes, et il resta un instant à regarder ce formidable paysage avant d’éveiller Mû. L’enfant ouvrit péniblement les yeux, et Shion lui tendit un bol de thé au beurre avec un petit pain :

« Bois et mange vite, nous allons partir… »

Il ignorait totalement qu’on ne donnait pas de thé à un enfant de quatre ans, mais Mû le but à petites gorgées, sans préciser qu’il aurait préféré du lait, le bon lait de yak que lui servait Dolma à son lever. Puis il demanda :

« Monsieur…où allons-nous ? »

Shion abaissa son regard sur lui et répondit :

« Nous allons à Jamir, où tu résideras désormais, et ne m’appelle pas monsieur, mais maître… »

L’explication convint à Mû, qui posa son bol et se mit sur ses petites jambes avec une grimace de douleur, qui n’émut pas Shion, retranché dans la partie la plus endurcie de sa personne. Au tréfonds de lui-même, une petite voix lui disait qu’il pourrait porter l’enfant pour un moment, mais il ne l’écouta pas et résolut de reprendre la route…Il voulait à tout prix éviter de réfléchir, et marcher était un excellent exutoire pour se vider l’esprit.

Mû trottinait derrière lui, mais ne se plaignait pas, et Shion, ayant lu dans son esprit, savait qu’il avait peur de lui. Soupirant, il ne se départit cependant pas de sa gravité pendant tout le temps que dura le chemin. Ils firent quelques haltes pour permettre à Mû de se reposer, car Shion commençait à prendre conscience que Mû, même s’il était né au Tibet et donc par là même habitué à la vie en altitude, aurait du mal à vivre à six mille mètres s’il ne le ménageait pas un peu…

La nuit était tombée quand, après une longue ascension, ils se trouvèrent au pied du cimetière des armures. Mû, épuisé, vacillait sur ses petites jambes et peinait à respirer, et Shion lui dit :

« Le passage est dangereux, monte sur mon dos… »

Contrairement aux chevaliers qui venaient faire réparer leurs armures dans ce lieu si reculé, Shion voyait parfaitement le mince pont de pierre qui enjambait le vide, et non les illusions destinées à le masquer. Une fois Mû installé sur son dos, il se remit à marcher de son pas tranquille, et eut tôt fait de traverser le pont à demi enfoui dans le brouillard. A cette altitude, le froid était vif, et les masses d’air en conflit formaient des nappes de brouillard qui s’effilochaient au gré du vent…

Apparut enfin la pagode, demeure ancestrale des chevaliers du Bélier. Ses cinq étages, quelque peu abîmés, semblaient encore défier le ciel, et Shion ne put s’empêcher de sourire en revoyant ce lieu si précieux à son cœur.

Il abaissa son regard sur Mû, qu’il avait déposé à terre et dont les yeux se fermaient de fatigue, puis lui dit :

« Nous sommes arrivés, tu vas pouvoir te reposer… »

Cette maison avait une particularité propre, elle n’avait ni porte d’entrée ni escalier, aussi Shion prit-il Mû par la main pour se téléporter à l’intérieur.

Les différents étages avaient chacun un rôle particulier. Le rez-de-chaussée, posé directement sur la roche et qui n’avait aucune porte, contenait l’atelier de réparation de Shion. Au premier étage, le premier nanti d’une porte, on trouvait la pièce à vivre, peu meublée mais aux fresques et aux tapis précieux. Les deux autres étages comportaient des chambres, une salle d’eau et diverses pièces dont l’une était le bureau personnel de Shion. Le dernier étage servait à l’observation des étoiles…

Shion sentit l’émotion l’étreindre lorsqu’il se matérialisa au milieu de la pièce principale de la maison, qui se trouvait au premier étage. Rien n’avait changé depuis sa dernière visite. La lumière des fenêtres venaient éclairer les fresques colorées des murs, les mettant en valeur. Comme il était de tradition au Tibet, la pièce comportait peu de meubles, des coussins disposés autour d’une table basse, et, dans un coin, le foyer pour cuisiner. Une étagère comportait des manuscrits anciens soigneusement roulés et liés, mais la plupart des manuscrits précieux étaient entreposée à l’étage, dans le bureau de Shion.

