Merci à Yotma, ma bêta lectrice, qui a relu et apporté son aide sur ce chapitre. Merci aussi à Mégumichan, qui héberge toujours cette fic malgré sa longueur, à Alaiya, dont le soutien ne se dément pas, à Andromedaleslie et à Corinne, mon illustratrice.

 

Chapitre 24 : Une simple ride sur la mer et sur le temps

 

Océan pacifique, 2 mars 1982

Une île transperçait l’onde bleue de l’océan qui, pour une fois, portait bien son nom de pacifique et qui miroitait sous le soleil. Une île de rêve, aux plages de sable blanc, aux palmiers ondulant calmement sous le vent, couverte d’une forêt tropicale luxuriante…mais qui avait jailli de la mer seulement l’année précédente. En effet, elle était le résultat d’une éruption volcanique sous-marine qui avait eu lieu à la confluence de la dorsale océanique Pacifique est et de celle des Galapagos.
L’île semblait à première vue vide de toute occupation mais, lorsque le regard s’y attardait, on pouvait voir, dans les arbres, des abris visiblement construits de main humaine. Non loin de là, un gigantesque homme, habillé seulement d’un pagne de tissu, usant d’une machette, s’occupait d’ébrancher un arbre abattu en sifflotant un air de bossa nova. Assis à côté de lui, un autre, tout aussi torse nu et vêtu d’un pantalon court élimé, tressait tranquillement des fibres végétales, son regard bleu-vert attentif à son travail.
« Sont-ils déjà revenus de la pêche, Androgeio ? », questionna-t-il au bout d’un moment.
L’homme gigantesque posa sa machette un instant, s’essuya le front et son regard sombre s’abaissa sur son compagnon.
« Je ne pense pas, il est tôt encore… », répondit-il en regardant la situation du soleil dans le ciel, abritant ses yeux d’une de ses grandes mains positionnée en visière.
Androgeio savait parfaitement lire l’heure solaire par ses années passées en forêt amazonienne. On était au milieu de la matinée, et le soleil dévorant écrasait déjà de chaleur la petite île, à peine tempéré par les embruns.
Dion secoua la natte en fibres végétales qu’il venait de finir, savoir-faire acquis auprès d’un artisan à Madagascar. Il en avait fait pour tout le monde et elles garnissaient également les murs des abris construits par Androgeio dans les arbres avec l’aide de tous. C’était un isolant efficace pour le sol et aussi contre les vents salés frais de la nuit.
Un peu plus loin, près de la plage, un panache de fumée sortait d’une structure construite à base de bois épais. Près d’elle, assise sur le sol à l’ombre d’un palmier, son masque sur le visage, Helena vidait un poisson posé sur une planche de pierre. Elle le préparait comme le faisaient depuis des siècles les femmes de son pays nordique, afin de le fumer ensuite. En effet, vu le climat tropical, c’était plus que nécessaire afin de constituer des réserves de nourriture suffisantes et conserver le poisson pêché quotidiennement.
Une voix se fit alors entendre derrière elle :
« Veux-tu boire un peu ? »
Youri apportait une outre de peau cousue à la main dont il lui versa un peu du contenu dans une calebasse. C’était lui qui était chargé de recueillir et de garder l’eau douce pour tous ses compagnons, et elle accepta avec reconnaissance le breuvage rafraîchissant. C’était vraiment un peu trop tropical pour elle, et elle ne portait pour tout vêtement qu’une tunique à manches courtes et un pantalon court de coton qui avaient visiblement plus que vécu. En effet, c’était la tenue qu’elle portait lorsqu’elle avait fui le Sanctuaire, et elle avait été maintes fois rapiécée à l’aide des résidus du savoir-faire de couture acquis autrefois auprès de sa mère Svanhilde.  Mais, faite dans un coton suffisamment léger, c’était de loin la tenue la plus efficace pour résister au climat ambiant.
