Chapitre 5 : Un coup de tonnerre dans un ciel serein


« J’ai pas toujours trouvé les mots
pour bercer tes rêves d’enfant
Ensemble on est devenus grands
De bon point en double zéro
Paralysés par tant d’amour
On s’apprivoise de jour en jour »
J. et D. Hallyday, ‘Sang pour sang’

Le Sanctuaire, 13 janvier 1971

Le conseil des grands maîtres était réuni, comme à l’habitude, mais cette fois il comportait un treizième assesseur. Celui-ci était bien plus jeune qu’eux, encore un adolescent, et se tenait droit, un léger sourire aux lèvres et ses yeux bleu cobalt calmes et bienveillants posés sur l’assistance. Ses longs cheveux bleus perpétuellement en désordre retombaient gracieusement sur son front. Il s’exhalait de ce jeune homme une gentillesse et une bonté sans égales, ainsi qu’une puissance énorme…
Pour la première fois depuis la fin de son initiation, Saga, nouveau chevalier d’or des Gémeaux, assistait au conseil des grands maîtres comme l’y autorisait son rang. Il n’avait encore que douze ans, bientôt treize, mais déjà son pouvoir laissait présager qu’il serait l’un des chevaliers d’or les plus puissants qui soient.
Ce matin-là, il était question des progrès des futurs chevaliers d’or, et Chiron de la Flèche décrivait l’organisation de l’épreuve finale d’Aioros, qui aurait lieu dans quelques semaines. Celui-ci, qui avait eu seulement onze ans quelques mois auparavant, avait étonné tous les grands maîtres par son intégrité, bien rare chez un enfant de cet âge, sa ténacité et sa bonté. Après Aioros, quelques mois voire années se passeraient avant que les autres futurs chevaliers d’or ne puissent subir leur épreuve, et donc Aioros et Saga resteraient les seuls chevaliers d’or en exercice pour l’instant. Les prochains sur la liste, par ordre d’âge, étaient Nennio du Cancer, Shura du Capricorne et Aphrodite des Poissons, qui avaient respectivement huit et sept ans. Resteraient ensuite ceux qui, comme Mû, étaient nés en 1966 et commençaient seulement leur entraînement…
Amphion du Triangle regardait son ancien élève avec une certaine satisfaction. Saga, en grandissant, était devenu ce jeune homme aimable, toujours prêt à apporter son aide et qui était apprécié de tous, qualités qui feraient de lui à terme l’un des chevaliers d’or les plus charismatiques…

Jamir, 25 février 1971

Mû, toujours en mouvement, esquiva le premier coup que lui porta son maître mais reçut le second de plein fouet et vola à plusieurs mètres. Shion, de son pas tranquille, s’approcha de lui et lui dit sévèrement : 
« Tu es encore trop lent, Mû…si tu ne parviens pas à augmenter ta vitesse tes ennemis te tueront à coup sûr… »
L’enfant se releva et fixa son maître d’un regard brûlant de défi. Cela faisait presque un an qu’il était arrivé ici, et il parvenait à présent à contrôler parfaitement ses pouvoirs mentaux, mais, depuis que Shion était passé à la vitesse supérieure en lui apprenant les techniques de combat, il était plus souvent à terre que debout. De plus, il ne parvenait pas à combattre en utilisant ses pouvoirs mentaux, ce qui lui posait problème lorsqu’il essayait de se téléporter ou de se rendre invisible pendant un combat.
Shion avait parfaitement conscience d’être dur avec lui, et son cœur saignait à chaque fois qu’il voyait les blessures sur le corps de Mû, mais il savait que c’était nécessaire. Il restait encore tant à lui apprendre, et si peu de temps, même pas deux ans…
Pourtant Mû était très endurant, beaucoup plus que ne le laissait supposer son apparence presque malingre car il avait beaucoup grandi, mais il ne pouvait parfois s’empêcher de pleurer le soir dans son lit quand la douleur de son corps et de son âme se faisait trop difficile à supporter. Cependant, il avait soin de n’en rien laisser voir à son maître…
Shion cependant devinait aisément ce qui se passait dans l’esprit de son disciple, car celui-ci n’avait pas toujours le réflexe de lever ses boucliers mentaux, mais évitait de lire volontairement dans son esprit sauf si c’était nécessaire. Cependant, il pouvait percevoir les moindres émotions de l’enfant, et, ces temps derniers, surtout sa colère, une colère qui prenait de plus en plus d’amplitude.