Pour l’instant, le plus urgent était de coucher Mû, qui tenait à peine debout. Il voulait l’endurcir, mais se rendait bien compte qu’il n’en tirerait rien de plus ce soir. Il le prit dans ses bras, et se téléporta à l’étage, où il l’installa dans la chambre qui jouxtait la sienne. L’ameublement y était sommaire, comme dans le reste de la maison, et un matelas posé à terre tenait lieu de lit. Une table basse, sur laquelle étaient posés un broc et une vasque de toilette en terre cuite, un tabouret et une étagère composaient tout l’ameublement de la chambre carrée.

Doucement, Shion déposa l’enfant sur le lit, lui ôta ses chaussures et sa tunique de façon maladroite, puis le couvrit d’une couverture de laine, abaissa le store de bambou et le laissa reposer, non sans l’avoir regardé un moment avant de sortir. Il ferma la porte de bois et regagna par téléportation la salle principale. Il s’approcha de la fenêtre et, avec un soupir d’aise, regarda le paysage grandiose qui s’étalait sous ses pieds. L’Himalaya descendait vers l’Inde, éternel mais changeant à chaque seconde, et l’on pouvait y voir quelques minuscules lumières, plus bas, bien plus bas, dans la vallée. Un paysage dur mais dont la beauté émouvait…

Ils se trouvaient là presque à l’extrémité du monde, où personne ne venait jamais car les Tibétains eux-même croyaient l’endroit maudit et hanté. Cela n’était qu’illusions, déployées là voici des siècles par les chevaliers du Bélier pour éviter qu’on vînt s’intéresser de trop près à leurs activités particulières…

Il alluma une chandelle, et mangea un peu de dahi, ce yaourt d’origine indienne qu’il appréciait. Il était de retour chez lui, et pourtant le cœur lui manquait. Regardant Mû dormir, il avait eu le cœur crucifié en voyant dans les traits de l’enfant ceux de la seule femme qu’il eût aimée. Arzaniel avait ensoleillé sa vie d’une façon qu’il aurait cru impossible, elle lui avait redonné une raison de vivre au moment où il se sentait sombrer. Il se souvenait de son sourire lorsqu’elle lui avait annoncé qu’elle attendait un enfant…

Shion posa son bol et soupira, le cœur étreint par diverses émotions. Personne, à part Dohko, ne savait que son jeune successeur était en fait son fils, et il ferait en sorte que Mû ne le sache jamais non plus. Il ne devrait être pour lui que son maître, cela impliquait donc d’oublier ses émotions paternelles et, comme il savait si bien le faire, laisser paraître ce Shion sévère qui ne passerait rien au petit garçon. C’était nécessaire pour que Mû devienne à son tour le dépositaire de l’armure d’or du Bélier…

Une étoile s’alluma, et Shion, malgré les larmes qui embuaient son regard, sourit à l’idée qu’Arzaniel, de là-haut, veillerait sur Mû…

Six mois plus tard, 30 septembre 1970


Mû, les yeux fermés, était plongé dans une méditation profonde, la tête en bas. Shion lui faisait pratiquer le yoga chaque jour pour qu’il maîtrise son corps, mais avait commencé par lui apprendre à se téléporter correctement en développant son aptitude naturelle pour qu’il puisse lui-même entrer et sortir de la maison. Il était également important de développer ses pouvoirs télékinétiques et télépathiques personnels, et cela composait pour l’instant une grosse partie de l’entraînement…

Les deux derniers futurs chevaliers d’or, Aldébaran et Camus, avaient été trouvés et avaient commencé leur entraînement, le premier au Brésil et le second en Sibérie, et, d’après les rapports que lui adressaient régulièrement les grands maîtres, tout semblait se dérouler pour le mieux…

Shion appela son disciple et lui dit :

« Viens vite, Mû, il est temps pour toi de continuer ta lecture… »

Un chevalier d’or n’était pas qu’une machine de combat, mais également une tête bien pleine, et Shion apprenait à Mû à lire dans les anciens manuscrits tibétains, ainsi qu’en sanscrit. L’enfant devrait également apprendre le Grec, langage parlé au Sanctuaire et qui lui serait fort utile pour communiquer avec ses pairs qui ne parlaient pas la même langue maternelle que lui…