Elle but longuement, remercia son homologue et alla vérifier le degré de fumage des poissons. Satisfaite, elle couvrit les braises fumantes et décrocha les filets, les posant ensuite sur des claies de bois pour achever le séchage.
Derrière elle, Açoka venait de déboucher de la forêt, les bras chargés de fruits et de légumes divers. Le grand maître préposé au ravitaillement et à la cuisine ramenait là de quoi nourrir les autres pour le repas de midi. Il avait toujours été doué en cuisine, et son séjour en Birmanie lui avait fait apprendre d’autres recettes qu’il essayait de reproduire avec les ressources locales. Si l’île ne regorgeait pas de gibier, elle possédait nombre de fruits et de légumes qu’il utilisait dans des recettes plus ou moins inédites et qu’il agrémentait par des doses homéopathiques des épices qu’il avait amenées avec lui de Birmanie.
Imperturbable, il se saisit d’un couteau et commença à les éplucher, assis en tailleur sur le sable.
« Il n’a vraiment pas changé… », se dit Helena, noire de suie, en train de tenter d’enlever des taches noirâtres de ses bras. Açoka avait toujours été peu disert mais il semblait qu’il se fût renfermé encore davantage depuis leur bannissement.
« Voilà du gibier ! », s’exclama alors une voix jeune derrière elle.
Chiron, l’arc à l’épaule, vêtu seulement d’un pantalon court usé, arrivait de l’intérieur de la forêt avec deux oiseaux pendus à sa ceinture. C’était lui le pourvoyeur officiel en viande du petit groupe, quand il y avait cependant quelques oiseaux migrateurs assez las du monde pour s’arrêter sur l’île. Il avait envoyé, avant de quitter l’Egypte, son apprenti enfin prêt au Sanctuaire, avec toutefois l’ordre de ne pas mentionner son nom, même si cela quelque part coulait de source. Restait à espérer que Ptolemy ne serait pas corrompu par le mal qui y régnait.
« Tu devrais enlever ton masque », dit-il avec un sourire complice à Helena, « tu aurais moins chaud… »
Encore le fameux sujet ! Depuis qu’ils s’étaient rassemblés, plusieurs mois auparavant, ils n’arrêtaient pas de lui demander d’enlever son masque, mais elle refusait catégoriquement en disant avec humour qu’elle n’aurait pas tous pu les épouser. Elle avait passé sous silence le fait qu’elle l’ait enlevé devant Dohko ou même Mû, eux lui avaient sauvé la vie et cela valait bien ce petit mensonge. C’était outrepasser l’une des lois les plus sacrées du Sanctuaire mais la déesse lui pardonnerait sans aucun doute car elle n’avait jamais renié son serment.
« Tu es fatiguant, Chiron, tu as tout de même passé l’âge de ce genre de gamineries… », lui rétorqua-t-elle.
Tous les jours, elle restait assez étonnée de l’optimisme dégagé par certains de ses pairs. Comment ces hommes bannis, dépouillés de tout et qui avaient vécu plus que chichement pendant toutes ces années pouvaient-ils encore espérer en l’avenir ? Tous pourtant avaient failli mourir sous les coups de leurs élèves mais, à présent qu’ils savaient une partie de la vérité, cela prenait un sens pour eux et contribuait à guérir un peu ce malaise qu’ils ressentaient depuis ces funestes événements.
Androgeio et Dion revenaient eux aussi, et Youri leur donna à boire. Le massif brésilien but longuement avant de dire :
« Il y aura un nouvel abri prêt demain, il pourra peut-être servir de resserre à nourriture… »