Shion, pourtant, ce jour-là, sentait une cosmoénergie étrangère s’approcher de la maison, et en devinait plus ou moins la raison : un chevalier avait réussi à passer le cimetière des armures, et serait bientôt au niveau de la maison…
Il avisa l’enfant, et lui dit :
« Mû, rentre dans la maison… »
L’enfant, qui venait seulement de réussir à fracasser un groupe de pierres sans les regarder, ouvrit brusquement les yeux, et Shion vit une lueur de révolte traverser son regard violet. Pourtant, sans un mot, il obtempéra, et se téléporta dans la pièce centrale…
Dehors, Shion était resté debout, il attendait l’arrivant. Le rideau de brume se fendit alors, et en sortit un homme que Shion reconnut : Actéon de l’Autel. C’était l’un des chevaliers d’argent les plus puissants du Sanctuaire, mais il n’y résidait pas et faisait quelque peu figure d’original. Il portait sur son dos deux armures…
Il demanda :
« Etes-vous le chevalier d’or du Bélier, le seul homme à pouvoir réparer les armures ? »
Shion, surpris car il avait perdu l’habitude d’être appelé ainsi, acquiesça et dit :
« Oui, c’est moi… »
L’homme s’inclina alors et dit :
« Je suis Actéon, chevalier d’argent de l’Autel…comme l’oracle l’a prédit, la nouvelle génération de chevaliers d’argent va se reconstituer dans les prochaines années, c’est pourquoi je vous amène ces deux armures qui ont besoin de soins… »
Shion n’avait pas réparé d’armures depuis plus d’une centaine d’années, mais se dit que ce pourrait être aussi une bonne expérience pour Mû, une façon d’aborder une des grandes missions du chevalier d’or du Bélier : guérir.
Mû, dissimulé dans l’embrasure de la porte du premier étage, observait ce qui se passait dehors avec le plus grand intérêt, sa colère oubliée pour un instant et sa curiosité naturelle prenait le pas sur elle…
Shion s’approcha des deux armures, qu’il reconnut comme étant celles de Céphée et du Grand Chien, les sortit de leur pandora box et les observa soigneusement, se servant de l’espace entre ses deux mains comme d’une loupe. Il put alors constater qu’elles s’étaient en partie régénérées, mais qu’elles étaient encore en mauvais état…beaucoup de travail pour lui en perspective. Visiblement, celles-ci n’avaient pas été portées depuis la dernière grande bataille contre Hadès.