La tête de Mû dodelina sur sa main, signe qu’il commençait à s’endormir, et Shion le rappela à l’ordre en le frappant dans le dos. Son disciple devait encore acquérir de l’endurance, et aller au-delà de ses limites, cela était essentiel…

Il dit alors :

« Très bien, puisque tu t’endors, tu vas aller faire quatre mille cinq cents tractions dehors, au-dessus du vide, cela te réveillera…et interdiction de te téléporter ! »

Le visage de Mû se décomposa, mais Shion avait ordonné, et il devait obéir. Shion l’installa au-dessus du vide, et l’enfant commença ses tractions en serrant les dents, de grosses larmes coulant sur son visage. Où était le temps où Dolma et Dorjee l’entouraient de leur présence aimante ? Qu’avait-il donc fait pour qu’elles le livrent à cet homme qui était si méchant avec lui ?

Tout en comptant les tractions et en prenant garde que Mû ne chute, Shion repassait mentalement les choses qui devraient être ensuite assimilées par l’enfant. Son éveil au cosmos n’interviendrait pas tout de suite, cela il le savait, ce qui lui laissait le temps d’apprendre les différentes techniques de combat à mains nues tout en augmentant encore le contrôle de ses pouvoirs mentaux.

Quatre heures après, il récupéra un Mû épuisé, les mains et les pieds en sang, tenant à peine debout mais qui évitait de le lui montrer. Shion évita de justesse un sourire de contentement en voyant la volonté de l’enfant, puis il lui dit gravement :

« Un chevalier d’or doit se montrer capable de dépasser ses propres limites sans jamais céder le pas à son adversaire, et c’est encore plus important pour le chevalier d’or du Bélier, qui garde la première Maison qui mène au temple de la déesse Athéna…m’as-tu bien entendu ? »

Il posa ses mains sur les blessures de l’enfant qu’il guérit instantanément et lui dit :

« Chaque chevalier d’or a ses attributions particulières, mais nous en avons une qui est unique : nous pouvons tout guérir, hommes, animaux, et surtout armures. Ceci tu l’apprendras lorsque le temps sera venu, tu n’es pas encore prêt… »

Mû, oubliant sa fatigue, l’avait écouté avec intérêt. Depuis qu’il était arrivé ici, il découvrait chaque jour suffisamment de choses pour remplir une vie entière, et prenait conscience que ses pouvoirs mentaux, qu’il pensait être la marque du démon sur lui, étaient en fait la preuve qu’il avait été élu pour devenir chevalier d’Athéna.

Shion lui dit alors, avisant un tas de cailloux :

« Exerce ta télékinésie, à présent… »

Le regard violet de l’enfant se voila, devint presque translucide et, lentement, quelques pierres s’élevèrent, puis restèrent en l’air. Shion connaissait le point faible de Mû, et lui dit :

« Ferme les yeux, et imagine-les dans ton esprit, tu auras davantage de force… »

Mû s’exécuta, et les pierres tombèrent à terre alors que l’enfant tapait du pied, énervé. Il avait toujours échoué à cet exercice, et Shion lui dit :

« Patience, évacue ta colère, elle ne t’aidera pas… »

Mû leva le regard sur son maître et lui dit :

« Maître, comment puis-je y arriver si je ne peux pas voir ce que je soulève ? »

Shion croisa les bras et répondit :

« Tu dois exercer ton esprit dans cette optique, Mû, mais je ne peux t’enseigner la façon de procéder, toi seul peux trouver comme faire… »

Mû s’assit en position de méditation, sous les yeux de son maître, et s’appliqua à réussir l’exercice, mais Shion savait qu’il n’était pas encore tout à fait prêt, il ne le serait que lorsqu’il se serait débarrassé de sa colère et qu’il contrôlerait mieux ses pouvoirs. Pourtant, il le laissa essayer…