Après tout, vu comme c’était parti, il leur faudrait passer encore quelques années ici, alors autant s’installer du mieux possible. Les talents de chacun contribuaient à tout cela, et les informations révélées par Dohko, relayées par Helena, contribuaient à leur faire prendre leur mal en patience. Qu’étaient quelques années sur cette île perdue par rapport à la mort qui les attendait autrefois ? Leur déesse encore enfant les avait rassemblés ici, les protégeant probablement de son pouvoir afin que le Sanctuaire ne puisse les retrouver et achever sa sinistre besogne. Ils étaient pauvres, dans le dénuement le plus complet, mais vivants et enfin unis. Helena s’apercevait qu’elle avait vécu de loin le mieux, tous étaient maigres, aux vêtements élimés et ravaudés, mais ils ne se plaignaient aucunement. Peu d’entre eux parlaient de ce qu’ils avaient vécu pendant tout ce temps, préférant se focaliser sur leur rôle à venir, et elle le comprenait parfaitement.
Près d’elle, Chiron avait commencé à préparer les oiseaux capturés, il les donnerait ensuite à Açoka pour que celui-ci en agrémentât le repas de midi. Ses gestes précis prouvaient qu’il avait dû le faire plus d’une fois ces dernières années, il n’en éprouvait nulle répugnance. Une fois les oiseaux plumés et vidés, il les donna à Açoka, puis s’assit à nouveau près d’Helena, ses bras entourant ses genoux.
« Tu crois qu’ils vont bien ? », questionna-t-il.
Celle-ci posa le poisson qu’elle tenait et tourna la tête vers lui.
« Oui, celui qui a tué notre bon maître ne leur a fait aucun mal, sinon sa perte était assurée… », répondit-elle calmement.
Il lui posait souvent la question, rien que pour l’entendre l’affirmer. Le traumatisme subi était encore bien présent chez lui, bien qu’il eût foncièrement un caractère optimiste, et elle ne le renvoyait jamais quand il avait besoin de parler. Après tout, c’était lui le plus jeune de tous, aussi, elle la plus âgée, et cela lui donnait une sorte de rôle d’oreille attentive et de sagesse.
« Tiens, va donc aider Hylas et Zethos… », lui dit-elle en lui désignant la barque de bois qui abordait la plage. Plus il se consacrerait à quelque chose, moins il ressasserait. Après tout, son élève était mort de la main de ses pairs en ayant été déclaré traître, et la blessure était encore saignante pour lui, plus encore que son propre bannissement. Il n’avait jamais cru qu’Aiolos eût été coupable, et en recevoir la preuve par les mots d’Helena l’avait quelque peu apaisé, même si la douleur restait vive.
Les deux grecs du lot, Hylas et Zethos, s’en revenaient de la pêche, torse nu et peau couleur caramel bien cuit. Ce genre de vie leur convenait à merveilles, eux qui étaient nés chacun dans une famille de pêcheurs, l’un sur les bords du golfe de Laconie et l’autre dans les Cyclades. Ils avaient donc fabriqué des filets avec des lianes et allaient pêcher souvent dans le lagon qui faisait face à l’île.
Il déchargèrent le poisson dans des paniers fabriqués par Dion et vinrent s’abattre à l’ombre des palmiers. Youri leur servit de généreuses rasades d’eau et les deux hommes soupirèrent d’aise en sentant leurs corps cuits par le soleil se refroidir par l’effet du liquide frais.
« On a de la chance, il y a des bancs de merlans au large… », dit Hylas à l’adresse d’Helena, « tu vas avoir encore de l’ouvrage… »
Les deux avaient été très étonnés de savoir qu’au royaume d’Asgard les femmes apprenaient toutes petites la technique du fumage du poisson. En effet, c’était une partie importante de l’économie du royaume qui venait de la mer, et dames nobles aussi bien que roturières savaient conserver la manne offerte par l’océan glacé.
Tous les grands maîtres survivants étaient donc à présent rassemblés autour du grossier fumoir, comme ils l’auraient été dans leur salle ornée de marbre et de dorures du Sanctuaire. C’était tout ce qui leur restait, la vie. En effet, bien qu’ils n’aient eu à l’époque aucun privilège supplémentaire au Sanctuaire, ils avaient pu se rendre compte au fur et à mesure des années à quel point c’était là le plus important. Tous avaient souffert, à des degrés divers, mais connaître la vérité leur avait redonné une nouvelle raison de vivre et d’attendre le moment où tout se ferait jour…