Actéon le regardait avec un regard interrogatif, et Shion lui répondit :
« Par chance, elles ne sont pas mortes, mais il y a beaucoup à faire pour les remettre en état… »
L’homme dit alors, ignorant visiblement qu’il s’adressait au Grand Pope :
« Pourrez-vous les ramener au Sanctuaire lorsque ce sera fini ? Nous en aurons besoin bientôt, lorsque notre déesse se réincarnera…et votre place est là-bas, parmi les chevaliers d’or… »
Shion secoua la tête :
« Non, une mission de la plus haute importance me retient ici, mais je vous les ferai tenir par un messager… »
Actéon s’inclina, et Shion lui dit :
« Vous n’allez pas repartir pour le Sanctuaire ce soir, je vous offre l’hospitalité… »
C’était un devoir sacré au Tibet, et il n’y pouvait déroger. Rentrant tous deux dans la maison, Shion interpella son fils :
« Mû, prépare-nous du thé, s’il te plaît…Actéon, voici mon apprenti, Mû… »
Mû se comporta très poliment, et salua le visiteur comme il se devait, ce qui faillit faire sourire Shion, mais il se retint juste à temps. Il ne put s’empêcher cependant de ressentir une bouffée de fierté…
Pendant que Mû prenait la bouilloire sur le foyer et, méticuleusement, en versait le contenu dans le récipient en terre cuite qui servait de théière, il désigna un coussin à Actéon. Celui-ci lui dit alors :
« Cette mission dont vous parliez, c’est lui, n’est-ce pas ? »
Sion acquiesça et dit :
« Oui, il est temps pour moi de laisser ma charge… »
La conversation continua alors à bâtons rompus, ce qui permit à Shion de pouvoir avoir connaissance des opinions des chevaliers qui n’appartenaient pas à l’élite, ceux qu’il rencontrait peu mais sans qui le Sanctuaire ne fonctionnerait pas. Tous bien sûr étaient au courant de la réincarnation de la déesse, qui aurait à présent lieu dans deux ans, et agissaient au mieux pour préparer le Sanctuaire en conséquence…
Au début de son mandat, il avait essayé de garder le contact fréquemment avec les masses laborieuses du Sanctuaire mais, les années passant, il s’en était éloigné, à son grand regret…
Lorsque Actéon prit congé, tôt le lendemain matin, la brume d’hiver enveloppait la maison dans un étui de coton. Shion alla éveiller Mû, et le regarda manger son petit déjeuner tout en ayant l’intuition que quelque chose allait arriver. En effet, il pouvait sentir toute la colère, la douleur et la tristesse qui bouillonnaient à l’intérieur de l’enfant…
Jusque-là, malgré la difficulté, Mû n’avait jamais regimbé, se contentant de laisser transparaître sa colère dans son regard. Dès qu’il sentait le regard de son maître sur lui, il s’efforçait de faire le vide dans son esprit, illusoire protection au vu des pouvoirs de Shion…
Shion regarda son apprenti et lui dit :
« Finis vite ton petit déjeuner, nous devons commencer… »
L’enfant obtempéra, puis tous deux sortirent dans le brouillard et le froid piquant de l’hiver himalayen. Mû frissonnait, mais se tenait debout devant son maître comme s’il lui lançait un défi muet. Shion dit alors :
«  Nous allons continuer l’étude des techniques de combat. Toujours tu devras, en premier, découvrir le point faible de ton adversaire pour pouvoir le vaincre, tu m’as bien entendu ? Cela implique d’observer mais aussi de savoir aussi bien attaquer que te protéger… »
Ses yeux pourpres s’écarquillèrent légèrement et il dit :
« Attaque-moi, à présent… »
Mû se campa solidement sur ses petites jambes, puis décolla et tenta de décocher un coup de pied à son maître, mais il vint se heurter à un mur invisible qui l’expédia promptement rouler à terre quelques mètres plus loin. Shion lui dit alors :
« C’est le Crystal Wall, notre meilleure technique de défense…ton adversaire ne le voit pas, ne peut même pas le sentir, et cela lui renvoie son attaque, aussi puissante soit-elle… »
Mû se releva, le regard brûlant, et Shion sentit sa colère et sa frustration flamboyer. Autour de l’enfant apparut une fugitive aura jaune, et il tenta de nouveau de frapper son maître de toutes ses forces, ce qui produisit exactement le même effet qu’auparavant…
Shion sentait toute la détermination de l’enfant, mais il savait aussi que l’éveil provoqué par la colère n’était pas sain, et que cela finirait par conduire Mû du mauvais côté. D’un geste, il brisa le mur de cristal et lui dit :
« Tu dois te servir de tes pouvoirs mentaux spéciaux pour le visualiser, et tu pourras le briser…ressens-le au fond de toi… »
Mû s’arrêta, ferma les yeux et tenta de faire ce que Shion lui disait, mais Shion sut tout de suite qu’il n’y parviendrait pas à la vue d’une petite veine qui battait furieusement à sa tempe. Comme précédemment, une petite aura jaune apparut autour de lui, et il tenta de briser la défense avec davantage de force encore, mais sans succès.