Ce soir-là, quand Mû fut couché et que Shion fut seul dans son bureau, il prit le temps de lire les rapports qui lui étaient parvenus du Sanctuaire et des grands maîtres. Ils s’étaient tous de nouveau dispersés, et ne restaient au Sanctuaire que Amphion du Triangle, qui entraînait Saga, Zethos du Triangle Austral, qui entraînait Kanon, Chiron de la Flèche, l’entraîneur d’Aioros, et Hylas d’Eridan, celui d’Aiolia. Tout semblait aller pour le mieux pour l’instant, même si Kanon posait quelques problèmes à son entraîneur par son insolence, son impolitesse et sa rébellion. Il avait douze ans à présent, et cela pouvait être une manifestation de son adolescence, mais Shion savait très bien que Kanon supportait mal d’être tenu dans l’ombre de son frère, à plus forte raison lorsque celui-ci était proche de passer son épreuve d’initiation et donc d’accéder, le premier, à la dignité de chevalier d’or de la nouvelle génération…

Etrangement, tout ceci semblait si loin à Shion, et sa mission lui paraissait presque étrangère à présent. Instruire Mû avait fait ressurgir en lui le chevalier d’or qu’il avait été jadis, qu’il était encore, et, contrairement à ce qu’il avait cru, il n’en souffrait pas trop. Revenir à Jamir avait apaisé son cœur, et il savait que la présence de Mû y était probablement pour quelque chose. C’était un enfant courageux, qui s’endurcissait et s’adaptait vite, et Shion savait qu’il ne s’était pas trompé à son sujet…

Il n’appréhendait plus de transmettre cette charge qui avait été la sienne pendant deux siècles, c’était dans l’ordre des choses et il ne pouvait aller contre cela. Mû serait formé lorsque la déesse se réincarnerait, ce qui serait le signe, pour lui, de renoncer à sa charge de Grand Pope. Il choisirait alors parmi les chevaliers d’or les plus âgés son successeur avant de se retirer et de profiter de sa retraite…

Mû, alors que son maître travaillait dans son bureau, s’était faufilé en se téléportant jusqu’au sommet de la pagode. Le spectacle qu’il découvrit lui coupa le souffle : des milliers d’étoiles scintillaient dans le ciel pur, légers points de plume sur un noir d’encre. Dolma lui avait raconté qu’en fait elles étaient l’esprit des anciens Lamas qui veillaient sur les hommes, et Mû, marmonnant un mantra, sourit…

Il en oublia les douleurs qui vrillaient son petit corps, ne pouvant détacher ses yeux de ce spectacle magnifique. Il ne comprenait pas encore totalement l’intérêt de tout cet entraînement difficile, mais ne savait qu’une seule chose : il deviendrait un jour l’un des hommes les plus forts du monde, aussi fort que son maître. Il protègerait la déesse Athéna, et la Terre…

Concentré sur la beauté de la voûte céleste, il en oublia tout le reste, et c’est la voix sévère de Shion qui l’éveilla de son songe :

« Que fais-tu ici, Mû ? Tu devrais dormir… »

Effrayé, il sursauta et vit s’encadrer dans la porte la haute silhouette longiligne de son maître. Shion vit qu’il tremblait, et lui dit en tendant la main vers le ciel, pour atténuer l’effet du ton qu’il avait employé :

« Regarde, là, voici la constellation du Bélier, dont tu tireras ta force… »

Il s’interrompit et continua :

« Les étoiles de cette constellation forment, sur ton corps, tes points vitaux, tu dois éviter à tout prix que l’adversaire ne les touche, tu as compris ? »

Mû hocha la tête, et Shion dit :

« Va dormir, à présent…dorénavant, si tu veux observer les étoiles, demande-le moi, ce n’est pas bien de te faufiler ainsi… »

Mû s’inclina devant lui, et disparut, laissant Shion seul avec ses pensées…

Le Sanctuaire, 18 novembre 1970


« Non, non et non, ce n’est pas possible… »

Celui qui avait parlé ainsi était Amphion du Triangle, chevalier d’argent et grand maître chargé de l’entraînement de Saga. Face à lui, son alter ego parfait, Zethos du Triangle Austral, qui s’occupait de l’entraînement de Kanon, le regardait avec le même regard bleu que le sien…

Shion avait choisi des jumeaux pour l’entraînement des deux jumeaux des Gémeaux, et, jusque-là, cela avait été profitable…

Zethos reprit :

« Et pourquoi Kanon ne passerait-il pas l’épreuve lui aussi ? Après tout, il devra prendre la place de son frère si celui-ci vient à mourir, je ne vois pas où se trouve le problème… »

Amphion croisa les bras et répondit calmement à son frère jumeau :