Jamir, 4 mai 1982

Le soleil encore voilé brillait sur la pagode, alors que des lambeaux de brume matinale s’effilochaient au fur et à mesure qu’il montait dans le ciel. Un filet de fumée odorante s’élevait par la fenêtre du second étage de la maison alors que Mû, flanqué de son petit apprenti, priait devant la petite statue du Bouddha Sakyamuni posée sur un autel ouvragé qui ornait le coin de la pièce à vivre. Il lui enseignait les rites de la religion bouddhiste, parce que cela faisait partie de l’éducation des jeunes Atlantes. Il fallait qu’il apprenne à Kiki à être fier de ses origines ethniques, même si la tâche était ardue car le petit garçon venait seulement d’avoir quatre ans et ses capacités de concentration et de compréhension étaient encore limitées. Pourtant, il aurait ému n’importe qui ainsi, simplement vêtu d’une tunique en coton et d’un pantalon court, ses boucles rousses ordonnées par les soins énergiques du peigne d’Anardil, les yeux fermés, la tête inclinée et les mains jointes, dans une posture d’angelot de tableau.
Mû, pour sa part, portait seulement un pantalon court et une tunique aux manches courtes, sa tenue ordinaire quand il ne sortait pas de la maison. Il alluma deux bâtonnets d’encens et les donna à Kiki :
« Plante-les devant le Bouddha, ainsi leur odeur atteindra l’esprit de tes parents », fit-il doucement.
L’enfant s’exécuta maladroitement avant de reprendre sa posture de prière. Il ne se souvenait pas du tout de ses parents, mais Mû lui avait dit qu’il se devait tout de même les honorer pour les remercier de lui avoir donné la vie ainsi que leur rendre le respect dû aux défunts. Les Atlantes respectaient le concept même d’existence terrestre et le jeune chevalier d’or tenait à transmettre cela à son apprenti. 
Le chevalier d’or eut encore une pensée pour ses propres parents, eux aussi décédés, fit tourner son moulin à prières et ouvrit de nouveau  les yeux.
« Va prendre ton petit déjeuner, tu iras ensuite courir dehors pendant une heure sous la surveillance d’Anardil et je m’occuperai après de tes exercices de lecture… », dit-il à son élève.
L’enfant se hissa sur ses petites jambes, et alla rejoindre Demetrios qui disposait sur la table basse les tasses et les bols de riz. Anardil, près de lui, s’occupait de faire bouillir le lait de yak qui composerait une partie du petit déjeuner de l’enfant sur le foyer, non loin de là.
Mû, après une dernière prière, rejoignit la tablée et prit sa tasse de thé d’un geste souple.
« Demetrios, quand vous descendrez cet après-midi au ravitaillement, j’aimerais que vous postiez une lettre pour moi… », dit-il à son serviteur, qui hocha seulement la tête.
Il voulait entretenir Dohko de quelque chose d’important, fruit de ses nombreuses réflexions. En effet, à présent que l’échéance se rapprochait et qu’il avait avancé dans son travail de deuil, certaines questions lui étaient revenues à l’esprit, entre autres celle de l’identité de celui qui avait tué sans pitié son père. Plus il y réfléchissait, plus certaines choses qu’il avait oubliées ou occultées alors qu’il n’était qu’un enfant lui revenaient à l’esprit, et il avait besoin de savoir le sentiment de Dohko là-dessus maintenant qu’il avait la maturité nécessaire pour formuler tout cela. Il mangea pensivement son bol de riz et son regard tomba sur le petit visage maculé de