De grosses larmes se mirent alors à couler sur les joues de l’enfant, les premières que Shion lui voyait, et Mû hurla :
« Je n’y arriverai pas ! J’en ai assez ! Je veux partir d’ici, retrouver ma maman et mon papa ! Je vous déteste ! »
Aveuglé par ses larmes, il se mit à courir droit devant lui et, avant que Shion ait pu réagir ou dire un mot, il ne vit pas un petit rocher sur son chemin qui le fit trébucher. L’enfant tomba lourdement sur le sol, heurtant une grosse pierre de la tête…
Shion, immédiatement, se téléporta auprès de lui, et s’aperçut que le crâne de Mû saignait abondamment, probablement un traumatisme crânien. Le reste de son corps était abîmé par des pierres coupantes…
Malgré la douleur insupportable qui lui tenaillait le cœur, Shion réagit très vite. Il ramena Mû dans la maison, nettoya ses blessures les plus bénignes, qu’il guérit, mais la blessure du crâne l’inquiétait davantage. S’il pouvait la soigner, il ne savait pas si cela sortirait pour autant Mû de son inconscience. Cela ne dépendait plus que de sa volonté de survivre...
Comment avait-il pu laisser la situation s’envenimer ainsi et être aussi aveugle? Au départ, il avait pensé que la colère de Mû, dont il ressentait fortement l’ampleur ces derniers temps, pourrait jouer le rôle d’un moteur pour le faire progresser, mais ce que lui avait dit l’enfant lui avait fait saigner le cœur. Mû ne rêvait en définitive que d’une famille tout à fait normale, avec un papa et une maman, et, à peine né, il lui avait sans pitié ôté cela en mettant sur ses épaules une destinée qui le dépassait. Ce faisant, il s’était également lui-même ôté toute chance d’être un véritable père pour lui, ne voyant que sa mission. Tant que Mû avait été loin de lui, cela ne l’avait pas vraiment dérangé, mais, depuis qu’il l’avait repris avec lui, il se sentait bien souvent comme dédoublé, tiraillé entre sa raison et son cœur. Infliger un tel entraînement à Mû lui demandait énormément de contrôle sur ses sentiments, nécessitant d’oublier que l’enfant qu’il avait en face de lui était sa chair et son sang, né de l’amour partagé entre Arzaniel et lui-même…
Mû resta inconscient toute la journée et une partie de la nuit, comme retranché en lui-même. C’est au moment où les lueurs de l’aube coloraient la neige immaculée des montagnes qu’il ouvrit les yeux, et la lumière blessa immédiatement son crâne douloureux, l’obligeant à garder les yeux presque fermés. Près de lui, Shion le regardait de son regard pourpre sans aucune aménité, mais il put y lire beaucoup d’inquiétude et autre chose qu’il ne reconnut pas. Mais Shion, même s’il ressentait un énorme soulagement, ne sourit même pas et lui dit :
« Tu n’échapperais pas à ton destin, Mû, même si tu t’enfuyais d’ici… »
L’enfant leva ses yeux violets sur lui, mais ne répondit rien. Depuis un certain temps, il ne cessait de se demander pourquoi il avait été choisi, pourquoi on lui avait imposé cet entraînement si difficile. Shion lui avait bien sûr parlé de son rôle, de ses attributions, mais, à bientôt cinq ans, il n’avait pas tout compris et n’avait pas osé poser de questions. Shion lui faisait peur, tellement peur qu’il avait toujours pris soin de ne jamais lui montrer de faiblesse jusqu’à maintenant. Au bout de sa résistance nerveuse, il avait résolu de s’enfuir, mais cela avait tourné court à cause d’une simple pierre. Il aurait tant aimé retourner auprès des seules personnes pour lesquelles il comptait vraiment : Dolma et Dorjee, et aussi partir à la recherche de ses parents…