« J’ai lu les textes, et aucun ne stipule que le second Gémeaux doive passer l’épreuve lui aussi, mais j’en parlerai au Grand Pope, et c’est lui qui prendra la décision… »

Zethos soupira et, passant la main dans ses cheveux noirs, ne put répondre, il n’en eut pas le temps car entraient dans la pièce les autres Grands Maîtres, qui venaient assister à la réunion hebdomadaire. Il y avait là Chiron de la Flèche, entraîneur d’Aioros, le plus jeune de tous les grands maîtres, Hylas d’Eridan, entraîneur d’Aiolia, aux boucles châtaines perpétuellement en désordre et au caractère ouvert, Helena de la Couronne Boréale, une jeune femme aux cheveux blonds bouclés et au regard mordoré qui se trouvait être l’entraîneur d’Aphrodite, Androgeio des Voiles, un géant à la carrure impressionnante, entraîneur d’Aldébaran, Youri du Réticule, au regard bleu clair froid comme son pays d’origine, entraîneur de Camus, Faustulus du Lièvre, l’entraîneur de Deathmask au regard sombre et à la peau mate, Dion de l’Octant, l’entraîneur de Milo au regard bleu-vert marin, et Açoka du Serpent, l’entraîneur de Shaka à la peau sombre qu’égayait seulement le point rouge au milieu de son front. Tous formaient le conseil des Grands Maîtres, chargé de l’entraînement des futurs chevaliers d’or et qui avaient été triés sur le volet et spécialement formés pour assumer l’enseignement des techniques d’or. Tous avaient le grade de chevalier d’argent, mais leur force était bien au-delà de cette apparence. Normalement, l’enseignement des futurs chevaliers d’or était l’apanage des chevaliers d’or en exercice, mais tous ceux-ci, à part Dohko et Shion lui-même, avaient péri voici plus de deux siècles. Il avait donc fallu, pour reconstituer l’élite de l’ordre, faire appel à une sorte de ‘plan B’ qui n’avait pas été utilisé depuis des siècles, et donc sélectionner parmi les chevaliers d’argent les plus puissants les grands maîtres qui eux-mêmes formeraient les chevaliers d’or…

Les grands maîtres subissaient un entraînement spécial, qui leur permettait de maîtriser et donc d’enseigner les techniques d’or, mais ils n’avaient pas le droit de les utiliser en combat et étaient soumis à des règles strictes. Une fois les chevaliers d’or formés, ils reprendraient leur rang originel tout en restant membres du conseil des grands maîtres, organe consultatif important du Sanctuaire…

C’était à eux que revenait, en l’absence de Shion, la tâche de gérer les affaires courantes du Sanctuaire, et c’était à cela que servait leur réunion hebdomadaire. Tous, dispersés à travers le monde, revenaient au Sanctuaire à cette occasion, et rendaient compte de l’entraînement de leurs disciples…

Ce matin, Amphion du Triangle annonça l’imminence de l’épreuve terminale de Saga, et parla de l’intention de Zethos de faire passer la même épreuve à Kanon. Chiron de la Flèche se leva alors, et signala également qu’Aioros serait bientôt prêt pour son épreuve. Assez brutalement, les autres grands maîtres se trouvèrent confrontés à ‘l’après’, et le silence suivit ces paroles…

Tous connaissaient bien sûr l’échéance formée par la réincarnation de la déesse, la nécessité d’avoir l’élite de l’ordre reconstituée dans trois ans, et se sentirent davantage écrasés par l’ampleur de ce qui restait encore à effectuer. En effet, si Saga et Aioros réussissaient leurs épreuves respectives, ils ne seraient pas encore totalement des chevaliers d’or de plein exercice, et la tâche reviendrait aux grands maîtres de leur apprendre les rouages du Sanctuaire ainsi que les différents aspects de leur charge. Il faudrait faire la même chose pour chacun des nouveaux chevaliers d’or dès qu’ils le deviendraient…

La charge qui pesait sur eux était écrasante, mais ils savaient que leur déesse, sans aucun doute, leur viendrait en aide…

A SUIVRE

Glossaire :

Djolmo : Rossignol tibétain

Dahi : Yaourt grumeleux d’origine indienne, l’un des plats favoris du Mahatma Gandhi