lait et de beurre de yak de son jeune apprenti. Cirion dit aussi Kiki avait bon appétit et n’avait visiblement rien de plus qu’un autre enfant atlante, mais l’instinct particulier de Mû pressentait autre chose. Mais il n’était pas temps de s’occuper de cela, Hallatan trouverait, sans aucun doute. Il était à présent plus utile de fortifier l’enfant et de lui faire assimiler quelques bases. Heureusement, il avait maintenant compris qu’il ne fallait pas voler dans le garde-manger, mais il avait une propension à utiliser ses pouvoirs pour donner des sueurs froides aux occupants de la pagode, surtout à Demetrios qui n’avait pas la faculté de le voir quand il se rendait invisible. A chaque fois, Mû le sermonnait, mais il avait l’intuition que ça ne serait vraiment pas facile de lui faire comprendre qu’on ne faisait pas n’importe quoi avec ses pouvoirs mentaux congénitaux puisqu’il avait toujours eu l’habitude de s’en servir pour des choses frisant l’illégalité. Plus cela allait, plus il se disait que sans aucun doute ce petit était de sang atlante noble, s’il en jugeait sur la puissance de ses pouvoirs. En effet, Anardil, bien qu’il fût lui aussi de sang atlante pur, n’était pas noble et ses pouvoirs étaient bien moins puissants que ceux du petit garçon, c’était un indicateur suffisant.
Mû darda son regard violet sur son apprenti, qui s’essuyait le visage.
« Si tu as fini, va courir, mais tu n’as pas intérêt à ennuyer Anardil, sinon gare à toi !! », lui intima-t-il.
Il n’aimait vraiment pas se montrer si sévère mais c’était pour le bien de l’enfant. Shion lui aussi ne lui avait jamais rien épargné lorsqu’il l’entraînait, il agirait de la même façon avec Kiki. De plus, cet enfant avait de mauvaises habitudes qu’il lui faudrait abandonner pour devenir un bon chevalier d’or. Enfin, il n’avait encore que quatre ans, techniquement c’était réalisable, même s’il lui faudrait déployer beaucoup de patience et de persévérance pour y arriver.
Mû soupira et acheva sa seconde tasse de thé. Il se devait de se montrer sévère envers lui, mais ce petit garçon sans réelle identité et au passé plutôt difficile l’émouvait plus qu’il ne l’aurait voulu.
« Il a eu de la chance de vous rencontrer, maître… », dit alors Demetrios, qui faisait la vaisselle.
Mû se tourna vers lui, nullement étonné qu’une fois de plus le serviteur ait comme lu dans ses pensées.
« Ce n’est pas vraiment de la chance, il était destiné à me succéder, mais il semble que les étoiles n’aient pas voulu me rendre la tâche facile… », déclara-t-il tranquillement en retenant un soupir.
Demetrios eut un sourire.
« C’est un enfant très gentil, il est juste un peu farceur et il manque encore un peu d’éducation, c’est tout… »
Visiblement, le serviteur avait été lui aussi conquis par les grands yeux violets et les boucles rousses de l’enfant. On l’aurait été à moins, mais Mû se devait de refuser tout sentimentalisme pour le former efficacement. Heureusement, cette fois, il n’y avait pas de liens du sang pour tout compliquer, mais il commençait vraiment à comprendre ce qu’il avait dû coûter à Shion d’être si sévère avec lui.
Il eut encore un soupir, alla donner sa tasse à Demetrios et se téléporta devant la porte de son bureau. Il s’installa devant la table basse et prit une feuille de vélin neuve sur lequel il commença à écrire soigneusement en grec.