A présent que son projet avait échoué, Shion allait sûrement le punir durement, et, à cette idée, une lueur de panique passa dans le regard du petit garçon, lueur qui n’échappa pas à Shion. Il lisait à livre ouvert dans l’esprit du petit garçon, et ce qu’il y voyait provoquait une douleur sourde en lui, mais il resta impassible…
Il lui dit seulement, froidement :
« Repose-toi aujourd’hui, tu n’es pas en état de t’entraîner… »
Déposant un verre d’eau fraîche au chevet de l’enfant, il sortit avant que ses sentiments ne le trahissent. Se téléportant dehors, il donna un coup de poing dans la paroi rocheuse, se mordant les lèvres pour ne pas hurler sa douleur et sa frustration. Haletant, il laissa retomber ses bras le long de son corps, se sentant terriblement impuissant mais sa raison lui soufflait qu’il avait fait ce qu’il fallait. Son maître Ashen avait été aussi dur avec lui, mais il n’était pas son père, là se trouvait toute la différence…
Dans la maison, Mû ne dormait pas, intrigué par le comportement de son maître. Alors qu’il s’attendait à un déluge de punitions, il ne lui avait rien fait, se contentant de le laisser là se reposer. Pourquoi tant de clémence, alors qu’il n’en méritait aucune après son coup d’éclat ? Shion n’était-il pas finalement le monstre d’égoïsme et de cruauté qui l’avait arraché sans états d’âmes aux bras aimants de sa nourrice ? Mû avait les idées floues à cause de son choc sur la tête, et sombra de nouveau dans le sommeil…
Debout dehors, dans le froid, Shion retrouvait son calme habituel, et puisa dans sa force intérieure l’énergie nécessaire pour mener sa tâche à bien. Soucieux d’éviter de réitérer tout éclat perceptible par les pouvoirs de l’enfant, il respira profondément, et ses yeux se posèrent sur la blancheur de l’Himalaya, majestueux et immémorial. La sérénité alors envahit de nouveau son cœur, déversant son eau fraîche sur ses sentiments tumultueux…
Ce soir-là, alors qu’il signait quelques documents envoyés par Açoka du Serpent, l’un des grands maîtres, il entendit des petits pas dans le couloir, et Mû entra, habillé seulement d’une longue chemise, une bande enserrant son front et les cheveux en bataille. Il s’inclina devant lui et dit :
« Je suis désolé, maître, pour ce que j’ai fait…est-ce que je peux vous poser une question ? »
Surpris par le ton de l’enfant, Shion acquiesça et Mû demanda :
« Vous m’avez dit que j’avais été élu dès ma naissance, mais…est-ce que vous connaissez mes parents ? »
Shion pouvait sentir s’exhaler cette fois de Mû non plus de ma colère, mais plusieurs sentiments dont celui qui était le plus fort était le besoin de savoir. Mû voulait savoir d’où il venait, désir bien légitime, mais il ne pouvait lui dire qu’il était son propre fils, même si une petite voix au fond de lui-même lui hurlait de le faire, que cela mettrait fin à tous ses problèmes. Cependant, il pouvait satisfaire en partie sa curiosité sans se laisser aller à dire la vérité, et dit, tout en fermant au maximum ses boucliers mentaux pour masquer son émotion à l’enfant :
« J’ai bien connu ta mère, mais elle est morte à ta naissance, et ton père t’a confié à moi lorsque je me suis aperçu de tes capacités… »
Ce n’était qu’une interprétation de la vérité, après tout. Pourtant, le regard de Mû posé sur lui trahissait ses sentiments, et Shion y lut qu’il escomptait être puni et ne comprenait pas pourquoi il ne l’était pas. Il comprenait aussi confusément qu’il y avait quelque chose de plus, mais n’en avait pas tout à fait conscience.