« Jamir, le 4 mai 1982,

Maître,

Voilà longtemps que voulais vous envoyer cette lettre, mais il me fallait mettre en ordre dans mon esprit tout ce que je voulais y dire. J’espère pour commencer que cette lettre vous trouvera en bonne santé, ainsi que la petite Shunrei, Ah Neng et votre jeune élève qui doit maintenant avoir bien progressé. J’essaie d’en faire autant avec le mien, mais il semble que je doive encore prendre mon mal en patience. Cirion est intelligent mais facétieux, et je passe plus de temps à lui inculquer les bases du savoir-vivre qu’à l’entraîner.
Mais c’est pour un sujet plus grave que je prends la plume. Ces derniers temps, nombre de choses qui datent de mon enfance, de la période où mon maître fut assassiné, me reviennent en mémoire. Je suppose que c’est parce que j’ai fait une partie du travail de deuil, mais je ne sais exactement pourquoi cela remonte à la surface maintenant, plus de neuf ans après tous ces événements.
Voici nombre d’années que je m’interroge sur l’identité de celui qui a tué mon père, mais certains signes que je n’ai pas su interpréter à l’époque parce que je n’étais qu’un enfant de sept ans prennent actuellement un nouveau sens. Je ne sais cependant que penser au vu de l’issue de mes réflexions. Je ne prétends pas avoir en main toutes les informations, ni n’ai jamais su quel avait été le choix de mon maître pour lui succéder à son office de Grand Pope, mais je me souviens par contre qu’après cela Saga avait disparu. La nuit suivante, mon maître a été tué. J’aimerais croire que ce n’est qu’une coïncidence, mais, plus j’y réfléchis, plus j’en arrive à la conclusion que Saga, qui avait disparu juste avant à l’époque, a eu quelque chose à voir avec cela. Cependant, je ne peux décemment croire que l’homme dont je me souviens, Saga que nous respections tous et appréciions pour sa bonté et sa probité, ait tué de sang-froid mon père, ce n’est pas possible !
Je peux lire un peu dans les étoiles, mais je n’ai aucunement la clairvoyance de mon maître, alors que vous-même l’avez. J’aimerais savoir votre sentiment sur la question qui m’agite, peut-être disposez-vous de quelque chose qui pourrait m’éclairer par votre longue vie et votre longue sagesse. Vous m’avez appris que tout se dénouerait dans quatre ans maintenant, et que donc que je saurai la vérité à ce moment-là, mais je tenais à vous faire part de ces présomptions.

Que Bouddha vous garde toujours sous sa protection, Maître, ainsi que votre entourage et votre élève.

Mû »

Il posa sa plume, relut soigneusement ce qu’il avait écrit et calligraphia en caractères chinois le nom et l’adresse du destinataire sur l’enveloppe. Dohko aurait la lettre dans quelques jours. Il scella le tout et resta pensif. Le résultat de ses réflexions le laissait perplexe, d’un sens il ne voulait pas croire que cela fût vrai, mais dans un autre la logique l’amenait là. C’est vrai qu’à l’époque lui-même n’avait que sept ans, et n’était donc pas forcément en mesure de percevoir certaines choses avec ses pouvoirs en développement, mais, si Saga avait été mauvais ou avait caché son jeu, il aurait senti sa duplicité ou sa méchanceté. Cependant, jamais il n’avait discerné quoi que ce fût dans l’aura de son aîné pendant tout le temps où il avait vécu au Sanctuaire. Cependant, son instinct lui dictait que ce n’était pas là une simple affaire de perception ou de manque de développement de pouvoirs, il y avait autre chose derrière tout cela. Son père le savait probablement, mais il ne l’avait pas laissé derrière lui. Restait à espérer que Dohko, par sa grande expérience, pût lui donner les informations qui lui manquaient.
Il se leva, et son regard tomba sur Kiki qui courait toujours, attentivement surveillé par Anardil. Sa peau pâle était rougie par la course, mais maintenant il parvenait à tenir le temps imparti, ce qui n’avait pas été le cas au début à cause de l’oxygène raréfié. Il fallait qu’il s’endurcisse, afin que son petit corps supportât, le jour venu, l’éveil de son cosmos, chose dont Mû se souvenait comme de quelque chose d’assez désagréable physiquement. Il devait avoir cinq ans à l’époque, et il gardait le souvenir d’une tension douloureuse dans tout son corps d’enfant, ce qui heureusement n’avait pas duré. Plus le corps de Kiki serait endurci, mieux il supporterait ce cap quand celui-ci surviendrait. En attendant, il le surveillait et complétait son éducation en lui apprenant les langues atlante et grecque. En sa présence, Kiki n’osait pas trop utiliser ses pouvoirs pour faire n’importe quoi, sachant qu’il aurait pu l’en empêcher en quelques centièmes de secondes. C’était peut-être un petit garçon farceur, mais qui apprenait vite et bien, et il ne désespérait pas d’apaiser son caractère. Il faudrait bien que le petit garçon comprît qu’il ne faisait pas tout cela pour l’ennuyer…
Mû repositionna d’un geste automatique son châle, et s’assit de nouveau en prenant un manuscrit sur l’étagère laquée derrière lui. Il le déroula et le parcourut pour y trouver le passage qu’il ferait lire à Kiki. Il se rappela avoir lu ce passage lui aussi étant enfant, quand Shion lui avait appris les caractères atlantes. Il se devait de transmettre ce qu’il avait reçu pour que leur civilisation perdure et que les Atlantes puissent continuer à exister…