Dans le crâne encore douloureux de l’enfant, la curiosité le disputait à l’émotion la plus extrême. Enfin il savait d’où il venait, et cela avait suffi à lui faire retrouver son calme coutumier. Shion lui dit alors :
« Viens, approche-toi… »
Intrigué, Mû s’exécuta et Shion lui dit :
« Je ne vais pas dire que ce que tu as fait était bien, tu sais très bien que tu as mal agi mais je ne te punirai pas car je comprends ta colère, j’aurais dû te parler bien avant. Pourtant, tu connais ta destinée, et tu ne pourras la changer, comme je n’ai pu changer la mienne – et Dieu sait comme je l’ai souhaité, autrefois, quand mon maître Ashen était trop dur avec moi ! »
Pour la première fois, il lui parlait non comme un maître mais comme un être humain. Il s’interrompit un instant et reprit :
« Tu es parfaitement capable de devenir chevalier d’or, je le sais car c’est écrit dans ta destinée, mais tu dois travailler dur, quoi que cela te coûte…m’as-tu bien compris ? Approche-toi encore… »
Dans un coin de la pièce se trouvait une statue du Bouddha, peinte de couleurs vives, et devant laquelle brûlaient des bâtons d’encens. Avec un sourire qui fut dissimulé par l’obscurité, Shion lui tendit un bâton et dit :
« Même si Athéna est la déesse que nous devons protéger, nous pouvons garder notre religion…je crois savoir que Dolma t’a déjà appris quelques mantras, récites-en un… »
Mû alluma le bâton d’encens et le posa à côté des autres en marmonnant le mantra, puis il s’inclina devant la statue, comme il avait vu Dolma le faire au temple. Shion sourit encore et lui dit :
« Très bien, l’odeur de tes prières parviendra aux dieux sans aucun doute…va te recoucher, à présent, et, dès que tu ne te sentiras pas bien, viens m’en parler… »
Mû s’inclina encore une fois, et, se retournant encore avant de sortir, demanda encore :
« Maître…est-ce que vous me parlerez de mes parents, un jour ? »
Les yeux de Shion se voilèrent un court instant, et il pensa :  « Un jour, mon fils, je te parlerai sans doute de ta mère, si belle, si vive et si courageuse, de tout ce qu’elle m’a apporté et de la joie que m’a procurée l’annonce de ta naissance…un jour, tu sauras, mais je ne serai probablement plus de ce monde, j’en ai l’intime conviction… »
Il se contenta de lui répondre :
« Oui, je te parlerai d’eux un jour, mais pour l’instant va te reposer, nous reprendrons l’entraînement demain… »
L’enfant sortit, et retourna dans sa chambre. Il regarda par la fenêtre et dit :
« Maman, je sais que tu me regardes, et je vais être courageux pour devenir le plus puissant chevalier d’or qui soit… »
Tout ce qu’il désirait était simplement comprendre d’où il venait, qui il était, et la réponse de Shion, tout évasive qu’elle soit avait comblé ce vide, ce vide qui avait causé sa crise.
Désormais, sa vie avait un sens et, quoi qu’il arrive, il en serait digne. Il posa la tête sur l’oreiller et s’endormit immédiatement…
Shion, encore ému, déroula une feuille sur sa table basse et écrivit :

« Mon cher Dohko,

Mon ami de toujours, j’ai failli commettre l’irréparable et, par ma négligence, tuer mon propre fils ! J’ai négligé les signaux qu’il m’envoyait, ses appels au secours, je ressentais sa colère et sa révolte et je n’ai rien fait, pensant que cela allait le faire progresser, que c’était normal. Il a tenté de s’enfuir et, ce faisant, il est tombé sur un rocher et s’est gravement fracturé le crâne. Tout ce qu’il voulait, c’était savoir d’où il venait, qui lui avait donné la vie, mais je ne pouvais lui dire la vérité, il ne doit pas savoir tant que je suis en vie, car j’ai l’intuition qu’il l’apprendra quand je ne serai plus. J’ai satisfait en partie sa curiosité, et cela l’a calmé, il se repose à présent, mais je ne peux me pardonner ce que j’ai fait. J’ai non seulement été un mauvais maître, mais aussi un mauvais père, je n’ai pas su voir qu’il souffrait. Je pensais que je pourrais le former aussi bien qu’Ashen l’avait fait pour moi, mais je me trompais, même si j’ai tout fait pour ne pas créer de lien paternel avec lui il s’en est tout de même créé un malgré moi, et je suis désarmé face à cela. J’ai compris que me retrancher en ma carapace comme je l’ai fait cette année ne servait à rien, tu sais à quel point je peux être buté, parfois, tu me l’as assez dit. En tout cas, après quelques tâtonnements, mes relations avec Mû s’améliorent, et tout va aller mieux à présent…
J’espère que tu vas bien, mon ami, et te savoir non loin de moi aiguise mon envie de te revoir, même si je sais que cela ne pourra se faire qu’au royaume des Morts. Je ne sais si tu reçois parfois des nouvelles du Sanctuaire, celles-ci sont plus qu’encourageantes, nous avons désormais deux chevaliers d’or en exercice, Saga des Gémeaux, dont le frère Kanon a, petite innovation, subi la même épreuve d’armure, et Aioros du Sagittaire. Je crois que tu les apprécierais si tu les connaissais, Saga et Aioros sont d’un naturel aimable, serviable et charismatique, même si Kanon s’obstine à jouer parfois les trouble-fêtes, conscient d’être oublié alors que son frère est dans la lumière, et j’ai recommandé à son maître Zethos du Triangle Austral, de le surveiller, je le sais capable du meilleur comme du pire, il est si différent de son frère jumeau ! C’est son destin, il est temps à présent qu’il le comprenne…
On m’a amené voici quelques jours deux armures d’argent à réparer. Je vais y travailler surtout le soir, quand Mû dormira, mais, dès qu’il se sera éveillé à son cosmos, je le prendrai avec moi pour lui apprendre, ce qui ne devrait plus tarder.
Je retournerai au Sanctuaire dès que la déesse se sera réincarnée, avant si Mû est prêt, et j’y réunirai tous les chevaliers d’or encore en entraînement. Bientôt, Aphrodite sera chevalier d’or des Poissons et Nennio chevalier d’or du Cancer, les autres suivront…
Puisse cette lettre te trouver en bonne santé, mon ami, et je te remercie d’avoir lu ces élucubrations d’un père et d’un maître dépassé par les événements. Qu’Athena et Bouddha veillent sur toi, ami, toujours !

Shion »

Il referma l’encrier, posa le pinceau avec lequel il avait tracé les caractères chinois du texte, et roula la lettre pour la sceller. Il se sentait mieux d’avoir exposé à son ami ce qui le taraudait, et savait que Dohko, loin de le juger, le comprendrait mieux que quiconque. Il sourit alors, et jura à l’esprit d’Arzaniel, qu’il lui semblait sentir autour de lui, qu’il ferait de Mû quelqu’un de bien…

Le Sanctuaire, 10 mai 1971

Chiron de la Flèche avait peine à réprimer un sourire de fierté lorsqu’il voyait son ancien apprenti et frais émoulu chevalier d’or du Sagittaire Aioros. L’adolescent avait un caractère doux et affable, était bon avec tous, ayant immédiatement trouvé le ton idéal en tant que nouveau chevalier d’or. Pour la première fois, Aioros portait son armure, et, malgré le calme imperturbable de son visage, ses yeux bleus pétillaient. Le diadème de l’armure disciplinait ses boucles brunes.