Shambhala, 1er juillet 1982

Hallatan fit pivoter son fauteuil roulant et posa le lourd volume relié, qu’il venait de prendre dans les rayonnages, sur ses genoux. Son travail d’archiviste n’était ordinairement pas si fatiguant, mais il avait l’air préoccupé. En effet, l’un de ses assistants, Atanatar, qu’il avait chargé d’enquêter sur les étrangetés de l’extrait de naissance du jeune Kiki / Cirion, était revenu avec des informations, et elles étaient plus que dérangeantes.
En effet, le jeune archiviste était parvenu, après une enquête minutieuse qui l’avait menée jusqu’à Gyantsé, à découvrir l’identité des parents de l’enfant, Valandil Aulendilë et Lùthien Elendilë, mais ce qu’il avait trouvé en approfondissant lui-même les recherches de son assistant était vraiment très perturbant. Les fiches d’état-civil de ces deux personnes avaient elles aussi disparu, ce qui faisait craindre le pire au vieil archiviste. S’il ne se souvenait pas forcément de tous les détails mentionnés sur les fiches d’état-civil qu’il enregistrait et classait, il connaissait parfaitement les familles nobles et leurs collatéraux, cela faisait partie de son travail et il avait valeur d’expert en cas de litige.
Les Aulendilë étaient descendants du prince de l’ancienne Atlantide Aulendil, et c’était surtout la famille maternelle du jeune Mû par la grâce d’Arzaniel. Quant aux Elendilë, ils n’étaient rien de moins que les descendants en droite ligne des rois de l’Atlantide, et dont l’un des principaux représentants ainsi que le chef de famille était le prince Vëantur Elendilë, le dirigeant de la lamaserie. Théoriquement, ces deux familles n’avaient rien à faire ensemble au niveau et du rang et du mariage, strictement codifiés dans la société atlante, et Hallatan en connaissait les lois et les traditions mieux que personne.
Un frisson passa dans le dos de l’archiviste en  chef, et il interpella Tarannon, un de ses autres assistants :
« Va vite chercher Atanatar, s’il te plaît, dis-lui que je veux le voir tout de suite… »
L’archiviste, effrayé par le ton sévère inhabituel de la voix de son chef, ne se le fit pas dire deux fois et fila chercher l’intéressé. Atanatar arriva, tenant une pile de rouleaux, et Hallatan attendit qu’il se débarrassât de son fardeau et s’assît avant de lui dire, très sérieusement :
« Mon garçon, je crois que vous avez mis la main sur une affaire d’importance… »
L’archiviste le regarda, et ses yeux sombres s’étrécirent. Manifestement, il semblait avoir compris ce qu’impliquaient, du moins en partie, ses découvertes.
« Il faudrait prévenir le prince Vëantur… », dit-il calmement.
Hallatan secoua la tête.
« Non, pas avant que nous n’ayons en main toutes les données du problème. Je vais écrire au jeune Mû Alcarindë pour lui dire de venir, et nous lui en parlerons directement. Après tout, c’est lui qui a en garde le jeune Cirion… »
Le regard clair de l’archiviste en chef et celui d’obsidienne de son assistant se croisèrent, mais aucun autre mot ne fut échangé. Atanatar se leva, reprit ses rouleaux et sortit, laissant Hallatan écrire la lettre qui partirait à Jamir…

A SUIVRE