Il venait de passer récemment son épreuve d’armure, et Chiron, qui le connaissait bien, pouvait cependant déceler qu’il disposait des qualités nécessaires pour faire un bon Grand Pope. Amphion, assis près de lui, lui dit alors :
« Tu as l’air bien rêveur, Chiron…serais-tu nostalgique ? »
Chiron tourna la tête vers son ami et répondit :
« Non, pas du tout…un peu de fierté, voilà tout…et je pourrais te retourner le compliment, non ? »
En effet, Saga, en armure lui aussi, se tenait près d’Aioros, et les deux adolescents parlaient à voix basse. Pourtant, même s’ils avaient l’air de bien s’entendre, quiconque les connaissait bien pouvait déceler que ce n’était là qu’apparence car tous deux avaient un caractère radicalement différent et se heurtaient parfois sur certains sujets. Cependant, tous les deux avaient un grand sens des responsabilités, ayant été élevés au Sanctuaire depuis leur toute petite enfance, et étaient appréciés de tous…
Tout était calme au Sanctuaire, mais les deux hommes avaient curieusement l’impression que celui-ci aussi n’était qu’apparence, illusion, comme ces nuages de brume que le vent emporte et qui dévoilent un précipice…

Jamir, 26 septembre 1971

Serein mais le front en sueur, Shion travaillait dans son atelier sur une des armures qui lui avaient été apportées. Il avait laissé Mû dehors, et ressentait fortement malgré sa concentration tous les mouvements du petit garçon. Depuis sa tentative de fuite, l’enfant avait fait beaucoup de progrès, comme s’il avait enfin trouvé un équilibre, et leurs relations s’étaient par là même améliorées jusqu’à se transformer en une relation maître-disciple passable. Ce matin, Shion sentait que quelque chose d’important allait advenir, mais c’était à Mû de le faire seul…
Il déposa son marteau et son burin d’or pour s’essuyer le front, puis attrapa l’un des récipients de métal posé au-dessus de l’établi. Il contenait l’une des matières les plus rares au monde, de l’orichalque, morceau de météorite tombé sur Terre, et qui était utilisé par son peuple depuis des milliers d’années. Avec la poussière d’étoiles, encore plus rare, et le gammanium, il l’utilisait pour réparer les armures endommagées en utilisant un savoir-faire venu du fond des temps et transmis de génération en génération par les chevaliers d’or du Bélier.
Mais il n’eut pas le temps de poser le récipient de plomb, une grande perturbation eut lieu dans son cosmos, signe qu’enfin le cosmos de Mû était en éveil complet. Bien sûr, il l’était plus ou moins depuis un certain temps, mais il fallait à présent qu’il trouve le moyen de le contrôler seul…
Il le sentit se téléporter, puis approcher de l’atelier et, quand il se retourna, il s’aperçut que son aura ne jaillissait plus de lui librement, il avait réussi à la contrôler instinctivement mais il sentait toutefois combien son contrôle était encore sommaire. Shion hocha seulement la tête et lui dit :
« Approche, Mû… »
L’enfant s’exécuta, et Shion lui dit :
« A présent que ton cosmos est éveillé, je vais pouvoir t’apprendre à réparer les armures. Celle-ci est très endommagée, et, comme tu le vois, je dois la reconstruire entièrement avec ces outils… »
L’enfant passa la main sur le métal de l’armure, et Shion continua :
« L’armure est un être vivant, qui naît, vit, et meurt aussi. Une armure morte peut être ressuscitée, mais cela nécessite plus de la moitié du volume sanguin qu’un corps humain contient, ce qui signifie automatiquement la mort… »
Mû sentait l’armure vibrer sous ses doigts, comme si elle respirait, et il resta là, fasciné, les yeux écarquillés. Shion le laissa prendre contact seul, sachant que son intuition jouerait un grand rôle dans l’apprentissage de la réparation d’armures. Il lui désigna un endroit, sur l’épaulette gauche, et dit :
« Tu vois, ici elle n’a pas l’air abîmée, mais elle l’est… »
Intrigué, Mû eut le réflexe inhérent à tout humain, il approcha son visage de l’armure pour la scruter davantage, mais il ne vit rien. Shion sourit légèrement et lui dit :
« Tu ne peux les voir à l’œil nu, il faut que tu utilises tes pouvoirs… »
Positionnant ses mains en triangle, il lui indiqua comment faire en disant :
« Tu dois percevoir avec ton cosmos les micro-fissures du métal… »
Mû prit une profonde inspiration, ferma les yeux et son aura jaune apparut autour de lui. Pour l’instant, elle apparaissait toujours dès qu’il se concentrait un peu, mais, en grandissant, il acquerrait davantage de contrôle sur elle. Il ouvrit de nouveau les yeux, et parvint, de façon cependant floue, à distinguer quelques petites fissures. Un grand sourire éclaira son visage et il s’écria :
« J’ai réussi, maître, j’ai réussi ! »
Shion sourit lui aussi et lui dit :
« Très bien, Mû… »
Le regard pourpre du maître croisa le regard violet de l’enfant, et tous deux, enfin, sentirent que leur relation avait enfin réussi à s’équilibrer…

A SUIVRE